Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 69 : De ce qui se rapporte à la résurrection et d’abord du lieu des âmes après la mort

 

          Nous devons ensuite nous occuper de ce qui se rapporte à l’état de la résurrection. Car après avoir parlé des sacrements qui délivrent l’homme de la mort du péché, nous devons ensuite traiter de la résurrection qui délivre l’homme de la mort de la peine. — Dans le traité de la résurrection, il y a trois choses à considérer : celles qui précèdent la résurrection, celles qui l’accompagnent et celles qui la suivent. — C’est pourquoi il faut parler : 1° de ce qui précède en partie, sinon totalement, la résurrection ; 2° de la résurrection et des circonstances qui l’accompagnent ; 3° de ce qui doit la suivre. Sur les choses qui précèdent la résurrection il faut considérer : 1° les lieux assignés aux âmes après la mort ; 2° la qualité et la peine des âmes séparées qui leur est infligée par le feu ; 3° les suffrages au moyens desquels les âmes des morts reçoivent une aide des vivants: ; 4° les prières des saints qui sont dans le ciel ; 5° les signes qui précéderont le jugement général ; 6° le feu qui précédera la face du juge dans la dernière conflagration du monde. — Sur la première de ces six considérations, sept questions se présentent : 1° Y a-t-il des lieux qui soient assignés aux âmes après la mort ? — 2° Les âmes y sont-elles conduites immédiatement après la mort ? (Cet article est une réfutation de l’erreur des Arméniens et des Grecs, qui disent que les âmes des justes n’entreront dans le ciel qu’après le jugement général, lorsqu’elles seront unies à leurs corps.) — 3° Peuvent-elles en sortir ? (Cet article est contraire aux hérétiques qui ont nié l’immortalité de l’âme et aux philosophes qui ont admis la métempsycose.) — 4° Le limbe de l’enfer est-il la même chose que le sein d’Abraham ? — 5° Le limbe est-il la même chose que l’enfer des damnés ? — 6° Le limbe des patriarches est-il la même chose que le limbe des enfants ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Pelage, qui prétendait que les enfants morts sans baptême seraient néanmoins heureux, quoiqu’ils fussent hors du royaume de Dieu ; ce que le concile de Trente a condamné (decret. De peccat. orig., sess. 5).) — 7° Doit-on distinguer autant de lieux différents pour les âmes ? (Ces demeures que l’on distingue en raison de la diversité des états des âmes après la mort, sont au nombre de cinq : le paradis, le limbe des justes avant Jésus-Christ, le limbe des enfants morts sans baptême, le purgatoire et l’enfer.)

 

Article 1 : Assigne-t-on des lieux particuliers pour les âmes après la mort ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on n’assigne pas de lieu particulier aux âmes après la mort. Boëce dit (liv. De hebdom., in princ.), c’est une opinion communément reçue parmi les sages, que les êtres incorporels n’existent pas dans un lieu. Saint Augustin est du même sentiment (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 32) qu’on peut répondre immédiatement que l’âme ne se porte vers les lieux corporels qu’autant qu’elle est unie avec un corps, ou qu’elle ne s’y porte pas localement. Or, l’âme séparée du corps n’a pas un corps, comme le dit saint Augustin. Il est donc ridicule qu’on assigne des lieux aux âmes séparées.

          Réponse à l’objection N°1 : Les êtres incorporels ne sont pas dans un lei d’une manière qui nous soit connue et familière, comme nous disons que les corps sont proprement dans un lieu, mais ils y sont de la manière qui convient aux substances spirituelles et qui ne peut être pleinement manifeste pour nous.

 

          Objection N°2. Tout ce qui a un lieu déterminé a plus de rapport avec ce lieu qu’avec un autre. Or les âmes séparées du corps, comme toutes les autres substances spirituelles, se rapportent indifféremment à tous les lieux. Car on ne peut pas dire qu’elles s’accordent avec certains corps et qu’elles diffèrent des autres, puisqu’elles sont absolument éloignées de toutes les conditions corporelles. On ne doit donc pas leur assigner des lieux déterminés.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y a deux sortes d’accord ou de ressemblance. L’une qui résulte de la participation de la même qualité, comme les choses chaudes s’accordent entre elles : cet accord ne peut exister entre les choses spirituelles et les lieux corporels. L’autre qui est fondée sur une certaine proportionnalité, d’après laquelle l’Ecriture transporte par métaphore les choses corporelles dans l’ordre spirituel. C’est ainsi que dans l’Ecriture il est dit que Dieu est le soleil, parce qu’il est le principe de la vie spirituelle, comme le soleil est le principe de la vie corporelle. Selon cette espèce de convenance il y a des âmes qui s’accordent mieux avec certains lieux. Ainsi les âmes qui sont éclairées spirituellement ont du rapport avec les corps lumineux, tandis que les âmes obscurcies par le péché en ont avec les lieux ténébreux.

 

          Objection N°3. On n’assigne quelque chose après la mort aux âmes séparées qu’à titre de peine ou de récompense. Or un lieu corporel ne peut être pour elles une peine ou une récompense, puisqu’elles ne reçoivent rien des corps. On ne doit donc pas leur assigner de lieux particuliers.

          Réponse à l’objection N°3 : L’âme séparée ne reçoit rien directement des lieux corporels à la manière des corps qui doivent leur conservation aux lieux qu’ils occupent ; mais les âmes elles-mêmes, par là même qu’elles savent qu’elles sont destinées à tels ou tels lieux, en conçoivent de la joie ou du chagrin, et par conséquent le lieu devient pour elles peine ou récompense.

 

          Mais c’est le contraire. Le ciel empyrée est un lieu corporel, néanmoins quand il fut fait Dieu le remplit d’anges, comme le dit Strabus (hab. in gloss. ord., in princ. Genes.). Par conséquent, puisque les anges sont incorporels, comme les âmes séparées le sont, il semble qu’on doive aussi assigner aux âmes séparées des lieux déterminés.

