SAINT VINCENT DE PAUL

 

ENTRETIENS

AUX FILLES DE LA CHARITÉ

Pierre COSTE

Tome X.

 

61. — ENTRETIEN DU 23 JUILLET 1654

A QUATRE SŒURS ENVOYÉES A SEDAN

Le jeudi 23e jour de juillet 1654, Monsieur Vincent, notre très honoré Père, donna ses instructions à nos quatre sœurs Anne Hardemont, Françoise Cabry, Jeanne-Marie et Anne Thibault, la veille de leur départ à Sedan, où elles allaient pour assister les pauvres malades.

Mes chères sœurs, vous êtes donc choisies pour aller soulager les pauvres blessés au service du roi, et pour cela je crois qu’il sera bon de voir les raisons que vous avez de vous donner à Dieu pour bien vous en acquitter.

La première est que vous êtes choisies ; et de qui, mes sœurs ? Ah ! c’est de Dieu, qui s’est adressé à vous. Quoiqu’il y ait bien des filles à Sedan et aux lieux circonvoisins, on n’a pas jeté les yeux sur elles. Ce n’est donc pas aux filles de Sedan qu’il s’adresse, c’est aux Filles de la Charité entre toutes celles de la France, et à vous, mes filles, entre toutes vos sœurs. Voilà ma première raison.

Une autre est que c’est une sainte action qui doit être faite parfaitement. Vous me pourriez demander :

Document 1. — Dossier de la Mission, copie authentiquée prise le 22 janvier 1712 à l’occasion du procès de béatification.

 

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"Où trouvez-vous cela ?" C’est le Saint-Esprit qui le dit dans la sainte Écriture. Tout bon œuvre vient de Dieu. Or, s’il en est un bon, c’est celui de servir les malades d’autant qu’il surpasse les autres en valeur. C’est Dieu qui vous appelle là, puisque c’est pour y faire du bien ; car c’est lui qui appelle au bien tous ceux qui s’y portent ; mais c’est le diable qui appelle au mal, et le monde aussi. O Sauveur ! comment peut-on entendre ces paroles sans fondre en larmes : "Je vais faire ce qu’un Dieu a fait sur la terre !" Quel bonheur plus grand que celui-là ! Il n’y en a point, mes sœurs.

Une troisième raison, c’est que c’est la reine qui vous a demandées. Quoi ! mes sœurs, qui sommes-nous pour être dans la mémoire de la plus grande reine du monde, nous qui sommes de pauvres et chétives créatures, ou, pour mieux dire, des gueux ! Oui, mes filles, et vous et moi. Par conséquent nous avons grand sujet de nous humilier. Voilà donc un motif assez grand, que la reine vous mande, quoique celui-là ne soit point considérable au prix du bon plaisir de Dieu. Ah ! mes filles, le bon plaisir de Dieu, voilà ce qui vous oblige à vous y porter avec grande affection. Dieu veut que vous alliez soulager ces pauvres blessés, et votre but est de lui obéir, car que sont toutes les puissances de la terre à l’égard de Dieu ?

Voyons maintenant ce que vous devez faire pour que Dieu soit honoré. Je crois, mes sœurs, qu’il ne faut autre chose que la pratique des vertus qui composent votre esprit : la charité, l’humilité et la simplicité.

Pourquoi donc allez-vous dans ce lieu ? Pour faire ce que Notre-Seigneur a fait sur la terre. Il est venu pour réparer ce qu’Adam avait détruit, et vous allez à peu près dans le même dessein. Adam avait donné la mort au corps et causé celle de l’âme par le péché. Or, Notre-Seigneur nous a délivrés de ces deux morts, non

 

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pas que nous puissions éviter de mourir, cela est impossible, mais il nous exempte de la mort éternelle par sa grâce, et par sa résurrection il donne la vie à nos corps, car dans la sainte communion nous recevons le germe de la résurrection. Voilà donc, mes sœurs, comme Notre-Seigneur a fait le contraire de ce que notre premier père avait fait.

Pour l’imiter, vous redonnerez la vie aux âmes de ces pauvres blessés par l’instruction, par vos bons exemples, par les exhortations que vous leur ferez pour les aider ou à bien mourir ou à bien revivre, s’il plaît à Dieu les remettre en santé. Pour les corps, vous leur redonnerez la santé par les remèdes, par vos soins et par les pansements. Et ainsi, mes chères sœurs, vous ferez ce que le Fils de Dieu a fait sur la terre. Ah ! quel bonheur !

Mais, afin d’honorer Dieu par vos actions, il faut que vous alliez là dans l’esprit de vraies Filles de la Charité et de mortification et non pas pour y prendre vos satisfactions, pour y chercher vos aises, l’estime, l’honneur, ou choses semblables. O mes sœurs, il faut bien vous garder de cela, car, au lieu de donner de la gloire à Dieu, vous la lui ôteriez en la prenant pour vous. Il faut mortifier l’honneur, référer à N.-S. celui qu’on vous donnera et fuir, tant que vous pourrez, les applaudissements.

Il faut encore de la mortification pour ne pas faire ce que vous voudriez. Au lieu d’aller à la messe, demeurez auprès de ce malade. Voilà l’heure de l’oraison ; si vous entendez les pauvres qui vous appellent, mortifiez-vous et quittez Dieu pour Dieu, encore qu’il faille faire tout ce que vous pourrez pour ne point omettre votre oraison, car c’est ce qui vous tiendra unies à Dieu ; et tant que cette union durera, vous n’aurez rien à craindre. Or, pour conserver cette union de charité

 

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avec Dieu, il faut vous tenir closes et renfermées dans votre intérieur, vous entretenant avec Notre-Seigneur.

Il faut encore la mortification, mes sœurs, pour souffrir les petites peines qui se pourront trouver dans vos exercices, et les plaintes que ces pauvres pourront faire de vous. Il faut vous y préparer, mes filles. Quand ces messieurs qui ont soin des blessés iront les voir, peut-être entendront-ils des plaintes de vous ; les blessés leur diront que vous n’avez pas soin d’eux, que vous les laissez là depuis le matin jusques à je ne sais quelle heure. Eh bien ! mes sœurs, il faut souffrir sans vous plaindre, n’allez point chercher des raisons pour vous justifier, oh ! non, jamais ! Si le roi, la reine, le cardinal vont à l’hôpital et qu’on leur fasse les mêmes plaintes, il le faut souffrir, dans la pensée que Dieu le permet ainsi, et ne rien dire. Voilà le moyen de vous enrichir de vertus et de rendre l’honneur à Dieu. Si vous étiez rudes, ne vouliez rien endurer, preniez tout au point d’honneur, oh ! vous malédifieriez extrêmement ceux qui verraient vos déportements ; ils vous auraient autant à mépris qu’ils vous estiment, et non sans raison ; car rien n’est si contraire aux Filles de la Charité que l’orgueil

Voilà, mes chères sœurs, ce que vous ferez là-bas ; mais, avant d’arriver, sur les chemins vous observerez l’ordre qu’on a accoutumé de tenir ; vous savez avec quelle modestie il faut vous comporter sur les chemins. Ne manquez point à vos exercices, faites votre oraison, et, quand il faudra finir, que l’une donne le signal aux autres.

Dans les entretiens, ne parlez point, s’ils sont mauvais ou inutiles s’ils sont bons, attendez d’être interrogées pour parler, d’autant que c’est contre la modestie et la bienséance de parler quand personne ne s’adresse à nous.

 

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Un bon docteur, qui allait en coche, il y a quelque temps, se conduisait comme il suit : quand on tenait de mauvais discours il ne disait rien, mais s’entretenait avec Dieu ; mais, quand on pariait de bonnes choses, il y contribuait à son rang. Il y en avait dans cette compagnie qui, ayant remarqué cela, se convertirent. Voilà ce que fit ce bon docteur par son exemple. Vous voyez combien il importe de bien édifier ceux avec qui l’on est. Oh ! il ne faut point que les filles parlent, si on ne leur parle.

Que vous êtes heureuses, mes chères sœurs, que Dieu vous ait choisies pour assister ces pauvres blessés ! Du moment où vous sortirez d’ici, vos bons anges compteront vos pas tout ce que vous direz, ferez et penserez vous sera compté devant Dieu. On connaît les grands dans le monde par leurs succès et le grand nombre de gens qui les accompagnent. Or, la vraie noblesse et grandeur consiste en la vertu, et, lorsque les âmes qui ont beaucoup travaillé pour Dieu vont au ciel après cette vie, toutes leurs bonnes œuvres les suivent, et plus elles sont excellentes et en grand nombre, plus elles font voir la grandeur de leurs âmes ; ce sont leurs dames d’honneur. O mes sœurs, que vous serez aises d’avoir assisté tant de pauvres quand vous comparaîtrez devant Notre-Seigneur !

A la fin de son exhortation, notre très honoré Père dit à la sœur servante :

C’est donc demain, ma sœur, que vous partez ?

— Oui, mon Père. Si nous avions pu trouver quelque voie pour aller plus tôt, nous serions parties. Madame la comtesse de Brienne me dit, quand je fus lui parler, que la reine priait Mademoiselle Le Gras de nous envoyer au plus vite et de n’avoir aucun soin de ses filles, parce qu’elle ne les laisserait manquer de rien.

— Vous a-t-elle donné l’argent pour aller là, ma sœur ?

 

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— Non, mon Père. Mademoiselle nous donnera ce qui nous sera nécessaire ; je crois que la reine le fera rendre. Quand nous allâmes à Châlons, l’on en usa de la sorte.

— Dieu soit béni, mes chères sœurs ! Je vous donnerai deux lettres de recommandation pour Reims. Vous verrez M. le grand vicaire ; je lui écrirai pour ce sujet et vous recommanderai à lui.

— Mon Père, vous plaît-il que je vous fasse une demande ? Ne serait-il pas bon que, quand nous serons arrivées, chacune ait sa charge et que la sœur qui a soin du linge en porte la clef ?

— Oh ! oui, mes sœurs, il le faut ainsi.

— Mon Père, avant que ma sœur Jeanne eût soin du linge à Châlons, nous en perdions beaucoup, et du jour où elle en eut la clef, quelques unes en avaient peine, à cause qu’il la fallait chercher pour avoir du linge, quand il était besoin.

— Voyez-vous, mes sœurs, il faut nécessairement qu’il y ait de l’ordre partout, et vous ne devez pas trouver mauvais que celle-ci ait une charge, et celle-là une autre.

— Mon Père, il y a quelquefois des pauvres si importuns que, quand une sœur leur a refusé une chose, ils la redemandent à une autre ; et quand la dernière la leur accorde, ils la louent, trouvent bien tout ce qu’elle fait, et quand les autres feraient le mieux du monde, cela ne vaut rien à leurs yeux. De là quelquefois de grands désordres et même de l’envie. Il en était de même à Châlons. Tout ce que les sœurs pouvaient attraper dans l’apothicairerie, elles le donnaient aux malades.

Ce qui nous pourrait encore beaucoup nuire, c’est si les sœurs se plaignaient les unes aux autres, ou même aux externes. Je suis bien aise de dire ceci devant nos

 

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sœurs, mon Père, parce que de là découle une très mauvaise estime de notre Compagnie.

— Jésus ! ma sœur, vous avez raison, je vous remercie de me parler ainsi, c’est la corde que je devais toucher. Vous devez, mes chères sœurs, ne jamais rien vouloir que ce que les autres désirent, et ne rien donner sans l’avis de ma sœur Anne car, autrement, ce serait la guerre entre vous : l’une serait aimée des malades, l’autre haïe ; l’une leur agréerait en tout, et les autres, à les entendre, ne feraient rien de bien. Oh ! il ne faut pas en user de la sorte.

Pour ces petites peines qui vous peuvent arriver, n’en parlez qu’à celle qui tient la place de Dieu ; mais aux autres, oh ! il ne faut jamais en parler, ni témoigner aucun signe. Du jour où l’on reconnaîtra quelque refroidissement entre vous, dès lors dites adieu à la bonne estime que l’on a de la Compagnie. C’est une des raisons qui vous doivent faire appréhender ce mal. Quoi ! être cause que l’on méprise ce qui était en si bonne odeur ! Gardez-vous bien de cela, mes sœurs. Je prie la bonté de Dieu qu’il vous donne son esprit pour faire ce saint œuvre selon son bon plaisir.

Benedictio Dei Patris…

 

62. — CONFÉRENCE DU 24 AOÛT 1654

SUR LES TENTATIONS

Mes chères sœurs, la conférence est sur les tentations ; elle se divise en trois points : le premier est des grands maux qui arrivent des tentations quand on en use mal, et des grands biens qu’on en retire quand on en fait

Entretien 62. — Cahier de la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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un bon usage, le deuxième, des tentations les plus dangereuses pour les Filles de la Charité ; et le troisième, des moyens de tirer profit des tentations et de n’en être point endommagé.

Ma fille, voyez-vous le mal que font les tentations ?

— Mon Père, il me semble que le premier mal est qu’elles nous font manquer à ce que nous avons promis à Dieu.

— Vous semble-t-il qu’il en puisse arriver du bien ?

— Oui, mon Père, quand on les prend bien.

— Savez-vous ce que c’est que tentation, ma fille ?

— Mon Père, il me semble que c’est ce qui nous porte au mal.

— Mes chères sœurs, il faut, pour savoir ce que c’est que tentation, faire attention à son contraire, qui est l’inspiration. La tentation est un mouvement qui nous porte au mal, et l’inspiration un autre mouvement qui nous porte au bien. Le diable nous porte au mal par la tentation, et Dieu nous porte au bien par l’inspiration. Vous êtes entrées dans la maison par l’inspiration ; vous n’en sortirez que par la tentation. Pour mieux entendre ceci, imaginez-vous deux femmes qui se trouvent avec une fille. L’une lui dira : "Ma fille ne hantez point les compagnies ; il y a trop de dangers ; fuyez la fréquentation de ce garçon ; elle est dangereuse." L’autre lui pourra dire : "Allez, allez, ma fille ; il faut vous réjouir et vous faire brave, hantez les compagnes pour vous faire connaître ; si vous saviez combien un tel garçon vous aime ! Ah ! qu’il vous estime ! Il parle toujours de vous !"

Par cet exemple, mes chères sœurs, vous voyez la différence entre l’inspiration et la tentation. L’une de ces femmes prétend porter cette fille à voir ce garçon, à s’adonner à la vanité et à se perdre. La bonne la porte à faire le bien, la méchante à faire le mal.

 

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Vous comprenez bien cela ; il n’est pas besoin d’en dire plus. Nous ne prétendons pas parler des inspirations ; nous parlons des tentations, qui nous portent au mal diversement, quelquefois sous ombre de bien. La femme qui veut porter la fille au mal ne le lui propose pas comme mal ; elle prétend l’attraper, sous apparence de bien, du contentement qu’elle recevra de ce garçon. Et ainsi Dieu, mes chères sœurs, porte au bien, et le diable porte au mal. Voyez la finesse du diable pour nous séduire : il fait paraître que le mal est du bien. C’est ce que nous dirons incontinent et le prouverons par exemples.

Or, mes chères sœurs, c’est le propre de Dieu de porter au bien toujours, et le propre du diable de porter au mal, aussi bien que la chair et le monde. La tentation, je rebats encore cela, est un mouvement qui nous porte au mal diversement. Le diable fait voir le mal tout ouvertement quelquefois ; mais, pour l’ordinaire, il le propose sous ombre de bien.

Ma sœur, qu’est-ce que tentation et inspiration ?

— Mon Père, il me semble que l’inspiration est une bonne pensée qui nous porte au bien, et la tentation une mauvaise qui nous porte au mal.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Et vous, ma sœur, qui vous a mue à venir ici ?

— Mon Père, c’est Dieu qui me l’a inspiré.

— C’est bien dit, ma fille, tout le bien que nous faisons c’est par l’inspiration, et tout le mal par la tentation. Personne n’est sauvé que par l’inspiration et le bon usage que l’on en fait ; et personne n’est damné que par les tentations.

Ma fille, nos bonnes sœurs qui sont au ciel maintenant ont-elles été tentées ?

— Oui, mon Père.

— Hélas ! qui doute, mes chères sœurs, qu’elles l’aient été ?

 

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Plus peut-être que pas une de vous ? Quelle différence y a-t-il donc entre ces bonnes sœurs et celles qui sont sorties de la Compagnie ? Ah ! c’est qu’elles ont mal usé de la tentation, et celles qui sont au ciel en ont bien usé.

Retenez bien cela, mes sœurs, et pensez-y quand vous vous sentirez portées à quelque mal : si je consens à la tentation, voilà le péché que je commets ; si j’en use, je mériterai beaucoup.

Ma sœur, les tentations sont-elles toujours mauvaises ?

— Oui, mon Père.

— Oui, ma fille, elles sont toujours mauvaises en un sens et procèdent d’un mauvais principe, car le diable, qui nous les envoie, pré tend nous perdre. C’est pourquoi vous avez eu raison de me faire telle réponse. Les tentations sont toujours mauvaises de la part du diable. Ma fille, les tentations ne peuvent-elles pas profiter ?

— Oui, mon Père, beaucoup de saints ont été sanctifiés par celles qu’ils ont surmontées.

— Mes sœurs, les raisons que nous avons de craindre et de fuir les tentations, c’est que le dessein du diable est de nous porter au péché et de nous perdre. Et nous les devons supporter avec patience, parce que le dessein de Dieu, qui permet la tentation, est de nous en faire tirer profit. N’avez-vous jamais oui dire ce qui se remarque de la vipère ? C’est un venin ; il suffit d’en manger une petite pour en mourir. Mais, si elle est bien accommodée, c’est un des plus excellents mangers qu’on puisse désirer. Il en est de même des tentations, quand on les prend bien.

Et vous, ma fille, pensez-vous que les saints aient été tentés ?

— Oui, mon Père.

— Et nos bonnes sœurs qui sont bienheureuses ont-elles été tentées ?

 

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— Oui, mon Père.

— Et celles qui sont sorties d’ici, l’ont-elles été ?

- Oui, mon Père.

- Et d’où vient que les tentations ont profité aux unes et ont nui aux autres ?

— Mon Père, c’est que Dieu leur a donné la grâce d’en faire profit.

— Voilà une bonne parole. Dieu vous bénisse, ma fille !

Le Saint des saints a-t-il été tenté, ma sœur ?

— Oui, mon Père.

— Oui, mes chères sœurs, le Saint des saints a été tenté ; le Fils de Dieu n’a pas été exempt. Que le diable est hardi de s’être adressé au Saint des saints ! Faut-il s’étonner qu’il ait tenté les hommes, puisqu’il s’est attaqué à Notre-Seigneur ! Le voyant tout abattu de la faim dans le désert, il commença à le tenter de gourmandise et lui dit : "Change ces pierres en pain." Il lui demanda encore de se précipiter du haut d’une montagne en bas ; qui était une tentation d’orgueil. Or sus, ce serait trop long à vous dire. Donc, mes chères sœurs, les saints sont saints par le bon usage des tentations.

Et vous, ma sœur, pourquoi Dieu permet-il que ses serviteurs et servantes soient tentés ?

— Je crois, mon Père, que c’est pour les exercer.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! C’est pour nous exercer et pour nous faire saints. Saint Paul nous l’apprend quand il dit de lui-même qu’il était tenté et affligé d’une horrible tentation de la chair, quand il dépeint les combats que la chair lui livrait. Nous autres, qui sommes du monde, nous tâchons de cacher nos fautes, et les saints les découvraient pour montrer qu’ils étaient pécheurs. Ah ! c’est donc une grâce que d’être exercé

 

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des tentations, mes chères sœurs, et une marque que Dieu nous aime. Il permet cela pour nous rendre humbles, exacts et fidèles. C’est le profit que saint Paul tirait de ses tentations. S’il n’avait senti cette révolte, comment ne se serait-il pas enorgueilli de tant de grâces qu’il avait reçues, après avoir été élevé jusqu’au troisième ciel et fait tant de merveilles ! Quand il considérait en lui-même ces sales pensées, il se disait : "Quoi ! mon Dieu ! misérable que je suis, je prêche les autres, et je suis si plein de maudites pensées ! Ah ! si, maintenant que je parle à ces personnes, elles savaient que je suis plein des sales pensées de la chair, si l’on savait que j’ai ces horribles pensées, que ce bourbier environne mon cœur, que dirait-on de moi ! Ah ! l’on ne me voudrait pas écouter ! Et cependant voilà ce peuple converti. Qui est-ce qui l’a converti ? Ce n’est pas moi. Il est impossible qu’un homme si misérable puisse faire des choses si admirables. Ce n’est donc pas moi ; c’est Dieu qui l’a fait. C’est pourquoi je n’y ai en rien servi, et la gloire lui en est due." Voilà, mes chères sœurs, comme saint Paul se servait de ses tentations pour s’humilier, pour donner gloire à Dieu de tout ce qu’il faisait par sa grâce. C’est une grande consolation aux bonnes âmes de savoir que les tentations ne sauraient leur faire tort, si elles veulent, et qu’au contraire, elles leur peuvent beaucoup servir. C’est la sainte Écriture qui nous l’apprend.

Saint Jacques dit : "Réjouissez-vous de tout votre cœur." (1) Il ne dit pas seulement :" Réjouissez-vous", mais il ajoute : "de tout votre cœur", de ce que le diable ne vous saurait nuire. Ce saint dit : "Ne craignez point le diable, il nous peut tenter, mais il ne

1) Épître saint Jacques I, 2.

 

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nous peut jamais contraindre au mal" (2). Nous avons la volonté libre pour embrasser le bien et fuir le mal. C’est pour cela, mes chères sœurs, que les misérables damnés le sont par leur faute. Demandons bien à Dieu de ne nous laisser vaincre par la tentation.

On lit d’un saint, mort dans notre siècle, que, quand il partait le matin pour aller à la ville, il disait à son confesseur : "Je m’en vais là ; mais je ne sais pas si je reviendrai sans faire quelque faute. C’est pourquoi je vous prie de prier Dieu pour moi." Cela nous apprend à nous défier de nous-mêmes et à demander toujours des forces à Notre-Seigneur.

Passons au second point. C’est maintenant, mes chères filles, qu’il faut être attentives. Voici qui vous regarde. Ce que nous avons dit est pour le général. Mais quelles tentations regardent les sœurs de la Charité, ma fille ?

— Mon Père, il me semble que celle de la vocation est bien dangereuse.

— Le diable tente-t-il de la singularité, ma sœur, c’est-à-dire de se vouloir préférer aux autres ?

— Oui, mon Père.

— Savez-vous ce que c’est que la singularité ? La singularité, mes sœurs, c’est vouloir être au-dessus des autres ; comme si une sœur demandait à mener une vie plus austère, à communier plus souvent, à faire plus de mortifications, à coucher sur la dure, tout cela afin qu’on la tienne pour vertueuse, pour meilleure que les autres. Toutes ces singularités viennent d’un fond d’orgueil, encore qu’il ne vous soit pas connu. Mais, pourrez-vous dire, la communion n’est-ce pas une chose sainte ? N’est-ce pas bien de se mortifier ? Oui, toutes ces choses sont bonnes ; mais il n’en faut pas faire plus

2) Épître saint Jacques IV, 7

 

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que les autres. Et encore qu’il vous semble que vous voulez communier pour l’amour de Dieu, pour vous avancer à la vertu, si vous regardez bien votre cœur, vous trouverez qu’il prétend secrètement ou se satisfaire ou être plus estimé que les autres. Examinez-vous bien, et vous verrez que cela est. Ce n’est pas qu’une sœur ne puisse demander à son supérieur de communier un jour où les autres ne communient pas, quand elle en a un grand désir, ou pour quelqu’autre sujet, ou de se donner la discipline, ou de faire autre mortification. Mais du moment que le supérieur lui dit : "Ma fille, conformez-vous à la communauté" il n’y faut plus penser. Si l’on s’inquiète, si l’on se fâche, c’est le diable qui travaille à nous enorgueillir.

Vous semble-t-il, ma sœur, que le diable par là nous fait enorgueillir ?

— Oui, mon Père.

— Une autre sorte de tentation, c’est de vouloir changer de lieu d’office, de paroisse. Vous semble-t-il, ma fille, que ce soit mal de dire à Mademoiselle, à M. Portail ou à moi que l’on désire faire plus de mortifications que la communauté ?

— Oui mon Père.

— Voyez la finesse du diable. Il sait bien que, s’il venait à dire à une Fille de la Charité : "Estimez-vous", elle s’apercevrait que cela ne serait pas bien. Oh ! il sait bien qu’on repousserait ces pensées la. Mais il couvre ce mal sous apparence de bien.

Ma fille, est-ce une tentation de demander d’aller dans une paroisse quand on est à la maison, dans la pensée qu’on y sera mieux et qu’on y fera mieux son salut ?

— Oui, mon Père.

— Et si, au contraire, une fille de paroisse nourrissait la pensée de venir à la maison et disait : "Je me

 

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perdrai ici, si l’on ne me change ; je ne puis rien faire qui vaille", serait-ce une tentation ?

— Oui, mon Père.

— Oui, mes chères sœurs, c’est une tentation de vouloir changer, de vouloir aller aux champs, quand l’on est dans une paroisse ; et, quand l’on est aux champs, de vouloir aller à Paris. C’est une tentation de se déplaire dans le lieu où l’on est par obéissance. — Ah ! mais ce lieu, cet emploi sont incompatibles avec mon esprit ! — Ah ! mes sœurs, gardez-vous de recevoir ces pensées, mais regardez-les comme venant du diable et dites "O maudite tentation, tu me veux faire changer le lieu où Dieu m’a mise !" C’est Dieu, en effet, qui a inspiré à votre supérieur de vous y mettre, et vous ne devez jamais chercher d’en sortir, ni changer de vous-mêmes.

Est-ce une tentation si une sœur servante désire qu’on l’ôte de sa charge, en prie ses supérieurs ?

— Oui, mon Père, parce qu’il faut se tenir où il plaît à Dieu que l’on soit.

— Est-ce tentation d’avoir envie d’être sœur servante ?

— Oui, mon Père, c’est une fort dangereuse tentation, qui naît de l’orgueil, et je crois que, pour s’en délivrer promptement, il faut le déclarer à ses supérieurs.

— Ah ! c’est un bon moyen pour s’en faire bientôt quitte.

C’est donc une tentation, mes sœurs, de vouloir se décharger de la charge de sœur servante ; et désirer l’être, c’est une tentation horrible et insupportable. Quoi ! si une fille avait ce désir-là, comment se pourrait-elle souffrir avec une marque du démon, qui est si orgueilleux qu’il ne se saurait abaisser, mais cherche toujours à s’élever !

 

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Ma sœur, est-ce une tentation de souffrir une pensée d’aversion contre sa sœur, contre une sœur servante, ou une officière ?

— Oui, mon Père.

— Oui, mes chères sœurs, c’est une tentation horrible. Prenez-vous garde à cela ? Ne souffrez jamais aucune pensée d’aversion ni contre une sœur qui ne vous aurait pas satisfaites, ni contre une sœur servante qui ne ferait pas les choses comme vous les désirez. Ah ! mes sœurs, gardez-vous bien de ce mal. Enfin vouloir changer est une tentation. Je dis que tout changement de soi est une tentation, quoi que l’on se propose, quoique l’on pense que l’on fera mieux, que l’on pourra rencontrer une sœur plus douce. C’est le diable qui, sous l’ombre du bien, séduit au mal.

Tout de même en est-il quand on a la pensée de quitter sa vocation ; car, voyez-vous, mes chères sœurs, le diable fait ainsi pour tenter. Il propose la chose comme fort douce et utile, il met de la sauce pour la faire trouver bonne ; s’il voit que l’on n’acquiesce pas à sa proposition, que l’on résiste à cette première tentation, il changera de sauce et jettera cette pensée dans l’esprit : "Oh ! tu iras dans ce lieu pour faire l’école aux enfants ; tu feras la charité là aussi bien qu’ici ; il n’y a point de Filles de la Charité ; il y a plus à travailler pour Dieu ; personne ne te contredira, et tu n’offenseras pas tant Dieu qu’ici, où il y a tant d’occasions de tomber." Voilà, mes filles, comme le diable tente toujours sous apparence de bien ; et c’est pour cela que les Filles de la Charité ne doivent point donner entrée à ces pensées-là.

Ne voyez-vous pas ce que le serpent fait pour tenter nos premiers parents ? Il dit à Ève : "Pourquoi ne mangez-vous pas de ce fruit ?" Ève répondit : "C’est que Dieu nous l’a défendu." — "Oh ! dit-il, si tu en avais

 

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mangé, tu saurais le bien et le mal." Ne semble-t-il pas que le diable proposait à Ève un bien, puisqu’il lui promettait la science du bien et du mal ? Oui, mais que prétendait-il sinon les faire désobéir aux commandements, comme il fit ? Et après, ils furent misérables ; et si Dieu ne leur eût fait miséricorde après tant de pénitences, ils étaient perdus. Après qu’Adam eut fait pénitence et pleuré son péché plus de neuf cents ans, il est dit que Dieu eut pitié de lui. Pour Ève, la sainte Écriture n’en parle point.

Eh bien ! mes sœurs, la même chose n’arrive-t-elle pas aux Filles de la Charité qui quittent leur vocation, sous couleur de faire mieux ailleurs ?

Notre très honoré Père, l’esprit tout occupé de Dieu, dit plusieurs fois :

Or sus, mon Sauveur, or sus, mon Sauveur, gardez-nous des tentations. Quand vous dites le Pater, mes sœurs, faites attention à ces paroles : "Et ne nous induisez point en tentation", afin de demander à Notre-Seigneur la grâce de ne point succomber aux tentations. Or sus, mon Dieu ! les tentations purifient les bonnes âmes, les sanctifient, les rendent humbles et les font se perfectionner. O mon Sauveur ! Voyez-vous, mes chères sœurs si vous avez jamais eu un entretien utile, c’est celui-ci, qui vous doit beaucoup consoler.

Ma sœur, vous souvenez-vous des tentations qui peuvent arriver aux Filles de la Charité ?

— Mon Père, une de celles qu’on a remarquées est celle de la vocation.

Or sus, ma fille, récapitulons un peu toutes celles que nous avons dites. La première est de vouloir paraître plus que les autres ; je ne dis pas être meilleure, car l’on ne doit jamais faire comparaison avec personne. Si l’on pouvait être meilleur que les autres, ce serait

 

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bien ; mais vouloir être estimé ce que l’on n’est pas, c’est une tentation horrible.

La deuxième, que nous avons dite très dangereuse pour vous autres, est celle contre sa vocation. Oui, je vous demande, mes chères sœurs, à quelles marques peut-on reconnaître si une fille est tentée contre sa vocation ?

— Mon Père, c’est, me semble-t-il, quand aux autres.

— Non seulement, mes sœurs, quand l’on se veut préférer aux autres, mais quand l’on trouve à redire à ce qui se fait dans la maison, à la conduite des supérieurs, à ce que fait une sœur servante ; quand l’on trouve à redire au vêtement, comme qui dirait : "Cette coiffure n’est pas propre ; un voile serait bien plus honnête que d’aller ainsi la tête découverte" ; après, se plaindre de la nourriture, dire que les viandes ne sont pas bien assaisonnées, que cela n’est pas de bon goût. Ah ! mes sœurs, s’il arrivait qu’une Fille de la Charité en vînt là, qu’elle serait en grand danger ! Tout cela, trouver à redire à ce qui se fait dans la maison, tend à renverser la Compagnie. Quand l’on voulut perdre Paris, les méchants s’avisèrent, pour en venir mieux à bout, de trouver à redire à tout ce que l’on faisait. Quand l’on voulut renverser Notre-Seigneur, l’on en fit de même. On trouvait à redire à tout ce qu’il faisait, à sa conduite, à sa prédication ; on trouvait mauvais qu’il mangeât avec les pécheurs et qu’il conversât avec eux ; on trouvait à redire à ce qu’il disait qu’ils détruisissent le temple et que dans trois jours il le réédifierait ; enfin, on trouvait à redire à tout ce que faisait le Fils de Dieu, quand l’on a voulu le faire mourir. Ainsi, quand l’on trouve à redire à ce qui se fait dans la maison, cela va là, à renverser la Compagnie de fond en comble et à la ruiner.

Une se plaindra de la nourriture ; l’autre, du vêtement ;

 

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une autre, que l’on la traite trop durement ; l’autre, que la conduite n’est pas bonne ; l’autre qu’il est bien difficile de vivre de la sorte. Et ensuite il arrivera que toutes trouveront à redire. Eh ! que faites-vous, mes sœurs, quand vous trouvez à redire à quelque chose, quand vous dites. "Il faudrait être nourries plus délicatement, habillées autrement ; il faudrait ceci et cela." Voilà un moyen de renverser votre Compagnie, de laquelle une personne de vertu (c’était Mme la duchesse de Ventadour) me disait hier (je voudrais vous le pouvoir dire sans être entendu, mes sœurs ; mais cela ne se peut, il le faut dire) ; elle me disait : "Monsieur, je ne vois point de condition, ni de Compagnie plus utile à l’Église de Dieu que celle-là." Humiliez-vous, mes filles entendant l’estime que l’on fait de vous et de votre Compagnie. Voyez ce que vous faites quand vous la méprisez et quand vous trouvez à redire aux conduites qu’elle vous donne. Eh ! mes sœurs, êtes-vous plus sages que Dieu ? Voulez-vous renverser ce qu’il a fait ? De qui parlez-vous quand vous parlez de la sorte ? Vous parlez de votre mère ; vous déchirez celle qui vous nourrit, la Compagnie que Dieu honore tant. Ah ! mes sœurs, départez-vous de cela, je vous prie. Si vous y trouvez de la peine, surmontez-la.

