Saint Thomas d’Aquin - Somme Théologique
Supplément =
5ème partie
Les questions que nous avons ici
renvoyées forment les questions 71 et 72 dans l’édition de Nicolaï. Ayant été
omises par les auteurs du supplément, cet éditeur répara cette omission et combla
ainsi une lacune assez considérable ; mais nous avons mieux aimé, malgré leur
importance, à l’exemple de l’édition de Venise, les reporter à la fin du
volume, pour ne pas troubler l’ordre indiqué dans toutes les tables.
Question 100 : De l’état des âmes qui sortent de ce monde
avec le péché d’orgueil seul
Nous
devons ensuite nous occuper en particulier des différentes manières d’être des
âmes qui se séparent du corps suivant la diversité de leur état. Nous parlerons
des âmes qui sont sorties de ce monde avec la seule faute originelle. A cet
égard deux questions se présentent : 1° Ces âmes sont-elles affligées par la
peine du feu ? (Cette question est empruntée comme toutes celles du supplément
au Commentaire de saint Thomas sur le maître des sentences (Sent., 2, dist. 33, quest. 2, art. 1).)
— 2° Souffrent-elles en elles-mêmes une affliction spirituelle ?
Article
1 : Les âmes qui meurent avec le péché originel seul souffrent-elles du feu
corporel ou sont-elles affligées par la peine du feu ?
Objection
N°1. Il semble que les âmes qui n’ont que le péché originel souffrent du feu
corporel ou soient affligés de la peine du feu. Car saint Augustin dit (Fulgent., De fide ad Pet., chap. 28) : Soyez très sûrs et ne doutez
nullement que les enfants qui sont sortis de ce monde sans le sacrement de
baptême doivent être punis du supplice éternel. Or, un supplice désigne une
peine sensible. Les âmes qui meurent avec le seul péché originel souffrent donc
du feu corporel ou sont affligées par la peine du feu.
Réponse
à l’objection N°1 : Dans ce passage le mot supplice
ne désigne pas une peine sensible, mais il signifie seulement la peine du dam
qui est une privation de la vision divine ; comme dans l’Ecriture on désigne
ordinairement sous le nom de feu toute espèce de peine.
Objection
N°2. Une faute plus grave mérite une plus grande peine. Or, le péché originel
est plus grave que le péché véniel ; car il détourne davantage de Dieu par là
même qu’il enlève la grâce , tandis que le péché
véniel est compatible avec la grâce elle-même ; et de plus le péché originel
est puni par la peine éternelle au lieu que le péché véniel n’est puni que par
une peine temporelle. Donc, puisque le péché véniel mérite la pine du feu, à
plus forte raison le péché originel.
Réponse
à l’objection N°2 : Parmi tous les péchés le péché originel est le moindre,
parce qu’il a le moins de volontaire ; car il n’est pas volontaire d’après la
volonté individuelle de la personne, mais il l’est seulement d’après la volonté
du principe de sa nature. Au contraire le péché actuel, et même le péché véniel
est volontaire de la volonté de celui en qui il existe ; c’est pour cela que le
péché originel mérite une peine moindre que le péché véniel. Peu importe
d’ailleurs que le péché originel ne soit pas compatible avec la grâce. Car la
privation de la grâce n’a pas la nature d’une faute, mais d’une peine, à moins
qu’elle ne soit un effet de la volonté. Par conséquent où le volontaire est
moindre, la faute est aussi moins grave. On ne peut pas non plus arguer quelque
chose de ce que le péché actuel véniel ne mérite qu’une peine temporelle. Car
cela a lieu par accident en raison de celui qui meurt dans le péché véniel a une grâce si grande que par sa vertu il expie sa peine.
Mais si le péché véniel était dans quelqu’un sans la grâce il recevrait une
peine éternelle.