          C’est une chose évidente d’après ce que raconte saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 25, 29, 30 et 40), qu’après la mort les âmes vont dans des lieux corporels différents, comme on le voit au sujet de Paschase, que germain, évêque de Capoue, trouva dans les bains, et au sujet de l’âme du roi Théodoric qui d’après ce Père fut conduite en enfer. Les âmes ont donc après la mort des lieux particuliers.

 

          Conclusion Comme nous disons que Dieu est au ciel, de même nous assignons une place au ciel pour les âmes bienheureuses qui participent parfaitement à sa divinité ; tandis que nous disons que les lieux contraires sont réservés aux âmes qui ne sont pas revêtues de ce caractère.

          Il faut répondre que quoique les substances spirituelles ne dépendent pas du corps selon leur être, cependant les choses corporelles sont gouvernées par Dieu au moyen des choses spirituelles, comme le disent saint Augustin (De Trin., liv. 3, chap. 4 et 5) et saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 5). C’est pourquoi il y a un rapport de convenance entre les substances spirituelles et les substances corporelles, de telles sorte que les corps plus nobles sont soumis aux substances spirituelles les plus élevées. C’est d’après cela que les philosophes ont établi l’ordre des substances séparées suivant l’ordre des mobiles. Ainsi quoiqu’après la mort on n’assigne pas aux âmes de corps dont elles soient les formes ou les moteurs déterminés, cependant on leur détermine des lieux corporels qui conviennent au degré de leur dignité, dans lesquels elles existent localement de la manière que les choses incorporelles peuvent être dans un lieu, selon qu’elles approchent plus ou moins de la substance première à laquelle on assigne par convenance le lieu le plus élevé, c’est-à-dire de Dieu, dont il est dit dans l’Ecriture qu’il a son siège dans le ciel (Ps. 102 et Is., chap. 66). C’est pour ce motif que nous disons les âmes qui participent parfaitement à la Divinité sont dans le ciel, au lieu que nous plaçons dans un lieu contraire celles qui ne peuvent y participer.

 

Article 2 : Les âmes vont-elle au ciel ou dans l’enfer immédiatement après la mort ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’aucune âme n’aille dans l’enfer ou dans le ciel immédiatement après la mort. Car sur ces paroles (Ps. 36, 10) : Encore un peu de temps, et le pécheur ne sera plus, la glose dit (ord. Aug.) que les sains sont délivrés à la fin du monde ; mais qu’après cette vie ils ne seront pas encore là où sont les saints auxquels il sera dit : Venez, les bénis de mon Père. Or, ces saints seront dans le ciel. Donc les saints ne montent pas au ciel immédiatement après cette vie.

          Réponse à l’objection N°1 : La glose s’explique elle-même. Car après avoir dit : Ils ne seront pas encore là où seront les saints, etc., elle ajoute immédiatement : c’est-à-dire, ils n’auront pas la double étole que les saints auront à la résurrection.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (Enchir., chap. 119) : que pendant le temps qui s’écoule entre la mort d’un homme et la dernière résurrection les âmes sont renfermées dans des lieux secrets, selon que chacune d’elles est digne de repos ou de peine. Or, on ne peut entendre par ces lieux secrets le ciel et l’enfer, parce que les âmes seront aussi avec leurs corps après la dernière résurrection dans le ciel ou l’enfer. Il serait donc inutile de distinguer le temps antérieur à la résurrection et le temps qui lui est postérieur. Par conséquent elles ne seront ni dans l’enfer, ni dans le paradis jusqu’au jour du jugement.

          Réponse à l’objection N°2 : Parmi ces lieux secrets dont parle saint Augustin il faut aussi compter l’enfer et le paradis, dans lesquels il y a des âmes qui sont renfermées avant la résurrection. Mais on distingue le temps qui précède la résurrection de celui qui suit ; parce qu’avant la résurrection les âmes seront là sans leurs corps, tandis qu’après elles y seront avec lui ; et parce que certaines âmes sont maintenant dans des lieux où elles ne seront plus après la résurrection.

 

          Objection N°3. La gloire de l’âme l’emporte sur celle des corps. Or, la gloire des corps s’accorde à tous simultanément, pour que la joie de chacun soit rendue plus grande par suite de la joie commune, comme on le voit par ce que dit la glose (interl. Pet. Lomb.) sur ces paroles de l’Apôtre (Héb., chap. 11) : Deo pro nobis aliquid melius providente, etc., afin que dans la joie commune de tous la joie de chacun soit accrue. Donc à plus forte raison la gloire des âmes doit-elle être différée jusqu’à la fin pour être accordée à tous simultanément.

          Réponse à l’objection N°3 : Les hommes d’après leurs corps sont unis entre eux suivant une certaine continuité de rapports. Car c’est à ce point de vue qu’il est vrai de dire (Actes, 17, 26) : que d’un seul Dieu a fait tout le genre humain. Mais il a formé les âmes à part ; par conséquent il n’y a pas la même raison de convenance pour que tous les hommes soient simultanément glorifiés dans leur âme que pour qu’ils le soient simultanément dans leur corps. — En outre la gloire du corps n’est pas aussi essentielle que la gloire de l’âme. Les saints souffriraient donc un plus grand dommage, si la gloire de l’âme était différée, qu’ils n’en subissent de ce que la gloire du corps l’est. Et cette perte de gloire ne pourrait être compensée par le surcroît de joie que chacun ressent de la joie commune.

 

          Objection N°4. La peine et récompense qu’on reçoit d’après la sentence du juge ne doivent pas précéder le jugement. Or, tout le monde recevra le feu de l’enfer et la joie du paradis d’après la sentence du Christ qui jugera, c’est-à-dire au jugement dernier, comme on le voit (Matth., chap. 25). Donc avant le jour du jugement personne ne monte au ciel ou ne descend en enfer.