Je voyais un jour un religieux qui me disait que la chose à laquelle il avait le plus d’aversion était le vinaigre. Il arriva que le supérieur ordonna un jour que l’on servit à la table de la communauté du vinaigre pour le repas, soit qu’il n’y eût point d’autre chose, ou qu’il l’ordonnât par pénitence. Ce religieux, voyant ce vinaigre, commença à sentir l’aversion qu’il avait contre, il pensait en lui-même : "Que ferai-je ? Faudra-t-il que je désobéisse pour satisfaire à ma sensualité ?" Et à même temps, avec toute sa répugnance, il trempa

 

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son pain dans le vinaigre et mangea tout, quoiqu’avec une extrême violence. Et depuis il n’eut plus, d’aversion pour le vinaigre. C’est ainsi qu’il faut faire pour vous rendre maîtresses de vos passions ; il faut vous surmonter.

Pensez-vous, mes sœurs, comme la plupart des religieux vivent à présent ? La plupart n’ont pas de pain. Un supérieur d’un Ordre religieux m’écrivait il y a quelques jours et me mandait : "Monsieur, pour de la viande, cela est trop pour nous ; mais du pain, nous n’en avons pas à demi. Si Dieu ne nous aide, je ne sais ce que nous ferons."

Eh quoi ! mes sœurs, que dirons-nous après cela ? Voir des personnes de condition n’avoir pas de pain- et une Fille de la Charité trouvera à redire à la nourriture, s’en plaindra, l’ira dire à une sœur, et cette sœur l’ira dire à une autre ! Une autre trouvera à redire au vêtement. Ah ! mes sœurs, qu’est-ce que cela ? Notre bon frère Mathieu, quand il était en Lorraine, nous manda qu’il trouvait les religieuses habillées de toutes sortes de couleurs pour ne pouvoir avoir d’étoffe pour se vêtir. Si quelqu’une trouve à redire à quoi que ce soit, elle veut renverser la Compagnie. Et quand vous entendez une sœur qui vous parle de choses semblables, dites-lui : "Ah ! ma sœur, que dites-vous ? Ne savez-vous pas qu’il ne faut jamais parler de la sorte ?"

Je m’assure que vous me dites dans vos cœurs que vous êtes résolues à cela. Mais que faut-il faire ? Quels moyens de ne consentir point aux tentations ?

Mes sœurs, le premier moyen est de vous en souvenir quand vous dites le Pater ; le deuxième, de vous bien souvenir de quelles tentations le diable se sert pour tenter les Filles de la Charité ; le troisième, mes chères sœurs, est d’avoir recours à Dieu, de lui demander son aide pour ne point consentir à la tentation, et de dire :

 

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"O mon Dieu souffrez-vous en moi une telle tentation ?" Et si cela continue recommencer à prier, et le dire à Mademoiselle, à M. Portail et à moi. Voyez-vous, mes chères sœurs, une fille qui est fidèle à se découvrir à ses supérieurs ne saurait être trompée du diable à cette heure. Si la tentation continue après avoir fait tout cela, ne vous en étonnez pas, parce que Dieu a dit que tous ceux qui veulent vivre saintement seront tentés. Vous ne seriez pas Filles de la Charité si vous n’étiez tentées. S’il y en avait quelqu’une qui ne le fût pas, il lui arriverait ce qui est arrivé à une personne que j’ai connue, qui n’avait point du tout de tentations, mais en avait une, la plus insupportable de celles dont j’ai entendu parler, qui est qu’elle pensait qu’elle était réprouvée, à cause qu’elle n’avait point de tentation. Quand elle entendait que tous les amis de Dieu et ses serviteurs n’en étaient pas exempts et que tous ceux qui veulent vivre saintement endureront persécution, elle pensait : "Eh quoi ! mon Dieu ! puisqu’il en est ainsi, je suis donc damnée, puisque je ne suis point tentée. Tous ceux que Dieu aime ne sont point exempts d’afflictions et tentations et moi cependant je n’en ai aucune ; oh ! je suis donc réprouvée !"

Voyez-vous, mes chères sœurs, comme il faut se résoudre à souffrir la tentation, puisque n’en avoir point faisait une telle peine à cette âme que je viens de dire. Toutes celles qui sont ici dans la résolution de persévérer dans leur vocation ne se doivent donc pas étonner de cela ; au contraire, elles doivent prendre de là occasion de s’encourager puisque c’est une marque que Dieu vous aime, vous traitant de la même façon que ses serviteurs. Retenez bien cela, mes chères sœurs et consolez-vous, dans la pensée que Dieu permet au diable de nous tenter pour nous rendre plus vertueux et plus exacts à notre devoir

 

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Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées sur ce sujet ?

— Mon Père, regardant ce que c’est que tentation, il m’a semblé que nous la devons craindre. J’ai considéré qu’elle nous vient par trois diverses voies, qui sont le diable, le monde et la chair, que par la première voie, toutes les tentations n’ont d’autre fin que de nous amener à agir contre la volonté de Dieu, à l’offenser et à nous perdre éternellement avec lui. Il nous peut arriver, prenant la tentation pour inspiration, ou sous apparence de mieux, de tomber dans le malheur d’adhérer au diable et renoncer à Dieu.

Si nous écoutons les tentations du monde et de la chair qui nous font toujours entendre mille raisons pour prendre nos satisfactions le malheur de suivre notre propre jugement est inévitable, et, par ce moyen, nous sommes en danger de tomber en mille confusions. Si nous défiant de nos forces et de ses trois ennemis, les rebutant au lieu de les écouter ; si, au lieu de nous enorgueillir, nous nous humilions ; au lieu de nous décourager, nous renouvelons nos résolutions et ainsi de toutes les autres suggestions ; alors, au lieu d’être la victime des tentations, nous en retirons un grand bien, aidés de la grâce de Dieu, et en peu de temps l’âme fera de grands progrès en la vertu.

De toutes les tentations du diable, la plus dangereuse pour les Filles de la Charité est celle qui les met dans les occasions de perdre leur vocation. Une autre est celle qui les induit à prendre trop de part à ce qu’elles font par la trop grande satisfaction, par l’applaudissement des personnes du monde, par l’orgueil qui les tire du devoir d’humiliation pour se rendre trop hardies et familières avec les grands en sorte que, s’oubliant, elles s’élèvent trop. Les tentations qui nous viennent du monde et de la chair sont ce me semble, les

 

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recherches de ses propres satisfactions, la curiosité de savoir plus que l’on ne doit, la fréquentation des gens du monde, la tendance à faire les suffisantes. Tout cela est très dangereux pour les Filles de la Charité et propre à leur faire oublier ce qu’elles sont de leur condition naturelle, ou par le choix que Dieu a fait d’elles ; car il les a appelées à une Compagnie qui doit être dans l’exercice continuel d’humilité pauvreté, simplicité et charité, non seulement affectivement par l’amour dû à ces vertus mais effectivement par la pratique des actes en toute rencontre, à l’égard des personnes du monde, des pauvres des sœurs et de soi-même. Pour ne point nous laisser endommager par les tentations, il faut, ce me semble, nous tenir souvent sur nos gardes, quand nous sommes agitées de pensées ou désirs, de crainte de contrevenir à nos obligations de chrétiennes, ou de vraies Filles de la Charité.

Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il nous donne la grâce de faire bon usage de tout ceci et surtout de bien connaître les ruses de l’esprit malin, d’y résister en la manière qui a été dite, et aussi de nous souvenir que le diable nous peut bien tenter, mais que, sans notre volonté, il ne nous entraînera pas dans le mal.

Benedictio Dei Patris…

 

63. — CONFÉRENCE DU 9 OCTOBRE 1654

SUR LE SCANDALE

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est du péché de scandale. Au premier point, l’on doit considérer les raisons que nous avons de ne jamais scandaliser

Entretien 63. — Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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notre prochain par paroles, œuvres, omissions et négligences ; au deuxième, les actes qui donnent scandale au prochain et les principaux péchés que les sœurs peuvent commettre ; au troisième, ce qu’il faut faire pour ne point scandaliser. Voilà sur quoi nous avons à nous entretenir.

Mes chères sœurs, c’est ici un sujet bien important pour tout le monde, mais principalement pour ceux qui se sont donnés à Dieu et surtout pour les sœurs de la Charité, parce qu’elles conversent parmi le monde, qui voit ce qu’elles font. Celles qui sont dans les cloîtres sont bien obligées de se donner garde de ce péché ; mais tous ceux qui conversent y sont plus particulièrement obligés : les prêtres de la Mission, les Filles de la Charité et tous ceux qui sont dans la nécessité, par leurs emplois, de converser parmi le monde doivent éviter le scandale bien plus que d’autres, parce que ceux qui, à leur occasion, offensent Dieu les rendent plus criminels.

Ma fille, dites-nous, quelles raisons avez-vous pour fuir le scandale ?

— Mon Père, la première raison c’est qu’il déplaît à Dieu et que Notre-Seigneur le hait, comme il nous l’apprend en reprenant si fort les Juifs de ce péché.

Pour moyens de l’éviter, il me semble qu’un seul suffit : marcher en la présence de Dieu, parce que cette présence nous tient en garde contre tout mal qui pourrait scandaliser notre prochain.

— Dieu soit béni, ma sœur ! Notre sœur dit que, pour éviter le scandale, il se faut souvenir que Notre-Seigneur commande de ne point scandaliser son prochain. Mes sœurs, que voilà un puissant motif pour faire craindre ce vice ! Oh ! combien il importe à tout le monde et surtout aux personnes apostoliques, de ne pas scandaliser ! Cela importe beaucoup aux sœurs

 

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de la Charité, parce qu’elles sont obligées par leurs emplois d’être presque toujours avec le monde.

Ma sœur quelle autre raison avons-nous pour éviter le scandale ?

— Mon Père, nous sommes comme le miroir du monde, sur lequel il s’arrête, et fait facilement ce que nous faisons. Si une personne est dans quelque mauvaise habitude et voit une Fille de la Charité faire la même faute, elle se donnera encore plus de liberté pour continuer dans son mal. Si quelqu’une de nous fait mal devant les pauvres gens, ils penseront qu’il n’y a point de danger de faire de même, puisque nous le faisons.

— Vous dites donc, ma fille, que tout le monde, pour ainsi parler, a les yeux sur les Filles de la Charité pour se bien édifier de leurs bonnes actions, ou se malédifier de leurs mauvais déportements ?

— Oui, mon Père.

— Ah ! ma sœur, vous avez bien raison ! O mon Sauveur, soyez béni d’avoir donné cette pensée à cette fille ! Car il est vrai, mes sœurs, que l’on vous regarde partout où vous êtes, pour remarquer vos actions. Mes sœurs, que serait-ce si plusieurs de vous autres, qui avez été à édification, qui plus, qui moins, vous veniez à donner lieu, par votre mauvais exemple, de perdre la bonne estime que les gens de bien ont de votre Compagnie, en sorte que ce qui avait servi autrefois à les édifier soit maintenant à risée ! Ah ! quel malheur à ces personnes-là ! Quel châtiment pourrait suffire pour punir les filles qui auraient donné ce mauvais exemple, qui, par ces scandales seraient cause que cette belle fleur serait flétrie ! Cette belle rose, la Compagnie des Filles de la Charité, qui était à édification à tout le monde et qui jetait de si bonnes odeurs, serait sur le point de tomber en ruines ! Ah ! quel châtiment ne mériteraient

 

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point les personnes qui contribueraient ainsi à détruire l’œuvre de Dieu !

O Sauveur ! vous dites de grandes choses, ma fille. Si elles étaient bien pesées, il ne nous faudrait point d’autre motif pour nous faire éviter le scandale, que de savoir que Notre-Seigneur nous commande de] e fuir. Quoi ! nous ne craindrions pas les menaces qu’il fait à ceux et à celles qui donnent mauvais exemple ! Oh ! il faut donc n’avoir pas de sentiment ! Et qu’a-t-il dit ? Il a dit ces paroles, qui doivent faire trembler : "Malheur à vous qui scandalisez ces petits et qui scandalisez les âmes innocentes !" (1). Malheur à vous, prêtres de la Mission, malheur à vous supérieur de la Mission, si vous ne vivez en sorte que vous édifiiez votre prochain ! Mais malheur à vous, Filles de la Charité, si vous ne vivez d’une manière digne de votre vocation et si vous vous scandalisez les unes les autres ! Ce n’est pas moi qui vous le dis, c’est Notre-Seigneur. Et en quelle manière le pouvait-il enseigner plus évidemment ! Malheur donc à tous ceux qui donnent scandale ! O mes sœurs, la parole de Dieu est à jamais véritable ; de sorte que notre sœur a eu raison de dire qu’il importe aux sœurs de la Charité de se bien surveiller, pour que personne ne soit scandalisé à leur sujet.

Notre-Seigneur le disait encore en un autre endroit ; "Il vaudrait mieux vous pendre une meule de moulin au col et vous jeter au fond de la mer que donner scandale à un de ces petits (2) Voyez si cette fille n’a pas dit de grandes choses, si cela ne nous vaut pas une prédication !

Vous direz, je m’assure : "Voilà qui est bien". Mais vous me demanderez : "Qu’est-ce que le scandale ?"

1) saint Matthieu XVIII, 10.

2) saint Matthieu XVIII, 6.

 

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Il est vrai qu’il est nécessaire de le connaître. Je vous dirai, mes sœurs, que le scandale n’est rien qu’une attribution à une action. Par exemple, voilà une Fille de la Charité qui murmure de sa supérieure, blâmant sa conduite trouvant à redire à ce qu’elle fait, censurant tout ce qu’elle ordonne en murmurant avec les autres. Elle donne liberté à celles qui l’entendent de faire de même, et cela s’appelle scandale.

On dit que, quand les vestales, si je ne me trompe, avaient fait quelque mal qui scandalisait le prochain, on les enterrait toutes vives en punition de leur faute. Ah ! mes sœurs, une Fille de la Charité qui donne sujet d’offenser Dieu, ne mériterait-elle pas la même punition ? Oui, elle le mérite, et il vaudrait mieux, pour elle, quitter la Compagnie que servir de pierre d’achoppement aux autres pour les empêcher d’avancer dans la vertu ; il vaudrait mieux qu’elle eût le malheur d’être enterrée toute vive, que celui de donner scandale à ces âmes que Dieu a choisies pour son service. Et pourquoi ? Parce que Notre-Seigneur le défend et donne sa malédiction à tous ceux qui scandalisent les autres. C’est pourquoi le Fils de Dieu va toujours disant aux prêtres de la Mission, s’ils donnent scandale, aux Filles de la Charité et à tous ceux qui donnent liberté aux autres de faire mal : "Malheur à vous qui scandalisez ces petits !"

Vous pourrez demander : "Mais pourquoi cela ?" Car le scandale n’est pas toujours une mauvaise action, mais seulement une qualité attribuée à quelque action qui donne sujet de faire mal. Pourtant dit le même Fils de Dieu, malheur à vous, scribes et pharisiens, malheur à vous si vous scandalisez ces âmes simples ! Malheur à vous dit-il, parlant aux disciples qu’il avait choisis, si vous scandalisez quelqu’un et si, à votre sujet, ces scribes et pharisiens prennent occasion de continuer leur mauvaise vie ! Puisque Notre-Seigneur

 

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dit cela, il faut qu’il y en ait qui tombent dans le mal, pour que les justes et les bonnes âmes souffrent et soient affligés pour leur bien et aient occasion de pratiquer la vertu. Or sus, béni soit Dieu !

Ma fille, quelle raison vous oblige à fuir le scandale ?

— Mon Père, il me semble qu’une de ces raisons est que nous sommes cause que Dieu est offensé.

— Dieu vous bénisse, ma sœur ! Vous avez raison ; car, voyez-vous, mes chères sœurs, toutes les fois que vous murmurez de vos supérieurs, que vous trouvez à redire à ce qu’ils ordonnent, vous donnez scandale à toutes celles qui vous entendent, et vous en répondrez devant Dieu. Si nous faisions cette réflexion, vous et moi : "Eh ! mon Sauveur ! toutes les fois que je fais mal, je me rends coupable devant vous, non seulement du péché que je commets, mais encore du scandale que je donne", ô mes sœurs, nous ne ferions pas tant de fautes que nous faisons. Mon Dieu, ne ferons-nous jamais action qui ne donne scandale ! Est-il possible que nous ne craignions pas de tenir cette belle Compagnie vivant si imparfaitement que ceux qui nous voient aient sujet de la mépriser !

Quelle autre raison avez-vous, ma fille ?

— Mon Père, il me semble que c’est un très grand mal de faire quelque action, ou dire quelque parole de murmure ou de contradiction, car nous donnons sujet de faire de même.

— Ah ! que voilà qui est beau ! Nous donnons sujet de faire de même. Oui, mes sœurs, toutes les fois qu’une sœur parle mal d’une autre sœur, trouve à redire à la Compagnie, s’indigne des actions des unes et des autres, picote sur tout ce qui se fait dans la maison parle à l’une d’une façon, à l’autre d’une autre, se plaint tantôt de sa supérieure, tantôt d’une sœur, s’entretient de ses difficultés, en particulier avec celles qui

 

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sont de son humeur, tout cela c’est faire des actions qui d’elles-mêmes sont mauvaises et portent avec elles une qualité qui s’appelle scandale, surtout quand ce sont des anciennes qui sont dans la Compagnie depuis dix, quatorze et quinze ans. Ah ! mon Sauveur ! qu’elles font de mal ! Car celles qui les entendent se laissent aller à faire de même ; ou, si elles ne le font, que peuvent-elles penser, sinon que le bien qu’elles avaient oui dire des Filles de la Charité n’est pas ! Quoi ! voilà des filles qui sont céans depuis si longtemps, et cependant elles sont encore si immortifiées ! Mon Dieu ! quel malheur pourrait être capable de punir les personnes qui sont cause de tels désordres ! Voilà des âmes simples et innocentes qui viennent de tous côtés dans cette Compagnie, pensant y trouver les moyens de se sauver, et c’est tout au contraire : elles y trouvent des pièges pour s’y perdre. Oui, ce sont des pièges que vous leur tendez quand, en leur présence, vous faites quelque faute. Eh ! que pensez-vous qu’elles diront en elles-mêmes ? Sans doute elles penseront : "Quoi ! j’étais venue ici pour servir Dieu, mais je me suis bien trompée, l’on ne parle que de murmure, l’on ne s’entretient que de celle-ci et de celle-là, l’on n’a point de charité, de support, de douceur, ni de cordialité ensemble. Ah ! mon Dieu ! quelle maison est ceci ! Oh ! je me perdrai ici. Il vaut bien mieux que j’en sorte que d’y vivre de la sorte."

Voilà ce qu’elles peuvent penser, mes sœurs quand vous les scandalisez ainsi. Ah ! mon Sauveur ! quel malheur encore une fois pour ces filles-là, qui tuent ainsi ces enfants ! Car l’on appelle enfants ceux qui commencent à servir Dieu ; et vous les faites mourir, étouffant en elles les bons desseins qu’elles avaient de le servir ! Pensez-vous combien elles peuvent être refroidies quand elles voient des personnes qui devraient

 

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être toutes contentes et toutes affermies dans le bien, et qui sont malcontentes, se plaignent tantôt des corrections qu’elles ont reçues, tantôt de l’austérité de la vie, tantôt des règles et de tout ce que les supérieurs ordonnent !

O mes sœurs, vous le dirai-je ? Oui, puisqu’il est vrai ; vous êtes des Hérode, toutes les fois que vous faites ce que je viens de dire vous faites mourir ces enfants à même temps qu’ils commencent à vivre, et vous vous mettez en devoir de faire que l’on ne pense plus à venir dans votre Compagne, que tant de saintes âmes qui sont dans le monde et qui se voudraient donner au service des pauvres ne pensent plus à la maison, pour la mauvaise odeur qui en sort, ou bien, s’il y en vient, Dieu permettra, en punition de vos scandales, que ce seront des filles nullement propres et que cette belle Compagnie, que Dieu s’est formée, viendra à se remplir de je ne sais quelle sorte de personnes qui, au lieu de bien faire, gâteront tout, malédifieront le prochain, rudoieront les pauvres, ne tiendront compte de garder les règles. Et, au bout, à quoi cela tend-il ? A renverser la Compagnie, parce qu’elle ne pourrait pas subsister longtemps sans de bons sujets. Ah ! mes sœurs, voilà où cela va : à la ruiner de fond en comble. Quand une sœur trouve à redire, elle le va dire à une autre, celle-là à deux autres, et ensuite toutes s’en voudront mêler. Ah ! mes sœurs, y a-t-il assez de supplices pour ces filles-là, qui donnent la mort à ces petits enfants, qui sont semblables à un Hérode ! Que peuvent-elles attendre sinon la malédiction donnée par Notre-Seigneur à ceux qui scandalisent les petits !

Voyez-vous, mes sœurs, Notre-Seigneur vous demandera compte de ces âmes et vous châtiera de l’empêchement que vous aurez mis à leur perfection. Il me demandera ~ moi si j’ai empêché les Filles de la Charité de profiter

 

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en la vertu, ~ M. Portail, à Mlle Le Gras s’ils manquent de les aider à cela et si elles n’y font pas de progrès et à chaque sœur de la Charité qui aura été cause par son scandale que les autres auront fait quelque mal. Ah ! Sauveur ! y a-t-il assez de supplices pour ces filles-là qui tuent ainsi ces petits enfants qui commencent à servir Dieu !

A cette heure, il y a scandale reçu et scandale donné ; et je vous prie de bien remarquer ceci. Le scandale donné, c’est faire une action mauvaise en la présence de quelques-uns, qui pourront, par ce mauvais exemple, faire la même chose. Et cela étant, la personne qui fait mal offense Dieu en faisant l’action mauvaise, et par le scandale, qui est une qualité attachée à cette mauvaise action, se rend encore plus criminelle.

Le scandale pris et non pas donné, c’est, par exemple, comme si, en voyant une sœur fort exacte aux observances des règles, l’on venait à s’en scandaliser et fâcher, parce que cette exactitude condamne la lâcheté de celles qui y trouvent à redire. C’est là un scandale pris, qui rend coupable la personne qui le prend. Et comment cela ? Parce que c’est se scandaliser à tort. Voilà une sœur qui porte la vue basse, qui va modestement, marche en la présence de Dieu, parle peu et ne peut souffrir que l’on offense Dieu ni le prochain en sa présence ; et quelqu’une prendra sujet de cela pour se scandaliser. Ah ! mes sœurs, prenez bien garde de ne pas tomber dans ce défaut, car vous seriez semblables aux araignées qui convertissent en venin les plus belles fleurs ; et, au lieu de vous exciter à faire le bien qui vous est montré, vous feriez le contraire. Ah ! vous convertissez le miel en fiel ! Ne doutez pas que Dieu ne punisse de telles personnes. Que pensez-vous faire quand vous trouvez à redire aux bonnes actions de nos sœurs ? Vous vous mettez en devoir d’empêcher ces

 

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âmes de continuer dans la pratique de la vertu, et par conséquent vous les privez du mérite qu’elles s’acquièrent.

Voilà ce que c’est que scandale reçu et scandale donné. Or, il faut que vous sachiez que le scandale donné est toujours péché, et quelquefois mortel ; et si l’on meurt dans ce péché, l’on est damné. Voyez quel malheur, et si nous ne devons pas bien appréhender de scandaliser notre prochain ! Nous nous imaginons souvent que les péchés que nous faisons ne sont que véniels ; mais prenons garde, mes sœurs, de nous tromper. Il n’est pas si difficile qu’il nous semble de faire un péché mortel. Ce n’est pas que faire une petite incivilité à contre-temps, se laisser aller à quelque promptitude, ou dire une parole légère par surprise, soit une faute mortelle, quoiqu’elle porte scandale ; ce n’est qu’un péché véniel. Mais, par exemple, si une sœur retenait de l’argent des pauvres, ou de son épargne, pour en faire son propre, ou s’en acheter quelque livre ou chose semblable et que cela soit su d’une autre sœur ; si l’on parle mal de ses supérieurs si l’on découvre les défauts de ses sœurs, ou qu’on les méprise, déchirant la bonne opinion qu’on avait d’elles ; ah ! mes sœurs, Dieu sait si ce ne sont pas des péchés mortels ! Dieu nous garde d’un tel malheur, car ce seraient de grands péchés !

Jamais il n’y a de péché au scandale pris pour celles qui le donnent, oui bien pour celles qui le prennent ; mais il y en a toujours au scandale donné de la sorte que nous venons de dire. Le scandale pris, c’est donc comme si vous, ou M. Portail, ou moi, voyant dans la Compagnie une fille récolligée, qui est toujours égale dans sa conversation, qui porte la vue basse, si je suis si malheureux que de trouver à redire à cette fille, je commets un grand péché, parce que je me scandalise

 

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sans sujet et je convertis le miel en fiel. Tout de même d’une sœur qui se laisserait aller à faire la même faute. C’est pourquoi prenez-y garde et souvenez-vous que quiconque prend sujet de faire mal en voyant les autres faire le bien est bien coupable devant Dieu.

Eh quoi ! mon Dieu, je ne me contenterais pas de vous servir lâchement, comme je fais, d’être négligente à l’observance de mes règles et de me laisser aller à tant de fautes ; mais je me fâcherais de ce que je vois une telle sœur ne faire pas les mêmes fautes, et de ce qu’elle condamne, sans rien dire, par le soin qu’elle a de sa perfection mon libertinage ! Ah ! s’il y en avait quelqu’une dans cet état, qu’elle craigne que Dieu ne la châtie, et qu’elle se corrige.

Je dis plus : celles qui écoutent des discours contre la charité, qui veut qu’on dise toujours du bien des autres, offensent Dieu, aussi bien que celles qui les tiennent. Et la raison en est claire, car qui peut empêcher un mal et ne le fait pas est aussi coupable que s’il le faisait. Oui, mes sœurs, si une de vous autres, si plusieurs entendent parler mal, ou censurer les actions de la supérieure ou d’une sœur, celles, dis-je, qui écoutent cela et ne contredisent pas celle qui tient de tels discours, font autant de mal qu’elle. Car, voyez-vous, il faut s’opposer fortement à telles personnes et dire : "Eh ! ma sœur, eh ! ma sœur, au nom de Dieu, ne dites point : cela. Quoi ! déchirerons-nous par nos discours notre sœur, que nous avons sujet de croire agréable à Dieu, qui n’a rien que de bon en elle, en qui on ne saurait rien trouver à redire au moins devant les hommes, car devant Dieu ce n’est pas à nous a en juger. Si elle a quelque chose qui vous déplaît, c’est que vous jugez mal de ses actions."

Mes sœurs, si vous ne faites ainsi, sachez que vous manquez de charité. Quoi ! voilà une fille qui ne dit mot

 

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dans telle rencontre ; c’est une muette qui voit faire le mal à sa sœur et ne l’empêche pas ; elle le fait elle-même. Et celles qui ne s’opposent pas pour rompre le discours font l’office du diable car elles sont cause, en écoutant que les autres continuent dans le mal. Faisons un peu réflexion sur cela. Quel plus grand malheur nous peut-il arriver que de faire l’office du diable ! Et cependant, c’est ce que nous faisons quand nous portons envie à celles qui font mieux que nous, car il n’y a que le diable et ceux qui sont poussés de son esprit qui soient fâchés du bien. Dieu vous garde, mes filles, de servir ainsi notre ennemi en faisant son office !

Quand je vais par la ville, que je vous vois, encore que vous ne me voyiez pas, toujours j’ai une grande consolation de voir votre modestie, qui est plus grande aux unes, aux autres moins. Mais il a fallu vous dire le mal, afin de vous le faire éviter et comprendre la différence qu’il y a entre le scandale donné et le scandale reçu, comme aussi le grand mal qu’il y a à trouver à redire aux personnes qui se portent au bien.

Je dis encore, pour la consolation des bonnes âmes, que, si l’on se scandalise, par exemple, de ce qu’une sœur ne fait rien sans permission, trouve bon tout ce que ses supérieurs ordonnent, est exacte à la moindre observance, se lève à quatre heures, et le reste, ce n’est pas elle qui le donne ; c’est un scandale reçu ; et celles qui seraient si imparfaites que de convertir ainsi le bien en mal doivent bien craindre puisque cette vertu leur fait mal aux yeux. Elles ne peuvent souffrir cet éclat ; car les personnes vertueuses éclairent comme des soleils et les imparfaites, ne pouvant pas s’édifier de cela, y trouvent à redire et trouvent que nous ne pouvons souffrir ces clartés. Il nous les faut éteindre. Et en effet c’est ce qu’elles font en médisant de celles de qui elles

 

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devraient dire du bien. Ah ! mes sœurs, que ne doivent point craindre telles personnes ! Quoi ! une Fille de la Charité, qui devrait se porter si courageusement au bien, se met en devoir de l’empêcher ! Si quelqu’une se trouvait dans ce défaut, qu’elle fasse résolution de se corriger et d’embrasser la vertu ; car, voyez-vous ce n’est pas assez de fuir le mal il faut faire le bien. Il ferait beau voir une sœur de la Charité en avoir seulement l’habit et point les effets n’être Fille de la Charité qu’en apparence ! Oh ! combien serait désagréable à Dieu une telle fille, qui, au lieu de vivre dans l’esprit que Dieu a donné à la Compagnie, vivrait dans un esprit de superbe de duplicité et serait pleine de mauvais exemples ! Il vaudrait mieux qu’elle ne fût point Fille de la Charité, et, en effet, elle ne l’est pas.

Vous me pourrez dire : "Mais pourtant elle a quelque chose au dehors ; nous voyons quelque apparence." Oui, vous voyez bien quelque chose, mais ce n’est rien que l’écorce et une vaine apparence vous pensez voir une Fille de la Charité, et elle n’en a que l’habit. Ah ! mon Sauveur, qu’est-ce que cela sinon un monstre qui fait horreur à Dieu et à vos bons anges ! Je vis dernièrement une chose qui vient bien à ce propos. Comme j’étais encore éloigné, j’aperçus une fort belle image, éclatante, bien accommodée, qui avait les cheveux dorés. Quand je vis cette image si brillante et éclatante, je pensais que c’était quelque chose de grand. Mais, mes chères sœurs, savez-vous ce que c’était ? C’était la mort, qui, vue de près, faisait peur.

Mes sœurs, oserais-je vous le dire ? Oui, puisque c’est vrai. Si vous donnez scandale, si vous ne vivez pas comme votre vocation le requiert, moi, si je donne scandale, si je suis cause que ceux avec qui je suis ne font pas leur devoir, nous sommes cette image, nous paraissons au dehors ce que nous ne sommes pas au dedans ;

 

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nous trompons ceux qui nous voient, tant de bonnes âmes qui ont bonne opinion de nous et qui croient que nous vivons bien. Que dirons-nous à Dieu si cela est ? Faisons réflexion sur nous-mêmes et demandons-nous. "Ne suis-je pas cette image ? Mon Dieu ! quand l’on me voit de loin on pense que je suis une Fille de la Charité ; mais qui me verra de près, qui verra ma conversation toute contraire au nom que je porte connaîtra bien que je n’ai point de charité." Si Dieu nous fait connaître cela, sachez que c’est une grande grâce et qu’il ne la faut pas négliger. Ah ! mon Sauveur ! quel malheur à ceux qui démentent ainsi leur profession par leur mauvaise vie ! Mes filles, pensez-vous que Dieu vous ait appelées l’une d’un côté, l’autre de l’autre, pour être un sujet de scandale et de trébuchement aux autres, et pour leur faire offenser celui que vous devriez servir si fidèlement, au service duquel vous devriez attirer les autres ? Oh ! ce n’est pas pour cela, mais pour honorer Notre-Seigneur et pour aider le prochain, par votre bon exemple et par vos instructions, à se sauver. Si vous ne le faites, vous manquez à votre devoir.

Or sus, il se fait tard et nous n’avons encore traité que d’un seul point, et cependant c’est ici un sujet si important pour tout le monde mais principalement pour vous autres ! Je pense qu’il serait bon de remettre à une autre fois.

Ici les Filles de la Charité peuvent remarquer la prudence de leur très honoré Père, lequel ne voulut pas résoudre de remettre la conférence sans demander l’avis de M. Portail et d’un autre prêtre, lesquels dirent que c’était un sujet si important qu’on ne pouvait assez l’inculquer.

Or sus, remettons donc pour un autre jour, et cependant ressouvenons-nous de ce que l’on vient de dire, pour ne jamais scandaliser personne. Notre sœur a dit

 

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un bon motif : que l’on a les yeux sur vous autres pour remarquer toutes vos actions ; ce qui vous doit toujours tenir dans votre devoir. Oh ! le bon mot ! S’il était bien pratiqué il n’en faudrait point d’autre pour nous faire éviter le scandale. Si nous faisons profit de ce qui vient d’être dit, nous obtiendrons deux choses de la bonté de Notre-Seigneur : la première, c’est que Dieu nous pardonnera le passé et nous fera la grâce de nous empêcher d’y tomber à l’avenir. Ce qu’espérant de sa bonté, je prononcerai les paroles de bénédiction, le priant qu’à même temps il répande sur nous la grâce de ne jamais scandaliser notre prochain.