Objection
N°3. Les péchés sont punis plus sévèrement après cette vie que sur cette terre
où la miséricorde s’exerce. Or, en cette vie la peine sensible répond au péché
originel ; car les enfants qui n’ont que ce péché subissent beaucoup de peines
sensibles et avec justice. Il mérite donc aussi la peine sensible après cette
vie.
Réponse
à l’objection N°3 : Il ne faut pas raisonner sur la peine sensible avant la
mort comme après. Car avant la mort la peine sensible résulte de la vertu de la
nature de l’agent, soit qu’elle soit intérieure, comme la fièvre ou toute autre
souffrance semblable, soit qu’elle soit extérieure, comme une brûlure ou
d’autres accidents de cette nature. Mais après la mort rien n’agira par la
vertu de la nature, tout sera exclusivement subordonné à la justice divine ;
soit qu’il s’agisse de l’âme séparée sur laquelle il est constant que le feu ne
peut agir naturellement ; soit qu’il s’agisse aussi du corps après la
résurrection, parce qu’alors toute action naturelle cessera, avec la cessation
du mouvement du premier mobile qui est la cause de tous les mouvements du corps
et de toutes leurs altérations.
Objection
N°4. Comme il y a aversion et conversion dans le péché actuel (C’est-à-dire
qu’on se détourne de Dieu, ce que saint Thomas appelle aversion, et qu’on se
tourne vers la créature, ce qu’il appelle conversion.) ; de même il y a dans le
péché originel quelque chose qui répond à l’aversion c’est la privation de la
justice originelle, et quelque chose qui répond à la conversion, c’est la
concupiscence. Or, le péché actuel méritant la peine du feu en raison de la
conversion, le péché originel la mérite donc aussi en raison de la
concupiscence.
Réponse
à l’objection N°4 : La douleur sensible répond à la délectation sensible qui
existe dans la conversion actuelle (Cette conversion par laquelle le pécheur se
tourne vers les créatures et s’y complaît.) du péché ; mais la concupiscence
habituelle qui se trouve dans le péché originel n’a pas de jouissance ; et
c’est pour cela qu’il n’y a pas de douleur sensible qui lui réponde à titre de
peine.
Objection
N°5. Les corps des enfants seront après la résurrection passibles ou
impassibles. S’ils sont impassibles, comme aucun corps humain ne peut être
impassible que par la dot de l’impassibilité (à l’exemple des bienheureux), ou
en raison de la justice originelle (tel que dans l’état d’innocence), il
s’ensuit que les corps des enfants auront la dot de l’impassibilité, et que par
conséquent ils seront glorieux et qu’il n’y aura pas de différence entre les
enfants baptisés et ceux qui ne le sont pas, ce qui est hérétique ; ou bien ils
auront la justice originelle, et dans ce cas ils n’auront pas le péché originel
et ils ne seront pas punis pour lui, ce qui est également hérétique. S’ils sont
passibles, tout ce qui est passible souffre nécessairement à la présence de ce
qui est actif ; ils souffriront donc une peine sensible en présence des corps
sensibles actifs.
Réponse
à l’objection N°5 : Les corps des enfants ne seront pas impassibles parce
qu’ils seront incapables de souffrir, mais ils le seront parce qu’il n’y aura
pas d’agent extérieur qui agisse sur eux. Car après la résurrection il n’y aura
pas de corps qui agisse sur un autre, surtout pour le corrompre par l’action de
sa nature, mais il n’y aura d’action que pour punir selon l’ordre de la justice
divine. Par conséquent les corps qui n’auront pas mérité la peine sensible
d’après la justice divine ne la souffriront pas. Mais les corps des saints
seront impassibles, parce qu’ils seront dans l’impossibilité de souffrir, et
c’est pour cela que l’impassibilité sera en eux une dot, tandis qu’il n’en sera
pas de même pour les enfants.
Mais
au contraire. Saint Augustin dit (Ench., chap. 93)
que la peine des enfants qui n’ont que le péché originel sera la plus douce de
toutes. Or, il n’en serait pas ainsi s’ils étaient tourmentés par une peine
sensible, parce que la peine du feu de l’enfer est la plus grave. Ils
n’éprouveront donc pas une peine sensible.
