Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 70 : De l’état de l’âme à sa sortie du corps et de
la peine qui lui est infligée par le feu corporel
Nous
devons ensuite nous occuper de l’état général de l’âme à sa sortie du corps et
de la peine qui lui est infligée par le feu corporel. A cet égard trois
questions se présentent : 1° Les puissances sensitives subsistent-elles dans
l’âme séparée ? (Cette question a été traitée par saint Thomas dans la première
partie de la somme (quest. 77, art. 8). Voyez cet article, où l’illustre
docteur est plus précis et plus affirmatif.) — 2° Les actes de ces puissances
subsistent-ils en elle ? (Pour plus de détails on peut voir sur cette même
question ce que dit saint Thomas (in quæstionibus disputatis, quest. De
anima, art. 19).) — 3° L’âme séparée peut-elle souffrir du feu corporel ?
(Il n’est pas de foi que le feu de l’enfer soit un feu matériel de même nature
que le notre, puisqu’il n’y a là-dessus aucune décision positive de l’Eglise ;
cependant ce sentiment est le plus communément suivi par les Pères et les
théologiens. Cf. Basil., orat.
23 ; Chrysost., hom. 44 in Matth. ; August., liv. 21 De civ. Dei, chap. 9 et 10 ; Greg., Liv. 4 Dialog., chap. 29 ; S. thomas, hic et 1a pars, quest. 64, art.
4, et Cont. Gent., liv. 4, chap. 90,
et Opusc. 10, art. 4 ; Scot, Durand et tous les
scolastiques.)
Article
1 : Les puissances sensitives subsistent-elles dans l’âme séparée ?
Objection
N°1. Il semble que les puissances sensitives subsistent dans l’âme séparée. Car
saint Augustin dit (alius auctor,
De spirit. et anim., chap. 15, circ. med.)
: L’âme se sépare du corps en emportant tout avec elle, les sens,
l’imagination, la raison, l’intellect, l’intelligence, le concupiscible et
l’irascible. Or, les sens et l’imagination, le concupiscible et l’irascible
sont des puissances sensitives. Donc les puissances sensitives subsistent dans
l’âme séparée.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin doit s’entendre de ce que
l’âme emporte avec elle quelques-unes de ses puissances en acte, comme
l’intelligence et l’intellect, tandis qu’elle en emporte d’autres radicalement
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°2. Saint Augustin dit (Gennade, liv. De ecclesiast. dogmat., chap. 16) : Nous croyons que l’homme seul a
une âme substantielle qui vit après qu’elle est séparée du corps et qu’elle
conserve ses sens et la vivacité de son intelligence. L’âme séparée du corps a
donc des puissances sensitives.
Réponse
à l’objection N°2 : Les sens que l’âme emporte avec elle ne sont pas ces sens
extérieurs, mais les sens intérieurs (Par sens intérieurs les péripatéticiens
entendaient le sens commun, l’imagination, l’estimative ou la raison
particulière, et la mémoire.), c’est-à-dire ceux qui appartiennent à la partie
intellective ; parce que quelquefois on donne à l’intellect le nom de sens,
comme on le voit dans saint Basile (hom. in princ. Proverb. int. med. et fin.) et Aristote (Eth., liv. 6, chap. 11). ou bien si on
l’entend des sens extérieurs, on doit faire la même réponse qu’au premier.
Objection
N°3. Les puissances de l’âme existent essentiellement en elle, comme
quelques-uns le disent, ou elles en sont au moins des propriétés naturelles.
Or, ce qui existe essentiellement dans une chose ne peut en être séparé et un
sujet ne peut perdre ses propriétés naturelles. Il est donc impossible que
l’âme séparée du corps perde quelques-unes de ses puissances.
Réponse
à l’objection N°3 : Comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le
corps de l’article.), les puissances sensitives ne se rapportent pas à l’âme
comme les passions naturelles à leur sujet, mais comme elles se rapportent à
leur origine. Par conséquent cette raison n’est pas concluante.
Objection
N°4. Un tout auquel il manque quelques-unes de ses parties n’est pas entier.
Or, on dit que les puissances de l’âme sont ses parties. Si donc l’âme perd
quelques-unes de ses puissances après la mort, elle ne sera plus entière ce qui
répugne.
Réponse
à l’objection N°4 : Les puissances de l’âme ne sont pas appelées des parties
intégrantes, mais des parties potentielles. Or, la nature de ces touts est
telle que la vertu totale du tout consiste dans l’une des parties parfaitement,
mais dans les autres partiellement. C’est ainsi que dans l’homme, la vertu de
l’âme consiste parfaitement dans la partie intellectuelle, au lieu qu’elle
consiste dans les autres partiellement. Par conséquent puisque les facultés de
la partie intellectuelle subsistent dans l’âme séparée, elle restera entière
sans être diminuée, quoique les puissances sensitives ne subsistent plus en
acte ; comme la puissance du roi n’est pas affaiblie après la mort du chef qui
participait à sa puissance.
Objection
N°5. Les puissances de l’âme coopèrent plus au mérite que le corps ; puisque le
corps n’est qu’un instrument de l’acte, tandis que les puissances en sont les
principes. Or, il est nécessaire que le corps soit récompensé simultanément
avec l’âme, parce qu’il coopérait à ses mérites. Donc à plus forte raison
est-il nécessaire que les puissances de l’âme soient simultanément récompensées
avec elle, et par conséquent l’âme séparée ne les perd pas.
