Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique

Supplément = 5ème partie

Question 98 : De la volonté et de l’intellect des damnés

 

          Nous devons ensuite nous occuper de ce qui appartient à la volonté et à l’intellect des damnés. A ce sujet il y a neuf questions à examiner : 1° Toute volonté des damnés est-elle mauvaise ? — 2° Se repentent-ils quelquefois des fautes qu’ils ont faites ? — 3° Voudraient-ils être anéantis plutôt que d’exister ? — 4° Voudraient-ils que les autres fussent damnés ? — 5° Les impies détestent-ils Dieu ? — 6° Peuvent-ils démériter ? — 7° Peuvent-ils faire usage de la science qu’ils ont acquise ? (Sur cette question voyez ce qu’a dit saint Thomas (1a pars, quest. 89 ; De anima, Act. 15 in fin. corp., art. 17 ad 7 et 8, art. 18 in fin. corp. et in resp. ad 2, art. 20, et De verit., quest. 19, art. 1 in fin. corp.).) — 8° Pensent-ils quelquefois à Dieu ? — 9° Voient-ils la gloire des bienheureux ?

 

Article 1 : Toute volonté des damnés est-elle mauvaise ?

 

          Objection N°1. Il semble que toute volonté des damnés ne soit pas mauvaise. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4, lect. 19), les démons désirent le bon et le meilleur, c’est-à-dire l’existence, la vie et l’intelligence. Donc puisque les damnés ne sont pas d’une condition pire que les démons, il semble qu’ils puissent avoir aussi une volonté bonne.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Denis s’entend de la volonté naturelle qui est une inclination de la nature à quelque chose de bon ; mais cette inclination naturelle est corrompue par leur malice, en ce que ce bien qu’ils désirent naturellement, ils l’appètent sous de mauvaises circonstances.

 

         Objection N°2. Le mal, comme le dit saint Denis (ibid., lect. 22), est absolument involontaire. Donc si les damnés veulent quelque chose, ils le veulent selon qu’il est bon ou paraît tel. Et comme la volonté qui se rapporte par elle-même au bien est bonne, il s’ensuit que les damnés peuvent avoir une volonté bonne.

          Réponse à l’objection N°2 : Le mal, comme tel, ne meut pas la volonté, mais en raison de ce qu’on le prend pour un bien, et c’est leur malice qui fait qu’ils regardent comme un bien ce qui est mal. C’est pour cela que leur volonté est mauvaise.

 

          Objection N°3. Il y aura des damnés qui ont eu avec eux pendant qu’ils étaient en ce monde certaines habitudes de vertus, comme les gentils qui ont eu des vertus morales. Or, les habitudes des vertus rendent la volonté louable. Donc cette volonté pourra exister dans quelques damnés.

          Réponse à l’objection N°3 : Les habitudes des vertus morales ne restent pas dans l’âme séparée, parce que ces vertus la perfectionnent seulement pour la vie civile qui n’existera plus au-delà de ce monde. Et quand même elles subsisteraient, elles ne passeraient pas à l’acte, parce qu’elles seraient enchaînées par l’obstination de l’âme.

 

          Mais au contraire. La volonté obstinée ne peut jamais être tournée que vers le mal. Or, les damnés seront obstinés, comme les démons le sont aussi. Donc leur volonté ne pourra jamais être bonne.

          Ce que la volonté des damnés est au mal, la volonté des bienheureux l’est au bien. Or, les bienheureux n’auront jamais la volonté mauvaise. Les damnés n’ont donc pas une volonté bonne.

 

          Conclusion Quoique les damnés veuillent certain bien par leur volonté naturelle qu’ils conservent, cependant par là même qu’ils sont absolument détournés de la fin dernière de la droite raison (d’où la bonté de la volonté doit procéder), il faut dire qu’il n’y a en eux aucune bonne volonté.