La
violence de la peine sensible répond à la gravité de la faute (Apoc., 18, 7) : Elle sera tourmentée et affligée en proportion de ce qu’elle se sera
glorifié et qu’elle aura vécu dans les délices. Or, dans le péché originel
il n’y a pas de délectation, puisqu’il n’y a pas d’opération ; car la
délectation est une conséquence de l’opération, comme le dit Aristote (Eth., liv. 10, chap. 4). La peine du feu
n’est donc pas due au péché originel.
Saint
Grégoire de Nazianze (orat.
40 in sanct. baptisma) distingue
trois genres de personnes qui ne sont pas baptisées : ceux qui ont méprisé le
baptême, ceux qui l’ont différé par négligence jusqu’à la fin de vie et qui ont
été frappés par une mort imprévue, ceux qui ne l’ont pas reçu, sans qu’il y ait
de leur faute, comme les enfants. A l’égard des premiers il dit qu’ils
endureront le châtiment non seulement des autres péchés qu’ils ont faits, mais
encore du baptême qu’ils ont méprisé. Pour les seconds, il dit qu’ils seront
légèrement punis pour leur négligence, mais que leurs peines seront plus
légères que celles des premiers. Mais au sujet des derniers il ajoute que le
juste et éternel juge ne leur donnera pas la gloire et du ciel et qu’il ne les
condamnera pas non plus au supplice éternel de l’enfer, parce que quoiqu’ils
n’aient pas reçu le caractère du baptême, ils n’ont cependant ni perversité ni
malice, et ils ont subi la perte du baptême plutôt qu’ils n’en ont été les
auteurs. Il rend compte aussi du motif pour lequel ils ne parviendront pas à la
gloire céleste, quoiqu’ils ne subissent pas des peines éternelles telles que
celles des damnés : c’est, dit-il, parce qu’il y a un milieu entre ces deux
choses ; celui qui ne mérite pas l’honneur ou la gloire n’est pas immédiatement
digne du supplice ; ou réciproquement celui qui ne mérite pas le supplice n’est
pas digne d’obtenir immédiatement l’honneur ou la gloire.
Conclusion
Puisque le péché originel ne se contracte pas par la corruption d’un bien qui
est une conséquence de la nature, mais par la corruption d’un bien qui y est
surajouté, sa propre peine consiste dans la privation seule de ce bien qui est
supérieur à la nature.
Il
faut répondre que la peine doit être proportionnée à la faute, selon la pensée
du prophète (Is., 28, 8) : Lorsque vous l’aurez rejetée, vous la jugerez en lui rendant mesure
pour mesure. Or, le défaut qui est transmis par l’origine et qui a la
nature de la faute n’est pas produit par la soustraction ou la corruption d’un
bien qui découle de la nature humaine d’après ses principes, mais il est
produit par la soustraction ou la corruption d’un bien qui était surajouté à la
nature. Cette faute n’appartient à l’individu qu’en raison de ce qu’il a une
nature qui a été privée d’un bien qui avait d’abord été destiné à exister en
elle et qui pouvait y être conservé. C’est pourquoi il ne mérite pas une autre
peine que la privation de cette fin à laquelle se rapportait le don qui lui a
été enlevé et que la nature humaine ne pouvait atteindre par elle-même. Or,
cette fin c’est la vision divine. C’est pour cela que la privation de cette
vision est la peine propre et exclusive du péché originel après la mort. Car si
on infligeait après la mort une autre peine sensible pour le péché originel,
l’individu ne serait pas puni en proportion de sa faute, parce que la peine
sensible appartient à ce qui est propre à la personne, puisque cette peine est
produite par une affection personnelle. Ainsi comme la faute n’est pas résultée
de son opération, de même la peine ne doit pas consister dans une souffrance
quelconque, mais elle doit se borner à la privation de ce que la nature ne peut
atteindre par elle-même. Mais à l’égard des autres perfections et des autres
qualités qui résultent de la nature humaine en vertu de ses principes, ceux qui
seront damnés pour le péché originel ne subiront aucune perte.
