Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 86 : De l’état des corps des damnés après la
résurrection
Nous
devons examiner maintenant l’état des corps des damnés après la résurrection. A
cet égard trois questions se présentent : 1° Les corps des damnés
ressusciteront-ils avec leurs difformités ? — 2° Leurs corps seront-ils
corruptibles ? (Il est de foi que les corps des damnés seront incorruptibles
après la résurrection, puisqu’il est dit qu’ils auront un supplice éternel (Matth., chap. 25) et qu’ils ne pourront plus mourir, En ces jours-là, les hommes chercheront la
mort, et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir, et la mort
fuira loin d’eux (Apoc., 9, 6).) — 3° Seront-ils impassibles ?
(Il est de foi que les corps des damnés seront passibles, mais les théologiens
sont partagés quand il s’agit d’expliquer le mode et la nature de leurs
souffrances.)
Article
1 : Les corps des damnés ressusciteront-ils avec leurs difformités ?
Objection
N°1. Il semble que les corps des damnés ressusciteront avec leurs difformités.
Car ce qui a été établi pour la peine du péché de doit cesser qu’autant que le
péché a été remis. Or, la privation des membres qui résulte de la mutilation a
été établie pour punir du péché, et il en est de même de toutes les autres
difformités corporelles. Les damnés qui n’ont pas obtenu la rémission de leurs
fautes auront donc ces difformités.
Réponse
à l’objection N°1 : La peine dans tout tribunal s’infligeant selon la nature du
tribunal lui-même, les peines que l’on inflige ici-bas pour une faute sont des
peines temporelles et ne s’étendent pas au-delà du terme de la vie. C’est pour
cela que quoique le péché n’ait pas été remis aux damnés, il n’est cependant
pas nécessaire qu’ils supportent là les mêmes peines qu’en ce monde, mais la
justice divine exige qu’ils soient tourmentés éternellement par des peines plus
fortes.
Objection
N°2. Comme la résurrection des saints se fera pour leur bonheur éternel, de
même celle des impies aura lieu pour leur malheur éternel. Or, les saints
ressuscités ne seront privés de rien de ce qui peut appartenir à leur
perfection. Les impies ne perdront donc rien de ce qui appartient à leur défaut
ou à leur misère, et telles sont les difformités de la nature. Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°2 : On ne peut pas faire le même raisonnement sur les bons et
sur les méchants, parce qu’une chose peut être purement bonne tandis qu’elle ne
peut être purement mauvaise. Ainsi, la félicité dernière des saints demande
qu’ils soient absolument exempts de tout mal, mais la misère dernière des
méchants n’exclut pas tout bien, parce que le mal, s’il est entier, se corrompt
lui-même, comme le dit Aristote (Eth., liv. 4,
chap. 5). Il faut donc que la misère des damnés ait pour sujet le bien de la
nature qui est en eux et qui est l’œuvre du Créateur parfait qui réparera la
nature elle-même dans la perfection de son espèce.
Objection
N°3. Comme la difformité appartient aux défauts du corps passible, de même
aussi la lenteur. Or, les corps des damnés ressuscités ne seront pas privés de
leur lenteur, puisqu’ils ne seront pas agiles. Pour la même raison ils ne
seront donc pas dépouillés de leur difformité.
Réponse
à l’objection N°3 : La lenteur est du nombre de ces défauts qui résultent
naturellement des principes du corps humain, tandis qu’il n’en est pas de même
de la difformité. C’est pourquoi il n’y a pas de parité entre ces deux choses.
Mais
au contraire. Sur ces paroles (1 Cor.,
15, 52) Les morts ressusciteront
incorruptibles, la glose dit (interl.) : Les
morts, c’est-à-dire les pécheurs, ou généralement tous les morts,
ressusciteront incorruptibles, c’est-à-dire sans qu’ils soient privés d’aucun
de leurs membres. Donc les méchants ressusciteront sans difformité.
Dans
les damnés il n’y aura pas quelque chose qui empêche en eux le sentiment de la
douleur. Or, la maladie empêche le sentiment de la douleur en ce qu’elle
affaiblit les organes de la sensation ; et la privation d’un membre empêcherait
de même que la douleur ne fût universelle dans le corps. Les damnés
ressusciteront donc sans ces défauts.
Conclusion
Puisque dans la résurrection c’est Dieu, l’auteur de la nature, qui doit
réparer entièrement la nature humaine, il n’y aura dans les damnés aucun défaut
qui résulte de la faiblesse de la nature, sinon ceux qui proviennent
naturellement dans le corps humain des principes naturels.
