Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 71 : Des suffrages des morts

 

          Nous devons ensuite nous occuper des suffrages des morts. A ce sujet quatorze questions se présentent. 1° Les suffrages qui sont faits par l’un peuvent-ils servir aux autres ? (Cet article est une réfutation de l’erreur de Pélage qui prétendait que la prière était absolument inutile et de Wicleff qui disait qu’on ne doit pas prier pour une personne en particulier ; ce qui est contraire à la doctrine de l’Eglise.) — 2° Les morts peuvent-ils être aidés par les œuvres des vivants ? (Il est de foi contre Luther et les novateurs modernes que les œuvres des vivants peuvent être utiles aux morts. C’est ce qui a été défini par le concile de Florence et par le concile de Trente (sess. 22, can. 3 et sess. 25, in princ.).) — 3° Les suffrages faits par les pécheurs servent-ils aux morts ? — 4° Les suffrages faits pour les morts servent-sil à ceux qui les font ? — 5° Les suffrages servent-ils à ceux qui sont dans l’enfer ? — 6° Servent-ils à ceux qui sont dans le purgatoire ? (Il est de foi que les suffrages des vivants servent aux âmes qui sont dans le purgatoire. Le concile de Florence (sess. ult.) et le concile de Trente (sess. 25, decret De purgat. et sess. 22, chap. 2 De sacrif. missæ) l’ont expressément défini.) — 7° Servent-ils aux enfants qui sont dans les limbes ? — 8° Servent-ils d’une autre manière à ceux qui sont dans le ciel ? — 9° La prière de l’Eglise et le sacrement de l’autel et les aumônes servent-ils aux défunts ? — 10° Les indulgences que l’Eglise accorde leur servent-elles ? (Il est de foi que les indulgences sont applicables aux morts, contrairement à l’erreur des vaudois et des hérétiques modernes qui ont prétendu que le pape n’avait pas le pouvoir de les appliquer aux âmes du purgatoire.) — 11° Le culte des obsèques sert-il aux défunts ? — 12° Les suffrages qui se font pour un seul défunt lui servent-ils plus qu’aux autres ? (Le concile de Constance dans sa 8e session a condamné cette proposition de Wicleff qui prétendait que les prières faites spécialement pour quelqu’un ne lui étaient pas plus utiles que les prières générales : Speciales rationes applicatæ uni personæ per prælatos, vel religiosos, non plus prosunt eidem quàm generales cæteris paribus.) — 13° Les suffrages faits pour plusieurs valent-ils autant pour chacun que si on les faisait en particulier pour chacun d’eux ? — 14° Les suffrages sont-ils aussi profitables à ceux pour lesquels on ne fait pas de suffrages particuliers qu’à ceux pour lesquels on fait des suffrages communs et particuliers tout ensemble ?

 

Article 1 : Les suffrages faits par l’un peuvent-ils profiter à l’autre ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages faits par l’un ne puissent pas profiter aux autres. Car il est dit (Gal., 6, 8) : que l’homme moissonnera ce qu’il aura semé. Or, si l’un venait à retirer du fruit des suffrages d’un autre, il moissonnerait ce que les autres auraient semé. Donc on ne retire aucun fruit des suffrages des autres.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette moisson consiste à recevoir la vie éternelle, comme on le voit d’après ces paroles (Jean, 4, 36) : Et celui qui moissonne… amasse du fruit pour la vie éternelle. Mais on ne fait participer quelqu’un à la vie éternelle que pour ses propres œuvres ; parce que quoique l’on obtienne pour un autre qu’il parvienne à la vie, cela ne se fait cependant jamais que par l’intermédiaire de ses propres œuvres, comme lorsque d’après les prières de quelqu’un un autre obtient la grâce par laquelle il mérite la vie éternelle.

 

          Objection N°2. Il appartient à la justice de Dieu d’accorder à chacun selon ses mérites, d’où il est dit (Ps. 61, 12) : Vous rendrez à chacun selon ses œuvres. Or, il est impossible que la justice de Dieu défaille. Donc il est impossible que l’un soit aidé par les œuvres de l’autre.

          Réponse à l’objection N°2 : L’œuvre qu’on fait pour quelqu’un devient l’œuvre de celui pour lequel on la fait. De même l’œuvre qui appartient à celui qui ne fait qu’un avec moi est aussi la mienne d’une certaine manière. Ainsi il n’est pas contraire à la justice divine que l’un profite des œuvres faites par un autre qui ne fait qu’un avec lui dans la charité, ou des œuvres faites pour lui. D’ailleurs d’après la justice humaine il arrive aussi que la satisfaction de l’un est acceptée pour un autre.

 

          Objection N°3. Une œuvre est louable et méritoire sous le même rapport, c’est-à-dire en raison de ce qu’elle est volontaire. Or, l’un n’est pas loué d’après les œuvres de l’autre. Donc l’œuvre de l’un ne peut pas être non plus méritoire et fructueuse pour l’autre.

          Réponse à l’objection N°3 : On ne donne de louange à quelqu’un que par rapport à ses actes. Ainsi la louange n’existe que par rapport à quelque chose, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 12, circ. princ.). Et parce que personne ne devient ou ne se montre bien ou mal disposé à l’égard de quelque chose d’après les œuvres d’un autre, il s’ensuit que personne n’est loué d’après les œuvres d’un autre, sinon par accident, selon qu’il est lui-même cause de ces œuvres d’une certaine façon, soit en les conseillant, soit en aidant à les faire ou de toute autre manière. Mais une œuvre est méritoire pour quelqu’un, non seulement d’après sa disposition, mais encore par rapport à quelque chose qui résulte de sa disposition ou de son état, comme on le voit évidemment d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°4. Il appartient à la justice divine de rendre pareillement le bien pour le bien et le mal pour le mal. Or, personne n’est puni pour les mauvaises actions d’un autre ; même, comme le dit le prophète (Ez., 18, 20) : L’âme qui aura péché mourra. L’un n’est donc pas aidé par les bonnes actions de l’autre.

          Réponse à l’objection N°4 : Il répugne directement à la justice d’enlever à quelqu’un ce qui lui est dû. Mais il n’est pas contraire à cette vertu de donner à quelqu’un quelque chose qu’on ne lui doit pas. C’est un acte qui dépasse les bornes de la justice, car c’est un acte de libéralité. Or, on ne pourrait punir quelqu’un pour le mal fait par un autre qu’en lui enlevant quelque chose du sien. Par conséquent il ne convient pas qu’on soit puni pour les fautes d’un autre, comme il convient qu’on profite du bien fait par autrui.

 

          Mais c’est le contraire. il est dit (Ps. 118, 63) : Je participe à tous ceux qui vous craignent, etc.

          Tous les fidèles unis par la charité sont les membres d’un même corps qui est l’Eglise. Or, un membre est aidé par un autre. Donc un homme peut être aidé par les mérites d’un autre.

 

          Conclusion Puisque chacun est disposé à recevoir sa récompense non d’après l’acte d’un autre, mais d’après son acte propre, l’œuvre de l’un ne peut servir à l’autre comme mérite pour arriver à l’état de béatitude, mais à titre de prière.

         Il faut répondre que nos actes peuvent avoir une double valeur. 1° Ils peuvent servir à acquérir un état, comme l’homme acquiert l’état de la béatitude par une œuvre méritoire. 2° ils peuvent servir à quelque chose qui est une conséquence de cet état. C’est ainsi que l’homme mérite par un acte une récompense accidentelle ou une remise de peine. Nos actes peuvent servir de deux manières à l’égard de ces deux choses ; ils peuvent servir par voir de mérite et par voir de prière. Il y a cette différence entre ces deux voies ; c’est que le mérite repose sur la justice, tandis que la prière s’appuie sur la miséricorde. Car celui qui prie attend ce qu’il demande de la libéralité seul de celui qu’il supplie. On doit donc dire que l’œuvre de l’un ne peut d’aucune manière profiter à un autre pour arriver à un état par voie de mérite, c’est-à-dire que personne ne peut mériter la vie éternelle d’après ce que je fais. Car la béatitude est accordée proportionnellement à la capacité de celui qui la reçoit, et chacun est disposé d’après ses actes et non d’après les actes d’autrui, et par disposition j’entends ce qui rend digne de la récompense. Mais par voir de prière, même relativement à l’état que l’on doit atteindre, l’œuvre de l’un peut profiter à l’autre, tant qu’il est sur cette terre ; comme quand un homme obtient pour un autre la première grâce. L’impétration de la prière se rapportant à la libéralité de Dieu qu’on invoque, elle peut s’étendre à toutes les choses qui sont soumises à la puissance divine. Mais relativement à ce qui es tune conséquence de l’état définitif de l’homme ou qui lui est accessoire, l’œuvre de l’un peut profiter à l’autre, non seulement par voie de prière, mais encore par voie de mérite. Ce qui arrive de deux manières : 1° Parce que l’on communique ensemble dans le principe radical de l’œuvre qui est la charité pour les œuvres méritoires. C’est pourquoi tous ceux qui sont unis ensemble par la charité, retirent actuellement un certain profit des œuvres qu’ils font, mais dans la proportion de l’état de chacun. Car même dans le ciel chacun se réjouira des biens d’autrui ; et c’est de là que vient la communion des saints qui est un article de foi. 2° En vertu de l’intention de l’œuvre, lorsqu’on fait des œuvres spécialement pour qu’elles profitent à tels ou tels individus. Ces œuvres deviennent d’une certaine façon les œuvres de ceux pour lesquels elles sont faites, puisque celui qui en est l’auteur leur en fait don. Par conséquent elles peuvent leur servir pour l’accomplissement de leur satisfaction ou pour quelque chose de semblable qui ne change pas leur état.

 

Article 2 : Les morts peuvent-ils être aidés par les vivants ?

 

          Objection N°1. Il semble que les morts ne puissent pas être aidés par les œuvres des vivants. D’abord d’après ces paroles (2 Cor., 5, 10) : Nous devons tous comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises œuvres qu’il aura faites dans son corps. Donc l’homme ne pourra tirer profit des œuvres des autres qui auront été faites après sa mort, quand son âme sera hors de son corps.

          Réponse à l’objection N°1 : L’homme tant qu’il a été vivant sur cette terre a mérité que ces œuvres lui fussent utiles après la mort. C’est pourquoi si après cette vie il reçoit du secours, cela provient néanmoins des choses qu’il a faites dans son corps. — Ou bien il faut dire d’après saint Jean Damascène (in serm. prædicto, aliquant à princ.) que cela doit s’entendre de la rétribution qui se fera au jugement dernier et qui aura pour objet la gloire éternelle ou la damnation éternelle, dans laquelle chacun ne recevra qu’en raison de ce qu’il a fait sur la terre. Mais en attendant on peut être aidé par les suffrages des vivants.

 

          Objection N°2. La même conséquence paraît résulter de ces paroles (Apoc., 14, 13) : Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur ; car leurs œuvres les suivent.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce passage s’entend expressément de ce qui doit suivre la rétribution éternelle, ce qui évident d’après les paroles qui précèdent : heureux les morts, etc. — Ou bien on doit dire que les œuvres faites pour eux sont aussi les leurs d’une certaine manière, comme nous l’avons dit (art préc. dans le corps et Réponse N°2).