          Il faut répondre que dans les damnés on peut considérer deux sortes de volonté, la volonté délibérative et la volonté naturelle. Leur volonté naturelle ne vient pas d’eux, mais de l’auteur de la nature qui a mis en eux cette inclination qu’on appelle volonté naturelle. Par conséquent puisqu’ils conservent leur nature, ils pourront aussi avoir une volonté naturelle qui sera bonne sous ce rapport. Mais leur volonté délibérative vient d’eux dans le sens qu’il est en leur pouvoir de se porter par l’affection vers une chose ou une autre. Cette volonté n’est que mauvaise en eux. Il en est ainsi parce qu’ils sont complètement détournés de la fin dernière de la volonté droite, et que la volonté ne peut être bonne qu’autant qu’elle se rapporte à cette fin. Ainsi quoiqu’ils veuillent quelque chose de bon, cependant ils ne le veulent pas convenablement, de manière qu’on puisse dire pour cela que leur volonté est bonne (Cette obstination de leur volonté dans le mal est ce qui rend leurs peines perpétuelles, et ce qui en explique l’éternité.).

 

Article 2 : Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont fait ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés ne se repentent jamais des maux qu’ils ont faits. Car saint Bernard dit sur le Cantique des cantiques (hab. implic., liv. 5 De consider., chap. 12 et liv. De grat. et de lib. arb., chap. 9 ad fin.) que le damné veut toujours son iniquité qu’il a faite. Ils ne se repentent donc jamais du péché qu’ils ont commis.

          Réponse à l’objection N°1 : Les damnés veulent l’iniquité, mais ils repoussent la peine et par conséquent ils se repentent par accident de l’iniquité qu’ils ont commise.

 

          Objection N°2. Désirer n’avoir pas péché, c’est la marque d’une bonne volonté. Or, les damnés n’auront jamais la volonté bonne. Ils ne désireront donc jamais n’avoir pas péché, et par conséquent, etc.

          Réponse à l’objection N°2 : Désirer n’avoir pas péché à cause de la honte de l’iniquité, c’est le fait d’une bonne volonté, mais ce sentiment n’existera pas dans les damnés.

 

         Objection N°3. D’après saint Jean Damascène (De orth. fid., liv. 2, chap. 4), la mort est aux hommes ce que la chute a été aux anges. Or, la volonté de l’ange est immuable d’après sa chute, de telle sorte qu’il ne peut renoncer au choix d’après lequel il a péché antérieurement. Les damnés ne peuvent donc pas se repentir des péchés qu’ils ont commis.

          Réponse à l’objection N°3 : Sans que leur volonté se modifie il peut se faire que les damnés se repentent de leurs péchés, car ils ne détesteront pas dans le péché ce qu’ils ont auparavant désiré, mais autre chose, c’est-à-dire la peine.

 

          Objection N°4. La perversité des damnés sera plus grande dans l’enfer que celle des pécheurs en ce monde. Or, en ce monde il y a des pécheurs qui ne se repentent pas des péchés qu’ils ont commis, soit à cause de l’aveuglement de leur esprit, comme les hérétiques, soit à cause de leur obstination, comme ceux qui se réjouissent quand ils ont mal fait et qui triomphent au milieu de toutes les choses mauvaises (Prov., 2, 14). Donc, etc.

          Réponse à l’objection N°4 : En ce monde les hommes, quelle que soit leur obstination, se repentent de leurs péchés par accident, si on les punit à cause d’eux ; parce que, comme le dit saint Augustin (Quæst., liv. 83, quest. 36), nous voyons les bêtes les plus féroces renoncer aux plus grandes jouissances par crainte.

 

          Mais au contraire. Il est dit des damnés (Sag., 5, 3) qu’ils font pénitence en eux-mêmes.

          Aristote dit (Eth., liv. 4, chap. 4) que les méchants sont remplis de repentir, car ils s’attristent ensuite de ce qui a été tout d’abord l’objet de leur joie. Puisque les damnés sont très dépravés, ils se repentent donc beaucoup.

 

          Conclusion Puisque les damnés ne haïssent jamais l’iniquité en elle-même, et qu’ils ne détestent que la peine, ils ne se repentent pas absolument de l’iniquité qu’ils ont commise, mais ils ne s’en repentent que par accident.