Réponse
à l’objection N°5 : Le corps coopère au mérite, comme étant une partie
essentielle de l’homme qui mérite. Mais les puissances sensitives ne coopèrent
pas de la sorte, puisqu’elles sont du genre des accidents.
Objection
N°6. Si l’âme, lorsqu’elle se sépare du corps, perd la puissance sensitive, il
faut que cette puissance soit anéantie. Car on n peut dire qu’elle se résout en
une matière quelconque, puisqu’elle n’a pas de matière qui fasse partie
d’elle-même. Or, ce qui est absolument anéanti, ne se reproduit plus le même
numériquement. Par conséquent, l’âme n’aura pas à la résurrection la même
puissance sensitive numériquement. Et parce que d’après Aristote (De anima, liv. 2, text.
9) ce que l’âme est au corps, les puissances de l’âme le sont aux parties du
corps, comme la vue à l’œil ; si l’âme qui reviendra dans le corps n’était pas
la même numériquement, l’homme ne serait pas le même numériquement. Donc pour
la même raison l’œil ne serait pas le même numériquement, si la puissance
visuelle n’était pas numériquement la même. Pour une raison semblable aucune
partie ne ressusciterait la même numériquement, et par conséquent l’homme tout
entier ne serait pas numériquement le même. Il ne peut donc pas se faire que
l’âme séparée perde ses puissances sensitives.
Réponse
à l’objection N°6 : Les puissances sensitives de l’âme ne sont appelées les
actes des organes, comme étant leurs formes essentielles, qu’en raison de l’âme
à laquelle elles appartiennent ; mais elles sont leurs actes selon qu’elles les
perfectionnent, par rapport à leurs propres opérations, comme la chaleur est
l’acte du feu qu’elle perfectionne pour échauffer. Ainsi comme le feu resterait
le même numériquement, quand même il y aurait en lui numériquement une autre
chaleur (comme on le voit à l’égard du froid de l’eau qui ne revient pas le
même numériquement, après que l’eau a été échauffée, quoique l’eau reste la
même numériquement), pareillement les organes seront aussi les mêmes
numériquement, quoique les puissances ne soient pas numériquement les mêmes.
Objection
N°7. Si les puissances sensitives étaient corrompues lorsque le corps l’est il
faudrait qu’elles s’affaiblissent, lorsque le corps s’affaiblit. Or, il n’en
est pas ainsi ; car, comme le dit Aristote (De
anima, liv. 1, text. 56) : Si un vieillard reçoit
l’œil d’un jeune homme, il verra certainement comme un jeune homme. Donc les
puissances sensitives ne se perdent pas lorsque le corps se corrompt.
Réponse
à l’objection N°7 : Aristote parle en cet endroit de ces puissances selon
qu’elles se consistent radicalement dans l’âme, ce qui évident d’après ce qu’il
dit, que la vieillesse ne vient pas de quelque modification de l’âme, mais de
la modification du corps dans lequel elles existe ; car les puissances de l’âme
ne sont ni affaiblies ni détruites à cause du corps.
Mais
c’est le contraire. Saint Augustin dit (Gennade, liv.
De eccles. dogm.,
chap. 19) : que l’homme ne se compose que de deux substances, de l’âme et du
corps ; de l’âme avec sa raison et du corps avec ses sens. Les puissances
sensitives appartiennent donc aux corps et par conséquent elles ne subsistent
plus dans l’âme après que le corps a été dissous.
Aristote
dit en parlant de la séparation de l’âme (Met.,
liv. 12, text. 17) : S’il reste quelque chose en
dernier lieu, il faut faire, à ce sujet des recherches, car cela n’est pas
impossible sous certain rapport, par exemple, si on ne comprend pas sous cette
disposition l’âme tout entière, mais l’intellect ; car l’âme tout entière ce
serait peut-être impossible. Il semble d’après cela
que l’âme tout entière ne soit pas séparée du corps, mais qu’il n’y ait que les
puissances intellectuelles de l’âme, et que par conséquent il n’en soit pas de
même des puissances sensitives ou végétatives.
Le
Philosophe dit encore en parlant de l’intellect (De an.,
liv. 2, text. 21 et 22) : Il n’y a que lui qui puisse
être isolé du reste, comme l’éternel s’isole du périssable ; quant aux autres
parties de l’âme, il est évident qu’elles ne sont pas séparables, ainsi que
quelques-uns le disent. Les puissances sensitives ne subsistent donc dans l’âme
séparée.
Conclusion
Les puissances sensitives et les autres puissances semblables qui dépendent du
corps ne subsistent pas absolument dans l’âme séparée, mais elles y subsistent
seulement selon l’origine, c’est-à-dire à la manière dont les effets des
principes subsistent dans les principes eux-mêmes.
Il
faut répondre qu’à cet égard il y a plusieurs opinions différentes. En effet il
y en a qui, supposant que toutes les puissances sont dans l’âme à la manière
dont la couleur est dans le corps, disent que l’âme séparée du corps emporte
avec elle toutes ses puissances. Car si l’une d’elles lui manquait
, il faudrait que l’âme fut changée selon ses propriétés naturelles qui
ne peuvent varier tant que le sujet subsiste. Mais cette opinion est fausse.
Car puisque la puissance est ce qui fait que nous pouvons faire quelque chose
ou pâtir et puisque c’est au même qu’il appartient d’agir et de pouvoir agir,
il faut que la puissance appartienne à celui qui agit ou qui pâtit comme sujet.