 

          Objection N°3. Il n’appartient qu’à celui qui est in via de tirer profit d’une œuvre quelconque. Or, les hommes après leur mort ne sont plus voyageurs, car c’est d’eux qu’on entend ces paroles (Job, 19, 8) : Le Seigneur a fermé d’une haie mon chemin et je ne puis plus passer. Donc les morts ne peuvent être aidés des suffrages de quelqu’un.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique les âmes après la mort ne soient plus absolument à l’état de voyageuses, néanmoins elles sont encore sous un rapport in via, dans le sens que leur marche est encore retardée et qu’elles ne sont pas arrivées à leur récompense dernière. C’est pourquoi leur voie est absolument fermée, de telle sorte qu’il n’y a plus d’œuvres qui puissent changer leur état heureux et malheureux ; mais elle n’est pas fermée sous un autre rapport, car relativement à ce qui les tient éloignées de leur récompense dernière, elles peuvent être aidées par les autres, parce qu’à cet égard elles sont encore in via.

 

          Objection N°4. Personne n’est aidé par l’œuvre d’un autre à moins qu’il n’y ait une communication de vie entre eux. Or, il n’y a pas de communication entre les morts et les vivants, suivant Aristote (Eth., liv. 1, chap. 11). Donc les suffrages des vivants ne sont pas utiles aux morts.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique la communication des œuvres civiles dont parle Aristote ne puisse avoir lieu entre les morts et les vivants, parce que les morts sont en dehors de la vie civile, cependant il peut y avoir entre eux communication quant aux œuvres de la vie spirituelle qui existe par la charité envers Dieu pour qui les esprits des morts vivent.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (2 Mach., 12, 46) : C’est une sainte et salutaire pensée de prier pour les morts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés. Or, cela ne serait pas utile, si cela ne leur était d’aucun secours. Les suffrages des vivants sont donc utiles aux morts.

          Saint Augustin dit (liv. De cura pro mortuis agenda, chap. 1 in fin. et chap. 4) : Ce n’est pas une faible autorité que celle de l’Eglise universelle qui a coutume, dans les prières que le prêtre adresse à Dieu à l’autel, de ne pas oublier de recommander les morts. Cette coutume a été établie par les apôtres eux-mêmes, comme le dit saint Jean Damascène, dans un sermon sur les suffrages des morts (à princ.) où il s’exprime ainsi : Les disciples du Sauveur qui ont connu nos mystères et les saints apôtres ont établi l’usage de faire mémoire dans nos redoutables et sacrés mystères de ceux qui sont morts dans la foi. Ce qui est aussi évident d’après saint Denis qui rapporte (De eccles. hierarch., chap. ult.) le rite d’après lequel on priait pour les morts dans l’Eglise primitive, et il affirme dans ce même endroit que les suffrages des vivants sont utiles aux morts. On doit donc le croire fermement.

 

          Conclusion Puisque la charité ne s’éteint jamais, les œuvres des vivants sont utiles aux morts pour diminuer leurs peines, mais non pour changer leur état.

          Il faut répondre que la charité qui est le lien qui unit les membres de l’Eglise ne s’étend pas seulement aux vivants, mais encore aux morts qui sont décédés avant l’état de grâce. Car la charité, qui est la vie de l’âme comme l’âme est la vie du corps, ne s’éteint pas. La charité ne finira jamais, dit l’Apôtre (1 Cor., 13, 8). De même les morts vivent encore dans la mémoire des vivants. C’est pourquoi l’intention de ceux-ci peut se diriger vers eux. Par conséquent les suffrages des vivants servent aux morts de deux manières, comme ils servent aux vivants eux-mêmes. Ils leur servent à cause de l’union de la charité et à cause de l’intention dirigée en leur faveur. Cependant il ne faut pas croire que les suffrages des vivants aient assez de puissance à leur égard pour changer leur état (C’est-à-dire les prières des vivants ne peuvent pas faire passer quelqu’un de l’état de la damnation au salut, parce que les damnés ne peuvent être aidés par nos suffrages.) et les faire passer de la misère à la félicité ou réciproquement. Mais ils sont utiles pour diminuer leurs peines ou produire quelque chose de semblable qui ne change pas leur état.

 

Article 3 : Les suffrages faits par les pécheurs servent-ils aux morts ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages faits par les pécheurs ne soient pas utiles aux morts. Car, comme le dit l’Evangile (Jean, 9, 31) : Dieu n’écoute pas les pécheurs. Or, si leurs prières profitaient à ceux pour lesquels ils prient, Dieu les exaucerait. Les suffrages faits par eux ne servent donc pas aux morts.

          Réponse à l’objection N°1 : La prière faite par un pécheur quelquefois n’est pas la prière du pécheur, mais d’un autre ; et c’est pour cela que sous ce rapport elle mérite d’être exaucée par Dieu. Cependant quelquefois aussi Dieu exauce les pécheurs, par exemple, quand les pécheurs demandent quelque chose qui lui est agréable. Car Dieu ne répand pas ses biens seulement sur les justes, mais encore sur les pécheurs, comme on le voit (Matth., chap. 5), non d’après leurs mérites, mais en vertu de sa clémence. C’est pourquoi sur ces paroles (Jean, chap. 9) : Deus peccatores non audit, la glose dit (interl. August., tract. 44 in Joan., à med.) que ce juif parle comme n’ayant pas reçu l’onction, et non comme étant pleinement éclairé (Voyez encore ce qu’a dit S. Thomas sur l’efficacité de la prière du pécheur (2a 2æ, quest. 83, art. 16 et quest. 178, art. 2).).

 

          Objection N°2. Saint Grégoire dit dans son Pastoral (Past., liv. 1, chap. 11, à princ.) que quand on envoie pour intercéder quelqu’un qui déplaît, l’esprit de celui qui est irrité se laisse aller à de plus grands excès. Or, tout pécheur déplaît à Dieu. Donc les suffrages des pécheurs ne rendent pas Dieu miséricordieux, et c’est pour ce motif que ces suffrages ne sont pas utiles.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique la prière du pécheur ne soit pas agréée en raison de ce qu’il y a en lui qui déplaît, cependant elle peut être agréable à Dieu en raison de l’autre à la place ou d’après l’ordre duquel elle est faite.

 

          Objection N°3. L’œuvre de quelqu’un paraît être plus fructueuse pour celui qui la fait que pour un autre. Or, le pécheur ne mérite rien pour lui par ses œuvres. Donc il peut encore moins mériter pour un autre.

          Réponse à l’objection N°3 : Ce qui est cause que le pécheur qui fait ces suffrages n’en retire aucun avantage, c’est qu’il n’est pas capable d’en profiter à cause de son propre défaut de disposition, et néanmoins il peut être utile d’une certaine manière à un autre qui est bien disposé, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°4. Toute œuvre méritoire doit être vivifiée, c’est-à-dire animée par la charité. Or, les œuvres faites par les pécheurs sont des œuvres mortes. Donc les morts pour lesquels se font ces œuvres ne peuvent être aidés par elles.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique l’œuvre du pécheur ne soit pas vivante, selon qu’elle lui appartient, elle peut cependant être vivante selon qu’elle appartient à un autre, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°5. Mais ce qui est contraire c’est que personne ne peut savoir au sujet d’un autre s’il est en état de péché ou de grâce. Si donc il n’y avait d’utiles que les suffrages qui sont faits par ceux qui sont en état de grâce, l’homme ne pourrait savoir par qui il pourrait obtenir des suffrages pour ses défunts, et un grand nombre serait ainsi éloigné d’en demander.

 

          Mais parce que les raisons que l’on donne dans le sens opposé paraissent établir qu’il est indifférent que les suffrages viennent des bons ou des méchants, il faut pour ce motif leur répondre.

          Réponse à l’objection N°5 : Quoiqu’on ne puisse pas savoir avec certitude au sujet d’un autre s’il est en état de grâce, cependant on peut le penser avec probabilité d’après ce qu’on voit de lui à l’extérieur. Car on connaît l’arbre par ses fruits, comme le dit l’Evangile (Matth., chap. 7).

 

          Objection N°6. Comme le dit saint Augustin (Enchir., chap. 109), et dans le Maître des sentences (4, dist. 45) un mort est aidé par les suffrages en raison de ce qu’il a mérité de l’être après sa mort, pendant qu’il vivait. Donc la valeur des suffrages s’apprécie d’après la condition de celui pour lequel on les fait. Il semble donc qu’il n’y ait aucune différence, qu’ils soient faits par les bons ou les méchants.

          Réponse à l’objection N°6 : Pour que le suffrage soit utile à un autre on requiert de la part de celui pour lequel on le fait qu’il soit apte à en recueillir les fruits ; et l’homme a acquis cette aptitude par ses propres œuvres qu’il a faites lorsqu’il était vivant. C’est ainsi que parle saint Augustin. Néanmoins on requiert la qualité de l’œuvre qui doit être utile ; et cette condition ne dépend pas de celui pour lequel on la fait, mais plutôt de celui qui la fait soit en l’exécutant, soit en la commandant.

 

          Conclusion Les suffrages faits par un pécheur sont toujours utile ex opere operato, quoiqu’ils ne servent pas ex opere operantis, selon qu’ils sont l’œuvre d’un pécheur ; ils servent cependant selon qu’il représente la personne de l’Eglise ou qu’il agit comme l’instrument d’un autre.

          Il faut répondre que l’on peut considérer deux choses dans les suffrages qui sont faits par les méchants : 1° L’œuvre opérée elle-même, comme le sacrifice de l’autel. Et, parce que nos sacrements sont efficaces par eux-mêmes sans l’œuvre de celui qui les opère et qu’ils produisent également leur effet de quelque main qu’ils soient administrés, sous ce rapport les suffrages faits par les méchants sont utiles aux morts. 2° On peut les considérer quant à l’œuvre de celui qui les opère, et alors il faut distinguer. Car l’œuvre du pécheur qui fait les suffrages peut être considérée d’une manière selon qu’elle est la sienne. A ce point de vue elle ne peut être méritoire ni pour lui, ni pour un autre. On peut la considérer selon qu’elle appartient à un autre ; ce qui a lieu de deux manières. D’abord selon que le pécheur qui fait les suffrages représente la personne de l’Eglise entière, comme un prêtre quand il fait les obsèques des morts dans une église. Comme on comprend que la chose est faite par celui au nom ou à la place duquel on la fait, selon la remarque de saint Denis (De cœlest. hier., chap. 13, par. à princ.), il s’ensuit que les suffrages de ce prêtre servent aux défunts quoiqu’il soit un pécheur. Cela arrive ensuite quand il agit comme l’instrument d’un autre ; car l’œuvre de l’instrument appartient plutôt à l’agent principal. Ainsi quoique celui qui agit comme instrument ne soit pas en état de mériter, cependant son action peut être méritoire en raison de l’agent principal ; comme dans le cas où un serviteur qui est en état de péché fait une œuvre de miséricorde d’après l’ordre de son maître qui est en état de grâce. Par conséquent si quelqu’un qui meurt en état de grâce ordonne qu’on lui fasse des prières, ou qu’un autre qui a la grâce l’ordonne, ces prières sont utiles au mort, quoique ceux qui le font soient dans le péché. Cependant elles vaudraient mieux s’ils étaient dans l’état de grâce, parce qu’alors ces œuvres seraient méritoires de la part des deux parties (S. Thomas examine ex professo si la messe d’un mauvais prêtre a moins de valeur que celle d’un bon (3a pars, quest. 82, art. 6).).

