Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 90 : De la forme du juge lorsqu’il viendra pour
juger
Nous
devons ensuite nous occuper de la forme du juge lorsqu’il viendra pour juger. A
cet égard trois questions se présentent : 1° Le Christ doit-il juger sous la
forme de son humanité ? (Tous les Pères admettent généralement que le Christ
viendra sous sa forme humaine pour juger tous les hommes (Cf. Ignat., Epist. ad Hieron. in chap. 18 Matth. ;
August., De Trin., liv. 1, chap. 43 ;
Grégor., hom. 20 in Evangel., etc.) — 2° Apparaîtra-t-il sous la forme
glorieuse de son humanité ? — 3° La divinité peut-elle être vue sans joie ?
Article
1 : Le Christ doit-il juger sous la forme de son humanité ?
Objection
N°1. Il semble que le Christ ne doive pas juger sous la forme de son humanité.
Car le jugement requiert l’autorité dans celui qui juge. Or, l’autorité sur les
vivants et les morts existe dans le Christ comme Dieu : car il est ainsi le
Seigneur et me créateur de toutes choses. il jugera
donc sous la forme de sa divinité.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans le Christ il y a selon la nature divine autorité de
domination sur toutes les créatures d’après le droit de la création ; tandis
qu’il y a en lui selon la nature humaine une autorité d’empire qu’il a méritée
par sa passion. Cette autorité est pour ainsi dire secondaire et acquise, au
lieu que la première est naturelle et éternelle.
Objection
N°2. On requiert dans un juge une puissance invincible. D’où il est dit (Ecclésiastique, 7, 6) : Ne cherchez pas à devenir juge si vous ne
pouvez pas par votre puissance rompre les iniquités. Or, la puissance
invincible convient au Christ comme Dieu. Il jugera donc sous la forme de la
divinité.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique le Christ comme homme n’ait pas de lui-même une
puissance invincible d’après la vertu naturelle de l’espèce humaine, il a
cependant dans sa nature humaine une puissance invincible d’après le don de la
divinité, selon que toutes choses sont soumises à ses pieds, ainsi que le dit
l’Apôtre (1 Cor., chap. 15 et Héb., chap. 2). Et c’est pour cela qu’il
jugera à la vérité dans sa nature humaine, mais d’après la vertu de la
divinité.
Objection
N°3. Il est dit (Jean, 5, 22) : Le Père a
donné tout pouvoir de juger au Fils pour que tous honorent le Fils comme ils
honorent le Père. Or, on ne donne pas au Fils un honneur égal au Père,
selon la nature humaine. Il ne jugera donc pas selon la forme humaine.
Réponse
à l’objection N°3 : Le Christ n’aurait pas suffi à la rédemption du genre
humain, s’il avait été un simple mortel. C’est pourquoi de ce qu’il a pu
racheter le genre humain d’après sa nature humaine et de ce qu’il a obtenu par
là la puissance judiciaire, il en résulte évidemment qu’il est Dieu et qu’il
doit recevoir les mêmes honneurs que son Père, non comme homme, mais comme
Dieu.
Objection
N°4. Le prophète dit (Dan., 7, 9) : Je
regardais jusqu’à ce que les Trônes fussent placés et que l’ancien des jours se
fût assis. Or, les Trônes désignent ma puissance judiciaire, tandis que
l’ancienneté se dit de Dieu en raison de son éternité, comme le remarque saint
Denis (De div. nom., chap. 10). Il convient donc au
Fils de juger selon ce qu’il est éternel ; et non comme homme.
Réponse
à l’objection N°4 : Dans cette vision de Daniel est manifestement exprimé
l’ordre entier de la puissance judiciaire. Cette puissance existe à la vérité
en Dieu, comme dans sa première origine et plus spécialement dans le Père qui
est la source de la divinité tout entière. C’est pourquoi il est dit tout
d’abord, l’ancien des jours s’assit.
Mais du Père la puissance judiciaire est passée dans le Fils, non seulement de
toute éternité, selon la nature divine, mais encore dans le temps, selon la
nature humaine dans laquelle il l’a méritée. C’est pourquoi le prophète ajoute
dans cette vision : Je vis comme le Fils
de l’homme qui veniat sur les nuées du ciel et qui s’avança jusqu’à l’ancien
des jours dont il reçut la puissance, l’honneur et le royaume (Dan., 7,
14).
Objection
N°5. Saint Augustin dit (Tract. 19 in Joan.), comme le rapporte le Maître des
sentences (Sent. 4, dist. 48), que la
résurrection des âmes est produite parle Verbe fait chair et fils de l’homme.
