Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 93 : De la béatitude des saints et de leurs demeures
Nous
devons ensuite nous occuper de la béatitude des saints et de leurs demeures. A
cet égard trois questions se présentent : 1° La béatitude des saints est-elle
augmentée après le jugement ? — 2° Doit-on donner le nom de demeures aux degrés
de la béatitude ? (Cet article est un explication de ces paroles (Jean, 14, 2)
: Dans la maison de mon Père il y a
beaucoup de demeures. Ce qui désigne la diversité et l’inégalité des
récompenses. Voyez à ce sujet 1a pars, quest. 12, art. 6 ; 1a
2æ, quest. 5, art. 2, et Cont.
gent., liv.
3, chap. 58.) — 3° Distingue-t-on des demeures diverses selon les divers degrés
de la charité ?
Article
1 : La béatitude des saints doit-elle être plus grande après le jugement
qu’avant ?
Objection
N°1. Il semble que la béatitude des saints ne doive pas être plus grande après
le jugement qu’avant. Car plus une chose approche de la ressemblance divine et
plus elle participe parfaitement à la béatitude. Or, l’âme séparée du corps
ressemble plus à Dieu que l’âme unie au corps. Sa béatitude est donc plus
grande avant de reprendre son corps qu’après.
Réponse
à l’objection N°1 : L’âme unie au corps glorieux ressemble plus à Dieu que
l’âme séparée, parce que l’âme unie a un être plus parfait. Car une chose
ressemble d’autant plus à Dieu qu’elle est plus parfaite. C’est ainsi que le
cœur, dont la perfection de la vie consiste dans le mouvement, ressemble plus à
Dieu quand il est en mouvement que quand il est en repos ; quoique Dieu ne se
meuve jamais.
Objection
N°2. La vertu qui est unie est plus puissante que celle qui est disséminée. Or,
l’âme hors du corps est plus unie que quand elle est jointe au corps. Donc sa
vertu est plus grande pour agir, et par conséquent elle participe plus
parfaitement à la béatitude qui consiste dans l’acte.
Réponse
à l’objection N°2 : La vertu qui, de sa nature, est faite pour être dans la
matière, est plus puissante étant dans la matière que quand elle en est séparée
; quoique, absolument parlant, la vertu séparée de la matière soit plus
puissante.
Objection
N°3. La béatitude consiste dans l’acte de l’intellect spéculatif. Or,
l’intellect ne fait pas usage d’un organe corporel dans son acte, et par
conséquent le corps qu’elle reprendra ne mettra pas l’âme à même de comprendre
plus parfaitement. La béatitude l’âme ne sera donc pas plus grande après le
jugement.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique dans l’acte de l’intelligence l’âme ne fasse pas
usage du corps ; cependant la perfection du corps contribuera d’une certaine
manière à la perfection de l’opération intellectuelle, en ce que l’union de
l’âme avec un corps glorieux la rendra plus parfaite dans sa nature et par
conséquent plus puissante dans on opération. Ainsi le bien lui-même du corps
contribuera d’une manière pour ainsi dire instrumentale à cette opération dans
laquelle la béatitude consiste ; comme Aristote établit (Eth., liv. 1, chap. 8) que les biens extérieurs coopèrent instrumentalement
à la félicité de la vie.
Objection
N°4. Rien ne peut être plus grand que l’infini ; et l’infini joint au fini ne
produit rien de plus grand que l’infini lui-même. Or, l’âme bienheureuse avant
de reprendre le corps a de quoi jouir du bien infini, c’est-à-dire de Dieu.
Après la résurrection du corps elle ne réjouira pas d’autre chose, si ce n’est
de la gloire du corps qui est un bien fini. Sa joie, après avoir repris son
corps, ne sera donc pas plus grande qu’auparavant.
Réponse
à l’objection N°4 : Quoique le fini ajouté à l’infini ne produise pas quelque
chose de plus grand, cependant il produit plus : car le fini et l’infini sont
deux, tandis que l’infini pris en lui-même est un. Or, l’extension de la joie
ne suppose pas quelque chose de plus grand, mais quelque chose de plus. Ainsi
la joie s’accroît en extension, si elle a pour objet Dieu et la gloire du
corps, au lieu de ne se rapporter qu’à Dieu. La gloire du corps contribuera
aussi à l’intensité de la joie qui a Dieu pour objet, selon qu’elle contribuera
à rendre plus parfaite l’opération par laquelle l’âme se porte vers Dieu. Car
la délectation sera d’autant plus grande que l’opération convenable aura été
plus parfaite, comme on le voit d’après Aristote (Eth., liv. 10, chap. 8).