D’où Aristote dit au commencement de son livre (De somno et vigilia)
que l’acte appartient au principe auquel se rapporte la puissance. Or, nous
voyons évidemment que certaines opérations dont les puissances dont l’âme sont
le principe, n’appartiennent pas à l’âme, à proprement parler, mais à l’homme ;
parce qu’elles ne s’accomplissent que par l’intermédiaire du corps, comme voir,
entendre, etc. Il faut donc que ces puissances appartiennent à l’homme, comme à
leur sujet, et à l’âme comme au principe qui les détermine, selon que la forme
est le principe des propriétés de l’être composé. Mais il y a des opérations
que l’âme exerce sans organe corporel, comme comprendre, contempler et vouloir.
Par conséquent puisque ces actions propres à l’âme, les puissances qui en sont
les principes appartiendront à l’âme non seulement comme leur principe, mais encore
comme leur sujet. Et parce qu’il faut que tant que le sujet propre subsiste,
ses passions propres subsistent aussi, et que du moment qu’il tombe elles
doivent aussi disparaître ; il s’ensuit nécessairement que ces puissances qui
ne font pas usage d’un organe corporel dans leur action, subsistent dans l’âme
séparée ; tandis que celles qui se servent de l’organe corporel, s’évanouissent
aussitôt que le corps n’existe plus. Et telles sont toutes les puissances qui
appartiennent à l’âme sensible et végétative. C’est pour cela qu’il y en a qui distinguent les puissances de l’âme sensible. Car ils disent
qu’il y en a deux sortes : les unes qui sont les actes des organes et qui
découlent de l’âme sur le corps ; celles-là s’éteignent avec le corps ; les
autres qui sont les sources de celles qui existent dans l’âme, parce que c’est
par elle que l’âme anime le corps pour qu’il voie et entende. Ces puissances
originelles subsistent dans l’âme séparée. Mais ce sentiment ne paraît pas
convenable. Car l’âme par son essence, sans l’intermédiaire d’aucune autre
puissance, est la source de ces puissances qui sont les actes des organes,
comme toute forme, par là même qu’elle détermine la matière par son essence,
est l’origine des propriétés qui résultent naturellement de l’être composé. Car
s’il fallait supposer dans l’âme d’autres puissances, par l’intermédiaires
desquelles les puissances qui perfectionnent les organes découleraient de
l’essence de l’âme, pour la même raison il faudrait admettre d’autres
puissances par l’intermédiaire desquelles ces puissances moyennes découleraient
de l’essence de l’âme et ainsi indéfiniment. Car si on s’arrête quelque part il
vaut mieux que ce soit dès le début. — C’est pourquoi d’autres disent que les
puissances sensitives et les autres puissances semblables ne subsistent dans
l’âme séparée que sous un rapport, c’est-à-dire comme dans leur racine, à la
manière dont les choses qui naissent des principes sont dans leurs principes.
Car dans l’âme séparée subsiste la vertu ou l’énergie nécessaire pour mettre de
nouveau en jeu ces puissances, si elle était de nouveau unie au corps ; il
n’est pas nécessaire que cette efficacité soit quelque chose de surajouté à
l’essence même de l’âme, comme nous l’avons dit, et cette opinion paraît la
plus raisonnable (Saint Thomas s’exprime ici avec la modestie et la réserve que
lui imposait alors sa jeunesse ; mais dans la Somme il ne craint pas d’affirmer
positivement que les sentiments contraires sont des erreurs.).
Article
2 : Les actes des puissances sensitives subsistent-elles dans l’âme séparée ?
Objection
N°1. Il semble des puissances sensitives subsistent dans l’âme séparée. Car
saint Augustin dit (alius auctor
in lib. De spir.
et anima, chap. 15) : L’âme qui quitte le corps
éprouve, selon ses mérites, du plaisir ou de la douleur dans l’imagination, le
concupiscible et l’irascible. Or, l’imagination, le concupiscible et
l’irascible sont des puissances sensitives. Donc l’âme séparée sera affectée
selon ses puissance sensitives, et elle sera ainsi en
acte par rapport à elle.
Réponse
à l’objection N°1 : Il y en a qui disent que ce livre n’est pas de saint
Augustin. Car on l’attribue à un cistercien qui l’a compilé d’après les
ouvrages de saint Augustin et qui y a ajouté du sien. Par conséquent ce qui s’y
trouve ne doit pas faire autorité. — Si cependant on l’admet, on doit répondre
qu’il ne faut pas entendre que l’âme séparée est affectée par l’imagination et
les autres puissances semblables, comme si cette affection était l’acte de ses
puissances ; mais cela signifie que par suite des choses que l’âme a faites
dans le corps, par l’imagination et par les autres puissances de cette nature,
elle est affectée en bien ou en mal dans l’autre vie ; de telle sorte que l’on
ne se représente pas l’imagination et ces puissances inférieures comme
produisant cette affection, mais comme ayant produit le mérite ou le démérite
qui en est la cause, pendant que l’âme était dans le corps.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (Sup. gen. ad litt., liv. 12, chap.
