Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 96 : Des auréoles

 

          Nous devons ensuite nous occuper des auréoles. A cet égard treize question se présentent : 1° L’auréole diffère-t-elle de la récompense essentielle ? — 2° Diffère-t-elle du fruit ? — 3° Le fruit n’est-il dû qu’à la vertu de continence ? (Saint Thomas prouve que le fruit diffère de l’auréole, parce que ces deux choses ne s’appliquent pas aux mêmes personnes.) — 4° Est-il convenable d’assigner trois fruits aux trois parties de la continence ? (Voyez ce que dit saint Thomas au sujet de cette application (2a 2æ, quest. 152, art. 5, Réponse N°2).) — 5° Est-elle due aux vierges ? — 6° Est-elle due aux martyrs ? — 7° Est-elle due aux docteurs ? (On entend ici par docteurs ceux qui expliquent oralement ou par écrit la doctrine catholique, comme les pasteurs, les prédicateurs, les professeurs, les écrivains catholiques, etc.) — 8° Est-elle due au Christ ? — 9° Est-elle due aux anges ? — 10° Est-elle due au corps humain ? — 11° Est-il convenable d’assigner trois auréoles ? — 12° L’auréole des vierges est-elle la plus remarquable ? — 13° L’un a-t-il la même auréole à un degré plus éclatant que l’autre ?

 

Article 1 : L’auréole est-elle autre chose que la récompense essentielle à laquelle on donne le nom de couronne ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole ne soit pas une autre récompense que la récompense essentielle qu’on appelle la couronne. Car la récompense essentielle est la béatitude elle-même. Or, la béatitude, d’après Boëce (De consol., liv. 3, pros. 2), est un état parfait qui résulte de l’union de tous les biens. La récompense essentielle renferme donc tout le bien qu’on a dans le ciel, et par conséquent l’auréole est comprise dans la couronne.

          Réponse à l’objection N°1 : La béatitude renferme en elle tous les biens qui sont nécessaires à la vie parfaite de l’homme qui consiste dans son opération parfaite ; mais il y a des choses qui peuvent être surajoutées, non comme étant nécessaires à l’opération parfaite au point qu’elle ne puisse exister sans elles, mais parce qu’elles donnent plus d’éclat à la béatitude. Ainsi elles appartiennent au perfectionnement de la béatitude et à son ornement, comme la félicité en ce monde est ornée par la noblesse et la beauté du corps et par d’autres avantages, sans lesquels elle peut cependant exister, comme on le voit (Eth., liv. 1, chap. 8). Tel est le rapport de l’auréole avec la béatitude céleste.

 

          Objection N°2. Le plus et le moins ne changent pas l’espèce. Or, ceux qui observent les conseils et les préceptes sont plus récompensés que ceux qui n’observent que les préceptes, et leur récompense paraît ne différer qu’en ce que l’une est plus grande que l’autre. Par conséquent puisque l’auréole désigne la récompense qui est due aux œuvres de perfection, il semble qu’elle n’exprime pas quelque chose de distinct de la couronne.

          Réponse à l’objection N°2 : Celui qui observe les conseils et les préceptes mérite toujours plus que celui qui n’observe que les préceptes, suivant que la nature du mérite se considère d’après le genre même des œuvres ; mais il ne mérite pas toujours plus suivant que l’on apprécie le mérite d’après la charité qui en est la source, puisque quelquefois celui qui n’observe que les préceptes agit d’après une charité plus grande que celui qui observe les préceptes et les conseils. Mais comme le contraire arrive le plus souvent, parce que la preuve de l’amour est la production des œuvres, suivant la pensée de saint Grégoire (hom. 30 in Evang.), il s’ensuit qu’on ne doit pas donner le nom d’auréole à la récompense essentielle qui est plus grande, mais à ce qui surajoute à la récompense essentielle, sans s’occuper si elle est moindre ou si elle est égale à la récompense essentielle de celui qui n’a pas cette distinction.

 

          Objection N°3. La récompense répond au mérite. Or, la raison de tout mérite c’est la charité. Par conséquent puisque la couronne répond à la charité, il semble que dans le ciel il n’y aura pas de récompense distincte de celle-là.

          Réponse à l’objection N°3 : la charité est le premier principe du mérite, au lieu que notre action est en quelque sorte l’instrument par lequel nous méritons. Or, pour obtenir un effet, non seulement il faut la disposition requise dans le premier moteur, mais il faut encore une disposition droite dans l’instrument. C’est pourquoi il y a dans l’effet quelque chose de principal qui résulte du premier principe, et il y a quelque chose de secondaire qui provient de l’instrument. Ainsi dans la récompense il y a quelque chose qui se rapporte à la charité, c’est la couronne ; et il y a quelque chose qui vient du genre de l’opération.

 

          Objection N°4. Tous les bienheureux sont élevés aux ordres des anges, comme le dit saint Grégoire (Hom. 34 in Evang.). Or, dans les anges, quoiqu’il y ait des choses qui soient données aux uns avec plus d’abondance, il n’y a rien là que quelques-uns possèdent exclusivement ; car tout est dans tous, non d’une manière égale à la vérité, parce que les uns possèdent d’une manière plus sublime que les autres ce qui est au pouvoir de tous, selon la pensée du même docteur (ibid., à med.). Les bienheureux n’auront donc pas d’autre récompense que la récompense commune de tous ; et par conséquent il semble donc que l’auréole ne soit pas une récompense distincte.

          Réponse à l’objection N°4 : Tous les anges ont mérité leur béatitude par le même genre d’acte, c’est-à-dire en se tournant vers Dieu ; et c’est pour cela qu’on ne trouve dans l’un aucune réponse particulière qu’un autre ne possède d’une certaine manière. Mais les hommes méritent la béatitude par divers genres d’actes, et c’est pour cela qu’il n’y a pas de parité. — Cependant ce que l’un des hommes possède spirituellement devient en quelque sorte la possession de tous, dans le sens que la charité parfaite porte chacun à considérer comme son propre bien le bien d’un autre. Néanmoins cette joie qui résulte de ce qu’on participe aux jouissances des autres ne peut cependant pas être appelée une auréole, parce qu’on ne la reçoit pas en récompense d’une victoire que l’on a remportée, mais elle se rapporte plutôt à la victoire d’un autre. Ainsi la couronne est accordée aux vainqueurs et non à ceux qui applaudissent à leur victoire.

 

          Objection N°5. On doit une plus grande récompense à un mérite plus élevé. Si donc la couronne est due aux œuvres qui sont de précepte et l’auréole à celles qui sont de conseil, l’auréole sera plus parfaite que la couronne (aurea) et par conséquent on ne devrait pas l’exprimer par un diminutif (aureola). Il semble donc que l’auréole ne soit pas une récompense distincte de la couronne.

          Réponse à l’objection N°5 : L’excellence du mérite qui vient de la charité l’emporte sur celle qui vient du genre de l’acte ; comme la fin à laquelle se rapporte la charité l’emporte sur les moyens qui sont l’objet de ses actes. Par conséquent la récompense qui répond au mérite en raison de la charité, quelque faible, qu’elle soit, l’emporte que toute récompense qui répond à l’acte en raison de son genre. C’est pour cela que le mot auréole est un diminutif par rapport au mot aurea, couronne (Ainsi d’après cet article on peut définir avec Sylvius l’auréole : Prœmium quoddam accidentale prœmio essentiali superaaditum ob excellentem victoriam.).

 

          Mais au contraire. Sur ces paroles (Ex., 25, 25) : Vous ferez une autre couronne d’or, la glose dit (ord. Bedæ., liv. 1 De tabernac., chap. 6) : A cette couronne appartient le cantique nouveau que les vierges ne chantent que devant l’époux, d’où il semble que l’auréole est une couronne qui n’a pas été accordée à tous, mais à quelques-uns en particulier. Or, la couronne est accordée à tous les bienheureux ; l’auréole est donc autre chose que la couronne.

          La couronne est due au combat qui a la victoire pour résultat, d’après ces paroles (2 Tim., 2, 5) : Il n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Par conséquent où il y a une raison spéciale de combat, il doit y avoir une couronne spéciale. Or, pour certaines œuvres il y a une espèce spéciale de combat. Elles doivent donc avoir une couronne qui les distingue des autres et c’est ce qu’on appelle l’auréole.

          L’Eglise militant descend de l’Eglise triomphante, comme on le voit (Apoc., 21, 2) : J’ai vu la cité sainte, etc. Or, dans l’Eglise militante on accorde des récompenses spéciales à ceux qui font des œuvres particulières, comme la couronne aux vainqueurs, et la branche de laurier à ceux qui courent. Il doit donc en être de même dans l’Eglise triomphante.

 

          Conclusion Puisque l’auréole signifie une joie que l’on a des œuvres qui ont la nature d’une victoire plus éclatante, elle se distingue de la couronne ou de la joie dont on se réjouit par suite de son union avec Dieu.

          Il faut répondre que la récompense essentielle de l’homme qui est sa béatitude consiste dans l’union parfaite de l’âme avec Dieu, selon qu’elle jouit parfaitement de lui comme d’une chose qu’elle voit et qu’elle aime parfaitement. Cette récompense se prend métaphoriquement pour la couronne (La couronne principale est appelée dans les Ecritures une couronne d’or, corona aurea. Les théologiens la désignent seulement par son épithète aurea ; et ils donne le nom d’auréole (aureola), qui est un diminutif d’aurea, à la petite couronne qui se surajoute à la couronne principale comme marque de distinction.), soit de la part du mérite qui s’acquiert en combattant ; car la vie de l’homme est un combat sur la terre (Job, 7, 1), soit de la part de la récompense qui fait participer l’homme à la divinité d’une certaine manière et par conséquent à la puissance royale, d’après ces paroles (Apoc., 5, 10) : Vous nous avez faits rois et prêtres pour notre Dieu, etc. Or, la couronne est le signe propre de la puissance royale, et pour la même raison la récompense accidentelle qui est ajoutée à la récompense essentielle à la nature d’une couronne. La couronne signifie aussi une perfection en raison de sa forme circulaire, de telle sorte qu’elle convient aussi par la même occasion à la perfection des bienheureux. Mais parce qu’on ne peut ajouter à une chose essentielle qu’une chose qui soit moindre qu’elle, cette récompense surajoutée reçoit pour ce motif le nom d’auréole. Or, on ajoute quelque chose de deux manières à cette récompense essentielle qu’on désigne sous le nom de couronne : 1° On y ajoute quelque chose d’après la condition de la nature de celui qui est récompensé. C’est ainsi que la gloire du corps s’adjoint à la béatitude de l’âme. C’est pour cela que la gloire du corps reçoit quelquefois le nom d’auréole. Ainsi sur ces paroles (Ex., chap. 25) : Vous ferez une autre couronne d’or, la glose dit (ord. Bedæ, loc. cit.) que l’auréole se superpose à la fin, puisqu’il est dit dans l’Ecriture que sa gloire sera plus éclatante lorsque l’âme sera unie au corps. 2° On y ajoute quelque chose en raison de l’œuvre méritoire, qui tire son mérite de deux choses qui font aussi sa bonté : 1° de la racine de la charité, parce qu’elle se rapporte à la fin dernière, et d’après cela la récompense essentielle lui est due, c’est-à-dire la jouissance de la fin qui est la couronne ; 2° du genre même de l’acte qui mérite certains éloges en raison des circonstances convenables qui l’ont accompagné, de l’habitude qui l’a produit et de sa fin la plus prochaine. A ce titre on lui doit une récompense accidentelle qu’on appelle l’auréole, et c’est cette auréole dont nous nous occupons actuellement. On doit donc dire que l’auréole désigne quelque chose qui se surajoute à la couronne, c’est-à-dire une certaine joie que l’on a des œuvres qu’on a faites et qui ont le caractère d’une victoire éclatante ; cette joie est autre que celle qu’on éprouve en raison de ce que l’on est uni à Dieu et qu’on appelle la couronne. — Cependant il y en a qui disent que la récompense commune, qui est la couronne, reçoit elle-même le nom d’auréole, selon qu’elle est accordée aux vierges, ou aux martyrs, ou aux docteurs ; comme un dernier reçoit le nom de dette en raison de ce qu’il est dû à quelqu’un, quoique la dette et le denier soient absolument une seule et même chose. Et ils ajoutent que quand la récompense essentielle reçoit le nom d’auréole, il n’est pas nécessaire pour cela qu’elle soit plus grande, mais elle est ainsi appelée parce qu’elle répond à un acte plus excellent, non selon l’intention du mérite, mais selon son mode ; de telle sorte que si l’on suppose que deux personnes jouissent de la vue de Dieu avec une égale clarté, dans l’une cette vision sera appelée une auréole, mais elle ne le sera pas dans l’autre, parce que dans le premier elle répondra à un mérite supérieur par rapport au mode de l’action qui l’a produit. Mais ce sentiment paraît être contraire à la pensée de la glose (sup. cit. Exod., chap. 25). Car si la couronne et l’auréole étaient une même chose, on ne dirait pas que l’auréole est au-dessus de la couronne. Et en outre puisque la récompense répond au mérite, il faut qu’à cette excellence de mérite qui résulte du mode de l’action il y ait une supériorité dans la récompense qui y réponde et c’est à cette supériorité que nous donnons le nom d’auréole. Il est donc nécessaire que l’auréole diffère de la couronne.

