Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 85 : De la clarté des corps des bienheureux

 

          Nous devons ensuite nous occuper de la clarté des corps des bienheureux après la résurrection. A cet égard trois questions se présentent : 1° La clarté existera-t-elle dans les corps glorieux ? (Cette qualité est considérée comme la plus noble des corps glorieux. Il y a des auteurs qui établissent un rapprochement entre ces qualités et les quatre vertus cardinales ; en disant que la prudence répond à la clarté à cause de la connaissance, la justice à l’impassibilité à cause de l’incorruptibilité, la force à l’agilité, que saint Paul exprime par le mot virtus ; Il ressuscitera dans la force (1 Cor., 15, 43), et la tempérance à la subtilité, parce qu’elle exténue le corps.) — 2° Cette clarté pourra-t-elle être vue par l’œil qui n’est pas glorieux ? — 3° Un corps glorieux sera-t-il vu nécessairement par un corps non glorieux ?

 

Article 1 : La clarté conviendra-t-elle aux corps glorieux ?

 

          Objection N°1. Il semble que la clarté ne conviendra pas aux corps glorieux. Car, comme le dit Avicenne (in 6 Natur., part. 3, chap. 2), tout corps lumineux est composé de parties transparentes. Or, les parties du corps glorieux ne seront pas transparentes, puisque la terre domine dans quelques-unes d’elles, comme les chairs et les os. Les corps glorieux ne seront donc pas lumineux.

          Réponse à l’objection N°1 : Avicenne parle du corps qui a clarté d’après la nature des choses qui le composent ; mais il n’en sera pas ainsi du corps glorieux qui recevra plutôt ce privilège du mérite de la vertu.

 

          Objection N°2. Tout corps lumineux cache ce qui vient après lui ; ainsi un flambeau mis après un autre est éclipsé ; et la flamme du feu empêche aussi de voir ce qui est derrière elle. Or, les corps glorieux ne cacheront pas ce qui est renfermé en eux ; parce que, comme le dit saint Grégoire (Mor., liv. 18, chap. 2) sur ces paroles de Job (28, 17) : On ne lui égalera ni l’or ni le verre ; là, c’est-à-dire dans la céleste patrie, l’épaisseur des membres ne dérobera pas l’âme de chacun aux regards des autres ; et l’harmonie elle-même du corps frappera tous les yeux. Les corps ne seront donc pas lumineux.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Grégoire compare les corps glorieux à l’or à cause de leur clarté et au verre à cause de leur transparence ; d’où il semble qu’on doive dire qu’ils seront tout à la fois transparents et clairs. Car quand une chose claire n’est pas transparente, cela provient de ce que la clarté du corps est produite par la densité des parties lucides et que la densité est contraire à la transparence. Mais alors la clarté viendra d’une autre cause, comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article) ; et la densité des corps glorieux ne leur enlève pas leur transparence, pas plus que la densité du verre ne la lui enlève. Cependant il y en a qui disent qu’on les compare au verre, non parce qu’ils sont transparents, mais parce qu’ils lui ressemblent en ce que, comme on le voit dans le verre ce qui y est renfermé, de même la gloire de l’âme qui sera renfermée dans le corps glorieux éclatera à tous les regards. Mais le premier sentiment est le meilleur, parce que c’est celui qui sauve le mieux la dignité du corps glorieux et qui s’acquitte le plus parfaitement avec les paroles de saint Grégoire.

 

          Objection N°3. La lumière et la couleur requièrent dans le sujet une disposition contraire, parce que la lumière est l’extrémité du diaphane dans un corps indéterminé, tandis que la couleur est la limite du diaphane dans un corps déterminé, comme on le voit (De sensu et sensato, chap. 3). Or, les corps glorieux seront colorés ; parce que, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 22, chap. 19), la beauté du corps est l’accord des parties avec la suavité de la couleur. Comme les corps glorieux ne pourront manquer d’avoir la beauté, ils ne seront donc pas lumineux.