24) que le corps ne sent pas, mais que l’âme sent au moyen du corps ; et plus
loin : que l’âme ne sent pas certaines choses par le moyen du corps, mais sans
le corps. Or, ce qui convient à l’âme sans le corps, peut exister dans l’âme
séparée du corps. Donc l’âme pourra sentir en acte.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que l’âme sent au moyen du corps, non comme si
l’acte de sentir appartenait à l’âme en elle-même, mais parce qu’il appartient
à tout l’être composé en raison de l’âme, d’après cette manière de parler qui
nous fait dire que la chaleur échauffe. — Quant à ce que saint Augustin ajoute,
que l’âme sent certaines choses sans le corps, comme la crainte, on doit
entendre qu’elle les sent sans le mouvement extérieur du corps qui arrive dans
les actes des sens propres. Car la crainte et les autres passions semblables
n’ont pas lieu sans un mouvement corporel. — Ou bien on peut que saint Augustin
parle d’après le sentiment des platoniciens, qui croyaient qu’il en était
ainsi, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Il appartient à la vision imaginaire qui existe dans la partie sensitive,
de voir des images des corps, comme il arrive dans le sommeil. Or, il peut se
faire que l’âme séparée voie les images des corps, comme cela arrive en songe.
D’où saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap.
32) : Je ne vois pas pourquoi l'âme aurait l’image de son corps, lorsque le
corps étant privé de ses sens, quoiqu’il ne soit pas encore absolument mort, on
voit des choses comme en racontent aux vivants ceux qui reviennent de cet état,
et pourquoi elle ne l’aurait pas après la mort lorsqu’elle sera absolument hors
du corps. Car on ne peut concevoir que l’âme ait l’image du corps qu’autant
qu’il la regarde. C’est pourquoi il dit auparavant au sujet de ceux qui sont
privés de leurs sens, qu’ils portent une image de leur corps, par laquelle ils
peuvent être porté vers les lieux corporels, et éprouver par les images des
sens, des choses telles que celles qu’ils voient. L’âme séparée peut donc
passer à l’acte des puissances sensitives.
Réponse
à l’objection N°3 : Saint Augustin parle en cet endroit sous une forme
dubitative, mais non d’une manière positive, comme il le fait d’ailleurs dans
presque tout cet ouvrage. En effet il est évident que l’on ne peut pas faire le
même raisonnement sur l’âme de celui qui dort, et sur l’âme séparée. Car l’âme
de celui qui dort fait usage de l’organe de l’imagination, dans la quelle sont
gravées les ressemblances des corps ; ce qu’on ne peut dire de l’âme séparée. —
Ou bien il faut répondre que les ressemblances des choses sont dans l’âme,
quant à la puissance sensitive et imaginative, et quant à la puissance
intellective selon une abstraction plus ou moins grande de la matière et des
conditions matérielles. La ressemblance, d’après saint Augustin, subsiste donc
en ce que comme les ressemblances des choses corporelles sont d’une manière
imaginative dans l’âme de celui qui dort ou qui rêve en extase ; de même elles
sont d’une manière intellectuelle dans l’âme séparée, mais cela ne signifie pas
qu’elles y sont imaginativement.
Objection
N°4. La mémoire est une puissance de la partie sensitive, comme on le prouve (De mem. et reminisc., chap. 1, ant.
med.). Or les âmes séparées se rappelleront en acte
les choses qu’elles ont faites en ce monde. D’où il est dit au riche (Luc, 16,
25) : Souvenez-vous que vous avez reçu
vos biens dans votre vie. L’âme séparée produira donc des actes de la
puissance sensitive.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme nous l’avons dit (Sent.,
liv. 1, dist. 3, quest. 4, art. 1) la mémoire s’entend de deux manières.
Quelquefois on la considère comme une puissance de la partie sensitive,
c’est-à-dire, selon qu’elle se rapporte au temps passé. L’acte de la mémoire ne
subsistera plus de la sorte dans l’âme séparée : d’où Aristote dit (De an., liv. 1, text.
66) que quand le corps est dissous, l’âme ne se ressouvient plus. D’autres fois
la mémoire se considère selon qu’elle est une partie de l’imagination
appartenant à la partie intellective, c’est-à-dire, selon qu’elle fait
abstraction de toute différence de temps, puisqu’elle n’a pas seulement pour
objet les choses passées, mais encore les choses présentes et futures, comme le
dit saint Augustin (De Trin., liv.
14, chap. 2) ; et d’après cette mémoire l’âme séparée se rappellera.
Objection
N°5. D’après Aristote (De an., liv. 3, text. 41 et Eth., liv. 2,
chap. 5), l’irascible et le concupiscible existent dans la partie sensitive.
Or, il y a dans l’irascible et le concupiscible la joie et la tristesse,
l’amour et la haine, la crainte et l’espérance, et toutes les affections
semblables, que d’après notre foi nous plaçons dans les âmes séparées. Les âmes
séparées ne seront donc pas privées des actes des puissances sensitives.
Réponse
à l’objection N°5 : L’amour et la joie et la tristesse et les autres passions
semblables se considèrent de deux manières. Quelquefois on les considère selon
qu’elles sont des passions de l’appétit sensitif. Elles ne seront plus de la
sorte dans l’âme séparée, car elles ne peuvent ainsi se développer sans un
mouvement déterminé du cœur. On les considère d’une autre manière selon
qu’elles sont des actes de la volonté qui existe dans la partie intellective.
De cette façon elles existeront dans l’âme séparée ; comme il y aura aussi
délectation sans mouvement corporel, suivant qu’on établit la délectation en
Dieu en tant qu’elle est un simple mouvement de la volonté. C’est dans ce sens
qu’Aristote dit (Eth., liv. 7, circ. fin.) que Dieu jouit
d’une délectation qui est simple et une.