Benedictio Dei Patris…

 

64. — CONFÉRENCE DU 15 NOVEMBRE 1654

SUR LE SCANDALE

Le dimanche 15 novembre 1654, notre très honoré Père nous fit la charité d’une conférence sur la continuation du péché de scandale, qu’il commença en cette sorte.

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien est la continuation du dernier, qui était du scandale. Alors nous parlâmes seulement du premier point et des raisons qui nous obligent à fuir le scandale. Nous fîmes voir qu’il y a un scandale reçu et un scandale donné, ce que c’est et comment il est fait. Le premier point fut vidé ; mais je ne sais si nous dîmes une chose qui me revient à ce propos. Je ne laisserai pas de la dire, car peut-être y en a-t-il plusieurs ici qui n’y étaient pas alors.

Scandaliser donc, c’est donner sujet à notre prochain

Entretien 64. — Cahier écrit par sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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d’offenser Dieu. La malice du scandale est à comparer au mal que ferait sur un grand chemin une personne qui, pour faire tomber ceux qui passent par là, mettrait une pierre sur une fosse, afin de mieux attraper les passants ; ce qui est une méchante chose. C’est ce que l’on fait par le scandale, et encore pis, parce que ce n’est pas le corps qui est précipité, c’est l’âme qui trébuche dans le scandale du péché.

Nous dîmes de plus que Dieu châtie tellement ce vice qu’il maudit les personnes qui font le scandale. Oui, elles sont maudites de Dieu. Quel malheur pour ceux qui, par leurs paroles, leurs actions ou leurs œuvres, donnent sujet de scandale, d’encourir la malédiction de Dieu ! O mon Dieu quel sujet d’examiner ses actions et de penser : "Si je fais cela, si Je murmure contre mes supérieurs si je trouve à redire à l’ordre et à la conduite de la Compagnie, si je détracte de quelqu’une de mes sœurs, je donne sujet à ma sœur de faire comme moi, et par conséquent je commets deux péchés." Voilà comme il faut faire pour ne pas faire le mal. Si vous y êtes déjà tombées, il faut vous examiner pour vous en confesser ; car, voyez-vous, ce n’est pas assez de s’accuser du mal, il faut dire s’il a scandalisé quelqu’un, parce que c’est une circonstance qui aggrave le péché. Mes chères sœurs, si cela est que tous ceux qui font le scandale sont maudits de Dieu, et que tant de personnes dans le monde tombent dans ce péché, et s’il est si facile à commettre dans les maisons qui sont dédiées à son service combien se scandalise-t-on dans le monde de ce grand nombre de personnes qui ne font presque rien qui ne scandalise ceux qui les voient, et qui ne servent qu’à faire choir les autres ! Quelle obligation n’avons-nous pas à Notre-Seigneur de nous en avoir retirés ! Quand il n’y aurait que ces personnes-là de damnées, que le nombre en serait grand !

 

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Cependant c’est un Dieu qui le dit, et il est véritable : "Malheur à vous qui faites scandale, car il vaudrait mieux que vous eussiez une meule de moulin pendue à votre col et que vous fussiez précipités dans la mer !" (1). Oh ! oui, mes sœurs, il vaudrait mieux à ceux qui scandalisent être au fond de la mer, parce qu’il n’y aurait qu’eux de perdus et qu’ils ne serviraient plus à faire pécher les autres.

Voilà de grandes raisons pour nous faire appréhender ce vice, après le bien qui revient de donner bon exemple par nos paroles, car l’on connaît à la parole quel est le cœur. Je le dis par expérience, je ne vois point un meilleur moyen de bien édifier le prochain que de prendre garde à nos paroles.

Une autre raison, c’est qu’ils font l’office du diable. S’il y en a dans la Compagnie qui donnent sujet de scandale, elles font l’office du démon. Les Filles de la Charité qui sont cause que les autres pèchent, et font, par leur exemple, qu’elles offensent Dieu, accomplissent l’office du démon, qui ne saurait faire autre chose que pousser au mal.

Notez bien cela, je le dis encore afin que vous le reteniez, scandaliser, c’est être cause, par nos paroles, nos actions et nos mauvais exemples, que notre prochain fait le mal, ou fait le bien imparfaitement et moins bien qu’il devrait. Il y a tant de temps que le démon ne fait que cela ! Pourvu qu’il fasse offenser Dieu, il est content Que fait une Fille de la Charité qui est discordante, qui murmure trouve à redire à tout, préfère son jugement à ses supérieurs, à ses sœurs et veut qu’on lui accorde tout ? Elle fait l’office du diable C’est un démon. Aussi voyons-nous de très grands désordres arrivés par là.

1) saint Matthieu XVIII, 6.

 

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Or sus, voilà les châtiments que je vous dis dernièrement que Dieu prépare aux personnes scandaleuses qui sont comprises sous la malédiction qu’il leur donne.

Passons au second point, qui consiste à voir en quoi les sœurs de la Charité peuvent faire scandale. Or, est-il qu’il n’y a pas moyen de nombrer le grand nombre de péchés qu’elles peuvent faire, tant de paroles que d’œuvres et d’omissions, surtout, ô mon Sauveur ! surtout celles qui sont plus avancées dans la Compagnie. Ah ! mes sœurs, je vous le dis, non pas pour vous accuser comme scandalisant, car je veux croire que vous y prenez garde, mais pour vous servir d’antidote contre ce vice et pour vous en faire éviter les occasions.

Or, il faut savoir qu’il y en a qui sont générales et d’autres particulières. Les générales, c’est par les paroles, les œuvres, omissions ou négligences qui scandalisent le prochain. Les occasions de donner scandale, c’est, par exemple, s’il y avait dans la Compagnie (je ne veux pas croire qu’il y en ait) quelqu’une qui parlât mal d’une sœur et trouvât à redire devant les autres à la conduite des supérieurs. Voilà le scandale donné, parce que celles qui entendent tels discours en recevront mauvaise impression. Dire du mal de sa sœur, dire qu’elle est de mauvaise humeur, qu’elle n’a point de support, cela sans doute fera un mauvais effet, car cette sœur le répétera aux premières sœurs qu’elle rencontrera et ajoutera que, avant qu’elle fût dans la Compagnie, on l’avait bien prévenue que les Filles de la Charité n’étaient pas si bonnes qu’on les tenait, et qu’en effet cela est vrai. Et voilà le scandale donné. C’est pourquoi, mes chères sœurs, il faut que vous et moi nous nous donnions à Dieu pour prendre à ce moment résolution de ne jamais parler de notre prochain qu’en bien ; car, dès que l’on ouvre la bouche pour parler mal de sa sœur, la malédiction de Dieu tombe sur nous.

 

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Nous venons de dire ce que c’est que le scandale de paroles. Il y a aussi le scandale d’œuvres : c’est, par exemple, si l’on ne jeûne pas quand il faut, à l’un des jours que votre règlement vous ordonne de jeûner. En voilà une qui ne jeûne pas, mange à toute heure quand il n’est pas jeûne, et même des friandises, quoiqu’elle sache qu’il ne faut pas manger hors des repas. Voilà qui scandalise les sœurs, surtout ici. C’est une ancienne qui fait cela devant des nouvelles ou des externes. Ah ! qu’elle fait de mal ! Car ses sœurs penseront qu’il n’y a pas de mal à faire de même, ou elles auront sujet de dire qu’il n’y a pas dans la Compagnie tant de perfection que l’on le croit, puisqu’il y a des sujets si imparfaits ; et ainsi elles se décourageront. Si c’est quelque externe, il se scandalisera ; et quand il verra quelques filles qui se voudront donner à Dieu dans la Compagnie, il les en détournera et dira : "Vous voulez aller dans cette maison ; eh ! qui vous fait aller parmi ces personnes-là ?" Et ainsi il dira le mal qu’il saura des Filles de la Charité ; et celle qui a donné la première ce mauvais exemple est cause de tout ce mal, qui en attire d’autres, et à la fin si les autres viennent à faire de même, attirera la malédiction de Dieu sur elles. Il n’en faut point douter, ipso facto, au moment où nous faisons l’œuvre qui scandalise, au même moment l’on attire la malédiction de Dieu. Voilà comme l’on commet ce péché par œuvres.

On le commet encore par omission. Par exemple, on ne se lève pas à quatre heures. Si c’est une servante qui fait cela dans les paroisses, sa compagne en fera autant. De même de l’oraison car si l’on ne se lève à l’heure, le temps se passe, l’on n’a pas de loisir il faut vitement s’habiller et ainsi l’on laisse là l’oraison. Voilà un scandale d’omission : laisser à faire ce que l’on doit faire. Après avoir fait cette faute un jour, on la fera

 

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le lendemain. Si deux sœurs la font il y en aura bientôt trois, surtout quand ce sont des anciennes. O Sauveur, quand celles qui devraient montrer l’exemple à faire le bien font le contraire, quel remède y a-t-il ? Quand on voit des filles qui devraient tant tenir à l’observance de leurs règles, être les premières à les rompre, ô mes sœurs, que cela est dangereux pour toutes mais surtout quand c’est la servante ! Je le répète encore, parce que si cela arrivait, l’on quitterait l’oraison petit à petit, et bientôt toute la communauté ne ferait plus l’oraison. Voilà où cela va. C’est un commencement qui tend là, à ne plus se soucier d’aucune observance et ces personnes-là sont maudites de Dieu.

Voilà les scandales généraux qu’on peut donner voici le particulier. Par exemple, si une sœur, ayant reçu quelque déplaisir de sa supérieure, le va dire à une autre sœur sa confidente et s’en plaindre disant : "On m’a fait telle chose et dit cela." Mes sœurs, voilà un scandale, parce que vous donnez à votre sœur mauvais exemple, et faites qu’elle aura mauvaise opinion de la supérieure et de l’appréhension à l’approcher, et se découragera. C’est pourquoi, mes chères sœurs, quand vous aurez reçu quelque mécontentement de vos supérieurs ou de vos sœurs, ne vous en plaignez point et ne le dites qu’à Notre-Seigneur et à la sainte Vierge.

Vos règles défendent d’écrire des lettres sans la permission des supérieurs ou de la sœur servante. Quelqu’une dira : "Quel mal y a-t-il ? Nos règles nous défendent cela mais elles n’obligent pas à péché." Il est vrai que vos règles d’elles-mêmes n’obligent point à péché, mais vous ne les pouvez rompre pourtant sans péché, à raison du scandale que vous donnez. Voilà une sœur qui entend cette autre dire qu’il n’y a point de mal d’écrire sans permission. La voilà scandalisée. Et Notre-Seigneur défend le scandale. Par là vous voyez

 

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qu’il n’y a pas de raison de se donner la liberté de rompre la règle, sous ombre qu’il n’y a point de péché.

Voyez-vous, l’on a toujours observé cela, de n’écrire ni recevoir aucune lettre sans que les supérieurs les voient. Et dans les Compagnies où cela ne s’observe pas, vous ne voyez que désordre. Cette liberté est un moyen pour renverser une Compagnie. C’est pourquoi il ne faut jamais écrire ni recevoir de lettres sans qu’on les voie. Quand vous voudrez écrire, demandez premièrement permission à Mademoiselle ; et si elle vous le permet, montrez-lui votre lettre quand vous l’aurez écrite. Si vous n’étiez pas ici, envoyez-la-lui. Tout de même, quand vous en recevez, ne les ouvrez jamais, que vos supérieurs ne les aient vues. Si vous faites autrement, vous vous mettez en devoir de perdre la Compagnie. Oui, mes sœurs, voilà ce que vous faites ; car, si une fait cette faute, une autre la fera, à son exemple ; et de là viendra qu’on se relâchera petit à petit à d’autres choses. C’est pourquoi, quand on verra cela, la charité sera bien blessée.

Ensuite c’est un scandale de s’aller dire l’une à l’autre ce que le confesseur a dit en confession. a Il m’a reprise de telle faute ; il m’a défendu cela." Et semblables choses. Vous ne pouvez non plus parler de ce que le confesseur vous a dit, que lui de ce que vous lui avez confessé. Le confesseur est obligé au secret sous peine de péché, et le pénitent aussi. Et si une sœur va dire à une autre ce que son confesseur lui a dit, celle-ci en fera de même, si elle est imparfaite comme celle qui parle de la sorte. Si elle est bonne et vertueuse, elle pensera que cette sœur est bien mauvaise ; et ainsi voilà le scandale. Sachez, mes chères sœurs, que les pénitents sont aussi obligés au secret que les confesseurs ; si une sœur dit quelque chose de ce que le confesseur lui enjoint, elle pèche du péché de scandale.

 

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C’est autre chose s’il lui tenait de mauvais discours. Si un confesseur était si méchant que de dire à sa pénitente de vilaines paroles (ce qui ne se voit point), en ce cas, il le faudrait dire, et notre Saint-Père le Pape a ordonné de l’aller accuser à l’évêque.

C’est un autre scandale de trouver à redire au gouvernement de la maison. Une sœur qui dit devant les autres : "Pourquoi fait-on ceci ou cela ? Pourquoi cette maison si mal accommodée ? Pourquoi des habits de cette sorte ? S’ils étaient d’autre étoffe ils dureraient davantage" ; cette sœur scandalise, car elle sera cause que les autres en feront de même, quand elles en auront l’occasion ; et ainsi elle mettra l’esprit de trouver à redire dans la communauté. Et s’il y en a qui ont déjà cet esprit, elles s’assembleront pour trouver à redire à tout, parce que, dès qu’on se laisse aller à trouver à redire à une chose, insensiblement on se trouve engagé dans l’habitude de contrôler toutes choses dont on n’a que faire.

Si l’on fait des visites, c’est encore un scandale, parce que vos règles le défendent. Mes sœurs des paroisses, écoutez bien ceci, de ne recevoir point de visites et de n’en faire point. Ne soyez point si curieuses d’aller voir tantôt une dame, tantôt un confesseur. Tout cela ne vaut rien pour vous autres, et vous ne le pouvez faire sans en recevoir quelque préjudice. Surtout ne laissez point entrer d’hommes dans vos chambres, quand ce serait votre confesseur, ni moi-même. Si je vous allais voir et que je fisse contenance, à raison de ma disposition, de vouloir entrer dans votre chambre, fermez-moi la porte et ne me laissez pas entrer, ni M. Portail, ni un frère de la Mission, s’il y en allait, ni qui que ce soit. Et tenez ferme à cela. Si une sœur, non informée de ce qu’il faut faire, voulait faire le contraire, avertissez-la.

 

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Si l’on voulait aller à Notre-Dame-des-Vertus, parce que c’est un lieu de dévotion, il ne le faudrait pas sans permission. Ah ! mais pourra-t-on dire, la dévotion à la sainte Vierge n’est-elle pas bonne ? Oui, elle est bonne, mais ce n’est pas assez que ce que nous faisons soit bon ; il faut que notre action ait toutes les conditions qui lui sont nécessaires. Car voilà la tromperie de l’ennemi : il essaye de couvrir le mal par le peu de bien qui s’y rencontre.

Une sœur pourra dire : "Quand notre confesseur viendra chez nous, il ne nous dira que de bonnes choses." Voyez-vous, mes sœurs, c’est le diable qui vous donne ces pensées, car vous êtes aussi obligées à la clôture de votre chambre que les religieuses à leur cloître. Voyez-vous des hommes entrer dans des religions de filles ? Non, si ce n’est par grande nécessité. Or, le cloître des Filles de la Charité, c’est leur chambre.

Si une fille est malade, c’est autre chose, on va la voir, et on le peut mais, hors cela, jamais.

S’il y en avait parmi vous qui sachiez qu’on n’observe pas ces choses, dites-le à Mlle Le Gras, à M. Portail ou à moi ; car vous devez être assurées que le diable se servira de cela pour vous perdre, d’autant que ces visites engendrent la familiarité ; ce qui pourra faire prendre la liberté à une sœur qui aura reçu quelque mécontentement de sa compagne, de le dire à un prêtre ou à un laïque, lesquels, entendant cette fille dire du mal de sa sœur, en jugeront mal ; et non seulement de la sœur, mais même de toute la Compagnie, et empêcheront d’entrer celles qui y voudraient venir. Ah ! mes sœurs, gardez-vous bien de telles fautes, parce qu’elles causeraient la ruine de votre Compagnie. De plus, vous péchez du péché de scandale, car vous êtes cause que cet ecclésiastique ou laïque offense Dieu et qu’ils en

 

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parleront dans la première compagnie où l’on parlera de quelques défauts des sœurs de la Charité ; et ainsi les Filles de la Charité seront à mépris à ces personnes-là. Voilà par où le diable essaiera de vous perdre.

Mais sachez que, si l’on prenait de l’argent des pauvres, ah ! mon Dieu ! je ne veux pas croire que cela soit, mais je vous en avertis, afin que jamais vous ne preniez un denier, ni de la maison, ni des pauvres, soit pour le retenir ou pour le donner, ce qui ne vous est non plus permis que l’autre…

Je pense vous avoir dit que les visites et la communication des externes suffisaient pour vous perdre ; mais ce qui amènerait la ruine totale de la Compagnie, c’est qu’une sœur dise en soi-même : "J’épargnerai pour me faire une bourse, que je serai heureuse de trouver, si l’on me renvoie." Si elle dit ces paroles devant quelqu’une, voilà le scandale. Si vous le faites en cachette, ce sera révélé ; il n’y a rien de si caché qui ne soit révélé. C’est le piège par lequel le démon tâchera de vous perdre, et la peste de la Compagnie. Vouloir amasser quelque chose, soit de ce que vous donnent les dames, soit de votre épargne, soit, si l’on fait le pot chez soi, du petit bénéfice qu’on en retire, voilà la source de votre perte. Il y a bien d’autres causes par lesquelles la Compagnie pourrait déchoir. Mais surtout je vous recommande de ne point contrevenir à ce que je vous viens de dire, car vous ne vous perdrez que par ce moyen ; les sœurs qui viendront après vous ne se perdront que par là. Si les nouvelles voient des anciennes agir ainsi, elles diront : "L’on peut faire ces choses, puisque les premières qui sont venues avant nous l’ont fait. Elles nous ont donné l’exemple ; pourquoi ne le suivrions-nous pas ? S’il y avait eu du mal, elles ne l’auraient pas fait." Et ainsi, mes sœurs, vous serez cause, par votre mauvais exemple, que les Filles de la Charité avec

 

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leur Compagnie s’évanouiront en fumée. Qui sera cause d’un si grand mal ? Le péché de scandale, qui aura attiré la malédiction de Dieu sur vous et sur celles qui viendront après vous.

Or, il faut que vous sachiez que la gravité du scandale se reconnaît à la qualité des personnes ; c’est ce qu’il faut remarquer. Autre chose est scandaliser un externe et une de vos sœurs. Il y a plus de mal à donner mauvais exemple à une sœur qui entre dans la Compagnie qu’à une sœur qui y est depuis longtemps, parce qu’elle est encore tendre dans la vocation, et vous êtes cause qu’elle contractera une mauvaise habitude.

Surtout aux Enfants (2), ah ! mes sœurs, c’est là que l’on peut faire grand scandale. Vous qui y êtes employées, il faut que vous sachiez que vous devez craindre sur toute autre chose de scandaliser ces pauvres petits enfants, de faire ou dire chose mauvaise devant eux. Si Mlle Le Gras pouvait avoir des anges, il faudrait qu’elle les donnât pour servir ces innocents. On a fait courir le bruit que l’on ne mettait là que celles qui n’étaient pas propres ailleurs. C’est tout au contraire ; il en faut de plus vertueuses ; car telle sera la tante (c’est ainsi qu’ils vous appellent), tels seront les enfants. Si elle est bonne, ils seront bons ; si elle est mauvaise, ils le seront, parce qu’ils font facilement ce que leurs tantes font. Si vous vous fâchez, ils deviendront fâcheux : si vous faites des légèretés devant eux, ils les feront ; si vous murmurez, ils murmureront ; et s’ils se damnent, ils s’en prendront à vous, n’en doutez pas, parce que vous en aurez été la cause.

Dans l’enfer, le père et l’enfant se maudissent pour s’être obligés par leur faute à ces peines. "Ah ! maudit enfant, pourquoi m’as-tu fait offenser Dieu ?

1). L’hospice des Enfants trouvés.

 

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Pour t’acquérir des biens et te laisser vivre à ta liberté !" — "Ah ! maudit père, dira l’enfant, pourquoi m’as-tu montré l’exemple de faire mal ? Tu es cause que je suis ici, parce qu’au lieu de m’enseigner à servir Dieu, tu m’as montré le contraire." Voilà les reproches que les damnés se font et que vous entendrez et que j’entendrai avec vous, si je scandalise les enfants, ce que j’ai grand sujet d’appréhender. Ah ! mon Sauveur, que vous pourrai-je répondre quand je me verrai convaincu de tant de scandales que j’ai donnés !

C’est encore un scandale très grand de faire quelque faute devant celles qui entrent ici, parce que, si elles voient une sœur qui est dans la Compagnie depuis trois ans ou plus montrer sa mauvaise humeur se laisser emporter à ses passions, ne vouloir rien souffrir, elles en feront de même, et vous en serez cause. Ah ! mes sœurs, si vous faites cela, vous êtes des Hérode, vous leur coupez la gorge, car voyant des anciennes médire l’une de l’autre se mépriser et murmurer de leurs supérieurs, vous serez la cause qu’elles s’en iront, ou qu’elles feront comme vous. Voilà pourquoi, vous qui êtes ici, prenez garde de ne faire ni dire rien qui les puisse scandaliser. Les anciennes surtout doivent se donner garde de cela. Ah ! mon Sauveur ! ah ! mon Sauveur ! comment les dernières venues seront-elles vertueuses si les premières ne le sont pas ! Non, cela ne se peut, ou, si cela est, ce sera comme un miracle. Il est dit dans la sainte Écriture : "Il est arrivé un grand miracle : c’est que les enfants de Coré et de Dathan qui étaient méchants, furent bons." Un grand miracle est arrivé de ce que les enfants ne firent comme le père. Eh ! qui sont les mères entre les Filles de la Charité ? Ce sont les anciennes. Les autres font comme elles les voient faire. Et que font-elles ces anciennes, commettant ainsi des fautes devant les nouvelles ? Elles les tuent.

 

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Anciennes, je vous appelle devant Dieu, et moi je m’y appelle avec vous. Un des grands sujets d’appréhender le jugement, c’est pour les scandales que nous aurons donnés. C’est pourquoi prenons garde, si nous voulons éviter la malédiction de Dieu. Ce sera un grand miracle que la Compagnie se conserve, si vous contrevenez à cela.

S’il se trouvait une ancienne pour dire : "Je ne suis pas obligée à garder toutes ces menues choses. Il y a longtemps que je suis dans la maison. C’est affaire aux nouvelles à garder cela", qu’elle sache qu’elle y est plus obligée que personne, parce qu’elle doit montrer l’exemple aux autres.

Mes sœurs, il est tard ; je ne vous ai pas donné les moyens pour bien garder ce que nous venons de dire, et néanmoins il est très nécessaire que vous les sachiez.

Or sus, le premier, c’est que, quand, ayant la liberté de faire des visites, le sujet se présentera de trouver à redire à quelque chose, d’avoir peine à faire ce que l’on vous ordonne, vous ayez soin de vous récolliger de voir qui est à l’entour de vous et de dire en vous-mêmes : "Si je fais telle chose, je scandalise mon prochain, je crains d’attirer sur moi l’ire de Dieu et de me mettre dans un état tel qu’il vaudrait mieux que je fusse au fond de la mer avec une meule de moulin pendue à mon col. Quel malheur pour moi ! Quoi ! mon Dieu ! je serais cause que ma sœur, que ce prêtre, que cet externe qui me voient vous offenseraient ! Oh ! non, je ne le ferai pas." Voilà ce qu’il faut que vous fassiez pour ne point tomber dans ce vice.

En second lieu, il faut vous examiner sur le scandale que vous avez donné jusqu’à cette heure par paroles, par œuvres ou omissions, pour en demander pardon, et cela dès ce soir, en vous en allant, étant au lit, si vous ne dormez pas, et demain matin faire oraison là-dessus

 

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pour vous en mieux souvenir. Après vous être examinées, il faut vous en confesser, et au plus tôt ; car notez ceci : quand vous avez été à confesse et que vous n’avez pas dit le nombre des personnes que vous avez scandalisées, vous ne vous êtes pas bien acquittées de votre devoir. Quoi ! mon Sauveur ! je ne pense pas à cela ! Combien de fois me suis-je accusé de mes fautes sans dire le scandale qu’elles avaient donné ! Ce n’est pas assez de dire : "J’ai scandalisé des sœurs", il faut dire le nombre et rechercher les moyens d’y remédier.

Si vous avez dit à une de vos sœurs : "Il n’y a pas de mal à écrire", il faut réparer, vous en aller trouver la sœur, vous mettre à genoux et dire : "Ma sœur, je vous ai donné un mauvais conseil, vous disant qu’il n’y avait pas de mal à faire telle chose. Ne me croyez pas, je vous supplie, parce que je sais que Dieu y serait offensé." Et ce faisant, vous réparez la faute, empêchant le mal que vous aviez conseillé. C’est là un grand moyen de réparer le mal, ou de faire quelque chose contraire, comme, si vous avez mal parlé d’une sœur, en dire du bien ; si vous avez trouvé à redire au gouvernement de la maison, trouver bon tout ce qui s’y fait.

Le quatrième moyen, c’est de ne se scandaliser de rien, de ne juger jamais mal de personne. Oh ! non, mes sœurs, ayez toujours grande estime de vos sœurs ; interprétez tout ce qu’elles font à bien ; excusez toujours les défauts qui vous paraissent en elles, et dites : "Ma sœur a été surprise ; c’est ce qui lui a fait faire cette faute" ; ou bien : "Elle ne sait pas que cela est mal."

Il en est qui pensent qu’il n’y a point de péché à faire ces choses, quand elles n’ont point eu de mauvaise intention. Ah ! mes sœurs. pardonnez-moi, car, pour faire quelque chose qui soit bien, il faut que ce

 

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soit sans défectuosité et qu’il n’y ait pas seulement une petite tache. Je m’explique. Voilà une fille qui va à Notre-Dame-des-Vertus, dans la pensée qu’il n’y a pas de mal, parce que c’est une bonne chose d’être dévot à la sainte Vierge. Oui, c’est bien fait d’aller à Notre-Dame-des-Vertus, mais il faut en avoir permission. Une autre dira : "J’ai envie d’aller voir mon confesseur, et je ne parlerai que de choses bonnes ; aussi bien nos supérieurs ne nous ont défendu que de nous entretenir avec eux des défauts de nos sœurs." Mes sœurs, cette bonne intention ne vous justifie nullement. Il vous est permis de parler à votre confesseur, pourvu que ce soit à l’église et de chose nécessaire ; car, autrement, vous ne le pouvez sans scandale.

Une autre dira : "Nos règles n’obligent point à péché mortel." Je vous le dis encore : vous ne les pouvez rompre sans péché, quand il y a du scandale, du mépris, ou de la négligence. De ces exemples vous pouvez voir combien il est à craindre de faire ou dire rien qui scandalise vos sœurs, quoique vous ayez bonne intention. Si vous dites : "Il n’y a pas de péché à rompre la règle", vous serez cause que les autres en feront de même. Et ainsi l’on n’observera pas cette règle, et, ne l’observant pas, l’on n’obéira pas comme Dieu le commande ; de sorte donc, mes sœurs, que, quand on dit que les règles n’obligent point à péché, cela s’entend comme nous avons dit.

Donnons-nous bien à Dieu pour prendre résolution de ne jamais faire action qui puisse scandaliser notre prochain, nous souvenant qu’à même temps que nous le faisons, nous nous mettons en l’état d’encourir la malédiction de Dieu.

Notre très honoré Père, sur le point de se mettre à genoux, dit :

O Sauveur de mon âme, qui avez fulminé malédiction

 

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contre tous ceux qui donnent le scandale et qui sont cause que vous êtes offensé bannissez, Seigneur, ce vice de cette Compagnie ; qu’elle ne scandalise plus personne ; faites que nos sœurs édifient tous ceux qui les verront afin qu’elles ne puissent jamais tomber dans ce vice. C’est vous Seigneur qui avez recommandé le bon exemple, donnez-nous donc cette grâce ; nous vous la demandons, prosternés devant votre divine Majesté. Seigneur, nous l’attendons de vous et nous la désirons d’un cœur tout plein de regret des fautes que nous avons commises contre ces choses. Faites, par l’amour que vous portez à cette Compagnie, que l’on ne dise plus rien qui soit cause que les âmes que vous appellerez dans cette Compagnie n’avancent pas dans la vertu, faites-le enfin pour le bien qu’elle peut faire.

Mademoiselle priant notre très honoré Père de demander pardon à Notre-Seigneur pour les scandales qu’elle avait donnés à nos sœurs, il lui dit :

Or sus, or sus, Mademoiselle, le Fils de Dieu s’est chargé des péchés de tout le monde. Ce n’est pas à dire que nous soyons innocents et que nous n’ayons pu scandaliser nos pauvres sœurs. Je prie Notre-Seigneur qu’il nous pardonne à tous le passé et nous donne la grâce de faire notre profit de tout ceci.

Benedictio Dei Patris…

 

Pensées de Mademoiselle

Une des raisons qui nous doit faire éviter ce péché de scandale est la croyance que nous devons avoir à ce que Notre-Seigneur nous en a dit, par où nous apprenons que le péché est grand, non seulement pour nous, mais dommageable à ceux que nous scandalisons, et déplaisant à leurs bons anges peut-être, pour le mauvais

 

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office que nous leur rendons, contraire à celui qu’ils leurs rendent, les excitant au bien, voyant les desseins de Dieu sur eux.

Une autre raison est que le scandale donné peut être la cause de la damnation de la personne qui scandalise et aussi de celle qui est scandalisée, parce qu’elle mérite une soustraction de la grâce, sans qu’elle s’en aperçoive.

Une troisième raison est la honte devant Dieu, les anges et les hommes, qui reste à la personne qui scandalise ; ce qui porte grand mépris.

Nous scandalisons notre prochain toutes les fois que nous faisons quelque chose contre les commandements de Dieu et de l’Église. Nous sommes à scandale à la Compagnie quand nous faisons des actions contre les règlements de la Compagnie et contrevenons aux ordres de nos supérieurs.

Mais le plus grand péché de scandale que nous faisons est par nos paroles, quand nous médisons de notre prochain, ou quand nous le blâmons tant soit peu. Les Filles de la Charité peuvent faire des fautes très notables de scandale quand, par curiosité, elles s’informent l’une l’autre des conduites et traitements des sœurs, quand elles ont, peut-être par leur mauvaise humeur, reçu quelque déplaisir de quelqu’une. Il n’est pas croyable la quantité de désordres que ce péché cause, et peut-être a-ce été le premier motif de plusieurs qui ont perdu leur vocation, en a ébranlé d’autres et ralenti la ferveur et dévotion des personnes habituées à commettre ce péché et tomber dans de grands relâchements.

On donne grand scandale aussi au prochain quand l’on manque de support pour les différentes humeurs et même pour les petites fautes l’une de l’autre, Notre-Seigneur nous ayant enseigné la nécessité de cette vertu pour l’accomplissement de sa loi.

 

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Le moyen d’éviter de faire ce péché de scandale est si difficile qu’il nous faut demander à Dieu la grâce d’en bien connaître la laideur et le danger inévitable auquel il met la personne qui le commet, de concevoir une haine de ce péché et de se tenir sur ses gardes dans toutes les occasions auxquelles on est en danger de le commettre. Une autre est faire pour quelque temps résolution particulière pour la pratique de la vertu contraire ; avoir une grande défiance de soi-même et confiance en Dieu ; recours à la sainte Vierge, de qui la vie a été à édification ; et prier notre bon ange de nous en faire souvenir.

 

65. — CONFÉRENCE DU 3 JANVIER 1655

SUR LA MORTIFICATION DES SENS ET DES PASSIONS

Le premier point de cet entretien est des raisons que nous avons de pratiquer la mortification des sens et des passions ; le deuxième dira en quoi elle consiste et en quels cas il la faut principalement pratiquer ; le troisième, quels moyens nous devons prendre à cet effet.

Voilà, mes sœurs, le sujet de cet entretien, où nous verrons combien il importe de bien entendre ce que veut dire mortification intérieure autrement dit de ses passions.

Ma sœur, quelles raisons avons-nous de pratiquer la mortification de nos sens et de nos passions ? — Mon Père, c’est l’obligation que nous avons de bien édifier le prochain, et nous ne le pouvons sans cette pratique.

— Et vous, ma fille, quel est l’office de la mortification ?

Entretien 65. — Cahier du XVIIIe siècle. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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— Il me semble, mon Père, que c’est d’assujettir la nature à la grâce.