Article
2 : Ces âmes souffrent-elles une affliction spirituelle à cause de l’état dans
lequel elles sont ?
Objection
N°1. Il semble que ces âmes souffrent une affliction spirituelle à cause de
l’état dans lequel elles sont. Car, comme le dit saint Chrysostome (Hom. 23 in Matth.), la peine de
la privation de la vue de Dieu sera plus grave dans les damnés que les
souffrances que le feu de l’enfer leur fera endurer. Or, ces âmes seront
privées de la vision divine. Elles en éprouveront donc une affliction
spirituelle.
Réponse
à l’objection N°1 : Ceux qui sont damnés pour une faute actuelle et qui ont
joui de leur libre arbitre, ont eu ce qu’il fallait pour arriver à la vie
éternelle, tandis qu’il n’en est pas de même des enfants, comme nous l’avons
dit ; c’est pourquoi la raison n’est pas la même pour les uns et les autres.
Objection
N°2. La privation de ce qu’on veut avoir ne peut avoir lieu sans affliction.
Or, ces âmes voudraient avoir la vision divine ; autrement leur volonté serait
actuellement perverse. Donc puisqu’elles n’ont pas cette vision, il semble
qu’elles en éprouvent de l’affliction.
Réponse
à l’objection N°2 : Quoique la volonté ait pour objet ce qui est possible et ce
qui est impossible, comme le dit Aristote (Eth., liv. 3,chap. 4 et 5) ; cependant la
volonté réglée et complète n’a pour objet que les choses à l’égard desquelles
on est en rapport de quelque manière. Si on vient à faillir à l’égard de cette
volonté on s’en afflige, mais on ne s’attriste pas si o vient à faillir à
l’égard de la volonté qui a pour objet l’impossible et qu’on doit appeler une
velléité plutôt qu’une volonté, parce qu’on ne veut pas ces choses absolument.
Mais on les voudrait, si cela était possible.
Objection
N°3. Si on dit qu’elles n’en sont pas affligées parce qu’elles savent qu’elles
n’en ont pas été privées par leur faute ; on peut ainsi insister. L’exemption
de la faute n’affaiblit pas la douleur de la peine, mais elle l’augmente. Car
si on est déshérité ou mutilé sans que ce soit de sa faute, on n’en est pas
pour cela moins affligé. Par conséquent quoique ces âmes ne soient pas privées
par leur propre faute d’un aussi grand bien, leur douleur n’en est pas pour
cela diminuée.
Réponse
à l’objection N°3 : Tout le monde est destiné à posséder son propre patrimoine
ou les membres de son corps. Il n’est donc pas étonnant si on s’afflige de leur
perte, soit qu’on en soit privé par sa faute, soit par la faute d’un autre.
D’où il est évident qu’il n’y a pas de parité.
Objection
N°4. Ce que les enfants baptisés sont au mérite du Christ, les enfants non
baptisés le sont au démérite d’Adam. Or, les enfants baptisés obtiennent par le
mérite du Christ la récompense de la vie éternelle. Donc ceux qui ne sont pas
baptisés souffrent de ce qu’ils sont privés de la vie éternelle par le démérite
d’Adam.
Réponse
à l’objection N°4 : Le don du Christ surpasse le péché d’Adam, comme le dit
saint Paul (Rom., chap. 5). Il n’est
donc pas nécessaire que les enfants qui ne sont pas baptisés aient autant de
mal que ceux qui sont baptisés ont de bien.
Objection
N°5. On ne peut pas être éloigné de ce que l’on aime sans douleur. Or, les
enfants auront de Dieu une connaissance naturelle, et pour la même raison ils
l’aimeront naturellement. Donc puisqu’ils ont été séparés de lui
perpétuellement, il semble qu’ils ne puissent pas souffrir cette séparation
sans douleur.