 

Article 2 : L’auréole diffère-t-elle du fruit ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole ne diffère pas du fruit. Car des récompenses diverses ne sont pas dues au même mérite. Or, l’auréole et le centième fruit sont dus au même mérite, c’est-à-dire à celui de la virginité, comme on le voit (in glos. ord. sup. illud : Aliquid quidem centesimus, Matth., chap. 13). L’auréole est donc la même chose que le fruit.

          Réponse à l’objection N°1 : Il ne répugne pas que des récompenses diverses répondent au même mérite selon les différentes choses qui existent en lui. Ainsi la couronne répond à la virginité, selon qu’elle est conservée à cause de Dieu par l’empire de la charité ; l’auréole, selon qu’elle est une œuvre de perfection qui a le caractère d’une victoire éclatante ; le fruit selon que par cette vertu l’homme s’élève à une certaine spiritualité, en s’éloignant de tout ce qui est charnel.

 

          Objection N°2. Saint Augustin dit (De virg., chap. 45) que le centième fruit est dû aux martyrs et qu’il est dû aussi aux vierges. Le fruit est donc une récompense commune aux vierges et aux martyrs. Or, l’auréole leur est due aussi. L’auréole est donc la même chose que le fruit.

          Réponse à l’objection N°2 : Le fruit, selon l’acception propre dans laquelle nous le prenons maintenant, ne désigne pas une récompense commune au martyre et à la virginité, mais aux trois degrés de continence. Cette glose, qui dit que le centième fruit répond aux martyrs, prend le mot fruit dans un sens large selon qu’on exprime par là toute rémunération : de telle sorte que par le centième fruit on désigne la récompense qui est due à toutes les œuvres de perfection.

 

          Objection N°3. Dans la béatitude on ne trouve qu’une double récompense, la récompense essentielle et la récompense accidentelle qui est surajoutée à l’essentielle. Or, la récompense surajoutée à l’essentielle est appelée auréole, ce qui est manifeste d’après ce qui est dit (Ex., chap. 25) que l’auréole est superposée sur la couronne d’or. Le fruit n’étant pas la récompense essentielle, parce que dans ce cas il serait dû à tous les bienheureux, il s’ensuit qu’il est la même chose que l’auréole.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique l’auréole soit une récompense accidentelle surajoutée à la récompense essentielle ; cependant toute récompense accidentelle n’est pas une auréole, mais il n’y a que la récompense qui se rapporte aux œuvres de perfection par lesquelles l’homme ressemble le plus au Christ selon sa victoire parfaite. Il ne répugne donc pas qu’on donne une autre récompense accidentelle, qu’on appelle fruit, à celui qui renonce à la vie charnelle.

 

          Mais au contraire. Toutes les choses qui ne se divisent pas de même ne sont pas non plus de même nature. Or, le fruit et l’auréole ne se divisent pas de même ; car l’auréole se divise en auréole des vierges, des martyrs, et des docteurs ; tandis qu’on distingue le fruit des personnes mariées, des veuves et des vierges. Le fruit et l’auréole ne sont donc pas une même chose.

          Si le fruit et l’auréole étaient une même chose, celui qui aurait droit au fruit aurait droit aussi à l’auréole. Or, il est évident que cela est faux, parce que le fruit est dû à la viduité, tandis qu’il n’en est pas de même de l’auréole. Donc, etc.

 

          Conclusion Puisque le fruit consiste ici dans la joie qu’on a au sujet de la disposition de celui qui opère, et l’auréole dans la joie de la perfection des œuvres, le fruit n’est pas la même chose que l’auréole.

          Il faut répondre que les choses qui se disent métaphoriquement peuvent s’entendre diversement selon qu’on les adapte aux propriétés diverses de la chose à laquelle on emprunte la métaphore. Ainsi puisque dans l’ordre corporel le fruit se dit proprement des choses qui niassent de la terre, ce mot se prend spirituellement dans des acceptions différentes, selon les conditions diverses qui peuvent se rencontrer dans les fruits matériels. Car un fruit matériel a de la douceur par laquelle il ranime nos forces selon que nous en faisons usage. Il est aussi la dernière chose à laquelle l’opération de la nature parvienne. C’est aussi ce que l’on attend de l’agriculture après qu’on a semé, ou qu’on a fait d’autres choses semblables. Le fruit se prend donc spirituellement quelquefois pour ce qui ranime et pour ce qui est en quelque sorte la fin dernière. C’est dans ce sens que l’on dit que nous jouirons de Dieu parfaitement dans le ciel, tandis que nous n’en jouissons qu’imparfaitement ici-bas, et c’est de cette acception que vient la jouissance (fruitio) qui est une dot. Mais ce n’est pas ainsi que nous parlons maintenant des fruits. Quelquefois le fruit se prend spirituellement pour ce qui ranime seulement, sans être pour cela la fin dernière. C’est de cette façon qu’on donne aux vertus le nom de fruits, selon qu’elles fortifient l’âme par leur douceur et leur pureté, comme le dit saint Ambroise. L’Apôtre le prend dans cette acception quand il dit (Gal., 6, 22) : Les fruits de l’esprit sont la charité, la joie, etc. Ce n’est pas dans ce sens que nous envisageons ici les fruits, car nous en avons parlé (Sent. 3, dist. 34, quest. 1, art. 1 et 1a 2æ, quest. 8, art. 1 ad 2). Le fruit spirituel peut donc s’entendre d’une autre manière par analogie avec le fruit matériel, selon que ce fruit est un avantage que l’on attend du travail de l’agriculture. C’est de la sorte qu’on donne le nom de fruit à la récompense que l’homme obtient par suite du travail auquel il s’est livré en cette vie. De cette manière on appelle fruit tout récompense qu’on obtiendra à l’avenir par suite de ses travaux. C’est ainsi que l’Apôtre le prend quand (Rom., 6, 22) : Le fruit que vous retirerez, c’est votre sanctification, et la vie éternelle sera votre fin. Ce n’est pas non plus de ce fruit que nous nous occupons maintenant, mais c’est du fruit selon qu’il provient de la semence ; car c’est dans ce sens que le Seigneur parle du fruit (Matth., chap. 13) quand il le divise en trentième, soixantième et centième. Or, le fruit peut naître de la semence selon qu’elle a la force et l’efficacité nécessaire pour convertir les sucs de la terre en sa nature, et le fruit est d’autant plus abondant que cette vertu est plus efficace et que la terre est mieux préparée. La semence spirituelle qui est semée en nous, c’est la parole de Dieu. Par conséquent les fruits de cette parole sont d’autant plus abondants qu’on renonce davantage aux plaisirs de la chair pour se livrer aux choses spirituelles. D’après cela le fruit de la parole de Dieu diffère de la couronne et de l’auréole ; parce que la couronne consiste dans la joie qu’on a de la perfection des œuvres, au lieu que le fruit consiste dans la joie qu’on a de la disposition de celui qui opère selon le degré de spiritualité dans lequel le fait avancer la semence de la parole de Dieu. Il y en a cependant qui distinguent entre l’auréole et le fruit, en disant que l’auréole est due à celui qui combat, d’après ces paroles (2 Tim., 2, 15) : Et il n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu, au lieu que le fruit appartient à celui qui travaille, suivant cette parole du Sage (Sag., 3, 15) : Le fruit des bons travaux est glorieux. D’autres disent que la couronne se rapporte à la conversion vers Dieu, tandis que l’auréole et le fruit consistent dans les moyens qu’on emploie, mais de telle sorte que le fruit regarde plus principalement la volonté, et que l’auréole regarde plutôt le corps. Mais puisque dans le même individu il y a travail et combat et sous le même rapport, et que la récompense du corps dépend de celle de l’âme, d’après ces opinions il n’y aurait qu’une différence de raison entre le fruit, la couronne et l’auréole ; et cela ne peut pas être, puisqu’il y a des âmes auxquelles on assigne des fruits sans leur assigner d’auréole.

 

Article 3 : Le fruit n’est-il dû qu’à la vertu de continence ?

 

          Objection N°1. Il semble que le fruit ne soit pas dû uniquement à la vertu de continence. Car sur ce paroles (1 Cor., 15, 41) : Autre est l’éclat du soleil, etc., la glose dit (ord. Ambros.) que l’on compare à l’éclat du soleil la dignité de ceux qui ont le centième fruit, à l’éclat de la lune la dignité de ceux qui ont le soixantième, et aux étoiles ceux qui ont le trentième. Or, cette diversité de clarté, d’après la pensée de l’Apôtre, appartient à toute différence qui existe dans la béatitude. Les divers fruits ne doivent donc pas répondre uniquement à la vertu de continence.

          Réponse à l’objection N°1 : Cette glose prend le mot de fruit dans un sens large, selon qu’on donne le fruit à toute rémunération.

 

          Objection N°2. Les fruits (fructus) se disent de la jouissance (fruitio). Or, la jouissance appartient à la récompense essentielle qui répond à toutes les vertus. Donc, etc.

          Réponse à l’objection N°2 : La jouissance (fruitio) ne s’entend pas du fruit d’après la ressemblance sous laquelle nous l’envisageons maintenant, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (art. préc.).

 

          Objection N°3. Le fruit est dû au travail (Sag., 3, 15) : Le fruit des bons travaux est glorieux. Or, il y a plus de travail dans la force que dans la tempérance ou la continence. Le fruit ne répond donc pas à la continence seule.

