Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 84 : De l’agilité des corps des bienheureux

 

          Nous devons ensuite nous occuper de l’agilité des corps des bienheureux après la résurrection. A ce sujet trois questions se présentent : 1° Les corps glorieux doivent-ils être agiles ? (L’agilité est cette disposition du corps qui le rend parfaitement soumis à l’âme par rapport à tous les mouvements qu’elle veut lui imprimer, de telle sorte qu’il va partout où elle veut sans lui faire le moindre obstacle.) — 2° Pourront-ils se mouvoir ? — 3° Le feront-ils simultanément ?

 

Article 1 : Les corps glorieux doivent-ils être agiles ?

 

          Objection N°1. Il semble que les corps glorieux ne doivent pas être agiles. Car ce qui est agile de soi n’a pas besoin de quelque chose qui le porte au mouvement. Or, après la résurrection les corps glorifiés seront portés sur les nues par les anges pour aller dans l’air au-devant du Christ, comme le dit la glose (interl. et ord. in 1 Thess., chap. 4). Les corps glorieux ne seront donc pas agiles.

          Réponse à l’objection N°1 : On dit que les anges porteront les corps glorieux dans les nues, non comme s’ils en avaient besoin, mais pour marquer le respect que les anges et toutes les créatures leur témoigneront.

 

          Objection N°2. On ne peut pas appeler agile un corps qui est mû avec travail et peine. Or, les corps glorieux seront mus de cette manière ; puisque leur moteur, c’est-à-dire l’âme, les meut dans un sens contraire à leur nature ; autrement ils seraient toujours mus dans le même sens. Ils ne seront donc pas agiles.

          Réponse à l’objection N°2 : Plus la vertu de l’âme qui meut le corps domine sur lui et moins il lui faut d’effort pour le mouvoir , même quand elle le meut contrairement à sa nature. Ainsi ceux qui ont une puissance motrice plus forte et qui ont à leur disposition un corps plus apte à obéir à l’esprit qui le meut, ont moins de peine à se mouvoir. Et parce qu’après la résurrection l’âme dominera parfaitement sur le corps, soit à cause de la perfection de sa propre puissance, soit à cause de l’aptitude du corps glorieux qui résultera de la gloire de l’âme qui rejaillira sur lui, les saints n’auront pas de peine à se mouvoir ; et par conséquent on pourra dire que leurs corps sont agiles.

 

          Objection N°3. Parmi toutes les opérations animales les sens sont la plus noble et ils sont avant le mouvement. Or, on n’assigne pas aux corps glorieux des propriétés qui les perfectionnent relativement à la sensation. On ne doit donc pas leur attribuer l’agilité qui les perfectionne à l’égard du mouvement.

          Réponse à l’objection N°3 : L’agilité rend le corps glorieux apte non seulement au mouvement local, mais encore à la sensibilité et à l’exécution de toutes les autres opérations de l’âme.

 

          Objection N°4. La nature donne aux différents animaux des instruments différemment disposés selon la diversité de leurs puissances : ainsi elle ne donne pas à un animal lent des instruments semblables à ceux qu’elle donne à un animal rapide. Or, Dieu agit avec plus d’ordre encore que la nature. Par conséquent puisque le corps glorieux a les membres disposés de la même manière que maintenant quant à la figure et à la quantité, il semble qu’il n’ait pas une autre agilité que celle qu’il a actuellement.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme la nature donne aux animaux plus actifs des instruments diversement disposés quant à la figure et à la quantité ; de même Dieu donnera aux corps des saints une autre disposition que celle qu’ils ont maintenant, non pour la figure et la quantité, mais par rapport à la propriété de la gloire qu’on appelle agilité.

 

          Mais c’est le contraire. L’Apôtre dit (1 Cor., 15, 13) : Ce qu’on met en terre est sans force et il en sortira plein de vigueur, c’est-à-dire, ajoute la glose, qu’il pourra se mouvoir et qu’il sera vivant. Or, la faculté de se mouvoir (mobilitas) ne peut exprimer que l’agilité à l’égard du mouvement. Les corps glorieux seront donc agiles.

