Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 83 : De la subtilité des corps des bienheureux
Nous
avons ensuite à nous occuper de la subtilité des corps des bienheureux. A cet
égard six questions se présentent : 1° La subtilité est-elle une propriété du
corps glorieux ? (La subtilité est cette qualité du corps qui le rendra
parfaitement soumis à l’âme, de telle sorte qu’elle exerce par lui toutes ses
opérations sans être empêchée par le sommeil, la nourriture, la boisson ou d’autres
causes semblables.) — 2° La raison de cette subtilité peut-elle exister dans le
même lieu avec un autre corps qui ne serait pas glorieux ? — 3° Deux corps
peuvent-ils exister simultanément dans le même lieu par miracle ? — 4° Un corps
glorieux peut-il exister dans un même lieu avec un autre corps glorieux ? — 5°
Le corps glorieux exige-t-il nécessairement un lieu qui lui soit égal ? — 6° Le
corps glorieux est-il palpable ?
Article
1 : La subtilité est-elle une propriété du corps glorieux ?
Objection
N°1. Il semble que la subtilité ne soit pas une propriété du corps glorieux.
Car la propriété de la gloire surpasse la propriété de la nature, comme la
clarté de la gloire surpasse la clarté du soleil qui est la plus grande dans la
nature. Si donc la subtilité est une propriété du corps glorieux, il semble que
le corps glorieux doive être plus subtil que tout ce qu’il y a de subtil dans
la nature, et par conséquent il sera plus subtil que le vent et l’air ; ce qui
est l’hérésie que saint Grégoire a condamnée à Constantinople, comme il le
rapporte lui-même (Moral., liv. 14,
chap. 29).
Objection
N°2. Comme le chaud et le froid sont des qualités des corps simples,
c’est-à-dire des éléments, de même aussi la subtilité. Or, la chaleur et les
autres qualités des éléments ne seront pas plus intenses dans les corps
glorieux que maintenant ; et même elles seront plus tempérées. Ils n’auront
donc pas non plus une subtilité plus grande que maintenant.
Objection
N°3. La subtilité existe dans les corps à cause de leur peu de matière. Ainsi
nous appelons plus subtils les corps qui ont moins de matière sous des
dimensions égales ; par exemple le feu est plus subtil que l’air, l’air plus
subtil que l’eau et l’eau plus subtile que la terre. Or, il y aura autant de
matière dans les corps glorieux qu’il y en a maintenant, et leurs dimensions ne
seront pas plus grandes. Ils ne seront donc pas plus subtils alors qu’ils le
sont maintenant.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (1 Cor.,
15, 44) : On sème un corps animal il ressuscitera
un corps spirituel, c’est-à-dire semblable à l’esprit. Or, la subtilité de
l’esprit surpasse toute subtilité corporelle. Les corps glorieux seront donc
très subtils.
Plus
les corps sont nobles et plus ils sont subtils. Or, les corps glorieux sont les
plus nobles. Donc ils sont les plus subtils.
Conclusion
Puisqu’en raison de l’âme glorifiée on dit que le corps glorieux est spirituel,
c’est avec raison que la subtilité est considérée comme une propriété du corps
glorieux qui résulte de la puissance spirituelle.
Il
faut répondre que le mot de subtilité vient de la puissance de pénétration.
D’où il est dit (De gen.,
liv. 2, text. 10) que le subtil est ce qui peut
remplir les parties et les parties des parties. Or, la pénétrabilité dans les
corps résulte de deux choses : 1° du peu de quantité ou de la ténuité qui
existe principalement selon la profondeur et selon la largeur, mais non selon
la longueur ; parce que la pénétration s’exerce dans le sens de la profondeur,
et par conséquent la longueur ne lui nuit pas ; 2° du peu de matière ; d’où
l’on appelle rares les choses subtiles ; et parce que dans les corps rares la
forme prédomine le plus sur la matière, il s’ensuit que le mot de subtilité a
été transféré aux corps qui sont le plus parfaitement soumis à la forme et qui
sont perfectionnés par elle de la manière la plus complète. C’est ainsi que
nous disons que la subtilité existe dans le soleil et la lune et dans les
autres corps de cette nature ; comme on peut appeler subtil l’or et tous les
autres corps semblables, quand ils atteignent de la manière la plus parfaite
leur être et la vertu de leur espèce. Et parce que les choses incorporelles
n’ont ni quantité, ni matière, le mot de subtilité leur est appliqué par
métaphore non seulement en raison de leur substance, mais encore en raison de
leur vertu. Car, comme on appelle subtil ce qui a la vertu de pénétrer, parce
qu’il parvient jusqu’aux entrailles de la chose ; de même on dit que
l’entendement est subtil, parce qu’il arrive à voir les principes intrinsèques
et les propriétés naturelles latentes des choses. Pareillement on dit que
quelqu’un a la vue subtile, parce qu’il peut percevoir jusqu’au moindre objet ;
et il en est de même des autres sens. — D’après cela divers auteurs ont
attribué de différentes manières la subtilité aux corps glorieux. En effet, il
y a des hérétiques, comme le rapporte saint Augustin (De civ. Dei, liv. 13, chap. 22), qui leur ont attribué la subtilité
de la même manière qu’on dit que les substances spirituelles sont subtiles, et
qui ont prétendu que dans la résurrection le corps se changera en esprit, et
que c’est pour ce motif que l’Apôtre appelle spirituels les corps ressuscités (1 Cor., chap. 15). Mais cela ne peut se soutenir : 1° parce que le
corps ne peut se changer en esprit puisqu’ils n’ont pas la même matière ; ce
que Boëce prouve aussi dans son livre des deux
natures (aliquant. à med.)