          Réponse à l’objection N°3 : Le fruit selon que nous en parlons maintenant ne répond pas au travail en raison de la fatigue, mais suivant que le travail fait fructifier les semences. Ainsi les moissons sont appelées des travaux, parce que c’est pour elles qu’on travaille ou parce que le travail est le moyen par lequel on les acquiert. Or, la ressemblance du fruit, selon qu’il naît de la semence, se rapporte à la continence plutôt qu’à la force ; parce que l’homme n’est pas soumis à la chair par la passion de la force, comme il l’est par les passions que la continence a pour objet.

 

          Objection N°4. Il est plus difficile de ne pas dépasser la mesure dans les aliments qui sont nécessaires à la vie que dans les plaisirs charnels sans lesquels on peut la conserver. Et ainsi la tempérance exige plus d’effort et de travail que la continence. Le fruit répond donc plutôt à la tempérance qu’à la continence.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique les délectations qu’on trouve dans la nourriture soient plus nécessaires que celles qui résident dans les plaisirs charnels elles ne sont cependant pas si violentes. Par conséquent elles ne soumettent pas aussi fortement l’âme à la chair.

 

          Objection N°5. Le fruit implique la réfection et la réfection consiste principalement dans la fin. Donc puisque les vertus théologales ont pour objet la fin, c’est-à-dire Dieu lui-même, il semble que le fruit doive surtout leur répondre.

          Réponse à l’objection N°5 : Le fruit ne se prend pas ici selon que le mot jouir se dit de la réfection finale ; mais d’une autre manière que nous avons déterminée (art. préc.). C’est pourquoi cette raison n’est pas concluante.

 

          Mais c’est le contraire qu’on trouve dans la glose (ord. sup. illud : Aliud trigesimum, Matth., chap. 13) qui assigne les fruits à la virginité, à la viduité et à la continence conjugale qui sont des parties de la continence.

 

          Conclusion Puisque la vertu de continence délivre principalement l’homme de la soumission de la chair, ce qui fait que le fruit répond à la vertu, il s’ensuit que le fruit est dû à cette vertu plutôt qu’à une autre.

          Il faut répondre que le fruit est une récompense qui est due à l’homme en raison de ce qu’il passe de la vie charnelle à la vie spirituelle. C’est pourquoi le fruit répond surtout à cette vertu qui délivre principalement l’homme de la soumission de la chair. Or, c’est ce que fait la continence ; parce que l’âme est soumise à la chair surtout par les délectations vénériennes ; au point que dans l’acte charnel, d’après saint Jérôme (Epist. ad Ageruch., aliquant à med.), l’esprit de prophétie ne touche pas le cœur des prophètes et qu’il n’est pas possible dans cette délectation de comprendre quelque chose, comme le dit Aristote (Eth., liv. 7, chap. 11). C’est pour cela que le fruit répond à la continence plutôt qu’à une autre vertu.

 

Article 4 : Les trois fruits sont-ils convenablement assignés aux trois parties de la continence ?

 

          Objection N°1. Il semble que les trois fruits ne soient pas convenablement assignés aux trois parties de la continence. Car saint Paul distingue douze fruits (Gal., chap. 5) : La charité, la joie, la paix, etc. Il semble donc qu’on ne doive pas en reconnaître seulement trois.

          Réponse à l’objection N°1 : Le mot fruit ne se pend pas en cet endroit de la même manière que nous le prenons ici.

 

          Objection N°2. Le fruit désigne une récompense spéciale. Or, la récompense qu’on assigne aux vierges, aux veuves et aux personnes mariées n’est pas spéciale, car tous ceux qui doivent être sauvés sont contenus sous l’un de ces trois chefs ; puisqu’on ne peut être sauvé si l’on manque de continence et que la continence est suffisamment embrassée par ces trois parties. C’est donc à tort qu’on assigne les trois fruits à ces trois sortes de continence.

          Réponse à l’objection N°2 : Rien n’oblige à croire que le fruit est une récompense qui n’est pas commune à tous ceux qui doivent être sauvés. Car il n’y a pas que la récompense essentielle qui soit commune à tout le monde ; mais il y a une certaine récompense accidentelle, comme la joie que les élus éprouvent au sujet de ces œuvres sans lesquelles il n’y a pas de salut. — On peut cependant dire que les fruits ne conviennent pas à tous ceux qui doivent être sauvés, comme on le voit évidemment pour ceux qui se repentent à la fin et qui ont vécu dans l’incontinence ; car les fruits ne leur sont pas dus : ils ne méritent que la récompense essentielle.

 

          Objection N°3. Comme la viduité l’emporte sur la continence conjugale ; de même la virginité sur la viduité. Or soixante ne surpasse pas trente de la même manière que cent surpasse soixante, ni selon la proportion arithmétique, puisque soixante surpasse de trente de trente et cent surpasse soixante de quarante ; ni selon la proportion géométrique, puisque soixante est le double de trente, tandis que cent n’est pas le double de soixante, puisqu’il ne le contient qu’une fois et deux tiers. On a donc mal appliqué les fruits aux trois degrés de la continence.

          Réponse à l’objection N°3 : La distinction des fruits se considère plutôt d’après les espèces et les figures des nombres que d’après leurs quantités. Cependant on peut aussi donner une raison de l’excès de la quantité. Car celui qui est marié ne s’interdit que les femmes étrangères, tandis que la veuve ne jouit ni de son époux ni d’un autre, ce qui légitime le rapport du double, comme soixante est le double de trente ; cent est supérieur à soixante de quarante qui résulte de la multiplication de dix par le nombre quaternaire. Or, ce nombre est le premier nombre solide et cubique, et par conséquent cette addition convient à la virginité qui ajoute à la perfection de la viduité l’incorruptibilité perpétuelle.

 

          Objection N°4. Les choses que renferme l’Ecriture sont perpétuelles (Luc, 21, 33) : Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas. Mais ce que les hommes ont établi peut changer tous les jours. Ce n’est donc pas d’après ce que les hommes ont établi qu’on doit rendre compte de ce que l’Ecriture sainte renferme. Par conséquent il semble que la raison que donne Bède de ces faits ne soit pas convenable quand il dit (æquival., liv. 3 in Luc., chap. 29, et Hieron., liv. 1 Cont. Jovin., chap. 1) que le trentième fruit est dû à ceux qui sont mariés, parce que dans les signes qui se trouvent sur la table de numération, trente est représenté par le contact du pouce et de l’index à leur extrémité, de manière qu’ils se tiennent pour ainsi dire embrassés ; et le nombre trente signifie ainsi les baisers des époux ; le nombre soixante est représenté par le contact de l’index sur le milieu de l’articulation du pouce ; et par là même que l’index est étendu sur le pouce et qu’il l’abaisse, il indique cette oppression que les veuves éprouvent dans le monde. Mais lorsqu’en comptant nous sommes parvenus à la centaine nous passons de gauche à droite. C’est pour cela que par le nombre cent on désigne la virginité qui participe à la dignité des anges qui sont à droite, c’est-à-dire dans la gloire, tandis que nous sommes à gauche à cause de l’imperfection de la vie présente.

          Réponse à l’objection N°4 : Quoique cette représentation des nombres soit d’institution humaine, cependant elle est fondée d’une certaine manière sur la nature des choses, en ce que les nombres sont désignés successivement selon l’ordre des articulations et du tact.

 

          Conclusion Les trois fruits sont convenablement assignés aux trois parties de la continence ; car le trentième est dû à la continence conjugale ; le soixantième à la continence des veuves et le centième à la continence virginale.

          Il faut répondre que par la continence à laquelle le fruit répond l’homme est amené à une certaine spiritualité, en renonçant à la vie charnelle. C’est pourquoi selon les divers modes de spiritualité que la continence produit on distingue divers fruits. Or, il y a une spiritualité nécessaire et une spiritualité surabondante. La spiritualité nécessaire consiste en ce que la droiture de l’esprit ne soit pas altérée par la délectation de la chair, ce qui arrive quand quelqu’un use des délectations charnelles conformément à la droite raison. Telle est la spiritualité des personnes mariées. La spiritualité surabondante est celle par laquelle l’homme renonce absolument aux délectations de la chair qui étouffent l’esprit. Ceci a lieu de deux manières : ou par rapport à tous les temps, au passé, au présent et au futur, et c’est la spiritualité des vierges ; ou par rapport à un temps, et c’est la spiritualité des veuves. Le trentième fruit est donc donné à ceux qui observent la continence conjugale, le soixantième à ceux que gardent de la viduité, et le centième aux vierges pour la raison que Bède donne plus haut, quoiqu’on puisse en donner une autre raison d’après la nature elle-même des nombres. Car le nombre de trente vient du nombre ternaire multiplié par dix, et le nombre ternaire est le nombre de toutes choses, comme le dit Aristote (De cælo et mundo, liv. 1, text. 2), et il a en lui-même une perfection commune à tout, c’est-à-dire qu’il a celle du principe, du milieu et de la fin. Il est donc convenable que ce nombre soit assigné aux époux, dans lesquels, à l’observation du Décalogue qui est signifié par le nombre dix, il ne s’ajoute pas d’autre perfection que la perfection commune sans laquelle on ne peut être sauvé. Mais le nombre six qui, multiplié par dix, donne soixante, tire sa perfection de ses parties, puisqu’il se compose de toutes ses parties additionnées ensemble (Ses parties sont 3, 2 et 1, qui, additionnées ensemble, donnent en effet six.). C’est pour cela qu’il répond convenablement à la viduité dans laquelle il y a une abstraction parfaite des délectations de la chair, quant à toutes les circonstances qui sont comme les parties de l’acte vertueux, puisqu’aucune personne veuve n’use des délectations charnelles, qu’elle n’en use en aucun lieu, et ainsi des autres circonstances ; ce qui n’existait pas dans la continence conjugale. Le nombre cent répond convenablement à la virginité, parce que dix qui, multiplié par lui-même, donne le nombre cent, est la limite des nombres. De même la virginité est aux confins de la spiritualité parce qu’on ne peut rien y ajouter de plus. En effet, le nombre cent, selon qu’il est un nombre carré, tire sa perfection de sa figure ; car une figure carrée est parfaite selon qu’elle est égale de toute part, puisqu’elle a tous ses côtés égaux. Il convient donc à la virginité dans laquelle l’incorruptibilité se trouve également dans tous les temps.

 

Article 5 : L’auréole est-elle due en raison de la virginité ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole ne soit pas due en raison de la virginité. Car quand l’œuvre présente une difficulté plus grande on lui doit une plus grande récompense. Or, les veuves éprouvent plus de difficulté à s’abstenir des délectations charnelles que les vierges. Car saint Jérôme dit (implic. Epist. ad Ageruch.) : que la récompense est d’autant plus grande qu’il y a plus de difficulté pour quelques-unes à s’abstenir des plaisirs de la volupté, et il s’exprime ainsi à la louange des veuves. Aristote dit aussi (Anim., liv. 7, chap. 1) que les jeunes filles corrompues désirent plus vivement l’œuvre de la chair à cause du souvenir de la jouissance qu’elles y ont trouvée. L’auréole qui est le plus grand prix est donc due aux veuves plutôt qu’aux vierges.