          La lenteur paraît surtout répugner à la spiritualité. Or, les corps glorieux seront éminemment spirituels, d’après saint Paul (1 Cor., chap. 15). Ils seront donc agiles.

 

          Conclusion Puisque le corps glorieux est absolument soumis à l’âme glorifiée, il sera agile comme elle pour être apte à lui obéir.

          Il faut répondre que le corps glorieux sera absolument soumis à l’âme glorifiée, non seulement de telles sorte qu’il n’y ait rien en lui qui résiste à la volonté de l’esprit (parce que cela a existé aussi dans le corps d’Adam), mais encore de façon qu’il y ait en lui une perfection qui découle de l’âme glorifiée dans le corps et qui le rende apte à cette soumission. Cette perfection est appelée une des qualités (dos) du corps glorifié. Or, l’âme est unie au corps non seulement comme sa forme, mais encore comme son moteur, et il faut que le corps glorieux soit souverainement soumis à l’âme glorifiée de ces deux manières. Par conséquent comme par la subtilité il lui est totalement soumis selon qu’elle est la forme du corps qui lui donne son être spécifique ; de même par l’agilité il lui est soumis selon qu’elle est son moteur, de telle sorte qu’il soit apte à obéir à l’esprit pour tous les mouvements et toutes les actions de l’âme. — Il y en a qui attribuent la cause de cette agilité à la cinquième essence qui dominera alors dans les corps glorieux. Mais nous avons dit plusieurs fois (quest. 72, art.1, et quest. 83, art. 1, et Sent. 2, dist. 12, quest. 1, art. 1) que cela ne nous paraissait pas convenable. Il vaut donc mieux l’attribuer à l’âme dont la gloire rejaillit sur le corps.

 

Article 2 : Les saints ne font-ils jamais usage de leur agilité pour se mouvoir ?

 

          Objection N°1. Il semble que les saints ne feront jamais usage de leur agilité pour se mouvoir. Car d’après Aristote (Phys., liv. 3, text. 6 et 14) le mouvement est l’acte d’un être imparfait. Or, il n’y aura pas d’imperfection dans ces corps. Il n’y aura donc pas de mouvement.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mouvement local ne change rien de ce qui est intrinsèque à la chose, mais seulement ce qui existe en dehors d’elle, c’est-à-dire le lieu. Ainsi ce qui est mû d’un mouvement local est parfait quant à ce qui le constitue intrinsèquement, comme le dit Aristote (Phys., liv. 8, text. 59) quoiqu’il soit imparfait par rapport au lieu : parce que pendant qu’il est dans un lieu, il est en puissance à l’égard d’un autre ; car il ne peut pas être en acte dans plusieurs lieux à la fois, puisque c’est le propre de Dieu. Cette imperfection ne répugne pas à la perfection de la gloire, comme il ne lui répugne pas que la créature soit tirée du néant. C’est pourquoi ces défauts subsisteront dans les corps glorieux.

 

          Objection N°2. Tout mouvement est produit parce qu’on manque de quelque chose ; car tout ce qui se meut le fait en vue d’atteindre une fin. Or, les corps glorieux n’auront besoin de rien ; car, comme le dit saint Augustin (alius auctor, liv. De spir. et an., chap. 63, et in Manuali, chap. 33), il y aura là tout ce que vous voudrez et il n’y aura rien de ce que vous ne voudrez pas. Il ne sera donc jamais en mouvement.

          Réponse à l’objection N°2 : On dit de deux manières que l’on a besoin de quelque chose ; on le dit absolument sous un rapport. On a besoin absolument de la chose sans laquelle on ne peut conserver son être ou sa perfection ; les corps glorieux n’auront pas besoin de se mouvoir sous ce rapport, parce que leur béatitude leur suffira pour toutes ces choses. On a besoin d’une chose sous un rapport quand on ne peut sans elle atteindre une certaine fin ou l’atteindre convenablement, ou de telle manière. Le mouvement existera dans les bienheureux en raison de ce besoin ; car ils ne pourront manifester en eux expérimentalement leur puissance motrice qu’en se mouvant ; et rien n’empêche que ce besoin n’existe dans les corps glorieux.