— C’est bien dit, ma sœur, je suis bien consolé d’entendre cette parole. Mais pour l’expliquer plus clairement, il faut savoir qu’il y a deux choses en l’homme : la partie inférieure et la supérieure. La première nous rend semblables aux bêtes, car cette partie est tout animale ; et ainsi nous mangeons, nous buvons, nous marchons nous reposons comme les bêtes. Voilà la partie qui rend l’homme comme un animal. Il y en a une autre qui tend à Dieu, qui aspire aux choses célestes et qui tient de la nature des anges. Selon cela, vous voyez que l’homme est composé de deux parties bien différentes. Quel sujet de nous humilier d’être semblables à la bête ! Car, mes sœurs, qui ouvrirait un homme lui trouverait les mêmes parties qu’à un porc, j’entends un cœur, un foie, des poumons et le reste. Or, dans le corps, à cette heure, Dieu a mis une âme qui lui donne la vie et le mouvement.

Mais, pour mieux comprendre ceci, imaginez-vous dans l’homme deux âmes, deux volontés toutes contraires l’une à l’autre, mais cela depuis le péché, car, avant le péché d’Adam, l’appétit était parfaitement sujet à la raison. Quand Dieu eut créé toutes les créatures, le ciel, la terre et les bêtes, il forma l’homme et souffla sur lui, et, par ce souffle il inspira dans le corps une âme raisonnable, juste, capable de jouir éternellement de Dieu. Or, cette âme bestiale ou partie inférieure demeura sujette à la raison, et la partie supérieure elle-même à Dieu. Il arriva, comme vous savez qu’Adam désobéit à Dieu, mordant dans la pomme ; et de là sont arrivés deux grands maux, car, tout ainsi que l’homme ne s’est pas voulu assujetti à son Créateur, l’âme a aussi perdu sa domination ; et non seulement Adam a éprouvé cette misère, mais tous ses enfants avec lui parce

 

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que, depuis qu’il a eu péché, la volonté humaine n’a point été absolue : tantôt la partie de la bête veut ses plaisirs, tantôt de l’honneur et de la réputation ; et quelquefois la partie supérieure veut le contraire. Par exemple, quand l’on est à table, cet appétit sensuel désire se satisfaire aux viandes, veut trouver son goût et rejeter ce qui ne lui plaît pas.

Pour mieux entendre ceci, imaginez-vous une bête à table avec une nature angélique. La bête demande ses plais*s à quelque prix que ce soit. L’âme ou la partie supérieure répond : "Il n’est pas raisonnable que tu te satisfasses." La bête veut être la maîtresse. Mais si cette âme est dans la grâce de Dieu, elle dira : "Il ne t’appartient pas de me commander et je ne te dois pas obéir." Si elle n’a pas cette grâce, elle n’aura pas la force de lui résister. Encore qu’elle veuille dire à cette servante de se taire, celle-ci n’obéira pas et se révoltera. Une fille bien exercée dans la vertu et dans la mortification, quand elle sent quelque désir de se satisfaire, soit au boire, au manger, ou en d’autre choses contre ce que Dieu demande d’elle, dit à cette bête : "Tais-toi, misérable, c’est bien à toi à m’ordonner ce qu’il faut que je fasse ; non, non, je ne ferai pas ce que tu me proposes, mais je pratiquerai les vertus contraires."

Voilà, mes sœurs, ce que fait la grâce dans une âme où la mortification se trouve : elle assujettit la partie inférieure à la raison, comme ma sœur vient de dire. Mais vous me pourriez demander : quand nous faut-il exercer de la sorte ? C’est, mes sœurs, toutes les fois que nous voyons que nos passions veulent se révolter contre la raison. Sent-on le désir d’être honoré des personnes de qui l’on est connu, sitôt qu’on s’aperçoit de cela, rentrer en soi-même, et, dans la pensée qu’il n’y a que Dieu digne d’être honoré, dire à cette servante : "Taisez-vous, il ne vous appartient que le blâme et

 

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la confusion pour vos péchés." Si nous avons envie de murmurer, tout de même ; si nous avons de la peine à souffrir quelque petite parole quelque refus, ou chose semblable, surmonter cela par la mortification et ne pas se laisser aller à rendre parole pour parole, refus pour refus ce que cette partie animale voudrait faire, si elle le pouvait. Voilà comme il faut toujours s’accoutumer à contredire à l’appétit sensuel. De là vient que les Filles de la Charité qui sont bien instruites et exercées en la mortification n’obéissent pas à la partie inférieure car la partie inférieure, elles le savent bien, ne cherche qu’à se satisfaire. Elle a beau demander à ces filles, par exemple, de recevoir des visites dans leur chambre, aux paroisses, celles-ci n’en recevront point. Voilà une sœur qui sent quelque désir de voir son confesseur de lui parler ; si elle a la grâce, elle ne le fera pas, parce que ses règles ne le permettent pas ; mais, si elle ne l’a pas, elle se laissera aller à la tentation. Voilà la différence d’entre les filles qui entendent ce que veut dire la mortification et celles qui ne l’entendent pas.

Voilà ce que notre sœur a dit.

Comprenez-vous bien cela, mes sœurs ? Mon Dieu ! je ne sais si je me fais entendre, car la base et l’économie de la perfection consiste en cette pratique. Par exemple, la nature me demande à reposer. Il y a de la peine, à présent qu’il fait très froid, à se lever à 4 heures. Cette servante voudrait bien demeurer au lit, car il lui semble qu’elle n’a pas bien reposé la nuit. Ne voilà-t-il pas de belles raisons pour se faire obéir ? Oui, ce semble, et une personne qui ne saurait pas combien la nature s’en fait accroire se persuaderait avoir besoin de repos. Mais, si elle sait refuser cette proposition, elle dira : "Levons-nous au nom de Dieu", et le fera. Si cette nature veut résister, elle lui dira : "Ah ! vous voulez donc vous satisfaire, il n’en ira pas ainsi."

 

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Voilà, mes sœurs, comme il faut vous comporter et vous accoutumer à contredire toujours votre volonté, surtout quand elle n’est pas conforme à celle de vos supérieurs, par lesquels celle de Dieu vous est manifestée.

Voyons quels sont les actes de cette vertu. Il y aurait beaucoup de choses à dire là-dessus, et nous n’avons guère de temps. Or sus, mes sœurs, pour vous dire quelques mots de ces actes, par exemple, vous sentez de la peine à observer exactement les commandements de Dieu, à aller à l’église entendre le service divin ; à même temps que vous vous apercevez de cette répugnance, il faut résister et faire le contraire, ou autrement vous offensez Dieu. Une sœur vous aura dit ou fait quelque chose, et tout à coup vous vous sentirez indignées contre elle, vous trouverez votre cœur refroidi, en sorte que vous aurez même de la peine à lui parler. Si vous ne résistez à cette tentation, elle vous portera à faire quelque chose contre la charité. C’est pourquoi il faut vous dire à vous-même : "Voudrais-tu bien conserver cette aigreur que tu as conçue contre ta sœur ! Quoi ! tu ne lui veux pas parler ! Non, non, il n’en ira pas ainsi."

Voilà une fille tentée d’avoir du bien, ou chose semblable. Tout aussitôt qu’elle sent cela, il faut contredire à cette partie inférieure ; et si elle veut se rendre maîtresse il lui faut donner sur le nez et la faire taire. Car, mes sœurs, une Fille de la Charité qui ne se comporte pas de la sorte n’est pas, en vérité, Fille de la Charité si, aussitôt qu’elle sent une pensée contraire à ce que Notre-Seigneur demande d’elle, elle ne la rejette pas de son cœur. Et comment Dieu régnerait-il dans une âme qui se laisse ainsi gouverner par ses appétits ! C’est ce qui ne se peut. Et jamais vous n’aurez la paix intérieure, que vous ne soyez dans cette pratique que l’on appelle mortification intérieure, qui fait les saints ; car, mes sœurs, hors de là il n’y en a point et il n’y en

 

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peut avoir. Tous les saints du paradis sont allés par cette voie, et si vous voulez parvenir à la perfection, il vous faut continuellement contredire à vos passions, à vos inclinations et surtout à votre propre volonté.

Or sus, il y a des moyens pour connaître en quoi il la faut pratiquer et nous aider à cela. Par exemple, si une fille se trouve inclination à une propreté trop grande, à être gentille, bien ajustée, à être estimée de ses supérieurs ou des dames, la connaissance qu’elle en a est un bon moyen, si elle s’en sert, pour se défaire de ses imperfections et pour en venir à bout, Il faut la mortification intérieure pour renoncer à cette estime et à toutes ces gentillesses.

Voilà pour l’intérieure ; voyons pour l’extérieure. Il y a de la peine et de la mortification à supporter quelque affliction, soit de maladie, ou quand on est accusé d’avoir fait quelque chose à quoi l’on n’a jamais pensé ; il peut arriver qu’on nous reprendra pour avoir bien fait. La nature se fâche et ne se plaît nullement à ces choses. Mais il la faut gourmander, et tant s’en faut qu’il faille s’impatienter murmurer et chercher à se justifier, qu’au contraire il faut accepter cette livrée que Notre-Seigneur nous envoie, l’embrasser et dire : "Soyez la bienvenue, ô bonne croix, je vous reçois de bon cœur." Et si le diable vous tente de ne point souffrir ou de faire chose indigne d’une Fille de la Charité, aussitôt, mes sœurs, et vous et moi disons à Dieu : "Je ne veux point consentir à cela, moyennant votre grâce."

Il y a la mortification des cinq sens extérieurs, la vue, l’ouïe l’odorat, le goût et le toucher, lesquels nous sont communs avec les bêtes. Or, nous devons mortifier ces sens, principalement la vue pour la garder de se porter par curiosité sur des objets capables de nous faire offenser Dieu. Surtout je vous recommande de ne

 

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point regarder d’homme, si ce n’est qu’il y ait utilité ou nécessité. Ah ! mes filles, qu’il y en a d’entre vous qui me consolent quand je les vois par les rues avec tant de modestie ! Je dis en moi-même : "Sans doute Dieu est là dedans". Je me trouvai, il y a quelques jours, dans une maison de religion, où je vis deux religieuses qui n’étaient guère mortifiées à l’extérieur. Ah ! mes filles, vous le dirai-je ? quand je vis cela, vous me vîntes de suite à l’esprit, et je me mis en même temps à remercier Dieu d’avoir donné la grâce à cette Compagnie d’être dans cette pratique, qui n’est pourtant rien si vous n’y ajoutez la vertu intérieure. Car, si vous vous contentiez d’aller la vue basse et de donner la liberté à votre esprit de courir çà et là, cette modestie extérieure ne serait pas vraie vertu. Tout de même en est-il d’une fille qui dit ses fautes et les avoue. Si elle le faisait par vanité et à dessein d’être estimée vertueuse, ce serait dissimulation et non vertu. Ah ! mes sœurs, essayez de joindre toujours l’intérieur à l’extérieur et conservez cette sainte pratique de la modestie, pensant souvent que vous ne vous êtes pas mises dans une Compagnie pour vivre selon vos inclinations, ni pour satisfaire le corps.

Je me souviens, à ce propos, des religieuses carmélites. De quoi pensez-vous qu’elles vivent, mes sœurs ? De viandes bien apprêtées ? Point du tout. Elles mangent de grandes écuelles de potage et des œufs pourris. C’est là leur nourriture, quoiqu’elles soient filles de bonnes maisons, qui autrefois ont été traitées bien délicatement. Mais je ne dis chose que je ne sache très assurément : les œufs qu’on leur sert sont puants comme charogne. Il faut qu’elles les mangent.

Je vous le dis encore, mes sœurs, manger et boire sans se mortifier en quelque chose, suivre ses appétits, rejeter ce qui n’est pas à votre goût, c’est vivre en bête.

 

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Il faut vous nourrir et manger du pain en suffisance, à raison du grand travail que vous avez ; mais je vous prie de fuir l’excès et les choses délicates tant que vous pourrez, et cela pour plaire à Dieu.

Tout ce que nous venons de dire regarde plutôt les cas où il se faut mortifier, que les moyens qu’il faut prendre.

Le premier moyen, mes sœurs, c’est de se bien résoudre à cette pratique, de commencer dès aujourd’hui, car il est bien à croire que, si nous étions bien résolus de nous mortifier dans les occasions qui se présentent, nous n’y manquerions pas tant que nous faisons.

Le deuxième moyen, ce sont les motifs que saint Paul nous donne, dont le premier est qu’il dit : "Quiconque vivra selon la chair mourra (1). C’est-à-dire, il mourra de la vie de la grâce. Qui mortifiera cette même chair vivra de la vie des enfants de Dieu. Et moi je vous dis qu’une Fille de la Charité qui aura bien mortifié ses passions vivra de la vie de la grâce et sera sainte en ce monde et glorieuse en l’autre. Je voudrais pouvoir dire ceci à toutes les Filles de la Charité ; mais, comme la plupart sont absentes, je vous le dis à vous et vous assure, de la part de Dieu, que c’est la voie de la sanctification et qu’il n’y en a point d’autre. Cherchons ce qui nous plaira, nous ne pouvons nous sauver sans cela.

Un autre motif, c’est qu’il se faut mortifier en ce monde, ou souffrir en l’autre pour satisfaire pour nos péchés. Or, voyez quelle différence ou de brûler dans l’autre monde, ou d’avoir un peu de peine à se surmonter dans les difficultés et à pratiquer les règles. Voyez ce que saint Paul dit : "Pour parvenir à une

1) Épître aux Romains VIII, 13.

 

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éternité de bonheur, je châtie mon corps" (2) ; et : "Pour un moment de mortification je m’acquiers une éternité de consolation." (3) Ah ! mes sœurs, pour un moment, car ce grand saint compare les souffrance de cette vie a des moments.

Le troisième motif, c’est qu’il y a plaisir à se surmonter. Je le disais aujourd’hui, et je pense vous l’avoir dit autrefois, il y avait deux religieux carmes déchaussés qui s’entre-demandaient un jour : "Comment cela se peut-il faire que les choses que nous pensions nous devoir donner de la peine, au contraire nous donnent de la joie ; et là où nous pensions trouver à nous mortifier, nous trouvons de quoi nous satisfaire !" Voyez comme de bons religieux trouvaient de la consolation dans les mortifications. Ce qui nous apprend qu’il n’est pas si difficile de pratiquer la vertu qu’il nous semble. Nous savons par expérience la vérité de ces choses. Voyez une Fille de la Charité qui a consenti à la tentation de quitter sa vocation, quels regrets elle a ensuite ! Et au contraire, quelle consolation vous avez après que vous avez résisté à la même tentation, ou à quelque autre ! Cela, mes chères sœurs, ne mérite-t-il pas que nous travaillions à nous surmonter ?

Ensuite il faut la prière. Sitôt que l’on se sent assailli de quelque mauvaise pensée, il faut avoir recours à l’oraison. Avec cela, voici ce qui nous aidera : c’est de prendre résolution dès aujourd’hui de faire tous les jours trois ou quatre actes de mortification. Par exemple, il faut regarder à quoi l’on est plus enclin. Si à murmurer, trouver à redire à ce que les supérieurs font, il faut, tous les matins, se résoudre à se mortifier tout autant de fois que l’occasion se présentera de murmurer,

2) Première épître aux Corinthiens IX, 27.

3) Deuxième épître aux Corinthiens IV, 17.

 

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se mordre les lèvres pour s’empêcher de parler. Tout ainsi, pour les mouvements d’impatience, ne se laisser jamais aller à faire ou dire ce que la passion nous propose, regarder à quoi chacune est plus portée par ses inclinations, et après, se résoudre à les mortifier courageusement. Si vous le faites, mes chères sœurs, voilà le vrai chemin de la sainteté et la clef de la perfection des Filles de la Charité.

Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Une raison est que, comme chrétiennes, nous devons mortifier en nous ce qui vit, hors la grâce. La deuxième est que rien ne ravale tant la créature raisonnable que l’usage des passions contre les desseins de Dieu son créateur. Et une troisième est que rien ne paraît si méprisable aux personnes de raison que l’usage déréglé de ses sens et passions.

La mortification des sens consiste particulièrement à n’en point user contre l’ordre pour lequel Dieu nous les a donnés, en user avec tempérance et s’en servir pour faire plusieurs pratiques de mortification. Celle des passions consiste à ne s’en servir que pour nous porter à faire toutes choses avec raison et justice, pour nous exciter à l’amour de Dieu et du prochain.

Les moyens dont j’ai résolu de me servir sont, premièrement, la pensée du tort que nous faisons. De semblables à Dieu que nous devons être par le bon usage de nos passions, nous nous rendons semblables aux bêtes et même pires, quand nous nous laissons emporter à la malice de la nature humaine.

En second lieu, j’ai pensé que je devais faire une garde soigneuse de mes passions et de mes sens, pour n’en être point surprise.

En troisième lieu, j’ai cru pouvoir être aidée à me surmonter par la considération que toutes les personnes à qui j’aurai à faire ont, aussi bien que moi, l’usage des

 

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sens et des passions, et que la charité m’oblige à ne les pas porter à en faire mauvais usage.

Le quatrième moyen est de penser souvent au mauvais usage que j’en ai fait toute ma vie, pour avoir la défiance de moi-même, de recourir à Dieu avec confiance et de lui demander force.

— Or sus, Dieu soit béni, mes chères sœurs ! Ne vous semble-t-il pas que vous désirez quelque occasion de vous mortifier, pour témoigner à Dieu que vous lui serez fidèles dans cette pratique ? Oui, je crois que chacune se résout à cela, nonobstant l’expérience que vous avez de vos faiblesses, qui vous obligent d’avoir recours à Notre-Seigneur, qui vous fera la grâce de faire profit de tout ce que je viens de dire, ce que je lui demande pour vous. C’est de tout mon cœur mon Sauveur, que je vous le demande. Mettez en nous l’esprit de la sainte mortification. Faites, Seigneur, que nous ne vivions plus en bête, mais en créature raisonnable. Nous vous le promettons. Mais, parce que cela dépend de vous, je vous supplie, par votre sainte vie, toute remplie de mortification intérieure et extérieure, de nous faire cette grâce.

Benedictio Dei Patris…

 

66. — CONFÉRENCE DU 2 FÉVRIER 1655

SUR L’ESPRIT CACHÉ

Mes sœurs, le sujet de cette conférence est de l’esprit caché, c’est-à-dire un démon ou un vice qui nous empêche d’ouvrir notre cœur quand il le faut, à qui il faut et comme il le faut.

Entretien 66. — Cahier écrit par sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.

 

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Le premier point est des raisons qui nous obligent de nous donner garde de cet esprit caché ; le deuxième, des personnes qui ont cet esprit caché ; le troisième, de ce qu’il faut faire pour chasser cet esprit.

Ma sœur, dites-nous les pensées que vous avez eues sur ce sujet.

— Mon Père, premièrement il m’a semblé que l’esprit caché est ce qui nous empêche de dire nos peines, quand nous en avons, à nos supérieurs ; et faute de nous déclarer, nous pouvons perdre notre vocation.

— Ma fille, vous avez raison ; il en arrive de grands maux. Cet esprit caché mène à perdition. Mais, pour rendre ceci plus clair, sachez qu’il y a des personnes qui ont disposition à dire tout ce qu’elles ont dans le cœur presque à toutes sortes de personnes. Il y en a d’autres qui sont retenues, ne parlent que bien à propos, ne disent pas ce qu’elles pensent à toutes personnes, disent ce qu’il faut, mais savent bien taire ce qu’il n’est pas permis de dire.

Pour comprendre la vérité de ce que je dis, représentez-vous celles qui entre vous sont bien sages. Ce n’est pas que toutes ne soient retenues ; mais il y en a toujours de plus discrètes, de qui nous pouvons prendre exemple. Voyez donc comme celles que vous estimez plus prudentes se comportent : elles parlent peu et bien à propos ; elles laissent les autres dire et aiment mieux écouter leurs sœurs que tant discourir. On peut juger la différence de ces deux esprits, qui sont tous deux cachés, comme vous allez voir.

Il y a donc un autre esprit caché, et les personnes qui l’ont disent, comme vous venez d’entendre, fort facilement toutes choses, fors ce qu’il faut. Par exemple, les Filles de la Charité qui auraient cet esprit, quand elles se trouveraient avec les gens du monde, diraient de fort bonnes choses ; mais, quand il sera question de découvrir

 

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ses pensées à son directeur, elles ne diront rien de ce qui les touche. Avec ceux à qui elles ne devraient pas communiquer elles diront merveilles ; mais, pour leurs supérieurs, elles ont la bouche close. Dans la conversation, elles sont fort étendues pour parler de choses indifférentes et temporelles ; mais, pour le spirituel, l’on ne peut en tirer une parole.

Or, il faut savoir que nous ne parlons point en cette conférence de celles qui ont l’esprit caché pour ne pas se découvrir à toutes personnes et qui savent taire ce qu’il ne faut pas dire ; car c’est un fait de prudence et de vertu, qui est à louer plutôt qu’à blâmer. Nous parlons de celles qui ne veulent point ouvrir leur cœur à qui il faut et comme il faut. Ce vice est un démon dans l’âme, car il y a un démon qui a charge de tenter toutes les religieuses, toutes les âmes qui se doivent communiquer, et les Filles de la Charité, afin qu’elles tombent dans ce péché. Quand elles ne lui résistent pas dès le commencement, il s’empare de leur cœur, fait qu’elles lui gardent le secret et enfin les rend muettes.

D’autres âmes ont un esprit de candeur, ouvert, simple, et disent non seulement leurs fautes à leurs supérieurs, mais seraient bien aises que tout le monde les sût. Ah ! qu’elles ont sujet de remercier Dieu ! Je reçus hier soir une lettre, que l’on m’envoya de cent-cinquante lieues d’ici. C’est un prêtre de la Mission qui me rend compte d’une mission qu’ils ont faite dans ce pays. Il me mande qu’une femme fut si touchée, après avoir entendu la prédication, et se confessa avec tant de douleur qu’elle lui dit : "Monsieur, j’ai tant de regret de mes péchés et suis si confuse de ma chétive vie passée que je souhaiterais que tous mes péchés fussent écrits sur mon visage, afin que tout le monde les pût lire." Que j’ai été consolé, mes sœurs, d’entendre cela de cette bonne femme ! Qui pensez-vous qui lui a fait la

 

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grâce d’avoir cette disposition ? C’est Dieu, par le ministère de ce bon ange, qui donne facilité aux Filles de la Charité de dire leurs fautes. Ah ! mes sœurs, ce sont les bons anges, tout de même que les mauvais empêchent de les découvrir. Mais notez bien cette différence, que nous ne parlons point de celles qui sont prudentes, mais de celles qui sont cachées quand il faudrait paraître, de celles qui disent bien leurs peines à leurs sœurs et à ceux qui ne les peuvent soulager, et qui n’en veulent pas parler à leurs supérieurs. Or, je vous demande, ma sœur, quels grands maux causent cela ?

— Mon Père, il me semble que le plus grand mal qui puisse arriver de cet esprit, c’est la perte de la vocation.

— Vous avez raison, ma fille, une sœur qui n’est pas libre de dire ses peines est en grand danger de ne pas persévérer. Dès lors qu’elle craint que l’on sache ce qu’elle a dans le cœur et qu’elle dit à ses sœurs : "Gardez-vous bien de le dire à Mademoiselle Le Gras ou à M. Portail r, dès lors, mes sœurs, vous devez croire que le démon commence à se rendre maître de son cœur. C’est tout de même qu’un méchant garçon qui a envie de tromper une pauvre fille. Que fait-il ? Il lui propose des merveilles ; mais à même temps il lui défend d’en parler. a Gardez-vous bien de le dire à votre père et à votre mère, si vous le faites, je ferai ceci, je ferai cela", et le reste. Pourquoi pensez-vous que ce méchant la menace, si elle le dit ? C’est qu’il sait bien que si le père et la mère le savaient, ils y mettraient empêchement.

Le diable fait tout de même quand il tente une sœur, ou de changer, ou d’être vue, estimée et de quelque autre mal. Il lui dit : "Ne le dites pas, gardez-vous bien de le dire à M. Vincent ou à Mademoiselle Le Gras." Si elle le fait, elle obéit à ce démon, qui ne se contente pas de lui faire garder le secret, mais met

 

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encore dans son esprit la disposition qui a été dite, pour la faire se découvrir à ses sœurs et aux personnes du monde. Or, de dire ses peines et ses tentations à une sœur, à une personne du monde, cela n’est rien, parce qu’ils n’ont pas grâce pour servir en cette affaire. Au contraire, ils surchargeront plutôt, et, si vous allez à eux avec une peine ou tentation, vous en reviendrez avec deux ou trois. Comment voulez-vous qu’il vous guérissent, puisqu’ils sont malades eux-mêmes ? Vous allez à une fille lui découvrir votre cœur, lui dire quelque mécontentement que vous avez reçu, que Mademoiselle ou une telle sœur vous a contristée, et cette fille a déjà l’esprit mal fait, choqué, aussi bien que le vôtre. Et vous penseriez y trouver du soulagement ! Et ce démon vous fait accroire que vous y trouverez de la consolation ! C’est ce qui ne se peut, mes sœurs, encore bien qu’il vous semble ; c’est une tromperie du diable, qui séduit ainsi le monde. Voilà, ma fille, ce que vous avez dit, que l’esprit caché, s’emparant d’une sœur de la Charité, la met en danger de perdre sa vocation.

Et vous, ma sœur, quelle autre raison avez-vous pensée qui oblige les Filles de la Charité d’avoir le cœur ouvert pour dire leurs fautes à M. Portail, à Mademoiselle Le Gras ou à moi ?

— Mon Père, la première que j’ai vue, c’est que, si nous ne disons pas nos peines, il n’y a pas moyen de nous soulager. Je crois qu’il ne peut point arriver de plus grand mal de l’esprit caché que celui-là, d’autant qu’il n’y a point de conduite à une personne qui ne se communique pas, les supérieurs ne pouvant pas savoir ce que nous avons dans l’esprit, si nous ne leur disons.

— Ma fille, vous avez raison. Ce n’est pas vous qui le dites ; c’est le Saint-Esprit qui l’a mis dans votre bouche. Il dit dans la sainte Écriture : "Il n’y a point de direction pour les personnes cachées."

 

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Il n’y a point de moyen d’aider une personne qui a le venin au cœur et qui ne le veut pas dire ; tout de même que, si, ayant reçu un coup de poignard qui vous a fait une plaie mortelle, vous ne le découvrez il n’y a pas moyen de la guérir. C’est pourquoi, mes sœurs, quand vous verrez des filles qui ne se veulent pas déclarer à qui il faut, dites qu’elle sont possédées de ce démon, et par conséquent fort en danger.

Ma fille, à quoi peut-on connaître qu’une sœur a cet esprit ?

— Mon Père, quand l’on voit une fille qui a l’esprit inquiet, triste et abattu, cela montre qu’elle a l’esprit caché.

— Notre sœur dit bien, voyez-vous. C’est une marque que l’on a dans l’intérieur quelque chose que l’on ne veut pas découvrir, quand l’on est triste et chagrin ; car une âme qui n’a rien de caché, qui a un cœur ouvert, n’est guère sujette à cela. La joie du Saint-Esprit ne loge point dans un esprit caché. Quand une personne s’est confessée et a déclaré son péché, elle a grande paix et repos. D’où vient ce changement ? C’est qu’elle a découvert la plaie, et, ce faisant, en a reçu le remède. Ma sœur a donc donné une bonne marque pour reconnaître celles qui ont cet esprit. Quand vous voyez une fille inquiète, chagrine, fâcheuse en sa conversation, soupçonneuse, dites : "Assurément le diable s’est emparé de cette fille."

Si le temps nous le permettait, je crois, mes sœurs, que vous nous diriez bien d’autres raisons. Mais, pour abréger, je m’en vais vous en dire quelques-unes, dont la première est ce que je vous ai dit, qu’il n’y a aucun moyen de diriger une âme qui ne se communique point. C’est un puissant motif pour nous faire fuir ce vice.

Voyons les marques pour le connaître. Si une personne, en confession, déguisait son péché pour le rendre

 

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moins difforme qu’il est, voilà qui se peut appeler esprit caché ; qui est un très grand mal.

Une autre marque, c’est lorsqu’une fille a peine de découvrir son cœur hors la confession. Si je lui demande : "Ma sœur, comment êtes-vous de cette tentation ?" et que, feignant de dire l’état où elle est, elle me réponde : "Monsieur, si vous me demandez cela en la confession, je vous le dirai, mais, à cette heure, je ne puis pas", c’est une marque d’esprit caché ; ou si, disant quelque chose, on ne la dit pas comme elle est.

Une marque encore, c’est de le dire librement aux sœurs. Une fille qui a quelque tentation, si elle a cet esprit, ira, si elle en sait de malcontentes, se découvrir à elles. Et voilà le malheur. De là viennent les murmures et les plaintes.

C’est encore une marque d’esprit caché de ne pas dire tout au commencement la tentation que l’on a contre la vocation. On dira bien à son directeur ou à ses supérieurs sa peine, mais le plus tard que l’on peut et lorsque bien souvent il n’y a point de remède. Quand l’on ne recherche pas le secours à point nommé, on ne le trouve pas par sa faute. Par où vous voyez que ce n’est pas assez d’ouvrir son cœur, si on ne le fait quand il faut, c’est-à-dire de bonne heure.

Il y a bien d’autres marques de cet esprit. Vous les connaîtrez en vous-mêmes, si vous vous examinez, au moins celles qui en seraient entachées.

Disons un mot des moyens pour se défaire de ce démon. Si vous me demandez, mes sœurs, ce qu’il faut faire pour sortir de cela, je vous répondrai ce que Notre-Seigneur répondit à ses disciples qui n’avaient pu guérir un enfant sourd et muet. Comme ils lui en demandaient la cause, il leur dit : "Voyez-vous, cette sorte de démon ne se chasse que par l’oraison et par le jeûne." Tout de même, mes sœurs, cet esprit caché,

 

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qui est un démon dans l’âme, ne se chasse que par le jeûne et l’oraison. Si vous le sentez en vous, faites vos oraisons sur ce sujet ou du moins faites tendre vos résolutions à vous défaire de ce mauvais esprit. De plus, jeûnez quelquefois, ou appliquez-y le jeûne ordinaire que vous faites les vendredis, celui du carême, auquel nous allons entrer. Enfin mes chères sœurs, suivez le conseil que le Fils de Dieu donna à ses disciples, et dites : "Seigneur, le démon muet qui me tourmente ne se chasse que par ces deux actes de pénitence. Je vous supplie d’agréer mes jeûnes et mes oraisons, que je vous offre, afin qu’il vous plaise de m’en délivrer, en sorte que je n’aie rien de si caché que je ne le dise, pour honteux et abominable qu’il soit. J’ai un coup de poignard dans le sein, dont je veux être guérie, s’il vous plaît."

Le second moyen consiste à bien considérer le misérable état d’une pauvre fille qui a l’esprit caché ; ce qui est pis que d’avoir un démon au corps. Ah ! mes sœurs, que peut-on dire si l’on se voit dans cet état ? "Quoi ! mon Dieu ! j’aurai une méchante pensée qui me veut perdre ; je la dirai bien à mes sœurs et à ceux qui ne me peuvent aider ; mais à mes supérieurs, qui ont grâce pour cela, je ne la leur dirai pas !" Et ainsi, connaissant le pauvre état où vous êtes, vous serez excitée à en sortir.

Voilà pour celles qui ont l’esprit caché. Et pour les autres qui ne l’ont pas, qui, au contraire, ont un cœur candide, un esprit ouvert à leurs supérieurs, qui sont prudentes pour ne se communiquer qu’à ceux à qui elles doivent, oh ! pour ne pas le perdre, il faut remercier Dieu, qui leur a fait la grâce d’avoir cet esprit de candeur, et le supplier de le conserver, en sorte que jamais cette vertu ne soit obscurcie par ce démon d’esprit caché.

 

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Le troisième moyen, c’est que, quand vous approcherez de vos confesseurs et que vous aurez peine d’ouvrir votre cœur, car la nature répugne toujours au bien, vous imitiez Judith, qui, pressée de couper la tête à Holopherne, commença à frémir de crainte, et, à même temps, se fortifiant, demanda l’aide de Notre-Seigneur pour venir à bout de son entreprise, puis coupa la tête de ce tyran avec sa propre épée. Ainsi, mes sœurs, il faut demander du secours pour abattre la tête à cet Holopherne, je veux dire pour ouvrir votre cœur à votre directeur, et dire : "Seigneur, vous voyez la peine que je sens à me déclarer ; aidez-moi, s’il vous plaît." Voilà ce qu’il faut faire. Et si vous avez quelque peine ou tentation honteuse, dites cela d’abord, parce que c’est ce qui vous donnera force pour dire le reste. Mais la honte d’ordinaire ne manque pas de venir. Le diable nous dit : "Que pensera-t-on de toi ? Ah ! mon Dieu ! que dira-t-on ? Quoi ! une Fille de la Charité avoir de si horribles pensées ! On ne t’estimera plus, si tu dis telle et telle chose."