          Réponse à l’objection N°1 : Relativement à la continence les vierges supportent un plus grand combat sous un rapport et les veuves sous un autre, toutes choses égales d’ailleurs. Car les vierges sont enflammées par la concupiscence et par le désir de faire l’épreuve de ces jouissances, et ce désir est une sorte de curiosité qui porte l’homme à voir plus volontiers ce qu’il n’a jamais vu. Quelquefois leur concupiscence s’accroît parce qu’elles supposent dans les joies des sens plus de plaisir qu’il n’y en a réellement et qu’elles ne font d’ailleurs pas la part des inconvénients qui s’adjoignent à cette délectation. Sous ce rapport les veuves ont à soutenir un combat moins violent, mais elles ont plus à souffrir du souvenir de cette jouissance. L’une de ces choses l’emporte sur l’autre dans les différents individus selon leurs conditions et leurs dispositions diverses, parce que les uns sont plus particulièrement mus par une chose et les autres par une autre. Mais quoiqu’il en soit de la violence du combat, ce qu’il y a de certain, c’est que la victoire des vierges est plus parfaite que celle des veuves. Car le genre de victoire le plus parfait et le plus beau c’est de ne jamais avoir été vaincu par l’ennemi. Or, la couronne n’est pas due au combat mais à la victoire remportée dans le combat.

 

          Objection N°2. Si l’auréole était due à la virginité, là où la virginité serait la plus parfaite on trouverait la plus brillante auréole. Or, c’est dans la B. Vierge que la virginité est la plus parfaite, et c’est pour cela qu’elle est appelée la Vierge des vierges. Cependant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’elle n’a soutenu aucun combat dans sa continence, puisqu’elle n’a pas été souillée par la corruption de la concupiscence. L’auréole ne lui est donc pas due.

          Réponse à l’objection N°2 : A cet égard il y a deux sortes d’opinion. Car il y en a qui disent que la B. Vierge n’a pas d’auréole en récompense de sa virginité, si l’auréole est prise dans son sens propre, selon qu’elle se rapporte au combat ; mais qu’elle a quelque chose de plus grand que l’auréole à cause de la perfection de la résolution qu’elle a prise de garder la virginité. D’autres disent qu’elle a l’auréole dans son sens propre et qu’elle possède la plus brillante : car, quoiqu’elle n’ait pas senti le combat, cependant il y a eu en elle un combat de la chair ; mais par suite de la puissance de la vertu, sa chair a été si parfaitement soumise qu’elle n’a pas ressenti le combat. Mais ceci ne paraît pas convenable car puisque l’on croit que la bienheureuse Vierge a été absolument exempte de l’inclination de la concupiscence à cause de sa sanctification parfaite, il n’est pas mieux de supposer qu’il y a eu en elle un combat de la chair, puisque ce combat ne vient que du penchant de la concupiscence, et que la tentation qui vient de la chair ne peut exister sans le péché, comme on le voit par la glose (Pet. Lomb. et Aug., De civ. Dei, liv. 19, chap. 4) sur ces paroles (2 Cor., 12, 7) : Il m’a été donné un aiguillon dans ma chair, etc. On doit donc dire qu’elle a proprement l’auréole afin que par là elle ressemble aux autres membres de l’Eglise dans lesquels se trouve la virginité, et quoiqu’elle n’ait pas eu à combattre la tentation qui vient de la chair, elle a cependant eu à combattre la tentation qui vient de l’ennemi (C’est-à-dire le démon.) qui n’a pas craint d’attaquer le Christ lui-même, comme on le voit (Matth., chap. 4).

 

          Objection N°3. On ne doit pas une récompense supérieure à ce qui n’est pas louable en tout temps. Or, il n’aurait pas été louable de garder la virginité dans l’état d’innocence ; puisqu’alors il avait été dit : Croissez et multipliez, et remplissez la terre. Cela n’aurait pas été convenable non plus sous la loi, puisque les femmes stériles étaient maudites. L’auréole n’est donc pas due à la virginité.

          Réponse à l’objection N°3 : L’auréole n’est due à la virginité qu’autant qu’elle ajoute une certaine excellence aux autres degrés de continence. Si Adam n’eût pas péché, la virginité n’aurait eu aucune perfection de plus que la continence conjugale ; parce qu’alors le mariage aurait été honorable, le lit nuptial sans tache, et les souillures de la concupiscence n’auraient pas été connues. La virginité n’aurait donc pas alors été conservée et elle n’aurait pas méritée l’auréole. Mais la condition de la nature humaine ayant changé, la virginité a une beauté spéciale et c’est pour cela qu’on lui accorde une récompense particulière. Sous la loi de Moïse, quand le culte de Dieu devait être propagé par l’acte charnel, il n’était pas absolument louable de s’abstenir de l’œuvre de la chair. Par conséquent une récompense spéciale n’aurait pas été accordée à ce dessein, s’il n’avait été inspiré de Dieu (On croit généralement que cette réserve n’est applicable qu’à la loi de nature où il y avait nécessité de travailler à la multiplication du genre humain, mais que sous la loi de Moïse, cette nécessité n’était plus aussi pressante et que l’auréole était accordée à ceux qui gardaient la virginité.), comme on le croit de Jérémie et d’Elie dont il n’est pas dit qu’ils furent mariés.

 

          Objection N°4. La même récompense n’est pas due à la virginité conservée et à la virginité perdue. Or, quelquefois l’auréole est due pour la virginité perdue ; par exemple dans le cas où une fille serait prostituée par un tyran malgré elle, parce qu’elle confesse le Christ. L’auréole n’est donc pas due à la virginité.

          Réponse à l’objection N°4 : Si une personne a été opprimée par violence, elle ne perd pas pour cela l’auréole, pourvu qu’elle conserve inviolablement le dessein de garder perpétuellement la virginité, et qu’elle ne consente d’aucune manière à cet acte. Elle ne perd pas non plus par là la virginité : et je parle ainsi soit qu’elle ait été corrompue violemment pour la foi, soit qu’elle l’ait été pour toute autre cause. Mais si elle supporte cela pour la foi, ce sera pour elle un mérite et ce sera un genre de martyre. C’est ce qui fit dire à sainte Lucie : Si vous me faites violence malgré moi, ma chasteté me méritera une double couronne ; non qu’elle ait deux auréoles de virginité, mais parce qu’elle recevra une double récompense, l’une pour sa virginité qu’elle a conservée et l’autre pour l’injure qu’elle a soufferte. En supposant même que la fille qui a été ainsi opprimée devienne mère, elle ne perd pas pour cela le mérite de sa virginité. Elle n’égalera cependant pas la mère du Christ qui a eu tout à la fois l’intégrité de la chair et l’intégrité de l’esprit.

 

          Objection N°5. On ne doit pas une récompense supérieure à ce qui existe en nous naturellement. Or, la virginité existe naturellement dans tout homme bon et mauvais. L’auréole ne lui est donc pas due.

          Réponse à l’objection N°5 : La virginité se produit en nous naturellement quant à ce qu’il y a de matériel en elle ; au lieu que le dessein de conserver une incorruptibilité perpétuelle, d’où la virginité tire son mérite, n’est pas inné, mais il provient du don de la grâce.

 

          Objection N°6. Ce que la viduité est au soixantième fruit, la virginité l’est au centième et à l’auréole. Or, le soixantième fruit n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui a voué sa viduité, comme quelques-uns le disent. Il semble donc que l’auréole ne soit pas due à toute vierge, mais seulement à celle qui a observé la virginité d’après un vœu.

          Réponse à l’objection N°6 : Le soixantième fruit n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui forme le dessein de conserver sa viduité, quoiqu’elle ne fasse pas de vœu, comme nous l’avons dit également à l’égard de la virginité (dans le corps de l’article et ad 4).

 

          Objection N°7. La récompense ne répond pas à la nécessité, puisque tout mérite consiste dans la volonté. Or, il y en a qui sont vierges par nécessité, comme ceux qui sont naturellement impuissants et eunuques. L’auréole n’est donc pas toujours due à la virginité.

          Réponse à l’objection N°7 : Si les impuissants et les eunuques ont la volonté de conserver perpétuellement leur pureté, même s’ils étaient capables d’avoir des rapports sexuels, on doit les considérer comme des vierges et ils méritent l’auréole, car ils font de nécessité vertu. Mais s’ils avaient la volonté d’épouser une femme ils le pourraient, dans le cas où ils ne mériteraient pas l’auréole. C’est ce qui fait dire à saint Augustin dans son livre sur la virginité (chap. 24, circ. princ.) qu’il suffit à ceux qui sont impuissants comme les eunuques, quand ils deviennent chrétiens et qu’ils observent les préceptes de Dieu, d’avoir la volonté de se marier, s’ils le pouvaient pour être placés au même rang que les fidèles qui sont mariés.

 

          Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Ex., 25, 25) : Vous appliquerez… une autre couronne d’or, la glose dit (ord. Bedæ, liv. 1 De tabernac., chap. 6) : C’est à cette couronne qu’appartient le cantique nouveau que les vierges chantent devant l’Agneau, c’est-à-dire celles qui suivent l’Agneau partout où il va. La récompense qui est due à la virginité reçoit le nom d’auréole.

          Le prophète dit (Is., 56, 4) : Voici ce que dit le Seigneur aux eunuques, et il ajoute : Je leur donnerai un nom qui vaudra mieux que des fils et des filles, ce qui désigne d’après la glose (interl. Aug., liv. De virg., chap. 25 ad fin.) une gloire propre et éminente. Or, par les eunuques qui se sont rendus tels pour le royaume des cieux (Matth., 19, 12), on désigne les vierges. Il s’ensuit donc qu’une récompense supérieure est due à la virginité, et c’est ce qu’on appelle l’auréole.

 

          Conclusion Puisque par la virginité on remporte une victoire singulière contre la chair, l’auréole est due à juste titre aux vierges qui ont formé le dessein de conserver perpétuellement la virginité.

          Il faut répondre que là om il y a un motif de triomphe éclatant, il doit y avoir une couronne spéciale. Ainsi puisque par la virginité on remporte une victoire singulière sur la chair contre laquelle on combat continuellement, d’après ces paroles de l’Apôtre (Gal., 5, 17) : L’esprit est en lutte contre la chair, etc. cette vertu mérite une couronne spéciale qu’on appelle l’auréole. C’est ce que tout le monde admet généralement, mais quand ils ’agit de déterminer à quelle virginité l’auréole est due, on n’est pas tous également d’accord. Car il y en a qui disent que l’auréole est due à l’acte. Par conséquent, celle qui conserve la virginité en acte aura l’auréole, si elle est du nombre des élus. Mais cela ne paraît pas être convenable. Car, d’après cela, celles qui ont la volonté de se marier et qui cependant meurent auparavant, auraient l’auréole. — De là, d’autres disent que l’auréole est due à l’état et non à l’acte, de telle sorte que l’auréole ne serait méritée que par les vierges qui se sont mises par vœu dans l’état de garder une virginité perpétuelle. Mais cela ne paraît pas encore convenable, parce que celui qui ne fait pas de vœu peut avoir aussi bien la volonté de garder sa virginité que celui qui a fait un vœu. — C’est pourquoi on peut dire autrement que le mérite est dû à tout acte de vertu commandé par la charité. Ainsi la virginité appartient au genre de la vertu suivant que l’incorruptibilité perpétuelle de l’âme et du corps est l’objet de l’élection, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (4, dist. 33, quest. 3, art. 1 et 2). C’est pour cela que l’auréole n’est due proprement qu’aux vierges qui ont eu le dessein de conserver perpétuellement la virginité, soit qu’elles aient affermi ce dessein par un vœu, soit qu’elles ne l’aient pas fait : et je parle ainsi selon que l’auréole se prend dans son sens propre, comme une récompense accordée au mérite ; quoique ce dessein ait été interrompu quelquefois, pourvu qu’il existe à la fin de la vie et que l’intégrité de la chair subsiste. Car la virginité de l’âme peut se réparer, quoiqu’il n’en soit pas de même de la virginité de la chair. Mais si nous prenons l’auréole dans un sens large pour toute joie qu’on aura dans le ciel indépendamment de la récompense essentielle l’auréole répondra aussi de la sorte à ceux dont la chair est restée intacte, quoiqu’ils n’aient pas eu le dessein de conserver perpétuellement la virginité. Car il n’est pas douteux qu’ils se réjouiront de l’incorruptibilité du corps, comme les innocents se réjouiront aussi d’avoir été exempts de péché ; quoiqu’ils n’aient pas eu la faculté de pécher, comme cela est évident pour les enfants baptisés. Mais ce n’est pas l’acception propre de l’auréole, c’est une acception très commune.