 

          Objection N°3. D’après Aristote (De cælo et mundo, liv. 2, text. 64 à 66) ce qui participe à la bonté divine sans mouvement y participe plus noblement que ce qui y participe avec mouvement. Or, un corps glorieux participe plus noblement à la bonté divine qu’un autre corps. Par conséquent, puisqu’il y a d’autres corps qui demeurent absolument sans mouvement, comme les corps célestes, il semble qu’à plus forte raison il en sera de même des corps humains.

          Réponse à l’objection N°3 : Cette raison concluante si un corps glorieux ne pouvait sans se mouvoir participer à la bonté divine beaucoup plus parfaitement que les corps célestes ; ce qui est faux. Les corps glorieux ne seront donc pas mus pour qu’ils puissent participer parfaitement à la bonté divine (car ils doivent cet avantage à leur gloire), mais pour montrer la vertu de l’âme. Comme on ne pourrait démontrer la vertu des corps célestes par leur mouvement qu’autant qu’ils porteraient les corps inférieurs à s’engendrer et à se corrompre ; ce qui ne convient pas à cet état, il s’ensuit que cette raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°4. Saint Augustin dit (quo loco non occurit) que l’âme affermie en Dieu affermira le corps par voie de conséquence. Or, l’âme sera tellement affermie en Dieu qu’elle ne sera mue par lui d’aucune manière. Il n’y aura donc pas de mouvement dans le corps provenant de l’âme.

          Réponse à l’objection N°4 : Le mouvement local ne diminue en rien la stabilité de l’âme qui est affermie en Dieu ; puisqu’il ne se rapporte pas à ce qu’il y a d’intrinsèque dans la chose, comme nous l’avons dit (Réponse N°1).

 

          Objection N°5. Plus le corps est noble et plus le lieu qui lui est dû doit être élevé. Ainsi le corps du Christ qui est le plus noble occupe le lieu le plus élevé, comme on le voit par ces paroles de l’Apôtre (Héb., 7, 26) : Excelsior cælis factus ; il est plus élevé que les cieux par le lieu et la dignité, ajoute la glose (interl. sup. illud Héb., chap. 1 : Ad dexteram majestatis). De même chaque corps glorieux aura pour la même raison le lieu qui lui convient selon la mesure de sa dignité. Or, la convenance du lieu est l’une des choses qui appartiennent à la gloire. par conséquent puisqu’après la résurrection la gloire des saints ne variera jamais ni en plus, ni en moins, parce qu’ils seront absolument tous alors à leur terme, il semble que leurs corps ne s’éloigneront jamais du lieu qui leur aura été assigné, et qu’ainsi ils seront immobiles.

          Réponse à l’objection N°5 : Le lieu convenable assigné à chaque corps glorieux selon le degré de sa dignité appartient à la récompense accidentelle. Il n’est pas nécessaire toutefois que sa récompense soit moindre quand il est hors de son lieu ; parce que ce lieu n’appartient pas à la récompense selon ce qu’il contient en acte le corps qui y est placé (puisqu’il n’influe en rien sur le corps glorieux et qu’il reçoit plutôt de lui sa splendeur), mais il lui appartient selon ce qu’il lui est dû en raison de ses mérites. La joie qu’il en a l’accompagne donc lorsqu’il est hors de ce lieu.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Is., 40, 31) : Ils courront sans se fatiguer, ils marcheront sans se lasser. Et ailleurs (Sag., 3, 7) : Ils seront comme des feux qui courent au travers des roseaux. Les corps glorieux auront donc un mouvement.

 

          Conclusion Comme le corps glorifié du Christ s’est mû dans son ascension, de même les corps glorieux seront mus par leur agilité, à leur gré.