Il
faut répondre que dans le corps humain il peut y avoir deux sortes de
difformités. L’une peut venir du défaut d’un membre, c’est ainsi que nous
disons hideux ceux qui sont mutilés. Car il n’y a pas en eux la proportion qui
doit exister entre les parties et le tout. A l’égard de cette difformité il est
certain qu’elle n’existera pas dans les corps des damnés, parce que tous les corps
des bons aussi bien que des méchants ressusciteront tout entiers. L’autre
difformité résulte de ce que les parties n’ont pas la disposition, ou la
quantité, ou la qualité, ou la situation qu’elles devraient avoir, ce qui
trouble aussi la proportion qui devrait exister entre les parties et le tout.
Pour ces difformités et les défauts semblables, comme les fièvres et les autres
maladies de cette nature qui sont quelquefois des causes de difformité, saint
Augustin laisse la question indécise et dans le doute (Ench., chap. 22), comme le rapporte le Maître des sentences (Sent. 4, dist. 44). — Parmi les docteurs
modernes il y a à ce sujet deux opinions. Il y en a qui disent que ces
difformités et ces défauts subsisteront dans les corps des damnés, considérant
leur damnation qui les dévoue à la souveraine misère dont on ne doit retrancher
aucune incommodité. Mais ce sentiment ne paraît pas être raisonnable. Car dans
la réparation du corps ressuscité on considère plus la perfection de la nature
que l’état qui a existé auparavant. Ainsi ceux qui mourront en bas âge
ressusciteront avec la taille de l’homme fait, comme nous l’avons dit (quest.
81, art. 1). Par conséquent ceux qui ont eu dans le corps des défauts naturels
ou des difformités qui en provenaient seront reconstitués dans la résurrection
sans ces défauts ou ces difformités, à moins que ce qui est dû au péché n’y
fasse obstacle. Ainsi, s’il arrive que quelqu’un ressuscite avec des défauts ou
des difformités, ce sera à titre de peine. Or, le mode de la peine doit être
selon l’étendue de la faute. Cependant il arrive qu’un pécheur damné pour des
péchés moindres a des difformités ou des défauts que n’a pas eus celui qui doit
être damné pour des péchés plus graves. Par conséquent, si celui qui a eu en ce
monde des difformités ressuscite avec elles, tandis qu’un autre qui doit être
puni plus grièvement ressuscitera sans elles, parce qu’il ne les a pas eues
ici-bas, le mode de la peine ne répondra pas à l’étendue de la faute ; mais il
semblerait plutôt qu’on est puni pour les peines qu’on a souffertes sur cette
terre, ce qui est absurde. — C’est pourquoi d’autres disent avec plus de raison
que l’auteur qui a créé la nature réparera la nature des corps dans son
intégrité à la résurrection. Par conséquent tout ce qu’il y a eu dans le corps
de défaut ou de difformité provenant de la corruption ou de la faiblesse, ou
des principes naturels, sera totalement écarté dans la résurrection, comme la
fièvre et les autres maladies. Mais les défauts qui résultent naturellement des
principes naturels dans le corps humain, comme la pesanteur, la passibilité,
etc., existeront dans les corps des damnés ; tandis que la gloire de la résurrection
éloignera ces défauts des corps des élus (Sylvius considère le sentiment de
saint Thomas comme étant le plus probable, mais il n’y a rien de décidé à ce
sujet ; les opinions sont libres.).
Article
2 : Les corps des damnés seront-ils incorruptibles ?
Objection
N°1. Il semble que les corps des damnés seront corruptibles. Car tout ce qui
est composé de choses contraires doit nécessairement se corrompre. Or, les
corps des damnés seront composés des contraires qui les composent maintenant ;
autrement ils ne seraient pas de la même espèce, et par conséquent ils ne
seraient pas les mêmes numériquement. Ils seront donc corruptibles.
Réponse
à l’objection N°1 : Les contraires dont les corps sont composés, sont les
principes seconds qui contribuent à la corruption. Car le premier agent c’est
le mouvement céleste. Ainsi en supposant l’existence de ce mouvement, il est
nécessaire que le corps composé de contraires se corrompe, à moins qu’il n’y
ait une cause plus puissante qui l’en empêche. Mais le mouvement du ciel
n’existant plus, les contraires dont le corps est composé ne suffisent plus à
produire le corruption, même selon la nature, comme on le voit d’après ce que
nous avons dit (dans le corps de l’article.). Les philosophes n’ayant pas su
que le mouvement céleste cesserait, ils regardaient pour ce motif comme une
chose infaillible, qu’un corps composé d’éléments contraires se corrompit
d’après la nature.