Réponse
à l’objection N°5 : Quoique les enfants morts sans baptême soient séparés de
Dieu quant à cette union qui est l’effet de la gloire ; ils n’en sont cependant
pas séparés absolument et même ils lui sont unis par la participation des biens
naturels. C’est pourquoi ils pourront se réjouir de lui d’après leur
connaissance et leur amour naturels (Ce qui suit a été ajouté par Nicolaï.). Cependant
ils ne s’en réjouiront pas comme l’entendaient faussement les pélagiens qui
leur assignaient une vie bienheureuse ; parce qu’ils ne croyaient pas que leur
nature eût subi aucune perte et qu’ils ne reconnaissaient pas en eux le péché
originel. Car d’après leur sentiment les enfants morts étaient absolument
exempts de toute peine, comme si Adam n’eût pas péché ; parce que son péché
n’avait fait passer aucune espèce de corruption dans ses descendants, ni dans
la nature issue de sa personne. C’est pourquoi ils ne distinguaient pas cette
joie des enfants de celle des adultes ; sinon que ces derniers recevaient pour
les bonnes œuvres qu’ils avaient faites en acte une récompense particulière
qu’ils désignaient sous le nom de royaume des cieux et dont le Christ excluait
ceux qui n’étaient pas baptisés. Mais saint Thomas n’admet ici qu’une joie
naturelle qui n’exclut pas la peine du dam ou la privation de la vision
béatifique.
Mais
au contraire. Si les enfants non baptisés éprouvent une douleur intérieure après
la mort, ils s’affligeront de leur faute ou de leur peine. S’ils s’affligent de
leur faute, puisqu’ils ne peuvent plus s’en purifier, cette douleur les
conduira au désespoir. C’est cette douleur qu’on appelle dans les damnés le ver
rongeur de la conscience. Les enfants auront donc ce ver rongeur, et par
conséquent leur peine ne serait pas la plus douce, comme le dit saint Augustin.
S’ils s’affligent de leur peine, puisque cette peine leur est infligée par Dieu
avec justice, leur volonté serait donc en opposition avec la volonté divine, et
par conséquent elle serait actuellement dépravée, ce qu’on n’accorde pas. Ils
n’éprouveront donc aucune douleur.
La
droite raison ne souffre pas qu’on se trouble pour une chose que l’on n’a pas
été à même d’éviter ; c’est pour cela que Sénèque démontre (epist.
85 et De ira, liv. 2, chap. 6) que le
sage ne se trouble jamais. Or, il y a dans les enfants une raison droite
qu’aucun péché actuel n’a faussée. Ils ne se troubleront donc pas de ce qu’ils
souffrent une peine qu’ils n’ont pu d’aucune manière éviter.
Conclusion
Puisque dans les enfants qui meurent sans avoir reçu le baptême il n’y a pas eu
lieu d’obtenir la vie ou la gloire éternelle, et qu’ils n’ont pas encouru sa
privation par leur propre faute, ils n’éprouveront de cette privation aucune
affliction intérieure, comme ils ne souffriront non plus aucune peine
extérieure.