          Il faut répondre qu’il est nécessaire d’admettre que les corps glorieux se meuvent quelquefois, parce que le corps du Christ s’est mû dans son ascension et que les corps des saints qui ressusciteront de terre monteront de même vers le ciel empyrée ; mais après qu’ils seront montés au ciel il est vraisemblable qu’ils pourront encore se mouvoir à leur gré, pour faire ressortir la gloire de la sagesse divine en employant en acte ce qu’ils possèdent virtuellement, et pour réjouir leur vue par la beauté des créatures diverses dans lesquelles la sagesse de Dieu brillera avec éclat. Car les sens ne peuvent percevoir que les choses présentes, quoique les corps glorieux puissent percevoir les choses de plus loin que les autres. Toutefois le moment ne dérogera en rien à leur béatitude qui consiste dans la vision de Dieu qu’ils auront partout présent : comme saint Grégoire dit aussi des anges (hom. 34 in Evang.) qu’ils courent en Dieu partout où ils sont envoyés.

 

Article 3 : Les saints se meuvent-ils instantanément ?

 

          Objection N°1. Il semble que les saints se meuvent instantanément. Car saint Augustin dit (liv. ult. De civ. Dei, chap. ult.) que le corps sera partout où l’esprit le voudra. Or, le mouvement de la volonté d’après lequel l’esprit veut être quelque part est instantané. Le mouvement du corps le sera donc aussi.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce qui manque de peu paraît ne manquer en rien (C’est l’axiome parum pro nihil reputatum.), comme le dit Aristote (Phys., liv. 2, text. 56). C’est pourquoi nous disons que l’on fait immédiatement ce que l’on fait dans un temps court : et c’est dans ce sens que saint Augustin dit que le corps sera immédiatement partout où sera la volonté. — Ou bien il faut dire que la volonté ne sera jamais déréglée dans les bienheureux. Par conséquent ils ne voudront jamais que leur corps soit quelque part dans un instant où il ne peut pas y être ; et de la sorte à l’instant que la volonté indiquera le corps sera dans le lieu qu’elle aura déterminée.

 

          Objection N°2. Aristote prouve (Phys., liv. 4, text. 71) que le mouvement ne se fait pas dans le vide, parce qu’il faudrait que quelque chose fût mû instantanément. Car le vide ne résiste d’aucune manière au mobile, tandis que le plein résiste ; et il n’y aurait ainsi sous le rapport de la vitesse aucune proportion entre le mouvement qui se fait dans le vide et le mouvement qui se fait dans le plein ; puisque la proportion des mouvements quant à la rapidité existe selon la proportion de résistance qu’offre le milieu. Or, il faut que les vitesses de deux mouvements qui se font dans le temps soient proportionnelles, parce que tout temps est proportionnel au temps. Ainsi comme aucun espace plein ne peut résister à un corps glorieux qui peut exister avec un autre corps dans le même lieu, de quelque manière que cela se fasse, pas plus que le vide ne peut résister à un autre corps ; il s’ensuit que s’il se meut il le fera instantanément.