          Réponse à l’objection N°3 : La gloire du corps ne détruira pas la nature, mais elle la perfectionnera. Par conséquent la couleur que doit avoir le corps d’après la nature de ses parties subsistera en lui, au lieu que la clarté qui viendra de la gloire de l’âme y sera surajoutée. C’est ainsi que nous voyons les corps colorés de leur nature briller de l’éclat du soleil ou par l’effet d’une autre cause extrinsèque ou intrinsèque.

 

          Objection N°4. Si la clarté existe dans les corps glorieux, il faut qu’elle soit égale dans toutes les parties du corps, comme toutes les parties du corps auront la même impassibilité, la même subtilité et la même agilité. Or, cela n’est pas convenable ; parce qu’une partie a plus de disposition pour la clarté qu’une autre ; ainsi les yeux en ont plus que les mains, les esprits que les os, les humeurs que la chair ou les nerfs. Il semble donc que ces corps ne doivent pas être lumineux.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme la clarté de la gloire rejaillit de l’âme sur le corps selon le mode de ce dernier et qu’elle est dans le corps d’une autre manière que dans l’âme ; de même elle rejaillira sur chacune des parties du corps selon leur mode. Il ne répugne donc pas que les différentes parties du corps brillent de différentes manières en raison des dispositions diverses qu’elles ont d’après leur nature par rapport à la clarté. Il n’en est pas de même des autres qualités du corps, par rapport auxquelles les parties du corps ne se trouvent pas diversement disposées.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Matth., 13, 43) : Les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Et ailleurs (Sag., 3, 7) : Les justes brilleront et ils seront comme des étincelles qui courent à travers les roseaux.

          Saint Paul dit (1 Cor., 15, 43) : Ce qui est vil et abject quand on le met en terre, ressuscitera dans la gloire ; ce qui appartient à la clarté, comme on le voit par ce qui précède, où il compare la gloire des corps ressuscités à la clarté des étoiles. Les corps des saints ressusciteront donc lumineux.

 

          Conclusion D’après l’Ecriture il est très certain que les corps des saints seront lumineux après la résurrection ; cette clarté rejaillira de la gloire de l’âme sur le corps.

          Il faut répondre que l’on doit reconnaître que les corps des saints seront lumineux après la résurrection à cause du témoignage de l’Ecriture qui le promet. Mais il y en a qui attribuent la cause de cette clarté à la cinquième essence qui dominera alors dans le corps humain. Mais parce que cela est absurde, comme nous l’avons dit souvent (quest. 84, art. 1), il s’ensuit qu’il est mieux de dire que cette clarté résultera de rejaillissement de la gloire de l’âme sur le corps. Car ce qui est reçu dans un sujet n’y est pas reçu selon le mode de celui qui le produit, mais selon le mode de celui qui le reçoit. C’est pourquoi la clarté qui est spirituelle dans l’âme est reçue dans le corps comme une chose corporelle. C’est pourquoi selon que l’âme aura une plus grande clarté en raison de la supériorité de ses mérites, de même il y aura aussi dans le corps une clarté différente, comme on le voit par ce que dit l’Apôtre (1 Cor., chap. 15). Ainsi on connaîtra la gloire de l’âme dans le corps glorieux, comme on connaît à travers le verre la couleur du corps qui est contenu dans un vase de cette nature, comme le dit saint Grégoire (loc. cit., Objection N°2), sur ces paroles de Job (28, 17) : On ne lui égalera ni l’or ni le verre.

 

Article 2 : La clarté du corps glorieux peut-elle être vue par celui qui n’est pas glorifié ?

 

          Objection N°1. Il semble que la clarté du corps glorieux ne puisse être vue par l’œil de celui qui n’est pas glorifié. Car il faut qu’il y ait proportion entre l’objet visible et la vue. Or, l’œil qui n’est pas glorifié n’est pas proportionné à la vision de la clarté de la gloire, puisqu’elle est d’un autre genre que la clarté de la nature. La clarté du corps glorieux ne sera donc pas vue par l’œil qui n’est pas glorifié.

