Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 92 : De la vision de l’essence divine par rapport aux bienheureux (Cette question a déjà été traitée dans la 1re partie de la somme, quest. 12. Voyez encore ce que dit à ce sujet saint Thomas (Cont. gent., liv. 3, chap. 5, et De verit., quest. 8, art. 1)

 

          Nous devons ensuite nous occuper de ce qui se rapporte aux bienheureux après le jugement général. Nous parlerons : 1° de leur vision, par rapport à l’essence divine, dans laquelle consiste principalement leur béatitude ; 2° de leur béatitude et de leurs demeures ; 3° de la manière dont ils se comporteront à l’égard des damnés ; 4° des dots ou perfections qui sont comprises dans leur béatitude ; 5° des auréoles qui sont la perfection et l’ornement de leur béatitude. A l’égard de la première de ces considérations trois questions se présentent : 1° Les saints verront-ils Dieu dans son essence ? (Il est de foi que l’intellect humain peut parvenir à voir Dieu dans son essence, puisque c’est ne cela que consistera la béatitude des saints, comme l’Ecriture le dit dans plusieurs endroits (1 Jean, 3, 2 ; 1 Cor., 13, 12).) — 2° La verront-ils des yeux du corps ? (Voyez cette même question (1a pars, quest. 12, art. 3).) — 3° En voyant Dieu verront-ils tout ce que Dieu voit ? (Sur cette question voyez ce que asint Thomas a dit dans la 1re partie de la Somme théologique (quest. 12, art. 7 et 8). Consultez aussi Cont. Gent., liv. 3, chap. 56 et 59, et De verit., quest. 8, art. 4)

 

Article 1 : L’intellect humain peut-il parvenir à voir Dieu dans son essence ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’intellect humain ne puisse pas parvenir à voir Dieu dans son essence. Car il est dit (Jean, 1, 18) : Personne n’a jamais vu Dieu, ce que saint Jean Chrysostome explique ainsi (Hom. 14 in Joan., aliquant. princ.) : Les essences célestes elles-mêmes, et je parle des chérubins et des séraphins n’ont jamais pu le voir comme il est. Or, le Christ n’a promis aux hommes que de les rendre égaux aux anges (Matth., 22, 30) : Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Les saints qui sont dans le ciel ne verront donc pas Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage peut s’entendre de trois manières, comme on le voit par saint Augustin (De vid. deum, epist. 147, chap. 6 et 9) : 1° pour exclure la vision corporelle par laquelle personne n’a vu ou ne doit voir Dieu dans son essence ; 2° pour exclure la vision intellectuelle de Dieu dans son essence à l’égard de ceux qui vivent dans cette chair mortelle ; 3° pour exclure la vision de compréhension de l’intellect créé. C’est ainsi que l’entend saint Chrysostome ; d’où il ajoute : Par connaissance l’Evangéliste désigne une science très certaine et une compréhension aussi grande que celle que le Père a du Fils. Tel est le sens de l’Evangéliste, et c’est pour cela qu’il dit : Le Fils unique qui est dans le sein du Père l’a raconté lui-même ; voulant prouver par cette compréhension que le Fils est Dieu.

 

          Objection N°2. Saint Denis raisonne ainsi (De div. nom., chap. 1) : La connaissance n’a pour objet que les choses qui existent. or, tout ce qui existe est fini puisqu’il est déterminé dans un genre. Par conséquent Dieu, puisqu’il est infini, est au-dessus de tout ce qui existe ; on ne peut donc pas le connaître, mais sa connaissance est au-dessus de toute connaissance.

          Réponse à l’objection N°2 : Comme Dieu surpasse par son essence infinie toutes les choses existantes qui ont un être déterminé ; de même sa connaissance par laquelle il connaît est au-dessus de toute connaissance. Ainsi le rapport de notre connaissance avec notre essence créée est le rapport de la connaissance divine avec son essence infinie. Or, il y a deux choses qui concourent à la connaissance, le sujet qui connaît et le moyen par lequel un objet est connu. Ainsi, la vision par laquelle nous verrons Dieu dans on essence est la même que la vision par laquelle Dieu se voit relativement au moyen par lequel il est vu ; car, comme il se voit par son essence, ainsi nous le verrons également. Mais par rapport au sujet qui connaît il y a une différence qui est celle qui existe entre l’intellect divine et le nôtre. En connaissant ce que nous connaissons, notre intellect suit la forme par laquelle nous connaissons ; car nous voyons la pierre par la forme de la pierre. Mais le degré de la connaissance suit la puissance du sujet qui connait ; ainsi celui qui a une vue plus forte voit d’une manière plus pénétrante. C’est pourquoi dans cette vision nous verrons la même chose que Dieu voit, c’est-à-dire son essence, mais nous ne la verrons pas aussi efficacement.

 

          Objection N°3. Saint Denis montre (Myst. theolog., chap. 1) que le mode le plus parfait dont notre intelligence puisse être unie à Dieu, c’est qu’elle lui soit unie comme à un être inconnu. Or, ce qui est vu dans son essence n’est pas inconnu. Il est donc impossible que notre intellect voie Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°3 : Saint Denis parle en cet endroit de la connaissance par laquelle nous connaissons Dieu en ce monde au moyen d’une forme créée que revêt notre intellect pour voir Dieu. Mais, comme le dit saint Augustin (loc. sup. cit.), Dieu échappe à toutes les formes de notre entendement, parce que quelque forme que notre entendement conçoive, cette forme ne s’élève pas à la nature de l’essence divine. C’est pour cela qu’il ne peut pas être accessible à notre intellect. La connaissance la plus parfaite que nous puissions en avoir ici-bas c’est de savoir qu’il est au-dessus de tout ce que notre intellect peut concevoir, et nous luis sommes ainsi unis comme à l’être inconnu. Mais dans le ciel nous le verrons par la forme qui est son essence et nous lui serons unis comme à un être connu.

 

          Objection N°4. Saint Denis dit (Epist. ad Caium monachum, que est. 1) que les ténèbres surnaturelles de Dieu, qu’il appelle l’abondance de la lumière, sont voilées à toute lumière et cachées à toute connaissance, et si quelqu’un en voyant Dieu a compris ce qu’il a vu, il ne l’a pas vu, mais quelque chose des choses qui sont à lui. Donc aucun intellect créé ne pourra voir Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°4 : Dieu est la lumière, selon l’expression de saint Jean (chap. 1). Or, l’illumination est l’impression de la lumière dans un être illuminé. Et parce que l’essence divine existe d’une autre manière que sa ressemblance imprimée dans l’intellect, il dit pour ce motif que les ténèbres divines sont cachées à toute lumière, c’est-à-dire que l’essence divine qu’il appelle ténèbres à cause de l’excès de sa clarté, reste sans être manifestée par l’impression de notre intellect ; d’où il suit qu’elle est cachée à toute connaissance. C’est pour cela que si l’on voit Dieu et qu’on en conçoive quelque chose dans son esprit, cela n’est pas Dieu, mais quelque chose des effets divins.

 

          Objection N°5. Comme le dit saint Denis (Epist. ad Doroth., quæ est 5), Dieu est invisible à cause de sa clarté suréminente. Or, comme sa clarté surpasse l’intellect de l’homme ici-bas, de même elle le surpasse dans le ciel. Donc comme il est invisible sur la terre, de même il le sera dans le ciel.

          Réponse à l’objection N°5 : Quoique la clarté de Dieu surpasse toutes les formes que notre intellect possède maintenant, cependant elle ne surpasse pas l’essence divine elle-même qui sera comme la forme de notre intellect dans le ciel. C’est pour ce motif que quoiqu’elle soit invisible maintenant, elle sera néanmoins visible alors.

 

          Objection N°6. Puisque l’objet intelligible est une perfection de l’intellect, il faut qu’il y ait proportion entre l’objet intelligible et l’intellect, comme entre l’objet visible et la vue. Or, il ne peut y avoir proportion entre notre intellect et l’essence divine, puisqu’ils sont infiniment distants. Notre intellect ne pourra donc pas parvenir à voir l’essence divine.