; 2° parce que si cela était possible, le corps étant changé en esprit, ce ne
serait pas l’homme, qui est naturellement composé d’une âme et d’un corps, qui
ressusciterait ; 3° parce que si l’Apôtre avait eu cette pensée, comme il
appelle spirituels les corps, pour la même raison il appellerait animaux les
corps qui ont été changés en âme ; ce qui est évidemment faux. — D’où certains hérétiques
ont dit que le corps subsistera dans la résurrection, mais qu’il sera subtil
par manière de raréfaction, de telle sorte que les corps humains seront aériens
dans la résurrection ou semblables au vent (Cette erreur fut celle du
patriarche Eutychius que nous avons déjà rapportée
d’après saint Grégoire.), comme le raconte saint Grégoire (Moral., liv. 14, chap. 29). Mais cela n’est pas non plus
soutenable, parce qu’après sa résurrection le Seigneur a eu un corps palpable,
comme on le voit (Luc, chap. 24), quoiqu’il dût être
éminemment subtil. Et en outre le corps humain ressuscitera avec ses chairs et
ses os, comme le corps du Christ, qui disait (Luc, 24, 39) : Un esprit n’a ni chair, ni os, comme vous
voyez que j’en ai, et nous pouvons répéter avec Job (19, 26) : Je verrai dans ma chair Dieu et mon Sauveur.
Or, la nature de la chair et des os n’est pas compatible avec cette
raréfaction. — C’est pourquoi il faut assigner aux corps glorieux une autre
espèce de subtilité de telle sorte qu’on appelle subtils à cause de leur
perfection absolue. Il y en a qui leur attribuent cette perfection en raison de
la cinquième essence qui dominera alors en eux principalement ; ce qui est
impossible : 1° parce que rien de la cinquième essence ne peut entrer dans la
composition d’un corps, comme nous l’avons prouvé (Sent., liv. 2, dist. 12, quest. 1, art. 1) ; 2° parce qu’en
supposant qu’elle entre dans la composition du corps humain, on ne pourrait
concevoir qu’elle dominât alors plus que maintenant sur la nature élémentaire,
à moins que les corps humains, sous le rapport de la quantité, ne tinssent
davantage à la nature céleste, et dans ce cas ils n’auraient pas la même
taille, à moins qu’on ne retranchât quelque chose de la matière élémentaire (ce
qui répugne à l’intégrité des corps ressuscités) ou que la nature élémentaire
ne revêtît les propriétés de la nature céleste par suite de son empire sur le
corps et qu’alors la vertu naturelle ne devînt la cause de la propriété
glorieuse ; ce qui paraît absurde. — C’est pour ce motif que d’autres disent
que cette perfection qui fait dire que les corps humains sont subtils
proviendra de l’empire de l’âme glorifiée sur le corps dont elle est la forme ;
c’est en raison de cet empire qu’on dit que le corps glorieux est spirituel, parce
qu’il est absolument soumis à l’esprit. Or, la soumission première par laquelle
le corps est soumis à l’âme a pour but de le faire participer à son être
spécifique, comme la matière à la forme ; et il lui est ensuite soumis pour les
autres opérations de l’âme, selon que l’âme est son principe moteur. C’est
pourquoi la première raison de la spiritualité du corps vient de la subtilité
et ensuite de l’agilité et des autres propriétés des corps glorieux. C’est pour
cela qu’en parlant de la subtilité l’Apôtre a dit un mot de la subtilité,
d’après l’explication des Pères. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (Mor., liv. 14, chap. 29) que le corps
glorieux est appelé subtil par l’effet de la puissance spirituelle. — Ainsi est
évidente la solution des objections qui reposent sur la subtilité provenant de
la raréfaction.
Article
2 : En raison de cette subtilité est-il convenable qu’un corps glorieux soit
dans un même lieu avec un autre corps qui n’est pas glorieux ?
Objection
N°1. Il semble qu’en raison de cette subtilité il convienne à un corps
d’exister simultanément dans le même lieu avec un autre corps qui ne serait pas
glorieux. Car, comme le dit saint Paul (Phil.,
3, 21) : Il transformera notre corps vil
et abject afin de le rendre conforme à son corps glorieux. Or, le corps du
Christ a pu exister simultanément avec un autre corps dans un même lieu, ce qui
est évident, puisqu’après sa résurrection il est
entré près de ses disciples, les portes étant fermées,
comme il est dit (Jean, chap. 20). Les corps glorieux pourront donc aussi, en
raison de leur subtilité, exister dans un même lieu avec d’autres corps qui ne
seraient pas glorieux.
Réponse
à l’objection N°1 : Le corps du Christ n’a pas dû à sa subtilité de pouvoir
exister simultanément avec un autre corps dans le même lieu, mais cela s’est
fait par la vertu de la divinité après sa résurrection, comme sa naissance.
D’où saint Grégoire dit (hom. 26 in Evang., à princ.) : Le même corps
est venu à ses disciples les portes fermées, qui aux yeux humains est venu du
sein fermé de la vierge à sa naissance. Il n’est donc pas nécessaire que cette
propriété convienne aux corps glorieux en raison de leur subtilité.
Objection
N°2. Les corps glorieux seront plus nobles que tous les autres. Or, maintenant
il y en a qui, en raison de leur noblesse, peuvent exister simultanément avec
d’autres corps, tels que les rayons solaires. Donc à plus forte raison, cette
propriété conviendra aux corps glorieux.
Réponse
à l’objection N°2 : La lumière n’est pas un corps, comme nous l’avons dit (liv.
2, dist. 13, quest. 1, art. 3, et 1a pars, quest. 67, art. 2).
L’objection part donc de principes faux.
Objection
N°3. Le corps céleste ne peut être divisé, du moins quant à la substance des
sphères. D’où il est dit (Job, 37, 18) que les
cieux ont été affermis comme avec l’airain le plus solide. Si donc un corps
ne peut exister simultanément avec un autre corps dans un même lie en raison de
sa subtilité, il ne pourra jamais s’élever jusqu’au ciel empyrée ; ce qui est
erroné.
Réponse
à l’objection N°3 : Le corps glorieux passera à travers les sphères des cieux
(On supposait les divers cieux enchaînés dans des sphères solides, d’après le
système de Ptolémée.) sans qu’elles se rompent, non par la force de sa
subtilité, mais par l’effet de la puissance divine qui viendra en aide aux élus
pour toutes choses selon leur volonté.
Objection
N°4. Un corps qui ne peut exister simultanément avec un autre corps, peut être
empêché dans son mouvement par l’obstacle qu’on lui présente ou bien être enfermé.
