Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Question 94 : De la manière dont les saints se comporteront à
l’égard des damnés
Nous
devons ensuite nous occuper de la manière dont les saints se comporteront à
l’égard des damnés. A cet égard trois questions se présentent : 1° Les saints
voient-ils les peines des damnés ? — 2° Y compatissent-ils ? — 3° Se
réjouissent-ils de leur peine ?
Article
1 : Les bienheureux qui sont dans le ciel verront-ils les peines des damnés ?
Objection
N°1. Il semble que les bienheureux qui sont dans le ciel ne verront pas les
peines des damnés. Car il y a une plus grande distance des damnés aux
bienheureux que des hommes qui sont vivants à ces derniers. Or, les bienheureux
ne voient pas les actions des vivants. Ainsi sur ces paroles du prophète (Is., 63, 16) : Abraham
ne nous connaît point, la glose dit (interl. aug.,
liv. De cura pro mort. agenda,
chap. 13 et 15) : Les saints qui sont morts ne savent pas ce que font les
vivants, même leurs enfants. Donc ils voient encore beaucoup moins les peines
des damnés.
Réponse
à l’objection N°1 : Cette glose parle des saints qui sont morts, mais elle en
parle selon ce qui est possible à la nature. Car il n’est pas nécessaire qu’ils
connaissent d’une connaissance naturelle tout ce qui passe à l’égard des
vivants. Mais les saints qui seront dans le ciel, connaissent clairement tout
ce qui se passe parmi les hommes qui sont sur la terre, et parmi les damnés.
D’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 12, chap. 14) : On ne doit pas
entendre des âmes des saints ces paroles, c’est-à-dire ce que dit Job (14, 21)
: Que ses enfants soient dans l’éclat ou
qu’ils soient dans l’ignominie, il ne le saura pas, etc., parce qu’il n’est
croyable d’aucune manière, que ceux qui ont intérieurement la clarté de Dieu
ignorent quelque chose de ce qui est au dehors.
Objection
N°2. La perfection de la vision dépend de la perfection de l’objet visible.
D’où Aristote dit (Eth., liv. 10, chap. 4) que l’action de la
vue la plus parfaite est celle de ce sens le mieux disposé à l’égard de ce
qu’il y a de plus beau parmi les objets qui peuvent l’impressionner. Au
contraire la difformité de l’objet visible rend la vue imparfaite. Or, comme il
n’y aura pas d’imperfection parmi les bienheureux, il s’ensuit qu’ils ne
verront pas les misères des damnés dans lesquelles se trouve l’horreur la plus
affreuse.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique la beauté visible contribue à la perfection de la
vision, cependant la difformité visible peut exister sans l’imperfection de la
vision ; car les espèces des choses au moyen desquelles l’âme connaît les
contraires ne sont pas contraires en elle. Ainsi Dieu qui a la connaissance la
plus parfaite voit toutes les choses belles et toutes les choses horribles.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Is., 66, 24) : Ils sortiront et ils verront les cadavres
des vivants qui ont prévariqué contre moi ; et la glose ajoute (ord.) : Les
élus sortiront de l’intelligence ou de la vision manifeste pour être davantage
excités par là à chanter les louanges de Dieu.
Conclusion
Puisque les contraires placés l’un à côté de l’autre ressortent davantage, les
bienheureux verront dans le ciel les peines des damnés pour que la béatitude
leur soit plus agréable.
Il
faut répondre qu’on ne doit rien enlever aux saints qui appartienne
à la perfection de leu béatitude. Or, une chose est mieux connue quand on la
rapproche de son contraire, parce que les contraires placés l’un à côté de
l’autre brillent davantage. C’est pourquoi pour que la béatitude des saints
leur soit plus agréable et qu’à son égard ils rendent à Dieu de plus grandes
actions de grâces, il leur est accordé de voir parfaitement les peines des
impies.
Article
2 : Les bienheureux compassent-ils aux misères des damnés ?
Objection
N°1. Il semble que les bienheureux compatissent aux misères des damnés. Car la
compassion provient de la charité. Or, la charité sera très parfaite dans les
damnés. Ils compatissent donc beaucoup aux misères des damnés.
Réponse
à l’objection N°1 : La charité est le principe de la compassion, quand nous
pouvons par charité vouloir écarter la misère de quelqu’un. Mais les saints ne
peuvent pas d’après la charité avoir ce désir au sujet des damnés, puisque cela
répugne à la justice divine. Cette raison n’est donc pas concluante.
Objection
N°2. Les bienheureux ne seront jamais aussi éloignés de la compassion que Dieu
l’est. Or, Dieu compatit d’une certaine manière à nos misères (d’où il est
appelé miséricordieux) ; et il en est de même des anges. Les bienheureux
compatissent donc aux misères des damnés.
Réponse
à l’objection N°2 : On dit que Dieu est miséricordieux selon qu’il vient en
aide à ceux qu’il convient de délivrer de la misère selon l’ordre de sa sagesse
et de sa justice ; mais cela ne signifie pas qu’il ait pitié des damnés, si ce
n’est peut-être en les punissant moins qu’ils ne le méritent.
Mais
au contraire. Quiconque compatit à quelqu’un, devient d’une certaine manière
participant à sa misère. Or, les bienheureux ne peuvent participer à aucune
misère. Ils ne compatissent donc pas aux misères des damnés.