          Réponse à l’objection N°1 : La clarté de la gloire sera d’un autre genre que la clarté de la nature, quant à la cause, mais non quant à l’espèce. Par conséquent comme la clarté de la nature est proportionnée à la vue en raison de son espèce, de même aussi la clarté glorieuse.

 

          Objection N°2. La clarté du corps glorieux sera plus grande que ne l’est maintenant la clarté du soleil. Car la clarté du soleil sera alors plus grande qu’actuellement, d’après le prophète (Is., chap. 30), et la clarté du corps glorieux l’emportera beaucoup sur elle. C’est pour cela que le soleil et le monde entier recevront une plus grande clarté. Comme l’œil de celui qui n’est pas glorifié ne peut fixer le soleil dans sa marche à cause de son excessive clarté, il pourra donc encore moins voir la clarté d’un corps glorieux.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme le corps glorieux ne peut être passible du côté de la nature, mais seulement du côté de l’âme, de même il n’agit d’après la propriété de la gloire que par l’action de l’âme. Or, la vivacité de la clarté ne blesse pas la vue, selon qu’elle agit par l’action de l’âme, mais sous ce rapport elle la délecte plutôt. Au contraire elle la blesse, selon qu’elle agit par l’action de la nature, en échauffant et en dilatant l’organe de vue et en séparant les esprits. C’est pour cela que quoique la clarté du corps glorieux surpasse la clarté du soleil, cependant elle ne blesse pas la vue par sa nature, mais elle lui est agréable, et c’est pour cela qu’on la compare à la clarté du jaspe (Apoc., chap. 21).

 

          Objection N°3. On voit nécessairement l’objet visible qui se présente aux regards, à moins qu’il n'y ait dans l’œil une lésion. Or, ceux qui ne sont pas glorifiés ne voient pas nécessairement la clarté du corps glorieux qui se présente à leurs yeux ; ce qui est évident pour les disciples qui virent le corps du Seigneur après sa résurrection sans voir sa clarté. Donc cette clarté ne sera pas visible pour celui qui ne sera pas glorifié.

          Réponse à l’objection N°3 : La clarté du corps glorieux provient du mérite de la volonté. C’est pourquoi elle sera soumise à la volonté de manière qu’elle soit visible ou invisible à son gré. C’est ce qui fait qu’il sera au pouvoir du corps glorieux de montrer sa clarté ou de la cacher, et telle a été l’opinion de Prépositivus.

 

          Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Philipp., 3, 21) : En le rendant semblable à son corps glorieux, la glose dit (interl.) : Il ressemblera à la clarté qu’il a eue dans la transfiguration. Or, les yeux des disciples qui n’étaient pas glorifiés ont vu cette clarté. La clarté du corps glorifié sera donc aussi visible à ceux qui ne seront pas glorieux.

          Les impies en voyant la gloire des justes seront par là tourmentés dans le jugement, comme on le voit par ce qui est dit (Sag., chap. 5). Or, ils n verraient pas pleinement leur gloire, s’ils ne voyant la clarté de leurs corps. Donc, etc.

 

          Conclusion Puisque la lumière est apte d’après son essence à agir sur la vue et que la vue est substantiellement faite pour percevoir la lumière, on doit dire que la clarté d’un corps glorieux peut être vue naturellement par l’œil de celui qui n’est pas glorifié.

          Il faut répondre qu’il y en a qui ont dit que la clarté du corps glorieux ne pourra être vue de celui qui n’est pas glorifié, sinon par miracle. Mais il ne peut en être ainsi, à moins que cette clarté ne se dise d’une manière équivoque. Car la lumière d’après son essence est faite pour agir sur la vue et la vue d’après sa nature est faite pour percevoir la lumière, comme le vrai se rapporte à l’intellect et le bien à la volonté. Par conséquent s’il y avait une vue qui ne pût percevoir absolument une certaine lumière, cette vue ou cette lumière serait prise dans un sens équivoque : ce qui ne peut se dire dans le cas présent, parce qu’alors en disant que les corps glorieux seront lumineux, on ne nous ferait rien connaître, comme en disant qu’il y a le Chien (C’est le nom donné à deux constellations : le petit chien et le grand chien.) dans le ciel, on ne donne aucune idée à celui qui ne connaît que le chien qui est un animal.. C’est pourquoi il faut dire que la clarté du corps glorieux peut naturellement être vue par celui qui n’est pas glorifié.