          Réponse à l’objection N°2 : Il y en a qui ont contredit cette proposition qu’Aristote établit dans cet endroit, comme Averroës le rapporte lui-même, en disant qu’il n’est pas nécessaire que le rapport du mouvement entier avec le mouvement entier soit proportionné au rapport d’un milieu qui résiste avec un autre milieu résistant ; mais il faut que l’on établisse d’après la proportion des milieux qu’on traverse la proportion des ralentissements que subissent les mouvements par suite de la résistance du milieu. Car tout mouvement a un temps de vitesse et de lenteur déterminé d’après le triomphe du moteur sur le mobile, quand même le milieu n’offrirait pas de résistance. Car tout mouvement a un temps de vitesse et de lenteur déterminé d’après le triomphe du moteur sur le mobile, quand même le milieu n’offrirait pas de résistance. C’est ce qu’on voit évidemment dans les corps célestes où il ne se trouve rien qui s’oppose à leur mouvement et qui ne se meuvent cependant pas instantanément, mais dans un temps déterminé selon la proportion de la puissance du moteur sur le mobile. Par conséquent il est évident que quand même on supposerait qu’une chose se meut dans le vide, il ne faudrait pas qu’elle se mût instantanément, mais il faudrait que rien ne s’ajoutât au temps qui est dû au mouvement d’après la proportion susdite du moteur avec le mobile, parce que le mouvement n’est pas ralenti. — Mais cette réponse, comme l’observe Averroës (ibid.) provient de l’imagination fausse d’après laquelle on se figure que le ralentissement qui est produit par la résistance du milieu est une partie de mouvement ajoutée au mouvement naturel dont la quantité est selon la proportion du moteur au mobile ; comme une ligne est ajoutée à une ligne. D’où il arrive dans les lignes que la proportion d’une ligne totale avec une ligne totale ne reste pas la même que la proportion que les lignes ajoutées avaient entre elles ; de manière que la proportion du mouvement total avec le mouvement total sensible n’est pas non plus la même que celle des retards qui proviennent de la résistance du milieu. Cette imagination est fausse à la vérité, parce que toute partie d’un mouvement a autant de vitesse que le mouvement total, tandis que toute partie de la ligne n’a pas autant de qualité commensurable que la ligne totale. D’où il résulte que la lenteur ou la vitesse ajoutée au mouvement réagit sur toutes ses parties, ce qui n’a pas lieu à l’égard des lignes ; et par conséquent la lenteur ajoutée au mouvement ne produit pas une autre partie du mouvement, comme il arrive que dans les lignes ce qu’on ajoute est une partie de la ligne entière. — C’est pourquoi pour comprendre la preuve d’Aristote, comme l’expose Averroës, il faut savoir que l’on doit prendre le tout pour une seule chose, c’est-à-dire la résistance du mobile à la puissance motrice, et la résistance du milieu par lequel le mouvement a lieu et celle de toute autre cause résistante, de telle sorte qu’on considère la quantité de retard du mouvement entier selon la proportion de la puissance motrice sur le mobile qui lui résiste de quelque manière, par soi ou par d’autres causes extrinsèques. Car il faut toujours que le mobile résiste d’une certaine manière au moteur ; puisque ce qui se meut et ce qui est mû, l’agent et le patient considérés comme tels sont contraires. Quelquefois il se trouve que le mobile résiste au moteur de lui-même ; soit parce qu’il a une puissance qui le porte vers un mouvement contraire, comme on le voit dans les mouvements violents ; soit du moins parce qu’il a un lieu contraire au lieu qui est dans l’intention du moteur. Telle est la résistance que les corps célestes opposent à leurs moteurs. D’autres fois le mobile ne résiste à la vertu du moteur qu’en raison d’une cause extrinsèque et non par lui-même comme on le voit évidemment dans le mouvement des corps graves et légers, parce que leur forme les porte à ce mouvement. Or, la forme est l’impression du générateur, ce qui est le moteur de la part des corps graves et légers. De la part de la matière il ne se trouve ni la résistance de la puissance qui passe vers un mouvement contraire, ni celle du lieu contraire ; parce que le lieu n’est dû à la matière qu’autant qu’elle est sous des dimensions et qu’elle est perfectionnée par la forme naturelle. Il ne peut donc y avoir résistance que de la part du milieu, et cette résistance est naturelle comme leur mouvement. D’autres fois il y a résistance des deux manières, comme on le voit dans les mouvements des animaux. Ainsi donc lorsque dans le mouvement il n’y a résistance que de la part du mobile, comme on le voit dans les corps célestes ; alors le temps du mouvement se mesure selon la proportion du moteur avec le mobile. Dans ce cas le raisonnement d’Aristote n’est pas concluant ; parce qu’en enlevant tout milieu leur mouvement demeure encore dans le temps. Mais dans ces mouvements où il n’y a résistance que de la part du milieu, la mesure du temps se prend uniquement de l’empêchement qui résulte du milieu. Par conséquent si le milieu était absolument enlevé, il ne resterait plus d’obstacle, et par suite le mouvement serait instantané ou il aurait lieu dans un temps égal dans un espace vide ou plein. Car en supposant qu’un corps se meuve en un temps dans un espace vide, ce temps se rapportera d’après une certaine proportion au temps dans lequel il se meut à travers un espace plein. Or, il est possible d’imaginer un autre corps dans la même proportion, plus subtil que le corps qui remplissait l’espace, et si ce corps vient à remplir un autre espace égal, il pourra se mouvoir dans cet espace plein dans un temps aussi court que le premier dans ce même espace vide ; parce qu’on retranche autant de la quantité du temps qu’on ajoute à la subtilité du milieu, et une chose offre d’autant moins de résistance qu’elle est plus subtile. Mais dans les autres mouvements dans lesquels il y a résistance de la part du mobile lui-même et du milieu, la quantité du temps doit s’apprécier d’après la proportion de la puissance motrice avec la résistance du mobile et du milieu tout à la fois. Par conséquent en supposant que le milieu soit totalement soustrait ou qu’il ne fasse plus obstacle, il ne s’ensuit pas que le mouvement soit instantané, mais que le temps du mouvement se mesure seulement d’après la résistance du mobile. Il ne répugnera pas non plus qu’en supposant un corps très subtil il se meuve pendant le même temps à travers le vide et à travers le plein, parce que le milieu est d’autant moins pate à ralentir le mouvement que sa subtilité est plus grande ; On peut donc imaginer une subtilité telle qu’elle pourra moins ralentir le mouvement que ne le fait la résistance du mobile, et par conséquent la résistance du milieu n’ajoutera au mouvement aucun retard. Il est donc évident que quoique le milieu ne résiste pas aux corps glorieux, en raison de ce qu’ils peuvent être avec un autre corps dans un même lieu ; néanmoins leur mouvement ne sera pas instantané, parce que le corps mobile résistera à la puissance motrice, par là même qu’il a une situation déterminée, comme nous l’avons dit des corps célestes (hic sup.).