Or, cela ne pourra arriver aux corps glorieux. Ils peuvent donc exister
simultanément dans le même lieu avec d’autres corps.
Réponse
à l’objection N°4 : Par là même que Dieu assistera les bienheureux à volonté
pour toutes les choses qu’ils voudront, il s’ensuit qu’ils ne pourront pas être
enfermés ou incarcérés.
Objection
N°5. Ce que le point est au point, la ligne l’est à la ligne, la surface à la
surface et le corps au corps. Or, deux points peuvent exister simultanément,
comme on le voit quand deux lignes se touchent, et il en est de même de deux
lignes dans le contact de deux surfaces et de deux surfaces dans le contact de
deux corps ; parce que les choses contigües sont
celles dont les extrêmes existent simultanément, comme on le voit (Phys., liv. 6, in princ.
lib.). Il n’est donc pas contraire à la nature d’un corps de pouvoir exister
simultanément dans le même lieu dans un autre corps. Et comme le corps glorieux
aura toute la noblesse compatible avec la nature du corps, il s’ensuit que le
corps glorieux, en raison de sa subtilité, aura le pouvoir d’exister
simultanément avec un autre corps dans le même lieu.
Réponse
à l’objection N°5 : Comme le dit Aristote (Phys.,
liv. 4, text. 9 et 47) : Le lieu ne convient pas au
point ; par conséquent si on dit qu’il est dans un lieu ce n’est que par
accident ; parce que le corps dont il est le terme y est lui-même. Comme la
totalité du lieu répond à la totalité du corps ; de même le terme du lieu
répond aux termes du corps. Mais il arrive qu’un même terme existe dans deux
lieux, comme il arrive que deux lignes se terminent à un même point. C’est pour
cela que quoique deux corps ne puissent exister que dans deux lieux différents,
cependant le même terme de deux lieux répond aux deux termes de deux corps ; et
c’est ce qui fait dire que les extrémités de deux corps qui se touchent
existent ensemble.
Mais
c’est le contraire. Boëce dit (liv. De trin.) : La variété des accidents
produit la différence numérique . En effet trois
hommes ne diffèrent ni par le genre, ni par l’espèce, mais par leurs accidents.
Car si nous séparons d’eux absolument tous les accidents, ils occupent
néanmoins tous un lieu différent que nous ne pouvons d’aucune manière supposer
unique. Par conséquent si l’on suppose que deux corps existent dans un même
lieu, il n’y en aura qu’un seul numériquement.
Les
corps glorieux auront plus de rapports de convenance avec le lieu que les
esprits des anges. Or, les esprits des anges, comme quelques-uns le disent, ne
pourraient être distingués numériquement, s’ils n’existaient dans des lieux
différents. Et c’est pour cela qu’ils supposent qu’il est nécessaire qu’ils
existent dans un lieu et qu’ils n’ont pu être créés avant le monde. Donc à plus
forte raison doivent-ils dire que deux corps quels qu’ils soient ne peuvent
exister simultanément dans un même lieu.
Conclusion
Puisqu’il est de l’essence du corps composé de matière et de forme d’être
sensible et de remplir un lieu, il ne peut convenir d’aucune manière au corps
glorieux de pouvoir en raison de sa subtilité exister simultanément avec des
corps non glorieux, si ce n’est en vertu de l’opération divine, pour la
perfection de la gloire.
Il
faut répondre qu’on ne peut pas dire que le corps glorieux en raison de sa
subtilité ait le pouvoir d’exister avec un autre corps dans le même lieu, à
moins que la subtilité ne lui enlève ce qui l’empêche maintenant d’exister
simultanément avec un autre corps dans le même lieu. Or, il y en a qui disent
que ce qui l’en empêche dans cet état, c’est sa corpulence qui lui fait remplir
le lieu, et que cette corpulence sera détruite en lieu par la subtilité. Mais
cette opinion ne peut se soutenir pour deux motifs. 1° Parce que la corpulence
que la subtilité enlève est un défaut ; car c’est un dérèglement de la matière
qui n’est pas parfaitement contenue sous sa forme. En effet tout ce qui
appartient à l’intégrité du corps ressuscitera en lui aussi bien du côté de la
forme que du côté de la matière. Or, la propriété qu’a le corps de remplir un
lieu, il la possède parce qu’elle appartient à l’intégrité de sa nature et non
en raison d’une imperfection naturelle. Car puisque le plein est opposé au
vide, une chose ne remplit pas un lieu du moment que quand on l’y place, le
lieu n’en reste pas moins vide. Aristote définit d’ailleurs le vide (Phys., liv. 4, text.