          Réponse à l’objection N°6 : Quoiqu’il ne puisse pas y avoir de rapport entre le fini et l’infini parce que l’excès de l’infini sur le fini n’est pas déterminé, il peut cependant y avoir entre eux une proportionnalité qui est une ressemblance de proportions ; car comme un fini est égal à un autre fini, de même l’infini est égal à l’infini. Or, pour qu’on connaisse une chose totalement, il faut quelquefois qu’il y ait proportion entre le sujet qui connaît et l’objet connu, parce qu’il faut que la puissance du sujet qui connaît soit égale à la cognoscibilité de la chose connue, et l’égalité est une proportion. Mais quelquefois la cognoscibilité de la chose n’est pas égale à la puissance du sujet qui la connaît ; comme quand nous connaissons Dieu, ou réciproquement comme quand il connaît les créatures. Et alors il n’est pas nécessaire qu’il y ait proportion entre le sujet qui connaît et l’objet connu, mais il suffit qu’il y ait seulement proportionnalité, de telle sorte que ce que le sujet qui connaît est à la connaissance active, l’objet cognoscible le soit à la connaissance passive, et cette proportionnalité suffit pour que l’infini soit connu par le fini, ou réciproquement. — Ou bien il faut dire que la proportion selon la signification propre du mot exprime le rapport d’une quantité à une autre d’après une différence déterminée, ou d’après une équation ; mais on a ensuite employé ce terme pour signifier tout rapport d’une chose avec une autre, et c’est ainsi que nous disons que la matière doit être proportionnée à la forme. Dans ce sens rien n’empêche de dire que notre intellect, tout fini qu’il est, ne soit proportionné à la vue de l’essence infinie (Cette proportionnalité n’indique que l’aptitude qu’a l’intellect de voir l’essence divine.), sans cependant la comprendre, et cela à cause de son immensité.

 

          Objection N°7. Dieu est plus distant de notre intellect qu’on objet intelligible créé ne l’est des sens. Or, les sens ne peuvent d’aucune manière parvenir à voir une créature spirituelle. Donc notre intellect ne pourra pas non plus parvenir à voir l’essence divine.

          Réponse à l’objection N°7 : Il y a deux sortes de ressemblance et de distance. L’une qui repose sur la convenance de nature ; de la sorte Dieu est plus éloigné de l’intellect créé que l’intelligible créé ne l’est des sens. L’autre qui repose sur la proportionnalité. Dans ce cas c’est le contraire. Car les sens ne sont pas proportionnés à la connaissance de ce qui est immatériel (Il y a différence de nature entre les sens et les choses spirituelles, comme il y a différence de nature entre le matériel et le spirituel, tandis que Dieu est spirituel et l’intellect est spirituel, ce qui fait qu’il n’y a pas la même répugnance de l’un à l’autre (Cf. Cont. Gent., liv. 3, chap. 54).), comme l’intellect l’est à l’égard de la connaissance de tout ce qui est immatériel. Cette dernière ressemblance est requise pour la connaissance, mais la première ne l’est pas. Car il est constant que l’intellect qui comprend la pierre ne lui ressemble pas quant à l’être naturel. C’est ainsi que la vue perçoit que le miel est rouge, et que le fiel est rouge, quoiqu’elle ne perçoive pas que le miel est doux. Car la rougeur du fiel a plus de rapport avec le miel, selon qu’elle est visible, que la douceur du miel n’en en a avec le miel lui-même.

 

          Objection N°8. Toutes les fois que l’intellect comprend quelque chose en acte il faut qu’il possède la ressemblance de l’objet compris, laquelle est le principe de l’opération intellectuelle qui a cet objet pour terme, comme la chaleur est le principe de l’échauffement. Par conséquent si notre intellect comprend Dieu, il faut que cela se fasse au moyen d’une image qui lui soit présente. Or, il ne peut en être de l’essence divine ; parce qu’il faut que la forme et le sujet qui la possède ne fassent que le même être ; tandis que l’essence divine diffère de notre intellect selon l’essence et l’être. Il faut donc que la forme produite dans notre intellect lorsqu’il comprend Dieu soit une image imprimée par Dieu dans notre intellect. Cette image étant quelque chose de créé ne peut conduire à la connaissance de Dieu, sinon comme les effets mènent à la connaissance des causes. Notre intellect ne peut donc voir Dieu que par un de ses effets, et puisque voir Dieu dans ses effets ce n’est pas le voir dans son essence, il s’ensuit que notre intellect ne pourra le voir dans son essence.

          Réponse à l’objection N°8 : Dans la vision par laquelle Dieu sera vu dans son essence, l’essence divine elle-même sera comme la forme de l’intellect par laquelle il comprendra : il n’est pas nécessaire qu’ils ne fassent qu’un quant à leur être absolument, mais il suffit qu’ils ne fassent qu’un en ce qui appartient à l’acte de l’intelligence.

 

          Objection N°9. L’essence divine est plus éloignée de notre intellect qu’un ange ou qu’une intelligence quelconque. Or, comme le dit Avicenne (in sua Metaph., tract. 3, chap. 8), avoir une intelligence dans notre intellect ce n’est pas en posséder l’essence dans notre entendement, parce qu’alors la science que nous en avons serait une substance et non un accident, mais c’est avoir dans notre intellect l’impression de cette intelligence. Dieu n’existe donc pas dans notre intellect pour que nous le comprenions, mais il n’y a dans notre entendement que son impression. Or, cette impression ne peut pas conduire à la connaissance de l’essence divine ; car puisqu’elle en est infiniment distante elle dégénère en une autre espèce beaucoup plus que si l’espèce du blanc dégénérait dans l’espèce du noir. Donc comme on ne dit pas que le blanc est vu de celui qui laisse dégénérer l’espèce du blanc dans l’espèce du noir par suite de l’indisposition de l’organe ; de même notre intellect ne pourra pas voir Dieu dans son essence, s’il ne voit que cette impression.

          Réponse à l’objection N°9 : Nous n’admettons pas ce sentiment d’Avicenne, parce qu’il est sur ce point contredit par les autres philosophes. A moins que nous ne disions qu’Avicenne parle de la connaissance des substances séparées, selon qu’elles sont connues par les habitudes des sciences spéculatives et d’après l’image des autres choses. C’est pour cela qu’il met en avant cette pensée pour montrer que la science n’est pas en nous une substance, mais un accident. Cependant quoique selon la propriété de sa nature l’essence divine soit plus éloignée de notre intellect que la substance de l’ange, elle nous offre néanmoins plus d’intelligibilité, parce qu’elle est un acte pur auquel il ne se mêle rien de potentiel ; ce qui n’a pas lieu dans les autres substances séparées. Cette connaissance par laquelle nous verrons Dieu dans son essence ne sera pas du genre de l’accident, considérée par rapport à la chose au moyen de laquelle nous le verrons, mais elle ne le sera que par rapport à l’acte du sujet qui la comprendra, lequel ne sera ni la substance du sujet qui comprend, ni celle de l’objet compris.

 

          Objection N°10. Dans les choses séparées de la matière ce qui comprend et ce qui est compris sont la même chose, comme on le voit (De an., liv. 3, text. 15). Or, Dieu est absolument séparé de la matière. Donc, puisque l’intellect qui est créé ne peut parvenir à l’essence incréée, il ne pourra pas se faire que notre intellect voie Dieu dans essence.

          Réponse à l’objection N°10 : La substance séparée de la matière se comprend et comprend les autres choses et l’on peut admettre sous ces deux rapports ce que dit Aristote dans le passage objecté. Car puisque l’essence même de la substance séparée est intelligible par elle-même et en acte, par là même qu’elle est séparée de la matière, il est constant que quand la substance séparée se comprend, le sujet qui comprend et l’objet compris sont absolument une seule et même chose ; car elle ne se comprend pas par une intention abstraite d’elle, comme nous comprenons les choses matérielles. Et il semble que ce soit là le sens d’Aristote (De an., liv. 3), comme le dit le commentateur (ibid., loc. cit. in arg.). Mais selon qu’elle comprend les autres choses, l’objet compris en acte devient un avec l’intellect en acte, tant que la forme de l’objet compris devient la forme de l’intellect, selon qu’il est l'intellect en acte, non qu’il soit l’essence même de l’intellect, comme le prouve Avicenne (De natural., liv. 6), parce que l’essence de l’intellect reste une sous ses deux formes, selon qu’elle conçoit deux choses successivement, de la même manière que la matière première reste une sous des formes diverses. C’est pourquoi Averroës (Comment. in liv. 3 An.) compare sous ce rapport l’intellect possible à la matière première. Par conséquent il ne résulte d’aucune manière que notre intellect qui voit Dieu devienne l’essence divine elle-même, mais qu’elle est par rapport à lui en quelque sorte sa perfection et sa forme.