          Il faut répondre qu’on peut se repentir du péché de deux manières : par soi-même et par accident. Le pécheur qui se repent par lui-même, c’est celui qui a en horreur le péché, comme tel ; celui qui ne s’en repent que par accident, c’est celui qui le hait en raison de quelque autre motif. Les méchants ne se repentiront donc pas, absolument parlant, de leurs péchés, parce qu’ils ont conserveront une volonté portée au mal ; mais ils s’en repentiront par accident, dans le sens qu’ils seront affligés de la peine qu’ils endureront pour le péché.

 

Article 3 : Les damnés voudraient-ils d’une volonté droite et délibérée être anéantis ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés ne puissent pas vouloir d’une volonté droite et délibérée d’être anéantis. Car saint Augustin dit (De lib. arb., liv. 3, chap. 7) : Voyez combien il est bon d’exister ; car les heureux et les malheureux le veulent ; parce que c’est une plus grande chose d’être et d’être malheureux que de pas être absolument.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Augustin doit signifier que le non-être ne peut être choisi par lui-même, mais par accident, c’est-à-dire selon qu’il met un terme à notre misère. Car quand on dit que tout le monde désire naturellement l’être et la vie, cela ne doit pas s’entendre de la vie mauvaise et corrompue, et de celle qui se passe dans la tristesse, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 4), mais cela doit se prendre absolument.

 

          Objection N°2. Saint Augustin raisonne ainsi (ibid. chap. 8) : La préférence suppose l’élection. Or, le néant n’est pas une chose qu’on puisse choisir, puisqu’il n’a aucune apparence de bien, attendu qu’il n’est rien. Le non-être ne peut donc pas être plus désirable pour les damnés que l’être.

          Réponse à l’objection N°2 : Le non-être n’est pas éligible par lui-même, mais seulement par accident, comme nous l’avons dit (Réponse N°1 et dans le corps de l’article.).

 

          Objection N°3. Le plus grand mal, c’est ce qu’on doit fuir davantage. Or, le non-être est le plus grand mal, puisqu’il détruit totalement le bien, de telle sorte qu’il n’en reste rien. On doit donc fuir le néant plutôt que la misère, et par conséquent, etc.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique le non-être soit le plus grand mal, selon qu’il prive de l’être ; il est cependant très bon selon qu’il délivre de la misère qui est le plus grand des maux, et c’est à ce titre qu’on le désire.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Apoc., 9, 6) : Dans ces jours-là les hommes désireront mourir et la mort s’éloignera d’eux.

          La misère des damnés surpasse toute la misère de ce monde. Or, pour échapper à la misère de ce monde, il y en a qui désirent la mort. D’où il est dit (Ecclésiastique, 41, 3) : O mort, que ta sentence est douce à l’homme pauvre, à qui les forces manquent, qui est dans la défaillance de l’âge, qui est accablé de soucis, sans espérance et qui perd patience dans ses maux. Donc à plus forte raison l’anéantissement est une chose que les damnés doivent vouloir d’une volonté délibérée.

 

          Conclusion Les damnés ne voudraient pas leur anéantissement considéré en lui-même, parce que ce n’est pas une chose qu’on puisse désirer, mais ils peuvent le désirer selon qu’ils le considèrent comme le moyen de mettre un terme à leur existence pénible, ou à leur misère.

          Il faut répondre que l’anéantissement peut être considéré de deux manières : 1° En lui-même. De la sorte il n’est désirable d’aucune manière ; puisqu’il n’a rien de bon et qu’il n’est qu’une pure privation du bien. 2° On peut le considérer selon qu’il met un terme à une vie pénible ou à une misère quelconque. De cette manière il devient quelque chose de bon, parce que la délivrance du mal est un bien, comme le dit Aristote (Eth., liv. 5, chap. 1). Dans ce sens, pour les damnés il vaudrait mieux ne pas exister que d’être malheureux. C’est pour cela qu’il est dit (Matth., 26, 24) : Il vaudrait mieux pour cet homme qu’il ne fût pas né ; et saint Jérôme sur ces paroles (Jér., 20, 14) : Maudit sois le jour où je suis né, etc., dit (glos. Hier.) : Il vaut mieux ne pas être que d’être malheureux. Les damnés peuvent donc sous ce rapport préférer le néant d’après leur volonté délibérée.