Objection
N°2. Si les corps des damnés ne sont pas corruptibles, ce sera l’effet de la
nature, ou de la grâce, ou de la gloire. Ce ne sera pas l’effet de la nature
puisqu’ils seront de même nature que maintenant ; ce ne sera pas non plus
l’effet de la grâce ou de la gloire, puisqu’ils n’auront ni l’une ni l’autre.
Ils seront donc corruptibles.
Réponse
à l’objection N°2 : Cette incorruptibilité sera l’effet de la nature, non qu’il
y ait un principe d’incorruptibilité dans les corps des damnés, mais par le
défaut du principe moteur qui produit la corruption comme on le voit d’après ce
que nous avons dit (dans le corps de l’article.).
Objection
N°3. Il ne paraît pas convenable de soustraire à la plus grande des peines ceux
qui sont dans une souveraine misère. Or, la mort est la plus grande des peines
comme on le voit (Eth., liv. 3, chap. 6). On ne doit donc pas
soustraire à la mort les damnés qui sont dans la plus grande misère. Donc leurs
corps seront corruptibles.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique la mort soit absolument la plus grande des peines,
cependant rien n’empêche que sous un rapport elle ne soit un remède aux peines
que l’on endure, et que sa privation les augmente. Car, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 9), vivre paraît être
agréable à tout le monde, parce que tous désirent exister, mais il ne faut pas,
comme il l’observe (ibid.), entendre
par là une vie mauvaise, ni une vie corrompue ou pleine d’afflictions. Par
conséquent, comme il est agréable de vivre absolument, mais qu’il ne l’est pas
de vivre dans le chagrin et la douleur ; ainsi la mort qui est la privation de
la vie est absolument pénible et elle est la plus grande des peines, selon
qu’elle enlève le premier bien, c’est-à-dire l’être avec lequel on perd tous
les autres ; mais selon qu’elle délivre d’une vie mauvaise et pleine de
tristesse, elle est un remède aux peines dont elle est le terme ; et par
conséquent sa privation contribue à augmenter les peines qu’elle rend
éternelles. — Mais si on répond que la mort est une peine à cause de la douleur
corporelle qu’éprouvent ceux qui meurent, il n’est pas douteux que les damnés
en ressentent continuellement une beaucoup plus grande. D’où il est dit qu’ils
sont dans une mort éternelle, selon l’expression de l’Ecriture (Ps. 48, 15) : La mort les dévorera.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Apoc., 9, 6) : Dans ces jours, les hommes chercheront la
mort et ils ne la trouveront pas, ils désireront mourir et la mort fuira loin
d’eux.
Les
damnés seront punis d’une peine éternelle dans leur âme et dans leur corps (Matth., 25, 46) : Ils
iront au supplice éternel. Or, cela ne pourrait être si leurs corps étaient
corruptibles. Donc ils seront incorruptibles.
Conclusion
Puisque la corruption est un changement et qu’après la résurrection le principe
du mouvement n’existera plus et sera empêché, il n’y aura rien qui puisse
corrompre les corps des damnés.
Il
faut répondre que puisque dans tout mouvement il faut qu’il y ait un principe
du mouvement, le mouvement ou le changement est écarté du mobile de deux
manières : 1° parce que le principe du mouvement manque ; 2° parce qu’il est
empêché. Or, la corruption est un changement. Il peut donc se faire de deux
manières que le corps qui doit sa corruptibilité à la nature de ses principes
devienne incorruptible. 1° Parce que le principe qui le portait à la corruption
est totalement détruit. Les corps des damnés seront incorruptibles de cette
manière. Car puisque le ciel est le premier corps altérant par son mouvement
local et que tous les autres agents secondaires agissent par sa vertu et sont
mus pour ainsi dire par lui, il faut que quand le mouvement du ciel cessera, il
n’y ait plus d’agent qui puisse priver un corps par une altération quelconque
de sa propriété naturelle. C’est pourquoi après la résurrection, lorsque le
mouvement du ciel n’existera plus, il n’y aura plus de qualité capable
d’altérer le corps humain dans ses qualités naturelles. Et comme la corruption
est le terme de l’altération ainsi que la génération, il s’ensuit que le corps
des damnés ne pourront se corrompre. Ce qui convient
d’ailleurs à la justice de Dieu (Il semble plus probable que le corps des
damnés ne sera pas incorruptible par nature, mais qu’il le sera en vertu de la
justice divine qui sera la cause extrinsèque qu’il ne pourra pas périr (CF. D. Thomas, Opusc. 9, art. 25,
et Opusc. 10, art. 19).), pour qu’en vivant
perpétuellement ils soient perpétuellement punis, comme elle l’exige, ainsi que
nous le dirons (art. suiv.), de même que sa corruptibilité sert maintenant à sa
providence qui fait engendrer certaines choses de la corruption des autres. 2° L’incorruptibilité
résulte de ce que le principe de la corruption est empêché. Le corps d’Adam fut
incorruptible de cette manière, parce que les qualités contraires qui
existaient dans le corps de l’homme étaient contenues par la grâce de
l’innocence de manière qu’elles ne pussent travailler à la dissolution du corps
; et elles seront beaucoup plus contenues dans les corps glorieux qui seront
absolument soumis à l’esprit. C’est ainsi que dans les corps des bienheureux,
après la résurrection générale, ces deux modes d’incorruptibilité se trouveront
réunis.