 

          Objection N°11. Toutes les fois qu’une chose est vue dans son essence, on sait à son égard ce qu’elle est. Or, notre intellect ne peut pas savoir sur Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, comme le disent saint Denis (De div. nom., chap. 7) et saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 1, chap. 4). Notre intellect ne peut donc voir Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°11 : Ces passages et toutes les autorités semblables doivent s’entendre de la connaissance par laquelle nous connaissons Dieu en ce monde, d’après la raison que nous avons donnée précédemment.

 

          Objection N°12. Tout infini comme tel est inconnu. Or, Dieu est infini de toutes les manières. Il est donc absolument inconnu, et une intelligence incréée ne pourra par conséquent pas le voir dans son essence.

          Réponse à l’objection N°12 : L’infini entendu privativement est inconnu, comme tel, parce qu’il est ainsi désigné par l’éloignement du complément d’où vient la connaissance de la chose. L’infini se ramène donc à la matière soumise à la privation (Cet infini n’est que l’indéfini et l’indéterminé, et ce n’est pas ainsi que Dieu est infini ; mais c’est ainsi que l’est la matière première comprise comme les péripatéticiens la comprenaient.), comme on le voit (Phys., liv. 3, text. 72). Mais l’infini pris négativement se dit par suite de l’éloignement de toute matière qui le termine ; parce que la forme est en quelque sorte terminée par la matière. De cette façon l’infini est par conséquent de lui-même absolument cognoscible. Et c’est de la sorte que Dieu est infini.

 

          Objection N°13. Saint Augustin dit (De vivendo Deo, epist. 147, chap. 7, 8 et 15) : Dieu est invisible par nature. Or, les choses qui sont en Dieu par nature ne peuvent pas être autrement. Il ne peut donc pas se faire qu’on le voie dans son essence.

          Réponse à l’objection N°13 : Saint Augustin parle de la vision corporelle par laquelle on ne verra jamais Dieu ; ce qui est évident d’après ce qu’il dit précédemment (loc. cit., Objection N°13, chap. 16 à med.). Personne, dit-il, n’a jamais vu Dieu comme on voit les choses qu’on appelle visibles, et personne ne peut le voir, il est invisible aussi bien qu’incorruptible par sa nature. Comme Dieu est l’absolument l’être par sa nature, de même il est souverainement intelligible par lui-même. S’il nous arrive quelquefois de ne pas le comprendre, c’est un effet de notre imperfection ; par conséquent si nous le voyons, après qu’il a été invisible pour nous, ce changement ne se rapportera pas à lui, mais à nous.

 

          Objection N°14. Tout ce qui existe d’une manière et qui est vu d’une autre n’est pas vu selon son essence. Or, Dieu existe d’une manière et il sera vu d’une autre manière par les saints qui sont dans le ciel. Car il existe à sa manière tandis qu’il est vu par les saints à la leur. Il ne sera donc pas vu par les saints selon ce qu’il est, et par conséquent on ne le verra pas dans son essence.

          Réponse à l’objection N°14 : Les saints verront Dieu dans le ciel comme il est, si ce mot se rapporte au mode de la chose vue ; car ils verront Dieu avec le mode qu’il a. Mais si le mode se rapporte au sujet qui connaît, ils ne le verront pas comme il est ; parce que la puissance qu’aura l’intellect créé pour voir ne sera pas aussi forte que la puissance de l’essence divine relativement à son intelligibilité.

 

          Objection N°15. C'e qui est vu par un milieu n’est pas vu dans son essence. Or, Dieu sera vu dans le ciel par un milieu qui est la lumière de la gloire, comme on le voit (Ps. 35, 10) : Nous verrons la lumière dans votre lumière. On ne le verra donc pas dans son essence.

          Réponse à l’objection N°15 : On trouve dans la vision corporelle et intellectuelle trois sortes de milieu. Le premier est le milieu sous lequel on voit ; et c’est celui qui perfectionne la vue pour voir en général, sans la déterminer par rapport à un objet spécial. C’est ainsi que la lumière corporelle se rapporte à la vue du corps et la lumière de l’intellect agent à l’intellect possible, selon qu’elle est un intermédiaire. Le second est le milieu par lequel on voit. Telle est la forme visible par laquelle on détermine l’une et l’autre vue à l’égard d’un objet spécial, comme la forme d’une pierre nous fait voir la pierre. Le troisième est le milieu dans lequel on voit ; c’est ce qui, quand on le regarde, mène à voir une autre chose. Ainsi en regardant un miroir on est amené à voir les choses qui y sont représentées, et en voyant une image on est conduit à l’objet qu’elle exprime. C’est aussi de cette manière que l’intellect est conduit par la connaissance de l’effet à la cause ou réciproquement. Dans la vision céleste ce troisième milieu n’existera pas de telle sorte que Dieu soit connu par les images des autres choses, comme nous le connaissons maintenant, ce qui fait dire que nous le voyons dans un miroir. Le second milieu n’existera pas non plus, parce que l’essence divine elle-même sera la chose par laquelle notre intellect verra Dieu. Mais il n’y aura que le premier milieu qui élèvera notre intellect à un point qu’il puisse être uni à la substance incréée, comme nous venons de le dire. La connaissance qui vient de ce milieu n’est pas appelée une connaissance médiate ; parce qu’elle n’est pas intermédiaire entre le sujet qui connaît et la chose connue, mais elle est ce qui donne au sujet qui connaît la puissance de connaître (Voyez 1a pars, quest. 12, art. 5).

 

          Objection N°16. Dans le ciel Dieu sera vu face à face, comme le dit l’Apôtre (1 Cor., chap. 13). Or, nous voyons par sa ressemblance l’homme que nous voyons face à face. Dieu sera donc vu dans le ciel par sa ressemblance et non par son essence.

          Réponse à l’objection N°16 : On ne dit qu’on voit immédiatement les créatures corporelles que quand ce qu’il y a en elles de susceptible d’être uni à la vue lui est uni ; mais elles ne peuvent lui être unies par leur essence en raison de leur matérialité. C’est pourquoi on les voit alors immédiatement quand leur ressemblance est unie à la vue. Mais Dieu est susceptible d’être uni à l’intellect par son essence. On ne le verrait donc pas immédiatement si son essence n’était pas unie à l’intellect, et cette vision qui se produit immédiatement est appelée la vision de la face. Et en outre l’image de la chose corporelle est reçue dans la vue sous le même rapport qu’elle est dans la chose, quoique ce ne soit plus selon le même mode d’être. C’est pour cela que cette ressemblance conduit directement à cette chose, tandis qu’une ressemblance quelconque ne peut pas conduire de cette manière notre intellect vers Dieu, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.). C’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (1 Cor., 13, 12) : Nous le voyons maintenant comme en un miroir et en énigme, mais alors vous le verrons face à face. Or, ce qui est vu face à face est vu dans son essence. Donc Dieu sera vu dans on essence par les saints dans le ciel.

          Quand il se montrera, nous lui ressemblerons, puisque nous le verrons comme il est (1 Jean, 3, 2). Nous le verrons donc dans son essence.

          Sur ces paroles (1 Cor., 15, 24) : Lorsqu’il remettra le royaume à Dieu et au Père, la glose dit (ord.) : Là, c’est-à-dire dans le ciel, on verra l’essence du Père et du Fils et du Saint-Esprit, ce qui ne sera accordé qu’aux cœurs purs et ce qui constitue la souveraine béatitude. Les bienheureux verront donc Dieu dans son essence.

          Il est dit (Jean, 14, 21) : Si quelqu’un m’aime, il sera aimé par mon Père, et je l’aimerai et je me manifesterai à lui. Or, ce qui est manifesté est vu dans son essence. Donc les saints verront Dieu dans le ciel essentiellement.

          Sur ces paroles (Ex., 33, 20) : Car nul homme ne me verra sans mourir, saint Grégoire (Mor., liv. 18, chap. 28) condamne l’opinion de ceux qui disaient que dans cette région de la béatitude on peut voir Dieu dans sa clarté, mais qu’on ne peut le voir dans sa nature, parce que sa clarté n’est pas autre chose que sa nature. Or, sa nature est son essence. On le verra donc dans son essence.