          Réponse à l’objection N°4 : Saint Grégoire se fait la même objection et il la résout (Dial., liv. 4, chap. 25) : Si les âmes justes, dit-il, sont maintenant dans le ciel, que recevront-elles pour la récompense de leur justice au jour du jugement ? Et il répond : Ce qu’elles gagneront au jugement, c’est que maintenant elles ne jouissent que de la béatitude des âmes, tandis qu’elles jouiront en outre de la béatitude des corps, et elles ressentiront cette joie dans cette chair elle-même qui a enduré toute sorte de douleurs et de tourments pour le Seigneur. On doit faire la même réponse au sujet des damnés.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (2 Cor., 5, 1) : Si l’habitation que nous avons sur la terre vient à se dissoudre, nous aurons une demeure qui n’est pas faite de main d’homme et qui nous est réservée dans le ciel. Après la dissolution du corps, l’âme a donc la demeure qui lui avait été réservée au ciel.

          L’Apôtre dit encore (Phil., 1, 23) : Je désire que mon corps soit dissous et que je sois avec le Christ ; d’où saint Grégoire conclut (Dial., liv. 4, chap. 25) que celui qui ne doute pas qui le Christ soit au ciel, ne nie pas non plus que l’âme de saint Paul y soit. Or, on ne doit pas nier que le Christ soit au ciel, puisque c’est un article de foi. On ne doit donc pas non plus douter que les âmes des saints y soient. Il est aussi évident qu’il y a des âmes qui descendent dans l’enfer immédiatement après leur mort, d’après ces paroles de l’Evangile (Luc, 16, 22) : Le riche mourut et il fut enseveli dans l’enfer.

 

          Conclusion Comme les corps se portent vers le haut ou le bas en raison de leur légèreté ou de leur pesanteur, si rien ne s’y oppose, de même les âmes délivrées de la prison du corps vont au ciel pour y recevoir leur récompense, s’il ne leur reste plus de péché à expier, ou bien elles vont en enfer pour y subir la peine qu’elles méritent.

          Il faut répondre que comme il y a dans les corps la gravité ou la légèreté d’après ils se portent vers leur lieu qui est la fin de leur mouvement ; de même il y a dans les âmes le mérite ou le démérite qui les font parvenir à la récompense ou à la peine qui sont les fins de leurs actions. Ainsi comme un corps est porté immédiatement vers son lieu par sa pesanteur ou sa légèreté, si rien ne l’arrête ; de même les âmes, après avoir brisé les liens du corps qui les retenaient dans cette vie, sont immédiatement récompensées ou punies, si rien ne s’y oppose, comme quand quelquefois elles sont empêchées de jouir de leur récompense par le péché véniel qui doit auparavant être expié ; ce qui est cause que la récompense est différée. Et parce que le lieu qui convient aux âmes suivant qu’elles doivent être récompensées ou punies leur est assigné, aussitôt qu’une âme est délivrée du corps, elle est plongée dans l’enfer ou elle s’envole vers les cieux, à moins qu’elle ne soit retenue par une dette qui demande que son triomphe soit différé pour qu’elle se purifie auparavant. Les témoignages de l’Ecriture sainte et les écrits des saints Pères prouvent manifestement cette vérité. Par conséquent on doit considérer le contraire comme une hérésie (Ce qui est incontestable, sur tout depuis la décision de Benoît XI et cette définition du concile de Florence : Definimus illorum animas qui post baptismum susceptum, nullam omnio peccati maculam incurrerunt ; illas etiam quæ post contractam peccati maculam, vel in suis corporibus, vel eisdem exutæ corporibus, sunt purgatæ, in cælum mox recipi.), ainsi qu’on le voit dans saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 25 et 28) et dans le livre de ses dogmes ecclésiastiques (chap. 88).

 

Article 3 : Les âmes qui sont dans le paradis ou l’enfer peuvent-elles en sortir ?

 

          Objection N°1. Il semble que les âmes qui sont dans le paradis ou l’enfer ne puissent en sortir. Car saint Augustin dit (liv. De cura por mort. agenda, chap 13 à princ.) : Si les âmes des morts s’intéressaient aux affaires des vivants, pour ne rien dire aux autres, ma bonne mère qui me suivit sur terre et sur mer pour vivre avec moi ne m’abandonnerait aucune nuit ; et il conclut de là que les âmes des morts ne s’occupent pas des affaires des vivants. Or, elles pourraient y prendre part, si elles sortaient de leur séjour. Elles n’en sortent donc pas.

          Réponse à l’objection N°1 : Saint Augustin, comme on le voit par ce qui suit, parle selon le cours commun de la nature. — Cependant il ne s’ensuit pas de ce que les morts peuvent apparaître aux vivants comme ils veulent, qu’ils se montrent autant de fois que le veulent ceux qui vivent sur la terre ; parce que ceux qui sont séparés de leur corps se conforment absolument à la volonté de Dieu de telle sorte qu’ils ne leur est permis que ce qui leur paraît convenable d’après la disposition divine ; ou bien ils sont tellement accablés de peines qu’ils gémissent sur leur misère plutôt que de songer à se manifester aux autres.

 

          Objection N°2. Le Psalmiste dit (Ps. 26, 4) : Pour que j’habite dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, et Job s’écrie (7, 9) : Celui qui sera descendu aux enfers n’en remontera pas. Donc les bons aussi bien que les méchants ne sortent pas de leurs demeures.

          Réponse à l’objection N°2 : Ces passages signifient que personne ne sort du paradis ou de l’enfer absolument, et ils ne prouvent pas qu’on n’en sorte pas pour un temps.

 

          Objection N°3. Après la mort, comme nous l’avons dit (art. préc.), on donne des demeures aux âmes pour les récompenser ou les punir. Or, après la mort ni les récompenses des saints ni les peines des damnés ne sont diminuées. Ils ne sortent donc pas de leurs demeures.