O mes filles, c’est tout au contraire, une vérité dont il ne faut point douter, c’est que les personnes que l’on estime davantage sont celles qui se découvrent librement. Nous en avons un exemple en la Madeleine, qui, s’étant jetée aux pieds de Notre-Seigneur, lui confessa ses péchés et lui ouvrit tout son cœur. Après, Notre-Seigneur la méprisa-t-il ? Point du tout. Tant s’en faut qu’il en eût mauvaise estime ; il entreprit sa défense contre le pharisien qui en voulait mal parler.

Mes sœurs, apprenez (une fois pour toutes) que l’on n’a jamais et qu’on ne peut avoir mauvaise estime des personnes qui disent leurs fautes. Et pour mon particulier, je n’ai point de plus grande consolation que lorsque quelqu’un se découvre et dit l’état de son âme. Si je pouvais aller dans le lieu où demeure cette femme dont

 

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nous avons parlé, j’irais, quand ce serait à dix lieues d’ici, pour avoir la consolation de lui dire : "Bonne femme, vous êtes bienheureuse que Dieu vous ait donné la disposition dans laquelle vous êtes, de désirer que vos péchés soient écrits sur votre front, tant j’estime cet état." Dites donc à ce démon : "Va, maudit démon, tu me dis que l’on me méprisera, si je dis mes peines, et c’est au contraire, l’on m’en estimera davantage." Mes chères sœurs, dire qu’une fille est libre pour se découvrir à ses supérieurs, c’est tout dire. Le ciel s’en réjouit, car c’est une sorte de pénitence que cela. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Notre-Seigneur : "Les anges se réjouissent sur un pécheur qui fait pénitence (1)." Or, dire ses peines et tentations, c’est une espèce de pénitence. Enfin vous serez informées pour toujours qu’une personne sincère, candide, ouverte ne peut être trompée par ses ennemis. Qui donc vous empêchera de vous découvrir à vos supérieurs ? Ce n’est pas qu’il le faille faire par ce motif d’être estimées. Dieu nous garde d’y aller jamais par cet esprit !

Vous me pourrez dire : "Oh ! mais, Monsieur, je l’ai dit à mon confesseur ; pourquoi le faut-il dire encore à Mademoiselle ?" Voilà qui est bien, mais cela ne suffit pas, il se faut communiquer à ses supérieurs, parce que, comme il a été dit, l’on ne peut pas diriger sans cela.

Il me semble, mes sœurs, que, cela posé, et vous et moi devons nous résoudre à tout dire à nos supérieurs et que celles qui n’ont pas le cœur ouvert tâcheront de l’avoir dorénavant.

Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous faire cette grâce, et je vous prie de prier les unes pour les autres,

1) saint Luc XV, 10.

 

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afin que jamais ce démon ne soit le maître de nos cœurs et que nos bons anges, qui nous inspirent cette ouverture de cœur si souvent, emportent le dessus. Sauveur de nos âmes, qui aimez tant la candeur et la simplicité, qui nous l’avez recommandée, c’est un don que nous vous demandons pour cette petite Compagnie et pour toutes les âmes que vous y avez appelées, afin que nous n’ayons point de repos que nous n’ayons dit à nos supérieurs tout ce qui nous fait peine, que nous n’ayons demandé leur conseil et avis dans toutes nos tentations. Nous vous prions de nous donner cette grâce.

Mais, mes sœurs, remarquez que ce n’est pas assez d’ouvrir son cœur à ses supérieurs ; il les faut croire et faire ce qu’ils disent, car c’est le principal ; autrement, cela servira de peu.

Je ne puis passer sous silence une chose qui m’a attendri, ce matin, à la répétition de l’oraison. Un de nos frères, qui avait celé une chose et ne l’avait pu découvrir à son confesseur, a eu la grâce de la pouvoir dire tout haut, et de plus dire qu’il était un pauvre et chétif garçon, qui avait été entretenu aux écoles par les aumônes de la paroisse ; ce qu’il n’avait point découvert jusqu’alors, quoiqu’il en eût souvent eu la pensée. Quand j’ai entendu ce garçon se déclarer avec tant de force, il faut que j’avoue que j’ai senti un surcroît d’affection pour lui et ai jugé de là que Dieu lui fera la grâce d’être un grand saint ; oui, mes sœurs, parce qu’il ne faut quelquefois qu’un acte de vertu héroïque pour cela, pour donner la force à une âme d’en faire un million d’autres. Je vous ai dit cela pour vous confirmer dans la croyance que c’est une bonne marque quand une âme dit ses fautes.

Mademoiselle, vous ne nous avez pas dit vos pensées.

— Mon Père, l’interprétation de l’esprit caché nous fournit plus d’une raison pour nous en donner de garde,

 

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nous faisant entendre que c’est un démon caché en l’âme, qui nous peut faire beaucoup plus de mal que la possession des esprits malins dans le corps, l’un regardant la vie éternelle et l’autre la vie temporelle seulement.

Une autre raison est que, si nous agissons par cet esprit caché, c’est en quelque manière, éteindre la lumière que Notre-Seigneur est venu allumer dans les âmes.

Une autre raison est que les personnes qui agissent avec cet esprit caché sont très fâcheuses et pénibles à celles avec qui elles sont, et courent grand danger que l’esprit d’orgueil ne prenne un grand ascendant sur leur imagination, en sorte que, pour s’être voulu cacher à autrui par son motif, quoiqu’inconnu, elles sont tellement cachées à elles-mêmes qu’elles ne se peuvent faire connaître, et ainsi cela les empêche de recevoir les avertissements dont elles ont besoin.

Quoiqu’il y ait des tempéraments au corps qui peuvent être disposés naturellement à ne se pouvoir découvrir, ni expliquer, néanmoins je pense que les passions appètent davantage cette tentation, particulièrement l’orgueil, qui nous met en l’esprit de ne pas dire telle ou telle chose, crainte que l’on en tire conséquence, ou que l’on croie que, pour être tombée en quelque faute une fois, l’on en soupçonne toujours, ce qui fait un très grand dommage à l’âme et lui donne lieu de se licencier en beaucoup de défauts.

Les personnes qui ont ce défaut de ne pas se librement communiquer à leurs supérieurs quand elles ont peines d’esprit ou quelque nécessité, ou bien quand elles leur parlent en communication, sont en danger de mentir, ou de beaucoup dissimuler. Et cette habitude se pourrait former si forte qu’elles en seraient surprises même dans la confession. Cet esprit caché, provenant du malin esprit, peut faire renfermer les personnes qui

 

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le possèdent dans une telle gêne, que cela leur peut donner mépris des avertissements de leurs supérieurs, qu’elles ne tiennent compte de leur dire leurs peines, les pensant intéressés, ou persuadés d’autres. Cela fait qu’elles recherchent aide ou consolation où elles ne doivent pas, et ainsi n’en trouvent que de très dangereuses et qui mènent à perdition. Celles qui petit à petit s’engagent dans cette maxime d’esprit caché, ne pouvant contenir en elles-mêmes leurs peines, ni ce qu’elles savent d’autrui, sont souvent en danger de se communiquer mal et à toutes sortes de personnes ; ce qui porte grand préjudice à leur avancement spirituel, les faisant offenser Dieu, et à commettre la même faute à celles qui les écoutent.

Cet esprit étant très dangereux et souvent inconnu, nous devons souvent demander à Notre-Seigneur la lumière pour le découvrir, s’il est en nous. Chacune de nous doit craindre et se défier d’en avoir quelque part ; et pour s’en défaire il est nécessaire, sitôt que l’on sent quelque peine et répugnance à la dire, d’avoir recours au Saint-Esprit, pour lui demander force, et, se surmontant soi-même, la dire pour l’amour de Dieu.

Si aussi quelqu’une se sent portée à rechercher en autrui de la consolation en se déchargeant, elle doit se défier ; comme aussi, si elle sentait répugnance que ses supérieurs sussent ce qu’elle veut dire, ou même penser, elle devrait craindre.

Une sœur ayant demandé pardon d’avoir agi par cet esprit, et sollicité les prières de notre très honoré Père pour être aidée à s’en défaire, il lui dit :

De tout mon cœur, ma fille, je le ferai. Je prie Notre-Seigneur qu’à même temps que, de sa part, quoiqu’indigne, je prononcerai les paroles de bénédiction, il nous donne la grâce de bien entrer dans cette pratique.

Benedictio Dei Patris.. .

 

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67. — CONFÉRENCE DU 23 MAI 1655

SUR L’OBÉISSANCE

Mes très chères sœurs, le sujet de cette conférence est de l’obéissance. Le premier point est des raisons que nous avons de nous étudier à une parfaite obéissance et de faire tout par obéissance, le deuxième point, des marques qui feront voir si nous avons cette parfaite obéissance ; le troisième, des moyens d’acquérir cette parfaite obéissance et de faire tout par obéissance.

Il s’agit donc de traiter aujourd’hui de la vertu de la sainte obéissance, qui est la vertu de Notre-Seigneur, la propre vertu de notre Sauveur, parce qu’il l’a pratiquée toute sa vie jusqu’à la mort.

Ma sœur, quelles raisons avons-nous de nous étudier à une parfaite obéissance ?

— Mon Père, il m’a semblé que ce qui nous oblige à l’obéissance, c’est l’exemple de Notre-Seigneur.

— Ma sœur, quand vous répondez ici, il faut premièrement dire : le sujet de la conférence est tel, comme aujourd’hui, de l’obéissance ; et puis les raisons que nous avons d’être bien obéissants. Après avoir répété les trois points, il faut dire les pensées que Dieu vous y a données. C’est comme cela, mes sœurs, qu’il faut répondre.

Notre sœur a dit qu’une raison pour laquelle il faut s’affectionner à la vertu d’obéissance est l’exemple de Notre-Seigneur. Quelle autre raison, ma sœur ?

— Mon Père, sur le troisième point, j’ai pensé qu’un moyen pour acquérir cette vertu est de penser qu’en tout ce que j’ai fait par ma propre volonté, jamais je n’ai réussi.

Entretien 67. — Cahier écrit par sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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Une autre sœur répondit que, pour obéir comme il faut, il faut croire que c’est Dieu qui nous commande par nos supérieurs. Une autre raison que Dieu nous commande cette obéissance est que, nous ayant appelées à la Compagnie, nous y sommes doublement obligées. Elle ajouta que c’était un bon moyen de persévérer dans la vocation.

Cette sœur, ayant le cœur rempli de douleur, s’excusa de ne pouvoir parler davantage, quoiqu’elle eût bien d’autres sentiments, et dit qu’elle n’avait jamais obéi.

— Or sus, or sus, ma fille, Dieu vous fera la grâce d’obéir ci-après. Elle dit bien. Une raison qui vous oblige à l’obéissance, c’est que, sans elle, vous ne pouvez pas persévérer dans votre vocation ; car mes sœurs, dès que l’obéissance ne sera pas parmi vous, adieu la pauvre Charité, elle est défunte. Mais, tant que cette sainte pratique sera dans la Compagnie, elle fera bien. Et une marque pour connaître qu’une sœur a la vertu d’obéissance, c’est si elle n’a point de répugnance à faire ce que ses supérieurs lui ordonnent, si elle est prête à aller partout, à en revenir quand on le veut, si elle n’est point attachée à ce qu’elle fait, quand on lui ordonne de le quitter. Voilà une vraie marque. Mais trouver à redire à ce que ses supérieurs disent, murmurer de leurs procédés, dire que telle chose est mal ordonnée, c’est là une marque de désobéissance.

Or, mes sœurs, tant que la Compagnie aura cette sainte vertu, elle subsistera ; mais, quand elle ne l’aura plus, elle défaudra. Car comme l’Église ne subsiste que par l’obéissance des évêques au Pape, des curés aux évêques, et ainsi du reste, tout de même toutes les communautés, et particulièrement la vôtre, ne peuvent persévérer qu’avec cette obéissance des inférieurs aux supérieurs, surtout des anciennes. Oh ! anciennes, combien vous devez prendre garde de bien édifier les plus

 

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nouvelles ! Quoique toutes y doivent prendre garde, néanmoins celles qui sont plus avancées y sont encore plus obligées ; car voici ce que l’on dit : "Ma sœur telle fait bien cela ; je le ferai donc aussi ; s’il y avait du mal, elle ne le ferait pas." Voilà, mes sœurs, ce que les nouvelles diront.

Ma sœur, quelles marques du vice contraire à cette vertu ?

— Mon Père, il me semble que c’est l’attache à notre propre volonté qui nous empêche de suivre celle de Dieu et des supérieurs.

— Bien dit, ma fille. C’est l’attache à sa propre volonté. L’on me dit d’aller ici ou là, et je suis si attaché à ma propre volonté que je n’y veux pas aller ; l’on me défend de faire telle chose, et je veux la faire, parce que je crois que cette défense n’est pas juste. Quand on en est là, c’est la ruine des communautés.

Et vous, ma sœur, avez-vous quelque raison pour vous obliger à l’obéissance ?

La sœur répondit à peu près la même chose et de plus dit que nous étions venues dans la Compagnie pour obéir ; que, puisque telle avait été notre intention au commencement, nous devions continuer dans cette pratique, et qu’un moyen pour nous y aider est de nous demander souvent pourquoi nous sommes venues dans la Compagnie.

— Oh ! bien dit, ma fille ! C’est un bon moyen pour nous exciter à la pratique de cette sainte vertu. Saint Bernard se faisait souvent la même demande, principalement quand il sentait quelque répugnance à la pratique de la vertu. Il s’interrogeait, disant : "Bernard, Bernard, pourquoi es-tu entré en religion ? Est-ce pour commander ? Est-ce pour faire ta volonté, ou pour te délicater ? Rien moins que cela. C’est pour obéir ; c’est pour renoncer à ta propre volonté et pour ne te pas épargner."

 

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Voilà, mes sœurs, ce que ce grand saint se disait pour s’exciter à son devoir, et ce que nous devrions faire tant que nous sommes. Oh ! c’est un grand moyen, pour avancer dans la vertu, de nous demander souvent : Françoise, Jeanne, Marie, pourquoi es-tu venue ici ? Est-ce pour faire ta volonté, vivre à ta liberté ? Oh ! non, tu n’as pas eu ce dessein quand tu as quitté le monde, ou, si tu l’avais eu, tu te serais trompée. Puis donc que je suis venue pour servir Dieu en la manière qu’il le demande, pourquoi ne le ferais-je pas ?

O mes sœurs, c’est une grande folie d’être venues dans un lieu pour obéir, et puis après n’en vouloir rien faire. Les artisans vont à l’ouvrage pour travailler, les écoliers à l’école pour apprendre ; et vous, vous seriez venues ici pour ne rien faire, ou au moins pour ne faire que ce que vous voulez et comme vous le voulez ! Si cela est, craignez que Dieu ne vous ôte ses grâces pour les donner à d’autres plus fidèles que vous. C’est pourquoi résolvons-nous dès cette heure à faire tout par obéissance et disons en nous-mêmes : "Quoi ! mon Dieu, vous m’avez fait cette faveur de me mettre dans une Compagnie qui a l’honneur de vous appartenir, pour obéir à ceux que vous avez établis pour me conduire et il sera dit que je ferai tout le contraire ! Quoi ! mon âme, les écoliers vont-ils à l’école pour devenir des bêtes ? Au contraire, ils y vont pour apprendre et s’y emploient de tout leur pouvoir ; et toi tu ne feras pas ton devoir pour plaire à ton Dieu ! Oh ! désormais je veux être plus fervente pour faire ce qu’il demandera de moi.".

Oh bien ! mes filles, je suis bien aise d’avoir entendu vos pensées là-dessus. Mais, avant que de passer plus avant, il faut savoir que nous sommes composés de deux hommes : d’Adam, qui, de juste qu’il était, est devenu pécheur par sa désobéissance et a été dépouillé

 

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de tous les dons de la grâce que Dieu lui avait donnés ; de Jésus-Christ, qui est venu pour sauver ceux qui s’étaient perdus par leur propre volonté. Je répète ceci : nous avons en nous deux esprits, l’un du vieil homme, l’autre du nouveau. Le premier a voulu faire sa propre volonté et se rendre indépendant de Dieu même ; témoin ce que le serpent lui dit : "Vous serez comme Dieu" ; et, ce faisant, il nous a tous perdus avec lui. Le nouvel Adam, Jésus-Christ, est venu du Ciel en terre pour se faire obéissant et tout contraire au premier. Voyez la différence qu’il y a entre ces deux. Le nouveau cherche à faire la volonté de son Père, le vieux à faire la sienne ; le nouveau se soumet même à ses inférieurs, le vieux ne se veut pas soumettre à son Créateur ; enfin le nouveau ne cherche qu’à rompre sa propre volonté, ce qu’il nous a bien enseigné au jardin des Olives, et le vieil Adam cherche à faire la sienne propre.

Or, une personne qui aime l’obéissance, qui rompt sa volonté, marque qu’elle a l’esprit de Notre-Seigneur. Voulez-vous savoir si une sœur de la Charité a l’esprit du nouvel Adam, voyez si elle est bien obéissante ; car en voilà une vraie marque. Mais, si elle aime à faire sa volonté en toutes ses actions, voilà la marque de l’esprit du vieil Adam, ou plutôt la marque de l’esprit du diable ; et il ne faudrait que se persuader bien cette vérité pour ne jamais rien faire par ce maudit esprit diabolique, qui n’est autre que la propre volonté. Voilà donc la première raison pour nous obliger à la pratique de la sainte obéissance : c’est que les sœurs qui aiment l’obéissance ont l’esprit de Notre-Seigneur.

La deuxième, c’est qu’il y a double mérite à faire de bonnes actions par obéissance. C’est si assuré qu’il n’est pas permis d’en douter. Et non seulement les bonnes œuvres acquièrent une nouvelle beauté mais les indifférentes deviennent méritoires, étant faites par obéissance.

 

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Par exemple, quand vous allez servir les pauvres, c’est une bonne œuvre, qui d’elle-même est méritoire. Or, si vous la faites par obéissance, c’est double mérite ; c’est comme un beau relief qui la rend plus éclatante ; c’est comme qui ajouterait des pierres précieuses sur d’autres pierres précieuses.

Imaginez-vous, pour bien entendre ceci, que l’on vous fait un habit de beau taffetas. Quand il n’y aurait point d’autre étoffe, c’est toujours un bel habit. Or, si à ce beau taffetas on en ajoute un autre ce sont deux taffetas ensemble. Voilà qui le rend bien plus beau que devant. Mais ajoutez à tout cela un beau passement d’or, voilà deux beautés : l’étoffe et l’or. Or, mes sœurs, il en va de même à l’égard des œuvres faites par obéissance. Quelle consolation aux Filles de la Charité ! Vous ne faites qu’une action et vous avez deux sortes de récompenses.

Il y a plus. Comme je vous ai déjà dit, faire une œuvre indifférente, comme boire, manger, se reposer, se récréer, ces œuvres-là, qui ne sont rien, l’obéissance les rend méritoires et plus agréables à Dieu que des bonnes, faites sans obéissance. C’est une pierre philosophale. Tout ce qu’elle touche devient or. Les bonnes œuvres faites sans cette vertu ne sont point agréables à Dieu. C’est un grand sujet de ne rien faire sans obéissance. J’ai connu des personnes de condition qui ne faisaient rien sans obéissance. Un conseiller de la cour, qui a été huguenot, a tant aimé l’obéissance depuis sa conversion qu’il demandait à son laquais, quand il avait quelque chose à faire pour avoir le bien de faire ses actions par obéissance. Quand il fallait aller quelque part, il lui demandait s’il fallait aller par un tel chemin. O mes sœurs, un homme du monde a fait cela ! Quelle confusion pour nous, qui avons tant

 

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de moyens de nous avancer dans la vertu et y sommes si négligents !

Mon Dieu ! qu’il y a de pauvres Filles de la Charité qui perdent beaucoup par leur faute ! Elles servent les pauvres, vont et viennent, se tuent pour ne rien faire, quand elles suivent leur propre volonté. Mes sœurs, faites tout ce qu’il vous plaira, toutes vos meilleures actions ne vous seront point méritoires sans cette vertu. Il faut bien dire qu’il y a de grands biens dans l’obéissance, puisque le Fils de Dieu a voulu faire tout par obéissance et s’y est tellement soumis qu’il a mieux aimé mourir que manquer à l’obéissance ; et, au contraire, il y a de grands maux dans le vice opposé.

Il est dit dans la sainte Écriture que, quand Saül voulut livrer la bataille, il désira offrir un sacrifice à Dieu pour obtenir la victoire. Il eût bien désiré que le prophète vînt pour l’offrir en personne ; mais, le prophète ne venant pas, il l’offrit lui-même. Et parce qu’il n’était pas ordonné de Dieu pour cet office, son sacrifice ne lui fut point agréable ; et il fut réprouvé de Dieu, comme ayant agi sans obéissance. Au même instant qu’il eut fait cette action de sa propre volonté, Dieu fit élire un autre roi en sa place ; et l’Écriture dit qu’il fut réprouvé. Ce qui fait voir que les bonnes œuvres faites de son propre mouvement et sans obéissance sont inutiles et même dommageables.

Si cet exemple ne vous fait craindre ce malheur, je ne sais ce qui vous pourrait toucher. Quoi ! pour avoir fait une bonne œuvre pour l’amour de Dieu ce roi a été réprouvé ! Que ne devons-nous pas craindre s’il s’en trouvait dans la Compagnie qui fussent attachées à leur propre volonté ! Ah ! c’est un démon, car il n’y aurait ni démon, ni enfer, s’il n’y avait point de propre volonté.

Il y en aura qui voudront jeûner pour satisfaire à leur désir et caprice, pour être estimées plus vertueuses

 

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que les autres ; car, quand on fait des singularités, c’est d’ordinaire pour être estimé. D’autres voudront aller voir ce pauvre. Qu’on le leur permette ou non, parce qu’elles veulent, elles iront. Les autres diront plusieurs prières sans permission. Ce sont des sacrifices qui sont bons d’eux-mêmes ; mais, parce que la propre volonté s’y trouve, Dieu n’en veut point. Disons à cette heure, et je le veux dire avec vous : "O mon Dieu, si le vieil Adam veut que je fasse ma propre volonté, Jésus-Christ veut, au contraire, que je suive celle de mes supérieurs. C’est ce que je ferai ci-après, moyennant votre grâce, que je vous demande pour cela."

Une autre raison, c’est que, si vous faites tout par obéissance, vous êtes assurées d’accomplir la volonté de Dieu. Il n’en faut point douter, puisqu’il a dit : "Qui vous obéit m’obéit" (1). Et par conséquent qui vous désobéit me désobéit. Oh ! quelle consolation aux bonnes âmes affectionnées à cette sainte vertu d’être assurées de faire la volonté de Dieu ! Consolez-vous, vous qui êtes fidèles à l’obéissance. Mais, pour vous qui vous trouvez dans l’esprit contraire, qui ne vous portez à l’obéissance sinon en tant que ce qu’on vous ordonne est conforme à votre humeur, ce qui se voit quand l’on n’obéit qu’en certaines choses et non aux autres, oh ! craignez qu’au lieu d’avoir fait la volonté de Dieu, vous n’ayez fait la vôtre propre, ou pour mieux dire, celle du diable !

Vous me pourrez dire : "Comment est-ce que nous faisons la volonté de Dieu, puisque c’est celle de ma supérieure, ou d’une sœur qui n’est pas plus que moi, qui est une pauvre fille des champs, venue longtemps après moi dans la Compagnie ?" N’importe ! Sitôt que

1) Évangile de saint Luc X.16.

 

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cette sœur a reçu le pouvoir de vous ordonner, vous faites la volonté de Dieu quand vous lui obéissez.

"Mais c’est une fille qui n’a rien de plus que moi, qui n’a pas grand esprit et qui n’est pas selon mon humeur." Vous êtes obligées de vous soumettre. C’est un Dieu qui le dit, et c’est un article de foi dont il ne faut point douter ; et si vous manquez à cela, vous offensez Dieu.

Je m’assure que vous dites toutes : "Hélas ! je ne pensais pas à cela quand on m’ordonnait quelque chose, car j’aurais été bien plus prompte à obéir. Je vois que la vertu d’obéissance est si agréable à vos yeux, ô mon Dieu, que toutes les actions faites par cette vertu acquièrent une nouvelle beauté et un relief qui les rend fort agréables à mon Sauveur. C’est tout de bon que je désire que vous me fassiez la grâce de ne faire jamais rien que par obéissance ; et j’aurai cette assurance de faire toujours votre sainte volonté."

Monsieur, voilà un point. Mais, donnez-nous les marques d’une fille bien obéissante. — Mes sœurs, une marque de l’obéissance, c’est lorsqu’on fait tout ce qui est ordonné. Une fille qui ne fait que ce qu’elle veut et ce qui lui plaît, qui dit : "Je ne veux pas faire telle chose parce qu’elle ne me plaît pas", ou bien qui la fait à sa manière, qui se soumet, mais dit : "Je ferai ceci ou cela, quoique je voie bien que c’est inutile", cette fille-là a un esprit désobéissant.

Quand le Père éternel voulut envoyer son Fils en terre, il lui proposa toutes les choses qu’il devait faire et souffrir. Vous savez la vie de Notre-Seigneur, combien elle a été pleine de souffrances. Son Père lui dit : "Je permettrai que vous soyez méprisé et rejeté de tout le monde, qu’un Hérode vous fasse fuir dès votre bas âge, que vous soyez tenu pour un idiot, que vous receviez des malédictions pour vos œuvres miraculeuses ;

 

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bref je permettrai que toutes les créatures se révoltent contre vous."

Voilà ce que le Père éternel proposa à son Fils, qui lui dit : "Mon Père, je ferai tout ce que vous me commandez." Ce qui nous montre qu’il faut obéir en toutes choses généralement.

Il y en a qui veulent bien obéir en chose facile à faire et conforme à leur caprice. Ce n’est pas assez. Il faut obéir en toutes choses et à tous ceux qui ont ordre de nous commander. Il suffit que nous sachions qu’ils ont reçu ce pouvoir, pour nous soumettre à tous.

Voilà la seconde marque d’une parfaite obéissance : se soumettre à toutes sortes de supérieurs, à une sœur qui n’a pas tant d’apparence aussi bien qu’à une autre qui nous revient mieux. Et non seulement cette vertu fait qu’on se soumet à ses supérieurs, mais encore à ses égaux et inférieurs, tenant tout le monde pour nos supérieurs. C’est ce que saint Paul nous ordonne.

Une autre marque est d’obéir ponctuellement, c’est-à-dire faire la chose tout comme on nous l’a ordonnée. Il y en a qui font, à la vérité, ce que leurs supérieurs leur ont dit, mais à demi. Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir pour obéir parfaitement.

De plus, l’obéissance doit être volontaire et non de contrainte et à regret. Une chose se présente-t-elle à faire, il faut l’embrasser de bon cœur et se déclarer toute prête, en sorte que la joie intérieure que l’on éprouve à obéir paraisse sur notre visage et en notre maintien.

La cinquième marque d’une parfaite obéissance, c’est quand on suit l’intention de ceux qui nous ont ordonné la chose. Par exemple, on vous envoie pour quelque affaire, et voilà qu’il se présente une difficulté dans l’exécution ; comment faire pour en sortir ? Regardez l’intention de la supérieure et suivez-la, sans dire qu’il serait mieux autrement ni consulter votre caprice.

 

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Une sixième marque de cette vertu, c’est de faire ses actions pour plaire à Dieu, sans y chercher la louange et l’applaudissement des supérieurs, ni d’aucune autre personne, mais seulement pour suivre la volonté de Dieu, qui se trouve dans l’obéissance.

La septième marque, c’est quand on soumet non seulement sa volonté, mais encore le jugement, croyant que ce qu’on nous dit est bien ordonné. Il y en a qui soumettent bien leur volonté et ne veulent point soumettre le jugement. Qu’est-ce à dire soumettre son jugement ? C’est dire, mes sœurs, que, quand on vous commande de faire un acte qui vous répugne, ou ne vous semble pas bien, il faut aussitôt renoncer à votre jugement particulier et trouver des raisons pour vous convaincre que la chose est bien en la manière qu’on vous l’ordonne.

Enfin, mes chères sœurs, une vraie marque de la sainte obéissance est de persévérer jusqu’à la fin. Il y en a qui se montrent fort obéissantes au commencement et se relâchent à la fin. Il semble, quand elles entrent, qu’elles feront merveilles ; elles trouvent tout bon ; rien ne leur semble difficile ou impossible. Ont-elles demeuré quelque temps avec les autres, elles commencent à se négliger, marquent qu’elles n’ont pas la parfaite obéissance.

Voilà, mes sœurs, les huit conditions nécessaires pour être parfaitement obéissantes. Celles qui les ont se peuvent assurer qu’elles font tout au gré de Dieu et que tout ce qu’elles feront sera agréable à Notre-Seigneur et qu’elles mériteront une double récompense. Oui ce sont de beaux lustres qui rendent leurs actions agréables aux yeux de leur Époux. Oui, mes chères sœurs, car Dieu se plaît à regarder les âmes désireuses de lui plaire en toutes leurs actions, les Filles de la Charité qui sont ponctuelles en l’obéissance et qui n’ont autre motif que de plaire à sa bonté. Sans doute que

 

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Notre-Seigneur se plaît dans ces âmes-là et qu’il leur fait de grandes grâces

Vous me direz : "Monsieur, voilà qui est beau, mais le moyen d’acquérir cette parfaite observance ?" Le moyen, mes chères sœurs d’acquérir cette vertu pour celles qui ne l’ont pas et pour la persévérance de celles qui l’ont déjà ?

Premièrement, comme c’est un don de Dieu, il faut le lui demander et souvent le presser, l’importuner, afin qu’il nous fasse cette grâce. O mon Dieu, faites-moi la grâce que je ne fasse jamais rien selon le vieil Adam, qui ne veut que suivre sa volonté et ses inclinations. Mais faites, par votre bonté, que toutes mes actions, mes paroles et mes intentions soient conformes à l’exemple que votre Fils nous a laissé. Or, Jésus-Christ a été obéissant à son Père en toutes choses et les saints disent que c’est l’obéissance du Fils de Dieu qui a été cause qu’il est entré en sa gloire, puisque, s’il n’avait accompli les ordres de Dieu son Père, il n’aurait pas reçu la récompense qu’il a reçue après sa mort.

Le second moyen, c’est de considérer à part nous, je me le dis à moi-même, car j’ai mes supérieurs aussi bien que vous, c’est de considérer comme Notre-Seigneur faisait, et lui demander : "Quoi ! Seigneur, ne faisiez-vous rien sans obéissance ? Quand vous vouliez faire quelque chose, en demandiez-vous permission à votre mère et à saint Joseph ?" Il vous répondra que oui ; et par ces considérations vous encourager à l’obéissance

Un autre moyen, c’est de considérer les bons serviteurs, qui sont si prompts à faire ce que leurs maîtres leur disent, l’obéissance des gens d’armes à leur capitaine, parce que ce nous doit être un puissant motif. Quoi ! l’on sera plus prompt à obéir aux hommes qu’à Dieu ! Les serviteurs qui n’ont autre but que de plaire à leur maître seront plus ponctuels que je ne suis, encore

 

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que je sache que, si je fais mes actions par obéissance, j’acquiers double mérite ! Oh ! il n’en sera pas ainsi. Il y a vingt ans que nous avons la guerre ; je n’ai jamais ouï dire qu’un soldat ait désobéi à son capitaine ; bien plus, je ne l’ai jamais vu dans l’histoire de France

Mes sœurs, un autre moyen est de penser souvent à ce qui est dit. Imaginez-vous tant de beauté, tant de bonté et tant de perfection qu’il vous plaira ; tout cela se trouve dans l’obéissance ; d’autant que l’obéissance est une des actions qui plaît davantage à Dieu. Bien plus, si vous désobéissez, vous faites l’œuvre du diable. Oui, les Filles de la Charité qui suivent leur propre volonté font l’œuvre du diable, qui ne fait et ne peut faire autre chose que désobéir. Au contraire, celles qui ne cherchent qu’à faire la volonté de Dieu par leur soumission â leur supérieurs sont assurées de plaire à Notre-Seigneur. Choisissez ce que vous aimez mieux : ou faire comme Notre-Seigneur, ou bien faire l’œuvre du démon. Je ne doute point que vous n’aimiez mieux avoir l’esprit de Dieu que celui du diable, qui est l’esprit de désobéissance.

Or sus, avec tout ce que nous venons de dire, une des raisons qui vous doit bien toucher est ce que me disait un bon serviteur de Dieu : "Je pense souvent à la charité de ces bonnes dames, au soulagement qu’elles donnent aux pauvres, aux Filles de la Charité qui sont employées pour cela. Savez-vous, Monsieur, que c’est un autre hôpital que tous les pauvres que les filles assistent, et que c’est un grand soulagement à l’Hôtel-Dieu, qui est déchargé, par ce moyen, des deux tiers des pauvres qui seraient obligés d’y aller faute de cette charité ?" Voyez, mes sœurs, ce que cette personne me disait. Il faut qu’elle ait fait la supputation des pauvres que vous servez. C’est Dieu qui a fait cela par vous.

 

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C’est pourquoi humiliez-vous profondément, vous estimant indignes de tant de grâces.

Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous fait quand vous avez fait la Compagnie de la Charité ? Vous n’en disiez rien ; personne n’y pensait, et vous aviez résolu de faire cette œuvre. Il vous a plu, mon Dieu, faire comme un autre Hôtel-Dieu, mais plus grand, contenant les deux tiers de celui de Paris. Soyez-en béni à jamais !

Les anciennes qui sont depuis le commencement savent comme cela a été, que cela ne vient pas des hommes. Et pource qu’elles ont été dès le commencement, elles sont obligées à une plus grande perfection. O anciennes, ô anciennes, que faites-vous quand vos actions démentent votre ancienneté ? Que direz-vous à Dieu quand il vous demandera compte de toutes vos pensées, paroles et actions, et principalement de celles qui auront malédifié les nouvelles venues ?

Mais, moi misérable, que dirai-je d’avoir tant donné de scandale à de plus jeunes ? Il faut que vous sachiez que l’ancienneté ne se connaît qu’à la vertu et non à la quantité des années.

Ce bon Monsieur me disait encore : "Nous voyons des Filles de la Charité chez nous quelquefois, mais des filles qui ne sont dans la Compagnie que depuis trois ou quatre mois. Nous sommes tous étonnés de les voir si détachées de toutes choses, si indifférentes, si soumises. Enfin cela est admirable que Dieu façonne ces âmes en si peu de temps." C’est pour vous faire voir, mes chères sœurs, combien cette Compagnie est chérie de Dieu, puisqu’il y répand ses grâces si abondamment, et pour vous faire connaître l’obligation que vous avez d’être fidèles à Notre-Seigneur.

Mademoiselle, vous plaît-il nous dire ce que vous avez pensé sur ce sujet ?

— Mon Père, il y a plusieurs raisons qui nous doivent

 

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exciter à pratiquer une exacte obéissance, même dans la nature, puisque nous voyons que, si les créatures, même insensibles, n’étaient obéissantes aux ordres de Dieu, tout périrait ; comme aussi, dans la conduite des affaires civiles, tout s’y ruinerait sans l’exactitude de l’obéissance des inférieurs aux supérieurs. Les corps humains ne subsistent que par cette obéissance imperceptible de leurs parties.

Mais les communautés chrétiennes, et particulièrement les Filles de la Charité, ont des raisons très justes et très nécessaires de s’étudier à une exacte et ordinaire obéissance.

La première est l’obéissance que Dieu a demandée des premiers hommes en la création, et la perte de leur bonheur en y manquant.

Une autre raison est l’exemple du Fils de Dieu en toutes les actions de sa vie, et qu’il est dit de lui qu’il s’est fait obéissant jusqu’à la mort ignominieuse, et l’honneur que son humanité en a reçu, qui nous montre que ç’a été par sa volontaire obéissance et non par aucune contrainte.

Une autre raison est l’utilité de l’obéissance, puisqu’elle nous exempte de faute, nous fait toujours bien agir, quoique nous soyons imbéciles et incapables.

Au second point, les signes que nous désirons cette grande vertu d’obéissance et que nous nous étudions à la pratique, c’est quitter librement notre volonté pour faire celle d’autrui, ne rien faire que notre esprit ne soit entièrement assuré que nos supérieurs l’agréeraient si nous avions occasion d’en demander permission.

Au troisième point, un moyen qui me semble très propre pour acquérir la pratique de cette vertu, c’est d’en avoir grande estime la considérer comme un très fort aide pour être toujours agréable à Dieu par l’union de notre volonté à la sienne.

 

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Un autre moyen est de n’être point entière à ses opinions en choses indifférentes et de s’accoutumer à suivre plutôt les sentiments et la volonté d’autrui quand rien d’important pour la gloire de Dieu ne nous en empêche.

Un moyen un peu éloigné est de nous accoutumer aux humiliations, puisque l’obéissance est fille de l’humilité.

Un bon moyen d’acquérir l’habitude de l’obéissance est d’obéir promptement, sans écouter les raisonnements de nos esprits.

Un autre moyen est de ne point aimer sa propre gloire, ni ses satisfactions, se souvenant que Notre-Seigneur n’a cherché que la gloire de son Père.

Mais, comme notre amour-propre nous met souvent dans l’ignorance et aveuglement, le plus assuré moyen est de demander à Dieu cette vertu en la manière qu’il veut que nous la pratiquions.

Notre très honoré Père ayant demandé ses pensées à une sœur, celle-ci dit :

Les raisons qui m’obligent à l’obéissance sont premièrement l’exemple de Notre-Seigneur, qui a été obéissant jusqu’à la mort de la croix. Et comme nous n’avons point d’autre patron que lui, nous sommes plus obligées que personne à l’imiter.

Une deuxième raison, c’est qu’une personne désobéissante est de fort mauvais exemple, particulièrement une Fille de la Charité, à toutes les autres, et ainsi elle attire la malédiction portée contre ceux qui donnent le scandale.

La troisième est que nous sommes assurées de faire la volonté de Dieu, en faisant celle de nos supérieurs.

Au second point, j’ai pensé que nous avons cette parfaite obéissance quand nous faisons promptement ce que l’on nous ordonne sans vouloir parachever l’ouvrage que nous faisons, avant d’aller où on nous envoie.

 

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Une autre marque est quand nous obéissons aussi volontiers à une sœur qu’à une autre, sans regarder si elle nous revient ou non.

Une troisième marque est la persévérance, qui fait qu’on ne se lasse point de changer plusieurs fois d’ouvrage et de quitter les choses que nous faisons volontiers, pour embrasser celles qui nous sont moins agréables.

Le moyen d’acquérir l’obéissance est, ce me semble, de s’accoutumer à être prompte, même aux petites choses, parce que, ce faisant, on viendra à acquérir l’habitude de la vertu d’obéissance, et après il sera fort facile d’obéir en toutes choses.

Un autre moyen est d’envisager Dieu en la personne de ceux qui nous ordonnent de faire quelque chose.

Un troisième est de rejeter promptement les petites répugnances qui viennent quelquefois à l’esprit, faisant la chose d’autant plus promptement que nous y avons répugnance.

Notre très honoré Père, étant près de finir dit à une sœur qui par timidité, n’avait osé lui répondre étant interrogée :

Ma sœur telle, demandez pardon de la désobéissance que vous venez de faire lorsqu’étant interrogée vous n’avez rien répondu et du mauvais exemple que vous avez donné à la Compagnie. Ce que la sœur fit. Après quoi, il donna succinctement sa bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

68. — CONFÉRENCE DU 1er AOÛT 1655

SUR L’OBSERVANCE DES RÈGLES

Premier point. Les raisons que nous avons de bien observer nos règles.

Entretien 68. — Ms. SV 3, p. 59 et suiv. La date est connue par d’autres manuscrits.

 

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Deuxième point. Les fautes qu’on a remarquées contre l’observance des règles.

Troisième point. Les moyens de bien observer nos règles.

Mes très chères sœurs, le sujet de cette conférence est sur vos règles et les nôtres. Voyons les raisons que nous avons de les observer.

Une sœur dit :

Mon Père, il m’a semblé qu’une raison que nous avons d’observer nos règles, c’est qu’il y va de la gloire de Dieu et de l’édification de notre prochain.

— Ma sœur, vous croyez donc qu’il y va de la gloire de Dieu de bien observer vos règles ?

— Oui, mon Père.

— O mes sœurs, qu’il importe au salut de nos âmes de bien observer nos règles ! Et vous, ma fille, que vous semble-t-il des raisons que nous avons d’observer nos règles ?

— Mon Père, il m’a semblé que c’était un moyen de nous rendre semblables à Notre-Seigneur, qui n’est venu au monde que pour observer les règles que son Père lui a données. Secondement, je pense que nos règles ne sont qu’amour et par conséquent qu’il faut être fidèle par amour.

— Vous devez bien rendre grâces à Dieu, ma fille, de ce qu’il vous a donné de si bonnes pensées. Dieu en soit béni ! Il fait un grand don à une fille à qui il fait cette grâce de voir qu’elle garde ses règles au lever, au coucher, au silence et à toutes les autres observances. Mon Dieu ! quelle consolation a une fille qui se rend fidèle à ses règles ! Oh ! que Notre-Seigneur l’aime ! Jamais époux n’a regardé épouse de meilleur œil que Notre-Seigneur regarde une Fille de la Charité qui observe bien ses règles. Par exemple, si le bon plaisir de Dieu était de vous faire assister un malade le

 

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dimanche, au lieu de vous faire aller à la messe, quoique d’obligation, oh ! il le faudrait faire. On appelle cela : quitter Dieu pour Dieu. Ah ! mes sœurs, y a-t-il des filles au monde qui aient de meilleurs moyens pour faire progrès en la perfection, que vous, qui avez des règles si faciles ! C’est donc une grande consolation quand on peut dire : "Je garde bien mes règles." Mais aussi, au contraire, quels remords de conscience n’a-t-on pas et combien se rend-on coupable si l’on ne les observe pas ! En voilà assez pour le premier point.

Voyons le second, qui est sur les fautes qu’on a remarquées contre les règles. Ma sœur, quelles fautes avez-vous remarquées en général que l’on fait en la Compagnie contre les règles ?

— Mon Père, j’ai remarqué qu’on manque, aux paroisses, de se lever à quatre heures ; j’ai moi-même beaucoup manqué à cela. On ne se couche pas à l’heure.

— Tâchez donc, mes sœurs, d’être bien exactes à cela. Il n’y a rien de plus important que de se lever le matin à l’heure marquée, parce que de là dépend tout le reste de la journée. Je ne sais si nos sœurs des autres paroisses y sont bien exactes.

Vous levez-vous à quatre heures, ma sœur ? dit-il à une autre.

— Mon Père, j’y suis bien négligente ; je vous en demande pardon et a toutes mes sœurs.

— Dieu vous bénisse, ma sœur ! Je le prierai pour vous à la sainte messe.

Il demanda à une autre : Dites-moi, ma sœur, est-on bien exact aux règles chez vous pour se lever à quatre heures ?

— Je n’y manque pas, mon Père, mais j’ai beaucoup manqué au silence.

— O ma fille, le silence est de grande conséquence.

 

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J’estime beaucoup les religieux qui gardent le silence. Que dis-je, mes sœurs ! Vous comparer aux religieuses ! Je vous estime bien moins qu’elles. Le silence donc, mes sœurs, sert pour parler à Dieu ; c’est dans le silence qu’il communique ses grâces ; il ne nous parle point hors du silence ; car les paroles de Dieu ne se mêlent point avec les paroles et le tumulte des hommes. Ne voulez-vous pas, mes filles, pour une bonne fois, être bien exactes à cela ?

Toutes ayant répondu qu’elles le voulaient, Dieu soit béni, mes sœurs ! leur dit-il. Dieu vous donne la grâce de le faire !

Ma sœur, avez-vous remarqué quelqu’autre faute en la Compagnie contre les règles ?

— Mon Père, pour moi, je manque beaucoup au lever.

— C’est à cause de votre infirmité, ma fille. Ne faites-vous pas l’oraison ?

— Oui, mon Père.

— Dieu soit béni !

Et vous, ma fille s’adressant à une autre, qu’avez-vous remarqué ?

— J’ai remarqué, mon Père, que je manque au silence et que je n’ai pas assez d’ouverture de cœur pour mes supérieurs, et aussi que je manque de me lever à quatre heures.

— Je ne saurais assez vous dire, mes filles, que les Filles de la Charité doivent se garder de l’esprit de duplicité. Il faut tout simplement dire tout à ses supérieurs ; il n’y a rien qu’on ne doive dire, non pas à tous, non, cela n’est pas nécessaire. Savez-vous, mes sœurs, où loge Notre-Seigneur ? C’est chez les simples. Il ne faut donc rien cacher. Dire une chose et non pas l’autre, jamais une Fille de la Charité ne doit agir de la sorte avec ceux qui lui tiennent la place de Dieu. Mais, au contraire, il faut dire le bien et le mal tels qu’ils sont.

 

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Le monde commence à connaître que cet esprit de simplicité est dans la Compagnie. S’il n’est pas en toutes, au moins il est dans la plupart. Dieu en soit béni, mes sœurs ! Je loue sa bonté de ce qu’en ces derniers temps il se réserve de pauvres filles simples pour la dernière des Compagnies de son Église.

— Mon Père, dit une sœur, je vous prie de me dire si c’est mal fait que la sœur servante sorte sans le dire à sa sœur.

— Vous faites bien, ma sœur de me demander cela, la chose est importante. Oui, mes sœurs, il faut dire où l’on va. Si la sœur n’y est pas, il faut le dire aux voisins.

 

69. — CONFÉRENCE DU 8 AOÛT 1655

SUR LA FIDÉLITÉ AUX RÈGLES

Mes sœurs, nous continuerons sur le sujet que nous avions il y a huit jours. Je ne vous interrogerai pas ; mais je vous dirai seulement mes petites pensées sur ce même sujet, qui est : 1° Les raisons que vous avez de bien observer vos règles ; 2° les fautes que vous avez remarquées contre icelles ; 3° les moyens de les bien observer à l’avenir.

Le premier motif, c’est qu’elles sont de Dieu, et il en est l’auteur, puisque, selon le dire de saint Augustin, tout ce qui nous porte au bien vient de Dieu ; et comme nos règles nous y portent, il est assuré qu’elles viennent de Dieu et qu’elles sont inspirées de Dieu seul.

Le second motif est que ces règles sont toutes répandues dans la sainte Écriture, d’où elles ont été ramassées. Par conséquent, elles sont saintes. Elles produisent

Entretien 69. — SV 3, p. 61 et suiv.

 

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en vous deux effets, dont le premier est qu’elles vous font parvenir à ce que Dieu demande de vous en qualité de bonnes chrétiennes ; et le second, c’est qu’elles vous feront servir les pauvres en la manière que Dieu demande de vous et converser avec le prochain dans l’esprit de charité et d’humilité spécialement entre vous autres. Toutes ces règles tendent à cela et vous servent comme les ailes aux oiseaux pour voler. Remarquez bien ceci, mes bien chères filles, comme les oiseaux ont des ailes pour voler, n’en étant nullement chargés, de même les Filles de la Charité ont leurs règles, qui leur servent d’ailes pour voler à Dieu et bien loin d’en être plus pesantes, elles volent, quand elles les pratiquent bien. Mais, si une Fille de la Charité n’a point ses ailes, qui sont ses règles pratiquées exactement, on peut bien dire que c’est une fille perdue. Il serait à souhaiter que nous eussions les pensées et sentiments du bienheureux Jean Berckmans, que je tiens pour un saint. Il disait : "Ou mourir, ou garder mes règles", tant il les avait en recommandation.

Le troisième motif, mes sœurs, c’est qu’elles sont faciles. On ne vous ordonne point des choses difficiles, comme dans les autres communautés. Voyez les Carmélites, qui sont si austères ; elles jeûnent huit mois de l’année, ne portent point de linge, se lèvent à minuit, prient presque sans cesse. Les filles de Saint-Thomas font presque la même chose, et ce sont des filles de condition, mes sœurs, accoutumées dans le monde à vivre délicatement. Nonobstant cela, leur dîner ordinaire est d’une couple d’œufs, et les unes et les autres se disciplinent, portent la haire et le cilice fort souvent avec tout cela.

Les filles de Sainte-Marie, quoique d’un Ordre plus doux, sont obligées par leurs règles de prendre la discipline, le vendredi de chaque semaine, en commun.

 

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On ne vous ordonne point tout cela, mes sœurs, si ce n’est que quelqu’une ait dévotion de la prendre avec permission des supérieurs. Voyez combien vous seriez coupables devant Dieu si, ayant des règles si faciles, vous ne les observiez pas. De plus, elles sont douces et suaves, et les filles qui les aiment n’en sont pas plus chargées que les oiseaux de leurs ailes.

Le quatrième motif pour vous porter à l’observance de vos règles de conseil, c’est qu’elles ne vous obligent point à péché. Mes filles écoutez bien ceci ; il faut faire cette distinction et l’entendre. Vous avez vos règles de commandement, qui sont tirées des commandements de Dieu et de la sainte Écriture. Quelques-unes d’entre vous ont fait des vœux, et l’on pèche en contrevenant à ces vœux ; comme quand une fille manque à l’obéissance due à ses supérieurs, en ce cas elle pèche contre les règles de commandement, et la sainte Écriture commande cette obéissance. De même, celles qui font quelque faute contre la chasteté, qui ne permet pas de faire un clin d’œil volontaire à mauvaise fin, spécialement sur des personnes de différent sexe ; car, depuis que, par les vœux, vous êtes consacrées à Dieu, vous n’avez rien à vous, non pas même votre esprit, non pas un clin d’œil que vous ne deviez faire pour votre Époux. Donc les filles qui manquent à leurs vœux, pèchent sans contredit. C’est pourquoi, prenez garde aux fenêtres par où le mal veut entrer. Une œillade est quelquefois bien dangereuse. Qui rompt la règle contre la pureté, l’obéissance et la pauvreté pèche mortellement. Les filles qui tombent dans ces fautes doivent en faire pénitence et s’en confesser au plus tôt.

Pour les règles de conseil, elles n’obligent point à péché, si ce n’est qu’il y ait mépris. Par exemple, manquer à se lever à quatre heures du matin, à se coucher à neuf, manquer au silence, à se mettre

 

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à genoux en entrant et sortant, tout cela ce sont des règles de conseil. Y manquer par fragilité, ce n’est pas pécher ; mais y manquer par mépris, c’est un péché, aussi bien qu’aux règles des vœux, tirées de la sainte Écriture, parce que c’est une règle générale que tout mépris d’un bien est un péché mortel.

D’où il s’ensuit qu’une fille qui, par mépris, dira : "A quoi bon se lever si matin, se captiver de la sorte pour le silence et autres règles, rendre si souvent compte aux supérieurs !" oh ! celle-là pèche bien grièvement et donne un très mauvais exemple aux autres, étant cause qu’elles tombent aussi dans le mépris de leurs règles. Oh ! une telle sœur est un instrument de l’enfer ; il ne la faut pas écouter, non plus qu’un démon. Il y en a d’autres qui sont toutes contraires : elles seront si fort attachées à leurs règles qu’elles ne les veulent point quitter pour quoi que ce soit. Par exemple, on viendra dire à une sœur : "Voilà un malade qui presse" ; elle doit quitter l’oraison pour aller secourir ce malade, et c’est mal fait si elle n’y va, si ce n’est qu’il y ait des moyens de remettre sans faire tort au malade ; car il y a des choses qui peuvent et doivent se remettre.

Enfin le moyen d’observer vos règles, c’est de voir qu’elles sont vos ailes qui vous font voler à Dieu. Plutôt donc mourir, mon Sauveur, que manquer à mes règles. Si j’y manque, je veux me résoudre à faire quelque pénitence. On peut examiner le soir combien de chutes on a faites le jour et, pour s’en mieux souvenir, mettre une épingle sur la manche, quand on y a manqué. Un docteur, grand homme de bien et que j’ai connu, mes sœurs, avait un si grand amour pour ses règles, qu’il disait : "Je ferai autant de nœuds à ma ceinture que je reconnaîtrai commettre de fautes contre l’observance de mes règles" ; tant il avait en recommandation l’observance

 

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d’icelles. Si l’on se trouve n’y avoir point manqué, oh ! qu’il faut bien remercier Dieu !

Un autre moyen, c’est d’en demander à Dieu la grâce et de lui dire : "Mon Dieu, si vous me permettez de demander quelque chose, je vous demande la grâce de bien observer mes règles."

Un autre moyen, c’est de les lire. Jusques ici vous ne les avez pas eues ; mais vous les aurez, Dieu aidant. Les Capucins se les font lire tous les vendredis, et le font par autorité du Saint-Père, qui leur ordonne cette lecture si fréquente de leurs règles pour leur faire voir la nécessité qu’ils ont de les observer pour leur salut. Et il est assuré, mes filles, que la lecture des vôtres vous est aussi nécessaire pour votre perfection, qu’à eux pour la leur.

Le même Saint-Père a donné aux prêtres de la Mission le pouvoir d’établir en France et en Savoie la confrérie des dames de la Charité. Or, comme l’on a vu que les dames ne pouvaient vaquer au service des pauvres malades comme elles eussent bien désiré, pour suppléer à cela, on a jugé qu’il était bon d’avoir des filles de basse condition et de les instruire pour ce sujet ; ce que Mademoiselle Le Gras a fait depuis vingt et cinq ans avec grande bénédiction de Dieu, desquelles la première (1) est morte de la peste à Saint-Louis, pour avoir, par charité, laissé coucher avec elle une femme qui l’avait.

Elles ont eu des règles et ont toujours vécu sous l’observance d’icelles. Au commencement, c’était un petit peloton de neige, et cette petite Compagnie s’est tellement augmentée et rendue agréable à Dieu que l’on peut assurément dire que c’est le doigt de Dieu qui a fait cet ouvrage, parce qu’elle s’étend partout. Oui, mes

1. Marguerite Naseau.

 

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sœurs, votre nom s’étend en tant d’endroits qu’il est jusques en Madagascar, où l’on vous désire. Nos messieurs qui y sont nous ont mandé qu’il serait à désirer qu’il y eût des filles de votre Compagnie pour gagner plus facilement les âmes de ces pauvres nègres. Ah ! Dieu ! ah ! mes filles ! c’est que Dieu bénit votre Compagnie, et, pourvu que vous lui soyez fidèles, il la bénira.

Je veux vous faire la lecture de l’approbation de votre établissement par Monseigneur l’archevêque de Paris et la confirmation d’icelle par Monseigneur le cardinal de Retz, son coadjuteur (2). Je veux aussi vous lire vos règles.

Ce qu’il fit en effet ; de quoi nos sœurs furent si touchées qu’elles ne purent retenir leurs larmes.

Ensuite il ajouta :

Mes sœurs, on a jugé à propos que le nom de société ou confrérie vous demeurât, et Monseigneur l’archevêque lui-même l’a ainsi ordonné, de peur que, si le nom de congrégation vous était donné, il s’en trouvât qui voulussent à l’avenir changer la maison en cloître et se faire religieuses, comme ont fait les filles de Sainte-Marie. Dieu a permis que de pauvres filles ont succédé à la place de ces dames (3). Et comme il est à craindre qu’il se trouvât avec le temps quelqu’esprit mal fait qui voulût apporter en cette Société et Compagnie de pauvres filles du changement, ou en leurs habits, ou en leur façon de vivre, quelqu’un qui voulût vous faire changer votre coiffure ou votre habit, ou qui vous dît : "Quoi ! être coiffées de la sorte pour aller voir les pauvres ! Il faudrait avoir une coiffe et un mouchoir

2). Le cardinal avait confirmé à Rome les règles de l’Institut le 18 janvier 1655. Voir dans Pierre Coste : St Vincent de Paul, t. XIII, p. 551-556 ; 557-565 ; 569-572, les textes et documents dont parle ici St Vincent.

3). Saint François de Sales ne voulait pas la clôture pour ses filles, il l’établit toutefois sur les instances de Denis de Marquemont, archevêque de Lyon.

 

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de col pour vous couvrir" ; que si jamais on voulait vous persuader ces choses, rejetez cela bien loin et dites que vous voulez avoir la couronne que Dieu avait préparée aux filles de Sainte-Marie. Ne consentez jamais au changement de quoi que ce soit, fuyez cela comme un poison, et dites que ce nom de confrérie ou société vous est donné afin que vous soyez stables à demeurer dans le premier esprit que Dieu a donné à votre congrégation dès son berceau. Mes sœurs, je vous en conjure par toutes les entrailles de mon cœur.

Les religieux de Saint-François faisaient comme vous. Au commencement, ils gagnaient leur vie. Un jour, saint François étant ravi en admiration des grandes bénédictions que Dieu versait sur son Ordre, le diable lui apparut et lui dit : "Je renverserai ton Ordre ; j’y mettrai des gens de condition et des esprits savants, qui le renverseront et aboliront toutes les bonnes maximes qui y sont observées. En effet, il a fallu toujours le réformer, pour vous faire voir que là où se doit observer une véritable pauvreté, les gens de condition y sont très dangereux, parce qu’elle est contraire à leur naissance. Ce n’est pas qu’il n’y en ait déjà parmi vous quelques-unes qui fassent fort bien leur devoir ; Dieu en soit béni ! mais, mes filles, n’en recevez jamais, si elles n’ont bonne volonté de vivre selon les règles et maximes de votre Compagnie et de ne vouloir jamais persuader la vanité.

Tenez-vous donc dans l’état où Dieu vous a mises ; tâchez de conserver toujours votre premier esprit d’humilité et de simplicité. Puisque Dieu vous a choisies comme il a choisi saint François, pour l’honorer dans votre condition pauvre et ravalée aux yeux du monde, tenez-vous y et il vous bénira.

Nous devons craindre encore ces esprits qui voudraient vous persuader d’être bien habillées, et mépriser

 

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tout cela. Tenez-vous dans cet esprit. Dieu vous a choisies pour vivre de la sorte. Mes chères sœurs, qu’est-ce que vos règles ? Y a-t-il rien de plus doux et de plus suave que l’observance de vos règles, qui consiste à imiter Notre-Seigneur, qui a commencé à faire, et puis à dire. C’est ce que vous devez pratiquer.

Voilà, mes chères sœurs, vos règles, pour les faire voir à la postérité. Rendez grâces à Dieu de ce qu’il vous a choisies pour de si grandes choses. Vous pouvait-il arriver un plus grand bien que d’être du nombre de ceux de qui l’apôtre saint Paul dit : Quos præescivit et prædestinavit conformes fieri, etc. ; ceux que Dieu a choisis pour être prédestinés, il les a rendus semblables à l’image de son Fils ? (4).

C’est donc vous, mes filles, qui avez été choisies de Dieu pour être des prédestinées, si vous êtes fidèles à l’observance de vos règles ; ce n’est pas vous qui vous êtes choisies, c’est Dieu qui vous a élues. Vous êtes les apôtresses de la charité. Que reste-t-il donc sinon de remercier sa divine bonté de ce qu’il vous a choisies entre mille millions pour être ses épouses et pour vous rendre semblables à son Fils ? Vous avez été choisies pour être les fondements de votre Compagnie. Il faut tout de bon se donner à Dieu en action de grâces de ce qu’il vous a choisies pour être ses épouses. Il faut se donner à Dieu pour observer vos règles. Il reste à savoir si vous voulez toutes persévérer dans cette observance.

Toutes les sœurs répondirent que oui.

Monsieur Vincent leur dit encore :

Acceptez-vous ces règlements ?

— Oui, mon Père.

4) Épître aux Romains VIII, 19.

 

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— Prions la sainte Vierge qu’elle prie son Fils pour nous tous afin qu’il nous donne les grâces nécessaires pour cela. Sainte Vierge qui parlez pour ceux qui n’ont point de langue et ne peuvent parler nous vous supplions, ces bonnes filles et moi, d’assister cette petite Compagnie. Continuez et achevez une œuvre qui est la plus grande du monde ; je vous le demande pour les présentes et pour les absentes. Et à vous, mon Dieu, je vous fais cette demande, par les mérites de votre Fils Jésus-Christ, que vous acheviez l’œuvre que vous avez commencée. Continuez votre sainte protection sur cette petite Compagnie et toutes les bénédictions dont il vous a plu la combler jusqu’à présent, et donnez, s’il vous plaît, à ces bonnes filles la grâce de la persévérance finale, sans laquelle elles ne pourront jamais jouir du mérite que j’espère, mon Dieu, que votre bonté donnera à celles qui seront fidèles à leur vocation. C’est dans cette espérance que je vais prononcer les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

70. — CONFÉRENCE DU 29 SEPTEMBRE 1655

EXPLICATION DES RÈGLES COMMUNES

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est sur la lecture de vos règles. Je vous dis, la dernière fois, qu’on vous en ferait lecture et qu’on vous les expliquerait. J’ai pensé que le jour de saint Michel, auquel l’Église nous propose, dans l’évangile, l’imitation des enfants, nous serait une occasion pour demander à Dieu, par les mérites de cet archange, qu’il nous donne une particulière disposition pour en tirer du profit.

Entretien 70. — Ms. SV 3, p. 67 et suiv.

 

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Mais, avant de faire la lecture des règles, je vous dirai quelque chose touchant l’obligation que nous avons de nous donner à Dieu pour les bien observer.

La première raison que je mets en avant, c’est la bonté de Dieu la volonté de Dieu, le plaisir de Dieu et la joie de Dieu. Ceux qui parlent d’accomplir la volonté de Dieu entendent par cette volonté ses commandements et ceux de son Église, qui obligent d’obéir au Pape, aux évêques et autres ayant reçu pouvoir de leur part. Les commandements de Dieu obligent à tout cela, même les princes et rois de la terre. De plus, un chacun est obligé de garder les règles de l’état de vie qu’il a choisi pour s’assurer de son salut. Or, il est certain que les règles de votre Compagnie tendent à vous perfectionner et vous aider à accomplir les commandements de Dieu. Ainsi elles sont de Dieu, puisque tout ce qui tend au bien vient de lui. Selon cette maxime, quand vous gardez vos règles, vous faites toujours la volonté de Dieu, oui, mes sœurs, tant que vous les garderez, vous serez assurées d’accomplir la volonté de Dieu. Quelle consolation d’être dans cette assurance qu’on plaît à Dieu, qu’on fait ce qu’il veut et qu’on lui donne de la joie ! Quelle consolation à un père de voir que ses enfants ne font que sa volonté ! Il en est ainsi de Dieu, mes sœurs. Il se plaît à voir les personnes qui ne veulent que sa volonté. Humilions-nous de voir que nous, chétives créatures, donnons de la joie à ce bon Dieu, qui n’en peut recevoir, étant suffisant à lui-même. Mais il ne laisse pas de se plaire dans ceux qui ne cherchent que son bon plaisir. Le Fils de Dieu n’a fait autre chose sur la terre que la volonté de son Père ; il a suivi toute sa vie les règles de Dieu son Père, bien qu’il ne les ait pas eues par écrit, car il les savait avant de venir au monde et s’est offert pour venir les accomplir ; ce qu’il a parfaitement observé en toutes choses,

 

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ne faisant jamais que ce qu’il savait être conforme à icelles et ce qui était agréable à son Père.

Or, mes sœurs, concevez donc cela, que nous sommes dans un tel état de faire toujours la volonté de Dieu, si nous sommes fidèles à garder nos règles. Oh ! quel bonheur, mes chères sœurs, d’être appelées dans cette Compagnie ! Rendez grâces à Dieu de ce que vous êtes associées à son Fils pour lui donner de la joie et du plaisir. Mes sœurs, consolez-vous, vous qui gardez vos règles. Que celles qui ne sentent point de reproche de les avoir rompues, qui ont au dedans d’elles-mêmes de témoignage de les avoir toujours observées depuis qu’elles sont en la Compagnie, et sont dans le dessein de les vouloir toujours garder, sans en omettre aucune, doivent se réjouir et rendre grâces à Notre-Seigneur ! Mais vous qui ne les gardez pas, qui vous dites : "Depuis que je suis en la Compagnie, je ne garde point mes règles", ou : "Je les garde mal", affligez-vous avec raison d’avoir été si négligentes, et résolvez-vous d’être plus fidèles à Dieu.

Une autre raison pour bien garder vos règles, c’est que tout va bien dans une maison ou Compagnie où l’on garde les règles ; la charité s’y trouve, le support des unes envers les autres, l’humilité, la cordialité ; bref, partout où l’on garde bien les règles, les choses vont toujours bien, parce qu’elles montrent ce qu’il faut faire à l’égard de Dieu et du prochain. Ah ! qu’il fait beau voir qu’un chacun fait son devoir, que les inférieurs sont soumis et respectueux à leurs supérieurs, que les officiers s’acquittent bien de leurs charges ! C’est un contentement non pareil. Vous le voyez dans les familles des champs, où vous êtes souvent : quand les enfants sont obéissants, les pères et mères soigneux de les tenir en leur devoir, et que tout est bien réglé, on estime ces gens-là, ils sont à édification aux autres, et tout va bien

 

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chez eux. Au contraire, où il n’y a point d’ordre, ce n’est que misère et confusion.

Tout de même mes sœurs, gardons nos règles et tout ira bien. D’où viennent les dérèglements de tant de monastères ? Hélas ! nous n’en voyons que trop. C’est qu’ils n’ont pas bien observé leurs règles. Ce qui les a mis dans un si pauvre état, qu’on voit des religieux vivre avec autant de liberté et de désordre que s’ils étaient dans le monde. D’où pensez-vous que cela vient ? C’est qu’ils ont rompu les règles ; ils ont préféré un plaisir présent à un bonheur éternel ; ils ont voulu s’en donner à cœur joie, et, en suite de cela, on a vu les maisons et tout le reste s’en aller en ruine, manque d’avoir été fidèles à ce que Dieu demandait d’eux.

Il en arrivera autant dès que les Filles de la Charité mépriseront leurs règles, quand on verra des esprits sans affection qui ne tiendront compte des observances, qui diront : "Oh ! ce n’est pas grand’chose que cela ; j’ai rompu une petite règle qui n’oblige point à péché voilà bien de quoi tant parler !" Oh ! quel malheur à une telle fille et à toutes celles qui seraient cause d’un si mauvais exemple et de la perte de la Compagnie à même temps ! Car elle arrivera sans doute aussitôt qu’on se relâchera. Alors on pourra bien dire : "Adieu les Filles de la Charité !" Oui, mes sœurs, il faudra faire les obsèques de votre Compagnie aussitôt que vous tomberez dans le mépris de vos règles.