Article
3 : Les corps des damnés doivent-ils être impassibles ?
Objection
N°1. Il semble que les corps des damnés doivent être impassibles. Car, d’après
Aristote (Top., liv. 6, chap. 9),
toute passion excessive fait perdre quelque chose à la substance. Or, si on
enlève toujours quelque chose à un objet fini, il est nécessaire qu’il soit
enfin détruit, comme il dit (Phys.,
liv. 1, text. 37). Par conséquent si les corps des
damnés sont passibles et qu’ils souffrent toujours, ils s’altéreront et se
corrompront un jour ; ce qui est faux, comme nous l’avons démontré (art. préc.). Ils seront donc impassibles.
Réponse
à l’objection N°1 : Aristote parle de cette passivité par laquelle le patient
est modifié sous le rapport de sa disposition naturelle ; cette passivité
n’existera pas dans les corps des damnés, comme nous l’avons dit (dans le corps
de l’article.).
Objection
N°2. Tout agent s’assimile son patient. Si donc les corps des damnés souffrent
du feu, le feu se les assimilera. Et comme le feu ne consume les corps
qu’autant qu’il les résout en se les assimilant, il s’ensuit que si les corps
des damnés sont passibles, ils seront un jour consumés par le feu. Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°2 : La ressemblance de l’agent existe dans le patient de deux
manières : 1° de la même manière qu’elle est dans l’agent ; c’est ainsi qu’elle
existe dans tous les agents univoques, comme le chaud produit le chaud et le
feu engendre le feu. 2° D’une manière différente de la manière dont elle est
l’agent. C’est ainsi qu’elle est dans tous les agents équivoques, dans lesquels
il arrive quelquefois que la forme qui est reçue matériellement dans le patient
existe spirituellement dans l’agent, comme la forme qui est dans la maison que
l’architecte construit existe matériellement en elle et spirituellement dans
l’esprit de l’architecte. D’autres fois au contraire elle existe matériellement
dans l’agent et elle est reçue spirituellement dans le patient, comme la
blancheur existe matériellement dans la muraille d’où elle est reçue
spirituellement dans la prunelle et dans le milieu qui la communique. Il en est
de même dans le cas présent, parce que l’espèce qui existe matériellement dans
le feu est reçue spirituellement dans les corps des damnés, et c’est ainsi que
le feu s’assimilera les corps des damnés, sans cependant les consumer.
Objection
N°3. Les animaux qu’on dit vivre dans le feu sans se corrompre, comme la
salamandre, ne souffrent pas du feu. Car l’animal ne souffre de la douleur du
corps qu’autant que le corps est blessé de quelque manière. Si donc les corps
des damnés peuvent rester dans le feu sans se corrompre, comme ces animaux
selon la pensée de saint Augustin (De
civ. Dei, liv. 21, chap. 2 et 4), il semble qu’ils n’en éprouveront aucune
affliction, ce qui ne serait pas, si leurs corps n’étaient pas impassibles.
Donc, etc.
Réponse
à l’objection N°3 : D’après Aristote dans son livre sur les propriétés des
éléments (aliq. à princ.)
aucun animal ne peut vivre dans le feu. Galenus dit
aussi dans son ouvrage sur les médicaments simples qu’il n’y a aucun corps qui
ne soit enfin consumé par le feu ; quoiqu’il y ait des corps qui subsistent
pendant un temps dans le feu sans être dégradés, comme on le voit pour l’ébène.
Quant à ce que l’on dit de la salamandre il ne peut pas y avoir absolument de
parité, parce qu’elle ne pourrait rester finalement dans le feu sans se
corrompre, comme les corps des damnés dans l’enfer. Cependant de ce que les
corps des damnés ne souffriront du feu de l’enfer aucune altération, il n’est
cependant pas nécessaire pour cela que le feu ne les tourmente pas ; parce que
l’objet sensible n’est pas seulement fait pour délecter ou pour affliger les
sens, selon que d’après son action naturelle il fortifie ou corrompt les
organes, mais encore en raison de son action spirituelle, parce que, quand
l’objet sensible est convenablement proportionné à la faculté de sentir il fait
plaisir ; tandis que c’est le contraire quand il pèche par excès ou par défaut.