 

Article 4 : Les damnés qui sont dans l’enfer voudraient-ils que ceux qui sont sauvés fussent damnés ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés qui sont dans l’enfer ne voudraient pas voir dans leur état ceux qui sont sauvés. Car i est dit du mauvais riche (Luc, chap. 16) qu’il priait pour ses frères, pour qu’ils ne vinssent pas dans ce lieu de tourments. Pour la même raison les autres damnés ne voudraient donc pas du moins que leurs amis charnels fussent damnés comme eux.

          Réponse à l’objection N°1 : Les damnés seront si jaloux qu’ils porteront envie même à la gloire de leurs proches, lorsqu’ils se verront dans la plus affreuse misère ; puisque cela arrive aussi en cette vie à mesure que l’envie se développe. Mais ils porteront cependant moins envie à leurs proches qu’aux autres ; et leur peine serait plus grande si tous leurs proches étaient damnés et les autres sauvés que s’il y en avait de leurs proches qui fussent sauvés. C’est ce qui a été cause que le riche a demandé que ses frères échappassent à la damnation. Car il savait qu’il y en avait qui y échapperaient ; mais il aurait cependant aimé mieux que ses frères fussent damnés avec tous les autres.

 

          Objection N°2. Les affections déréglées subsistent dans les damnés. Or, il y a des damnés qui ont aimé d’une manière déréglée des individus qui ne sont pas damnés. Ils ne voudraient donc pas leur mal et ce serait le vouloir que de les souhaiter damnés.

          Réponse à l’objection N°2 : L’amour qui ne repose pas sur l’honnête se rompt facilement et surtout entre les méchants, comme le dit Aristote (Eth., liv. 9, chap. 4). Les damnés ne conserveront donc pas d’amitié pour ceux qu’ils ont déréglément aimés. Mais leur volonté restera pervertie en ce qu’ils aimeront encore la cause de leur amour déréglé.

 

          Objection N°3. Les damnés ne désirent pas l’augmentation de leur peine. Or, s’il y en avait un plus grand nombre de damnés, leur peine serait plus grande, comme la multiplication des bienheureux ajoute aussi à leur joie. Les damnés ne voudraient donc pas que ceux qui sont sauvés fussent damnés.

          Réponse à l’objection N°3 : Quoique la peine de chacun soit augmentée par la multitude des damnés, cependant leur haine et leur envie seront si grandes, qu’ils aimeront mieux être tourmentés plus vivement avec un plus grand nombre que de l’être moins étant seuls.

 

          Mais c’est le contraire. Sur ces paroles (Is., 14, 9) : Tous les princes de la terre, tous les princes des nations se sont levés de leurs trônes, la glose dit (ord. Hier.) : C’est une consolation pour les méchants que d’avoir beaucoup de compagnons d’infortune.

          C’est surtout dans les damnés que règne l’envie. Ils gémissent donc de la félicité des bienheureux, et désirent leur damnation.

 

          Conclusion Comme les bienheureux se réjouissent du bien de tout le monde à cause de leur charité parfaite, de même les damnés à cause de leur haine consommée se réjouissent des maux et s’affligent du bien, et par conséquent ils voudraient que tous les bons fussent damnés avec eux.

          Il faut répondre que comme les bienheureux auront dans le ciel la charité la plus parfaite, de même il y aura dans les damnés la haine la plus consommée. Par conséquent, comme les saints se réjouiront de tous les biens, de même les impies s’en affligeront. C’est pour cela que la pensée de la félicité des saints les afflige profondément, et c’est pour cela qu’il est dit (Is., 26, 11) : Qu’ils les voient et qu’ils soient confondus et jaloux du bonheur de votre peuple et que le feu dévore vos ennemis. Ils voudraient donc que tous les bons fussent damnés.

 

Article 5 : Les damnés haïssent-ils Dieu ?

 

         Objection N°1. Il semble que les damnés ne haïssent pas Dieu. Car, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4, part. 1, lect. 5), le beau et le bon qui est la cause de toute bonté et de toute beauté est aimable pour tout le monde. Or, tel est Dieu. Il ne peut donc être haï de personne.