          Réponse à l’objection N°3 : Comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1, Réponse N°3), le lieu de l’âme sert à sa peine ou à sa récompense, suivant qu’elle est affectée d’un sentiment de joie ou de douleur, en raison de ce qu’elle est destinée à tel ou tel lieu. Cette joie ou cette douleur qui résulte de ce qu’elle est destinée à ces lieux subsiste dans l’âme, même quand elle est hors de ces lieux-là ; c’est ainsi que le pontife auquel on accorde comme un honneur de siéger à l’église dans une chaire, ne perd rien de sa gloire quand il quitte sa chaire, parce que, quoiqu’il n’y soit plus assis en acte, cependant ce lieu lui est destiné.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Jérôme dit contre Vigilance quand il lui adresse ainsi la parole : Tu dis que les âmes des apôtres et des martyrs sont ou dans le sein d’Abraham, ou dans un lieu de rafraîchissement, ou sous l’autel de Dieu, et qu’ils ne peuvent être présents à leurs tombeaux, quand ils le veulent. Imposeras-tu donc ainsi des lois à Dieu ? Rendras-tu captifs les apôtres de manière qu’ils soient tenus sous une garde jusqu’au jour du jugement, et qu’ils n’existent pas avec leur Seigneur, eux dont il est écrit : Qu’ils suivent l’Agneau partout où il va ? Et si l’Agneau est partout, on doit croire que ceux qui sont avec lui sont aussi partout. Il est donc ridicule de dire que les âmes des morts ne sortent pas de leurs demeures.

          Saint Jérôme fait encore cet argument (ibid.). Puisque le diable et les démons vont partout dans le monde entier, et se rendent partout présents avec une rapidité excessive, pourquoi les martyrs, après avoir répandu leur sang, seraient-ils renfermés dans l’arche sans pouvoir en sortir ? D’où l’on peut conclure non seulement à l’égard des bons, mais encore à l’égard des méchants, qu’ils sortent quelquefois de leurs demeures, puisqu’ils ne sont pas plus damnés que les démons qui vont partout.

         On peut prouver la même chose par saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 36 et 40) lorsqu’il raconte d’une foule de morts qu’ils sont apparus à des vivants.

 

          Conclusion Il ne peut pas se faire que les âmes sortent absolument du paradis ou de l’enfer, de manière que l’un ou l’autre cessent d’être leur lieu ; mais elles peuvent en sortir pour un temps.

          Il faut répondre qu’on peut entendre que quelqu’un sort de l’enfer ou du paradis de deux manières : 1° de façon qu’il en sorte absolument et que le paradis ou l’enfer ne soient plus leur lieu. En ce sens aucun de ceux qui ont été finalement envoyés dans l’enfer ou le paradis ne peut en sortir, comme nous le dirons (quest. 71, art. 5, Réponse N°5). 2° On peut entendre que les âmes en sortent pour un temps, et alors il faut distinguer ce qui leur convient selon la loi de nature, et ce qui leur convient selon l’ordre de la providence divine. Car, comme le dit saint Augustin (in lib. De cura pro mort. agenda, chap. 16, int. princ et med.), les limites des choses humaines sont autres que les signes des vertus divines, et les choses qui se font naturellement sont autres que celles qui se font par miracle. Ainsi selon l’ordre naturel les âmes séparées renfermées dans leurs propres demeures sont absolument séparées de la société des vivants. Car selon le cours de la nature les hommes qui vivent dans une chair mortelle ne sont pas immédiatement unis aux substances séparées, puisque toute leur connaissance vient des sens, et il ne conviendrait pas que les âmes séparées sortissent de leurs demeures, sinon pour s’occuper des affaires des vivants. Mais d’après la disposition de la divine providence quelquefois les âmes séparées quittent leurs demeures et se présentent à la vue des hommes, comme le raconte saint Augustin (ibid.) du martyr saint Félix qui se montra visiblement aux habitants de Nole, lorsqu’ils étaient assiégés par les barbares. Et l’on peut croire aussi que quelquefois il est permis aux damnés de se montrer aux vivants pour les instruire et les effrayer, ou pour demander leurs suffrages, quand il s’agit de ceux qui sont retenus dans le purgatoire, comme on le voit par une multitude de récits que fait saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 36, 40 et 55). Mais il y a cette différence entre les saints et les damnés, c’est que les saints peuvent se montrer aux vivants quand ils le veulent, tandis qu’il n’en est pas de même pour les damnés. Car comme les saints qui vivent sur la terre reçoivent par les dons de la grâce gratuitement donnée le pouvoir de faire des guérisons et des prodiges qu’ils n’opèrent merveilleusement que par la vertu divine, tandis que ces prodiges ne peuvent être faits par d’autres personnes privées de ce don ; de même il ne répugne pas que la vertu de la gloire donne à l’âme des saints une puissance par laquelle ils puissent se montrer par miracle aux vivants, quand ils le veulent ; ce que les autres ne peuvent à moins qu’ils n’en aient reçu la permission.

          A l’égard des choses que l’on objecte dans le sens contraire, nous devons aussi faire une réponse.

          Il faut répondre au premier de ces arguments, que saint Jérôme parle des apôtres et des martyrs selon l’avantage qu’ils retirent de la puissance de la gloire, et non selon ce qui leur convient d’après ce qui est dû à la nature. Quant à ce qu’il dit qu’ils sont partout on ne doit pas l’entendre comme s’ils étaient simultanément en plusieurs lieux, ou partout, mais parce qu’ils peuvent être où ils veulent.

          Il faut répondre au second, qu’il n’en est pas de même des démons et des anges, des âmes des saints et des damnés. Car les anges bons ou mauvais ont pour office d’être avec les hommes soit pour les garder, soit pour les tenter ; ce qui ne peut se dire des âmes des hommes. mais cependant selon la puissance de la gloire il convient aux âmes des saints de pouvoir être où elles veulent. Et c’est ce qu’a voulu dire saint Jérôme.

          Il faut répondre au troisième, que, quoique quelquefois les âmes des saints ou des damnés soient présentes où elles apparaissent, il ne faut cependant pas croire que cela arrive toujours. Car quelquefois ces apparitions ont lieu dans le sommeil, ou dans la veille, par l’opération des bons ou des mauvais esprits ; pour instruire ou pour tromper les vivants ; comme les hommes vivants se montrent aussi quelquefois aux autres, et leur disent en songe beaucoup de choses, quoique cependant il soit constant qu’ils ne sont pas présents, comme le prouve saint Augustin par une multitude d’exemples (in lib. De cura pro mort., chap. 11 et 12).