Mais
c’est le contraire. Sur ces paroles (Apoc., chap. 6,
sup. illud : Vidi subtus altare animas interfectorum, etc.), la glose dit (ord.) : Les âmes
des saints existent maintenant sous l’autel, c’est-à-dire leur dignité est
moindre qu’elle ne doit être. Leur béatitude sera donc plus grande après la
résurrection qu’après leur mort.
Comme
la béatitude est accordée aux bons pour leur récompense, de même le châtiment
aux méchants. Or, le châtiment des méchants après qu’ils auront repris leur
corps sera plus grand qu’auparavant, parce qu’ils ne seront pas punis seulement
dans leur âme, mais encore dans leur corps. Donc la béatitude des saints sera
plus grande après la résurrection du corps qu’avant.
Conclusion
Puisqu’après la résurrection, lorsque le corps sera glorifié,
l’opération de l’âme unie au corps glorieux doit être plus parfaite, on doit
reconnaître que les saints seront plus heureux après le jugement qu’avant.
Il
faut répondre qu’il est évident que la béatitude des saints sera augmentée
après la résurrection quant à l’extension ; car alors la béatitude n’existera
pas seulement dans l’âme, mais encore dans le corps et la béatitude elle-même
sera aussi augmentée de la sorte, en ce que l’âme ne se réjouira pas seulement
de son bien propre, mais encore du bien du corps. On peut dire aussi que la
béatitude de l’âme elle-même sera augmentée en intensité (Saint Thomas a
rétracté ce sentiment (1a 2æ, quest. 4, art. 5, Réponse
N°5). Il enseigne expressément dans cet endroit que la béatitude des saints
sera plus grande en extension, mais qu’elle ne s’accroîtra pas en intensité. Corpore resumpto, beatituda crescet, non intensivè, sed extensivè.). Car on peut considérer le corps de l’homme
de deux manières : 1° selon qu’il est susceptible d’être perfectionné par l’âme
; 2° selon qu’il y a en lui quelque chose qui résiste à l’âme dans ses
opérations, ce qui arrive quand l’âme ne domine pas le corps complètement. Sous
le premier rapport l’union du corps avec l’âme ajoute à l’âme une certaine
perfection ; parce que toute partie est imparfaite et n’est complète que dans
son tout ; par conséquent le tout est à la partie ce que la forme est à la
matière. Ainsi, l’âme est plus parfaite dans son être naturel, lorsqu’elle
existe dans le tout, c’est-à-dire dans l’homme formé de l’union de l’âme et du
corps, que quand elle est une partie séparée. Mais l’union du corps, considérée
sous le second rapport, empêche la perfection de l’âme. D’où il est dit que le corps qui se corrompt appesantit l’âme
(Sag., 9, 15). Si donc on éloigne du corps
tout ce qui fait qu’il résiste à l’action de l’âme, l’âme sera absolument plus
parfaite étant dans le corps que si elle en était séparée. Et comme plus l’être
d’une chose est parfait et plus elle peut opérer parfaitement ; il s’ensuit que
l’opération de l’âme unie à un corps de cette nature sera plus parfaite que
l’opération de l’âme séparée. Or, tel sera le corps glorieux qui sera
absolument soumis à l’esprit. Par conséquent, puisque la béatitude consiste
dans l’opération, la béatitude de l’âme sera plus parfaite après qu’elle sera
réunie au corps qu’auparavant. Car, comme l’âme séparée du corps corruptible
peut opérer plus parfaitement que quand elle lui était unie ; de même après
qu’elle sera unie à un corps glorieux son opération sera plus parfaite que
quand elle était séparée. Et comme tout ce qui est imparfait désire sa
perfection, il s’ensuit que l’âme séparée désire naturellement l’union du corps
; et à cause de ce désir qui naît de son imperfection, son opération par
laquelle elle se porte vers Dieu est moins intense. C’est ce qui fait dire à
saint Augustin (Sup. Gen.
ad litt., liv. 12, chap. 35) que le désir du
corps la ralentit et l’empêche de se porter de toute sa puissance vers le
souverain bien.