Or, ce jugement final appartient plus à l’âme qu’à la chair. Il est donc plus
convenable que le Christ juge comme Dieu que comme homme.
Réponse
à l’objection N°5 : Saint Augustin parle ainsi par appropriation, de manière
qu’il rapporte les effets que le Christ a produits dans sa nature humaine à des
causes qui ont avec eux quelque analogie. Et parce que par l’âme nous sommes à
l’image de Dieu et à sa ressemblance, tandis que par la chair nous sommes de la
même espèce que le Christ comme homme, il attribue pour ce motif à la divinité
ce que le Christ a fait dans nos âmes, tandis que ce qu’il a fait ou ce qu’il
doit faire dans notre chair il l’attribue à sa chair ; quoique sa chair, selon
qu’elle est l’instrument de la divinité, comme le dit saint Jean Damascène (Orht. fid., liv.
3, chap. 15), produise aussi un effet dans nos âmes, selon ces paroles de saint
Paul qui dit (Héb., 9, 14) : que son sang a purifié nos consciences des œuvres mortes et quoique le Verbe fait chair soit ainsi cause
également de la résurrection des âmes. D’où il suit qu’il est convenable que
selon la nature humaine il juge non seulement des biens corporels, mais encore
des biens spirituels.
Mais
au contraire. Il est dit (Jean, 5, 22) : Il
lui a donné la puissance de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme.
Job
(36, 17) : Votre cause a été jugée comme
celle de l’impie par Pilate, dit la glose, et c’est pour cela que vous recevrez le pouvoir de juger et de
condamner, afin que vous jugiez justement, continue la glose. Or, le Christ
a été jugé par Pilate selon la nature humaine. C’est donc selon cette nature
qu’il jugera.
Il
appartient de juger à celui à qui il appartient de faire la loi. Or, le Christ
nous a donné la loi de l’Evangile pendant qu’il s’est manifesté à nous dans la
nature humaine. Il jugera donc selon la même nature.
Conclusion
Puisque le jugement dernier a lieu pour que les bons soient reçus dans le
royaume céleste et que les méchants en soient écartés, il est juste et
convenable que le Christ juge le monde d’après sa nature humaine, puisque c’est
par le bienfait de sa rédemption que nous sommes admis au royaume des cieux.
Il
faut répondre que le jugement requiert une certaine puissance dans celui qui
juge. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre (Rom.,
14, 4) : Qui êtes-vous pour juger le
serviteur d’un autre ? C’est pourquoi d’après ce principe il convient au
Christ de juger, selon qu’il a puissance sur les hommes qui seront
principalement l’objet du jugement dernier. Or, il est notre Seigneur non
seulement en raison de la création, parce que le Seigneur est Dieu lui-même, qu’il nous a fait et que nous ne nous
sommes pas faits nous-mêmes (Ps.
99, 3), mais il l’est encore en raison de la rédemption, ce qui lui convient
selon la nature humaine. D’où l’Apôtre dit (Rom.,
14, 9) : C’est pour cela même que le
Christ est mort et qu’il est ressuscité, afin d’exercer un empire souverain sur
les vivants et sur les morts. Mais pour obtenir la récompense de la vie
éternelle les biens de la création ne nous suffiraient pas, si nous n’avions
pas reçu le bienfait de la rédemption à cause de l’obstacle que le péché du
premier homme a mis à la nature créée. Par conséquent puisque le jugement
dernier a pour but que les uns soient admis au royaume céleste et que les
autres en soient exclus ; il est convenable que le Christ préside lui-même à ce
jugement, selon sa nature humaine qui a ouvert le ciel à l’homme par le
bienfait de la rédemption. C’est ainsi qu’il est dit (Actes, 10, 42) : Que Dieu l’a
établi juge des vivants et des morts. Et parce que par la rédemption du
genre humain, il a réparé non seulement les hommes, mais encore toute créature,
selon que toute créature a été améliorée par la réparation de l’homme, suivant
ces paroles de saint Paul (Col., 1, 20) : Ayant purifié par le sang qu’il a répandu sur la croix ce qui est sur
la terre aussi bien que ce qui est au ciel, il s’ensuit que le Christ a
mérité par sa passion l’empire et la puissance judiciaire non seulement sur les
hommes, mais encore sur toute créature (Sur la puissance judiciaire du Christ
voyez ce que saint Thomas a dit (3a pars, quest. 59) où il s’occupe ex professo de cette question.). Toute puissance m’a été donnée dans le ciel
et sur la terre (Matth., 28, 18).