 

Article 4 : Les suffrages qui sont faits par les vivants pour les morts servent-ils à ceux qui les font ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages qui sont faits par les vivants pour les morts ne servent pas à ceux qui les font. Car si quelqu’un payait une dette pour un autre, d’après la justice humaine il ne serait pas quitte lui-même de sa propre dette. Donc par là même qu’en faisant des suffrages on acquitte une dette au profit de celui pour qui on les fait, on ne s’acquitte pas par là de sa propre dette.

 

          Objection N°2. Chacun doit faire ce qu’il fait de la meilleure manière qu’il le peut. Or, il est mieux d’aider deux personnes qu’une seule. Si donc en payant la dette d’un mort par des suffrages on s’affranchit de sa propre dette, il semble qu’on ne devrait jamais satisfaire pour soi-même, mais toujours pour un autre.

 

          Objection N°3. Si la satisfaction de celui qui satisfait pour un autre lui était aussi utile qu’à celui pour lequel il satisfait, pour la même raison elle serait également utile à un troisième, s’il satisfait tout à la fois pour lui, et également à un quatrième et ainsi de suite. Donc un seul individu par une seule satisfaction pourrait satisfaire pour tous ; ce qui est absurde.

 

          Mais c’est le contraire, c’est ce qui est dit (Ps. 34, 13) : Ma prière se retournera dans mon sein. Donc pour la même raison les suffrages qu’on fait pour les autres servent à ceux qui les font.

          Saint Jean Damascène dit (in serm. De his qui fide dormierunt, in med.) : Comme celui qui veut oindre un infirme du saint chrême ou d’une autre huile sainte, participe d’abord lui-même à l’onction et oint ensuite celui qui est malade ; de même celui qui travaille pour le salut du prochain, est d’abord utile à lui-même et ensuite à ses semblables ; et c’est ce que nous voulons établir.

 

          Conclusion Le suffrage que l’on fait pour les morts sert à celui qui le fait en ce qui regarde le mérite de la vie éternelle, mais selon qu’il est expiatoire de la peine et comme œuvre satisfactoire ne lui sert d’aucune manière.

          Il faut répondre que le suffrage que l’on fait pour un autre peut se considérer de deux manières. 1° Selon qu’il est expiatoire de la peine à la manière de la compensation qui s’observe dans la satisfaction. De cette façon l’œuvre du suffrage qui est comptée comme appartenant à celui pour lequel on le fait le délivre de la peine qu’il doit, sans délivrer celui qui l’accomplit de la peine qu’il doit lui-même. Car dans cette compensation on considère l’égalité de la justice. Or, cette œuvre satisfactoire peut être adéquate par rapport à une dette sans l’être par rapport à une autre. Car les dettes de deux pécheurs demandent une satisfaction plus grande que les dettes d’un seul. 2° On peut le considérer selon qu’il est méritoire de la vie éternelle, ce qu’il possède en raison de ce qu’il a la charité pour principe. Sous ce rapport il ne sert pas seulement à celui pour lequel on le fait, mais il sert encore beaucoup plus à celui qui le fait.

          La réponse aux objections est par là même évidente. Car les premières raisons s’appuient sur le suffrage selon qu’il est satisfactoire et les autres selon qu’il est méritoire.

 

Article 5 : Les suffrages servent-ils à ceux qui sont dans l’enfer ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages servent à ceux qui sont dans l’enfer, d’après ce passage de l’Ecriture (2 Mach., 12, 40) : Ils trouvèrent sous les tuniques de ceux qui avaient été tués des choses qui avaient été consacrées aux idoles et que la loi défendait aux Juifs, et néanmoins on ajoute que Judas envoya douze mille dragmes d’argent à Jérusalem, afin qu’on offrît des sacrifices pour les péchés de ces personnes qui étaient mortes. Or, il est certain que ces hommes avaient péché mortellement en agissant contre la loi, et que par conséquent ils étaient morts dans le péché mortel et qu’ils étaient tombés dans l’enfer. Les suffrages servent donc à ceux qui sont dans l’enfer.

          Réponse à l’objection N°1 : On n’a pas trouvé sur ces morts les offrandes faites aux idoles, de manière qu’on pût en tirer une preuve qu’ils les portaient par respect pour les idoles eux-mêmes ; mais ils les reçurent comme vainqueurs, parce qu’elles leur étaient dues d’après le droit de la guerre. Néanmoins ils péchèrent véniellement par avarice ; ils ne furent donc pas damnés dans l’enfer, et par conséquent les suffrages pouvaient leur être utiles. — Ou bien il faut dire d’après d’autres que dans le combat, quand ils ont vu le péril qui les menaçait, ils se sont repentis de leur péché, d’après ces paroles du Psalmiste (Ps. 77, 34) : Lorsque Dieu les faisait mourir, ils le recherchaient. On peut le penser avec probabilité, et c’est pour cela que l’on fît pour eux une oblation.

 

          Objection N°2. Le Maître des sentences dit (Sent. 4, dist. 45) d’après les paroles de saint Augustin (in Ench., chap. 110 in fin.) : Les suffrages sont utiles aux autres, soit en leur servant pour obtenir une pleine rémission de leur dette, soit pour rendre leur damnation plus tolérable. Or, il n’y a que ceux qui sont dans l’enfer qui sont appelés des damnés. Les suffrages sont donc aussi utiles à ceux qui sont dans cet état.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans ce passage le mot damnation se prend dans un sens large pour toute punition ; de telle sorte qu’on y comprend aussi la peine du purgatoire qui est quelquefois expiée totalement par les suffrages et qui d’autres ne l’est pas, mais qui est affaiblie.

 

          Objection N°3. Saint Denis dit (De eccles. hier., chap. ult., circ. med.) : Si les prières des juste produisent de l’effet dès cette vie, combien n’en produisent-elles pas encore davantage après la mort dans ceux qui sont dignes des prières sacrées ? D’où l’on peut conclure que les suffrages servent plus aux morts qu’aux vivants. Or, ils servent aux vivants qui sont dans le péché mortel, puisque tous les jours l’Eglise prie pour les pécheurs afin qu’ils se convertissent à Dieu. Donc les suffrages sont aussi utiles aux morts qui sont dans le péché mortel.

          Réponse à l’objection N°3 : Sous un rapport le suffrage pour un mort s’accepte plutôt que pour un vivant, parce qu’il en a le plus besoin, puisqu’il ne peut pas s’être utile à lui-même, comme un vivant le peut ; mais sous un autre rapport le vivant est dans une condition meilleure, parce qu’il peut passer de l’état du péché mortel à l’état de grâce ; ce qu’on ne peut dire des morts. C’est pourquoi on n’a pas le même motif de prier pour les morts que pour les vivants.

 

          Objection N°4. Dans les vies des Pères (liv. 3, num. 172, et liv. 6, num. 16) on lit un fait que rapporte aussi saint Jean Damascène dans son sermon (De defunct., aliquant. à princ.), c’est que saint Macaire (Ce récit est purement fabuleux, car on ne trouve rien de semblable dans les monuments authentiques de cette époque.) ayant trouvé sur son chemin le crâne d’un mort, il se mit en prière pour savoir à qui ce chef avait appartenu ; et la tête répondit qu’elle avait appartenu à un prêtre des gentils qui était damné en enfer. Néanmoins il avoua que la prière de Macaire lui avait été utile ainsi qu’aux autres. Les suffrages de l’Eglise servent donc aussi à ceux qui sont dans l’enfer.

          Réponse à l’objection N°4 : Ce secours ne consistait pas dans la diminution de leur peine, mais uniquement en ce que pendant qu’il priait on leur accordait de se voir mutuellement, comme il est dit (ibid.). Ils n’en recevaient pas une joie véritable, mais une joie fantastique en ce que leur désir était rempli ; comme on dit aussi que les démons se réjouissent quand ils entraînent les hommes au péché ; quoique par là leur peine ne soit point du tout diminuée, comme la joie des anges n’est pas non plus affaiblie en raison de ce qu’on dit qu’ils compatissent à nos maux.

 

          Objection N°5. Saint Jean Damascène raconte dans le même sermon que saint Grégoire priant pour Trajan entendit une voix divine qui lui dit : J’ai entendu ta prière et je pardonne à Trajan. Tout l’Orient et tout l’Occident attestent ce fait, ajoute ce saint docteur (loc. cit.). Or, il est certain que Trajan était dans l’enfer, puisqu’il a fait périr cruellement une foule de martyrs, comme le dit le même Père. Les suffrages de l’Eglise sont donc aussi utiles à ceux qui sont dans l’enfer.

          Réponse à l’objection N°5 : Pour le fait de Trajan (Sur cette histoire de Trajan on peut consulter Bellarmin (De purgat., liv. 2, chap. 8), baronius (Annal. ad an. Christi 604). Nous ferons seulement observer que S. Thomas rapporte ce récit apocryphe d’après l’opinion de ces contemporains, mais qu’il doute de sa véracité. Car il dit (in Sent. 1, dist. 44, quest. 2, art. 2 ad 5) : Idem est de Trajano qui fortè post trecentos annos suscitatus est.) on peut ainsi penser avec probabilité qu’il a été rappelé à la vie par les prières de saint Grégoire, et qu’ainsi il a obtenu la grâce par laquelle ses péchés lui ont été remis et que par suite il a été exempt de sa peine ; comme on le voit aussi dans tous ceux qui ont été miraculeusement ressuscités, parmi lesquels il y en a plusieurs qui étaient idolâtres et qui avaient été damnés. Car il faut penser de même de tous ceux qui n’étaient pas finalement destinés à l’enfer, mais selon la justice présente de leurs propres mérites, et dont il devait être autrement disposé d’après les causes supérieures selon lesquelles il était prévu qu’ils reviendraient à la vie. — Ou bien il faut dire d’après quelques-uns que l’âme de Trajan ne fut pas absolument délivrée de la pine éternelle, mais que sa peine fut suspendue pour un temps, par exemple jusqu’au jour du jugement. Toutefois il n’est pas nécessaire que le même effet soit communément produit par les suffrages, parce que les choses qui arrivent d’après la loi commune sont autres que celles qui sont accordées en particulier à quelques individus d’après un privilège ; comme les limites des choses humaines sont autres que les prodiges des vertus divines, suivant l’expression de saint Augustin (Liv. De cura pro mortuis agenda, chap. 16 à princ.).

 

          Mais c’est le contraire. Saint Denis dit (De eccles. hier., chap. 7) : Le prêtre souverain ne prie pas pour ceux qui sont impurs, parce qu’il s’éloignerait en cela de l’ordre divin ; et il ajoute conséquemment qu’il ne demande pas pour les pécheurs leur pardon, parce qu’il ne serait pas exaucé. Les suffrages ne servent donc pas à ceux qui sont dans l’enfer.

          Saint Grégoire dit (Mor., liv. 34, chap. 15 vers fin.) : La cause pour laquelle on ne prie pas alors, c’est-à-dire après le jour du jugement, pour ceux qui ont été condamnés au feu éternel, c’est la même que celle qui fait qu’on ne prie pas pour le diable ou pour les anges qui sont destinés au supplice éternel ; c’est la même qui fait que les saints ne prient pas pour les infidèles et les impies qui sont morts ; parce qu’à l’égard de ceux qu’ils savent certainement condamnés au supplice éternel ils ne veulent pas rendre nul le mérite de leur prière en présence du juste juge. Les suffrages ne servent donc pas à ceux qui sont dans l’enfer.