          Le désir des saints ne peut être absolument frustré. Or, les saints ont tous le désir de voir Dieu dans son essence, comme on le voit d’après ces paroles (Ex., 33, 13) : Montrez-moi votre gloire ; (Ps. 72, 20) : Montrez-nous votre face et nous serons sauvés ; (Jean, 14, 8) : Montrez-nous votre Père et cela nous suffit. Les saints verront donc Dieu dans son essence.

 

          Conclusion Puisque la fin dernière et la félicité de la vie humaine consistent à voir Dieu, on doit reconnaître que l’intellect humain peut parvenir à la vision de l’essence divine.

          Il faut répondre que comme la foi enseigne que la fin dernière de la vie humaine est la vision de Dieu, de même les philosophes ont prétendu que la félicité dernière de l’homme consiste à comprendre substances séparées de la matière selon leur être. C’est pourquoi à l’égard de cette question les philosophes et les théologiens rencontrent la même difficulté et offrent la même diversité de sentiments. Car il y a des philosophes qui ont supposé que notre intellect possible ne peut jamais parvenir à comprendre les substances séparées, comme Alpharabius à la fin de sa Morale, quoiqu’il ait dit le contraire dans son livre de l’intellect, d’après Averroës (liv. 3 De an., comment. 36). De même il y a des théologiens qui ont pensé que l’intellect humain ne peut jamais parvenir à voir Dieu dans son essence. Ce qui a fait impression sur les uns et les autres, c’est la distance qu’il y a entre notre intellect et l’essence divine et les autres substances séparées. Car puisque l’intellect en acte est pour ainsi dire une seule et même chose avec l’intelligible en acte, il semble que l’intellect créé devienne de quelque manière l’essence incréée. D’où saint Chrysostome dit (hom. 14 in Joan.) : Comment ce qui peut être créé peut-il voir ce qui ne peut l’être ? Et la difficulté est encore plus grave pour ceux qui supposent que l’intellect possible peut être engendré et qu’il peut se corrompre, comme une puissance qui dépend du corps, non seulement par rapport à la vision divine, mais encore par rapport à la vision de toutes les substances séparées. Mais cette opinion ne peut point du tout se soutenir : 1° Parce qu’elle est contraire au témoignage de l’Ecriture, comme le dit saint Augustin (Devid. Deo, epist. 147, chap. 5). 2° Parce que comprendre étant l’opération la plus propre de l’homme, il faut qu’on détermine sa béatitude en raison de cette faculté puisque cette opération a été parfaite en lui. Or, la perfection de l’être intelligent, come tel, étant l’objet intelligible lui-même, si dans l’opération la plus parfaite de son intellect l’homme ne parvient pas à voir l’essence divine, mais à voir autre chose, il faudra dire qu’il y a une autre chose que Dieu qui le rend heureux, et puisque la perfection dernière d’un être consiste dans on union avec son principe, il s’ensuivra que l’homme a un autre principe efficient que Dieu lui-même : ce qui est absurde à nos yeux et ce qui est aussi absurde aux yeux des philosophes qui veulent que nos âmes émanent des substances séparées de telle sorte que nous puissions les comprendre à la fin. Il faut donc reconnaître d’après notre sentiment que notre intellect parviendra un jour à voir l’essence divine, et d’après les philosophes il parviendra à voir l’essence des substances séparées. — Il nous reste maintenant à rechercher comment cela peut se faire. Il y en a qui ont prétendu, comme Alpharabius et Avempace, que par là même que notre intellect comprend toutes les choses intelligibles, il parvient à voir l’essence de la substance séparée. Et pour le démontrer ils procèdent de deux manières. La première consiste à dire que comme la nature de l’espèce ne se diversifie dans les individus différents qu’autant qu’elle est unie à des principes qui l’individualisent ; de même la forme comprise ne se diversifie en moi et en vous qu’autant qu’elle est unie à des formes imaginables différentes. C’est pourquoi quand l’intellect sépare la forme comprise des formes imaginables, il reste la quiddité comprise qui est la même dans les différentes intelligences, et cette quiddité est l’essence de la substance séparée. Ainsi quand notre intellect parvient à l’abstraction souveraine de la quiddité d’une chose intelligible quelconque, il comprend par là l’essence de la substance séparée qui lui ressemble. La seconde manière consiste à dire que notre intellect est fait pour abstraire l’essence de toutes les choses intelligibles qui en ont une. Si donc la quiddité qu’elle abstrait de l’être individuel qui en a une est une quiddité qui n’a pas de quiddité, en la comprenant il comprend la quiddité de la substance séparée qui existe de cette manière, puisque les substances séparées sont des quiddités subsistantes qui n’ont pas de quiddités. Car la quiddité de l’être simple c’est l’être simple lui-même, comme le dit Avicenne (Met., tract. 3, chap. 8). Si au contraire la quiddité abstraite de cet objet particulier et sensible est une quiddité qui a quiddité, l’intellect est naturellement fait pour l’abstraire, et comme on ne peut aller indéfiniment il finira par arriver à une quiddité qui n’a pas de quiddité au moyen de laquelle on comprend la quiddité séparée. — Mais ce mode ne paraît pas suffisant. 1° Parce que la quiddité de la substance matérielle que l’intellect abstrait n’est pas de même nature que les quiddités des substances séparées. Ainsi de ce que notre intellect abstrait les quiddités des choses matérielles et qu’il les connaît, il ne s’ensuit pas qu’il connaisse la quiddité de la substance séparée, et surtout l’essence divine qui est absolument d’une autre nature que toute quiddité créée. 2° Parce qu’en supposant qu’elle soit de même nature, en connaissant la quiddité d’une chose composée, on ne connaîtrait néanmoins la quiddité de la substance séparée que selon le genre le plus éloigné, qui est la substance. Or, cette connaissance est imparfaite, à moins qu’on en vienne à ce qui est propre à la chose. Car celui qui connaît l’homme en tant qu’il est animal, ne le connaît que sous un rapport, et en puissance, et il le connaît encore beaucoup moins s’il ne connaît en lui que la nature de la substance. Par conséquent connaître ainsi Dieu ou les autres substances séparées, ce n’est pas voir l’essence divine ou la quiddité de la substance séparée, mais c’est le connaître par un effet et comme dans un miroir. — C’est pourquoi Avicenne dans sa Métaphysique donne un autre mode de comprendre les substances séparées, qui consiste en ce que nous comprenons les substances séparées par les idées de leurs quiddités qui sont en quelque sorte leurs images. Ces idées ne sont pas abstraites d’elles, parce qu’elles sont immatérielles, mais elles sont imprimées par elles dans nos âmes. Ce mode ne nous paraît pas non plus suffisant pour la vision divine que nous cherchons. Car il est constant que tout ce qui est reçu dans un sujet y est à la manière du sujet qui le reçoit. C’est pourquoi la ressemblance de l’essence divine imprimée dans notre intellect y sera selon la manière d’être de notre intellect. Mais le mode de notre intellect est incapable de recevoir parfaitement la ressemblance divine. Or, la ressemblance peut manquer der perfection d’autant de manières que la dissemblance peut se produire. En effet la ressemblance est défectueuse d’une manière quand on participe à une forme selon la même raison spécifique, mais non d’après le même mode de perfection ; c’est ainsi qu’il y a une ressemblance imparfaite entre celui qui a peu de blancheur et celui qui en a beaucoup. Elle est encore plus défectueuse quand elle n’est pas de la même espèce, mais seulement du même genre, comme la ressemblance qui existe entre celui qui a une couleur de citron ou une couleur jaune, et celui qui a une couleur blanche. Elle est plus défectueuse encore quand elle ne s’élève pas à la nature du genre, et qu’elle n’existe que par analogie ou par proportion. Telle est la ressemblance qu’il y a entre la blancheur et l’homme qui repose sur ce qu’ils sont l’un et l’autre un être. Et c’est de cette manière que pèche toute ressemblance qui est reçue dans la créature par rapport à l’essence divine. Mais pour que la vue connaisse la blancheur, il faut qu’elle reçoive en elle sa ressemblance selon la nature de son espèce, quoiqu’elle ne la reçoive pas selon sa même manière d’être. Car la forme a une autre manière d’être dans les sens que dans les objets qui sont ors de l’âme ; puisque si l’on produisait dans l’œil la forme d’un citron, on ne dirait pas que l’œil voit la blancheur. De même pour que l’intellect comprenne une quiddité il faut qu’il y ait en lui une ressemblance qui soit de même nature selon l’espèce, quoique ces deux choses n’aient pas le même mode d’être ; car la forme qui existe dans l’intellect ou les sens n’est pas le principe de la connaissance selon le mode d’être qu’elle a de part et d’autre, mais en raison de ce qu’elle a de commun avec la chose extérieure. Ainsi il est évident que Dieu ne peut être compris par aucune image reçue dans un intellect créé, de manière qu’on voie immédiatement son essence. D’où certains auteurs, supposant que l’on ne pouvait voir l’essence divine que de cette manière, ont prétendu qu’on ne la verrait pas, mais qu’on verrait son irradiation et sa splendeur. Ce mode ne suffit donc pas pour la vision divine que nous cherchons. — C’est pour cela qu’il faut admettre une autre mode qu’ont aussi reconnu certains philosophes, Alexandre (Alexandre d’Aphrodisée, un des commentateurs les plus célèbres d’Aristote.) et Averroës (De an., liv. 3, comment. 5 et 36). Car puisque dans toute connaissance il faut nécessairement une forme par laquelle on connaisse ou l’on voie la chose, cette forme par laquelle l’intellect est perfectionné pour voir les substances séparées, n’est pas la quiddité que l’intellect abstrait des choses composées, comme le prétendait a première opinion ; ce n’est pas non plus une opinion laissée par la substance séparée dans notre intellect, comme le disait la seconde ; mais c’est la substance séparée elle-même qui est unie à notre intellect comme sa forme, pour qu’elle soit l’objet compris et le moyen par lequel on le comprend. Quoi qu’il en soit des autres substances séparées, nous devons néanmoins admettre ce mode dans la vision de Dieu par son essence. Car quelque autre forme que notre intellect puisse revêtir, elle ne pourrait pas le faire parvenir à l’essence divine. Ce qui ne doit pas s’entendre comme si l’essence divine était la forme véritable de notre intellect, ou comme si de l’essence divine et de notre intellect il se formait simplement un seul et même être, comme dans les choses naturelles le composé résulte de la forme et de la matière naturelle ; mais parce que le rapport de l’essence divine à notre intellect est le même que celui de la forme à la matière. Car toutes les fois que deux choses dont l’une est plus parfaite que l’autre sont reçues dans un même sujet, le rapport de l’une des deux à l’autre, c’est-à-dire de la plus parfaite à la moins parfaite, est le même que le rapport de la forme à la matière. C’est ainsi que quand la lumière et la couleur sont reçues dans un corps diaphane la lumière est à la couleur ce que la forme est à la matière. Par conséquent, puisque l’âme reçoit la lumière intellectuelle et l’essence divine elle-même qui l’habite, quoique ce ne soit pas de la même manière, l’essence divine sera à l’intellect ce que la forme est à la matière. On peut démontrer de cette manière que cela suffit pour que l’intellect puisse voir l’essence divine elle-même par le moyen de cette essence. Car comme la forme naturelle par laquelle une chose à l’être ne produit avec la matière qu’un seul être simplement, de même la forme par laquelle l’intellect comprend et l’intellect lui-même ne font qu’une seule chose en comprenant. Or, dans les choses naturelles la chose qui subsiste par soi ne peut pas être la forme d’une matière, si cette chose a une matière qui soit une partie d’elle-même, parce qu’il ne peut pas se faire que la matière soit la forme d’une chose. Mais si la chose qui subsiste par soi n’est qu’une forme, rien n’empêche qu’elle ne devienne la forme d’une matière et qu’elle ne soit le principe quo de l’être composé, comme on le voit à l’égard de l’âme. Ainsi dans l’intellect il faut considérer l’intellect en puissance comme la matière et l’espèce intelligible comme la forme ; et l’intellect qui comprend en acte est en quelque sorte un composé de l’un et de l’autre. Par conséquent s’il y a une chose qui subsiste par elle-même et qui n’ait rien en soi que ce qu’il y a d’intelligible en elle, cette chose pourra être par elle-même la forme par laquelle l’intellect comprend. Or, toute chose est intelligible selon qu’elle a d’acte et non selon ce qu’elle a de potentiel, comme on le voit (Met., liv. 9, text. 20). La preuve en est qu’il faut abstraire la forme intelligible de la matière et de toutes les propriétés de la matière. C’est pourquoi puisque l’essence divine est un acte pur, elle pourra être la forme par laquelle l’intellect comprend, et ce sera la vision béatifique. C’est pourquoi le Maître des sentences dit (Sent., liv. 2, dist. 1) que l’union de l’âme avec le corps est un exemple de cette union bienheureuse par laquelle l’esprit est uni à Dieu.