Mais
c’est le contraire. Ce qui est commun à l’âme et au corps ne peut pas rester
dans l’âme séparée. Or, toutes les opérations des puissances sensitives sont
communes à l’âme et au corps : ce qui est évident, parce qu’aucune puissance
sensitive n’a d’acte que par un organe corporel. L’âme séparée ne produira donc
pas les actes des puissances sensitives.
Aristote
dit (De an., liv. 1, text.
66) que lorsque le corps est détruit, l’âme n’a ni souvenir, ni amour ; et la
même raison existe pour tous les autres actes des puissances sensitives. L’âme
séparée ne produit donc les actes d’aucune puissance sensitive.
Conclusion
Les actes des puissances sensitives étant des actes de l’être composé tout
entier, ils ne restent d’aucune manière dans l’âme séparée du corps, à moins
qu’on dise qu’ils y sont comme dans une source éloignée.
Il
faut répondre qu’il y en a qui distinguent deux sortes d’actes des puissances
sensitives : des actes extérieurs, que l’âme exerce au moyen du corps, et qui
ne subsistent plus dans l’âme séparée et des actes intérieurs que l’âme exerce
par elle-même, et qui subsisteront dans l’âme après sa séparation. Cette
hypothèse paraît venir du système de Platon, qui a supposé, comme le rapporte
Aristote (De an., liv. 1, text.
45), que l’âme est unie au corps comme une substance parfaite, qui ne dépend en
rien du corps, mais seulement comme le moteur du mobile ; ce qui est manifeste
d’après la transcorporation qu’il supposait. Car,
d’après lui, rien ne donnait le mouvement que ce qui était mû ; et pour ne pas
aller indéfiniment, il disait que le premier moteur se meut lui-même, et il
supposait que l’âme se mouvait ainsi. D’après cela, il y avait dans l’âme un
double mouvement : l’un par lequel elle se mouvait elle-même, et l’autre par
lequel elle mouvait le corps. Ainsi, l’âme avait l’acte qui consistait à voir,
premièrement en elle-même, selon qu’elle se mouvait, et secondement dans
l’organe corporel, selon qu’elle mouvait le corps. Aristote détruit ce système
(De an., liv. 1, text.
36 et 46 et suiv.), en montrant que l’âme ne se meut pas elle-même et qu’elle
n’est mue d’aucune manière selon ses opérations, qui consistent à voir, sentir,
etc., mais que ces opérations sont seulement des mouvements de l’âme et du
corps réunis. Il faut donc dire que les actes des puissances sensitives ne
restent d’aucune manière dans l’âme séparée, à moins qu’on ne dise qu’ils sont
en elle comme dans leur source éloignée.
Article
3 : L’âme séparée peut-elle souffrir du feu corporel ?
Objection
N°1. Il semble que l’âme séparée ne puisse pas souffrir du feu corporel. Car
Saint Augustin dit (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap 32 à med.) : Ce ne sont pas
des choses corporelles qui ressemblent aux choses corporelles qui affectent les
âmes dépouillées des corps en bien ou en mal. L’âme séparée n’est donc pas
punie par un feu corporel.
Réponse
à l’objection N°1 : Saint Augustin parle là d’une manière dubitative ; aussi il
établit un autre mode lorsqu’il exprime son sentiment (De civ Dei, liv. 21), comme on le voit
d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.). — Ou bien il faut
dire que saint Augustin prétend que les choses qui font éprouver à l’âme le
plus prochainement de la douleur ou de la tristesse sont des choses
spirituelles. Car elle ne serait pas affligée, si elle ne considérait pas le
feu comme une chose qui lui nuit. L’idée du feu est donc le principe le plus
prochain de la douleur, tandis que le feu corporel qui est hors de l’âme en est
le principe éloigné.
Objection
N°2. Saint Augustin dit (eod. lib., chap. 16 in med.) que l’agent
est toujours plus noble que le patient. Or, il est impossible qu’un corps soit
plus noble que l’âme séparée. Elle ne peut donc pas souffrir de la part d’un
corps.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique l’âme soit absolument plus noble que le feu ;
cependant le feu est sous un rapport plus noble que l’âme, c’est-à-dire en tant
qu’il est un instrument de la justice divine.
Objection
N°3. D’après Aristote (De gener., Liv. 1, text.
87) et d’après Boëce (in lib. De duabus naturis,
aliquant. à med.), il n’y a que les choses qui ont la même matière qui
sont actives et passives les unes à l’égard des autres. Or, l’âme et le feu
corporel n’ont pas la même matière ; parce que les choses spirituelles et
corporelles n’ont pas une matière commune, par conséquent elles ne peuvent pas
se transformer les unes dans les autres, comme le dit Boëce
(ibid. circ. med.). L’âme ne souffre donc pas du feu
corporel.
Réponse
à l’objection N°3 : Aristote et Boëce parlent de
cette action par laquelle le patient est transformé dans la nature de l’agent.
Mais telle n’est pas l’action du feu sur l’âme. Et c’est pour cela que cette
raison n’est pas concluante.
Objection
N°4. Tout ce qui pâtit reçoit quelque chose de l’agent. Si donc l’âme souffre
du feu corporel elle en reçoit quelque chose. Comme tout ce qui est reçu dans
un sujet y est à la manière du sujet qui le reçoit, il s’ensuit que ce que
l’âme reçoit du feu n’existe pas en elle matériellement, mais spirituellement.