          Le Maître des sentences dit (Sent. 4, dist. 45) d’après saint Augustin (serm. 32, De verb. apost. à med.) que pour ceux qui meurent sans la foi qui opère par l’amour et sans les sacrements, c’est en vain que leurs parents remplissent à leur égard ces devoirs. Or, tous les damnés sont dans ce cas. Donc les suffrages ne leur servent pas.

 

          Conclusion Puisque les damnés sont parvenus au dernier terme de leur vie après avoir reçu ce qu’ils ont mérité, et puisqu’ils n’ont pas la charité d’après laquelle les œuvres des vivants s’étendent jusqu’aux morts, il est évident que ces suffrages ne leur sont point du tout utiles.

          Il faut répondre qu’à l’égard des damnés il y a eu trois opinions différentes. Car il y en a qui ont dit que l’on devrait faire à ce sujet une double distinction. L’une se rapporte au temps, prétendant qu’après le jour du jugement aucun de ceux qui seront en enfer ne pourra être aidé par un suffrage quelconque, mais qu’avant cette époque il y a des damnés qui sont aidés par les suffrages de l’Eglise. L’autre distinction porte sur les individus qui sont en enfer, parmi lesquels ils disaient qu’il y en avait de très méchants, comme par exemple ceux qui meurent sans la foi et les sacrements. Pour ceux-là les suffrages de l’Eglise ne peuvent leur être utiles, parce qu’ils n’ont été de l’Eglise ni quant au mérite, ni quant au nombre. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas très méchants, ce sont ceux qui ont été de l’Eglise numériquement, qui avaient la foi, qui ont reçu les sacrements et qui ont fait certaines bonnes œuvres dans leur genre. Les suffrages de l’Eglise doivent profiter à ces derniers. — Mais il se présentait aux partisans de cette opinion un doute qui les troublait, parce qu’il paraissait résulter de là, comme la peine de l’enfer est finie en intensité quoiqu’elle soit infinie en durée, qu’en multipliant les suffrages cette peine serait totalement détruite, ce qui est l’erreur d’Origène (liv. 1 Periarch., chap. 6, circa med.). C’est pourquoi ils ont voulu échapper à cet inconvénient de plusieurs manières. En effet, Prépositivus a dit que les suffrages pour les damnés peuvent être tellement multipliés qu’ils se trouvent délivrés de leur peine entière, non absolument, comme l’a prétendu Origène, mais pendant un temps, par exemple jusqu’au jour du jugement. Car alors les âmes unies aux corps de nouveau seront plongés dans les peines de l’enfer sans espoir de pardon. Mais cette opinion paraît répugner à la providence divine qui ne laisse rien dans la nature qui ne soit à sa place. Comme la faute ne peut être mise à sa place que par la peine, il s’ensuit qu’il ne peut se faire que la peine soit enlevée si la faute n’est expiée auparavant. C’est pourquoi la faut subsistant continuellement dans les damnés, leur peine n’est interrompue d’aucune manière. — C’est pour ce motif que les disciples de Gilbert de la Porrée imaginèrent un autre mode en disant que par les suffrages on agit pour la diminution des peines comme on procède dans la division des lignes, qui, quoiqu’elles soient finies, peuvent cependant se diviser à l’infini sans que jamais on les épuise, quand on en retranche non pas toujours la même quantité, mais une quantité proportionnelle ; comme par exemple si on enlève d’abord le quart et qu’on prenne ensuite le quart de ce premier quart et ensuite le quart de ce dernier et ainsi de suite indéfiniment. Et ils disent que de même par un premier suffrage on diminue une partie quelconque de la peine, et que par un second on diminue une partie de ce qui reste selon la même proportion. Mais ce mode est défectueux sous une foule de points de vue. 1° Parce que la division à l’infini qui convient à la quantité continue ne paraît pas pouvoir être ainsi appliquée à la quantité spirituelle. 2° Parce qu’il n’y a pas de raison pour que le second suffrage retranche moins de la peine que le premier, s’il est d’égale valeur. 3° Parce que la peine ne peut être diminuée qu’autant que la faute l’est aussi, comme elle ne peut cesser qu’autant que la faute est effacée. 4° Parce que dans la division de la ligne on parvient enfin à quelque chose qui n’est plus sensible. Car le corps sensible n’est pas divisible à l’infini ; et par conséquent il s’ensuivrait qu’après beaucoup de suffrages la peine qui resterait serait tellement faible qu’on ne la sentirait plus, et par conséquent ce ne serait plus une peine. — C’est pourquoi d’autres ont inventé un autre mode. Guillaume d’Auxerre (Sen.t, liv. 4, tract. 4, quest. 1) a dit que les suffrages servent aux damnés non parce qu’ils diminuent ou interrompent la peine, mais parce qu’ils fortifient celui qui souffre ; comme si un homme portait un lourd fardeau et que l’on versât de l’eau sur son visage. Car on lui donnerait des forces pour le mieux porter, quoiqu’on ne rendit nullement son fardeau plus léger. Mais cela ne peut pas être non plus. Car on est plus ou moins en proie au feu éternel, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 9, chap. 39, à princ.), selon le mérite de sa faute. D’où il arrive que le même feu tourmente plus les uns et moins les autres. Ainsi puisque la faute d’un damné reste la même, il ne peut pas se faire qu’il souffre une peine plus légère. De plus cette opinion est présomptueuse, comme étant contraire à ce que disent les Pères, elle est vaine n’étant appuyée d’aucune autorité et elle est déraisonnable ; soit parce que les damnés en enfer sont en dehors du lien de la charité qui fait que les œuvres des vivants s’étendent aux morts ; soit parce qu’ils sont parvenus totalement au terme de la vie, et qu’ils ont reçu ce qui leur revient définitivement selon leurs mérites, comme les saints qui sont dans le ciel. Car ce qui reste encore de la peine ou de la gloire du corps ne leur donne pas la condition de voyageur ; puisque la gloire consiste essentiellement et radicalement dans l’âme et qu’il en est de même de la misère des damnés. C’est pour ce motif que leur peine ne peut pas être diminuée, comme la gloire des saints ne peut pas être augmentée quant à la récompense essentielle. — Cependant on pourrait soutenir d’une certaine manière le mode que quelques-uns établissent pour expliquer comment les suffrages servent aux damnés. Ainsi ils disent qu’ils ne leur servent ni par rapport à la diminution ou à l’interruption de la peine, ni quant à l’affaiblissement de la sensation qu’on éprouve ; mais parce que ces suffrages leur enlèvent une cause de douleur qui pourrait exister pour eux, s’ils se croyaient tellement méprisés qu’on ne s’inquiète d’eux aucunement. Cette cause de douleur leur est enlevée, quand on fait pour eux des prières. Mais cela ne peut pas être non plus d’après la loi commune ; parce que, comme le dit saint Augustin (liv. De cura pro mortuis agenda, chap. 13), ce qui est principalement vrai des damnés, les esprits des morts sont dans un lieu où ils ne voient pas tout ce qui se fait ou tout ce qui arrive en cette vie aux hommes. Par conséquent ils ne savent pas quand on fait pour eux des suffrages ; à moins qu’au-dessus de la loi commune ce soulagement soit accordé par Dieu à quelques-uns des damnés ; ce qui est absolument incertain. — Il est donc plus sûr de dire simplement que les suffrages ne servent pas aux damnés, et que l’Eglise n’a pas l’intention de prier pour eux, comme on le voit d’après les passages cités.

 

Article 6 : Les suffrages servent-ils à ceux qui sont dans le purgatoire ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages ne servent pas non plus à ceux qui sont dans le purgatoire. Car le purgatoire est une partie de l’enfer. Or, il n’y a pas de rédemption dans l’enfer, et il est dit (Ps. 6, 6) : Qui vous louera dans l’enfer ? Les suffrages ne servent donc pas à ceux qui sont dans le purgatoire.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage s’entend de l’enfer des damnés, dans lequel il n’y a aucune rédemption, par rapport à ceux qui sont finalement condamnés à cette peine. — Ou bien il faut dire d’après saint Jean Damascène (in serm. De dormient, inter princ. et med.), que ces passages doivent s’entendre des causes inférieures, c’est-à-dire, selon l’exigence des mérites de ceux qui sont destinés aux peines ; mais selon la miséricorde divine, qui l’emporte sur les mérites des hommes, quelquefois d’après les prières des justes il en est autrement que la sentence exprimée dans ce passage ne le comporte. Dieu change sa sentence, mais non ses desseins, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 12, chap. 23, in med.). C’est pourquoi saint Jean Damascène cite à ce sujet (loc. cit.) les exemples des Ninivites, d’Achab, d’Ezéchias, dans lesquels on voit que la sentence portée contre eux fut ensuite changée par la miséricorde divine.

 

          Objection N°2. La peine du purgatoire est une peine limitée. Si donc par les suffrages on obtient une remise de la peine, on pourra multiplier les suffrages au point que la peine soit totalement enlevée, et alors le péché restera totalement impuni ; ce qui paraît répugner à la justice divine.

          Réponse à l’objection N°2 : Il ne répugne pas qu’en multipliant les suffrages, on éteigne la peine de ceux qui sont dans le purgatoire. Cependant il ne s’ensuit pas que les péchés restent impunis, parce que la peine de l’un est comptée pour l’autre en faveur duquel elle est reçue.

 

          Objection N°3. Les âmes sont dans le purgatoire pour qu’après s’y être purifiées elles parviennent pures au royaume céleste. Or, une chose ne peut être purifiée si l’on ne fait quelque chose à son égard. Les suffrages faits par les vivants ne diminuent donc pas la peine du purgatoire.

          Réponse à l’objection N°3 : La purification de l’âme par les peines du purgatoire n’est pas autre chose que l’expiation de la dette qui empêche de jouir de la gloire. Et comme par la peine que l’un supporte pour un autre, la dette de ce dernier peut être expiée, ainsi que nous l’avons dit (quest. 13, art. 2), il n’y a pas d’inconvénient que l’un soit purifié par la satisfaction de l’autre.

 

          Objection N°4. Si les suffrages étaient utiles à ceux qui sont dans le purgatoire, les choses qui sont faites d’après leur ordre devraient principalement leur être profitables. Or, ces choses ne leur sont pas toujours utiles : comme dans le cas où un mort aurait déterminé qu’on ferait pour lui tant de suffrages que s’ils étaient faits ils suffiraient pour effacer toute sa peine. Si l’on suppose qu’on diffère ces suffrages jusqu’à ce qu’il ait accompli sa peine, ces suffrages ne lui serviront de rien. Car on ne peut pas dire qu’ils servent avant d’être faits, et après qu’ils sont faits le mort n’en a plus besoin puisqu’il a subi sa peine. Les suffrages ne sont donc pas utiles à ceux qui sont dans le purgatoire.