 

Article 2 : Après la résurrection les saints verront-ils Dieu des yeux du corps ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’après la résurrection les saints verront Dieu des yeux du corps. Car l’œil glorifié a plus de puissance que l’œil qui ne l’est pas. Or, Job a vu Dieu de ses yeux (42, 5) : Je vous ai entendu de mes propres oreilles et maintenant mon œil vous voit. A plus forte raison l’œil glorifié pourra-t-il voir Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de Job s’entend de l’œil spirituel dont l’Apôtre dit (Eph., 1, 18) : Qu’il éclaire les yeux de notre cœur.

 

          Objection N°2. Il est dit (Job, 19, 26) : Je verrai Dieu mon Sauveur dans ma chair. Dieu sera donc vu des yeux du corps dans le ciel.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce passage ne signifie pas que nous devons voir Dieu par les yeux de la chair, mais que nous le verrons étant dans notre chair.

 

          Objection N°3. Saint Augustin parlant de la vue des yeux des bienheureux s’exprime ainsi (De civ. Dei, liv. 22, chap. 20) : La force de leurs yeux sera plus puissante, non de telle sorte qu’ils aient une vue pénétrante que celle que certains auteurs prêtent aux serpents ou à l’aigle (car quelle que soit la puissance de la vue dont se trouvent doués ces animaux, ils ne peuvent voir rien autre chose que des corps) ; mais de manière qu’ils voient aussi les choses incorporelles. Or, comme toute puissance capable de connaître les choses incorporelles peut être élevé jusqu’à la vue de Dieu, il s’ensuit que les yeux des élus pourront le voir.

          Réponse à l’objection N°3 : Saint Augustin parle ainsi sous forme de recherches et sous condition ; ce qui est évident d’après ce qu’il dit auparavant : ils seront d’une puissance bien différente, si l’on voit par leur intermédiaire la nature incorporelle. Et puis il ajoute : La force, etc., ensuite il décide comme nous l’avons dit (dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°4. La différence qu’il y a entre les choses corporelles et les choses incorporelles est la même que celle qui existe entre les choses incorporelles et les choses corporelles. Or, l’œil incorporel peut voir les choses corporelles. Donc l’œil corporel peut voir les choses incorporelles, et par conséquent, etc.

          Réponse à l’objection N°4 : Toute connaissance est produite par une abstraction de la matière. C’est pourquoi plus une forme corporelle est abstraite de la matière et plus elle est un principe de connaissance. D’où il suit qu’une forme qui existe dans la matière n’est d’aucune façon le principe de la connaissance, mais la forme qui existe dans les sens et le principe de la connaissance d’une certaine manière, selon qu’elle est séparée de la matière ; et celle qui existe dans notre intellect l’est encore plus parfaitement. C’est pourquoi l’œil spirituel qui n’est pas gêné dans son acte peut voir une chose corporelle ; mais il ne s’ensuit pas que l’œil corporel qui manque qui manque de la puissance cognitive selon qu’il participe à la matière, puisse connaître parfaitement les choses incorporelles qui sont susceptibles d’être connues.

 

          Objection N°5. Saint Grégoire sur ces paroles (Job, 4, 16 : Quelqu’un se tint là, dont je ne connaissais pas le visage, etc.) s’exprime ainsi (Mor., liv. 5, chap. 25) : L’homme qui avait été créé spirituel par la chair, s’il eût voulu observer le précepte, est devenu en péchant charnel par l’esprit. Or, de ce qu’il est devenu charnel par l’esprit, selon l’expression de ce Père, il ne pense qu’aux choses qui frappent l’esprit au moyen des images corporelles. Donc quand il sera spirituel par la chair (ce qui est promis aux saints après la résurrection), il pourra aussi voir par sa chair les choses spirituelles, et par conséquent, etc.

          Réponse à l’objection N°5 : Quoique l’esprit devenu charnel ne puisse penser qu’aux choses qu’il reçoit des sens, cependant il les pense d’une manière immatérielle. De même il faut que la vue perçoive toujours corporellement ce qu’elle perçoit. Elle ne peut donc pas connaître ce qui ne peut pas être perçu corporellement.