          Réponse à l’objection N°1 : Ce passage de saint Denis doit s’entendre de l’appétit naturel, qui est néanmoins perverti dans les damnés par le sentiment que leur volonté délibérée y ajoute, comme nous l’avons dit (art. 1).

 

          Objection N°2. On ne peut haïr la bonté même, comme on ne peut vouloir la malice elle-même : car le mal est absolument involontaire, comme le dit saint Denis (De div. nom., chap. 4, part. 29, lect. 22). Or, Dieu est la bonté elle-même. On ne peut donc le haïr.

          Réponse à l’objection N°2 : Cette raison serait concluante si les damnés voyaient Dieu en lui-même, selon qu’il est bon par essence.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Ps. 73, 23) : L’orgueil de ceux qui te haïssent monte toujours.

 

          Conclusion Les damnés haïssent Dieu, parce qu’ils ne le voient pas en lui-même, mais dans l’effet de sa justice qui est pour eux un châtiment.

          Il faut répondre que la volonté est mue par le bien ou le mal qui a été perçu. Or, Dieu est perçu de deux manières : en lui-même, comme le perçoivent les bienheureux qui le voient dans son essence ; et par ses effets, comme nous le percevons et comme le perçoivent les damnés. En lui-même, puisqu’il est la bonté par essence, il ne peut déplaire à la volonté de qui que ce soit. Par conséquent, celui qui le voit dans son essence ne peut le haïr. Mais il y a de ses effets qui répugnent à la volonté selon qu’ils lui sont contraires. Sous ce rapport on ne peut pas haïr Dieu en lui-même, mais en raison de ses effets. Les damnés qui perçoivent Dieu dans l’effet de sa justice, qui est leur châtiment, le haïssent donc, comme ils haïssent les peines qu’ils endurent.

 

Article 6 : Les damnés déméritent-ils ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés déméritent. Car les damnés ont une volonté mauvaise, comme il est dit (Sent. 4, dist. ult.). Or, ils ont démérité par la volonté mauvaise qu’ils ont eue ici-bas. Par conséquent, s’ils ne déméritent pas dans l’enfer, ils tirent donc un avantage de leur damnation.

          Réponse à l’objection N°1 : C’est la plus grande infortune d’être arrivé aux derniers des maux ; d’où il résulte que les damnés ne peuvent plus démériter. Il est donc évident qu’ils ne tirent aucun avantage de leur péché.

 

          Objection N°2. Les damnés sont dans la même condition que les démons. Or, les démons ont démérité depuis leur chute. Ainsi Dieu a infligé une peine au serpent qui porta l’homme au péché, comme on le voit (Gen., chap. 3). Les damnés déméritent donc aussi.

          Réponse à l’objection N°2 : Il n’appartient pas à l’office des hommes qui sont damnés d’en entraîner d’autres dans l’enfer, comme cela appartient à l’office des démons, ce qui fait qu’ils déméritent quant à la peine secondaire.

 

          Objection N°3. L’acte déréglé qui provient du libre arbitre n’en serait pas moins déméritoire, quand il serait nécessité par une chose dont on aurait été l’auteur. Ainsi celui qui s’enivre mérite une double amende, s’il vient à commettre une faute par suite de son ivresse, comme on le voit (Eth., liv. 3, chap. 5). Or, les damnés ont été la cause de leur propre obstination par laquelle ils se sont mis dans la nécessité de pécher. Donc, puisque leur acte déréglé vient du libre arbitre, il n’en est pas moins déméritoire.

          Réponse à l’objection N°3 : Les actes ne cessent pas d’être déméritoires, parce que l’on est dans la nécessité de pécher, mais parce qu’on est parvenu au dernier des maux. — Cependant la nécessité de pécher dont nous sommes la cause excuse du péché, selon qu’elle est une nécessité ; parce qu’il faut que tout péché soit volontaire, mais ce qui fait qu’elle n’excuse pas, c’est qu’elle provient d’une volonté antérieure ; et par conséquent tout le démérite de la faute qui suit paraît se rapporter à la faute première.