          Réponse à l’objection N°4 : Les suffrages sont utiles de deux manières, ex opere operante, et ex opere operato. J’appelle opus operatum, non seulement un sacrement de l’Eglise, mais l’effet qui résulte d’une œuvre. C’est ainsi que du don des aumônes il en résulte le soulagement du pauvre, et la prière qu’ils font à Dieu pour le mort. De même l’opus operans peut se prendre de la part de l’agent principal, ou de la part de celui qui l’exécute. Je dis donc, qu’aussitôt que le mort a déterminé qu’on lui fît des suffrages, il jouit pleinement de la récompense de ces suffrages, même avant qu’ils soient faits, pour ce qui est de l’efficacité qu’ils devaient avoir ex opere operante, de la part de l’agent principal. Mais quand à l’efficacité qui vient ex opere operato ou ex opere operante de la part de celui qui l’exécute, il n’en retire pas de fruit avant qu’ils ne soient faits (Ce qui prouve que l’on doit exécuter les volontés des morts le plus tôt possible.). S’il arrive qu’il soit auparavant quitte de sa peine, il sera privé sous ce rapport du fruit des suffrages, ce qui retombera sur ceux qui l’en auront privé par leur faute. Car il ne répugne pas que des choses temporelles on soit frustré par la faute d’un autre, et la peine du purgatoire est temporelle, quoiqu’on ne puisse être frustré à l’égard de la récompense éternelle que par sa propre faute.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Sent., liv. 4, dist. 45) d’après saint Augustin (in Ench., chap. 110, à princ.) : Les suffrages sont utiles à ceux qui sont médiocrement bons ou mauvais. Or, tels sont ceux qui sont dans le purgatoire.

          Saint Denis dit (De eccles. hier., chap. 7) que le divin prêtre qui prie pour les morts, prie pour ceux qui ont vécu saintement et qui ont néanmoins contracté quelques taches par suite de la faiblesse humaine. Or, ceux-là sont dans le purgatoire. Donc, etc.

 

          Conclusion Les suffrages des vivants sont utiles à ceux qui sont dans le purgatoire, puisque les œuvres de l’un peuvent servir à un autre pour la satisfaction.

          Il faut répondre que la peine du purgatoire sert à suppléer à la satisfaction qui n’avait pas été pleinement consommée ici-bas. C’est pourquoi, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1 et 2 et quest. 13, art. 2), les œuvres de l’un pouvant servir à un autre pour la satisfaction, qu’il soit vivant ou mort, il n’est pas douteux que les suffrages faits par les vivants ne soient utiles à ceux qui sont dans le purgatoire.

 

Article 7 : Les suffrages servent-ils aux enfants qui sont dans les limbes ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages servent aux enfants qui sont dans les limbes. Car ils ne sont retenus là que pour le péché d’un autre. Il est donc très convenable qu’ils soient aidés par les suffrages des autres.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique le péché originel soit de telle nature, qu’on puisse être aidé par un autre pour en obtenir la rémission, cependant les âmes des enfants qui sont dans les limbes, sont dans un état tel, qu’on ne peut les aider ; parce qu’après cette vie ce n’est plus le temps d’acquérir la grâce.

 

          Objection N°2. Le Maître des sentences dit (Sent. 4, dist. 45), d’après saint Augustin (in Ench., chap. 110 ad fin.), que les suffrages de l’Eglise sont propices à ceux qui ne sont pas très méchants. Or, on ne compte pas les enfants parmi ceux qui sont très méchants, puisque leur peine est la plus douce. Donc les suffrages de l’Eglise les aident.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Augustin parle de ceux qui ne sont pas absolument méchants et qui ont été baptisés : ce qui est évident d’après ce qu’il dit auparavant : Puisque l’on offre pour tous ceux qui sont baptisés le sacrifice de l’autel ou des aumônes, etc.

 

          Mais c’est le contraire. Le Maître des sentences dit (loc. cit.), d’après saint Augustin (serm. 32, De verb Apost., à med.) que les suffrages ne servent de rien à ceux qui sont sortis de ce monde sans la foi qui opère par la charité. Or, les enfants en sont ainsi sortis. Les suffrages ne leur sont donc pas utiles.

 

          Conclusion Puisque l’état des morts ne peut être changé par les suffrages des vivants, ils ne sont pas utiles aux enfants qui sont dans le limbe, dont il faudrait que l’état fût changé relativement au mérite de la récompense essentielle.

          Il faut répondre que les enfants qui n’ont pas été baptisés ne sont retenus dans le limbe que parce qu’ils ne sont pas dans l’état de grâce. Par conséquent puisque l’état des morts ne peut être changé par les œuvres des vivants, surtout relativement au mérite de la récompense ou de la peine essentielle, les suffrages des vivants ne peuvent pas servir aux enfants qui sont dans les limbes.

 

Article 8 : Les suffrages servent-ils aux saints qui sont dans le ciel ?

 

          Objection N°1. Ils semblent qu’ils servent d’une certaine manière aux sains qui sont dans le ciel, d’après ces paroles qui se trouvent dans une collecte de la messe : Comme ces sacrements servent à vos saints pour leur gloire, que de même ils nous soient profitables pour notre guérison. Or, entre tous les suffrages le sacrement de l’autel est le principal. Les suffrages servent donc aux saints qui sont dans le ciel.

          Réponse à l’objection N°1 : Ces paroles ne doivent pas s’entendre comme si les saints tiraient eux-mêmes profit pour leur gloire de leurs fêtes que nous célébrons, mais elles signifient qu’il nous est profitable de célébrer leur gloire avec plus de solennité ; comme de ce que nous connaissons ou louons Dieu, on dit que sa gloire croît en nous d’une certaine manière (Il s’agit dans ce cas de sa gloire extrinsèque et non de sa gloire intrinsèque.), ce qui ne signifie pas qu’elle croît pour Dieu, mais pour nous.

 

          Objection N°2. Les sacrements produisent ce qu’ils figurent. Or, la troisième partie de l’hostie, c’est-à-dire celle que l’on met dans le calice, signifie ceux qui mènent la vie bienheureuse dans le ciel. Les suffrages de l’Eglise sont donc utiles aux saints qui sont au ciel.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique les sacrements produisent ce qu’ils figurent, ils ne produisent cependant pas cet effet maintenant à l’égard de tout ce qu’ils figurent ; autrement puisqu’ils figurent le Christ, ils produiraient quelque chose dans le Christ lui-même (ce qui est absurde), mais ils ont de l’efficacité à l’égard de celui qui reçoit le sacrement d’après la vertu de ce que le sacrement signifie. Ainsi il ne s’ensuit pas que les sacrifices offerts pour les fidèles défunts servent aux saints ; mais que d’après les mérites des saints qui sont rappelés ou signifiés dans le sacrement, ils servent aux autres pour lesquels ils sont offerts.

 

          Objection N°3. Les saints dans le ciel ne se réjouissent pas seulement de leurs biens propres, mais encore des biens des autres. D’où il est dit (Luc, 15, 10) : Il y a une grande joie parmi les anges de Dieu quand un seul pécheur fait pénitence. Donc la joie des saints augmente en raison des bonnes œuvres que font les vivants, et par conséquent nos suffrages leur sont utiles.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique les saints qui sont dans le ciel se réjouissent de tous nos biens, il ne s’ensuit cependant que la multiplication de nos joies augmente la leur formellement, mais elle est augmentée matériellement selon la raison de son objet. Or, dans les saints, de quelque chose qu’ils se réjouissent, la raison qu’ils ont de s’en réjouir c’est Dieu lui-même dont ils ne peuvent pas se réjouir plus ou moins ; parce que dans ce cas il y aurait une variation dans leur récompense essentielle qui consiste en ce qu’ils jouissent de Dieu. Par conséquent si on multiplie les biens dont Dieu est pour eux la raison de se réjouir, il ne s’ensuit pas qu’ils réjouissent plus vivement, mais qu’ils se réjouissent d’un plus grand nombre de choses. C’est pourquoi il n’en résulte pas qu’ils soient aidés par nos œuvres.

 

          Objection N°4. Saint Jean Damascène dit (in serm. De dorm., à princ.) en rapportant les paroles de saint Chrysostome : Si les Gentils brûlent avec ceux qui sont morts ce qui leur appartenait, combien n’est-il pas plus convenable que vous fidèle vous envoyiez avec le fidèle ce qui lui a appartenu, non pour en faire des cendres à la façon des Gentils, mais pour que vous en retiriez une plus grande gloire, et pour effacer ses péchés, si celui qui est mort était un pécheur, ou pour ajouter à sa récompense et à ses mérites, s’il était juste. Donc, etc.

          Réponse à l’objection N°4 : On ne doit pas attendre que les suffrages faits par quelqu’un ajoutent à la récompense de celui qui est dans la béatitude, mais ils servent à celui qui les fait. — Ou bien on doit dire que les suffrages peuvent ajouter à la récompense d’un mort qui est bienheureux, en raison de ce qu’il a déterminé pendant qu’il était encore vivant au sujet des suffrages que l’on devait faire pour lui ; ce qui a été une chose méritoire pour lui.

 

          Mais c’est le contraire. Le Maître des sentences dit (Sent. 4, dist. 45) d’après les paroles de saint Augustin (serm. 17, De verb. Apost., chap. 1 à med.) : C’est une injure de prier dans l’église pour un martyr aux prières duquel nous devons nous recommander.

          On aide celui qui est dans le besoin. Or, les saints dans le ciel sont absolument sans aucun besoin. Donc ils ne sont pas aidés par les suffrages de l’Eglise.

 

          Conclusion Puisque les saints n’ont besoin de rien dans le royaume céleste et qu’ils sont enivrés de la gloire divine, ils ne sont pas aidés par nos suffrages.

          Il faut répondre que le suffrage implique par sa nature un secours (Ainsi toute prière n’est pas suffrage ; on ne donne le nom de suffrage qu’à la prière qu’on fait pour obtenir en faveur de quelqu’un une chose dont il a besoin.) qui ne convient qu’à celui qui manque de quelque chose. Car on ne peut aider quelqu’un qu’autant qu’il en a besoin. Par conséquent puisque les saints qui sont dans le ciel sont exempts de toute espèce de besoin et qu’ils sont enivrés de l’abondance de la maison de Dieu, d’après le psalmiste (Ps. 35), il ne leur convient pas d’être aidés par les suffrages.

 

Article 9 : Les prières de l’Eglise, le sacrifice de l’autel et les aumônes servent-ils aux défunts ?

 

          Objection N°1. Il semble que les âmes des morts ne soient pas seulement secourues par les prières de l’Eglise, le sacrifice de l’autel et les aumônes ou qu’elles ne soient pas principalement aidées par ces moyens. Car la peine doit être compensée par la peine. Or, le jeûne est plus pénal que l’aumône ou la prière. Donc le jeûne sert plus dans les suffrages que l’une de ces œuvres.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans celui qui satisfait pour un autre, on doit plutôt considérer, pour que l’effet de la satisfaction parvienne à l’autre, le moyen par lequel la satisfaction de l’un passe à l’autre que la peine de la satisfaction ; quoique la peine expie mieux la dette de celui qui satisfait, selon qu’elle est médicinale. C’est pourquoi ces trois sortes d’œuvres servent plus aux défunts qu’au jeûne.

 

          Objection N°2. Saint Grégoire ajoute le jeûne ces trois choses, comme on le voit (Decr. 13, quest. 2, chap. 22). Les âmes de morts sont, dit-il, délivrées de quatre manières, ou par les oblations des prêtres, ou par les aumônes de leurs amis, ou par les prières des saints, ou par le jeûne de leurs proches. L’énumération précédente faite par saint Augustin (liv. De cura pro mort. agenda, chap. 18) est donc insuffisante.