 

Article 6 : L’auréole est-elle due aux martyrs ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole ne soit pas due aux martyrs. Car l’auréole est une récompense qui est accordée aux œuvres de surérogation. C’est ce qui fait dire à Bède (hab. in glos. ord.) sur ces paroles (Ex., chap. 25 : Vous appliquerez… une autre couronne d’or, etc.), qu’on peut l’entendre avec raison de la récompense de ceux qui s’élèvent au-dessus des préceptes généraux par le choix spontané d’une vie plus parfaite. Or, quelquefois c’est une nécessité et non une œuvre de surérogation que de mourir pour la confession de la foi, comme on le voit d’après ces paroles de l’Apôtre (Rom., 10, 10) : On croit de cœur pour être justifié et on confesse de bouche pour être sauvé. L’auréole n’est donc pas toujours due aux martyrs.

          Réponse à l’objection N°1 : Mourir pour le Christ est en soi une œuvre de surérogation. Car tout le monde n’est pas tenu de confesser sa foi devant un persécuteur. Mais cela est de nécessité de salut dans un cas, par exemple, quand on est arrêté par le persécuteur et interrogé sur sa foi de manière qu’on soit obligé de la confesser. Cependant il ne résulte pas de là qu’on ne mérite pas l’auréole. Car l’auréole n’est pas due à une œuvre de surérogation, comme telle, mais en raison de ce qu’elle a une certaine perfection. Cette perfection subsistant, quoique l’œuvre ne soit pas de surérogation, elle mérite donc l’auréole.

 

          Objection N°2. D’après saint Grégoire (æquival. liv. 9 Moral., chap. 2 ad fin. et Aug. liv. 1 De adult conjug., chap. 14) les services sont d’autant plus agréables qu’ils sont plus libres. Or, le martyre est ce qu’il y a de moins libre, puisque c’est une peine infligée violemment par un autre. L’auréole qui répond à un mérite supérieur ne lui est donc pas due.

          Réponse à l’objection N°2 : La récompense n’est pas due au martyre en raison de ce qu’il est infligé par une cause extérieure, mais en raison de ce qu’il est souffert volontairement ; parce que nous ne méritons que par les choses qui sont en nous, et plus ce qu’on supporte volontairement est difficile et naturellement contraire à la volonté, plus la volonté de celui qui le souffre pour le Christ se montre profondément attachée à lui, et c’est pour cela qu’elle mérite une récompense plus excellente.

 

          Objection N°3. Le martyre consiste non seulement à souffrir extérieurement la mort, mais il consiste encore dans la volonté intérieure. D’où saint Bernard (in serm. SS. Innocent.) distingue trois genres de martyres, celui qui existe de volonté et non de fait, comme celui de saint Jean ; celui qui existe de fait et de volonté, comme celui de saint Etienne et celui qui existe de fait et non de volonté, comme celui des Innocents. Si donc l’auréole était due au martyre, elle serait due plutôt au martyre de volonté qu’au martyre extérieur, puisque le mérite provient de la volonté. Ce n’est cependant pas ce qu’on suppose. Donc l’auréole n’est pas due au martyre.

          Réponse à l’objection N°3 : Il y a des actes qui offrent par eux-mêmes un certain degré de délectation ou de difficulté. Dans ce cas l’acte ajoute à la nature du mérite ou du démérite, en raison de ce qu’il faut que dans l’acte la volonté soit modifiée par son influence et qu’elle ne reste pas à l’état où elle était auparavant. C’est pourquoi, toutes choses égales d’ailleurs, celui qui se livre à la luxure en acte pèche plus que celui qui ne fait qu’y consentir, parce que la volonté s’accroît dans l’acte même. Pareillement puisque l’acte même du martyre offre la plus grande difficulté, le désir du martyre ne s’élève pas jusqu’au mérite qui est dû à l’acte en raison de la difficulté ; quoique la volonté puisse d’ailleurs parvenir à une récompense plus haute, si l’on considère la racine du mérite, parce qu’on peut désirer le martyre avec une plus grande charité qu’un autre ne le supporte. Ainsi celui qui est martyr de vœu peur mériter par son désir une récompense essentielle, égale ou plus grande, que celle qui est due au martyre. Mais l’auréole est due à la difficulté qui existe dans le combat lui-même du martyre, et c’est pour cela qu’elle n’est pas due à ceux qui ne sont martyrs que de vœu.

 

          Objection N°4. L’affliction du corps est moindre que l’affliction de l’âme qui est produite par les douleurs intérieures et les souffrances de l’esprit. Or, l’affliction intérieure est un martyre : d’où saint Jérôme dit dans un sermon sur l’Assomption (alius auctor, Epist. ad Paul. et Eustoch., int. med. et fin.) : Je dirai avec raison que la mère de Dieu fut vierge et martyre, quoiqu’elle ait terminé en paix sa carrière. C’est pour cela qu’il est dit : Votre âme a été percée par un glaive, qui fut la douleur qu’elle ressentit de la mort de son Fils. Puisque l’auréole ne répond pas à la douleur extérieure, elle ne doit donc pas répondre non plus à la douleur extérieure.

          Réponse à l’objection N°4 : Comme les délectations du tact qui sont l’objet de la tempérance tiennent le premier rang parmi toutes les délectations intérieures et extérieures ; de même les douleurs du tact l’emportent sur toutes les autres douleurs. C’est pourquoi l’auréole est due à la difficulté qu’il y a à supporter les douleurs du tact, comme les coups et les autres souffrances semblables, tandis qu’elle n’est pas due à la difficulté qu’il y a à triompher des douleurs intérieures. A l’égard de ces dernières on ne dit pas que l’on est martyr, à proprement parler, sinon par analogie, et c’est ainsi que parle saint Jérôme.

 

          Objection N°5. La pénitence elle-même est un martyre. D’où saint Grégoire dit (Hom. 3 in Evang., in fin.) : Quoique l’occasion de la persécution manque, notre paix a cependant aussi son martyre. Car quoique nous placions plus nos têtes sous le tranchant du fer, cependant nous immolons dans notre âme nos désirs charnels au moyen du glaive spirituel. Or, l’auréole n’est pas due à la pénitence qui consiste dans les œuvres intérieures. Elle n’est donc pas due non plus à tout martyre extérieur.

          Réponse à l’objection N°5 : L’affliction de la pénitence n’est pas le martyre à proprement parler, parce qu’elle ne consiste pas dans des choses qui ont pour but de causer la mort, puisqu’elle n’a pour objet que de dompter la chair. Si on dépasse cette limite, cette affliction devient coupable. Cependant on lui donne le nom de martyre par analogie ; à la vérité elle surpasse la peine du martyre quant à la durée, mais elle est au-dessous quant à l’intensité.

 

          Objection N°6. L’auréole n’est pas due à une œuvre illicite. Or, il est défendu d’attenter à ses jours, comme le dit saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 17 et 20). Cependant il y a des martyrs que l’Eglise honore et qui se sont suicidés, pour éviter la rage des tyrans, comme le rapporte Eusèbe (Hist. eccles., liv. 8, chap. 24) de quelques femmes à Antioche. L’auréole n’est donc pas toujours due aux martyrs.

         Réponse à l'objection N°6 : D’après saint Augustin (De civ. Dei, liv. 1, chap. 17, 20 et 26) il n’est permis à personne d’attenter à ses jours pour quelque cause que ce soit ; à moins qu’il n’y soit porté par une inspiration divine pour donner un exemple de sa force et faire voir qu’il méprise la mort. Quant à ceux qu’on objecte, on voit qu’ils se sont donné la mort d’après l’inspiration de Dieu et c’est pour ce motif que l’Eglise célèbre leur martyre (Conf. 2a 2æ, quest. 64, art. 5).

 

          Objection N°7. Il arrive quelquefois que l’on est blessé pour la foi et qu’on survit encore un certain temps à ses blessures. or, il est certain que l’on est martyr ; cependant il ne semble pas qu’on ait mérité l’auréole, parce qu’on n’a pas combattu jusqu’à la mort. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.

          Réponse à l’objection N°7 : Si on reçoit une blessure mortelle pour la foi et qu’on lui survive, il n’est pas douteux qu’on ne mérite l’auréole ; comme on le voit au sujet de sainte Cécile qui vécut encore trois jours, et à l’égard d’une foule de martyrs qui sont morts dans leur prison. Mais quand même on n’aurait pas reçu une blessure mortelle, si cependant on vient à en mourir, on croit que l’on mérite l’auréole malgré l’opinion de ceux qui disent qu’on ne la mérite pas, si on meurt par défaut de soin ou par sa propre négligence. Car cette négligence ne l’aurait pas fait mourir sans la blessure qu’il a reçue préalablement pour la foi. Par conséquent la blessure qu’il a reçue pour la foi a été l’occasion première de sa mort, et c’est pour cela qu’il ne semble pas qu’il doive perdre l’auréole, à moins que sa négligence ne soit telle qu’elle entraîne le péché mortel qui le priverait alors de la couronne et de l’auréole. Mais s’il ne meurt pas d’une blessure mortelle qu’il a reçue par l’effet d’un hasard, ou s’il a reçu des blessures qui ne sont pas mortelles et qu’il vienne à mourir en prison, il mérite encore l’auréole. C’est pour cela que l’Eglise honore des martyrs qui sont morts dans leur prison longtemps après les blessures qu’ils avaient reçues, comme on le voit au sujet du pape Marcel. Ainsi quelle que soit la souffrance qu’on endure à cause du Christ jusqu’à la mort, que le trépas en résulte ou non, on de vient martyr et on mérite l’auréole. Mais si le supplice ne va pas jusqu’à la mort on ne sera pas pour cela appelé martyr, comme on le voit pour saint Sylvestre, que l’Eglise n’honore pas comme martyr, parce qu’il a fini en paix ses jours, quoiqu’il ait auparavant enduré des souffrances.

 

          Objection N°8. Il y en a qui sont plus affligés de la perte de leurs biens temporels que des souffrances qu’ils endurent dans leur propre corps ; ce qui est évident puisqu’ils supportent une foule de peines pour gagner de l’argent. Si donc on leur ravit leurs biens temporels à cause du Christ, il semble qu’ils soient des martyrs, et cependant l’auréole, à ce qu’il semble, ne leur est pas due. Donc, etc.