 

          Mais au contraire. La peine se distingue par opposition à la faute. Or, la volonté perverse dans les damnés provient de leur obstination qui est leur peine. Donc cette volonté perverse n’est pas en eux la faute par laquelle ils déméritent.

          Après le dernier terme il n’y a plus de mouvement ou de progrès soit en bien, soit en mal. Or, les damnés parviendront surtout après le jugement au dernier terme de leur damnation ; parce qu’alors les deux cités seront à leur fin, comme le dit saint Augustin (Ench., chap. 111). Après le jour du jugement, les damnés ne démériteront donc pas par leur volonté perverse, parce qu’alors leur damnation s’accroîtrait.

 

          Conclusion Puisque le mérite et le démérite ont pour but un bien ou un mal qu’on doit obtenir, les bons ne mériteront plus (parce que la bonne volonté ne sera pas en eux un mérite, mais une récompense), et les méchants ne démériteront pas non plus, parce que leur volonté mauvaise ne sera pas un démérite, mais une peine.

          Il faut répondre qu’à l’égard des damnés il faut distinguer ce qui aura lieu avant le jugement et après. Car tous avouent généralement qu’après le jour du jugement il n’y aura plus ni mérite, ni démérite. Et il en est ainsi, parce que le mérite ou le démérite se rapporte à un bien ou à un mal qu’on doit avoir ultérieurement. Mais après le jour du jugement, la consommation des bons et des méchants sera si parfaite qu’il n’y aura plus rien à ajouter ni en bien, ni en mal. La bonne volonté dans les bienheureux ne sera donc plus un mérite, mais une récompense ; et la volonté mauvaise ne sera plus dans les damnés un mérite, mais seulement une peine. Car les opérations des vertus existent principalement dan la félicité, et leurs contraires existent surtout dans la misère, comme le dit Aristote (Eth., liv. 1, chap. 9 et 10). — cependant il y en a qui disent qu’avant le jour du jugement les bienheureux méritent et que les damnés déméritent. Mais cela ne peut être par rapport à la récompense ou à la peine principale, puisque sous ce rapport, les uns et les autres sont arrivés au terme. Cependant cela peut être relativement à la récompense accidentelle ou à la peine secondaire, qui peuvent s’accroître jusqu’au jour du jugement (Saint Thomas a rétracté, du moins tacitement, cette opinion. Car il a enseigné plus tard positivement qu’après la mort il n’y avait plus ni mérite, ni démérite pour les bienheureux et les damnés. (Cf. 1a pars, quest. 62, art. 9, Réponse N°3, et 2a 2æ, quest. 13, art. 4, Réponse N°2)). C’est ce qui a lieu principalement dans les démons ou les bons anges, dont l’office mène les uns au salut, ce qui ajoute à la joie des anges bienheureux, et les autres à la damnation, ce qui augmente la peine des démons.

 

Article 7 : Les damnés peuvent-ils faire usage de la connaissance qu’ils ont eue dans ce monde ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés ne puissent faire usage de la connaissance qu’ils ont eue dans ce monde. Car on trouve dans l’étude de la science la plus grande jouissance. Or, il ne doit point y avoir de jouissance en eux. Ils ne pourront donc pas faire usage de la science qu’ils ont possédée auparavant d’après certaines études.

          Réponse à l’objection N°1 : Quoique l’étude de la science soit agréable par elle-même ; cependant elle peut être par accident une cause de tristesse, comme on le voit d’après ce que nous avons dit (dans le corps de l’article.), et c’est ainsi qu’il en sera pour les damnés.

 

          Objection N°2. Les damnés éprouvent de plus grandes peines que les peines de ce monde. Or, dans ce monde, quand on est en proie aux plus grands tourments, on ne peut s’appliquer aux conséquences spéculatives, en faisant abstraction des peines qu’on endure. On le peut donc beaucoup moins en enfer.

          Réponse à l’objection N°2 : Dans ce monde l’âme est unie à un corps corruptible ; ce qui fait que l’âme est empêchée de réfléchir par les afflictions corporelles ; mais dans la vie future l’âme ne sera pas ainsi l’esclave du corps, et quelles que soient les peines qu’endurent ce dernier, l’âme verra néanmoins toujours avec vérité les choses qui pourront être pour elle une cause de chagrin.