Et comme les formes des choses qui existent spirituellement dans les âmes sont
ses perfections, il en résulte que si l’on suppose que l’âme souffre du feu
corporel, ce n’est pas pour elle une peine, mais c’est plutôt une perfection.
Réponse
à l’objection N°4 : Le feu agit sur l’âme, non pas en influant sur elle, mais
en la retenant captive dans ses flammes, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pourquoi cette raison ne revient
pas à la question.
Objection
N°5. Si on dit que l’âme est punie par le feu par là même qu’elle le voit,
comme paraît le dire saint Grégoire (Dailog., liv. 4,
chap. 29), on peut objecter. Si l’âme voit le feu de l’enfer, elle ne peut le
voir que d’une vision intellectuelle ; puisqu’elle n’a pas les organes par
lesquelles la vision sensitive ou imaginaire s’accomplit. Or, Il ne semble pas
que la vision intellectuelle puisse être une cause de tristesse. Car il n’y a
pas de tristesse contraire à la délectation que l’on goûte dans la
contemplation, d’après Aristote (Top.,
liv. 1, chap. 13, parum à princ.).
L’âme n’est donc pas punie en vertu de cette vision.
Réponse
à l’objection N°5 : Dans la vision intellectuelle il ne résulte pas de
tristesse de ce qu’une chose est vue ; puisque ce qu’on voit ne peut être
contraire à l’intellect d’aucune manière, en tant qu’il est vu. Mais ce qu’on
voit par les sens peut, d’après l’action même par laquelle il agit sur la vue
pour être vu, altérer la vue par accident en troublant l’harmonie de l’organe.
Néanmoins la vision intellectuelle peut être aussi une cause d’affliction,
selon qu’on regarde comme une chose nuisible ce que l’on voit ; non comme si la
chose nuisait par là même qu’on la voit, mais d’une autre manière quelque
qu’elle soit. C’est ainsi que l’âme souffre en voyant le feu.
Objection
N°6. Si on dit que l’âme souffre du feu corporel, parce qu’elle est tenue par
lui, comme elle est maintenant tenue par le corps, pendant qu’elle vit en lui ;
on peut objecter. Pendant que l’âme vit dans le corps elle est retenue par lui,
selon qu’il ne résulte de l’âme et du corps qu’un seul être, comme de la
matière et de la forme. Mais l’âme n’étant pas la forme de ce feu corporel,
elle ne peut être tenue par ce feu comme par le corps.
Réponse
à l’objection N°6 : Il n’y a pas de ressemblance sous tous les rapports, mais
seulement sous un point de vue, comme on le voit d’après ce que nous avons dit
(dans le corps de l’article.).
Objection
N°7. Tout agent corporel agit par le contact. Or, il ne peut y avoir de contact
entre le feu corporel et l’âme ; puisqu’il n’y a de contact qu’entre les choses
corporelles dont les extrémités se touchent. Donc l’âme ne souffre pas de ce
feu.
Réponse
à l’objection N°7 : Quoiqu’il n’y ait pas de contact corporel entre l’âme et le
corps, cependant il y a entre eux un contact spirituel (C’est la distinction du
contact physique et du contact virtuel. Voyez dans le Lexique les mots contactus physicus et contactus virtutis.).
C’est ainsi que le moteur du ciel, puisqu’il est spirituel, touche par un
contact spirituel le ciel qu’il meut, à la manière dont on dit celui qui
contriste touche, suivant l’expression d’Aristote (De Gen., liv. 1, text.
45). Et ce mode suffit pour l’action.
Objection
N°8. Un argent organique n’agit sur ce qui est éloigné que par ce qui agit sur
les choses intermédiaires ; ainsi il peut agir par une distance déterminée
proportionnée à sa vertu. Or, les âmes ou au moins les démons, dont on peut
raisonner de même, sont quelquefois hors de l’enfer ; puisque quelquefois ils
apparaissent aux hommes en ce monde, et ne sont cependant pas alors exempts de
peine. Car comme la gloire des saints n’est jamais interrompue, de même le
tourment des damnés ne cesse pas. Cependant nous ne voyons pas que tous les
intermédiaires souffrent du feu de l’enfer. Il n’est pas non plus croyable
qu’une chose corporelle de la nature d’un élément ait tant de vertu qu’elle
exerce son action à une si grande distance. Il ne semble donc pas que les
peines que souffrent les âmes des damnés viennent du feu corporel.
Réponse
à l’objection N°8 : Les esprits des damnés ne sont jamais hors de l’enfer sinon
par une dispense de Dieu, soit pour instruire, soit pour éprouver les élus.
Mais en quelque lieu qu’ils soient hors de l’enfer, ils voient cependant
toujours le feu de l’enfer, comme étant préparé pour leur châtiment. Par
conséquent puisque cette vue est pour eux une cause immédiate d’affliction,
comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.), partout où ils sont, ils
souffrent du feu de l’enfer, comme des prisonniers qui sont hors de leur prison
sont encore affligés d’une certaine manière par leur détention, lorsqu’ils se
voient condamnés à la perte de leur liberté. Ainsi, comme la gloire des élus
n’est diminuée ni quant à leur récompense essentielle, ni quant à leur
récompense accidentelle, s’ils sortent quelquefois du ciel empyrée, mais que
cela tourne d’une certaine façon à leur gloire ; de même la peine des damnés
n’est diminuée en rien si Dieu leur permet d’être pendant un temps hors de
l’enfer. C’est ce que dit la glose (ord. Bedæ), sur
ces paroles de saint Jacques (3, 6) : Elle
embrase le cours de notre vie. Le diable partout où il existe, soit dans
l’air, soit sur la terre, emporte avec lui les tourments que lui causent ses
flammes. L’objection procède comme si le feu corporel affligeait immédiatement
les esprits, comme il afflige les corps (Entre cette question et la suivante
Nicolaï en intercale deux autres : l’une sur l’état des âmes qui sortent de ce
monde avant le péché originel seul, et l’autre sur l’état des âmes qui sont
dans le purgatoire. Les auteurs du Supplément n’ayant pas traité ces deux
questions, nous les renvoyons à l’appendice pour ne pas troubler l’ordre ancien
des questions tel qu’il est établi dans toutes les tables.).