57 et 58) un lieu qui n’est pas rempli par un corps sensible. Et on dit qu’un
corps est sensible en raison de sa matière, et de sa forme, et des accidents
naturels qui appartiennent tous à l’intégrité de sa nature. Il est aussi
constant que le corps glorieux sera sensible au tact, comme on le voit par le
corps du Seigneur (Luc, chap. 24). Car il ne manquera ni de la matière, ni de
la forme, ni des accidents naturels comme le chaud et le froid, etc. D’où il
est évident que le corps glorieux, malgré sa subtilité, remplira le lieu. Car
il semble insensé de dire que le lieu où sera un corps glorieux sera vide. 2°
Leur raisonnement ne vaut rien ; parce que empêcher la coexistence d’un corps
dans un même lieu, c’est plus que de remplir ce lieu. Car si nous supposons que
les dimensions existent séparées sans la matière, elles ne remplissent pas le
lieu. Ainsi il y en a qui en admettant le vide ont dit que c’était le lieu où
ces dimensions existent sans un corps sensible. Cependant ces dimensions ne
peuvent exister simultanément avec un autre corps dans le même lieu, comme le
prouve Aristote (Phys., liv. 4, text. 8 et 76, et Met.,
liv. 3, text. 27) où il trouve répugnant que le corps
mathématique, qui n’est rien quatre chose que les dimensions séparées, existe
simultanément avec un autre corps naturel sensible. Par conséquent, en
supposant que la subtilité du corps glorieux lui enlève la propriété de remplir
le lieu, il ne s’ensuivrait pas cependant qu’il pût
exister pour cela avec un autre corps dans un même lieu ; parce qu’en enlevant
ce qui est moins on n’enlève pas pour cela ce qui est plus. — Il faut donc dire
que ce qui empêche notre corps maintenant d’exister simultanément avec un autre
corps dans le même lieu ne pourra d’aucune manière être séparé de lui par la
subtilité. Car rien ne peut empêcher un corps d’être placé simultanément dans
le même lieu avec un autre, sinon ce qui requiert en lui une diversité de
situation. Car il n’y a que ce qui est cause de la diversité qui empêche
l’identité. Or, aucune qualité du corps ne requiert cette distinction de
situation ; parce qu’on ne doit pas au corps une situation en raison de sa
qualité. Par conséquent si l’on enlève au corps sensible la propriété d’être
chaud et froid, grave ou léger, la nécessité de cette distinction subsiste
néanmoins en lui, comme on le voit d’après Aristote (Phys. liv. 4) et comme cela est évident de soi-même. Pareillement
la matière ne peut pas être cause de la nécessité de cette distinction ; parce
que la situation n’arrive à la matière que par l’intermédiaire de la quantité
commensurable. Sa forme n’a également une situation qu’autant qu’elle la tient
de la matière. Il faut donc que la nécessité de la distinction des deux corpos
dans la situation résulte de la quantité commensurable, à laquelle la situation
convient par elle-même. Car elle entre dans sa définition, puisque la quantité
commensurable est la quantité ayant une situation. D’où il soit qu’en écartant
toutes les autres propriétés qui sont dans la chose, la nécessité de cette
distinction se trouve dans la quantité commensurable seule. Car si on prend une
ligne séparée, il faut, s’il y a deux lignes, ou deux parties de la même ligne,
qu’elles soient distinctes dans la situation ; autrement une ligne ajoutée à
une autre ligne ne la rendrait pas plus grande, ce qui est contraire aux
conceptions communes de l’esprit (Par conceptions communes saint Thomas entend
les vérités-principes qui sont admises de tout le
monde et qui sont exprimées par les axiomes). Et il en est de même des surfaces
et des corps mathématiques. Et parce que la situation est due à la matière,
selon qu’elle est soumise à la dimension, cette nécessité découle de là sur la
matière qui occupe une situation, et comme il n’est pas possible que deux
lignes ou deux parties d’une ligne existent sans être distinctes selon la
situation, de même il est impossible qu’il y ait deux matières ou deux parties
de la matière sans qu’il y ait une distinction de situation. Et parce que la
distinction de la matière est le principe de la distinction des individus, il
en résulte ce que dit Boëce (liv. De Trin, circ. princ.),
c’est que nous ne pouvons d’aucune manière nous figurer que deux corps soient
dans un même lieu ; de telle sorte que la distinction des individus requiert au
moins cette diversité d’accidents. Comme la subtilité n’enlève pas au corps
glorieux ses dimensions, il s’ensuit qu’il ne lui enlève d’aucune manière cette
nécessité de distinction de situation par rapport à un autre corps. C’est
pourquoi le corps glorieux n’aura pas, en raison de sa subtilité, le pouvoir
d’exister simultanément avec un autre corps, mais il le pourra par l’effet de
l’opération divine (Saint Thomas ne nie pas la possibilité de la chose,
seulement il prétend qu’elle ne peut avoir lieu que par un miracle. Il soutient
la même doctrine (quodlib. 1, art. 21 et 3a
pars, quest. 54, art. 1 ad 1), et son sentiment est celui de Durand (Sent. 4, dist. 44, quest. 5), de Rich (in Sent. 4,
dist. 49, quest. 5).). Ainsi comme le corps de saint Pierre n’a pas dû à une de
ses propriétés naturelles de guérir les malades par son ombre, mais que cela se
faisait par la puissance divine pour l’édification de la foi ; de même la
puissance divine fera que le corps glorieux puisse exister simultanément avec
un autre corps pour la perfection de la gloire.
Article
3 : Peut-il se faire par miracle que deux corps existent dans un même lieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’il ne puisse se faire par miracle que deux corps existent
dans le même lieu. Car il ne peut se faire par miracle que deux corps soient
tout à la fois deux et un ; parce que ce serait faire que les contradictoires
existent simultanément. Or, si on supposait que deux corps existent ensemble,
il s’ensuivrait que ces deux corps n’en feraient qu’un. Il n’est donc pas
possible que cela se fasse par miracle. Voici la preuve de la mineure. Soient
deux corps dans un même lieu, dont l’un serait désigné par A et l’autre par B.
Ou les dimensions de A seront les mêmes que les dimensions du lieu, ou elles
seront différentes. Si elles sont différentes, elles seront donc des dimensions
séparées, ce que l’on peut supposer, parce que les dimensions qui existent
entre les limites d’un lieu ne sont pas dans un sujet autant qu’elles existent
dans un corps qui y est placé. Si elles sont les mêmes, pour la même raison les
dimensions de B seront les mêmes que les dimensions du lieu. Et comme toutes
les choses qui sont les mêmes à l’égard d’une seule et même troisième sont les
mêmes entre elles, il s’ensuivra que les dimensions de A et de B seront les
mêmes. Et comme deux corps ne peuvent pas plus avoir les dimensions que la même
blancheur, il en résultera que A et B qui faisaient deux corps n’en seront plus qu’un, et que par conséquent ils seront tout à
la fois un et deux.