Conclusion
Puisque les damnés ne peuvent être tirés de leur misère, les bienheureux ne
peuvent selon la droite raison compatir à leurs peines, et par conséquent ils
n’y compatiront jamais.
Il
faut répondre que la miséricorde ou la compassion peut se trouver dans
quelqu’un de deux manières : par manière de passion et par manière d’élection.
Dans les bienheureux il n’y aura de passion dans la partie inférieure qu’autant
qu’elle résultera de l’élection de la raison. Par conséquent il n’y aura en eux
compassion ou miséricorde que selon l’élection de la raison. Or, la miséricorde
ou la compassion naît ainsi de l’élection de la raison, selon qu’on veut voir
éloigné le mal qu’un autre éprouve. Nous n’éprouvons donc pas cette compassion
à l’égard des choses que notre raison ne nous porte pas à repousser. Ainsi les
pécheurs, tant qu’ils sont dans ce monde, sont dans un état tel que sans faire
tort à la justice divine ils peuvent passer de l’état de la misère et du péché
à la béatitude. C’est pourquoi la compassion a lieu à leur égard et selon
l’élection de la volonté (c’est ainsi qu’on dit que Dieu, les anges et les
bienheureux compatissent à leur état en voulant leur salut), et selon la
passion, comme les hommes de bien qui existent en cette vie sont compatissants
envers eux. Mais dans la vie future ils ne pourront plus être affranchis de
leurs misères. La compassion ne pourra donc plus s’y rapporter d’après la
droite élection, et c’est pour cela que les bienheureux qui seront dans la
gloire n’auront aucune compassion à l’égard des damnés.
Article
3 : Les bienheureux se réjouissent-ils des peines des damnés ?
Objection
N°1. Il semble que les bienheureux ne se réjouissent pas des peines des impies.
Car il appartient à la haine de se réjouir du mal d’un autre. Or, il n’y aura
pas de haine dans les bienheureux. Ils ne se réjouiront donc pas des misères
des damnés.
Réponse
à l’objection N°1 : Il appartient à la haine du mal d’un autre, comme tel, mais
il n’en est pas de même quand on se réjouit du mal d’un autre, en raison de ce
qui lui est adjoint. C’est ainsi qu’on se réjouit quelquefois de son mal propre
; comme quand on se réjouit de ses propres afflictions, selon qu’elles servent
à mériter la vie éternelle (Jacques, 1, 2) : Regardez comme le sujet d’une très grande joie les diverses afflictions
qui vous arrivent.
Objection
N°2. Les bienheureux seront dans le ciel absolument conformes à Dieu. Or, Dieu
ne se réjouit pas de nos peines. Les bienheureux ne se réjouiront donc pas des
peines des damnés.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique Dieu ne se réjouisse pas des peines considérées
comme telles, il s’en réjouit cependant selon qu’elles sont réglées par sa
justice (Saint Grégoire s’exprime ainsi à ce sujet (Dial., liv. 4, chap. 41) : Omnipotens Deus, quia
puis est, miserorum cruciatu
non pascitur quia verò justus est, ab iniquorum ultione in perpetuum non sedatur.).
Objection
N°3. Ce qui est blâmable dans l’homme sur la terre ne se rencontre d’aucune
manière dans celui qui voit Dieu. Or, ce qu’il y a de plus coupable dans
l’homme sur la terre c’est de prendre plaisir aux peines des autres et ce qu’il
y a de plus louable c’est de s’affliger de leurs peines. les
bienheureux ne se réjouissent donc d’aucune manière des peines des damnés.
Réponse
à l’objection N°3 : L’homme qui est sur la terre n’est pas louable de se
réjouir des peines des autres pour elles-mêmes, mais on doit le louer, s’il
s’en réjouit selon qu’elles ont quelque chose de bien qui leur est annexé.
Cependant il n’en est pas de celui qui est sur la terre comme de celui qui voit
Dieu ; parce que dans le premier les passions s’élèvent souvent sans être
réglées par la raison. Néanmoins ces passions sont louables quelquefois selon
qu’elles indiquent une bonne disposition de l’âme, comme on le voit à l’égard
de la pudeur, de la miséricorde, et de la pénitence qui se rapportent
au mal. Mais la passion ne peut exister dans ceux qui voient Dieu qu’autant
qu’elle suit le jugement de la raison.
Mais
c’est le contraire. Il est dit (Ps.
57, 11) : Le juste se réjouira quand il
verra la vengeance.
Le
prophète dit (Is., 66, 24) : Ils seront un objet de satisfaction pour tous les hommes. Or, cette
satisfaction désigne la joie de l’esprit. Les bienheureux se réjouiront donc des
châtiments des impies.
Conclusion
Les saints dans le ciel ne se réjouiront pas des peines des damnés considérées
en elles-mêmes, mais ils s’en réjouiront par accident en contemplant en elles
la justice divine et leur affranchissant de tous ces maux.
Il
faut répondre qu’une chose peut être la matière de la joie de deux façons : 1°
Par elle-même, quand on se réjouit d’une chose comme telle ; les saints ne se
réjouiront pas ainsi des peines des impies 2° Par accident, c’est-à-dire en
raison de ce qui lui est adjoint. Les saints se réjouiront de la sorte des
peines des impies, en considérant en elles l’ordre de la justice divine et leur
propre affranchissement qui sera pour eux un sujet de joie. Ainsi la justice
divine et leur délivrance seront par elles-mêmes la cause de la joie des
bienheureux ; mais la peine des damnés ne le sera que par accident.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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