 

          Objection N°3. La puissance de l’âme glorifiée surpasse d’une manière qui est en quelque sorte hors de toute proportion la puissance de l’âme qui n’a pas cet avantage. Or, l’âme qui n’est pas glorifiée meut le corps dans le temps. L’âme glorifiée le meut donc instantanément.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la puissance de l’âme glorifiée surpasse d’une manière inappréciable la puissance de l’âme qui n’a pas cet avantage, cependant elle ne la surpasse pas infiniment ; parce que ces deux puissances sont l’une et l’autre finies. Il ne suit donc pas de là qu’elle meuve instantanément. Et quand même elle aurait une vertu absolument infinie, il n’en résulterait pas que le mouvement qu’elle communiquerait serait instantané, à moins que la résistance offerte par le mobile ne soit totalement surpassée. Or, quoique la résistance par laquelle le mobile résiste au moteur par l’opposition qu’il fait à son mouvement en raison de l’inclination qu’il a pour un mouvement contraire, puisse être totalement surpassée par un moteur d’une puissance infinie, cependant la résistance qu’il fait par suite de l’éloignement qu’il a pour le lieu que le moteur a en vue, ne peut être totalement surpassée, à moins qu’on ne lui enlève son état qui fait qu’il est dans telle ou telle situation. Car comme le blanc résiste au noir en raison de la blancheur, et d’autant plus que la blancheur est plus éloignée du noir ; de même le corps résiste à un lieu par là même qu’il a un lieu opposé, et sa résistance est d’autant plus grande que la distance est plus considérable. Or, on ne peut enlever à un corps d’être dans un lieu ou une situation qu’autant qu’on lui enlève sa corporéité par laquelle le lieu ou la situation lui sont dus. Ainsi tant qu’il demeure dans la nature du corps, il ne peut d’aucune manière être mû instantanément, quelque que soit sa puissance motrice. Et comme le corps glorieux ne perdra jamais sa corporéité, il s’ensuit qu’il ne pourra jamais être mû instantanément.