 

          Objection N°6. L’homme ne peut être béatifié que par Dieu. Or, il sera béatifié non seulement quant à l’âme, mais encore quant au corps. Il pourra donc voir Dieu non seulement par l’intellect, mais encore par la chair.

          Réponse à l’objection N°6 : La béatitude est la perfection de l’homme, comme tel. Et parce que l’homme n’est pas homme en vertu de son corps, mais plutôt en vertu de son âme, et que les corps sont de l’essence des hommes selon qu’ils sont animés par l’âme ; il s’ensuit que la béatitude de l’homme ne consiste principalement que dans l’acte de l’âme et qu’elle découle d’elle sur le corps par une sorte de surabondance, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (quest. 85, art. 1). Cependant cette béatitude appartiendra à notre corps dans le sens qu’il verra Dieu dans les créatures sensibles et surtout dans le corps du Christ.

 

          Objection N°7. Comme Dieu est présent par son essence dans l’intellect, de même il sera aussi présent dans les sens ; parce qu’il sera tout en tous, comme on le voit (1 Cor., chap. 15). Or, il sera vu par l’intellect par là même que son essence lui sera unie. Il pourra donc être vu aussi par les sens.

          Réponse à l’objection N°7 : L’intellect est apte à percevoir les choses spirituelles, tandis qu’il n’en est pas de même de la vue corporelle. C’est pourquoi l’intellect pourra connaître l’essence divine qui lui est unie, tandis qu’il n’en est pas de même de la vue du corps.

 

          Mais au contraire. Saint Ambroise dit sur ces paroles (sup. Luc., chap. 1 : Apparuit illi angelus) : On ne cherche pas Dieu des yeux du corps, la vue ne peut l’embrasser, ni le tact le saisir. Dieu ne sera donc vu d’aucune manière par les sens corporels.

          Saint Jérôme dit (sup. illud Is., chap. 6 : Vidi Dominum sedentem) : Les yeux du corps ne peuvent voir non seulement la divinité du Père, mais ni celle du Fils, ni celle de l’Esprit-Saint ; elle ne peut être vue que des yeux de l’âme dont il est : Bienheureux les cœurs purs.

          Le même Père dit ailleurs (refert. August., epist. 147) : On ne peut voir des yeux du corps une chose incorporelle. Or, Dieu est absolument incorporel. Donc, etc.

          Saint Augustin dit (De vid. Deum, epist. 147) : Personne n’a jamais vu Dieu en cette vie comme il est, ni dans la vie des anges, comme les choses visibles qu’on voit par la vue corporelle. Or, la vie des anges est la vie bienheureuse dans laquelle vivront ceux qui seront ressuscités. Donc, etc.

          On dit que l’homme selon qu’il est fait à l’image de Dieu peut voir Dieu, comme le pense saint Augustin (De Trin., liv. 14, chap. 4). Or, l’homme est à l’image de Dieu d’après son âme et non selon son corps. Il verra donc Dieu par son âme et non par son corps.

 

          Conclusion Puisque la vue ne peut percevoir que la couleur ou la grandeur, les bienheureux après la résurrection ne pourront voir Dieu d’aucune manière par la vue du corps, mais ils ne pourront le voir que par accident, c’est-à-dire dans les créatures sensibles et principalement dans le corps du Christ.

          Il faut répondre qu’on perçoit une chose par les sens corporels de deux manières : par elle-même ou par accident. On sent par soi ce qui peut par soi imprimer au sens corporel une modification. Une chose peut par elle-même imprimer une modification à un sens considéré comme tel, ou à tel sens selon sa fonction propre. Ce qui modifie par soi un sens de la seconde manière est appelé le sensible propre, comme la couleur par rapport à la vue et le son par rapport à l’ouïe. Car le sens, comme tel, se servant d’un organe corporel ne peut rien recevoir en lui sinon corporellement ; puisque tout ce qui est reçu dans un sujet est en lui selon la manière d’être de celui qui le reçoit. C’est pourquoi toutes les choses sensibles modifient les sens comme tels, en raison de la grandeur qu’elles ont. C’est pour cela que la grandeur et tout ce qui s’ensuit, comme le mouvement, le repos, le nombre, etc. sont appelées des choses sensibles communes, mais qui sont sensibles par elles-mêmes. On sent par accident ce qui n’imprime pas de modification aux sens, ni comme sens en général, ni comme sens particulier, mais ce qui est uni aux choses qui modifie les sens par elles-mêmes ; comme Socrate, le fils de Diarès (Philipon prétend que Diarès était un ami d’Aristote, auquel on attribuait des lettres. Elles couraient encore sous son nom au temps de Philipon (Barthél., saint-Hilaire).), ami, et d’autres choses semblables qui sont connues par elles-mêmes en général par l’intellect, et qui sont connues en particulier par la pensée dans l’homme et par l’estimative dans les autres animaux. Alors on dit que les sens extérieurs sentiront de la sorte, quoique par accident, quand par suite de ce qui est senti par lui-même, la puissance perceptive (à laquelle il appartient de connaître ce qui est connu par lui-même) perçoit immédiatement, sans douter, sans raisonner : c’est ainsi que nous voyons que quelqu’un vit par là même qu’il parle. Quand il en est autrement, on ne dit pas que les sens voient cela même par accident. — Je dis donc que Dieu ne peut être vu d’aucune manière par la vue du corps, ou qu’il ne peut être senti par les sens, comme une chose visible par elle-même, ni ici-bas, ni dans le ciel. Car si on éloigne des sens ce qui convient aux sens, comme tel, il n’y aura plus de sensation, et de même si on éloigne de la vue ce qui convient à la vue, comme telle, il n’y aura plus de vision. Par conséquent, puisque les sens comme tels perçoivent la grandeur, et que la vue, comme telle, perçoit la couleur, il est impossible que la vue perçoive quelque chose qui n’est ni couleur ni grandeur ; à moins que le mot sens ne se prenne équivoquement. Par conséquent puisque la vue et les sens doivent être spécifiquement la même chose dans le corps glorieux que ce qu’ils étaient dans le corps qui ne l’est pas, il ne pourra pas se faire que la vue voie l’essence divine comme une chose visible par elle-même, mais elle la verra comme une chose visible par accident, de sorte que d’un côté la vue corporelle verra tellement la gloire de Dieu dans les corps et surtout dans les corps glorieux, et principalement dans le corps du Christ, et de l’autre l’intellect verra Dieu si clairement qu’on le percevra dans les choses qu’on verra corporellement de la même manière qu’on perçoit la vie dans la parole. C’est ainsi que saint Augustin détermine la manière dont Dieu pourra être vu corporellement, comme on le voit en méditant ses paroles (De civ. Dei, liv. ult., chap. 29). Il est très croyable, dit-il, que nous considérerons alors les corps du ciel nouveau et de la terre nouvelle de manière que nous voyions avec l’évidence la plus éclatante Dieu présent partout et gouvernant toutes les choses corporelles, non comme les attributs invisibles de Dieu nous sont actuellement manifestés par les choses qu’il a faites, mais comme nous voyons sans faire un acte de foi que les hommes sont vivants aussitôt que nous les apercevons.

 

Article 3 : Les saints en voyant Dieu voient-ils tout ce que Dieu voit ?

 

          Objection N°1. Il semble que les saints qui voient Dieu dans son essence voient tout ce que Dieu voit en lui. Car, comme le dit saint Isidore (De sum. bono, liv. 1, chap. 12), les anges savent toutes les choses dans le Verbe de Die avant qu’elles arrivent. Or, les saints seront égaux aux anges, comme on le voit (Matth., chap. 22). Les saints en voyant Dieu voient donc aussi toutes choses.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce que dit saint Isidore, que les anges savent toutes choses dans le Verbe, avant qu’elles arrivent, ne peut se rapporter à ce que Dieu sait de sa science de simple intelligence seulement, parce que les choses qu’il sait ainsi n’arriveront jamais ; mais on doit le rapporter seulement aux choses que Dieu sait de sa science de vision ; et à l’égard de ces choses il ne dit pas que tous les anges les connaîtront toutes, mais que quelques-uns les connaîtront, et ceux qui ne connaîtront ne les connaîtront pas toutes parfaitement. Car dans une seule et même chose il y a beaucoup de rapports intelligibles à considérer, comme ses propriétés diverses et les relations qu’elle a avec les autres choses, et il est possible que sur la même chose connue par deux individus d’une manière générale, l’un en sache plus que l’autre, et qu’il apprenne à l’autre certains détails. C’est ce qui fait dire à saint Denis (De div. nom., chap. 4, à princ.) : que les anges inférieurs apprennent des anges supérieurs certaines raisons des choses qui sont susceptibles d’être sues. C’est pourquoi il n’est pas non plus nécessaire que les anges qui connaissent toutes les créatures perçoivent tout ce qui peut être compris par elles.