Mais
c’est le contraire. C’est la même raison qui fait que les âmes séparées et les
démons peuvent souffrir du feu corporel. Or, les démons en souffrent ;
puisqu’ils sont punis par ce feu dans lequel on jettera les corps des damnés
après la résurrection et que ce feu doit être corporel. Ce qui est évident
d’après cette sentence du Seigneur (Matth., 25, 41) :
Allez loin de maudits, au feu éternel qui
a été préparé, etc. Donc les âmes séparées peuvent aussi souffrir du feu
corporel.
La
peine doit répondre à la faute. Or, l’âme se soumet au corps par la faute au
moyen de la concupiscence dépravée. Donc il est juste qu’en punition elle soit
soumise à une chose corporelle par la souffrance.
L’union
de la forme avec la matière est plus profonde que celle de l’agent avec le
patient. Or, la diversité de la nature spirituelle et corporelle n’empêche pas
que l’âme ne soit la forme du corps. Elle n’empêche donc pas non plus qu’elle
ne puisse souffrir de la part d’un corps.
Conclusion
L’âme voyant le feu de l’enfer comme une chose qui lui est très funeste, selon
qu’il est l’instrument de la justice divine, on dit que sa vue est pour elle un
véritable tourment.
Il
faut répondre qu’en supposant que le feu de l’enfer ne soit pas ainsi appelé
métaphoriquement, que ce ne soit pas un feu imaginaire, mais un feu corporel
véritable, il faut dore que l’âme souffrira des peines de ce feu corporel,
puisque le Seigneur dit qu’il a été préparé pour le diable et ses anges (Matth., chap. 25) qui sont incorporels, comme l’âme
elle-même. Mais on explique de différentes manières comment l’âme peut souffrir
(Tout en admettant communément que les âmes souffrent dans l’enfer du feu
matériel, les théologiens ne sont pas d’accord quand il s’agit de déterminer de
quelle manière se produit cette souffrance.). — En effet, les uns ont dit que
la souffrance que l’âme ressent du feu consiste en ce qu’elle voit. D’où saint
Grégoire dit (Dialog.,
liv. 4, chap. 29, par. à princ.) que l’âme souffre du
feu par là même qu’elle le voit. Mais cela ne paraît pas suffisant ; parce que
tout ce qui est vu par là même qu’on le voit est la perfection de celui qui le
voit. Il ne peut donc pas se faire qu’une chose soit une punition en raison de
ce qu’on la voit. Mais elle peut être quelquefois une affliction ou une cause
de tristesse par accident, selon qu’on la perçoit comme une chose nuisible. Par
conséquent, indépendamment de ce que l’âme voit ce feu, il faut qu’il y ait un
rapport de l’âme avec lui qui repose sur le mal qu’il cause à l’âme. — C’est
pourquoi d’autres ont dit que quoique le feu corporel ne puisse brûler l’âme,
cependant l’âme le perçoit selon qu’il lui est nuisible, et cette perception la
remplit de crainte et de douleur selon l’accomplissement de ces paroles (Ps. 13, 5) : Ils ont tremblé de frayeur où il n’y avait pas lieu de craindre.
C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Dial.,
liv. 4, loc. cit.), que l’âme brûle parce qu’elle se voit brûler. Mais cette
explication ne paraît pas encore suffisante ; parce que suivant cette opinion
la souffrance de l’âme ne viendrait pas du feu d’après la vérité de la chose,
mais uniquement d’après sa perception. Car quoiqu’on puisse véritablement
éprouver de la tristesse ou de la douleur par suite d’une imagination fausse,
comme le dit saint Augustin (Sup. Gen. ad litt., liv. 12, chap.