Réponse
à l’objection N°1 : Ces argument est sophistique parce qu’il part de la
supposition d’une chose fausse, ou qu’il fait une pétition de principe. Car ce
raisonnement suppose qu’entre les deux surfaces opposées d’un lieu il y a une
dimension propre au lieu à laquelle devait être unie la dimension du corps qui
vient occuper ce lieu. D’où il suivrait que les dimensions des deux corps
placés dans un lieu ne feraient qu’une dimension, puisqu’ils ne feraient l’un
et l’autre qu’une même chose avec la dimension du lieu. Mais cette supposition
est fausse ; parce que d’après cela toutes les fois qu’un corps se trouverait
dans un lieu nouveau, il faudrait qu’il se fit une
modification dans les dimensions du lieu ou de l’objet localisé. Car il ne peut
se faire que deux choses n’en fassent qu’une, à moins que l’une des deux ne se
modifie. Mais si, comme cela est véritablement, le lieu ne doit pas avoir
d’autres dimensions que celles de l’objet qui l’occupe, il est évident que
cette raison ne prouve rien et qu’elle est une pétition de principe. Car on dit
seulement par là que les dimensions de l’objet localisé sont les mêmes que
celle du lieu, et que ces limites sont déterminées par leur propre mesure comme
elles le seraient par leurs propres dimensions, si elles en avaient ; et par
conséquent dire que les dimensions des deux corps sont les dimensions d’un même
lieu c’est comme si l’on disait que deux corps existent dans un même lieu ; ce
qui est la thèse principale.
Objection
N°2. On ne peut pas faire par miracle quelque chose qui soit contraire aux
conceptions générales de l’esprit. Par exemple, on ne peut pas faire que la
partie ne soit pas moindre que le tout, parce que les choses contraires aux
conceptions communes impliquent directement une contradiction. On ne peut pas
non plus faire quelque chose qui soit contraire aux conclusions géométriques
qui sont infailliblement déduites des principes, comme par exemple que les
trois angles d’un triangle ne vaille pas deux angles
droits. On ne peut pas non plus faire dans une ligne quelque chose qui soit
contraire à la définition de la ligne ; parce que séparer la définition de
l’objet défini, c’est établir deux choses contradictoires. Or, l’existence de
deux corps dans un même lieu est contraire aux principes généraux de l’esprit,
aux conclusions de la géométrie et à la définition de la ligne. On ne peut donc
pas faire cela par miracle. Voici la preuve de la mineure. Une conclusion de
géométrie, c’est que deux cercles ne se touchent que par un point. Or, si deux
corps circulaires étaient dans le même lieu, deux cercles pris en eux se
toucheraient dans toute leur étendue. Il est aussi contraire à la définition de
la ligne que d’un point à un autre il y ait plus d’une ligne droite ; ce qui
arriverait si deux corps existaient dans un même lieu, parce qu’entre deux
points désignés sur les différentes surfaces du lieu il y aurait les deux
lignes droites des deux corps qui s’y trouveraient placés.
Réponse
à l’objection N°2 : En supposant que deux corps existent simultanément dans un
même lieu par miracle, il n’en résulte rien de contraire aux principes généraux
(C’est-à-dire aux axiomes universellement reçus.) de l’esprit, ni à la
définition de la ligne, ni à des conséquences géométriques ; parce que, comme
nous l’avons dit (art. préc.), la quantité
commensurable diffère de tous les accidents en ce qu’elle a une raison spéciale
d’individualisation et de distinction qui résulte de la situation des parties,
indépendamment de la raison d’individualisation et de distinction qui est
commune avec tous les autres accidents et qui résulte de la matière qui lui
sert de sujet. Par conséquent on peut donc concevoir une ligne différente d’une
autre, soit parce qu’elle existe dans un autre sujet (cette considération se
rapporte à la ligne matérielle) ; soit parce qu’elle est distante d’une autre
par la situation, ce qui se rapporte à la ligne mathématique qui se conçoit
indépendamment de la matière. Si donc on éloigne la matière, les lignes ne
peuvent plus être distinctes que par la diversité de situation, et il en est de
même pour les points, les surfaces ou toute autre dimension. C’est dans ce sens
que la géométrie ne peut supposer qu’une ligne soit ajoutée à une autre, comme
distincte d’elle, à moins qu’elle n’en soit distincte pour la situation. Mais
si l’on suppose la distinction du sujet sans celle de la situation par un
miracle divin, on conçoit que les lignes soient diverses, sans être distantes
par la situation, à cause de la diversité du sujet. Il en est de même pour les
points. Ainsi des lignes diverses prises dans deux corps qui occupent un même
lieu vont de points différents à d’autres points qui sont aussi différents en
entendant par là non le point marqué dans le lieu mais le point marqué dans le
corps localisé lui-même, parce que la ligne n’est tirée que du point qui est
son terme. De même deux cercles pris dans deux corps sphériques qui existent
dans le même lieu sont deux, non à cause de la diversité de situation
(autrement ils ne pourraient se toucher dans toutes leurs parties), mais ils
sont deux en raison de la diversité du sujet, et c’est pour cela qu’en se
touchant totalement ils restent encore deux ; comme un cercle pris dans un
corps localisé sphérique touche totalement un autre cercle pris dans le corps
qui le localise.
Objection
N°3. Il semble qu’on ne puisse faire par miracle qu’un corps enfermé dans un
autre corps ne soit pas dans un lieu ; parce qu’alors il aurait un lieu commun
et non un lieu propre. Or, ce serait la conséquence de l’existence de deux
corps dans un même lieu. Cela ne peut donc faire que par miracle. Voici la
preuve de la mineure. Qu’il y ait dans un même lieu deux corps dont l’un soit
plus grand que l’autre sous toutes les dimensions, le corps moindre sera
enfermé dans le plus grand, et le lieu du corps le plus grand sera son lieu
commun ; mais il n’aura pas de lieu propre, parce qu’il n’y aura pas de surface
corporelle particulière qui le renferme ; ce qui est l’essence du lieu. Il
n’aura donc pas de lieu propre.
Réponse
à l’objection N°3 : Dieu pourrait faire qu’un corps ne fût pas dans un lieu, et
cependant dans cette hypothèse que l’on fait il ne s’ensuit pas que l’autre
corps ne serait pas dans un lieu, parce que le corps le plus grand est le lieu
du corps moindre en raison de la surface qui est déterminée par le contact des
limites du corps moindre.
Objection
N°4. Le lieu répond proportionnellement à l’objet qui l’occupe. Or, il ne peut
jamais se faire par miracle que le même corps existe simultanément en des lieux
divers, sinon par une conversion, comme il arrive au sacrement de l’autel. On
ne peut donc faire par miracle d’aucune manière que deux corps existent à la
fois dans un même lieu.