Article
2 : Dans le jugement le Christ apparaîtra-t-il sous la forme glorieuse de son
humanité ?
Objection
N°1. Il semble que dans le jugement le Christ n’apparaîtra pas sous la forme
glorieuse de son humanité. Car sur ces paroles (Jean, chap. 19) : Videbunt in quem transfixerunt,
la glose dit (interl. Aug.,
tract. 120 in Joan. à med.)
: C’est qu’il doit venir dans la chair dans laquelle il a été crucifié. Or, il
a été crucifié sous sa forme infirme et faible. Il apparaîtra donc sous cette
forme et non sous sa forme glorieuse.
Réponse
à l’objection N°1 : Il se manifestera sous la même chair, mais elle ne sera
plus dans la même condition.
Objection
N°2. Il est dit (Matth., 24, 30) que le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans
le ciel, c’est-à-dire le signe de la croix, comme le dit saint Chrysostome
(hom. 77 in Matth., circ. med.), ce qui signifie que le Christ, en venant pour juger,
montrera non seulement les cicatrices de ses plaies, mais encore sa mort
ignominieuse. Il semble donc qu’il n’apparaîtra pas sous sa forme glorieuse.
Réponse
à l’objection N°2 : Le signe de la croix apparaîtra dans le jugement, non comme
la marque de la faiblesse qui existera alors, mais comme l’indice de la
faiblesse passée ; pour faire ainsi éclater la justice de la condamnation de
ceux qui ont négligé une aussi grande miséricorde et surtout de ceux qui ont
persécuté le Christ injustement. Quant aux cicatrices qu’on verra dans son
corps, elles n’appartiendront pas à une infirmité quelconque, mais elles seront
des marques de la puissance immense au moyen de laquelle le Christ a triomphé
de ses ennemis par la Passion et la faiblesse. Il montrera aussi sa mort
ignominieuse, non en la manifestant d’une manière sensible aux yeux, comme s’il
l’endurait alors ; mais d’après les choses qui apparaîtront, c’est-à-dire
d’après les marques de la passion qu’il a endurée, il rappellera aux hommes le
souvenir de sa mort passée.
Objection
N°3. Le Christ apparaîtra dans le jugement selon la forme qui pourra être vue
de tout le monde. Or, le Christ ne pourra être vu selon la forme glorieuse de
son humanité par tout le monde, par les bons et les méchants ; parce que l’œil
non glorifié ne paraît pas être proportionné à la vision de la clarté du corps
glorieux. Il n’apparaîtra donc pas sous sa forme glorieuse.
Réponse
à l’objection N°3 : Le corps glorifié a en son pouvoir de se faire voir ou de
ne pas se faire voir à l’œil qui n’est pas glorieux, comme on le voit d’après
ce que nous avons dit (quest. 85, art. 2, Réponse N°3). C’est pourquoi le
Christ ne pourra être vu de tout le monde selon sa forme glorieuse.
Objection
N°4. On n’accorde pas aux méchants ce que l’on promet aux justes pour récompense.
Or, on promet aux justes pour récompense de voir la gloire de l’humanité (Jean,
10, 2) : Il entrera et sortira et il
trouvera des pâturages, c’est-à-dire, il se nourrira de sa divinité et de
son humanité, comme l’entend saint Augustin (alius auctor, liv. De spiritu et anima, chap. 9, in med.),
et le prophète dit (Is., 33, 17) : Ils verront le roi dans sa gloire. Il ne
se manifestera donc pas à tous dans le jugement sous sa forme glorieuse.
Réponse
à l’objection N°4 : Comme la gloire d’un ami est agréable, de même la gloire et
la puissance de celui qu’on hait attriste beaucoup. Et c’est pour cela que
comme la vue de la gloire de l’humanité du Christ sera une récompense pour les
justes ; de même elle sera un supplice pour ses ennemis. D’où le prophète s’écrie
(Is. 26, 11) : Qu’ils
voient et qu’ils soient confondus et jaloux du bonheur de votre peuple ; et que
le feu, c’est-à-dire l’envie, dévore
vos ennemis.
Objection
N°5. Le Christ jugera selon la forme sous laquelle il a été jugé. Ainsi sur ces
paroles (Jean, 5, 21) : Ainsi le Fils
vivifie ceux qu’il veut, la glose dit (ord. Aug.,
tract. 19 in Joan.) : Il jugera justement sous la forme sous laquelle il a été
jugé injustement, pour qu’il puisse être vu par les impies. Or, il a été jugé
sous sa forme infirme ; il apparaîtra donc dans le jugement sous cette même
forme.