          Réponse à l’objection N°8 : Comme la tempérance n’a pas pour objet les délectations que l’on trouve dans l’argent, les honneurs et les autres choses semblables, mais seulement les délectations du tact qui sont les plus vives ; de même la force a pour objet les périls de mort comme étant les plus graves, suivant la remarque d’Aristote (Eth., liv. 3, chap. 6). C’est pourquoi l’auréole n’est due qu’à cette espèce d’injure qui frappe le corps et qui est de nature à produire la mort. Ainsi, soit qu’on perde pour le Christ ses biens temporels, soit qu’on sacrifie pour cela sa réputation ou toutes les autres choses de cette nature, on ne devient pas pour ce motif proprement martyr, et on ne mérite pas l’auréole. — On ne peut pas non plus convenablement aimer les choses extérieures plus que son propre corps (et l’amour déréglé ne peut d’ailleurs contribuer à faire mériter l’auréole) ; la douleur que l’on a de perdre ses biens corporels ne peut donc pas égaler la douleur qu’on éprouve quand on est mis à mort.

 

          Objection N°9. Il n’y a que celui qui meurt pour la foi, qui paraisse être un martyr. D’où saint Isidore dit (Etym., liv. 7, chap. 2) : Martyr en grec signifie témoin en latin, parce qu’ils ont enduré leurs souffrances pour rendre témoignage au Christ et qu’ils ont combattu pour la vérité jusqu’à la mort. Or, il y a d’autres vertus qui l’emportent sur la foi, comme la justice, la charité et les autres vertus qui ne peuvent exister sans la grâce. Cependant l’auréole ne leur est pas due. Il semble donc qu’elle ne soit pas due non plus au martyre.

          Réponse à l’objection N°9 : La confession de la foi n’est pas la seule cause suffisante pour qu’on soir martyr, mais encore toute autre vertu infuse qui a le Christ pour fin. Car on rend témoignage au Christ par tout acte de vertu quelconque, selon que les œuvres que le Christ perfectionne en nous sont des témoignages de sa bonté. C’est ainsi qu’il y a des vierges qui ont été mises à mort parce qu’elles voulaient conserver leur virginité, comme saint Agnès et d’autres vierges dont l’Eglise célèbre le martyre (Voyez à l’égard de cette réponse (2a 2æ, quest. 124, art. 5).).

 

          Objection N°10. Comme la vérité de la foi vient de Dieu, de même aussi toute autre vérité, comme le dit saint Ambroise (alius auctor, sup. illud 1 Cor., chap. 12 : Nemo potest dicere, etc.), parce que tout ce qui est vrai vient de l’Esprit-Saint peu importe qui le profère. Si donc l’auréole est due à celui qui affronte la mort pour la vérité de la foi, pour la même raison elle est due à tous ceux qui donneront leur vie pour toute autre vérité ; ce qui ne paraît pas exact.

          Réponse à l’objection N°10 : La vérité de la foi a le Christ pour fin et pour objet ; et c’est pour cela que la confession de cette vérité, si on y ajoute la peine, mérite l’auréole non seulement de la part de la fin, mais encore de la part de la matière. La confession de toute autre vérité n’est pas une cause suffisante de la part de la matière pour produire le martyre, elle n’en est une que du côté de la fin, comme si on voulait mourir pour le Christ plutôt que de pécher contre lui en disant un mensonge.

 

          Objection N°11. Le bien général vaut mieux que le bien particulier. Or, si on meurt dans une guerre juste pour la défense de l’Etat, on ne mérite pas l’auréole. On ne la mérite donc pas non plus, si on meurt pour la conservation de la foi en soi-même.

          Réponse à l’objection N°11 : Le bien incréé surpasse tout bien créé. Ainsi toute fin créée, soit qu’il s’agisse du bien général, soit qu’il s’agisse du bien privé, ne peut donner à un acte autant de bonté que la fin incréée, comme quand on fait quelque chose à cause de Dieu. C’est pourquoi quand on meurt pour un bien général qui ne se rapporte pas au Christ, on ne mérite pas l’auréole ; mais si ce bien se rapporte au Christ, il méritera l’auréole et on sera martyr ; comme si l’on défend l’Etat contre les attaques d’ennemis qui veulent corrompre la foi du Christ, et qu’on vienne à mourir dans cette guerre.

 

          Objection N°12. Tout mérite vient du libre arbitre. Or, il y a des martyrs qu’on honore dans l’Eglise et qui n’ont pas eu l’usage du libre arbitre. Ils n’ont donc pas mérité l’auréole, et par conséquent elle n’est pas due à tous les martyrs.

          Réponse à l’objection N°12 : Il y en a qui disent que pour les innocents mis à mort pour le Christ la puissance divine a hâté l’usage de raison, comme saint Jean-Baptiste, quand il était encore dans le sein de sa mère ; d’après ce sentiment ils furent véritablement martyrs en acte et par la volonté, et ils ont l’auréole. Mais d’autres disent qu’ils ne furent martyrs qu’en acte et non en volonté ; ce qui paraît être le sentiment de saint Bernard, qui distingue trois genres de martyre, comme nous l’avons dit (in arg. 3). Ainsi, comme les innocents ne sont pas parvenus à l’essence parfaite du martyre, et qu’ils ont été martyrs sous un rapport par là même qu’ils ont souffert pour le Christ, de même ils ont aussi l’auréole, non d’une manière parfaite, mais d’après une certaine participation, dans le sens qu’ils se réjouissent d’avoir été mis à mort pour le Christ, comme nous avons dit (art. préc.) des enfants baptisés qu’ils se réjouiront de leur innocence et de l’intégrité de leur cops (Sur les saints Innocents, voyez ce qui a été dit (2a 2æ, quest. 124, art. 1, Réponse N°1).).

 

          Mais au contraire. Saint Augustin dit (De sanct. virgin., chap. 46 in fin.) : Personne, à mon avis, n’a osé mettre la virginité au-dessus du martyre. Or, l’auréole est due à la virginité. Elle est donc due aussi au martyre.

          La couronne est due à celui qui combat. Or, il y a dans le martyre une difficulté spéciale à combattre. Une auréole spéciale lui est donc due.

 

          Conclusion Comme l’auréole est due aux vierges, de même elle est due aux martyrs, soit à cause de la victoire qu’ils remportent sur les souffrances extérieures du corps, soit à cause du motif qui les fait combattre.

          Il faut répondre que comme il y a dans l’esprit une lutte contre les convoitises intérieures, de même il y a aussi dans l’homme un combat contre les attaques qu’il supporte extérieurement. Ainsi comme la victoire la plus parfaite qu’on puisse remporter sur les convoitises de la chair, c’est-à-dire la virginité, mérite une couronne spéciale, qu’on appelle auréole ; de même l’auréole est due aussi à la victoire la plus parfaite qu’on puisse remporter sur les attaques extérieures. Or, la victoire la plus parfaite qu’on puisse remporter sur ce qu’on trouve extérieurement se considère de deux manières : 1° Par rapport à la gravité de ce qu’on souffre. Or, parmi toutes les choses que l’on peut souffrir extérieurement, la mort tient le premier rang, comme parmi les passions intérieures les plus puissantes sont les convoitises de la chair. C’est pourquoi quand on triomphe de la mort et de ce qui s’y rapporte, on remporte la victoire la plus parfaite. 2° La perfection de la victoire se considère d’après la cause du combat, par exemple quand on combat pour la cause la plus juste qui est le Christ lui-même. Ces deux choses se trouvent dans le martyre, qui consiste à mourir pour le Christ. Car ce n’est pas la peine qui fait le martyre mais le motif, comme le dit saint Augustin (Cont. Crescon., liv. 3, chap. 47). L’auréole est donc due au martyre aussi bien qu’à la virginité.

 

Article 7 : L’auréole est-elle due aux docteurs ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole ne soit pas due aux docteurs. Car toute récompense que l’on recevra dans le monde futur répond à un acte de vertu. Or, prêcher ou enseigner n’est pas l’acte d’une vertu. Donc l’auréole n’est due ni à l’enseignement, ni à la prédication.

          Réponse à l’objection N°1 : La prédication et l’enseignement sont les actes d’une vertu, qui est la miséricorde ; et c’est pour cela qu’on les compte parmi les aumônes spirituelles.

 

          Objection N°2. L’enseignement et la prédication proviennent de l’étude et de la science. Or, les récompenses qu’on reçoit dans l’autre ne s’acquièrent pas par l’étude ; parce que nous ne méritons pas au moyen des choses naturelles et acquises. Personne ne méritera donc l’auréole pour avoir enseigné et prêché.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique la faculté de prêcher et d’enseigner proviennent quelquefois de l’étude ; cependant l’usage de la science provient de la volonté que Dieu ennoblit par la charité infuse et dont l’acte peut ainsi être méritoire.

 

          Objection N°3. L’exaltation dans la vie future répond à l’humiliation dans la vie présente ; parce que celui qui s’humilie sera élevé (Matth., 23, 12). Or, on ne s’humilie pas en enseignant et en prêchant, c’est plutôt une occasion d’orgueil. Car la glose dit (ord. sup. illud : Tunc diabolus assumpsit eum, Matth., chap. 4) que le diable en séduit beaucoup qui s’enorgueillissent de l’honneur de l’enseignement. Il semble donc que l’auréole ne soit due ni à la prédication, ni à la doctrine.

          Réponse à l’objection N°3 : L’élévation en cette vie ne diminue pas la récompense de l’autre, à moins qu’on ne cherche dans cette élévation même sa propre gloire ; mais celui qui fait tourner son élévation au profit des autres s’acquiert par là même une récompense. Or, quand on dit que l’auréole est due à l’enseignement, il faut entendre par là l’enseignement qui a pour objet ce qui se rapporte au salut, celui qui éloigne le démon du cœur de l’homme, en quelque sorte au moyen de ces armes spirituelles dont il est dit (2 Cor., 10, 4) : Les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas charnelles, mais spirituelles.

 

          Mais au contraire. Sur ces paroles (Eph., 1, 18) : Pour que vous sachiez quelle est l’espérance rattachée à son appel, etc., la glose dit (ord. et interl.) : Les saints docteurs auront un accroissement de gloire au-delà de tout ce que les autres reçoivent communément. Donc, etc.

          Sur ces paroles (Cant., chap. 8) : Vinea mea coram me est la glose dit (ord.) : Il montre quelle récompense particulière il prépare à ses docteurs. Les docteurs auront donc une récompense spéciale : et c’est ce que nous appelons l’auréole.

 

          Conclusion Comme les vierges et les martyrs obtiennent l’auréole, de même les docteurs à cause de la victoire qu’ils remportent sur le démon par la prédication et l’enseignement.