Réponse
à l’objection N°4 : Il ne peut pas se faire par miracle que le même corps
existe tout à la fois localement dans deux lieux (car le corps du Christ
n’existe pas localement à l’autel), quoiqu’il puisse se faire miraculeusement
que deux corps existent dans un même lieu. Car il répugne à l’individu d’être
tout à la fois en plusieurs lieux, en raison de ce qu’il est un être indivis en
soi ; puisqu’il s’ensuivrait qu’il serait distinct pour la situation. Au
contraire, il lui répugne d’être avec un autre corps dans un même lieu, en
raison de ce qu’il est un être séparé d’un autre. Or, l’essence de l’unité se
consomme dans l’indivisibilité, comme on le voit (Met., liv. 5, text. 11), tandis que la
séparation des autres choses est une des conséquences qui résultent de
l’essence de l’unité. Ainsi il implique contradiction que le même corps existe
localement tout à la fois en divers lieux, comme il implique contradiction que
l’homme ne soit pas un être raisonnable ; mais il n’y a pas de contradiction
que deux corps existent dans un même lieu, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (dans le corps de l’article). C’est pour cela qu’il n’y a pas de
parité.
Mais
c’est le contraire. La B. Vierge a mis au monde miraculeusement son Fils. Or,
dans cet enfantement merveilleux il a fallu que deux corps existassent
simultanément dans un même lieu : car quand le corps de son enfant est sorti,
il n’a pas brisé le sceau de sa pureté virginale. Il peut donc se faire
miraculeusement que deux corps existent à la fois dans le même lieu.
On
peut démontrer la même chose, parce que le Seigneur est entré près de ses
disciples les portes étant fermées (Jean, chap. 20).
Conclusion
Puisque Dieu comme cause première peut conserver une chose sans faire usage des
causes secondes, on doit avouer qu’il peut se faire miraculeusement que deux
corps existent simultanément dans un même lieu.
Il
faut répondre que, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.), il est nécessaire que deux corps existent en deux
lieux parce que la diversité de la matière exige une distinction dans la
situation. C’est pourquoi nous voyons que quand deux corps n’en font plus
qu’un, l’être distinct de l’un et de l’autre est détruit, et ils acquièrent
ensemble un être qui n’est plus distinct, comme on le voit pour les mélanges.
Il ne peut donc pas se faire que deux corps restent deux et qu’ils restent
cependant ensemble, à moins que l’un et l’autre ne conservent l’être distinct
qu’ils avaient auparavant, selon qu’ils étaient l’un et l’autre un être indivis
en soi et séparé des autres. Mais cet être distinct dépend des principes
essentiels de la chose comme de ses causes prochaines, et il dépend de Dieu
comme de sa cause première. Et parce que la cause première peut conserver
l’être à une chose sans l’action des causes secondes, comme one le voit par la
première proposition des Causes, il
s’ensuit que par la puissance divine et par elle seule il peut se faire que
l’accident existe sans le sujet, ainsi qu’on le voit au sacrement de l’autel,
et il peut se faire que l’être d’un corps demeure distinct d’un autre corps,
quoique sa matière ne soit distincte pour la situation de la matière d’un autre
corps ; et par conséquent il peut se faire miraculeusement que deux corps
existent simultanément dans un même lieu.
Article
4 : Un corps glorieux peut-il exister avec un autre corps glorieux dans un même
lieu ?
Objection
N°1. Il semble qu’un corps glorieux puisse exister avec un autre corps glorieux
dans un même lieu. Car, où il y a une subtilité plus grande, il y a moins de
résistance. Si donc un corps glorieux est plus subtil qu’un corps qui ne l’est
pas, il résistera moins au corps glorieux ; et par conséquent, si un corps
glorieux peut exister dans le même lieu avec un corps qui ne l’est pas, à plus
forte raison avec un autre qui l’est.
Réponse
à l’objection N°1 : Ce raisonnement suppose qu’un corps glorieux pourra exister
simultanément avec un autre corps dans un même lieu en raison de sa subtilité,
ce qui est faux.
Objection
N°2. Comme le corps qui est glorieux sera plus subtil qu’un corps qui ne l’est
pas, de même parmi les corps glorifiés, les uns seront plus subtils que
d’autres. Si donc un corps glorieux peut exister simultanément avec un corps
qui ne l’est pas, un corps glorieux plus subtil pour exister avec un corps qui
l’est moins.
Réponse
à l’objection N°2 : Il faut faire la même réponse que pour la première.
Objection
N°3. Le corps du ciel est subtil, et il sera alors glorifié. Or, le corps
glorieux d’un saint pourra exister simultanément avec le corps du ciel, parce
que les saints pourront descendre vers la terre et monter à leur gré. Donc deux
corps glorieux pourront exister ensemble.
Réponse
à l’objection N°3 : Le corps du ciel et les autres corps seront appelés
glorieux équivoquement, en tant qu’ils participeront d’une certaine manière à
la gloire, mais non dans le sens que les qualités des corps humains glorifiés
leur conviendront.
Mais
c’est le contraire. Les corps glorieux sont spirituels, c’est-à-dire semblables
aux esprits sous un rapport. Or, deux esprits ne peuvent exister simultanément
dans un même lieu, comme nous l’avons dit (liv. 1, dist. 37, quest. 3, art. 3
et 1a pars, quest. 52, art. 3). Deux corps glorieux ne pourront donc
exister simultanément dans un même lieu.
De
deux corps qui existent ensemble, l’un est pénétré par l’autre. Or, être
pénétré par un autre corps c’est une chose dégradante, qui ne pourra point du
tout exister dans les corps glorieux. Deux corps glorieux ne pourront donc pas
exister ensemble.
Conclusion
Quoique la puissance divine puisse faire que deux corps glorieux puissent
exister dans un même lieu (car cela ne pourrait point du tout se faire en
raison de leur propriété), comme on observera parmi les bienheureux l’ordre qui
doit exister, il n’est pas convenable que cela se fasse, et cela n’aura pas
lieu.
Il
faut répondre qu’un corps glorieux, en raison de ce que lui est propre, n’a pas
le pouvoir d’exister avec un autre corps glorieux dans un même lieu, comme il
n’a pas le pouvoir d’exister simultanément avec un corps non glorieux. Mais la
puissance divine pourrait faire que deux corps glorieux existassent ensemble en
deux corps non glorieux, ainsi qu’un corps glorieux et un corps non glorieux.