La troisième raison, c’est qu’elles sont faciles. Elles ne sont pas rudes comme tant d’autres qui obligent à des jeûnes, veilles et autres exercices de pénitence. Voilà ces pauvres filles de Saint-Thomas qui ne mangent presque autre chose que du pain Elles se lèvent à minuit, font trois heures d’oraison, chantent la grand’messe et parmi tout cela, elles travaillent à des ouvrages pénibles, ne dînent qu’a onze heures ou à

 

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midi dorénavant sans viande, mais avec des œufs, comme les Carmélites, qu’on leur donne tantôt à l’omelette d’autres fois au miroir, ou autrement. Elles n’ont que cela à table Après quoi, elles prennent chaque jour la discipline. Par la grâce de Dieu, vous n’êtes pas obligées à tant de choses encore avez-vous à vos repas quelque morceau de viande. Ce qui vous rendrait plus criminelles si, ayant des règles si aisées, vous ne les gardiez pas.

Je ne pense pas qu’il y ait au monde une Compagnie où l’on trouve une consolation pareille à celle des Filles de la Charité. Vont-elles voir un pauvre par charité, elles reçoivent mille bénédictions et du malade et de ceux qui les voient, parce qu’il y a peu de personnes qui ne souhaitent du bien à nos sœurs, voyant la peine qu’elles prennent, si ce n’est de bouche, du moins de cœur. Je l’entends dire mieux que vous, et souvent par des personnes qui ne savent pas que j’ai l’honneur de servir votre Compagnie.

Vos règles sont donc faciles ; et ceci est conforme à ce que Notre-Seigneur a dit : "Venez à moi, vous tous qui êtes surchargés, et je vous consolerai ; venez à moi, vous qui gémissez sous le fardeau de vos imperfections, et vous trouverez paix en vos âmes, venez, vous qui êtes chargés et qui avez quelque peine, et je vous soulagerai car mon joug est doux et ma charge légère" (1), qui n’est autre que vos règles.

Ce qui vous doit encore encourager, c’est qu’elles viennent de Dieu et tendent toutes à Dieu. J’y pensais aujourd’hui en les lisant. Elles ne sont pour autre fin que pour vous perfectionner. Or, c’est une maxime dans l’Église et selon saint Paul que tout ce qui tend au bien vient de Dieu. Ainsi elles sont de lui, puisqu’elles

1) saint Matthieu XI, 28 et suiv.

 

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tendent à vous aider pour plus facilement vous sauver. O mes sœurs, vous pouvez en les observant, atteindre à la sainteté sans être Carmélites, et sans autre vocation que la vôtre, vous pouvez arriver à la perfection.

Ce ne sont pas les hommes qui les ont inventées, c’est Dieu qui les a inspirées, après avoir bien consulté et éprouvé par expérience si cela était bien. Il y a 25 ans qu’on y est après, qu’on fait observer les mêmes règles et que Notre-Seigneur a fait connaître peu à peu ce que l’on devait faire. Enfin elles sont reçues en l’Église ; ce qui est encore une marque très assurée qu’elles sont de Dieu, comme nous avons dit, puisqu’elle n’approuve jamais que ce qui vient de là.

Voilà les raisons qui vous doivent exciter à être fidèles à l’observance de vos règles et à ne pas penser : "Si je romps cette règle, je pèche mortellement ; ah ! voilà qui est trop fâcheux à observer !" Mes sœurs, il n’y faut pas seulement penser, mais les garder, parce que cela plaît à Dieu. Les âmes qui aiment bien Notre-Seigneur, ne regardent point : "Si je ne fais pas telle chose, pécherai-je ?" Au contraire, c’est assez leur dire pour les porter à faire tout ce qu’elles peuvent, que leur faire entendre qu’elles font plaisir à leur Époux. Ne vous amusez donc point à tant éplucher, mais gardez vos règles, parce qu’elles sont douces et faciles.

Quand je dis qu’il ne faut pas penser s’il y a péché à rompre les règles, j’entends qu’il ne faut pas que cela nous porte au découragement, car il y faut bien penser, parce que, si vous rompiez un commandement de Dieu en n’observant pas vos règles, vous pécheriez. Par exemple, vous avez des règles qui sont attachées aux commandements de Dieu, en n’observant pas ces règles, vous pécheriez. De ce nombre est la règle par laquelle nous vous recommandons la pureté, de ne point fréquenter les hommes. Cela regarde Dieu, et, si vous y manquez,

 

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vous rompez ses commandements. De ce qu’on vous dit de porter la vue basse, de ne point laisser entrer d’hommes dans votre chambre, de fuir toute sorte d’affecterie ce n’est que pour vous faire mieux garder les commandements, qui défendent l’impureté. Et manquer à cela, c’est rompre une règle de commandement. On vous recommande la chasteté, de garder la modestie, de n’avoir point d’amitié particulière, ni d’attache aux lieux et aux personnes. Si vous vous servez de ces avis, cela vous aidera à garder les commandements. Vous voyez bien que, si vous souffrez un homme dans votre chambre, vous vous mettez en danger de faire quelque péché contre la pureté, parce qu’il est fort difficile de la garder, si l’on ne fuit les occasions de la perdre. Et c’est pour cette même raison que nous vous avons recommandé de n’y souffrir ni prêtre, ni laïque, pour quelque raison que ce soit, non pas même les prêtres de la Mission, serait-ce moi-même, si ce n’est en cas de maladie. Jugez si nous n’avons pas eu raison d’en user de la sorte et si une personne qui romprait cette règle ne se mettrait pas en danger de tomber dans l’impureté, de rompre les commandements de Dieu et par conséquent de pécher mortellement. Jugez de là combien cette règle est utile et raisonnable et de quel châtiment Dieu punirait celles qui ne l’observeraient pas.

Quand on vous commande de vous aimer les unes les autres et que vous y manquez, vous rompez une règle et, de plus, vous péchez contre les commandements de Dieu, qui vous commandent de ne point haïr le prochain, mais de l’aimer ; car il est écrit : "Un homme qui a de la haine est mort, parce qu’il est hors de la charité (2)." On vous recommande la cordialité et le respect ;

2) Première épître de saint Jean III, 14-15.

 

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si vous y manquez, vous péchez contre vos règles et ce commandement.

Vous avez d’ailleurs d’autres règles qui n’obligent pas à péché n’étant pas tirées des commandements de Dieu ; par exemple, on vous commande de vous lever à quatre heures ; il ne se trouve point que Dieu ait jamais commandé cela. Vous ne péchez donc point en ne vous levant pas à cette heure-là. La sainte Écriture ne vous a jamais commandé de vous lever à quatre heures, ni de faire oraison. Après cela, vous écrivez jusqu’à une certaine heure. Si vous le faites vous observez la règle ; si vous ne le faites pas, ce n’est pas péché. Donc ne se pas lever à quatre heures n’est point péché, si ce n’est que par votre mauvais exemple, une autre ne se lève pas ; car, quand le mauvais exemple y est, c’est péché, et pour lors il faut s’en confesser et s’accuser du mauvais exemple, parce que malheur à celui par qui le scandale arrive, étant cause qu’on commet quelque faute ou qu’on omet de faire quelque bien.

Soyez donc maintenant en paix, mes sœurs, et ne demandez plus : "Y a-t-il péché ?" Ne regardez pas ce moment de plaisir qu’on reçoit à se licencier, à quitter quelque règle, mais regardez au plaisir que Dieu a quand nous les observons pour son amour. Quand je dis : "N’y regardez pas", il y faut bien regarder pour ne pas offenser Dieu, et jamais pour se donner plus de liberté.

Il nous reste à cette heure à voir vos règles et vous en faire lecture. Vous en avez qui sont propres pour l’état et la conduite de la Compagnie, comme celles qui regardent les supérieurs et les officières. Pour celles-là, vous les avez déjà entendues. Il y a d’ailleurs des règles communes, que toutes doivent garder, et d’autres, particulières qui sont propres à chaque office, comme de

 

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cuisinière, de portière etc. Je pense qu’il sera bon de commencer par la fin de la Compagnie

Monsieur Vincent, ayant lu le premier article, s’arrêta et nous parla à peu près en ces termes.

J’ai bien vu des règles, mais je ne sache point en avoir jamais vu qui honorent Dieu plus que les vôtres ; non, je n’ai jamais vu une Compagnie qui rende plus d’honneur à Dieu que la vôtre. Elle est instituée pour honorer la grande charité de Notre-Seigneur. Quel bonheur, mes chères sœurs ! Voilà une noble fin. Quoi ! être établies pour honorer la grande charité de Jésus-Christ, l’avoir pour modèle et exemple, avec la sainte Vierge, en tout ce que vous faites, ô mon Dieu, quel bonheur ! Que bienheureuses sont les mères qui ont porté des enfants pour faire un tel exercice, qui doit être la continuation de ce que Notre-Seigneur et sa très sainte Mère ont fait sur la terre !

Avez-vous jamais vu maison religieuse qui eût une si noble fin ? Pour moi, je n’ai connu ni religion ni communauté qui pût faire ce que vous faites. Les Carmélites ont pour fin l’esprit d’oraison, les filles de Saint-Thomas chantent les louanges de Dieu et assistent le prochain, quand elles peuvent ; les filles de l’Hôtel-Dieu ont pour fin de travailler premièrement à leur propre perfection, et après cela assister les malades ; ce qui est en quelque manière faire de même que vous. Mais elles n’ont pas de règle qui les oblige d’assister généralement tout le monde, c’est-à-dire tous les pauvres ; et vous autres vous devez, sans exception ni de personnes, ni de lieu, être toujours prêtes à exercer la charité. Dieu vous a choisies pour cela ; il vous a choisies de plus pour être les mères de ces enfants que ces malheureuses, indignes de l’être, exposent et abandonnent.

O mon Dieu ! ô mon Dieu ! mes filles, quelle consolation ! vous êtes vierges et mères tout ensemble.

 

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Oui, vous êtes mères de ces pauvres enfants, puisque vous leur en rendez les devoirs les plus considérables, et vous êtes vierges, puisque c’est pour cela et pour conserver ce précieux trésor que vous avez quitté le monde. Ah ! mes sœurs, qu’on a grand sujet de se confondre devant Dieu, se reconnaissant indigne de tant de grâces, et de se donner à lui pour l’honorer par la pureté d’intention, que nous devons avoir en tout ce que nous faisons !

Voilà les filles de la place Royale ; si elles ont 25 malades, c’est bien le tout, et elles sont pour le moins quarante religieuses. Les autres hospitalières en ont peut-être seize, et elles sont environ 26 filles pour les servir. Et voilà qu’une seule paroisse vous en fournit vingt trente, quarante et quelquefois soixante. Les filles de l’Hôtel-Dieu comme je vous ai dit, ont des malades, mais elles n’ont pas les pauvres forçats. Des pauvres criminels délaissés d’un chacun, qui est-ce qui a pitié ? Les pauvres Filles de la Charité. N’est-ce pas faire ce que nous avons dit : honorer la grande charité de Notre-Seigneur, qui assistait tous les plus misérables pécheurs, sans avoir égard à leurs forfaits ?

Ah ! mes sœurs, je vous le dis encore, jamais il n’y a eu une Compagnie qui ait loué plus Dieu que vous. Y en a-t-il quelqu’une qui ait les pauvres fous ? Vous n’en trouverez point, et cependant vous avez ce bonheur. Messieurs du Grand Bureau ont pensé que, pour bien conduire cette grande maison de pauvres insensés, il fallait venir aux pauvres Filles de la Charité. En effet, ils n’ont cessé de nous presser jusqu’à ce que nous leur en ayons envoyé. Ah ! mes filles que vous êtes obligées à Dieu ! Que vous seriez ingrates si vous ne le reconnaissiez et si vous ne gardiez les règles d’une telle vocation qui est si agréable aux yeux de Notre-Seigneur et si profitable au prochain. En vérité, il faudrait bien être insensible pour n’être pas porté à cette pratique.

 

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Quoi ! après tout ce que nous savons, ne pas observer les règles d’une telle Compagnie, qui regardent Dieu, puisqu’elles sont de lui ! Je ne pense pas qu’il y ait purgatoire ni enfer suffisant pour punir l’ingratitude d’une fille qui y manquerait.

Il faut donc, pour profiter de ceci, vous encourager les unes les autres et dire : "Quoi ! ma sœur, ne sommes-nous pas bienheureuses d’être dans une telle Compagnie ! Avions-nous jamais pensé à ce que cet homme vient de dire ?" Les anciennes, qui, depuis le commencement, ont travaillé jusqu’à présent, doivent continuer avec plus de ferveur, de crainte qu’en se relâchant à cause de leur ancienneté elles ne perdent le mérite qu’elles se sont acquis. Les nouvelles doivent dire : "Quoi ! nos sœurs anciennes ont tant travaillé pour acquérir ces grâces à la Compagnie, et nous ne serions pas soigneuses de les conserver par la fidélité à la pratique de nos règles ! Oh ! nous voulons non seulement conserver celles que Dieu a répandues sur la Compagnie, mais, de plus, en acquérir de nouvelles."

O mon Dieu ! dit M. Vincent comme ravi hors de soi, ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! Pauvre madame Goussault ! la nuit qu’elle mourut elle me dit : "Monsieur, j’ai vu devant Dieu les Filles de la Charité ah ! que ses desseins sont grands sur elles !" Mes sœurs, ayez-lui grande dévotion, car je crois que c’est une grande sainte.

Voyez combien la fin de cette Compagnie est noble : vous devez assister les pauvres malades spirituellement et corporellement pour honorer la grande charité de Jésus-Christ ; et pour cela il faut que vous fassiez l’office de pasteurs et de mères. Les pasteurs ont soin des âmes les princes et magistrats, des corps, mais vous devez servir aux pauvres malades de pasteurs, de pères et mères, leur procurant, pour l’âme et le corps, tout le bien que vous pouvez, parce que souvent ils n’ont

 

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personne qui ait soin d’eux, que vous. Combien en meurt-il entre vos mains, mes sœurs, qui s’en vont devant Dieu, après avoir reçu par votre soin tous leurs sacrements ! O mon Dieu, que cette Compagnie vous honore ! Dieu soit béni ! Un homme me disait, me parlant d’une certaine communauté : "Je ne dis pas comment sont morts ceux qui en sont sortis, mais je sais comment sont morts ceux qui y sont demeurés." J’en dis de même, mes sœurs : je sais bien comment sont mortes celles qui ont persévéré dans la Compagnie ; mais je ne sais pas comment mourront celles qui en sont sorties. Nous avons vu mourir, ou plutôt commencer une vie éternelle, plusieurs de nos sœurs. Oh ! qu’elles sont heureuses d’avoir été fidèles à Dieu dans leur vocation ! Mais que nous sommes aussi obligés de suivre l’exemple qu’elles nous ont laissé !

Je vous ai déjà lu cet article. Votre Compagnie "est composée de filles et de veuves". La supérieure, étant "comme l’âme qui anime le corps", fera observer lesdites règles, recevra et instruira en la pratique des vertus chrétiennes lesdites filles et veuves, les appellera et enverra partout où il sera nécessaire qu’elles aillent, le tout de l’avis du supérieur général.

Ce qui regarde les trois autres officières a été dit dans la petite conférence *(3), lorsque Monsieur Vincent assembla les Filles de la Charité pour leur donner les avis nécessaires sur toutes choses.

Voilà, mes sœurs ce qui regarde la supérieure et qui a été toujours bien observé, par la miséricorde de Dieu et la bonne conduite de Mlle Le Gras. Remerciez Dieu de la bonne conduite que vous avez gardée jusqu’à présent. La supérieure sera comme l’âme de la Compagnie. Ah ! mes filles, que vous avez sujet de prier Dieu et de lui demander qu’il donne à la Compagnie des personnes zélées, pour faire observer les

* 3). Voir saint Vincent t XIII, p. 693 et suiv., le document 168.

 

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bonnes pratiques qui y ont été jusqu’à présent. Il faut souvent supplier Notre-Seigneur, puisqu’il est l’auteur de cette œuvre, qu’il remplisse les personnes qui entreront dans la Compagnie, de l’esprit qu’il veut que vous ayez toutes, pour continuer, par ce moyen, le bien qu’on a commencé. Je vous ai dit, mes filles, que vous êtes vierges et mères, mais il faut pour cela être dans la disposition d’aller servir ces pauvres enfants quand on vous l’ordonnera, et ainsi vous participerez au bonheur de celles qui y travaillent effectivement. Oh ! qu’il est grand, et qu’elles doivent rendre grâces à Dieu de les avoir appelées à cet office !

Vous avez entendu qu’on enverra et rappellera quand on le jugera à propos. Vous devez être dans cette disposition d’aller partout, parce qu’on vous demande en plusieurs endroits. A Toulouse, on fait grande instance pour vous avoir. Mgr. l’évêque de Cahors m’a écrit pour ce sujet, et nous n’aurons pas de repos qu’il n’en ait dans ce pays-là. A Madagascar, nos messieurs prient que nous leur envoyions des Filles de la Charité, pour aider à attirer les âmes. MM. Mousnier et Bourdaise me mandent qu’ils croient que ce sera le vrai moyen pour faire que ceux du pays reçoivent la foi ; qu’on pourrait faire un hôpital pour les malades, et un séminaire pour instruire les filles. On y demande aussi des enfants trouvés qui sachent travailler, pour en apprendre d’autres. C’est pourquoi disposez-vous pour cela. Il y a quatre mille cinq cents lieues, et il faut six mois pour les faire. Mes sœurs, je vous dis cela pour vous faire voir les desseins que Dieu a sur vous. Disposez-vous donc mes filles, et donnez-vous à Notre-Seigneur pour aller où il lui plaira.

Êtes-vous dans cette résolution d’aller partout sans exception ?

— Oui, mon Père, dirent-elles.

 

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— Mais vous sentez-vous bien toutes dans cette disposition ? Si vous l’êtes, dites-le moi.

Toutes les sœurs s’étant levées répondirent pour la seconde fois que oui.

Oh ! que malheureuse serait celle qui refroidirait les autres, qui serait cause de quelque découragement à l’endroit de celles qui ont bonne volonté ! Oh ! qu’elle serait digne d’une grande punition ! De quel supplice pourrait-on châtier la fille qui serait si malheureuse que d’être cause de la perte de cette Compagnie, qui gloserait sur les ordres des supérieurs, qui murmurerait, qui y trouverait à redire qui serait cause que ces âmes simples, qui se sont toujours laissé conduire, se défieraient et commenceraient à vouloir agir à leur tête, ne voulant plus se laisser conduire ! Oh ! la malheureuse que serait celle-là ! Elle devrait avoir grande crainte.

Ah ! mes filles, continuez comme vous avez commencé. Vous avez fait comme des enfants qui se confient en leur père, vous vous êtes laissé conduire. Aussi n’avez-vous pas été trompées. Celles donc qui refroidiraient ces bonnes âmes, qui diraient : "Pourquoi ceci ? pourquoi cela ? A quoi bon ces habits ? Il faudrait en avoir d’autre façon. Cela est bien fâcheux d’aller si loin, ne serait-on pas aussi bien dans ce pays-ci ?" ô Sauveur ! ô Sauveur ! que font-elles quand elles tiennent de tels discours ! Y a-t-il enfer assez rude pour punir de telles personnes, qui tuent ainsi toutes ces bonnes œuvres, qui sont meurtrières des âmes de celles qui les écoutent ! Car c’est être véritablement meurtrier que de causer le relâchement de la Compagnie ; c’est tuer toutes celles à qui l’on rend ce méchant office. Mes sœurs, ce que je dis est véritable, c’est être meurtrier. Ne voyez-vous pas que je dis vrai ? Y a-t-il peine assez grande pour une telle fille, qui tâche d’empêcher les desseins de Notre-Seigneur sur ces âmes !

 

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Quand vous en verrez quelqu’une de la sorte, qui murmure et trouve à redire, regardez-la comme un Judas qui veut perdre votre Compagnie, et fuyez-la tant que vous pourrez. Si elle veut vous arrêter faites semblant d’avoir à faire, et quittez-la. N’écoutez pas ce serpent ; c’est un Judas. Car Judas faisait ainsi : il murmurait, il allait aux Juifs accuser Notre-Seigneur et leur disait : "Il fait ceci, il fait cela", chuchotant ainsi tantôt à l’un, tantôt à l’autre, parce qu’il en voulait au Fils de Dieu et à ce qu’il faisait. De même la malheureuse fille qui trouve à redire à quoi que ce soit, fait l’office d’un Judas ; elle va chuchotant tantôt à l’une, tantôt à l’autre : "On dit telle chose", "pourquoi ceci ?" "pourquoi cela ?" Ah ! mes sœurs, si, par malheur, il s’en trouvait une faites le signe de la croix, quand vous la verrez ; c’est un Judas ; i ; ne la faut pas écouter ; elle veut perdre la Compagnie et la ruiner tout à fait. Judas n’en voulait pas seulement à Notre-Seigneur, mais il avait envie contre les apôtres, la Madeleine et contre toute la religion catholique, qu’il voulait ruiner. Enfin vouloir changer l’ordre qui a été établi dans la Compagnie, c’est la vouloir ruiner. Voyez ce que mérite une telle personne !

Monsieur Vincent ayant lu ce qui regarde l’établissement de la Compagnie et les noms des officières, où il est fait mention de la soumission qu’on doit avoir aux ordres de la supérieure, dit qu’il fallait aller et revenir tout aussitôt que l’obéissance l’ordonne, sans choisir, ni dire qu’on ne veut pas aller en tel lieu.

Alors Mademoiselle Le Gras lui dit à voix basse qu’elle n’avait pas encore vu nos sœurs contrevenir à cela et qu’elles avaient toujours été prêtes à aller et revenir, quand on le leur avait ordonné.

Dieu soit béni, mes filles ! reprit Monsieur Vincent ; je suis bien consolé. Mademoiselle vient de me dire que,

 

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quand on vous a dit "allez", vous êtes allées, et quand on vous a dit "revenez", vous êtes revenues. Courage, mes filles, courage ! Continuez et remerciez Dieu du témoignage que vous avez aujourd’hui. Et vous, Mademoiselle, aussi, qui donnez cette louange à la Compagnie, remerciez-le. Oh ! si Dieu n’avait vu cela, qu’aurait-il fait ? Combien voyez-vous de maisons dans Paris qui ont péri manque de soumission ! Aussi la vôtre ne subsistera que par ce moyen. Courage donc, mes filles, puisque vous avez aujourd’hui, fête de saint Michel, un témoignage qui vous doit faire louer Dieu !

Et reprenant la lecture des règles sur l’article qui contient que les Filles de la Charité "ne s’oublieront pas elles-mêmes, afin qu’en servant les autres, elles se rendent dignes de recevoir la récompense que Notre-Seigneur promet à ceux qui auront exercé la charité ; et pour cela elles auront soin de se maintenir en état de grâce" ; c’est, dit-il, n’avoir aucun péché mortel qui remorde en la conscience, non pas même un véniel, s’il se peut. Voilà ce que c’est que de se maintenir en état de grâce : avoir une grande haine pour le péché mortel et le fuir comme le démon, même le véniel ; et quand on en a fait quelqu’un, s’en confesser au plus tôt, surtout s’il est mortel. Il ne faut point se coucher sans le confesser.

M. le cardinal de la Rochefoucauld ne pouvait souffrir dans sa conscience aucune petite chose qui lui remordît ; et même il faisait coucher son confesseur dans sa chambre ; et dès qu’il avait quelque mauvaise pensée, tout aussitôt il disait : "Monsieur, j’ai pensé telle chose je m’en confesse à vous." O mes sœurs, qui faisait faire cela à ce saint homme, sinon la haine du péché ? Ne vous étonnez donc pas si l’on vous demande de fuir le péché mortel ; car nos bienheureuses sœurs qui sont allées au ciel ont craint non seulement le mortel, mais même le véniel,

 

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comme la mort. La suite des règles porte que les Filles de la Charité tâcheront d’acquérir et pratiquer les vertus, d’observer les règles communes. O mes filles, c’est ce que Notre-Seigneur demande de vous, et vous lui devez souvent demander] a grâce de les bien garder.

Voilà tout ce que nous dirons aujourd’hui. Je n’ai qu’à me recommander à vos prières. Tous les jours, dans mes oraisons et à la sainte messe, je demande à Notre-Seigneur qu’il fasse la grâce aux Filles de la Charité d’être si fidèles à leur vocation qu’elles lui soient agréables. Faites, Seigneur, que vos pauvres filles que nous recevons dans notre Compagnie comme nous étant envoyées de votre part, tâchent de plus en plus de vous être agréables par la pratique des vertus que vous demandez d’elles. C’est, mes chères sœurs, ce que vous devez souvent demander à Dieu, et je le supplie de vous faire la grâce de vous l’accorder.

 

71. — CONFÉRENCE DU 18 OCTOBRE 1655

SUR LA FIN DE LA COMPAGNIE

(Règles Communes, art. I, 2, 3)

Mes sœurs, nous ne faisons point aujourd’hui notre conférence à l’accoutumée. Dans les autres, vous avez coutume de dire vos pensées ; dans celle-ci je vous expliquerai les règles. Dans la dernière, je vous expliquai celles qui regardent la supérieure et les officières et je vous dis en général ce qui regarde toutes les sœurs. Nous commencerons aujourd’hui à expliquer ce qui concerne en général toute la Compagnie et chaque sœur en particulier. Ce que nous ne dîmes la dernière fois

Entretien 71. — Ms. SV 3, p. 79 et suiv.

 

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qu’à l’égard des officières, nous le dirons pour toutes les sœurs, de sorte qu’entendant cela, chacune verra clairement ce qui la regarde et pourra dire : "Voilà qui est pour moi." C’est pour cette raison que ces règles que vous allez entendre sont appelées Règles communes, parce que toutes les doivent garder, en quelque lieu qu’elles soient, non seulement à Paris, mais aux hôpitaux, aux champs, aux paroisses et enfin partout. Aux Forçats, au Nom-de-Jésus, aux pauvres Insensés, aux Enfants, partout on doit observer ces règles-ci. La même chose se fait en toutes les Compagnies : elles ont, comme vous, leurs règles communes et particulières.

Règles communes que les Filles de la Charité doivent garder. — "Elles penseront souvent que la fin principale pour laquelle Dieu les a appelées et assemblées est pour honorer Notre-Seigneur Jésus-Christ, leur patron." Voici donc ce que dit la règle, ou, pour mieux dire, Notre-Seigneur Jésus-Christ par elle : "Elles penseront souvent que la fin pour laquelle Dieu les a appelées est pour honorer Notre-Seigneur." Mes chères sœurs, ce sont les pensées qui doivent occuper votre esprit, que celles de vos règles. Tout ainsi qu’on prend plaisir à considérer un beau jardin rempli de toutes sortes de fleurs, de même vous devez penser souvent avec plaisir à vos règles, qui sont autant de belles fleurs dans le jardin de Notre-Seigneur, votre Époux, lequel vous invite à les cueillir ; ce qui se fait par la pensée. Car, comme une personne qui se délecte à penser et considérer les fleurs et les fruits d’un jardin, les transfère en lui-même, ainsi, mes chères sœurs, les Filles de la Charité qui prendront plaisir aux pensées de leurs règles, se pareront d’autant de belles fleurs, qui les rendront agréables à Notre-Seigneur ; et de plus, cela fera qu’elles n’auront point de peine à les garder. Par exemple, quand on s’éveille le matin on va parler à

 

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Dieu à l’oraison : "Oh ! quel bonheur de s’entretenir avec un Dieu qui nous aime tant !" S’arrêtant dans ces pensées, on se lèvera promptement et avec joie.

Quand vous servez les malades, vous devez encore vous souvenir que c’est Notre-Seigneur que ce pauvre vous représente. Étant les unes avec les autres, vos entretiens doivent être des vertus de nos sœurs, qui ont tant aimé leurs règles, et des choses qui peuvent vous aider à vous avancer à la perfection de votre vocation, surtout de vos règles. Je vous recommande de vous en occuper l’esprit, de les bien retenir, d’autant que cela vous est nécessaire pour acquérir les vertus propres à la fin principale pour laquelle votre Compagnie a été établie. C’est où vous devez continuellement aspirer, mes chères sœurs. C’est pour cela que vous vous êtes données à Dieu, et ainsi vous devez vous servir des moyens qui peuvent vous aider à arriver où vous prétendez. La seule chose nécessaire, c’est de penser souvent à la fin pour laquelle la Compagnie a été instituée, et à l’intention pour laquelle chacune de vous autres y est venue. Or, il faut que vous sachiez qu’entre toutes les Compagnies qui servent Dieu plus particulièrement, chacune a sa fin particulière, comme, dans une république, chaque profession a son office particulier, les tailleurs, boulangers, cordonniers, etc. Il en est ainsi des Compagnies dédiées à Dieu.

Les Chartreux ont pour fin principale une grande solitude : ils sont cachés aux yeux du monde, de sorte qu’on ne les voit point ; ils sont dans une continuelle prison, pour l’amour de Notre-Seigneur. Les Capucins ont pour leur fin la pauvreté, qu’ils pratiquent en leurs habits, chaussures, etc. Ils ont pensé qu’ils pouvaient honorer la pauvreté de Notre-Seigneur, embrassant cet état de vie pauvre, comme, en effet, elle lui est fort agréable, puisqu’il est venu du ciel en terre pour se

 

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faire pauvre. Comment l’aurait-il embrassée et tant recommandée à la sainte Vierge et à saint Joseph, si elle ne lui était agréable ! Les Carmélites, qui sont fort austères, ont pour fin une grande mortification. Elles vont pieds nus, si ce n’est qu’elles portent quelquefois des sandales en France. Je ne sais pas bien comme elles sont ici ; mais, en Espagne, elles ne portent ni bas, ni souliers ; elles sont pieds et jambes nus, couchées sur un peu de paille ou de foin, nonobstant la rigueur de l’hiver. Ces filles, qui sont de condition, nouvellement sorties du monde, se réduisent à cela ; pourquoi, mes sœurs ? Pour plaire à un Dieu, pour faire pénitence pour prier pour l’Église. Les filles de l’Hôtel-Dieu, je vous en ai déjà parlé, ont pour fin principale de travailler à leur salut propre et à celui des pauvres malades à l’hôpital. Celles de la place Royale ont pour fin principale d’assister les pauvres femmes malades qu’elles reçoivent, et non les hommes ; et parce que ce sont leurs règles, elles croient faire leur salut en les observant.

Mais vous, mes chères sœurs, vous vous êtes données principalement à Dieu pour vivre en bonnes chrétiennes, pour être bonnes Filles de la Charité, pour travailler aux vertus propres à votre fin, pour assister les pauvres malades, non en une maison seulement, comme celles de l’Hôtel-Dieu, mais partout, comme faisait Notre-Seigneur, qui n’avait point d’acception ; car il assistait tous ceux qui avaient recours à lui. C’est ce que nos sœurs ont commencé à l’égard des malades, les assistant avec tant de soin ; et Dieu, voyant qu’elles le faisaient si soigneusement, les allant chercher dans leur maison, comme faisait Notre-Seigneur le plus souvent, a dit : "Ces filles me plaisent ; elles se sont bien acquittées de cet emploi ; je veux leur en donner un second."

C’est, mes sœurs, ces pauvres enfants abandonnés, qui n’avaient personne qui prissent soin d’eux ;

 

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et Notre-Seigneur s’est voulu servir de la Compagnie pour en avoir soin ; dont je rends grâces à sa bonté.

Comme il a donc vu que vous aviez embrassé cela avec tant de charité, il a dit : "Je veux encore leur donner un autre emploi." Oui, mes sœurs, c’est Dieu qui vous l’a donné, sans que vous y eussiez pensé, ni Mlle Le Gras, non plus que moi ; car c’est ainsi que les œuvres de Dieu se font, sans que les hommes y pensent. Lorsqu’une œuvre n’a point d’auteur, on doit dire que c’est Dieu qui l’a faite. Mais quel est cet emploi ? C’est l’assistance des pauvres criminels ou forçats. Ah ! mes sœurs, quel bonheur de servir ces pauvres forçats, abandonnés entre les mains des personnes qui n’en ont point de pitié ! Je les ai vus, ces pauvres gens, traités comme des bêtes ; ce qui a fait que Dieu a été touché de compassion. Ils lui ont fait pitié ; en suite de quoi sa bonté a fait deux choses en leur faveur : premièrement, il leur a fait acheter une maison ; secondement, il a voulu disposer les choses de telle sorte qu’ils fussent servis par ses propres filles, puisque dire une Fille de la Charité, c’est dire une fille de Dieu.

Il a encore voulu donner un autre emploi à ces filles, qui est d’assister les pauvres malades, les pauvres vieilles gens du Nom-de-Jésus et ces pauvres gens qui ont perdu l’esprit. Oui, mes sœurs, c’est Dieu même qui a voulu se servir des Filles de la Charité pour avoir soin de ces pauvres insensés. Oh ! quel bonheur à toutes vous autres ! Mais que c’est une grande faveur, pour celles qui y sont employées, d’avoir un si beau moyen de rendre service à Dieu et à Notre-Seigneur son Fils !