Réponse
à l’objection N°5 : La forme se prend là pour la nature humaine, dans laquelle
le Christ a été jugé et il jugera ; mais non pour la qualité de la nature qui
ne sera pas la même lorsqu’il jugera que lorsqu’il a été jugé, c’est-à-dire
qu’elle ne sera pas infirme.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Luc, 21, 27) : Alors ils verront le Fils de l’homme venir sur les nues avec une grande
puissance et une grande majesté. Or, la majesté et la puissance
appartiennent à la gloire. Il apparaîtra donc sous sa forme glorieuse.
Celui
qui juge doit l’emporter sur ceux qui sont jugés. Or, les élus qui seront jugés
par le Christ auront des corps glorieux. Donc à plus forte raison le juge
apparaîtra sous sa forme glorieuse.
Comme
être jugé appartient à la faiblesse, de même juger appartient à l’autorité et à
la gloire. Or, dans le premier avènement où le Christ est venu pour être jugé,
il s’est montré sous la forme de la faiblesse. Dans son second avènement, où il
viendra pour juger, il apparaîtra donc sous sa forme glorieuse.
Conclusion
Comme il a été convenable que le Christ prit la forme
de l’esclave pour satisfaire pour nous près de son Père, de même il convient
qu’au jugement dernier il apparaisse dans sa gloire pour faire voir la justice
de son Père envers les hommes.
Il
faut répondre que le Christ est appelé médiateur
de Dieu et des hommes (1 Tim., chap. 2), selon qu’il satisfait et qu’il
interpelle près de son Père pour les hommes, et il communique aux hommes ce qui
vient de son Père, selon ces paroles (Jean, 17, 22) : Je leur ai donné la clarté que vous m’avez donnée. Sous ces deux
rapports il est convenable qu’il soit en communication avec les deux extrêmes.
Car selon qu’il est en communication avec les hommes il remplit le rôle des
hommes près de son Père, et selon qu’il est en communication avec son Père, il
transmet les dons de son Père aux hommes. Ainsi donc parce que dans son premier
avènement il est venu afin de satisfaire pour nous près de son Père, il s’est
montré sous la forme de notre infirmité. Mais parce que dans le second
avènement il viendra pour exécuter la justice de son Père envers les hommes, il
devra montrer la gloire qui est en lui par suite des rapports qu’il a avec son
Père, et c’est pour cela qu’il apparaîtra sous sa forme glorieuse.
Article
3 : La divinité peut-elle être vue par les méchants sans qu’ils en éprouvent de
la joie ?
Objection
N°1. Il semble que la divinité puisse être vue par les méchants sans en éprouver
de la joie. Car il est certain que les impies connaîtront très évidemment que
le Christ est Dieu. Ils verront donc sa divinité et cependant ils ne jouiront
pas de la vision du Christ. Ils pourront donc le voir sans joie.
Réponse
à l’objection N°1 : Les impies connaîtront manifestement que le Christ est
Dieu, non parce qu’ils verront sa divinité, mais parce qu’ils en auront les
preuves les plus frappantes.
Objection
N°2. La volonté perverse des impies n’est pas plus opposée à l’humanité du
Christ qu’à sa divinité. Or, ce sera pour eux une peine de voir la gloire de
son humanité, comme nous l’avons dit (art. préc., Réponse N°4). Donc, à
plus forte raison, s’ils voyaient sa divinité, auraient-ils plus de tristesse
que de joie.
Réponse
à l’objection N°2 : Personne ne peut haïr la divinité selon qu’elle existe en
elle-même, comme on ne peut haïr la bonté en même ; mais par rapport à
quelques-uns de ses effets on dit qu’elle est haïe par certains individus, en
ce sens qu’elle ordonne ou qu’elle fait quelque chose de contraire à leur
volonté. C’est pour cela que la vue de la divinité ne peut manquer d’être
agréable pour personne.
Objection
N°3. Les choses qui sont dans le cœur ne résultent pas nécessairement de celles
qui sont dans l’intellect. D’où saint Augustin dit (conc.
8 in Ps. 118). L’intellect précède, vient ensuite lentement l’affection ou elle
est nulle. Or, la vision appartient à l’intellect, tandis que la joie se
rapporte au cœur. La vision de la divinité pourra donc exister sans la joie.