Toutefois il n’est pas convenable qu’un corps existe simultanément avec un
autre corps glorieux, soit parce qu’on observera parmi eux l’ordre nécessaire
qui demande une distinction ; soit parce qu’un corps glorieux ne s’opposera pas
à l’autre. Et par conséquent deux corps glorieux n’existeront jamais ensemble.
Article
5 : La subtilité exclut-elle des corps glorieux la nécessité d’exister dans un
lieu égal à lui ?
Objection
N°1. Il semble que la subtilité exclue du corps glorieux la nécessité d’exister
dans un lieu égal à lui. Car les corps glorieux seront
conformes au corps du Christ, comme on le voit (Phil., chap. 3). Or, le corps du Christ n’est pas astreint par cette
nécessité d’être dans un lieu égal à lui. Ainsi il est contenu tout entier sous
les petites comme sous les grandes parties d’une hostie consacrée. Il en sera
donc aussi de même dans les corps glorieux.
Réponse
à l’objection N°1 : Le corps du Christ n’existe pas localement au sacrement de
l’autel, comme nous l’avons dit (4, dist. 10, quest. 1, art. 1 ad 5, et 3a
pars, quest. 77, art. 5).
Objection
N°2. Aristote prouve (Phys., liv. 4, text. 53 et 76) que deux corps n’existent pas dans un même
lieu, parce qu’il s’ensuivrait que le plus grand occuperait le moins de place,
attendu que ses différentes parties pourraient être dans la même partie du
lieu. Car c’est la même chose que deux corps ou un nombre quelconque de corps
existent dans un même lieu. Or, le corps glorieux existera dans un même lieu
simultanément avec un autre corps, comme on le dit communément. Il pourra donc
exister dans tout lieu, quelque petit qu’il soit.
Réponse
à l’objection N°2 : La preuve d’Aristote repose sur ce qu’une partie rentrerait
dans l’autre sous le même rapport. Mais les parties d’un corps glorieux ne
peuvent ainsi rentrer les unes dans les autres, comme nous l’avons dit (dans le
corps de l’article). C’est pourquoi ce raisonnement n’est pas concluant.
Objection
N°3. Comme on voit le corps en raison de sa couleur, de même on le mesure avec
le lieu en raison de sa quantité. Or, le corps glorieux sera tellement soumis à
l’esprit, qu’il pourra être vu et n’être pas vu à son gré surtout par l’œil de
celui qui n’est pas glorifié, comme cela s’est fait pour le Christ. Par
conséquent son étendue sera de même soumise à la volonté de l’esprit qui fera
qu’il pourra être dans un lieu petit ou grand et avoir une quantité faible ou
considérable à sa fantaisie.
Réponse
à l’objection N°3 : Un corps est vu en raison de l’impression qu’il a faite sur
la vue, mais qu’il agisse ou qu’il n’agisse par sur la vue, il ne change point
en lui-même. C’est pourquoi il ne répugne pas qu’il puisse être vu ou n’être
pas vu à volonté (Voyez ce que saint Thomas a déjà dit à ce sujet (3a
pars, quest. 55, art. 4).). Mais son existence dans un lieu n’est pas une
action qui procède de lui en raison de sa quantité, comme l’action d’être vu en
procède en raison de sa couleur. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Aristote dit (Phys.,
liv. 4, text. 30) que tout ce qui est dans un lieu,
est dans un lieu égal à lui. Or, le corps glorieux sera dans un lieu. Il sera
donc dans un lieu égal à lui.
Les
dimensions du lieu et de l’objet qui l’occupe sont les mêmes, comme le prouve
Aristote (Phys., liv. 4, text. 76 et 77). Par conséquent si un lieu était plus grand
que l’objet qui l’occupe, la même chose serait plus grande et plus petite
qu’elle-même ; ce qui répugne.
Conclusion
Le corps glorieux n’est point du tout exempté par sa subtilité d’être dans un
lieu égal à lui, parce qu’il ne pourra jamais ni être plus rare, ni être plus
dense.
Il
faut répondre que le corps n’est comparé au lieu que par l’intermédiaire de ses
dimensions propres, d’après lesquelles le corps localisé est circonscrit par le
contact du corps qui le localise. Ainsi un corps ne peut être dans un lieu
moindre que sa quantité, sinon parce que la quantité propre du corps est
devenue de quelque façon moindre qu’elle-même, ce qui ne peut se concevoir que
de deux manières : 1° D’après la variation de la quantité par rapport à la même
matière, de telle sorte que la matière qui existait d’abord sous une grande
quantité, subsiste ensuite sous une quantité faible. C’est ce qu’ont supposé
quelques auteurs dans les corps glorieux, en disant que la quantité leur obéit
à volonté, de manière que quand ils le veulent ils ont une quantité grande ou
petite. Mais cela est impossible, parce qu’aucun mouvement qui existe selon ce
qu’il y a d’intrinsèque dans une chose, ne peut avoir lieu sans la passivité
qui altère la substance. C’est pour cela que dans les corps incorruptibles,
c’est-à-dire dans les corps célestes, il n’y a que le mouvement local qui ne se
rapporte pas à quelque chose d’intrinsèque. D’où il est évident que le
changement de quantité à l’égard de la matière répugnerait à l’impassibilité du
corps glorieux et à son incorruptibilité. Il en résulterait en outre que le
corps glorieux serait tantôt plus rare et tantôt plus dense ; car puisqu’on ne
peut rien retrancher à sa matière, la même matière serait tantôt sous
d’étroites dimensions et tantôt sous de plus grandes ; et par conséquent il
serait plus rare et plus dense ; ce qui ne peut pas être. — 2° On peut
concevoir que la quantité du corps glorieux devienne moindre qu’elle-même par
un changement de situation, de telle sorte, par exemple, que les parties du
corps glorieux rentrent les unes dans les autres, et qu’ils se réduisent ainsi
à la quantité la plus faible. C’est ce qu’ont supposé quelques auteurs en
disant qu’en raison de sa subtilité, le corps glorieux aura le pouvoir
d’exister simultanément dans un même lieu avec un autre corps non glorieux, et
que de même une partie peut exister dans une autre, au point qu’un corps glorieux
puisse entrer tout entier dans le moindre pore d’un autre corps. Et c’est ainsi
qu’ils veulent que le corps du Christ soit sorti du sein virginal de sa mère,
et qu’il soit entré près de ses disciples, les portes étant fermées. Mais cela
ne peut pas être ; soit parce que le corps glorieux n’aura pas le pouvoir
d’exister simultanément avec un autre corps, en raison de sa subtilité ; soit
parce que quand même il aurait la faculté d’exister simultanément avec un autre
corps, ce ne serait pas avec un autre corps glorieux, selon l’opinion d’un
grand nombre ; soit parce que cela répugnerait à la disposition droite du corps
humain qui requiert une situation déterminée et une distance entre les parties.