          Réponse à l’objection N°2 : Le jeûne peut aussi servir aux défunts en raison de la charité et de l’intention dirigée vers eux ; mais cependant le jeûne dans sa nature ne contient pas quelque chose qui appartienne à la charité ou à la direction de l’intention ; ces conditions lui sont, pour ainsi dire, extrinsèques. C’est pourquoi saint Augustin n’a pas mis le jeûne parmi les suffrages des morts, mais saint Grégoire l’a fait.

 

          Objection N°3. Le baptême est le premier des sacrements, surtout quant à son effet. On devrait donc administrer le baptême ou les autres sacrements pour les défunts de la même manière ou plutôt que le sacrement de l’autel.

          Réponse à l’objection N°3 : Le baptême est une régénération spirituelle. Par conséquent comme par la génération l’être n’est acquis que par celui qui est engendré ; de même le baptême n’a d’efficacité que dans celui qui est baptisé, pour ce qui est de l’œuvre opérée ; quoique d’après l’œuvre opérante de celui qui baptise ou qui est baptisé il puisse servir aux autres, comme toutes les autres œuvres méritoires. Mais l’eucharistie est le signe de l’union de l’Eglise, et c’est pour cela que d’après l’œuvre opéré elle-même son efficacité peut passer à un autre ; ce qui n’a pas lieu au sujet des autres sacrements.

 

          Objection N°4. C’est ce qui paraît résulter de ces paroles (1 Cor., 15, 29) : S’il est vrai que les morts ne ressuscitent pas, pourquoi sont-ils baptisés en cet état ? Donc le baptême sert aussi pour les suffrages des défunts.

          Réponse à l’objection N°4 : La glose (ord.) explique de deux manières ce passage. D’abord elle l’explique ainsi : Si les morts ressuscitent pas et si le Christ n’est pas ressuscité, pourquoi baptise-t-on pour eux ? C’est-à-dire pour les péchés, puisqu’ils ne sont pas pardonnés, si le Christ n’est pas ressuscité ; parce que dans le baptême non seulement la passion du Christ, mais encore sa résurrection opère et c’est elle qui est en quelque sorte cause de notre résurrection spirituelle. Ou bien elle dit qu’il y avait des ignorants qu’on baptisait pour ceux qui étaient morts sans baptême dans la pensée que cela leur serait utile. Ainsi l’Apôtre ne parle dans ce passage que d’après l’erreur de quelques individus.

 

          Objection N°5. Dans les différentes messes il y a le même sacrement de l’autel. Si donc on compte le sacrifice parmi les suffrages et non la messe, il semble que toutes les messes qu’on dit pour les défunts aient la même valeur, que ce soit une messe de la sainte Vierge ou du Saint-Esprit ou tout autre : ce qui paraît être contraire à la pensée de l’Eglise qui a établi une messe spéciale pour les défunts.

          Réponse à l’objection N°5 : Dans l’office de la messe il n’y a pas seulement le sacrifice, mais il y a encore les prières. C’est pourquoi le suffrage de la messe contient deux choses que saint Augustin énumère (loc. cit., Objection N°2), la prière et le sacrifice. Ainsi dons, de la part du sacrifice qui est offert, la messe sert également au mort, peu importe quelle messe on dise, et le sacrifice est ce qu’il y a de principal dans la messe. Mais de la part des prières, la messe qui est la plus utile c’est celle où se trouvent des oraisons déterminées à cette intention. Toutefois ce défaut peut être compensé par un surcroît de dévotion dans celui qui dit la messe, ou dans celui qui la fait dire, ou encore par l’intercession du saint dont le suffrage est imploré à la messe (Cependant le prêtre doit, autant que les rubriques le permettent, dire la messe. Qui stipendium pro sacro accipit, dit saint Alphonse, tenetur dicere missam pro defunctis, vel votivam, vel in hoc aut in isto altari, prout pecuniam offerens, petivit (quantùm tamen Rubicæ permittunt, quibus neglectis, Ecclesiæ ordinem invertere ob alterius devotionem non convenit) ; quia ob ejus devotionem et speciales orationes, major fructus provenire solet. Si tamen aliter faciat, non erit grave, imò nullum si fiat justâ de causâ (liv. 6, n° 328).).

 

          Objection N°6. Saint Jean Damascène enseigne (in serm. De dormient., à med.) que l’on offre des cierges et de l’huile pour les défunts. On ne doit donc pas compter seulement l’oblation du sacrifice de l’autel, mais encore les autres offrandes parmi les suffrages des morts.

          Réponse à l’objection N°6 : Cette offrande de cierge ou d’huile peut être utile au défunt en tant que ces choses sont des aumônes. Car on les donne pour servir au culte de l’Eglise ou pour l’usage des fidèles.

 

          Conclusion C’est avec raison que saint Augustin a établi qu’il y avait trois secours principaux que les vivants pouvaient accorder aux morts : l’eucharistie et l’aumône en raison de la charité par laquelle les morts sont unis aux vivants, et la prière en raison de leur intention qu’ils dirigent vers les morts.

          Il faut répondre que les suffrages des vivants sont utiles aux morts, selon qu’ils sont unis avec les vivants dans la charité et selon que l’intention des vivants se porte vers eux. C’est pourquoi les œuvres qui sont principalement faites pour venir en aide aux morts sont celle qui appartiennent le plus à la communication de la charité ou à la direction de l’intention vers un autre. Or, le sacrement de l’eucharistie appartient principalement à la charité ; puisqu’il est le sacrement de l’union de l’Eglise et qu’il contient celui en qui l’Eglise entière est unie et consolidée, c’est-à-dire le Christ. L’eucharistie est par conséquent comme la source ou le lien de la charité. D’ailleurs parmi les effets de la charité l’aumône est le principal. C’est pourquoi du côté de la charité ces deux choses sont principalement utiles aux morts : le sacrifice de l’Eglise et l’aumône. Mais de la part de l’intention dirigée vers les morts ce qui est le plus profitable, c’est la prière, parce que la prière par sa nature n’indique pas seulement un rapport avec celui qui prie, comme les autres œuvres, mais elle se rapporte plus directement à la chose pour laquelle on prie. C’est pour ce motif qu’on établit ces trois choses comme les secours principaux que l’on peut accorder aux morts, quoiqu’on doive croire que toutes les autres bonnes œuvres que l’on fait par charité pour les défunts leur sont profitables.

 

Article 10 : Les indulgences servent-elles aux morts ?

 

          Objection N°1. Il semble que les indulgences que l’Eglise accorde servent aussi aux morts. C’est ce qui se prouve par la coutume de l’Eglise qui fait prêcher la croisade, pour qu’on gagne l’indulgence pour soir et pour deux ou trois et quelquefois même pour dix âmes des vivants ou des morts ; ce qui serait une déception, si elles n’étaient utiles aux morts. Donc les indulgences servent aux morts.

 

          Objection N°2. Le mérite de l’Eglise entière est plus efficace que celui d’une seule personne. Or, le mérite d’une personne vient en aide aux morts, comme on le voit dans la dispensation des aumônes. Donc à plus forte raison le mérite de l’Eglise sur lequel les indulgences s’appuient.

 

          Objection N°3. Les indulgences de l’Eglise servent à ceux qui sont sous la juridiction de l’Eglise. Or, ceux qui sont dans le purgatoire sont sous sa juridiction, autrement les suffrages de l’Eglise ne leur serviraient pas. Il semble donc que les indulgences servent aux morts.

 

          Mais au contraire. Pour que les indulgences servent à quelqu’un, on requiert une cause convenable pour laquelle on accorde les indulgences. Or, cette cause ne peut exister de la part d’un mort ; parce qu’il ne peut pas faire quelque chose qui soit utile à l’Eglise, et c’est principalement pour cette cause que les indulgences s’accordent. Il semble donc que les indulgences ne servent pas aux morts.

          Les indulgences sont déterminées selon la volonté de celui qui les accorde. Si donc les indulgences pouvaient servir aux morts, il serait au pouvoir de celui qui accorde l’indulgence de délivrer un mort absolument de sa peine ; ce qui paraît absurde.

 

          Conclusion Puisque les morts ne peuvent faire aucune des choses pour lesquelles on accorde les indulgences, elles ne leur profitent pas absolument et directement, mais elles leur servent secondairement et indirectement, si leur forme est telle qu’elles puissent leur être appliquées.

          Il faut répondre que les indulgences peuvent être utiles à quelqu’un de deux manières : 1° principalement ; 2° secondairement. Elles servent principalement à celui qui les reçoit, c’est-à-dire à celui qui fait l’œuvre pour laquelle on les accorde ; comme celui qui visite l’église d’un saint. Par conséquent puisque les morts ne peuvent pas faire quelques-unes des choses pour lesquelles on accorde les indulgences, elles ne peuvent directement leur être utiles. Elles servent secondairement et indirectement à celui pour lequel on fait ce qui est cause de l’indulgence ; ce qui est possible quelquefois et ce qui quelquefois ne l’est pas, selon la forme diverse de l’indulgence. Car si la forme de l’indulgence est ainsi conçue : celui qui fait ceci ou cela gagnera tant d’indulgences ; celui qui le fait ne peut transporter sur un autre le fruit de l’indulgence ; parce qu’il ne lui appartient pas d’appliquer à quelqu’un l’intention de l’Eglise, qui dispense les suffrages communs d’où les indulgences tirent leur valeur, comme nous l’avons dit (quest. 27, art. 3, Réponse N°2). Mais si l’indulgence est conçu sous cette forme : Celui qui fera telle ou telle chose, gagnera tant d’indulgences pour lui et pour son père ou pour tout autre de ses parents ou amis détenus dans le purgatoire, cette indulgence sera utile, non seulement aux vivants, mais encore aux morts. Car il n’y a pas de raison pour laquelle l’Eglise puisse transférer les mérites communs sur lesquels les indulgences s’appuient aux vivants et non aux morts. Cependant il ne s’ensuit pas qu’un prélat de l’Eglise (Les évêques ne peuvent accorder des indulgences que dans la proportion déterminée par le souverain pontife, et le souverain pontife lui-même, quand il s’agit des âmes du purgatoire, les indulgences qu’il accorde ne leur servent pas per modum absolutionis, mais per modum suffragii.) puisse délivrer les âmes du purgatoire à son gré ; parce que pour que les indulgences aient de la valeur, il faut une cause convenable pour les accorder, comme nous l’avons dit (quest. 26, art. 3).

 

Article 11 : La cérémonie des obsèques sert-elle aux défunts ?

 

          Objection N°1. Il semble que la cérémonie des obsèques serve aux défunts. Car saint Jean Damascène cite (in serm. De Dormient., à med.) les paroles de saint Athanase qui s’exprime ainsi : Quoique celui qui a été consommé dans la piété ait été déposé dans l’air, ne craignez pas de brûler sur son tombeau de l’huile et des cierges, en invoquant le Seigneur ; car ces choses sont agréables à Dieu et obtiennent de lui une grande récompense. Or, ces choses appartiennent à la cérémonie des obsèques. Cette cérémonie est donc utile aux morts.

          Réponse à l’objection N°1 : L’huile et la cire que l’on porte sur le tombeau des morts, servent au défunt par accident, soit parce qu’on les offre à l’église, soit parce qu’on les donne aux pauvres, soit parce qu’on fait des choses pour honorer Dieu. C’est pour cela qu’aux paroles citées dans l’objection, l’auteur ajoute : Car l’huile et toutes les autres choses sont un holocauste.