19 et 32), cependant on ne peut pas dire que dans ce cas on souffre
véritablement de la chose, mais de l’image qui s’en forme. De plus, ce mode de
souffrance s’éloignerait plus de la souffrance réelle que celui qui résulte de
visions imaginaires ; puisque ce dernier est produit par les images véritables
des choses que l’âme porte avec elle ; tandis que l’autre provient des idées
fausses que se forme l’âme qui est dans l’erreur. D’ailleurs il n’est pas
probable que les âmes éparées ou les démons qui sont
doués d’un esprit si pénétrant croient que le feu corporel peut leur nuire,
s’ils n’en étaient nullement incommodés. — C’est pourquoi d’autres disent qu’il
faut reconnaître que l’âme souffre réellement du feu corporel. D’où saint
Grégoire dit (Dial., liv. 4, chap. 29
à med.) : Nous pouvons conclure des paroles de
l’Evangile que l’âme souffre du feu, non seulement en le voyant, mais encore en
l’éprouvant. Ils supposent que cela se fait de cette manière. Ils disent que
l’on peut considérer ce feu matériel de deux façons. 1° Selon qu’il est une
chose corporelle et qu’à ce point de vue il n’est pas possible qu’il agisse sur
l’âme. 2° Selon qu’il est un instrument de la justice vengeresse de Dieu. Car
l’ordre de la justice divine exige que l’âme qui se soumet aux choses
corporelles par le péché leur soit aussi soumise par la peine. Comme un
instrument n’agit pas seulement en vertu de sa propre nature, mais encore en
vertu de sa propre nature, mais encore en vertu de l’agent principal ; il ne
répugne pas par conséquent que ce feu, puisqu’il agit en vertu d’un agent
spirituel, agisse sur l’esprit de l’homme ou du démon à la manière dont nous
avons dit que les sacrements sanctifient l’âme (Sent. 4, dist. 1, quest. 1, art. 4, quest. 1 à 3, et 3a
pars, quest. 62, art. 1 et 4). — Mais cela ne paraît pas encore suffisant ;
parce que tout instrument a sur la chose à l’égard de laquelle il opère
instrumentalement une action propre qui lui est naturelle et n’a pas seulement
cette action d’après laquelle il agit en vertu de l’agent principal. Et même en
exerçant la première action il faut qu’il produise la seconde ; comme l’eau en
lavant le corps dans le baptême sanctifie l’âme, et la scie en coupant le bois
produit la forme d’une maison. Il faut donc donner au feu une action sur l’âme
qui lui soit naturelle pour qu’il soit un instrument de la justice divine qui
venge les péchés. C’est pourquoi il faut dire qu’un corps ne peut agir sur
l’esprit naturellement, ni lui nuire de quelque manière ou lui être à charge
qu’autant que l’esprit est uni à ce corps de quelque façon. Car c’est ainsi que
nous trouvons que le corps qui se
corrompt appesantit l’âme (Sag., 9, 15). Or,
l’esprit est uni au corps de deux manières : 1° Il lui est uni comme la forme à
la matière, de telle sorte qu’il en résulte un être qui est un absolument.
L’esprit qui est ainsi uni au corps et est appesanti d’une certaine façon par
lui. Mais l’esprit de l’homme et du démon n’est pas ainsi uni au feu corporel.
2° Il lui est uni comme le moteur au mobile, ou comme ce qui est localisé au
lieu d’après la manière dont les choses incorporelles sont dans un lieu : et
c’est en ce sens que les esprits incorporels qui ont été créés sont
circonscrits dans un lieu de telle sorte qu’ils sont dans un lieu ce qu’ils ne
sont pas dans un autre. Mais quoique la chose corporelle ait par sa nature la
propriété de limiter un esprit incorporel à un lieu, elle ne peut cependant pas
par sa nature retenir l’esprit incorporel limité à un lieu, de façon qu’il soit
fixé à ce lieu au point qu’il ne puisse se porter vers d’autres ; puisque
l’esprit n’est pas naturellement dans un lieu de sorte qu’il soit soumis au
lieu. Mais cette propriété est surajoutée au feu corporel selon qu’il est
l’instrument de la justice vengeresse de Dieu, et à ce titre il retient
l’esprit et il devient ainsi pour lui un tourment en l’empêchant d’exécuter sa
propre volonté, c’est-à-dire en lui ôtant le pouvoir d’opérer où il veut et
comme il veut. Saint Grégoire établit aussi ce mode (Dial., liv. 4, chap. 29, circ. med.). Car
en expliquant comment l’âme souffre au sein des flammes, il dit : Puisque la
vérité rapporte que le mauvais riche a été condamné au feu, quel est le sage
qui niera que l’âme des réprouvés soient en proie au feu ? C’est aussi ce que
dit Julien (Il s’agit en cet endroit de l’archevêque de Tolède, qui emprunta à
saint Grégoire ce qu’il dit dans son ouvrage qu’il a intitulé : Prognosticum de futuro sæculo.) (episc.
Tolet., liv. 2 Prognost., chap. 17), comme le rapporte le
Maître des sentences (4, dist. 44). Si l’esprit incorporel de l’homme qui est
vivant est renfermé dans son corps, pourquoi le feu corporel ne le
posséderait-il pas après la mort ? Saint Augustin dit aussi (De civ. Dei, liv. 20, chap. 10) : que
comme l’âme dans la condition de l’homme est unie au corps selon qu’elle lui
donne la vie (quoique l’un soit spirituel et l’autre corporel), et que par
suite de cette union elle conçoive pour le corps un vif amour ; de même elle
est enchaînée au feu selon qu’elle en reçoit son châtiment, et elle conçoit
pour lui de l’horreur par suite de cette union. Il est donc nécessaire de
réunir tous ces modes en un seul pour qu’on voie parfaitement comment l’âme
souffre du feu corporel ; de telle sorte que nous disions que le feu a par sa
nature ce qu’il faut pour que l’esprit incorporel puisse lui être uni, comme
l’objet localisé l’est au lieu. Mais selon qu’il est un instrument de la
justice divine il a le pouvoir de le retenir enchaîné d’une certaine manière.
Et c’est en cela que le feu nuit véritablement à l’esprit ; et l’âme voyant le
feu comme une chose qui lui nuit est ainsi tourmentée
par lui. C’est pourquoi saint Grégoire indique successivement toutes ces choses
(Dial., liv. 4), comme on le voit
d’après les passages que l’on a cités en faveur de chaque opinion.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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