 

Article 3 : Le corps glorieux sera-t-il vu nécessairement par le corps non glorifié ?

 

          Objection N°1. Il semble que le corps glorieux sera vu nécessairement par celui qui n’est pas glorifié. Car les corps glorieux seront lumineux. Or, un corps lumineux se manifeste ainsi que les autres choses. On verra donc nécessairement les corps glorieux.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette clarté obéira au corps glorieux de telle sorte qu’il puisse la montrer ou la cacher.

 

          Objection N°2. Tout corps qui cache d’autres corps qui sont derrière lui est vu nécessairement par là même que les autres choses qui sont derrière lui sont cachées. Or, le corps glorieux dérobera à la vue des autres corps qui seront derrière lui, puisqu’il sera coloré. On le verra donc nécessairement.

          Réponse à l’objection N°2 : La couleur du corps n’empêche pas sa transparence sinon en tant qu’elle modifie la vue, parce que la vue ne peut être frappée simultanément par deux couleurs de manière qu’elle les voie l’une et l’autre parfaitement. Mais la couleur du corps glorieux sera au pouvoir de l’âme pour qu’elle agisse sur la vue ou qu’elle n’y agisse pas. C’est pourquoi il sera en son pouvoir que le corps cache ou ne cache pas ce qui est derrière lui.

 

          Objection N°3. Comme la quantité fait partie des choses qui sont dans le corps, de même aussi la qualité par laquelle on le voit. Or, la quantité ne sera pas soumise à la volonté de manière que le corps glorieux puisse être d’une quantité plus ou moins grande. La qualité qui le rend visible ne lui sera donc pas soumise non plus de manière qu’on ne puisse pas le voir.

          Réponse à l’objection N°3 : La quantité est inhérente au corps glorieux lui-même et elle ne pourrait être modifiée au gré de l’âme sans un changement intrinsèque du corps glorieux qui répugnerait à son impassibilité. C’est pourquoi il n’en est pas de même de la quantité et de la visibilité ; parce que la quantité qui le rend visible ne peut être enlevée au gré de l’âme, tandis que l’action de cette qualité peut être suspendue. Et alors le corps disparaîtra quand l’âme le commandera.

 

          Mais c’est le contraire. Notre corps sera glorifié de manière à être conforme au corps du Christ après la résurrection. Or, on ne voyait pas nécessairement le corps du Christ après sa résurrection, et même il disparut aux yeux des disciples, à Emmaüs, comme on le voit (Luc, chap. 24). On ne verra donc pas nécessairement non plus le corps glorifié.

          Le corps obéira alors parfaitement à l’âme. Il pourra donc être visible ou invisible, selon la volonté de l’âme.

 

          Conclusion Puisque le corps glorieux doit parfaitement obéir à l’âme, il sera pour ce motif au pouvoir du corps glorifié d’être visible ou de ne l’être pas.

          Il faut répondre qu’on voit une chose visible selon qu’elle agit sur la vue. Or, de ce qu’une chose agit ou n’agit pas sur ce qui lui est extrinsèque, il n’y a pas de changement en elle. Ainsi, sans qu’il y ait aucun changement dans l’une des propriétés qui appartiennent à la perfection du corps glorifié il peut se faire qu’il soit visible et qu’il ne le soit pas. Par conséquent il sera au pouvoir de l’âme glorifiée qu’on voie son corps ou qu’on ne le voie pas, comme toute autre action du corps sera aussi au pouvoir de l’âme ; autrement le corps glorieux ne serait pas un instrument qui obéirait parfaitement à l’agent principal.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.