          Il faut répondre que comme par le martyre et la virginité on remporte la victoire la plus parfaite sur la chair et le monde ; de même on remporte aussi la victoire la plus parfaite contre le démon, quand on ne se borne pas à ne pas céder à ses attaques, mais qu’on le chasse encore de soi et des autres. Or, c’est ce que l’on fait par la prédication et l’enseignement. C’est pourquoi l’auréole est due à ces deux choses, comme à la virginité et au martyre. On ne doit pas dire, comme quelques-uns le prétendent, qu’elle n’est due qu’aux prélats auxquels il convient, d’après le devoir de leur charge, de prêcher et d’enseigner, mais elle est due à tous ceux qui exercent licitement ces fonctions. Toutefois elle n’est due qu’aux prélats qu’autant qu’ils prêchent réellement, quoiqu’ils aient la charge de prêcher ; parce que la couronne n’est pas due à la faculté de combattre, mais au combat lui-même, d’après ces paroles de l’Apôtre (2 Tim., 2, 5) : Il n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu.

 

Article 8 : L’auréole est-elle due au Christ ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole soit due au Christ. Car l’auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement. Or, ces trois choses ont existé principalement dans le Christ. Donc l’auréole lui convient principalement.

          Réponse à l’objection N°1 : Le Christ a été très véritablement vierge, martyr et docteur ; mais la récompense accidentelle qui répond dans le Christ à ces caractères n’a pas une importance notable comparativement à l’étendue de sa récompense essentielle. Il ne possède donc pas l’auréole considérée comme telle.

 

          Objection N°2. Tout ce qu’il y a de plus parfait dans les choses humaines doit être principalement attribué au Christ. Or, la récompense de l’auréole est due aux mérites les plus élevés. Elle est donc due aussi au Christ.

          Réponse à l’objection N°2 : Quoique l’auréole soit due à l’œuvre la plus parfaite par rapport à nous, néanmoins selon qu’elle est exprimée par un diminutif elle signifie une participation de perfection qui découle de celui en qui cette perfection existe pleinement ; et c’est dans ce sens qu’elle appartient à une certaine infériorité, et elle n’existe pas ainsi dans le Christ en qui se trouve toute perfection de la manière la plus pleine.

 

          Objection N°3. Saint Cyprien dit (De habitu virgin.) que la virginité porte l’image de Dieu. Le type de cette vertu est donc en Dieu, et par conséquent il semble que l’auréole convienne au Christ, selon qu’il est Dieu.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la virginité ait d’une manière son type en Dieu, il n’y existe cependant pas sous le même rapport. Car l’incorruptibilité de Dieu que la virginité imite n’existe pas de la même manière en Dieu et dans celui qui est vierge.

 

          Mais ce qu’il y a de contraire c’est que l’auréole est la joie qu’on a de ressembler au Christ, comme on le dit. Or, personne n’est semblable à lui-même, comme le dit Aristote (Met., liv. 10, text. 10 et 11). L’auréole n’est donc pas due au Christ.

          La récompense du Christ n’a jamais reçu d’accroissement. Or, dès l’instant de sa conception, il n’a pas eu l’auréole, parce qu’alors il n’avait point encore combattu. Il ne l’a donc pas eue non plus après.

 

          Conclusion Quoique la couronne soit due au Christ, puisqu’il a combattu et triomphé courageusement, cependant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’elle marque une participation à la victoire parfaite ; ce qui ne convient pas au Christ en qui la plénitude même de la victoire parfaite existe.

          Il faut répondre qu’à cet égard il y a deux sortes d’opinion. Car il y en a qui disent que l’auréole existe dans le Christ selon sa nature propre ; puisqu’il y a en lui combat et victoire et que par conséquent il a mérité la couronne selon sa propre acception. Mais en considérant la chose avec soin, quoique la couronne convienne au Christ, l’auréole ne lui convient cependant pas. Car l’auréole, par là même qu’elle est exprimée par un diminutif, implique quelque chose qu’on possède par participation et non selon sa plénitude. Par conséquent elle convient à ceux qui ont participé de quelque manière à la victoire parfaite en imitant celui en qui se trouve pleinement la raison de cette victoire. C’est pourquoi puisque c’est dans le Christ que se trouve la raison pleine et parfaite de cette victoire et que c’est par suite de son triomphe que tous les autres sont victorieux, d’après ces paroles (Jean, 16, 33) : Ayez confiance, j’ai vaincu le monde ; (Apoc., 5, 5) : Voilà que le lion de la tribu de Juda a vaincu ; il ne lui convient pas d’avoir l’auréole, mais quelque chose d’où toutes les auréoles tirent leur origine. C’est pour cela qu’il est dit (Apoc., 3, 21) : Celui qui aura vaincu, je le ferai asseoir sur mon trône, comme j’ai vaincu et comme je suis assis sur le trône de mon Père. On doit dire d’après d’autres auteurs que, quoique ce qui est dans le Christ n’ait pas la nature de l’auréole, cependant c’est quelque chose qui l’emporte sur toutes les auréoles.

 

Article 9 : L’auréole est-elle due aux anges ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole soit due aux anges. Car comme le dit saint Jérôme (alius auctor, in serm. De assumpt. B. M.) en parlant de la virginité : Vivre dans la chair hors de la chair, c’est une vie qui est plutôt angélique qu’humaine ; et sur ces paroles (1 Cor., chap. 7) : Propter instantem necessitatem, la glose dit (ord.) que la virginité est le partage des anges. Puisque l’auréole répond à la virginité, il semble donc qu’elle soit due aux anges.

          Réponse à l’objection N°1 : On dit que la virginité est la vie des anges, dans le sens que les vierges imitent par la grâce ce que les anges possèdent par nature. Car ce n’est pas une vertu dans les anges de s’abstenir absolument de toutes les jouissances de la chair, puisque ces jouissances ne peuvent exister en eux.

 

          Objection N°2. L’incorruptibilité de l’esprit est plus noble que l’incorruptibilité chair. Or, on trouve dans les anges l’incorruptibilité de l’esprit, puisqu’ils n’ont jamais péché. L’auréole leur est donc plutôt due qu’aux hommes dont la chair n’a pas été corrompue, mais qui ont péché quelquefois.

          Réponse à l’objection N°2 : L’incorruptibilité perpétuelle de l’esprit mérite dans les anges la récompense essentielle ; car elle est de nécessité de salut, puisqu’après être tombés, ils ne peuvent plus se relever.

 

          Objection N°3. L’auréole est due à l’enseignement. Or, les anges nous enseignent en nous purifiant, en nous illuminant et en nous perfectionnant, comme le dit saint Denis (De eccles. hier., chap. 6). Ils doivent donc avoir au moins l’auréole des docteurs.

          Réponse à l’objection N°3 : Ces actes d’après lesquels les anges nous enseignent, appartiennent à leur gloire et à leur état commun. C’est pour cela qu’ils ne méritent pas par là l’auréole.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (2 Tim., 2, 5) : Il n’y aura de couronné que celui qui aura légitimement combattu. Or, les anges ne combattent pas. L’auréole ne leur est donc pas due.

          L’auréole est due à l’acte que le corps n’exerce pas. Ainsi elle n’est pas due à ceux qui aiment la virginité, le martyre et l’enseignement, s’ils ne pratiquent pas ces choses extérieurement. Or, les anges sont des esprits incorporels. Ils n’ont donc pas l’auréole.

 

          Conclusion Puisque ce que les hommes obtiennent au moyen de leur mérite est naturel aux anges, et puisque l’auréole répond à une perfection qui consiste dans un mérite suréminent, il est certain que l’auréole n’est pas due aux anges ou qu’elle ne leur convient pas.

          Il faut répondre que l’auréole n’est pas due aux anges. La raison en est que l’auréole répond proprement à une perfection qui consiste dans un mérite suréminent. Or, les choses qui dans les hommes appartiennent à la perfection du mérite sont naturelle dans les anges, soit qu’elles se rapportent à leur état commun, ou à leur récompense essentielle. C’est pourquoi la raison pour laquelle les hommes doivent avoir l’auréole ne fait pas que les anges la possèdent.

 

Article 10 : L’auréole est-elle due aussi au corps ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole soit due aussi au corps. Car la récompense essentielle l’emporte sur l’accidentelle. Or, la dot qui appartient à la récompense essentielle n’existe pas seulement dans l’âme, mais encore dans le corps. Il en est donc de même de l’auréole qui appartient à la récompense accidentelle.

 

          Objection N°2. La peine qui existe dans l’âme et le corps répond au péché qu’on fait au moyen du corps. Le mérite qu’on acquiert au moyen du corps doit donc être récompensé dans l’âme et dans le corps. Et comme c’est par le moyen du corps qu’on mérite l’auréole, cette récompense lui est donc due.

 

          Objection N°3. Dans le corps des martyrs on verra briller avec éclat dans leurs cicatrices la plénitude de leurs vertus. D’où saint Augustin dit (De civ. Dei, liv. 22, chap. 20) : Je ne sais comment nous sommes transportés d’un tel amour pour les saints martyrs que nous désirons voir dans le ciel sur leurs corps les cicatrices des blessures qu’ils ont reçues pour le Christ ; et peut-être les verrons-nous, car ce ne sera pas en eux une difformité, mais une gloire et une beauté qui ne sera plus celle du corps, quoiqu’elle éclate dans le corps lui-même, mais celle de la vertu. Il semble donc que l’auréole des martyrs existe aussi dans le corps, et il en est de même des autres.

 

          Mais c’est le contraire. Les âmes qui sont actuellement dans le paradis ont des auréoles ; cependant elles n’ont pas de corps. Donc le sujet propre de l’auréole n’est pas le corps, mais l’âme.

          Tout le mérite vient de l’âme. Donc toute la récompense doit exister en elle.

 

          Conclusion. L’auréole étant la joie qu’on ressent des œuvres pour lesquelles on l’a méritée, on dit proprement qu’elle existe dans l’âme, quoiqu’il en rejaillisse un certain éclat sur le corps.

          Il faut répondre que l’auréole existe proprement dans l’âme, car elle est la joie qu’on ressent des œuvres auxquelles l’auréole est due. Or, comme il résulte de la joie de la récompense essentielle qui est la couronne, un certain éclat qui rejaillit sur le corps et qui en fait la gloire ; de même il résulte de la joie de l’auréole un éclat qui rejaillit sur le corps ; de telle sorte que l’auréole existe principalement dans l’âme, tout en jetant un certain reflet sur le corps lui-même.

          La réponse aux objections est par là même évidente. Cependant il faut remarquer que l’éclat des cicatrices qui paraîtront dans les corps des martyrs ne peut recevoir le nom d’auréole (Néanmoins ces cicatrices seront pour eux une cause particulière de gloire, comme le remarque saint Thomas (quest. 82, art. 1, Réponse N°5).). Car il y a des martyrs qui auront l’auréole quoiqu’on ne voie pas en eux ces cicatrices, comme ceux qui ont été noyés, qui sont morts de faim, ou qui ont péri dans les horreurs d’un cachot.

 

Article 11 : Est-il convenable de désigner trois auréoles, celle des vierges, celle des martyrs et celle des docteurs ?

 

          Objection N°1. Il semble qu’il ne soit pas convenable de désigner trois auréoles : les auréoles des vierges, des martyrs et des docteurs. Car l’auréole des martyrs répond à la vertu de la force ; celle des vierges à la vertu de la tempérance ; celle des docteurs à la vertu de la prudence. Il semble donc qu’il devrait y avoir une quatrième auréole qui répondît à la vertu de justice.