Ainsi les couleurs modérées et les voix harmonieuses sont agréables, tandis que
celles qui sont discordantes blessent l’oreille.
Objection
N°4. Si les corps des damnés sont passibles, la douleur qui résulte de leur
passivité doit surpasser, ce semble, toute la douleur présente des corps, comme
la joie des saints surpassera toute la félicité actuelle. Or, il arrive
quelquefois ici-bas que l’immensité de la douleur fera séparer l’âme du corps.
Donc à plus forte raison si ces corps doivent être passibles, les âmes s’en
sépareront-elles par suite de l’immensité de la douleur, et par conséquent les
corps se corrompront, ce qui est faux. Ces corps seront donc impassibles.
Réponse
à l’objection N°4 : La douleur ne sépare pas l’âme du corps selon qu’elle
subsiste seulement dans la puissance de l’âme à laquelle il appartient de
souffrir mais selon que la passion de l’âme altère dans le corps ses
dispositions naturelles, comme nous voyons la colère enflammer le corps et la
crainte le refroidir. Mais après la résurrection le corps ne pourra pas être
atteint dans ses dispositions naturelles, comme on le voit d’après ce que nous
avons dit (art. préc.). Par conséquent quelque grande
que soit la douleur elle ne séparera pas l’âme du corps.
Mais
c’est le contraire. Sur ces paroles (1
Cor., 15, 52) : Et nous serons
transformés, la glose dit (interl.) : Pour
nous bons, il n’y a que nous qui seront changés par l’immutabilité et l’impassibilité
de la gloire. Les corps des damnés ne seront donc pas impassibles.
Comme
le corps coopère avec l’âme pour le mérite, de même elle coopère avec lui pour
le péché. Or, après la résurrection, non seulement l’âme, mais encore le corps
sera récompensé à cause de cette coopération. Donc pour la même raison les
corps des damnés seront punis, ce qui n’aurait pas
lieu s’ils étaient impassibles. Ils seront donc passibles.
Conclusion
Quoique les corps des damnés ne soient jamais consumés par le feu à cause de la
justice divine, ils seront cependant passibles sans que leur disposition
naturelle change.
Il
faut répondre que la cause principale pour laquelle les corps des damnés ne
seront pas consumés par le feu, ce sera la justice divine qui a condamné leurs
corps à une peine éternelle ; mais la disposition naturelle sert la justice
divine de la part du corps qui souffre et de la part des agents. Car puisque
pâtir c’est recevoir une chose, il y a deux modes de passivité selon qu’une
chose peut être reçue dans une autre de deux manières. En effet une forme peut
être reçue dans un sujet matériellement, selon son être naturel, comme la
chaleur est reçue du feu matériellement dans l’air, et suivant ce mode de
réceptivité il y a un mode de passivité qu’on appelle la passivité de la nature. Ou bien une chose est reçue dans une autre
spirituellement à la manière d’une idée, comme l’image de la blancheur est
reçue dans l’air et dans la prunelle. Cette réceptivité ressemble à celle par
laquelle l’âme reçoit les images des choses. Ainsi d’après ce mode de
réceptivité il y a un autre mode de passivité qu’on appelle la passivité de l’âme. Parce qu’après la
résurrection, le mouvement du ciel ayant cessé, un corps ne pourra pas être
altéré dans sa qualité naturelle, comme nous l’avons dit (art. préc.), il s’ensuit qu’aucun corps ne pourra souffrir du
côté de la passivité de la nature. Ainsi, par rapport à cette espèce de
passivité, les corps des damnés seront impassibles, comme le sont les corps
incorruptibles. Mais après que le mouvement du ciel aura cessé,
la passivité qui s’exerce d’une manière spirituelle subsistera encore. Car
l’air sera aussi illuminé par le soleil et offrira à la vue la diversité des
couleurs. Les corps des damnés seront donc passibles selon cette espèce de
passivité. Et comme les sens sont perfectionnés par cette passivité, il
s’ensuit que dans les corps des damnés il y aura le sentiment de la peine sans
un changement de disposition naturelle. Quant aux corps glorieux, bien qu’ils
reçoivent quelque chose et qu’ils soient passifs d’une certaine manière dans la
sensation, ils ne seront cependant passibles, parce qu’ils ne recevront rien
qui les afflige ou qui les blesse, comme les corps des damnés qui sont appelés
passibles pour ce motif.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
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