 

          Objection N°3. Les damnés sont soumis au temps. Or, l’étendue du temps est une cause d’oubli, comme on le voit (Phys., liv. 4, text. 128). Donc les damnés oublieront ce qu’ils ont su ici-bas.

          Réponse à l’objection N°3 : Le temps est une cause d’oubli par accident, selon que le mouvement dont il est la mesure est la cause du changement. Mais après le jour du jugement, le mouvement du ciel n’existera plus. On ne pourra donc pas oublier, quel que soit le temps qui s’écoule. D’ailleurs, avant le jour du jugement, l’âme séparée n’est pas non plus changée à l’égard de ses dispositions par le mouvement du ciel.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit au mauvais riche (Luc, 16, 25) : Rappelez-vous que vous avez reçu des biens pendant votre vie, etc. Ils auront donc présent à l’esprit ce qu’ils ont su ici-bas.

          Les espèces intelligibles subsistent dans l’âme séparée, comme nous l’avons dit (quest. 70, art. 2, Réponse N°3, et 1a pars, quest. 89, art. 5 et 6). Si donc ils ne pouvaient en faire usage, elles subsisteraient inutilement en eux.

 

          Conclusion Les damnés auront présentes à l’esprit les choses qu’ils ont sues, de manière qu’elles soient pour eux une cause de tristesse et non de joie.

          Il faut répondre que, comme raison de la béatitude parfaite des saints, il n’y aura rien en eux qui ne soit un motif de joie ; de même il n’y aura rien dans les damnés qui ne soit pour eux un motif et une cause de tristesse, et pour que leur misère soit consommée, ils ne manqueront d’aucune des choses qui puisse les rendre tristes. Or, la pensée de certaines choses que l’on connaît produit la joie sous un rapport, soit de la part des choses connues en raison de ce qu’on les aime, soit de la part de la connaissance elle-même, selon qu’on considère son imperfection ; comme quand on observe que l’on n’a pas la connaissance d’une chose qu’on désirait connaître parfaitement. Ainsi donc les damnés penseront actuellement aux choses qu’ils ont sues auparavant, et ces choses seront pour eux un motif de tristesse et non une cause de délectation. Car ils penseront aux maux qu’ils ont fait et qui les ont fait damner et aux biens agréables qu’ils ont perdus, et ils seront tourmentés par ces deux choses. Ils seront aussi tourmentés parce qu’ils considéreront que la connaissance qu’ils ont eue des choses spirituelles est imparfaite, et qu’ils ont perdu sa perfection souveraine qu’ils pouvaient acquérir.

 

Article 8 : Les damnés penseront-ils à Dieu quelquefois ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés penseront à Dieu quelquefois. Car on ne peut haïr en acte que la chose à laquelle on pense. Or, les damnés haïront Dieu, comme on le voit (Sent., 4, dist. ult.). Ils penseront donc à lui quelquefois.

          Réponse à l’objection N°1 : Les damnés ne haïssent Dieu qu’en raison de ses punitions et de la défense de ce qui est conforme à leur volonté mauvaise. Ils ne le considéreront qu’en tant qu’il est l’auteur de ces punitions et de ces défenses.

 

          Objection N°2. Les damnés auront le remords de la conscience. Or, la conscience éprouve des remords à l’égard de ce que l’on a fait contre Dieu. Ils penseront donc à Dieu quelquefois.

 

          Mais c’est le contraire. La pensée la plus parfaite de l’homme est celle qui a Dieu pour objet. Or, les damnés seront dans l’état le plus imparfait. Ils ne penseront donc pas à Dieu.

 

          Conclusion Les damnés ne peuvent d’aucune manière penser à Dieu en lui-même, c’est-à-dire selon qu’il est le principe de la bonté, mais ils y penseront par accident, c’est-à-dire par rapport à ses effets selon qu’il les punit ou qu’il produit quelque chose de semblable.