 

          Objection N°4. Tout ce qui se porte avec la même vitesse vers ce qui est près et vers ce qui est éloigné se meut instantanément. Or, le mouvement glorieux du corps est tel que quelle que soit la distance qu’il a à franchir, il arrive dans un temps imperceptible. D’où saint Augustin dit (Epist. 102) que le corps glorieux franchit tous les intervalles avec une égale rapidité, comme un rayon de soleil. Le corps glorieux se meut donc instantanément.

          Réponse à l’objection N°4 : Dans ce passage de saint Augustin l’égalité de vitesse doit s’entendre dans le sens que l’excès de l’un sur l’autre est imperceptible, comme le temps du mouvement total l’est lui-même.

 

          Objection N°5. Tout ce qui se meut se meut dans le temps ou instantanément. Or, le corps glorieux après la résurrection ne pourra se mouvoir dans le temps, parce qu’alors il n’y aura plus de temps, comme le dit saint Jean (Apoc., chap. 1). Son mouvement sera donc instantané.

          Réponse à l’objection N°5 : Quoique après la résurrection le temps qui est mesuré par le mouvement du ciel ne subsistera plus, cependant il y aura le temps qui résulte du nombre ou de l’ordre d’antériorité ou de postérité.

 

          Mais au contraire. Dans le mouvement local, l’espace, le mouvement et le temps se divisent ensemble, comme le prouve démonstrativement Aristote (Phys., liv. 6, text. 37). Or, l’espace que traverse le corps glorieux dans son mouvement est divisible. Donc le mouvement divisible aussi bien que le temps. Et comme l’instant ne l’est pas il s’ensuit que ce mouvement n’est pas instantané.

          Il ne peut pas se faire qu’une chose existe simultanément tout entière dans un lieu et qu’elle existe en partie dans un autre ; parce qu’il s’ensuivrait qu’une partie serait à la fois en deux lieux différents, ce qui ne peut pas être. Or, tout ce qui se meut est partie au terme à quo et partie au terme ad quem, comme nous l’avons prouvé (Phys., liv. 6, text. 32). Au contraire tout ce qui a été mû existe tout entier dans le terme qui est le but du mouvement ; mais il ne peut pas se faire qu’une chose soit mue et qu’elle ait été mue tout à la fois. Et comme tout ce qui se meut instantanément est mû et a été mû simultanément, il s’ensuit que le mouvement local d’un corps glorieux ne pourra être instantané.

 

          Conclusion Puisque les corps glorieux restent avec la nature du corps et qu’ils ont pour ce motif une situation déterminée, ils sont mus dans le temps, et la vertu de l’âme glorifiée peut seulement faire qu’ils soient mus dans un temps imperceptible à cause de sa brièveté.