          Réponse à l’objection N°1 : Dans l’acte de la justice il n’y a pas de combat, comme dans les actes des autres vertus. Toutefois il n’est pas exact de dire que l’enseignement soit un acte de la prudence ; c’est plutôt un acte de charité ou de miséricorde, en raison de ce que nous sommes portés par une habitude de ce genre à faire un acte de cette nature, ou bien on peut dire que c’est un acte de sagesse, selon que la sagesse dirige. — Ou bien on peut dire aussi d’après d’autres auteurs que la justice embrasse toutes les vertus, et c’est pour cela qu’on ne lui doit pas une auréole spéciale.

 

          Objection N°2. Sur ces paroles (Ex., 25, 25 : Une couronne de sculpture, etc.) la glose dit (ord. Bed.) qu’on ajoute la couronne d’or, lorsque l’Evangile promet la vie éternelle à ceux qui gardent les commandements (Matth., 19, 17) : Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements. L’auréole est superposée sur cette couronne lorsqu’il est dit : Si vous voulez être parfait, allez et vendez tout ce que vous avez et donnez-le aux pauvres. L’auréole est donc due à la pauvreté.

          Réponse à l’objection N°2 : La pauvreté, quoiqu’elle soit une œuvre de perfection, n’occupe cependant pas le premier rang dans les combats de l’esprit ; car l’amour des choses temporelles est moins violent que la concupiscence de la chair ou la persécution dirigée contre le corps lui-même. C’est pour cela que l’auréole n’est pas due à la pauvreté ; mais elle mérite la puissance judiciaire en raison de l’humiliation qu’elle entraîne. La glose citée prend dans un sens large l’auréole pour toute récompense qui est accordée à la supériorité du mérite.

 

          Objection N°3. Par le vœu d’obéissance on se soumet à Dieu totalement. Donc la perfection consiste principalement dans le vœu d’obéissance, et par conséquent il semble que l’auréole lui soit due.

          Réponse à l’objection N°3 : Il faut faire la même réponse que pour la seconde objection.

 

          Objection N°4. Il y a encore beaucoup d’autres œuvres de surérogation, dont l’homme ressentira une joie spéciale dans la vie future. Il y a donc beaucoup d’autres auréoles, indépendamment des trois que nous avons désignées.

          Réponse à l’objection N°4 : Il faut faire la même réponse que pour la seconde objection.

 

          Objection N°5. Comme on répond la foi en prêchant et en enseignant, de même en composant des ouvrages. Une quatrième auréole est donc due à ceux qui font ces travaux.

          Réponse à l’objection N°5 : L’auréole est due aussi à ceux qui écrivent sur la science sacrée ; mais cette auréole n’est pas distincte de celle des docteurs ; parce que composer des ouvrages c’est une manière d’enseigner.

 

          Conclusion Puisque, les vierges, les martyrs et les docteurs livrent un combat perpétuel et qu’ils remportent la victoire, les trois auréoles leur sont convenablement assignées.

          Il faut répondre que l’auréole est une récompense privilégiée accordée à une victoire exceptionnelle. C’est pourquoi les trois auréoles se distinguent d’après les victoires particulières que ’on peut remporter dans les trois combats que tout homme peut livrer. Car dans le combat qu’on livre contre la chair, la plus grande victoire qu’on puisse remporter c’est celle qu’on gagne en s’abstenant absolument des jouissances charnelles qui sont les premières de ce genre. C’est le triomphe des vierges, et c’est pour cela que l’auréole est due à la virginité. Dans le combat qu’on livre contre le monde, la victoire la plus grande qu’on puisse remporter, c’est qu’on souffre persécution de la part du monde jusqu’à la mort. C’est pour cela que l’auréole est due aux martyrs qui remportent la victoire dans ce combat. Dans le combat qu’on livre au démon, la première victoire c’est quand on éloigne l’ennemi non seulement de soi, mais encore du cœur des autres ; ce qui se fait par l’enseignement et la prédication. C’est pourquoi la troisième auréole est due aux docteurs et aux prédicateurs. — Il y en a qui distinguent les trois auréoles d’après les trois facultés de l’âme ; de telle sorte qu’ils disent qu’elles répondent aux trois actes principaux de ces trois facultés. Car l’acte principal de la puissance rationnelle c’est de répandre la vérité de la foi dans les autres ; et l’auréole des docteurs est méritée par cet acte. L’acte principal de l’irascible c’est affronter la mort à cause du Christ et l’auréole des martyrs lui est due. L’acte principal du concupiscible c’est de s’abstenir absolument des jouissances les plus vives de la chair, et l’auréole des vierges est ainsi acquises. — D’autres distinguent les auréoles suivant les choses d’après lesquelles nous ressemblons le plus noblement au Christ. Car il fut médiateur entre son Père et le monde. il fut donc docteur selon qu’il manifesta au monde la vérité qu’il avait reçue de son Père. Il fut martyr selon qu’il souffrît persécution de la part du monde ; enfin il fut vierge, selon qu’il conserva en lui-même la pureté. C’est pourquoi les docteurs, les martyrs et les vierges lui ressemblent de la manière la plus parfaite ; c’est à eux que l’auréole est due.

 

Article 12 : L’auréole des vierges l’emporte-t-elle sur les autres ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’auréole des vierges l’emporte sur les autres. Car il est dit des vierges (Apoc., 14, 4) qu’elles suivent l’Agneau partout où il va et qu’aucun autre ne saurait prononcer le cantique que chantaient les vierges. Les vierges ont donc l’auréole la plus excellente.

 

          Objection N°2. Saint Cyprien dit des vierges (seu De hab virg., parum à princ.) qu’elles sont la portion la plus illustre du troupeau du Christ. Elles méritent donc la plus grande auréole.

 

          Objection N°3. Il semble que l’auréole la plus magnifique soit celle des martyrs. Car Haimon dit (sup. illud Apoc., chap. 14 : Et nemo poterat dicere canticum) que tous ceux qui sont vierges ne sont pas avant les personnes mariées ; mais ce sont spécialement ceux qui ont égalé par les souffrances qu’ils ont endurées les martyrs qui ont été mariés et qui ont de plus gardé la virginité. Le martyre donne donc à la virginité la prééminence sur les autres états, et par conséquent l’auréole la plus éclatante lui est due.

 

          Objection N°4. Il semble que l’auréole principale soit due aux docteurs. Car l’Eglise militante est formée à l’image de l’Eglise triomphante. Or, dans l’Eglise militante le plus grand honneur est dû aux docteurs (1 Tim., 5, 17) : Les prêtres qui gouvernent bien sont dignes d’un double honneur, surtout ceux qui travaillent à la prédication et à l’enseignement. L’auréole est donc due principalement aux docteurs dans l’Eglise triomphante.

 

          Conclusion Puisque le combat des martyrs est le plus rude et celui qui cause le plus de douleur, absolument parlant leur auréole est la plus brillante.

          Il faut répondre que la prééminence d’une auréole sur une autre peut se considérer de deux manières : 1° de la part du combat, de telle sorte qu’on appelle la plus brillante celle qui est méritée par le combat le plus fort. Dans ce sens l’auréole des martyrs l’emporte sur les autres auréoles d’une manière, et l’auréole des vierges d’une autre. Car le combat des martyrs est plus fort en lui-même et plus douloureux ; mais le combat de la chair est plus dangereux en ce qu’il dure plus longtemps et qu’il nous menace de plus près. 2° De la part des choses pour lesquelles on combat. L’auréole des docteurs est sous ce rapport la première ; parce que leur combat a pour objet les biens intelligibles ; au lieu que les autres combats se rapportent aux passions sensibles. Mais la supériorité que l’on considère de la part du combat est plus essentielle à l’auréole, parce que l’auréole se rapporte à la victoire et au combat selon sa propre nature. Et la difficulté du combat qui se considère de la part du combat lui-même l’emporte sur celle qui s’observe par rapport à nous, selon que le combat est plus rapproché de nous. C’est pourquoi absolument parlant l’auréole des martyrs est la première de toutes. C’est pour cela qu’il est dit (Matth., chap. 5) dans la glose (ord.) que la huitième béatitude (Bienheureux ceux qui souffrent persécution) qui appartient aux martyrs embrasse toutes les autres. C’est aussi pour cela que l’Eglise dans l’énumération des saints mets les martyrs avant les docteurs et les vierges. Mais rien n’empêche que sous certain rapport les autres auréoles ne l’emportent.

          La réponse aux objections est par là même évidente.

 

Article 13 : L’un possède-t-il l’auréole plus parfaitement que l’autre ?

 

          Objection N°1. Il semble que l’un n’ait pas plus parfaitement que l’autre l’auréole de la virginité, ou du martyre, ou du doctorat. Car les choses qui sont au terme ne sont susceptibles ni de plus ni de moins. Or, l’auréole est due aux œuvres qui sont arrivées au terme de la perfection. L’auréole n’est donc susceptible ni de plus ni de moins.

          Réponse à l’objection N°1 : Les mérites auxquels l’auréole est due n’atteignent pas le terme de la perfection absolument, mais selon l’espèce, comme le feu est dans l’espèce le plus subtil des corps. Rien n’empêche donc qu’une auréole soit plus excellente qu’une autre, comme un feu est plus subtil qu’un autre.

 

          Objection N°2. La virginité n’est susceptible ni de plus ni de moins ; puisqu’elle implique une privation et que les privations ne sont susceptibles ni de plus ni de moins. La récompense de la virginité, c’est-à-dire l’auréole des vierges, n’en est donc pas susceptible non plus.

          Réponse à l’objection N°2 : Une virginité peut l’emporter sur une autre, parce qu’elle est plus éloignée de ce qui est contraire à cette vertu. C’est ainsi qu’on dit qu’il y a une plus grande virginité dans la personne qui invite davantage les occasions de corruption. Car les privations peuvent ainsi être plus ou moins grandes, comme quand on dit d’un homme qu’il est plus aveugle, parce qu’il est plus éloigné de jouir de la vue.

 

          Mais c’est le contraire. L’auréole est superposée sur la couronne. Or, la couronne est plus éclatant dans l’un que dans l’autre. Donc l’auréole aussi.

 

          Conclusion Le mérite étant la cause de la récompense, il s’ensuit que comme le mérite de l’un l’emporte sur l’autre, de même on dit que l’auréole de l’un est plus brillante que celle de l’autre.

          Il faut répondre que le mérite étant d’une certaine manière la cause de la récompense, il faut que la récompense varie selon la diversité des mérites ; car l’effet est plus ou moins important selon l’énergie plus ou moins grande de sa cause. Or, le mérite de l’auréole peut être plus ou moins grand, et par conséquent l’auréole peut être plus ou moins grande elle-même. Toutefois il faut remarquer que le mérite de l’auréole peut s’accroître de deux manières : de la part de son principe et de la part de l’œuvre. Car il peur se faire que de deux individus l’un subisse dans le martyre de plus grands tourments avec moins de charité, ou qu’il s’applique davantage à la prédication, ou qu’il se soit plus éloigné des jouissances de la chair. L’éclat de l’auréole ne répond donc pas à l’étendue du mérite considérée selon son principe ; mais c’est l’éclat de la couronne qui y correspond. L’éclat de l’auréole ne répond donc pas à l’étendue du mérite considérée selon son principe ; mais c’est l’éclat de la couronne qui y correspond. Quant à la beauté de l’auréole elle répond à l’étendue du mérite qui provient du genre de l’acte. Par conséquent il peut se faire que celui qui mérite le moins dans le martyre quant à la récompense essentielle ait cependant une auréole plus grande.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.