Article
2 : Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés des demeures ?
Objection
N°1. Il semble que les degrés de béatitude ne doivent pas être appelés des
demeures. Or, le mot demeure ne signifie rien qui appartienne à la récompense.
Les divers degrés de béatitude ne doivent donc pas être appelés des demeures.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot demeure implique l’idée de fin et par conséquent
l’idée de récompense, laquelle est la fin du mérite.
Objection
N°2. Le mot demeurer paraît signifier un lieu. Or, le lieu dans lequel les
saints seront béatifiés n’est pas corporel, mais spirituel ; c’est Dieu qui est
un. Il n’y a donc qu’une demeure et par conséquent on ne doit pas donner le nom
de demeures aux divers degrés de la béatitude.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoiqu’il n’y ait qu’un seul lieu spirituel, on peut
néanmoins s’en approcher à différents degrés, et c’est ainsi qu’il y a
différentes demeures.
Objection
N°3. Comme il y aura dans le ciel des hommes de mérites différents, de même il
y en a maintenant dans le purgatoire et il y en a eu dans les limbes. Or, on ne
distingue pas différentes demeures dans le purgatoire et dans les limbes. On ne
doit donc pas non plus en distinguer plusieurs dans le ciel.
Réponse
à l’objection N°3 : Ceux qui étaient dans les limbes ou qui sont maintenant
dans le purgatoire, ne sont pas encore parvenus à leur fin. C’est pour cela
qu’on ne distingue pas de demeures dans le purgatoire, ni dans les limbes ;
mais seulement dans le paradis et l’enfer où est la fin des bons et des
méchants.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Jean, 14, 2) : Il y a dans la maison de mon Père beaucoup de demeures ; ce que
saint Augustin entend des divers degrés des récompenses (Tract. 67 in Joan.).
Dans
toute cité bien ordonnée les demeures sont distinctes. Or, la patrie céleste
est comparée à une cité, comme on le voit (Apoc., chap. 21). Il faut donc y distinguer des demeures diverses selon
les degrés de béatitude.
Conclusion
Comme dans tout mouvement le repos à la fin du mouvement est appelé une
demeure, de même dans les bienheureux les degrés de béatitude sont appelés avec
raison des demeures.
Il
faut répondre que le mouvement local est le premier de tous les autres
mouvements. C’est pourquoi, d’après Aristote (Phys., liv. 8, text. 55 et 56), le nom de
mouvement, de distance et de toutes les autres choses semblables, est emprunté
au mouvement local pour être appliqué à tous les autres mouvements. Or, la fin
du mouvement local est le lieu où une chose demeure en repos et s’y maintient,
quand elle y est parvenue. C’est pourquoi dans tout mouvement nous appelons le
repos qui a lieu à la fin du mouvement, un arrêt ou une demeure. Et comme on
appelle mouvement jusqu’aux actes même de l’appétit et de la volonté, quand on
est parvenu ce que le mouvement de l’appétit désirait, on dit que l’on est
placé ou qu’on demeure dans sa fin. C’est pourquoi on dit que les différentes
manières d’arriver à la fin dernière sont des demeures diverses ; de telle
sorte que l’unité de la demeure réponde à l’unité de la béatitude qui existe de
la part de l’objet, et que la pluralité des demeures réponde à la différence
qui se trouve dans la béatitude par rapport aux bienheureux. C’est ainsi que
nous voyons dans l’ordre naturel que le lieu élevé vers lequel tendent toutes
les choses légères est le même, mais chaque objet le touche d’autant plus près qu’il
est plus léger, et ils ont ainsi diverses demeures selon la différence de leur
pesanteur.
Article
3 : Les différentes demeures se distinguent-elles d’après les divers degrés de
charité ?