 

          Objection N°2. Saint Grégoire dit (Dial., liv. 4, chap. 33) : Là nous voyons tous Dieu dans une clarté commune et qu’y a-t-il que l’on ignore là où l’on connaît celui qui sait toutes choses. Or, il parle des bienheureux qui voient Dieu dans son essence. Donc ceux qui voient Dieu dans son essence connaissent toutes choses.

          Réponse à l’objection N°2 : Ce passage de saint Grégoire prouve que dans la vision bienheureuse il y a ce qu’il faut pour voir toutes choses de la part de l’essence divine, qui est le milieu par lequel on voit, puisque Dieu voit toutes choses par elle. Mais si nous ne voyons pas tout, c’est un effet de l’imperfection de l’intellect créé qui ne comprend pas l’essence divine.

 

          Objection N°3. Comme le dit Aristote (De an., liv. 3, text. 7), puisque l’intellect comprend les grandes choses, à plus forte raison peut-il comprendre les petites. Or, ce qu’il y a de plus intelligible c’est Dieu. Donc la puissance de l’intellect s’accroît infiniment en le comprenant, et par conséquent en le voyant il comprend toutes choses.

          Réponse à l’objection N°3 : L’intellect créé ne voit pas l’essence divine selon le mode de cette essence, mais selon son propre mode qui est fini ; par conséquent il n’est pas nécessaire que sa puissance cognitive soit augmentée infiniment par suite de la vision de Dieu au point de connaître toutes choses.

 

          Objection N°4. L’intellect n’est empêché de comprendre une chose qu’autant que cette chose le surpasse. Or, aucune créature ne surpasse l’intellect qui voit Dieu ; parce que, comme le dit saint Grégoire (Dial., liv. 2, chap. 35), tout créature devient peu de chose pour une âme qui voit le Créateur. Donc ceux qui voient Dieu dans son essence connaîtront toutes choses.

          Réponse à l’objection N°4 : Le défaut de la connaissance ne provient pas seulement de ce que l’objet qui doit être connu est au-dessus de l’intellect par excès ou par défaut, mais encore de ce que la raison qui le fait connaître n’est pas unie à l’intellect. C’est ainsi que quelquefois la vue n’aperçoit pas la pierre, parce que l’espèce de la pierre ne lui est pas unie. Ainsi quoique l’essence divine qui est la raison de toutes choses soit unie à l’intellect de celui qui voit Dieu, elle ne lui est cependant pas unie selon qu’elle est la raison de toutes choses, amis selon qu’elle est la raison de quelques-unes, et ces choses sont d’autant plus nombreuses qu’on voit l’essence divine plus pleinement.

 

          Objection N°5. Toute puissance passive qui n’est pas amenée à l’acte est imparfaite. Or, l’intellect possible de l’âme humaine est en quelque sorte la puissance passive de connaître toute chose ; parce que l’intellect possible est ce par quoi l’âme peut tout devenir, selon l’expression d’Aristote (De an., liv. 3, text. 18). Si donc dans la béatitude l’intellect ne comprenait pas toutes choses, il resterait imparfait : ce qui est absurde.

          Réponse à l’objection N°5 : Quand une puissance passive est susceptible de recevoir plusieurs perfections subordonnées, si elle a reçu sa perfection dernière, on ne dit pas qu’elle est imparfaite, quoique certaines dispositions antérieures lui manquent. Or, toute connaissance par laquelle l’intellect créé est perfectionné se rapporte à la connaissance de Dieu comme à sa fin. Par conséquent celui qui voit Dieu dans son essence, quand même il connaîtrait rien autre chose, aurait un intellect parfait ; et il ne devient plus parfait, lorsqu’il connaît autre chose que Dieu, qu’en raison de ce qu’il connaît Dieu plus pleinement. D’où saint Augustin s’écriait (Conf., liv. 5, chap. 4) : Malheureux l’homme qui connaît toutes les choses créées et qui vous ignore ; mais bienheureux celui qui vous connaît, quand même il ignorerait tout le reste. Celui qui vous connaît et qui connaît, n’est pas plus heureux à cause d’elles, mais il est heureux uniquement à cause de vous.

 

          Objection N°6. Celui qui voit un miroir voit les choses qui s’y réfléchissent. Or, tout se réfléchit dans le Verbe de Dieu comme dans un miroir, parce qu’il est la raison et la ressemblance de toutes choses. Donc les saints qui voient le Verbe dans son essence, voient toutes les choses créées.

          Réponse à l’objection N°6 : Ce miroir est une chose qui dépend de la volonté, et comme il se montrera à qui il veut, de même il montrera en lui ce qu’il veut. Il n’en est pas de même d’un miroir matériel, qui ne peut pas faire qu’on voie ou qu’on ne voie pas les choses. — Ou bien il faut dire que dans un miroir matériel les choses aussi bien que le miroir sont vues sous leur forme propre ; quoique le miroir par une forme venue de la chose et que la pierre soit vue par sa forme propre qui se réfléchit dans un autre objet. C’est ce qui fait qu’en voyant une chose on voit aussi l’autre. Mais dans le miroir incréé on voit la chose par la forme du miroir lui-même, comme on voit l’effet par la ressemblance de la cause et réciproquement. C’est pour ce motif qu’il n’est pas nécessaire que celui qui voit le miroir éternel voie toutes les choses qui s’y réfléchissent, car il n’est pas nécessaire que celui qui voit la cause voie tous ses effets, à moins qu’il ne comprenne la cause.

 

          Objection N°7. Il st dit (Prov., 10, 24) que les justes auront tout ce qu’ils désirent. Or, les saints désirent tout savoir, car tous les hommes désirent naturellement la science, et la nature n’est pas détruite par la gloire. Dieu leur accordera donc de tout connaître.

          Réponse à l’objection N°7 : Le désir qu’ont les saints de tout connaître sera rempli uniquement par là même qu’ils verront Dieu ; comme le désir qu’ils ont d’avoir tous les biens le sera par là même qu’ils seront en possession de son essence. Car, comme Dieu par là même qu’il a la bonté parfaite suffit au cœur et qu’en le possédant on possède en quelque sorte tous les biens, de même sa vue suffit, d’après ces paroles (Jean, 14, 8) : Seigneur, faites-nous voir votre Père, car cela nous suffit.

 

          Objection N°8. L’ignorance est une peine de la vie présente. Or, la gloire délivre les saints de toute peine. Donc elle leur enlève aussi toute ignorance, et par conséquent ils connaîtront tout.

          Réponse à l’objection N°8 : L’ignorance proprement dite désigne une privation et elle est ainsi une peine. Car l’ignorance ainsi entendue consiste à ne pas savoir des choses que l’on doit ou qu’il est nécessaire de connaître. Les saints ne manqueront dans le ciel de la connaissance d’aucune de ces choses. D’autres fois l’ignorance se prend en général pour toute absence de connaissance. Les anges et les saints dans le ciel ignoreront de la sorte certaines choses. D’où saint Denis dit (loc. cit., Mais c’est le contraire) que les anges sont purifiés de l’ignorance. Cette ignorance n’est pas une peine, mais une imperfection. Il n’est pas nécessaire que toute imperfection de cette nature soit détruite par la gloire. Car on pourrait dire qu’il y a eu une imperfection de cette nature dans le pape saint Lin qui ne s’est pas élevé jusqu’à la gloire de saint Pierre.

 

          Objection N°9. La béatitude des saints est dans l’âme avant d’être dans le corps. Or, les corps des saints seront reformés dans la gloire à la ressemblance du corps du Christ, comme on le voit (Philip., chap. 3). Les âmes seront donc aussi perfectionnées à la ressemblance de l’âme du Christ, et comme l’âme du Christ voit tout dans le Verbe, il s’ensuit que toutes les âmes des saints verront tout dans le Verbe.