Réponse
à l’objection N°3 : Ce passage de saint Augustin doit s’entendre du cas où ce
qui est perçu préalablement par l’intellect est bon par participation et non
par essence, comme le sont toutes les créatures. Il peut donc y avoir en elles
quelque chose qui empêche le cœur d’être ému. De même ici-bas, Dieu étant connu
par ses effets, l’intellect ne s’élève pas à l’essence même de sa bonté, et par
conséquent il n’est pas nécessaire que la volonté suive l’intelligence, comme
elle la suivrait, si nous voyions son essence qui est la bonté même.
Objection
N°4. Tout ce qui est reçu dans un sujet y est reçu selon le mode du sujet qui
le reçoit et non selon le mode de l’objet reçu. Or, tout ce qui est vu est reçu
d’une certaine manière dans le sujet qui le voit. Par conséquent quoique la
divinité soit très délectable en elle-même, cependant si elle est vue par des
individus absorbés par la tristesse, elle ne les délectera pas, mais elle les
attristera plutôt.
Réponse
à l’objection N°4 : La tristesse ne désigne pas une disposition, mais plutôt
une passion. Or, toute passion est détruite par une cause contraire plus forte
qui survient, mais elle ne la détruit pas. La tristesse des damnés serait donc
détruite, s’ils voyaient Dieu dans son essence.
Objection
N°5. Ce que les sens sont à ce qui est sensible, l’intellect l’est à ce qui est
intelligible. Or, pour les sens il arrive que le pain qui est agréable pour le
palais en bonne santé est désagréable pour cet organe malade, comme le dit
saint Augustin (Conf.,
liv. 6, chap. 16), et il en est de même pour les autres sens. Par conséquent,
puisque les damnés ont un intellect mal disposé, il semble que la vue de la
lumière incréée leur plus de peine que de plaisir.
Réponse
à l’objection N°5 : L’indisposition de l’organe détruit le rapport naturel
qu’il a avec l’objet qui doit naturellement le délecter, et c’est pour cela que
la délectation n’a pas lieu. Mais l’indisposition qui existe dans les damnés ne
détruit pas le rapport naturel qu’ils ont avec la bonté divine, puisque son image
subsiste toujours en eux. C’est pourquoi il n’y a pas de parité.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 17, 3) : La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le Dieu
véritable. D’où il est évident que l’essence de la béatitude consiste dans
la vision de Dieu. Or, la joie est de l’essence de la béatitude. Donc on ne
peut voir la divinité sans éprouver de la joie.
L’essence
même de la divinité est l’essence de la vérité. Or, il est agréable à chacun de
voir la vérité. Ainsi tous les hommes désirent naturellement savoir, selon la
pensée d’Aristote (in princ. Met.). On ne peut donc pas voir la divinité sans joie.
Si
une vision n’est pas toujours agréable, il arrive qu’elle est
quelquefois une cause de tristesse. Or, la vision intellectuelle n’est jamais
affligeante ; parce qu’il n’y a pas de tristesse qui soit opposée à la
délectation qu’on goûte par l’intelligence, suivant Aristote (Top., liv. 1, chap. 13). Par conséquent
puisqu’on ne peut voir que l’intellect, il semble que la divinité ne puisse
être vue sans joie.
Conclusion
Puisque l’essence de ce qui est bon par essence ne peut pas ou peut délecter
quand on le perçoit, on ne peut voir sans éprouver de la joie Dieu qui est
essentiellement la bonté même.
Il
faut répondre que dans tout ce qu’on peut désirer ou dans tout ce qui est
délectable on peut désirer deux choses : ce qu’on désire ou ce qui est
délectable et la raison de ce qu’il y a de désirable ou délectable dans
l’objet. Or, comme d’après Boëce (in liv. De hebdom.),
ce qui peut avoir quelque chose de plus que son être, tandis que l’être ne peut
avoir rien autre chose que lui-même ; de même ce qui est souhaitable ou
délectable peut être mélangé à quelque chose qui l’empêche d’être agréable ou
désirable, tandis que ce qui est la raison du plaisir ou de la délectabilité n’est point et ne peut être mélangé à quelque
chose qui empêche qu’on l’aime ou qu’on le désire. Ainsi les choses qui sont
agréables parce qu’elles participent à la bonté qui est la raison ou la cause
de l’appétibilité et de la jouissance peuvent ne pas faire plaisir quand on les
perçoit, mais il est impossible que ce qui est bon par essence ne délecte pas
du moment que son essence est connue. Par conséquent, puisque Dieu est
essentiellement la bonté même, on ne peut pas voir la divinité sans éprouver de
la joie.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de
la morale catholique et des lois justes.