 

Article 4 : Le limbe de l’enfer est-il la même chose que le sein d’Abraham ?

 

          Objection N°1. Il semble que le limbe de l’enfer ne soit pas la même chose que le sein d’Abraham. Car, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 33, sub fin.) : Je n’ai pas encore trouvé que l’Ecriture ait pris en bonne part les enfers dans quelque endroit. Or, le sein d’Abraham est pris en bien, comme l’ajoute le même docteur en disant (ibid.) : Je ne sache pas qu’on puisse entendre dire qu’on ne doit pas prendre en bien le sein d’Abraham, et ce repos où le pauvre qui était saint fur porté par les anges. Le sein d’Abraham n’est donc pas la même chose que le limbe de l’enfer.

          Réponse à l’objection N°1 : Par rapport à ce qu’il avait de bon l’état des saints patriarches était appelé le sein d’Abraham ; mais par rapport à ce qu’il avait de défectueux on lui donnait le nom d’enfer. Par conséquent le sein d’Abraham n’est pas pris en mauvaise part, ni l’enfer en bonne part, quoique ces deux choses soient unies d’une certaine manière.

 

          Objection N°2. Ceux qui sont dans l’enfer ne voient pas Dieu. Or, on voit Dieu dans le sein d’Abraham, comme cela est évident d’après ces paroles de saint Augustin (Conf., liv. 9, chap. 3 à med.), qui dit en parlant de Nébridius : Quel que soit ce que l’on appelle le sein d’Abraham, mon cher Nébridius y vit. Et plus loin : il ne prête plus l’oreille à mes paroles, mais il applique sa bouche spirituelle à votre eau sacrée, et il satisfait, autant qu’il peut, la soif brûlante qu’il avait de la sagesse, jouissant d’une félicité sans bornes. Donc le sein d’Abraham n’est pas la même chose que le limbe de l’enfer.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme on appelait le repos des saints avant l’avènement du Christ le sein d’Abraham ; de même on l’appelle ainsi depuis, mais dans un sens différent. Car comme avant l’avènement du Christ les repos des saints était joint à une certaine imperfection, on l’appelait tout à la fois entier et le sein d’Abraham. Par conséquent on n’y voyait pas Dieu. Mais parce que depuis l’avènement du Christ le repos des saints est complet puisqu’ils voient Dieu, ce repos est appelé le sein d’Abraham et ne reçoit d’aucune manière le nom d’enfer. C’est dans le sein d’Abraham que l’Eglise demande que les fidèles soient réunis.

 

          Objection N°3. L’Eglise ne prie pas pour quelqu’un afin qu’on l’emmène dans l’enfer. Or, elle demande que les anges portent les âmes des morts dans le sein d’Abraham. Il semble donc que le sein d’Abraham ne soit pas la même chose que le limbe.

          Réponse à l’objection N°3 : C’est aussi de la sorte qu’il faut entendre une glose (ord. Bedæ) sur ces paroles de l’Evangile (Luc, 16, 22) : Or il arriva que le mendiant mourut, qui dit : que le sein d’Abraham est le repos des pauvres bienheureux qui possèdent le royaume des cieux.

 

          Mais c’est le contraire. On appelle le sein d’Abraham le lieu où fut conduit le Lazare qui mendiait. Or, il fut conduit dans l’enfer ; parce que, comme le dit la glose (ord. Greg., liv. 20 Mor., chap. 25) sur ces paroles de Job (30, 23) : Où est marquée la maison de tous les vivants, l’enfer était la demeure de tous ceux qui ont vécu avant l’arrivée du Christ. Le sein d’Abraham est donc la même chose que le limbe.

          Jacob dit à ses enfants : (Gen., 42, 38) : Vous accablerez ma vieillesse d’une douleur qui me conduira dans les enfers. Il savait donc qu’après sa mort il devait aller dans les enfers. Donc pour la même raison Abraham y a été aussi amené après sa mort, et par conséquent le sein d’Abraham paraît être une partie de l’enfer.

 

          Conclusion Parce que les âmes des saints, avant l’avènement du Christ, jouissaient du repos par l’exemption de la peine, on a appelé limbe le sein d’Abraham, qui fut le premier type des croyants ; mais en raison de ce qu’elles n’avaient pas le repos qu’elles désiraient on lui donna le nom d’enfer.

          Il faut répondre que les âmes des hommes ne peuvent parvenir au repos après la mort que par le mérite de la foi ; parce qu’il faut croire pour s’approcher de Dieu, selon l’expression de saint Paul (Héb., 11, 6). Or, le premier modèle de la foi a été donné aux hommes dans Abraham qui s’est séparé le premier de l’assemblée des infidèles, et qui a reçu le signe spécial de la foi. C’est pour cela que ce repos que les hommes trouvent après leur mort est appelé le sein d’Abraham, comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 34). Mais les âmes des saints n’ont pas à toutes les réponses joui du même repos après leur mort. Car après l’avènement du Christ elles ont eu un repos complet en jouissant de la vision de Dieu, tandis qu’auparavant elles avaient le repos qui résulte de la cessation du désir quand on a obtenu sa fin. C’est pourquoi on peut considérer l’état des saints avant l’avènement du Christ selon le repos qu’il supposait, et alors on l’appelle le sein d’Abraham ; on peut aussi le considérer par rapport à ce qu’il lui manquait à cet égard, et dans ce sens on l’appelle le limbe de l’enfer. Ainsi avant l’avènement du Christ le limbe de l’enfer et le sein d’Abraham ont donc été la même chose par accident et non absolument. C’est pour cette raison que rien n’empêche que depuis l’avènement du Christ le sein d’Abraham existe, et qu’il soit absolument différent du limbe : parce que les choses qui sont unes par accident peuvent être séparées.

 

Article 5 : Le limbe est-il la même chose que l’enfer des damnés ?