Cela ne se fera donc jamais par miracle. C’est pour cela qu’il faut dire qu’un
corps glorieux existera toujours dans un lieu égal à lui.
Article
6 : Les corps glorieux est-il impalpable en raison de sa subtilité ?
Objection
N°1. Il semble qu’un corps glorieux soit impalpable en raison de sa subtilité.
Car saint Grégoire dit (hom. 25 in Evang.) : que ce qui se palpe est nécessairement
corruptible. Or, le corps glorieux sera incorruptible. Il sera donc impalpable.
Réponse
à l’objection N°1 : L’incorruptibilité du corps glorieux ne vient pas de la
nature des choses qui le composent, d’après laquelle tout ce qui se palpe est
nécessairement corruptible, comme ont le voit d’après ce que nous avons dit
(dans le corps de l’article). C’est pour cela que cette raison n’est pas
concluante.
Objection
N°2. Tout ce qui se palpe résiste à celui qui le palpe. Or, ce qui peut exister
simultanément avec un autre ne lui résiste pas. Par conséquent puisqu’un corps
glorieux peut exister simultanément avec un autre corps, il ne sera pas
palpable.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoiqu’il puisse se faire d’une certaine manière qu’un
corps glorieux existe dans un même lieu avec un autre corps ; néanmoins le
corps glorieux a en son pouvoir de résister à celui qui le touche, quand il
veut, et par conséquent il peut être palpé.
Objection
N°3. Tout corps palpable est tangible. Or, tout corps tangible a des qualités
tangibles qui surpassent celles de du corps qui le touche. Par conséquent
puisque les qualités tangibles ne sont pas excessives, mais qu’elles sont
ramenées dans les corps glorieux à l’égalité la plus parfaite, il semble qu’ils
ne soient pas palpables.
Réponse
à l’objection N°3 : Les qualités tangibles dans les corps glorieux ne sont pas
réduites au milieu de la chose qui consiste dans une égale distance de ses
extrêmes, mais à un milieu proportionnel selon que ce milieu est ce qui
convient le mieux au tempérament de l’homme dans chacune de ses parties. C’est
pourquoi le contact de ces corps sera très agréable ; parce qu’une puissance se
délecte toujours dans ce qui lui convient et s’attriste de tout excès.
Mais
c’est le contraire. Le Seigneur est ressuscité avec un corps glorieux et
cependant il a eu un corps palpable, comme on le voit (Luc, 24, 39) : Palpez et voyez qu’un esprit n’a ni chair ni
os. Les corps glorieux seront donc aussi palpables.
Telle
fut l’hérésie d’Eutychius, évêque de Constantinople,
qui prétendait, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 14, chap. 29), que notre corps sera impalpable dans la
gloire de la résurrection.
Conclusion
Puisque le Seigneur après sa résurrection dans un corps glorieux a eu un corps
palpable, il s’ensuit que les corps glorieux seront palpables selon leur
nature.
Il
faut répondre que tout corps palpable est tangible, mais non réciproquement.
Car tout le corps est tangible par là même qu’il a des qualités par lesquelles
il peut naturellement agir sur le sens du tact ; ainsi l’air, le feu et les
autres choses semblables sont des corps tangibles. Mais ce qui est palpable a
en outre la propriété de résister à ce qui le touche. Ainsi l’air qui ne
résiste jamais à ce qui le traverse, mais qui est très facile à diviser, est
tangible, mais il n’est pas palpable. Par conséquent il est donc évident qu’on
appelle palpable un corps glorieux pour deux motifs, en raison de ses qualités
tangibles et en raison de ce qu’il résiste à ce qui le touche, de manière qu’on
ne le traverse pas. Et parce que les qualités tangibles sont le chaud et le
froid et les autres choses semblables qui ne se trouvent que dans des corps
graves et légers qui ont de la contrariété entre eux et qui sont par là même
corruptibles, il s’ensuit que les corps célestes qui sont incorruptibles par
leur nature sont sensibles à la vue, mais qu’ils ne sont ni tangibles, ni
palpables. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire (loc. cit. in arg. 2) : que tout ce qui se palpe doit nécessairement se
corrompre. Un corps glorieux a donc par sa nature les qualités qui sont de
nature à agir sur le tact ; mais parce qu’il est absolument soumis à l’esprit,
il est en son pouvoir d’agir au moyen de ces qualités ou de ne pas agir sur le
tact. De même il lui convient selon sa nature de résister à tout autre corps
qui passe, de telle sorte qu’il ne puisse pas exister simultanément avec lui
dans un même lieu. Mais par miracle la puissance divine peut faire à sa volonté
qu’il soit avec un autre corps dans un même lieu, et que par conséquent il
n’offre pas de résistance à ce qui le traverse. Ainsi le corps glorieux est
palpable d’après sa nature, mais il peut par une vertu surnaturelle se rendre
impalpable à un corps non glorieux, quand il le veut. C’est pourquoi saint
Grégoire dit (loc. cit.) que le Seigneur donna à palper sa chair, qu’il avait
introduite, les portes fermées, pour montrer parfaitement que son corps avait
la même nature, mais qu’il avait une autre gloire.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements
du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était
glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux
ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit
d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la
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littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique
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