 

          Objection N°2. Comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 13, à princ.), on s’est occupé avec une grande piété des funérailles des anciens justes, on a célébré leurs obsèques, et on a pourvu à leur sépulture, et pendant qu’ils étaient vivants ils ont ordonné à leurs enfants d’ensevelir leurs corps ou de les transporter dans un lieu désigné. Or, ils n’auraient pas fait toutes ces choses, si la sépulture et toutes les autres cérémonies de ce genre n’étaient utiles aux morts.

          Réponse à l’objection N°2 : Les saints patriarches ont eu besoin de la sépulture de leurs corps, non pour prouver que les corps ont encore quelque sentiment, mais pour montrer que les corps des morts appartiennent à la Providence, et pour établir la foi dans la résurrection, comme on le voit dans saint Augustin (De civ., liv. 1, chap. 13). Ils ont voulu aussi être ensevelis dans la terre promise où ils croyaient que naîtrait et mourrait le Christ, dont la résurrection est la cause de la notre.

 

          Objection N°3. Personne ne fait l’aumône à quelqu’un que pour lui être utile. Or, parmi les différentes espèces d’aumônes on compte la sépulture des morts. C’est ce qui fait dire à saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, loc. cit.) : Tobie, en ensevelissant les morts, a acquis devant Dieu des mérites, comme l’ange l’atteste. Donc la cérémonie de la sépulture est utile aux morts.

          Réponse à l’objection N°3 : La chair étant une partie de la nature humaine, l’homme est naturellement attaché à sa chair, d’après ces paroles de l’Apôtre (Eph., 5, 29) : Personne n’a jamais haï sa chair. Ainsi, par suite de cette affection naturelle, tout homme vivant s’inquiète de ce que deviendra son corps après la mort et il serait affligé s’il pressentait qu’il lui arrivera quelque indignité. C’est pourquoi ceux qui aiment un homme par là même qu’ils ont des sentiments conformes à la volonté de celui qu’ils aiment, ils prennent soin de sa chair. Car comme le dit saint Augustin (De civ Dei, liv. 1, loc. cit.) : Si l’habit d’un père, si un anneau ou toute autre chose semblable est d’autant plus cher aux descendants qu’ils ont plus d’affection pour leurs parents ; on ne doit mépriser d’aucune manière leurs corps qui leur sont assurément plus intimement et plus profondément unis que tous les vêtements que nous portons. C’est pour cela qu’en raison de ce qu’en ensevelissant le corps d’un mort on satisfait à son désir, lorsqu’il ne peut à cet égard se satisfaire lui-même, on dit qu’on lui fait une aumône.

 

          Objection N°4. Il est inconvenant de dire que la dévotion des fidèles soit vaine. Or, il y en a qui, par dévotion, veulent qu’on les ensevelisse dans des lieux religieux. Le culte de la sépulture est donc utile aux défunts.

          Réponse à l’objection N°4 : La dévotion des fidèles, comme le dit saint Augustin (liv. De cura pro mort. agenda, chap. 4), qui tient à faire ensevelir en un lieu saint ceux qui leur sont chers n’est pas frustrée, puisque par là ils confient leur mort au suffrage des saints, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°5. Dieu est plus porté à faire miséricorde qu’à condamner. Or, la sépulture dans des lieux sacrés nuit à quelques-uns, s’ils en sont indignes. D’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 4, chap. 1) : Ceux qui ont sur la conscience de grandes fautes et font mettre leurs corps dans des églises, ajoutent plutôt à la gravité de leur condamnation qu’ils n’aident à leur délivrance. Par conséquent, à plus forte raison, le culte de la sépulture sert-il aux bons.

          Réponse à l’objection N°5 : Un impie ne souffre pas d’être enseveli dans un lieu saint, sinon en raison de ce qu’il s’est procuré par gloire humaine cette sépulture dont il n’était pas digne.

 

          Mais c’est le contraire. Saint Augustin dit (liv. De cura pro mort. agenda, chap. ult., circ. med.) : Tout ce qu’on fait pour le corps de l’homme n’est pas un secours qui l’aide à se sauver, mais un devoir d’humanité.

          Ce même docteur dit encore (in eod. liv., chap. 2 ad fin. et De civ. Dei, liv. 1, chap. 12, à med.) : Le soin des funérailles, la condition de la sépulture, la pompe des obsèques sont plutôt des consolations pour les vivants que des secours pour les morts.

          Le Seigneur dit (Matth., 10, 28 et Luc, 12, 4) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui après cela ne peuvent rien faire de plus. Or, après la mort des saints on peut empêcher d’ensevelir leurs corps, comme l’histoire ecclésiastique (Eusèbe, liv. 5, chap. 1 ad fin.) le rapporte des martyrs de l’Eglise de Lyon. Les morts n’en souffrent donc pas, si leurs corps restent inhumés et par conséquent la cérémonie de la sépulture ne leur est pas utile.

 

          Conclusion La cérémonie des obsèques n’ayant pas d’autre effet que de toucher les hommes de compassion pour qu’ils prient pour les morts, elle n’est pas utile aux morts par elle-même, mais par accident.

          Il faut répondre que la sépulture a été établie à cause des vivants et à cause des morts. A cause des vivants, pour que leurs yeux ne fussent pas blessés par le spectacle hideux d’un cadavre et pour que leurs corps ne fussent pas souillés par les miasmes qui s’en exhalent. Ces avantages se rapportent aux corps, mais la sépulture sert encore aux vivants d’une manière spirituelle, dans ce sens que c’est par là que se forme la foi dans la résurrection. Elle est utile aussi aux morts, parce qu’en voyant les tombeaux on se rappelle ceux qui ne sont plus et on prie pour eux. C’est ainsi que le mot monumentum vient du mot mémoire (memoria). Car on donne au tombeau le nom de monument, parce qu’il avertit en quelque sorte l’âme (monens mentem), comme le dit saint Augustin (liv. De civ. Dei, et liv. De cura pro mort. agenda, chap. 4, in med.). Toutefois les païens tombèrent à ce sujet dans l’erreur en pensant que la sépulture sert au mort pour que son âme soit en repos. Car ils ne croyaient pas que l’âme pût jouir du repos avant que le corps n’eût reçu la sépulture ; ce qui est absolument ridicule et absurde. Quant à la sépulture faite dans un lieu sacré, si elle est plus utile au mort, ce n’est pas ex ipso opere operato, mais c’est plutôt ex ipso opere operante ; comme par exemple, quand le défunt lui-même, ou un autre qui a voulu que son corps fut enterré dans un lieu saint, le met sous le patronage d’un saint dont on doit croire que les prières lui seront d’un certain secours et quand on le confie ainsi au patronage de ceux qui desservent ce lieu saint et qui prient plus souvent et plus spécialement pour ceux qui y sont enterrés. Pour les choses qu’on emploie à l’ornement de la sépulture, elles servent aux vivants en ce qu’elles sont pour eux des consolations, mais elles peuvent aussi servir aux morts non par elles-mêmes, mais par accident, dans le sens que par là les hommes sont excités à la compassion et par conséquent à la prière ; ou bien parce que les frais de sépulture servent à nourrir les pauvres ou à décorer l’Eglise. Car c’est à ce point de vue que l’on compte la sépulture parmi les autres aumônes.

 

Article 12 : Les suffrages qui se font pour un mort en particulier servent-ils plus à celui pour qui on les fait qu’aux autres ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages que l’on fait pour un défunt ne servent pas plus à celui pour qui on les fait qu’aux autres. Car la lumière spirituelle est communicable que la lumière corporelle. Or, la lumière corporelle, par exemple des flambeaux, quoiqu’on ne les allume que pour un seul, servent cependant à tous ceux qui habitent avec lui, bien que ce ne soit pas eux qu’ils brûlent. Par conséquent, puisque les suffrages sont des lumières spirituelles, quoiqu’on les fasse spécialement pour un seul, ils ne valent pas mieux pour lui que pour les autres qui sont dans le purgatoire.

          Réponse à l’objection N°1 : Les suffrages servent à la manière de la lumière, selon qu’ils sont reçus par les morts et qu’ils en tirent une certaine consolation, et cette consolation est d’autant plus grande qu’ils sont doués d’une charité plus parfaite. Mais selon que les suffrages sont une satisfaction transférée sur un autre par l’intention de celui qui les fait, ils ne ressemblent pas à la lumière, mais plutôt au payement d’une dette. Or, il n’est pas nécessaire, si on paye une dette pour l’un, que les dettes des autres soient payées.

 

          Objection N°2. Comme le dit le Maître des sentences (Sent. 4, dist. 45), les suffrages servent aux morts, parce que, pendant qu’ils vivaient ici-bas, ils ont mérité qu’ils puissent ensuite leur être utiles. Or, il y en a qui ont plus mérité que ces suffrages leur servissent que ceux pour lesquels on les fait. Ils leur sont donc plus utiles ; autrement leur mérite serait frustré.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce mérite est conditionnel. Car ils ont mérité que les suffrages leur servissent, si on faisait pour eux ; ce qui n’a pas été autre chose que de se rendre aptes à les recevoir. D’où il est évident qu’ils n’ont pas mérité directement le secours des suffrages, mais par leurs mérites antérieurs ils se sont rendus aptes à en recevoir les fruits. C’est pourquoi il ne s’ensuit pas que leur mérite soit rendu vain.

 

          Objection N°3. On ne fait pas tant de suffrages pour les pauvres que pour les riches. Si donc les suffrages faits pour quelques individus ne valaient que pour eux ou s’ils leur étaient plus utiles qu’aux autres, les pauvres seraient d’une condition pire ; ce qui est contraire à cette parole du Seigneur (Luc, 6, 20) : Bienheureux les pauvres, parce que le royaume de Dieu est à eux.

          Réponse à l’objection N°3 : Rien n’empêche que les riches ne soient sous un rapport d’une condition meilleure que les pauvres, comme par rapport à l’expiation de la peine ; mais cet avantage n’est rien pour ainsi dire comparativement à la possession du royaume des cieux, dans laquelle les pauvres auront une condition meilleure, d’après le passage cité.

 

          Mais au contraire. La justice humaine a pour modèle la justice divine. Or, la justice humaine, si quelqu’un paye une dette pour un autre, n’absout que ce dernier. Donc, puisque celui qui fait les suffrages paye d’une certaine manière la dette de celui pour qui il les fait, ils ne servent qu’à celui-ci.

          Comme l’homme qui fait des suffrages satisfait d’une certaine manière pour un mort, de même il peut aussi quelquefois satisfaire pour un vivant. Or, quand on satisfait pour un vivant, cette satisfaction ne compte que pour celui pour qui on la fait. Donc celui qui fait les suffrages n’est également utile qu’à celui pour lequel il les fait.

 

          Conclusion Les suffrages faits pour un seul défunt servent aux autres en raison de la charité qui rend les biens communs entre les justes, mais en raison de l’intention ils servent plus à celui pour qui on les fait, et même ils ne servent qu’à lui seul, si on ne considère que la nature de la remise de la peine.