          Il faut répondre qu’à cet égard il y a plusieurs opinions différentes. En effet, il y en a qui disent qu’un corps glorieux passe d’un lieu dans un autre sans passer par le milieu ; comme la volonté se transporte d’un lieu à l’autre sans passer par le milieu, et que le mouvement du corps glorieux peut être pour ce motif instantané, comme celui de la volonté. Mais cela ne peut se soutenir ; parce que le corps glorieux ne parviendra jamais à la dignité de la nature spirituelle, puisqu’il ne cessera jamais d’être un corps. En outre quand on dit que la volonté se meut d’un lieu à l’autre, elle ne passe pas essentiellement d’un lieu à un autre lieu, parce qu’elle n’est renfermée d’une manière essentielle dans aucun de ces lieux ; mais elle est dirigée vers un lieu après l’avoir été par l’intention vers un autre, et c’est ce qui fait se dire qu’elle se meut d’un lieu à l’autre. — C’est pourquoi d’autres disent que le corps glorieux tient la propriété de sa nature, parce qu’il est un corps, de passer par le milieu et par conséquent d’être mû dans le temps. Mais en vertu de la gloire, parce qu’il est élevé d’une manière infinie au-dessus de la nature, il a le privilège de ne pas pouvoir passer par un milieu, et par conséquent de se mouvoir instantanément. Mais cela ne peut pas être, parce que cela implique en soi contradiction, ce qui est ainsi manifeste. Soit un corps qui se meut de A en B et que le corps mû soit Z ; il est constant que Z, tant qu’il est tout entier en A, n’est pas mû, il ne l’est pas non plus quand il est tout entier en B, parce qu’alors il a été mû. Par conséquent s’il se meut jamais, il faut qu’il ne soit ni tout entier en A, ni tout entier en B. Donc quand il est mû, ou il n’est nulle part, ou il est en partie en A et partie en B, ou il est tout entier dans un autre lieu intermédiaire, par exemple en C, ou il est en partie en A et C, ou partie en C et B. On ne peut supposer qu’il ne soit nulle part, parce qu’alors ce serait une quantité incommensurable n’ayant pas de situation ; ce qui est impossible. On ne peut supposer non plus qu’il soit partie en A et partie en B, et qu’il ne soit pas dans un milieu de quelque manière parce que puisque B est un lieu distant de A, il s’ensuivrait que le milieu les séparant, la partie Z qui est en B ne serait pas continue à la partie qui est en A. Il faut donc qu’il soit tout entier en C ou partie en C et partie dans un autre lieu que l’on suppose intermédiaire entre C et A, comme D, et ainsi des autres. Il faut donc que Z ne parvienne pas de A en B avant d’avoir été auparavant dans tous les milieux ; à moins qu’on ne dise qu’il est parvenu de A en B sans jamais se mouvoir : ce qui implique contradiction, parce que la succession elle-même des lieux est un mouvement local. Le même raisonnement s’applique à tout changement qui a deux termes contraires qui sont l’un et l’autre quelque chose de positif. Mais il en est autrement de ces changements qui n’ont qu’un terme positif et dont l’autre est une pure privation ; parce qu’entre l’affirmation et la négation ou la privation il n’y a pas une distance déterminée. Ainsi ce qui est dans la négation peut être plus rapproché ou plus éloigné de l’affirmation, ou réciproquement, en raison de ce qui est la cause de l’un des deux ou de ce qui y dispose. Ainsi quand ce qui est mû est tout entier sous une négation il se change en affirmation et réciproquement, d’où il résulte que dans ces choses l’être changé précède aussi l’avoir été changé, comme le prouve Aristote (Phys., liv. 6, text. 40 et suiv.). Il n’en est pas ainsi du mouvement de l’ange, parce que être dans un lieu se dit équivoquement du corps et de l’ange. Et par conséquent il est évident qu’il ne peut se faire d’aucune manière qu’un corps parvienne d’un lieu à un autre, sans passer par tous les milieux. — C’est pour cela que d’autres l’accordent, néanmoins ils prétendent que le corps glorieux se meut instantanément. Mais il suit de là qu’un corps glorieux est dans le même instant en deux lieux à la fois ou dans un plus grand nombre, c’est-à-dire qu’il est au dernier terme et dans tous les lieux intermédiaires ; ce qui ne peut pas être. Ils répondent à cela que quoique l’instant soit le même selon la réalité, cependant il diffère rationnellement ; comme le point que des lignes diverses ont pour terme. Mais cette réponse est insuffisante, parce que l’instant mesure ce qui existe dans l’instant, selon la réalité et non selon la pensée. Par conséquent la diversité rationnelle de l’instant ne fait pas qu’il puisse mesurer des choses qui n’existent pas simultanément dans le temps ; comme la diversité rationnelle du point ne peut pas faire que les choses qui sont éloignées par la situation soient renfermées sous le même point local. — C’est pour ce motif que d’autres disent avec plus de probabilité que le corps glorieux est mû dans le temps, mais dans un temps imperceptible à cause de sa brièveté ; et de telle sorte qu’un corps glorieux peut franchir en moins de temps qu’un autre le même espace ; parce que le temps, quelque petit qu’il soit, est divisible à l’infini (L’opinion de saint Thomas sur ce point est celle de Durand (Sent. 4, dist. 44, quest. 7) et de Richard (dist. 49, quest. 7 et 8, art. 4).).

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.