 

          Objection N°1. Il semble que le limbe de l’enfer soit la même chose que l’enfer des damnés. Car on dit que le Christ a mordu et déchiré l’enfer et qu’il ne l’a pas absorbé, parce qu’il en a retiré quelques âmes, mais qu’il ne les a pas toutes affranchies. Or, on ne dirait pas qu’il a mordu l’enfer, si ceux qu’il a délivrés n’avaient pas fait partie de la multitude qui y est renfermée. Puisque ceux qu’il a délivrés étaient renfermés dans le limbe de l’enfer, les mêmes individus se trouvaient donc dans le limbe et l’enfer, et par conséquent le limbe est la même chose que l’enfer ou il est en une partie.

          Réponse à l’objection N°1 : Suivant que l’enfer et le limbe sont une même chose quant à la situation, on dit que le Christ a déchiré l’enfer et qu’il y est descendu, lorsqu’il a fait sortir des limbes en y descendant les saints qui y étaient renfermés.

 

          Objection N°2. On dit dans le symbole que le Christ est descendu aux enfers. Or, il n’est descendu qu’au limbe des patriarches. Donc ce limbe est la même chose que l’enfer.

 

          Objection N°3. Job dit (17, 16) : Tout ce qui est à moi descendra dans l’enfer le plus profond. Or, Job est descendu au limbe, puisqu’il était saint et juste. Le limbe est donc la même chose que l’enfer le plus profond.

          Réponse à l’objection N°3 : Job n’est pas descendu dans l’enfer des damnés, mais au limbe des patriarches. Il est dit que ce lieu est très profond, non par rapport aux lieux des supplices, mais comparativement aux autres lieux, selon qu’on comprend sous la même expression tout lieu d’affliction. — Ou bien il faut répondre comme saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 33 ad fin.) qui dit de Jacob : que quand il adressa ces paroles à ses enfants : Vous conduirez ma vieillesse dans les enfers en l’accablant de tristesse, il semble avoir craint que sa tristesse excessive ne le troublât tellement qu’au lieu d’aller jouir du repos des bienheureux, il ne descendit dans les enfers des pécheurs (Saint Augustin s’exprime disputativè plutôt qu’affirmativè. C’est pour cela qu’il dit au sujet de cet ouvrage dans son livre des Rétractations (liv. 2, chap. 24) : Quod plura fuerint quæsita quàm inventa, et eorum quæ inventa sunt, pauciora firmata ; cætera verò ita posita velut adhuc requirenda sint.). On peut aussi expliquer de même les paroles de Job en les considérant plutôt comme des paroles de crainte que comme des expressions affirmatives (Nicolaï traite ici du purgatoire ; mais cette question ayant été omise par les auteurs du Supplément, nous avons mieux aimé la renvoyer à la fin du volume, sous forme d’appendice, pour ne pas troubler les sens des questions suivis dans tous les indices.).

 

          Mais c’est le contraire. Dans l’enfer il n’y a pas de rédemption, d’après ce que chante l’Eglise dans l’office des morts. Or, les saints de l’ancienne loi ont été rachetés des limbes. Donc le limbe n’est pas la même chose que l’enfer.

          Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap. 33): Je ne vois pas comment nous croyons que ce repos que Lazare a reçu est dans les enfers. Or, l’âme de Lazare est descendue aux limbes. Donc le limbe n’est pas la même chose que l’enfer.

 

          Conclusion Le limbe diffère de l’enfer des damnés quant à la qualité du lieu ; mais quant à la situation, ce sont des lieux continus, sinon que le limbe des saints de l’ancienne loi était la partie supérieure de l’enfer.

          Il faut répondre qu’on peut distinguer de deux manières les demeures des âmes après la mort. On peut les distinguer d’après la situation ou la qualité des lieux, c’est-à-dire selon que les âmes sont récompensées ou punies en certains lieux. Si donc on considère le limbe des patriarches et l’enfer selon cette qualité des lieux, dans ce cas il n’est pas douteux qu’ils soient distincts ; soit parce que dans l’enfer on éprouve une peine sensible qui n’existait pas dans les limbes des patriarches ; soit parce que dans l’enfer la peine est éternelle, tandis que dans les limbes les saints n’y étaient retenus que pour un temps. Mais si on les considère quant à la situation du lieu, alors il est probable que c’est le même lieu continu qui forme l’enfer et le limbe ; de telle sorte cependant qu’on donne le nom de limbe à la partie supérieure de l’enfer. Car ceux qui sont dans l’enfer subissent des châtiments différents selon la diversité de leurs fautes. C’est pourquoi selon que les damnés sont coupables de fautes plus graves, ils ont dans l’enfer une place plus obscure et plus profonde. Les saints de l’ancienne loi qui n’étaient coupables d’aucune faute ont donc occupé un lieu moins ténébreux et plus élevé que tous ceux qui devaient être punis.

          La réponse à la seconde objection est donc évidente.

 

Article 6 : Le limbe des enfants est-il le même que celui des saints de l’ancienne loi ?

 

          Objection N°1. Il semble que le limbe des enfants soit le même que le limbe des saints de l’ancienne loi. Car la peine doit répondre à la faute. Or, les patriarches étaient retenus dans le limbe pour la même faute que les enfants, c’est-à-dire pour la faute originelle. ils doivent donc avoir les uns et les autres le même lieu de peines.

          Réponse à l’objection N°1 : Les anciens Pères et les enfants n’avaient pas la faute originelle de la même manière. Car dans les patriarches la faute originelle avait été expiée selon qu’elle souille la personne, mais il restait un empêchement du côté de la nature, pour laquelle il n’avait pas été pleinement satisfait. Mais dans les enfants il y a un empêchement et du côté de la nature et du côté de la personne. C’est pour cela qu’on assigne des lieux différents aux enfants et aux anciens patriarches.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (Enchir., chap. 93) : La peine la plus douce est celle des enfants qui meurent seulement avec le péché originel. Or, aucune peine n’est plus douce que celle des saints de l’ancienne loi. Ils avaient donc les uns et les autres le même lieu de supplice.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin parle des peines qui sont dues à quelqu’un en raison de sa personne ; et la plus douce de ces peines c’est celle que méritent ceux qui n’ont que le péché originel. Mais la peine de ceux qui ne sont pas empêchés d’arriver à la gloire par un défaut personnel, mais seulement par un défaut de nature, est plus douce encore, car elle n’est autre chose que le délai de leur gloire.