Il
faut répondre qu’à ce sujet il y a trois sortes d’opinion. Car il y en a qui
disent que ces enfants n’éprouveront aucune douleur ; parce qu’il y a en eux
une raison tellement obscurcie, qu’ils ne connaissent pas la perte qu’ils ont
faite. Mais il ne semble pas probable que l’âme séparée du corps ne connaisse
pas au moins les choses que l’on peut découvrir au moyen de la raison, et même
qu’elle n’en connaisse pas beaucoup plus. — C’est pourquoi il y en a d’autres
qui disent qu’il y a en eux une connaissance parfaite des choses qui ne
dépassent pas la raison naturelle, et qu’ils connaissent Dieu, qu’ils sont
privés de sa vue et qu’ils en ressentent de la douleur, mais que leur douleur
sera adoucie, parce que ce n’est point par leur volonté propre qu’ils n’ont
encouru la faute pour laquelle ils ont été damnés. Mais cela ne paraît pas non
plus probable ; car on ne peut éprouver une faible douleur de la perte d’un
aussi grand bien, surtout quand on n’a aucune espérance de le recouvrer. Leur
peine ne serait donc pas la plus douce. D’ailleurs la raison qui fait qu’ils ne
seront punis par aucune douleur sensible extérieure fait aussi qu’ils ne
doivent éprouver aucune peine intérieure ; parce que la douleur de la peine
répond à la délectation de la faute, et comme il n’y a aucune délectation dans
le péché originel, il ne doit y avoir non plus aucune douleur dans son
châtiment. — C’est pour ce motif que d’autres disent qu’ils auront une
connaissance parfaite des choses qui sont du domaine de la connaissance naturelle
et qu’ils sauront qu’ils ont été privés de la vie éternelle et la cause pour
laquelle ils ont été exclus ; mais qu’ils n’en seront pour cela affligés
d’aucune manière ; mais il faut voir comment cela peut se faire. — Il faut que
observer que quand on a une raison droite, on ne s’afflige pas de n’avoir pas
une chose qui soit supérieure à ses facultés, mais on s’afflige seulement de
n’avoir pas ce que l’on était à même d’obtenir de quelque manière. Ainsi aucun
homme sage ne s’afflige de ne pouvoir voler comme un oiseau, ou de n’être pas
roi ou empereur lorsque cela ne lui est pas dû ; mais il s’affligerait s’il
était privé d’une chose qu’il était capable d’acquérir de quelque manière. Je
dis donc que tout homme qui a l’usage du libre arbitre est en état d’obtenir la
vie éternelle, parce qu’il peut se préparer à la grâce au moyen de laquelle il
méritera. C’est pourquoi si on vient à la manquer on éprouvera la plus grande
douleur, parce qu’on perdra ce qu’on eût pu acquérir. Mais les enfants n’ont
jamais été en état d’avoir la vie éternelle, parce qu’elle ne leur était pas
due d’après les principes de la nature, puisqu’elle surpasse toutes les
facultés naturelles, et qu’ils n’ont pas pu faire d’actes propres au moyen
desquels ils puissent obtenir un aussi grand bien. C’est pourquoi ils ne
s’affligeront point du tout de la privation de la vision divine ; ils se
réjouiront plutôt de la grande participation qu’ils auront à la bonté divine et
aux perfections naturelles. On ne peut pas dire que s’ils n’ont pas été aptes à
gagner la vie éternelle par leur action propre, ils l’ont été du moins par
l’action de ceux au milieu desquels ils se trouvaient, parce qu’ils n’ont pas
pu être baptisés par les autres, comme le sont une foule d’enfants dans le même
état et qui ont ainsi obtenus la vie éternelle. Car c’est le fait d’une grâce
surabondante qu’on soit récompensé sans aucun acte propre. Le défaut de grâce
ne produit donc pas plus la tristesse dans les enfants morts sans baptême que
dans les sages la privation de beaucoup de grâces qu’ils ne reçoivent pas et
qui sont accordées à d’autres de leurs semblables.
Copyleft. Traduction
de l’abbé Claude-Joseph Drioux et de JesusMarie.com qui autorise toute personne à copier et à rediffuser par
tous moyens cette traduction française. La Somme Théologique de Saint Thomas
latin-français en regard avec des notes théologiques, historiques et
philologiques, par l’abbé Drioux, chanoine honoraire de Langres, docteur en
théologie, à Paris, Librairie Ecclésiastique et Classique d’Eugène Belin, 52,
rue de Vaugirard. 1853-1856, 15 vol. in-8°. Ouvrage honoré des
encouragements du père Lacordaire o.p. Si par erreur, malgré nos vérifications,
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l’abbé Drioux ou de la nouvelle traduction effectuée par JesusMarie.com, et
relevant du droit d’auteur, merci de nous en informer immédiatement, avec
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