          Il faut répondre qu’à cet égard il y a deux sortes d’opinions. Car les uns ont dit, comme Prépositivus, que les suffrages faits pour un mort ne servent pas non plus à celui pour lequel on les fait, mais à ceux qui en sont plus dignes. Ils donnaient pour exemple le flambeau qu’on allume pour un riche et qui ne sert pas moins à ceux qui sont avec lui qu’au riche lui-même, et qui leur sert même davantage, s’ils ont des yeux meilleurs. Il en est de même aussi de la lecture, qui ne sert plus à celui pour qui on lit qu’aux autres qui écoutent simultanément avec lui, mais qui est même plus profitable à ceux qui sont plus intelligents. Et si on leur objectait que l’Eglise a établi spécialement des prières pour certains individus et que d’après cela ces dispositions seraient vaines, ils répondaient que l’Eglise l’a fait pour exciter la dévotion des fidèles (Cet expédient serait bien peu digne de la gravité de l’Eglise et de son enseignement.) qui sont plus portés à faire des suffrages spéciaux que des suffrages communs, et qui prient aussi avec plus de ferveur pour leurs proches que pour les étrangers. — D’autres au contraire ont dit que les suffrages servent plus à ceux pour lesquels on les fait. Ces deux opinions sont vraies l’une et l’autre sous un rapport. Car la valeur des suffrages peut être appréciée à deux points de vue. En effet, ils valent d’abord d’après la vertu de la charité qui rend tous les biens communs. Sous ce rapport ils valent davantage pour celui qui est plus rempli de charité, quoiqu’on ne les fasse pas spécialement pour lui. En ce sens la valeur des suffrages se considère plus d’après la consolation intérieure qu’éprouve celui qui est dans la charité, lorsqu’il se réjouit des biens d’un autre qui consistent après la mort dans la diminution de la peine qu’il doit expier. Car après la mort ce n’est plus le lieu d’acquérir la grâce, ou de l’augmenter, ce qui est l’effet que produisent pour nous en cette vie les œuvres des autres d’après la vertu de la charité. Ensuite les suffrages tirent leur valeur de ce que par l’intention de l’un ils sont appliqués à un autre. De la sorte la satisfaction de l’un est comptée pour un autre. De cette manière il est certain qu’ils valent davantage pour celui pour qui on les fait ; et même ils ne valent ainsi que pour lui seul. Car la satisfaction se rapporte proprement à la rémission de la peine. Par conséquent, quant à la rémission de la peine le suffrage est principalement utile à celui pour qui on le fait. Sous ce rapport la seconde opinion est plus vraie que la première.

 

Article 13 : Les suffrages faits pour plusieurs sont-ils aussi profitables pour chacun d’eux que si on les faisait en particulier pour chaque individu ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages faits pour plusieurs valent autant pour chacun que si on les faisait pour chaque individu en particulier. Car nous voyons que de la lecture faite pour un seul il ne se perd rien, si on la fait tout à la fois pour d’autres. Donc, pour la même raison, celui pour qui on fait un suffrage ne perd rien on lui associe quelqu’un ; et par conséquent si on fait le suffrage pour plusieurs, il vaut autant pour chacun que si on le faisait en particulier pour chaque individu.

          Réponse à l’objection N°1 : Les suffrages, selon qu’ils sont des satisfactions, ne servent pas par manière d’action, comme l’enseignement, qui, de même que toute autre action, produit de l’effet selon les dispositions de celui qui les reçoit ; mais ils sont utiles à la façon de l’acquittement d’une dette, ainsi que nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°1). C’est pourquoi il n’y a pas de parité.

 

          Objection N°2. D’après l’usage commun de l’Eglise nous voyons que quand on dit une messe pour un défunt, on y adjoint tout à la fois des oraisons pour d’autres défunts. Or, on ne le ferait pas, si le défunt pour lequel on dit la messe en souffrait un dommage. Donc, etc.

          Réponse à l’objection N°2 : Les suffrages faits pour une personne servant d’une certaine manière aux autres, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 1), il s’ensuit que quand on dit la messe pour quelqu’un, il n’y a pas d’inconvénient qu’on fasse aussi des prières pour d’autres. Car on ne dit pas ces prières pour que la satisfaction du suffrage de la première personne soit principalement appliquée à d’autres, mais pour que la prière qu’on fait spécialement pour eux leur soit profitable.

 

          Objection N°3. Les suffrages des prières s’appuient principalement sur la vertu divine. Or, comme devant Dieu il n’y a pas de différence entre être aidé par beaucoup ou par peu, de même il n’y en a pas non plus entre secourir un grand nombre ou quelques-uns. Par conséquent si on fait la même prière pour un grand nombre, chacun d’eux sera aussi secouru qu’un seul le serait par la même prière qu’on ferait uniquement pour lui.

          Réponse à l’objection N°3 : La prière se considère de la part de celui qui prie et de la part de celui qu’on prie, et son effet dépend de l’un et de l’autre. C’est pour cela que quoiqu’il ne soit pas plus difficile à la puissance divine d’en absoudre plusieurs qu’un seul, néanmoins la prière de celui qui prie n’est pas aussi satisfactoire pour plusieurs que pour un seul.

 

          Mais au contraire. Il vaut mieux aider plusieurs qu’un seul. Si donc un suffrage fait pour plusieurs vaut autant pour chacun que si on ne le faisait que pour un seul, il semble que l’Eglise n’aurait pas dû établir qu’on dirait la messe ou une oraison en particulier pour une personne, mais elle aurait commandé de la dire toujours pour les fidèles défunts ; ce qui est évidemment faux.

          Le suffrage a une efficacité finie. Par conséquent, divisé entre plusieurs, il est moins utile à chacun qu’il ne le serait, si on ne le faisait que pour un seul.

 

          Conclusion Les suffrages, selon qu’ils sont des satisfactions que l’intention de celui qui les fait applique aux morts, ils servent plus à celui pour qui on les fait en particulier que ceux qu’on fait en général pour lui et pour les autres ; mais selon qu’on les considère comme tirant leur valeur de la vertu de charité, ils servent autant à chaque individu que si on le faisait que pour un seul.

          Il faut répondre que si on considère la valeur des suffrages, selon qu’elle provient de la vertu de la charité qui unit les membres de l’Eglise, les suffrages faits pour plusieurs valent autant pour chacun que si on les faisait uniquement pour un seul ; parce que la charité ne s’affaiblit pas si on divise ses effets entre plusieurs, elle s’augmente plutôt. De même la joie est aussi d’autant plus grande qu’elle est commune à un plus grand nombre, comme le dit saint Augustin (Confess., liv. 8, chap. 4). Par conséquent une bonne œuvre qu’on fait ne cause pas moins de joie dans le purgatoire à plusieurs qu’à un seul. Mais si l’on considère la valeur des suffrages, selon qu’ils sont des satisfactions que l’intention de celui qui les fait transfère aux morts, alors le suffrage qu’on fait pour quelqu’un en particulier lui est plus utile que celui qu’on fait pour lui et pour beaucoup d’autres avec lui. Car dans ce cas l’effet des suffrages est réparti d’après la justice divine entre ceux pour lesquels on les fait. D’où il est évident que cette question dépend de la première, et on voit par là d’une manière manifeste le motif pour lequel il a été établi qu’on ferait dans l’Eglise des suffrages spéciaux.

 

Article 14 : Les suffrages communs sont-ils aussi utiles à ceux pour lesquels on ne fait pas de suffrages spéciaux qu’à ceux pour lesquels on fait des suffrages particuliers et communs tout ensemble ?

 

          Objection N°1. Il semble que les suffrages communs soient aussi utiles à ceux pour lesquels on n’en fait pas de spéciaux, qu’à ceux pour lesquels on en fait de spéciaux et de communs tout à la fois. Car on rendra dans la vie à venir à chacun selon ses propres mérites. Or, celui pour qui on ne fait pas de suffrages a autant mérité d’être aidé après sa mort que celui pour lequel on en fait de particuliers. Donc il sera aidé par les suffrages communs autant que l’autre l’est par les suffrages spéciaux et communs.

          Réponse à l’objection N°1 : Comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. 12, Réponse N°2), le secours des suffrages ne tombe pas directement et absolument sous le mérite, mais il y tombe pour ainsi dire conditionnellement. C’est pourquoi cette raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°2. L’eucharistie est le premier de tous les suffrages de l’Eglise. Or, l’eucharistie, puisqu’elle renferme le Christ tout entier, a d’une certaine manière une efficacité infinie. Donc une seule oblation de l’eucharistie qui se fait communément pour tous, sert pour la pleine délivrance de ceux qui sont dans le purgatoire ; et par conséquent les suffrages communs seuls sont d’un aussi grand secours que les suffrages spéciaux et communs tout ensemble.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique la vertu du Christ qui est contenue dans le sacrement de l’eucharistie soit infinie, cependant l’effet auquel ce sacrement est rapporte est déterminé. Il n’est donc pas nécessaire que par un sacrifice de l’autel la peine entière de ceux qui sont dans le purgatoire soit expiée ; comme il n’est pas nécessaire non plus que par un seul sacrifice que l’on offre on soit délivré de toute la satisfaction qu’on doit pour ses péchés. C’est pour cela que quelquefois on enjoint plusieurs messes pour la satisfaction d’un seul péché. Cependant il est à croire que s’il reste quelque chose des suffrages particuliers que l’on a faits pour certaines personnes de manière qu’elles n’en aient plus besoin, la miséricorde divine le dispense aux autres pour lesquels les suffrages ne sont pas faits, s’ils en ont besoin, comme on le voit par ces paroles de saint Jean Damascène (in serm. De dorm., inter. med. et fin.). Dieu, selon qu’il est juste, donnera le pouvoir d’agir à celui qui ne l’a pas, et selon qu’il est sage il négociera l’échange des besoins. Ce négoce aurait lieu en effet si l’un suppléait à ce qui manque à l’autre.

 

          Mais c’est le contraire. Deux biens sont préférables à un seul. Donc les suffrages spéciaux et communs sont plus utiles à celui pour qui on les fait que les suffrages communs seulement.

 

          Conclusion Pour activer la délivrance de la peine les suffrages spéciaux et communs réunis ont plus de valeur que les suffrages communs seulement, mais par rapport à la délivrance finale de la peine les suffrages généraux seuls ont autant de valeur que les suffrages généraux et particuliers tout ensemble.

          Il faut répondre que la réponse de cette question dépend de la solution de la douzième. Car si les suffrages faits pour un seul en particulier sont indifféremment utiles à tous, alors tous les suffrages sont communs. C’est pourquoi, à égalité de mérite, celui pour lequel on ne fait pas de suffrages particuliers recevra autant de secours que celui pour lequel on en fait. Mais si les suffrages faits pour quelqu’un ne servent pas à tous indifféremment, et qu’ils servent surtout à ceux pour lesquels on les fait, dans ce cas il n’y a pas de doute que les suffrages communs et spéciaux réunis sont plus utiles à quelqu’un que les suffrages communs tout seuls. C’est pourquoi le Maître des sentences touche ces deux opinions (Sent. 4, dist. 45). L’une quand il dit que les suffrages communs et particuliers servent également au riche, et que le pauvre n’a que les suffrages communs. Car quoique l’un soit aidé de plus de manières que l’autre, il ne l’est cependant pas davantage. Il touche l’autre quand il dit que celui pour lequel on fait des suffrages particuliers obtient une absolution plus prompte, mais non plus complète, parce que l’un et l’autre sera finalement délivré de toute peine.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.