 

          Mais c’est le contraire. Comme le péché actuel mérite une peinte temporelle dans le purgatoire et une peine éternelle dans l’enfer ; de même le péché originel mériterait une peinte temporelle dans le limbe des patriarches et une peine éternelle dans le limbe des enfants. Si donc l’enfer et le purgatoire sont pas une même chose, il semble que le limbe des enfants et le limbe des patriarches ne soient pas le même non plus.

 

          Conclusion Puisque les enfants qui sont dans les limbes n’ont pas l’espérance qu’avaient les patriarches d’arriver à la vie bienheureuse, leur limbe diffère de celui de ces derniers pour la nature de la récompense et de la peine, mais non sous le rapport de la situation, seulement on croit que le repos des saints de l’ancienne loi était dans un lieu plus élevé.

          Il faut répondre que le limbe des anciens Pères et le limbe des enfants diffèrent sans aucun doute selon la nature de la récompense ou de la peine. Car les enfants n’ont pas l’espérance de la vie bienheureuse comme l’avaient dans le limbe des anciens patriarches en qui brillait avec éclat la lumière de la foi et de la grâce. Mais par rapport à la situation on croit avec probabilité que le lieu des uns et des autres fut le même ; sinon que le limbe des anciens Pères était dans un lieu supérieur au limbe des enfants, comme nous l’avons dit au sujet du limbe et de l’enfer (art. préc.).

 

Article 7 : Doit-on distinguer un aussi grand nombre de demeures différentes ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’on ne doive pas distinguer autant de demeures différentes. Car comme les âmes doivent avoir une demeure en raison de leur péché après leur mort, de même elles doivent aussi en avoir une en raison de leur mérite. Or, on ne leur doit qu’une demeure en raison de leur mérite, c’est le paradis. Donc on ne leur doit non plus qu’une demeure en raison de leurs péchés, et c’est l’enfer.

          Réponse à l’objection N°1 : Le bien n’arrive que d’une manière, mais le mal se ait de beaucoup de façons, comme le disent saint Denis (De div. nom., chap. 4) et Aristote (Eth., liv. 2, chap. 6). Et c’est pour cela qu’il ne répugne pas que le lieu des récompenses soit unique, tandis que les lieux des peines sont multiples.

 

          Objection N°2. Les demeures sont assignées aux âmes après la mort, en raison de leurs mérites ou démérites. Or, il n’y a qu’un lieu où elles méritent ou déméritent. Donc on ne doit leur assigner qu’un seul lieu de retraite après la mort.

          Réponse à l’objection N°2 : L’état du mérite et du démérite est un, puisqu’il appartient au même de pouvoir mériter et démériter. C’est pourquoi on ne doit convenablement à tous qu’un seul lieu. Mais les états de ceux qui sont traités selon leurs mérites sont différents, et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

          Objection N°3. Les lieux des peines doivent répondre aux fautes elles-mêmes. Or, il n’y a que trois genres de fautes, le péché originel, le péché véniel et le péché mortel. Il ne doit donc y avoir que trois demeures pénales.

          Réponse à l’objection N°3 : On peut être puni pour le péché originel de deux manières, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article et art., préc., Réponse N°1), soit en raison de la personne soit en raison de la nature seulement, et c’est pour cela qu’il y a deux sortes de limbes qui répondent à cette faute.

 

          Objection N°4. Mais au contraire. Il semble qu’il doive y avoir beaucoup plus de demeures qu’on en assigne. Car cet air ténébreux est la prison des démons, comme le dit saint Pierre (2 Pierre, chap. 2), et cependant on le compte pas parmi les cinq lieux que quelques auteurs assignent. Il y a donc plus de cinq lieux de retraite différentes.

          Réponse à l’objection N°4 : Cet air nébuleux n’est pas assigné aux démons uniquement comme le lieu où ils reçoivent ce qu’ils ont mérité, mais comme le lieu qui convient à leur office, selon qu’ils sont chargés de nous tenter. C’est pour cela qu’on ne le compte pas parmi les demeures dont il s’agit maintenant. Car on leur assigne pour demeure le feu de l’enfer, comme on le voit (Matth., chap. 25).

 

          Objection N°5. Le paradis terrestre est autre que le paradis céleste. Or, il y en a qui après cette vie ont été transportés dans le paradis terrestre, comme on le dit d’Enoch et d’Elie. Par conséquent puisque le paradis terrestre n’est pas compté parmi les cinq demeures des âmes, il semble qu’il y en ait un plus grand nombre.

          Réponse à l’objection N°5 : Le paradis terrestre appartient plus à l’état de l’homme voyageur qu’à l’état de celui qui reçoit ce qu’il mérite. C’est pour ce motif qu’on ne le compte pas parmi les demeures dont il s’agit ici.

 

          Objection N°6. Il doit y avoir un lieu pénal qui répondre à chaque état des pécheurs. Or, si l’on vient à mourir dans le péché originel avec un seul péché véniel, aucune des demeures assignées ne conviendra à celui qui sera dans cet état. Car il est certain qu’il n’irait pas dans le paradis, puisqu’il n’aurait pas la grâce et que pour la même raison il n’irait pas dans le limbe des anciens pères. Il n’irait pas non plus dans le limbe des enfants, puisqu’il n’y a pas dans ce limbe la peine sensible qui lui est due, en raison de son péché véniel. Il ne pourrait être également dans le purgatoire, puisque là il n’y a qu’une peine temporelle et qu’il mérite une peine perpétuelle. Enfin il ne pourrait être dans l’enfer des damnés, parce qu’il n’a pas de péché mortel actuel. Il faut donc lui assigner un sixième lieu.