Objection
N°1. Il semble que les différentes demeures ne se distinguent pas d’après les
divers degrés de charité. Car il est dit (Matth., 25,
15) : Il a donné à chacun selon sa propre
vertu. Or, la vertu propre de chaque chose est sa puissance naturelle. Donc
les dons de la grâce et de la gloire sont aussi distribués selon les divers
degrés de la vertu naturelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Le mot vertu ne se pend en cet endroit uniquement pour la
capacité naturelle, mais pour la capacité naturelle jointe à l’effort nécessaire
pour avoir la grâce ; et dans ce cas la vertu entendue de cette manière sera
comme une disposition matérielle à la mesure de la grâce et de la gloire qu’on
doit recevoir. Comme la charité est ce qui complète formellement le mérite à
l’égard de la gloire, pour ce motif la distinction des degrés dans la gloire se
considère d’après les degrés de charité, plutôt que d’après les de cette vertu.
Objection
N°2. Il est dit. (Ps. 61, 12) : Vous rendrez à chacun selon ses œuvres.
Or, ce que Dieu rend est la mesure de la béatitude. Donc les degrés de
béatitude se distinguent d’après la diversité des œuvres et non d’après la
diversité de la charité.
Réponse
à l’objection N°2 : Les œuvres n’ont pas droit par elles-mêmes à recevoir la
récompense de la gloire, elles n’y ont droit qu’autant qu’elles sont animées
par la charité. C’est pourquoi il y aura dans la gloire différents degrés selon
les divers degrés de charité.
Objection
N°3. La récompense est due à l’acte et non à l’habitude ; ainsi on ne couronne
pas les plus braves, mais ceux qui combattent, comme on le voit (Eth., liv. 1, chap. 8) et d’après ces
paroles de l’Apôtre (2 Tim., 2, 5) : Il
n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Or, la
béatitude est la récompense. Les divers degrés de béatitude seront donc
proportionnés aux divers degrés des œuvres et non aux divers degrés de charité.
Réponse
à l’objection N°3 : Quoique l’habitude de la charité ou de toute autre vertu ne
soit pas le mérite auquel la récompense est due, elle est cependant le principe
et la raison entière de ce qu’il y a de méritoire dans l’acte. C’est pourquoi
les récompenses se distinguent selon sa diversité ; quoiqu’on puisse aussi
considérer le degré du mérite d’après le genre même de l’acte ; non par rapport
à la récompense accidentelle qui est la joie qui a Dieu pour objet, mais par
rapport à une récompense accidentelle qui est la joie qu’on a d’un bien créé.
Mais
c’est le contraire. On sera d’autant plus heureux qu’on sera plus intimement
uni à Dieu. Or, le mode de l’union avec Dieu est en rapport avec le mode de la
charité. La diversité de la béatitude sera donc conforme à la différence de
charité.
Si
une chose prise simplement résulte d’une autre prise de même, l’augmentation de
celle-ci doit produire l’augmentation de celle-là. Or, la possession de la
béatitude résulte de la possession de la charité. Donc la possession d’une
béatitude plus grande résulte de la possession d’une charité plus vive.
Conclusion
Puisque la possession de la gloire est accordée aux œuvres selon qu’elles sont
animées par la charité, on distingue dans le ciel différentes demeures selon
les divers degrés de charité.
Il
faut répondre qu’il y a deux sortes de principes qui servent à distinguer les
demeures ou les degrés de charité ; il y a le principe prochain et le principe
éloigné. Le principe prochain est la disposition différente qui existera dans
les individus, d’où résulte en eux une diversité de perfection dans l’opération
de la béatitude ; au lieu que le principe éloigné est le mérite par lequel ils
ont obtenu cette béatitude. Les demeures se distinguent de la première manière
d’après la charité céleste qui rendra l’individu d’autant plus apte à recevoir
la charité divine qu’elle sera plus parfaite en lui, et c’est d’après son accroissement
que la perfection de la vision divine s’augmentera. On distingue les demeures
de la seconde manière d’après la charité qu’on a eue ici-bas. Car nos actions
ne sont pas méritoires en raison de la substance même de l’acte, mais seulement
d’après l’habitude de la vertu qui leur donne leur forme. Et comme la valeur
méritoire provient dans toutes les vertus de la charité qui a la fin elle-même
pour objet, il s’ensuit que la diversité dans les mérites se rapporte tout
entière à la diversité de la charité et que par conséquent la charité d’ici-bas
distinguera les demeures par le moyen du mérite.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
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