          Il faut répondre que l’on peut considérer Dieu de deux manières : 1° en lui-même et selon ce qui lui est propre, c’est-à-dire selon qu’il est le principe de la bonté de tout être. On ne peut y penser ainsi d’aucune manière sans plaisir ; par conséquent les damnés n’y penseront pas. 2° On peut y penser selon ce qui lui est pour ainsi dire accidentel, c’est-à-dire dans ses effets, comme les punitions qu’il inflige ou d’autres choses semblables. La pensée de Dieu, considérée de la sorte, peut inspirer de la tristesse, et c’est ainsi que les damnés y penseront.

          La réponse à la seconde objection est par là même évidente ; parce que la conscience n’a de remords au sujet du péché que parce qu’il est contraire au précepte divin.

 

Article 9 : Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux ?

 

          Objection N°1. Il semble que les damnés ne voient pas la gloire des bienheureux. Car la gloire des bienheureux est plus éloignée d’eux que les choses qui se passent en ce monde. Or, ils ne voient pas ce qui nous concerne ; d’où saint Grégoire dit (Mor., liv. 12, chap. 14) sur ces paroles de Job (14, 21) : Que ses enfants soient dans l’éclat, etc. : Comme ceux qui vivent encore ignorent en quel lieu sont les âmes des morts ; de même les morts qui ont vécu corporellement ignorent comment se passe la vie de ceux qui sont sur la terre. Ils peuvent donc beaucoup moins voir la gloire des bienheureux.

          Réponse à l’objection N°1 : Les choses qui se passent en cette vie n’affligeraient pas autant les damnés dans l’enfer, s’ils les voyaient, Que la vue qu’il ont de la gloire des saints. C’est pour cela qu’on ne leur montre pas ce qui se passe sur la terre, comme la gloire des saints, quoique parmi les choses d’ici-bas on leur montre aussi celles qui peuvent leur causer de la tristesse.

 

          Objection N°2. Ce qui est accordé aux saints ici-bas comme une grande faveur ne sera jamais accordé aux damnés. Or, il a été accordé à saint Paul comme une grande faveur de voir cette vie dans laquelle les saints vivent éternellement avec Dieu, comme on le voit (2 Cor., chap. 12) d’après la glose. Les damnés ne verront donc pas la gloire des saints.

          Réponse à l’objection N°2 : Saint Paul a vu cette vie dans laquelle les saints vivent avec Dieu, en l’éprouvant et en espérant qu’il en jouira plus parfaitement plus tard, ce qui n’est pas accordé aux damnés. C’est pour cela qu’il n’y a pas de parité.

 

          Mais c’est le contraire. Il est dit (Luc, chap. 16) que le riche qui était dans les tourments vit Abraham et Lazare dans son sein.

 

          Conclusion Les damnés avant le jour du jugement voient les bons dans la gloire, mais après le jour du jugement ils seront privés de la vue des bienheureux.

          Il faut répondre que les damnés, avant le jour du jugement, verront les bienheureux dans la gloire, non de manière à connaître ce qu’est leur gloire, mais ils sauront seulement qu’elle est inestimable, et ils en seront troublés, soit parce que l’envie les affligera de leur félicité, soit parce qu’ils l’ont perdue eux-mêmes. D’où il est dit des impies (Sag., 5, 2) : En voyant la gloire des élus ils seront frappés d’une frayeur horrible. Mais après le jour du jugement ils seront absolument privés de la vision des bienheureux ; cependant leur peine n’en sera pas diminuée, mais elle sera plutôt augmentée, parce qu’ils auront le souvenir de la gloire des bienheureux qu’ils auront vue dans le jugement ou avant, et ce sera pour eux un tourment. Ils seront en outre affligés de ce qu’ils verront qu’ils sont jugés indignes de jouir de la gloire que les saints méritent de posséder.

 

Copyleft. Traduction de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52, rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications, il s’était glissé dans ce fichier des phrases non issues de la traduction de l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec l’email figurant sur la page d’accueil de JesusMarie.com, pour que nous puissions les retirer. JesusMarie.com accorde la plus grande importance au respect de la propriété littéraire et au respect de la loi en général. Aucune évangélisation catholique ne peut être surnaturellement féconde sans respect de la morale catholique et des lois justes.