          Réponse à l’objection N°6 : Cette hypothèse est impossible (Saint Thomas a démontré que le péché véniel ne pouvait pas exister dans quelqu’un avec le seul péché originel. (Cf. 1a 2æ, quest. 89, art. 5).). Si cependant cela était possible, celui qui mourrait ainsi serait puni éternellement dans l’enfer. Car si le péché véniel est temporellement puni dans le purgatoire, cela lui arrive en raison de ce qu’il est joint à la grâce. Par conséquent s’il est joint au péché mortel qui existe sans la grâce, il sera puni de la peine éternelle dans l’enfer. Et parce que celui qui meurt avec le péché originel a le péché véniel sans la grâce, il ne répugne pas qu’il soit placé dans un lieu pour y être puni éternellement.

 

          Objection N°7. L’étendue des peines et des récompenses varie selon la diversité des fautes et des mérites. Or, il y a des degrés infinis de mérites et de fautes. On doit donc distinguer une infinité de demeures dans lesquelles les âmes soient punies ou récompensées après la mort.

          Réponse à l’objection N°7 : La diversité des degrés dans les peines ou les récompenses ne change pas l’état d’après la diversité duquel on distingue les demeures, et c’est pour cela que cette raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°8. Les âmes sont quelquefois punies dans les lieux où elles ont péché, comme on le voit dans saint Grégoire (Dial., liv. 4, chap. 30 à 32 et 40). Or, elles ont péché dans le lieu où nous habitons. Donc ce lieu doit être compté parmi les demeures des âmes et surtout puisqu’il y en a qui sont punis pour leurs péchés en ce monde, comme l’a dit le Maître des sentences (Sent., liv. 4, dist. 21).

          Réponse à l’objection N°8 : Quoique les âmes séparées soient quelquefois punies dans le lieu où nous habitons, cela ne se fait cependant pas parce que le lieu est proprement un lieu de peines ; mais cela se fait pour notre instruction, afin qu’en voyant leurs peines nous soyons éloignés de leurs fautes. — D’ailleurs que les âmes qui sont dans le corps soient punis ici-bas pour leurs péchés, cela ne fait rien à notre thèse, parce que cette peine ne met pas l’homme hors de l’état de celui qui mérite ou de celui qui démérite au lieu qu’ici nous parlons des demeures qui sont dues à l’âme après l’état de mérite ou de démérite.

 

          Objection N°9. Comme ceux qui meurent en état de grâce ont des péchés véniels pour lesquels ils méritent une peine, de même ceux qui meurent dans le péché mortel ont des biens pour lesquels ils mériteraient une récompense. Or, on assigne à ceux qui meurent dans la grâce avec des péchés véniels un lieu où ils sont punis avant de recevoir leurs récompenses, et ce lieu est le purgatoire. Pour la même raison on doit donc, dans le sens contraire, assigner un lieu pour ceux qui meurent dans le péché mortel avec quelques bonnes œuvres.

          Réponse à l’objection N°9 : Le mal ne peut être pur sans un mélange de bien, comme le bien souverain existe sans aucun mélange de mal. C’est pourquoi ceux qui doivent être élevés à la béatitude qui est le souverain bien doivent être purs de tout mal. C’est pour ce motif qu’il faut qu’il y ait un lieu où les âmes se purifient si elles ne sortent pas de ce monde absolument purifiées. Mais ceux qui seront précipités dans l’enfer ne seront pas exempts de tout bien. C’est ce qui fait qu’il n’y a pas de parité, parce que ceux qui sont dans l’enfer peuvent recevoir la récompense de leurs biens, en tant que les bonnes œuvres passées servent à mitiger leurs peines.

 

          Objection N°10. Comme les anciens pères étaient empêchés de jouir pleinement de la gloire de l’âme avant l’avènement du Christ, de même les saints sont actuellement empêchés de jouir de la gloire du corps. Par conséquent comme on distingue la demeure des saints avant l’avènement du Christ de celle où ils sont reçus maintenant ; de même on doit aussi distinguer leur demeure actuelle de celles où ils seront reçus après la résurrection.

          Réponse à l’objection N°10 : La récompense essentielle consiste dans la gloire de l’âme ; au lieu que la gloire du corps, puisqu’elle vient de l’âme, consiste tout entière dans l’âme comme dans le principe qui en est la source. C’est pour cela que la privation de la gloire de l’âme change l’état, tandis qu’il n’en est pas de même de la privation de la gloire du corps. Et c’est ce qui fait que le même lieu, c’est-à-dire le ciel empyrée, est dû aux âmes saintes qui sont séparées de leurs corps et aux corps glorieux qui leur sont unis. Mais les anciens justes avant qu’ils eussent reçu la gloire de l’âme ne devaient pas être dans le même lieu que depuis qu’ils l’ont reçue.

 

          Conclusion C’est avec raison qu’on compte cinq demeures pour les âmes délivrées de leurs corps, selon leurs divers états : le paradis, le limbe des anciens justes, le purgatoire, l’enfer et le limbe des enfants.

          Il faut répondre que les demeures des âmes se distinguent d’après leurs divers états. L’âme unie à un corps mortel est en état de mériter ; mais délivrée du corps elle est en état d’être punie ou récompensée selon ses mérites. Ainsi après la mort elle est dans l’état de recevoir sa récompense finale, ou elle est dans un état où elle en est empêchée. Si elle est dans l’état de recevoir ce qui lui revient finalement, ce doit être de deux manières : ou par rapport au bien, et alors c’est le paradis, ou par rapport au mal, et alors en raison du péché actuel, tandis qu’en raison du péché originel c’est le limbe des enfants. Mais si elle est dans un état où elle est empêchée de recevoir ce qui lui revient finalement, ou c’est à cause d’un défaut personnel, et alors c’est le purgatoire dans lequel les âmes sont retenues par suite des péchés qu’elles ont commis, pour qu’elles n’obtiennent pas immédiatement leur récompense ; ou c’est à cause du défaut de la nature, et alors c’est le limbe des anciens justes dans lequel ils étaient empêchés d’être arrivés à la gloire, à cause de la dette de la nature humaine qui ne pouvait encore être expiée.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.