          Réponse à l’objection N°9 : Notre corps sera conforme au corps du Christ dans la gloire d’après la ressemblance et non d’après l’égalité ; car il aura la clarté, comme le corps du Christ l’a eue, mais non d’une manière égale. De même notre âme aura la gloire à la ressemblance de l’âme du Christ, mais non d’une manière égale. Ainsi elle aura la science comme l’âme du Christ, mais sa science ne sera pas aussi étendue et elle ne saura pas toutes choses, comme l’âme du Christ.

 

          Objection N°10. Comme les sens, de même l’intellect connaît toutes les choses dont l’image est en lui. Or, l’essence divine indique plus vivement une chose quelconque que toute autre image de cette même chose. Par conséquent puisque dans la vision béatifique l’essence divine devient en quelque sorte la forme de notre intellect, il semble que les saints qui voient Dieu voient toutes choses.

          Réponse à l’objection N°10 : Quoique l’essence divine soit la raison de toutes les choses qui peuvent être connues, elle ne sera cependant pas unie à tout intellect créé, selon qu’elle est la raison de toutes choses, et c’est pour cela que cette raison n’est pas concluante.

 

          Objection N°11. Le commentateur dit (De an., liv. 3, comment. 36) que si l’intellect agent était la forme de l’intellect possible, nous comprendrions toutes choses. Or, l’essence divine représente plus clairement toutes choses que l’intellect agent. Donc l’intellect qui voit Dieu dans son essence connaît tout.

          Réponse à l’objection N°11 : L’intellect agent est une forme proportionnée à l’intellect possible ; comme la puissance de la matière est aussi proportionnée à la puissance de l’agent naturel, de telle sorte que tout ce qui est dans la puissance active de la matière ou de l’intellect possible soit dans la puissance active de l’intellect agent ou de l’agent naturel. C’est pourquoi si l’intellect agent devient la forme de l’intellect possible, il faut que l’intellect possible connaisse toutes les choses auxquelles s’étend la vertu de l’intellect agent. Mais l’essence divine n’est pas une forme qui soit de cette manière proportionnée à notre intellect. Et c’est pour ce motif qu’il n’y a pas de parité.

 

          Objection N°12. Parce que les anges inférieurs ne connaissent pas tout maintenant, ils sont éclairés par les anges supérieurs sur ce qu’ils ignorent. Or, après le jour du jugement un ange n’en éclairera pas un autre ; car alors toute prééminence cessera, comme le dit la glose (interl. et ord. sup. illud Cùm evacuaverit, etc., 1 Cor., chap. 15). Les anges inférieurs sauront donc tout dans ce moment, et pour la même raison il sera ainsi de tous les autres saints qui verront Dieu dans son essence.

          Réponse à l’objection N°12 : Rien n’empêche de dire qu’après le jour du jugement, quand la gloire des hommes et des anges sera absolument consommée, que tous les bienheureux sauront tout ce que Dieu sait de sa science de vision ; mais de telle sorte cependant que tous ne verront pas toutes choses dans l’essence divine. Au contraire l’âme du Christ verra pleinement toutes ces choses comme elle les voit dès maintenant ; tandis que les autres intelligences en verront plus ou moins, selon le degré de charité d’après lequel elles connaîtront Dieu. Par conséquent l’âme du Christ éclairera toutes les autres sur ce qu’elle voit mieux qu’elles dans le Verbe. D’où il est dit (Apoc., 21, 23) que la clarté de Dieu éclaire la ville de Jérusalem, et que l’Agneau est son flambeau. Et de même les supérieurs éclaireront les inférieurs, non d’une lumière nouvelle pour que la science des inférieurs soit augmentée par là, mais par l’effet d’une illumination continue comme si l’on disait que le soleil illumine l’air tout en restant en repos. C’est pour cela qu’il est dit (Dan., 12, 3) que ceux qui en auront conduit plusieurs dans la voie de la justice, luiront comme les étoiles dans toutes les éternités. Il est dit que la prééminence des ordres cessera par rapport aux actes qui sont maintenant remplis à notre égard par la subordination de leurs ministères, comme on le voit d’après la glose (ord. ibid.).

 

          Mais au contraire. Comme le dit saint Denis (De eccles. hier., chap. 6), les anges supérieurs purifient les inférieurs de l’ignorance. Or, les anges inférieurs voient l’essence divine. Donc l’ange qui voit l’essence divine peut ignorer certaines choses ; et comme l’âme ne verra pas Dieu plus parfaitement que l’ange, il n’est pas nécessaire que les âmes qui voient Dieu voient toutes choses.

          Il n’y a que le Christ qui ait l’esprit sans mesure, selon l’expression de saint Jean (3, 34). Or, il convient au Christ, selon qu’il possède l’esprit sans mesure, de connaître tout dans le Verbe ; d’où il est dit au même endroit que le Père lui a remis toutes choses entre les mains. Il ne convient donc à aucun autre qu’au Christ de connaître toutes choses dans le Verbe.

          Plus la connaissance qu’on a d’un principe est parfaite, et mieux on connaît les effets qu’il produit. Or, parmi ceux qui verront Dieu dans son essence, il y en a qui le connaîtront plus parfaitement que d’autres, lui qui est le principe de toutes choses. Il y en a donc qui connaîtront plus de choses que d’autres, et par conséquent ils ne connaîtront pas toutes choses.

 

          Conclusion Puisque les saints dans le paradis en voyant Dieu ne doivent pas comprendre son essence, ils ne verront pas tout ce que Dieu voit.

          Il faut répondre que Dieu en voyant son essence connaît tout ce qui existe, tout ce qui existera et tout ce qui a existé, et on dit qu’il connaît ces choses de la connaissance de la vision ; parce qu’il les connaît comme si elles étaient présentes, par analogie avec la vision corporelle. Il connaît de plus en voyant son essence toutes les choses qu’il peut faire, quoiqu’il ne les ai jamais faites et qu’il ne doive jamais les faire. Autrement il ne connaîtrait pas parfaitement sa puissance ; car on ne peut connaître une puissance qu’autant qu’on en connaît les objets ; et on dit qu’il connaît ces choses de la science ou de la connaissance de simple intelligence. Mais il est impossible qu’il intellect créé connaisse, en voyant l’essence divine, tout ce que Dieu peut faire ; parce que plus on connaît parfaitement un principe, et plus on connaît de choses en lui. Ainsi dans le principe d’une démonstration, celui qui a l’esprit plus pénétrant voit un plus grand nombre de conclusions qu’un autre qui a l’esprit lourd. Par conséquent puisque l’étendue de la puissance divine se considère d’après ce qu’elle peut, si un intellect voyait dans l’essence divine tout ce que Dieu peut faire, il aurait autant de perfection en comprenant que la puissance divine en a en produisant ses effets, et par conséquent il comprendrait la puissance divine ; ce qui est impossible à tout intellect créé. Quant à toutes les choses que Dieu sait de sa connaissance de vision, il y a un intellect créé qui les connaît dans le Verbe, et cet intellect est l’âme du Christ. Mais à l’égard des autres intelligences qui voient l’essence divine, il y a deux sortes d’opinions. Les uns disent que tous ceux qui voient Dieu dans son essence voient tout ce que Dieu voit de la science de vision. Mais cela répugne aux paroles de l’Ecriture qui supposent qu’il y a des choses que les anges ignorent, quoi qu’il soit certain d’après la foi qu’ils voient tous Dieu dans son essence. C’est pourquoi d’autres disent qu’à l’exception du Christ les intelligences qui voient Dieu dans on essence, ne voient pas pour cela tout ce qu’il voit, parce qu’elles ne comprennent pas l’essence divine. Car il n’est pas nécessaire que celui qui connaît une cause en connaisse tous les effets, à moins qu’il ne comprenne la cause, ce qui ne convient pas à l’intellect créé. C’est pourquoi chacun de ceux qui voient Dieu dans son essence voit en elle d’autant plus de choses qu’ils la voient plus clairement ; d’où il suit que l’un peut instruire l’autre sur ces choses. Par conséquent la science des anges et des âmes des saints peut s’accroître jusqu’au jour du jugement, comme les autres choses qui appartiennent à leur récompense accidentelle. Mais elle ne s’accroîtra pas au-delà, parce qu’alors on sera arrivé au dernier état des choses, et dans cet état il est possible que tous connaissent toutes les choses que Dieu sait de sa science de vision.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.