Il faut, mes sœurs, que vous sachiez que Notre-Seigneur a voulu éprouver en sa propre personne toutes les misères imaginables. Le terme de l’Écriture est qu’il a voulu passer pour scandale aux juifs et folie aux

 

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gentils (1) pour vous montrer que vous pouvez le servir en tous les pauvres affligés. C’est pourquoi il a voulu entrer en cet état, pour le sanctifier comme tous les autres. Il faut que vous sachiez qu’il est dans ces pauvres dénués d’esprit comme dans tous les autres. C’est dans cette croyance que vous devez leur rendre service, et, quand vous les allez voir, vous réjouir et dire en vous-mêmes : "Je m’en vais à ces pauvres pour honorer en leurs personnes la personne de Notre-Seigneur ; je m’en vais voir en eux la sagesse incarnée de Dieu, qui a voulu passer pour tel, ne l’étant pas en effet."

Or donc, mes filles, jusqu’à présent vos fins ont été de faire ce que nous venons de dire. Nous ne savons pas si vous vieillirez assez pour voir que Dieu donne de nouveaux emplois à la Compagnie ; mais nous savons bien que, si vous vivez conformément à la fin que Notre-Seigneur demande de vous, si vous vous acquittez comme il faut de vos obligations, tant pour le service des pauvres que pour vos règles, si vous faites bien, comme j’espère que vous allez commencer, oh ! Dieu bénira de plus en plus vos exercices et vous conservera ; mais il faut lui être fidèle pour se rendre digne de cela.

La fin donc à laquelle vous devez tendre, est d’honorer Notre-Seigneur Jésus-Christ, le servant dans les pauvres, dans les enfants pour honorer son enfance, dans les pauvres nécessiteux, comme au Nom-de-Jésus, et comme ces pauvres gens que vous avez assistés lorsqu’ils venaient se réfugier à Paris à cause des guerres. Voilà comme il faut que vous soyez prêtes à servir les pauvres partout où l’on vous enverra : dans les armées, comme vous avez fait quand vous y avez été appelées, aux pauvres criminels et généralement en tous les endroits où vous pourrez assister les pauvres, puisque c’est

1) Première épître aux Corinthiens I.23.

 

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votre fin. Et pour cela, mes chères sœurs, il faut souvent vous demander, à l’exemple de saint Bernard, pourquoi vous êtes entrées dans la Compagnie. Ce grand saint se disait à lui-même : "Bernard, Bernard pour quoi faire es-tu entré en religion ? Est-ce pour faire ta volonté vivre à ta liberté ? Point du tout." Et lorsqu’il sentait quelque répugnance, il se faisait cette même demande, à laquelle il répondait "Tu t’es donné à Dieu pour vivre en bon religieux, pour renoncer à tes propres satisfactions et pour faire tout ce que Dieu demande de toi dans la religion."

Mes chères sœurs, vous devez vous demander pareillement ; "Pourquoi Dieu a-t-il institué la Compagnie de la Charité ? Pourquoi m’a-t-il appelée ici ?" et puis vous répondre : "Pour honorer Notre-Seigneur et lui rendre service dans les pauvres et faire tout ce à quoi il a décidé de m’employer." Voilà comme vous devez vous exciter à travailler à vos emplois. N’êtes-vous pas bien heureuses, mes sœurs, que Notre-Seigneur daigne se servir de vous ? Que les filles de l’Hôtel-Dieu fassent ce qu’elles sont obligées de faire ; mais, pour vous autres vous devez être indifférentes pour faire tout ce que votre fin requiert. C’est là votre affaire, et vous ne devez pas envier d’autres exercices. Si on allait dire aux Carmélites, aux Chartreux, aux Capucins qu’ils fissent autre chose que ce qu’ils font, le feraient-ils ? Oh ! non, parce que c’est leur fin et qu’il leur suffit de faire ce à quoi leur Institut les oblige. Aussi Notre-Seigneur n’a pas choisi d’autre Compagnie pour le servir en la personne des pauvres malades de la manière que vous êtes obligées de le servir. Ah ! mes sœurs, quel bonheur ! C’est Dieu qui vous a commis le soin de ses pauvres, et vous devez vous y comporter dans son esprit, compatissant à leurs misères et les ressentant en vous-mêmes autant qu’il est possible, comme celui qui disait :

 

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"Je suis persécuté avec les persécutés, maudit avec ceux qui le sont ; je suis esclave avec les esclaves ; je suis affligé avec les affligés et malade avec les malades."

C’est ainsi qu’il faut vous comporter pour être bonnes Filles de la Charité pour aller où Dieu voudra ; si c’est à l’Afrique, en Afrique, à l’armée, aux Indes, où l’on vous demande, à la bonne heure ; vous êtes Filles de la Charité, il y faut aller. Notre-Seigneur a donc fait une Compagnie plus à lui qu’à vous-mêmes, de laquelle vous êtes les membres. C’est pour cela qu’on vous appelle Filles de la Charité c’est-à-dire filles de Dieu. Humiliez-vous, abaissez-vous au-dessous de tout le monde, voyant que Dieu veut se servir des pauvres filles de village en de si grandes choses. Humiliez-vous devant Dieu, c’est votre affaire, et soyez prêtes à embrasser tous les emplois que la divine Providence vous donnera. Je ne puis assez vous recommander cela, mes sœurs, puisque c’est la fin de votre Compagnie ; et quand vous manquerez à cette fin c’en est fait de vous, adieu la Charité.

Troisième article. — "Elles feront tous leurs exercices, tant corporels que spirituels, en esprit d’humilité et de charité et en union de ceux que Notre-Seigneur Jésus-Christ a faits sur la terre."

Mes chères sœurs, vos règles disent que Dieu demande en général et en particulier que vous fassiez trois choses, qui sont que toutes vos actions soient accompagnées de ces trois vertus d’humilité, de charité et de l’imitation de Notre-Seigneur ; c’est ce qu’enseigne cet article

"Elles feront toujours leurs exercices en union de ceux que Notre-Seigneur a faits sur la terre." Par exemple, allant à la paroisse voir des malades, y aller pour honorer Notre-Seigneur en leur personne quand vous allez à l’oraison, penser de la sorte, ou à peu près : "Hélas ! pauvre misérable que je suis, suis-je bien

 

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digne d’aller à l’oraison parler à Dieu !" Ne laisser pourtant pas d’y aller dans l’amour de son abjection et pour honorer les oraisons de Notre-Seigneur. Allant à table, penser, de même, que vous n’êtes pas dignes de prendre votre repas avec les autres, et dire : "Hélas ! mon Seigneur, je ne mérite pas d’aller manger le bien des pauvres, ni d’être en la compagnie de mes sœurs, qui les servent si bien, au prix de moi, qui ne suis propre à rien."

Voilà comme il faut toujours se reconnaître incapable de rien faire qui vaille ; car, voyez-vous, mes filles, jusqu’à ce que vous soyez bien entrées dans cet esprit de vous reconnaître pauvres, chétives, incapables d’aucun bien, et que vous soyez bien aises qu’on vous tienne pour telles, jamais vous n’arriverez à la perfection. Après qu’on a fait cette réflexion sur son indignité, il faut se relever par un acte d’amour de Dieu et dire : "Encore que je ne sois pas digne de faire telle chose, parce que Dieu le veut, je la ferai pourtant afin de lui plaire, puisqu’il la désire de moi."

Quand vous allez à l’oraison, il faut y aller purement pour plaire à Dieu, disant : "Je ne suis pas digne de m’entretenir avec Dieu ; mais, parce que l’obéissance le veut et que c’est sa volonté, j’y vais pour honorer Notre-Seigneur." Car que pensez-vous, mes sœurs ? Ce n’est pas tout de faire l’oraison à sa fantaisie, sans attention et à sa mode ; oh ! non, ce n’est pas assez ; il faut la faire comme Notre-Seigneur a fait les siennes sur la terre. Il les faisait avec grand respect en la présence de Dieu, avec confiance et humilité. Ainsi des autres actions : il faut toujours les conformer aux siennes, si vous voulez qu’elles soient méritoires. Je m’en vais au réfectoire pour honorer la modestie avec laquelle Jésus-Christ prenait sa réfection ; et pour cela, il faut se comporter comme si nous le voyions : se tenir droit

 

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et modeste, prendre son pain et sa viande de bonne grâce, manger tranquillement, et non pas se ruer sur la viande et sur ce qu’on nous présente, comme si l’on voulait dévorer.

Comme j’étais un jour avec le bienheureux évêque de Genève, il me dit : "Monsieur Vincent, je demandais une fois à notre Mère si nos sœurs gardaient bien la modestie à table ; elle me répondit : Monseigneur, il faut que vous les voyiez." Et ayant su que cela se pouvait, il se mit dans un lieu d’où il pouvait aisément remarquer comme elles se comportaient et il vit ces filles dans une grande modestie, comme des personnes qui étaient en la présence de Dieu et des anges. Oh ! que cela le consola !

Mes chères sœurs, ayez soin que toutes les œuvres que vous ferez soient accompagnées de ces trois vertus, en sorte qu’à même temps que vous ferez l’action extérieure, votre esprit s’occupe intérieurement avec Dieu, ce qui se peut faire ainsi. Allant aux malades, dites en vous-mêmes. "Ah ! misérable que je suis ! comment osé-je aller à ce pauvre, moi qui suis plus malade devant Dieu que lui ! Si tant de saintes âmes avaient le pouvoir de le faire, elles s’en acquitteraient beaucoup mieux que je ne fais." Après, relever son courage par cette pensée : "Je m’en vais là pour l’amour de Dieu. Oh ! que je suis heureuse d’avoir été choisie pour un si saint emploi !"

Pensez-vous, mes sœurs, que ce soit si grand de faire ce que vous faites, si vous ne le relevez par l’intention ? Quoi ! vous croyez que servir les malades par humeur, aller en tel lieu parce que vous y trouvez du divertissement, obéir parce que ce qu’on vous ordonne vous plaît, travailler parce qu’on ne peut être sans quelque emploi, prier parce que les autres le font, c’est vous acquitter de votre devoir ! Point du tout, mes sœurs, ne vous trompez pas ; le mérite de nos actions vient de la fin

 

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pour laquelle nous les faisons. J’ai dit la messe aujourd’hui ; si je ne l’ai fait avec les conditions requises, je n’en suis pas plus avancé pour cela ; vous avez communié, servi vos pauvres, fait l’oraison et autres choses, si vous n’avez joint l’intérieur à l’extérieur, vous n’avez rien fait, parce que tout le monde en peut faire autant. Un païen même pourrait faire ce que nous faisons pour son plaisir et purement comme une œuvre matérielle ; il peut aller voir un malade par divertissement, boire et manger, se reposer et travailler, sans aucun mérite ni démérite. C’est la même chose de nous, quand nous faisons nos œuvres. Pour bonnes qu’elles soient d’elles-mêmes, sans une pure intention et désir de plaire à Dieu, elles ne sont pas plus méritoires que si c’étaient des choses indifférentes. Mais voulez-vous que toutes vos œuvres soient agréables à Dieu, faites-les en esprit d’humilité, de charité, en union de celles que Notre-Seigneur a faites ; et retenez bien qu’il faut avoir cette intention ; faute de quoi, on se prive souvent de la récompense due aux bonnes œuvres qu’on fait.

Vous savez que, quand on baptise un enfant, on le lave d’eau, on prononce toutes les paroles et on fait toutes les cérémonies requises ; mais, avec tout cela, il faut avoir l’intention de faire un chrétien ; et si elle manque, il n’est pas baptisé ; d’autant que ce n’est pas l’eau seule qu’on verse, ni toutes les autres cérémonies, qui font l’enfant chrétien ; il faut de plus que celui qui baptise ait l’intention de faire un chrétien. Ainsi les Filles de la Charité qui font leurs exercices en la manière qui a été dite et sans intention, ne plaisent point à Dieu, qui demande premièrement le cœur, et, après l’œuvre.

Il se trouve des années si fertiles qu’au lieu de seigle et de froment mêlés, que les laboureurs ont semés, la fertilité de l’année fait que la terre ensemencée de ce mélange de deux grains rapporte du froment pur au

 

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lieu de méteil, qu’on avait semé. Ainsi, mes sœurs, tout ce que vous ferez pour le motif de ces trois vertus deviendra froment. Encore que vous ne vous serviez que du seigle, c’est-à-dire que vous ne fassiez que des actions indifférentes, vous recueillerez du froment, recevant pareille récompense pour les petites choses que pour de plus grandes faites avec lâcheté et sans l’affection requise.

On dit d’une certaine pierre qu’on appelle philosophale, que tout ce qu’elle touche devient or. Mes chères sœurs, tout ce que vous ferez, si vous l’accompagnez de ces trois belles vertus, sera tout changé en or ; c’est une pierre philosophale qui convertit tout en or ; et ainsi toutes vos œuvres seront agréables à Dieu et aux anges. Cela s’appelle grâce sanctifiante. C’est une beauté qui rend l’âme agréable à Notre-Seigneur, qui fait qu’il se plaît en elle et en tout ce qu’elle fait. Quoi que cette âme fasse, tout plaît à Dieu : aller, venir, servir un malade, faire une médecine, tout est agréable à Notre-Seigneur. Ah ! mes sœurs, les Filles de la Charité sont plus agréables à Dieu, quand elles s’acquittent bien de leur devoir, qu’un enfant bien-aimé ne l’a jamais été à son père ni à sa mère. Combien belles les âmes qui sont honorées de cette grâce gratifiante ! Qu’elles sont heureuses, qu’elles doivent augmenter de vertu en vertu, pour se rendre de plus en plus agréables à leur Époux !

Mais il y a encore plus : c’est que cela vous fait avoir la grâce du paradis. Oui, mes sœurs, ces actions faites pour l’amour de Dieu et humblement sont méritoires de la gloire éternelle, non seulement de la gloire éternelle, non seulement de la gloire commune qui est donnée à toutes les âmes bienheureuses, mais d’une qui ira toujours en augmentant, à mesure que ceux que vous aurez bien édifiés se serviront de vos bons exemples. O mes chères sœurs, vous ne vous en retournerez pas les mains vides, si vous prenez résolution de

 

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pratiquer ce que vos pères vous ont dit. C’est ce que Dieu demande de vous, et vous devez vous donner à sa bonté pour cela. Seigneur, faites-nous cette grâce de bien connaître la valeur et le mérite des actions faites en l’union des vôtres. O mes filles, que cette leçon demeure bien avant dans vos âmes ! Ah ! s’il y en avait quelqu’une parmi vous qui dît en son cœur : "Le moyen que je puisse m’acquitter de tout cela ! Comment pourrai-je avoir l’esprit toujours occupé à ce que je ferai, pour pratiquer ces vertus ! Oh ! je ne pourrai jamais me captiver de la sorte" ; je réponds à celle-là : "Commencez aujourd’hui, continuez demain, et il vous sera facile." Dès ce moment, dites en vous-mêmes : "Ah ! je suis indigne d’entendre la parole de Dieu, puisque tant de fois il m’a fait cette grâce et que je n’en suis pas meilleure." Pensez de chacune de vos sœurs en particulier qu’elles feront beaucoup mieux leur profit que vous de ce que nous avons dit. En vous en retournant, dites : "Je m’en vas au lieu d’où je suis venue, par obéissance, et non parce que je suis bien aise d’y être ; mais, d’autant que Dieu le veut, puisqu’on m’y renvoie, je le fais encore pour honorer les pas de Notre-Seigneur lorsqu’il revenait de ses voyages."

Demain, en vous levant pour aller à l’oraison, pensez que vous n’êtes pas dignes que Dieu vous permette de lui parler, mais, que, puisqu’il le veut, vous la voulez faire en union des oraisons de son Fils. Et ainsi allez à l’oraison avec joie de faire la volonté de Dieu et avec grand désir de lui plaire.

Quand vous irez aux pauvres, et en tout ce que vous ferez après demain, continuez la même chose, et vous y trouverez plus de facilité. Tâchez de faire attention à ces pratiques encore quatre ou cinq jours de suite. Après cela, vous ne trouverez rien de plus facile vous viendrez, par la continuation, à contracter une sainte

 

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habitude, si bien que, non seulement vous ne sentirez plus de peine à la pratique de ces vertus, mais même vous ne sauriez vous empêcher de faire toujours ainsi. Ah ! nos bonnes sœurs qui sont allées devant Dieu ont fort bien pratiqué ce que nous vous disons- elles ont expérimenté que la vertu n’est point si difficile à acquérir que nous nous imaginons. Il ne faut que le vouloir et se contraindre un peu. O mes sœurs, si, au commencement, vous avez un peu de peine, il faut se souvenir que c’est pour plaire à Dieu et que cette peine ne durera guère. Continuez dix ou douze jours, vous n’aurez après plus de difficulté ; bien au contraire vous prendrez plaisir à faire vos actions avec récollection et application d’esprit ; ce qui attirera sur vous de grandes grâces ; et ces grâces mettront dans vos cœurs une telle disposition que vous verrez le jour que vous ne pourrez vous empêcher de faire le bien, auquel vous vous serez habituées. C’est ce que disait saint Bernard : Non possible, etc.

Se trouver dans un état où l’on ne saurait suivre sa volonté, si ce n’est qu’elle soit conforme à celle de Dieu, oh ! état heureux, auquel on ne peut faire ses œuvres que pour plaire à Dieu ! C’est faire en quelque façon ce que Dieu fait, car tout ce qu’il opère, c’est pour sa gloire et pour son plaisir ; de sorte que nous pouvons dire qu’en faisant ces œuvres par ce principe de donner de la joie à Dieu, c’est faire, autant qu’il est possible, ce qu’il fait, et ainsi c’est être Dieu même. O mes filles, encouragez-vous donc afin d’arriver à ce degré de perfection. Vous vous ferez, comme j’ai dit, une habitude pour le bien, de sorte que vous ne saurez vous empêcher de le faire et que toutes vos actions seront accompagnées de ces trois vertus, sans aucune contrainte, d’autant qu’on ne saurait s’empêcher de faire ce que l’on a habitude. Vous avez bien sujet de vous donner à Dieu

 

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et de correspondre aux inspirations qu’il vous donnera, lesquelles ne vous manqueront pas, Si vous reconnaissez que de vous-mêmes vous ne pouvez que le péché. Si vous entrez dans cette pratique, mes chères sœurs, vous ferez vos œuvres comme Notre-Seigneur veut que vous les fassiez, le prenant pour exemple, comme vos règles vous l’enseignent. Si vous continuez, vous n’aurez pas sujet d’envier la compagnie de qui que ce soit, puisqu’ayant Dieu présent, vous aurez tout. Quel sujet de s’humilier quand on pense à cela : faire ce que Dieu fait faire continuellement sa volonté, et par conséquent obliger sa bonté de prendre ses plaisirs parmi nous ! Ah ! il n’a d’autre plaisir que dans les âmes qui travaillent pour son amour. Quand je dis qu’il n’a pas d’autre plaisir, c’est-à-dire dans ses créatures ; car il en a d’autres : il prend plaisir en lui-même et en ses divines perfections ; mais il n’en a point d’autre hors de lui, que d’être avec ceux qu’il aime. C’est sa joie et son plaisir de demeurer dans les âmes qu’il a sanctifiées. Ah ! quelles consolations pour les filles qui pensent : "Dieu me voit, il se plaît à ce que je fais ; c’est lui qui me fait agir, qui me fait aller et venir." Un soldat qui voit son capitaine est animé au combat par sa présence. Courage, mes sœurs ! Dieu vous bénira, si vous lui êtes fidèles. Courage ! car il fera pour vous ce que, sans lui, il vous serait impossible de faire.

C’est ce que je prie Notre-Seigneur d’opérer, et, quoique misérable pécheur, je ne laisserai pas de prononcer les paroles de bénédiction priant Dieu qu’à même temps que je les dirai, il répande cet esprit dans vos âmes, pour faire toutes vos actions avec humilité, charité et union de celles que Notre-Seigneur a faites sur la terre. C’est ce que je vous demande, mon Sauveur, pour toutes les âmes que vous avez appelées en cette Compagnie.

 

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Mademoiselle, voyant que M. Vincent allait donner la bénédiction, lui demanda s’il serait à propos qu’on rendît compte à la première conférence de l’usage qu’on aurait fait des avis qu’on venait de recevoir, lequel reprit ainsi le discours :

Mademoiselle me demande s’il serait à propos que vous rendiez compte de la pratique que vous aurez faite de ces vertus. Je crois qu’en effet cela sera bien, parce nous avons besoin d’être aidés pour entrer dans la pratique de quelques vertus. Or, entre les moyens qui nous peuvent servir, la reddition des comptes est un des meilleurs. C’est pourquoi Mademoiselle a raison. C’est Dieu qui lui a donné cette pensée. Voilà donc, mes sœurs, ce qu’il faudra faire la prochaine fois que nous nous assemblerons.

Je recommande à vos prières deux de nos sœurs qui sont malades, à ce qu’il plaise à Dieu leur faire la grâce de faire bon usage de leurs souffrances, et vous prie de vous souvenir de la pauvre Pologne, qui est en pauvre état. Le roi et la reine ont quitté Varsovie et sont allés à Cracovie. Nous avons grand sujet de recommander cela à Dieu.

 

72. — CONFÉRENCE DU 2 NOVEMBRE 1655

SUR LES MAXIMES DE JESUS-CHRIST ET CELLES DU MONDE

(Règles Communes, art. 4)

Mes sœurs, les deux dernières conférences ont été sur vos règles. Dans l’avant-dernière nous avons expliqué celles qui regardent les officières, et dans la dernière nous avons commencé à vous faire entendre les règles

Entretien 72. — Ms. SV 3, p. 89 et suiv.

 

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communes que toutes doivent garder en quelque lieu que ce soit. Nous parlâmes alors des deux premières règles nous continuerons aujourd’hui sur le même sujet des règles communes, dont voici le quatrième article : "Elles auront en horreur les maximes du monde et embrasseront celles de Jésus-Christ, etc."

En vérité, mes chères sœurs, ce sont ici des règles toutes de Dieu. Nous trouvons dans le saint Évangile que ce que Notre-Seigneur a le plus souvent pratiqué, c’est ce que vos règles disent : c’est proprement de l’Évangile, qu’il a enseigné et puis pratiqué, qu’elles sont puisées, particulièrement celles que nous allons expliquer. Puis donc qu’elles sont contenues dans le saint Évangile, il est vrai de dire qu’elles sont de Dieu et qu’il les a inspirées. Cela n’est-il pas beau ? "Elles auront en horreur les maximes du monde, et elles embrasseront celles de Jésus-Christ." Voyez ce que cette règle nous dit, mes chères sœurs, que vous et moi devons haïr les façons de faire du monde. Si vous voulez être bonnes Filles de la Charité, et moi bon prêtre de la Mission, nous devons avoir haine et aversion pour les maximes des personnes qui vivent selon le monde. Il y a des gens qui vivent selon le monde, et d’autres qui n’ont rien de commun avec lui. C’est pourquoi, en disant qu’il faut avoir en horreur les maximes du monde, il faut bien entendre cela, parce qu’il y a de saintes âmes qui vivent dans le monde comme n’y étant pas ; elles sont parmi les méchants et vivent chrétiennement. Vous le voyez, mes sœurs, assez souvent. Ce n’est donc pas de ceux-là que nous parlons, c’est de ces personnes qui vivent de l’esprit du monde. Dieu a donc deux sortes de serviteurs dans son Église : les uns qui vivent en bons chrétiens, quoiqu’ils ne soient pas tout à fait hors des embarras du siècle ; et les autres qu’il a retirés de cette masse corrompue du monde pour le servir plus

 

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parfaitement. Or, les uns et les autres doivent travailler, selon leur condition, à faire leur salut.

Mais vous me demanderez si tous les chrétiens ne sont pas en obligation d’avoir horreur des maximes du monde ? Oui, mes sœurs mais vous y êtes particulièrement obligées, et comme chrétiennes puisque tous les chrétiens y sont obligés, et comme Filles de la Charité. Mais, comme je vous ai dit, il y a des âmes qui sont dans le monde comme n’y étant point et qui vivent selon les maximes de l’Évangile. Notre-Seigneur était dans le monde sans participer aucunement à ses maximes ; tant s’en faut : il les avait en horreur, prêchant continuellement contre ; il lui était contraire en ses œuvres et en ses paroles, bref en toutes ses façons de faire ; il haïssait, non pas les âmes qui étaient dans le monde, mais le mal qui était en elles. Ainsi la Compagnie doit avoir en horreur les maximes du monde, à l’exemple de Notre-Seigneur. Je vais vous en dire quelques-unes pour vous les faire éviter par l’horreur que vous en devez avoir.

Premièrement, le monde estime le bien, l’honneur et la gentillesse. Quand, par exemple, on voit une fille d’esprit, gentille, adroite et de bonne grâce, le monde estime et aime fort ces choses. Voilà une des maximes du monde. Or, les enfants de Notre-Seigneur doivent mépriser tout cela, puisque Notre-Seigneur lui-même n’en fait point de cas. Il n’y a que le monde qui estime ces choses. Comment le Fils de Dieu estimerait-il la beauté du monde, lui qui n’a pas tenu compte de la sienne propre, quoiqu’il fût la beauté même, puisqu’il est la splendeur et la beauté de Dieu son Père, en tant que Fils de Dieu ! De plus, il est dit de lui Speciosus forma præ filiis hominum, qu’il est le plus beau d’entre les enfants des hommes. Et encore qu’il fût tel, il a si fort méprisé sa beauté, qu’il a permis que son visage

 

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ait été tout couvert de crachats, lors de sa passion ; ce qui nous fait bien voir qu’il n’a pas du tout estimé sa beauté. Ah ! mes sœurs, après cet exemple il ne faut pas plus faire état de toutes les choses que le monde recherche, que vous faites état de la boue ; car il n’y a rien au monde digne d’être estimé que la vertu.

Un jour, une religieuse me dit que quelques personnes lui avaient dit qu’elle avait les mains belles, et que cela lui faisait grande peine. "Je crains, disait-elle, que le diable ne me les ait données pour me perdre." Voyez, mes sœurs, quel sentiment cette âme avait de l’estime qu’on faisait de la beauté de ses mains. Elle était bien éloignée de celles qui font ce qu’elles peuvent pour les bien blanchir, puisqu’elle craignait que ce fût un piège pour la perdre. Or, c’est ce que nous devons faire quand on nous loue de quoi que ce soit : craindre que ce ne soit le diable qui nous veut perdre, et mépriser toutes les louanges.

C’est encore une maxime du monde de fuir la pauvreté et la misère et de s’estimer heureux quand on peut l’éviter, parce que le monde affectionne les choses mondaines, comme sont les prospérités, les honneurs et les louanges. Vous savez tous qu’il désire toujours quelque chose de plus que ce qu’il possède, parce qu’il n’est jamais content. Il envie ce que les autres ont ; et quand quelqu’un le surpasse en quelque chose, il dit : "Ah ! que ne suis-je comme cet homme ou comme cette femme ! Que n’ai-je telle et telle chose que je vois à celui-là !" C’est donc une maxime du monde d’estimer tout cela, puisque non seulement il l’aime quand il le possède, mais même il l’envie dans les autres. Au contraire, une Fille de la Charité doit penser que le Fils de Dieu a toujours préféré la pauvreté aux richesses, le mépris à l’honneur et qu’il a dit qu’il était plus aisé de faire passer un gros câble par le trou d’une aiguille qu’un

 

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homme riche dans le ciel. Vous savez ce que c’est qu’un câble qui sert à arrêter les bateaux sur l’eau et cependant le Fils de Dieu a dit qu’il est plus difficile qu’un homme riche entre dans le ciel, que de faire passer cette grosse corde par le trou d’une aiguille. Eh bien ! mes sœurs, après cela, estimerez-vous les biens et commodités de la vie ? Oh ! bien loin de les estimer il faut, au contraire, les mépriser, puisque le Fils de Dieu l’a fait

Le monde a encore pour maxime l’estime des compagnies, et c’est pour cela qu’on y aime à se trouver aux festins, comme la plupart du monde dans Paris. Les Filles de la Charité, au contraire, doivent craindre de se trouver dans les compagnies, et les éviter autant qu’elles peuvent. Pour les festins, elles sont hors de ce danger par la pratique de la règle, qui leur défend de manger hors de chez elles.

Enfin, une des maximes du monde, c’est de rechercher sa satisfaction propre en toutes choses, jusque dans la vertu, car, si ceux qui vivent selon l’esprit du monde font quelque bien, ils veulent qu’il soit su ; même en entendant la messe, en faisant leurs meilleures actions, ils y cherchent de la gloire. Or, mes chères sœurs, il faut chercher à satisfaire Dieu et faire pour cela toutes nos actions, et non pour plaire à personne. Quand vous allez servir vos pauvres, dites : "Je m’en va}s aux malades pour l’amour de Dieu." Mais il faut se donner de garde de cette maxime, laquelle trouve place presque partout Les personnes spirituelles mêmes n’en sont pas exemptes, et on peut Si on ne s’en donne bien de garde, trouver sa satisfaction en tout ce qu’on fait. Voilà qu’une sœur ira volontiers en une telle paroisse parce que les dames l’aiment et en disent du bien ; elle parlera avec douceur et affabilité aux pauvres, à cause qu’on dit que c’est une bonne fille, qu’elle fait bien son devoir. Ah ! mes sœurs, voilà une maxime du

 

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monde ; faire tout pour sa propre satisfaction, c’est être dans les maximes du monde. Prenez-y garde.

Mais c’est une bonne œuvre que je fais, me direz-vous ; ne puis-je pas y prendre ma satisfaction ? Oui, elle est bonne d’elle-même, et vous la rendez mauvaise, n’y cherchant pas le bon plaisir de Dieu, mais le vôtre. C’est pourquoi nous devons avoir en horreur toutes les louanges, flatteries et autres choses qui pourraient nous donner quelque vaine satisfaction tant au corps qu’à l’esprit. Il faut mépriser tout cela et dire : "Je n’en veux point, puisque ce sont les maximes du monde." O mes sœurs, remarquez bien ceci, car c’est où les personnes les plus spirituelles font naufrage. Elles cherchent en leur dévotion leur goût et leur propre satisfaction : en la confession, en la sainte communion, en leurs oraisons, en leurs entretiens spirituels ; bref elles se cherchent elles-mêmes en toutes choses ; et si vous y regardez de près, vous trouverez que cela est véritable qu’on peut se satisfaire dans les meilleures actions, même en rendant compte de vos emplois aux supérieurs, si vous les faites pour être estimées et paraître vertueuses. Qu’est-ce qui fait que nous tombons Si facilement dans ce défaut, même sans nous en apercevoir ? C’est l’esprit de la chair et cette maxime du monde dont nous venons de parler et qui, à même temps, nous doit donner sujet de craindre, nous voyant si éloignés de celles de Notre-Seigneur.

Voyez-vous mes filles, votre emploi est grand. S’il est grand, les desseins de Dieu sont aussi grands ; et pour y coopérer, il faut que les Filles de la Charité fassent des actions conformes au nom qu’elles portent. N’est-ce pas avoir de grands desseins sur vous de vouloir que vous employiez votre vie à suivre les maximes de son Fils ? Oh ! que vous êtes heureuses, mes sœurs ! Il n’y a point d’autre chose que nous devions aimer, que ce qu’il a aimé. Quand Notre-Seigneur fait estime

 

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de quelque chose, il la faut estimer ; mais, quand il la méprise, il la faut mépriser. Nous avons marqué les maximes du monde qu’il méprise. Ainsi, à son imitation, nous devons les mépriser, pour arriver à la perfection que Dieu demande de nous, qui n’est autre que de mépriser ce qu’il méprise et d’estimer ce qu’il estime, d’avoir en horreur les maximes du monde, les biens, les honneurs et tout ce qu’il recherche. les personnes qui veulent vivre chrétiennement rejettent tout cela, et lorsqu’on veut leur donner quelque louange, elles disent : "Notre-Seigneur n’estime point telle chose ; oh ! Je suis bien éloigné d’en vouloir ! Point de biens, point de plaisirs. Tous ces souhaits partent des maximes du monde, que le Fils de Dieu a en horreur C’est l’esprit de la chair, qui ne cherche autre chose que ce que Notre-Seigneur a rejeté pendant qu’il a été au monde ; et ainsi je ne veux regarder ces choses que pour les mépriser." Voilà ce que les bonnes âmes font. Mais celles qui n’ont d’autre fin, en tout ce qu’elles font et disent, que leur plaisir (oh ! de là vient la désolation) n’ont d’autre soin que de chercher les moyens d’assouvir leurs passions déréglées et ne se mettent en peine que pour le corps. Oh ! c’est de ceux-là que saint Paul disait : "Ils font leur dieu de leur ventre (1) c’est-à-dire ils sont idolâtres d’eux-mêmes ; pourvu qu’ils aient de quoi assouvir leur sensualité, il ne leur importe par quel moyen ce soit.

Or, les enfants de Notre-Seigneur ne se mettent pas en peine de trouver leur satisfaction en ce qu’ils entreprennent, ils ne désirent autre chose que de plaire à Dieu ; et c’est ce que vous devez faire mes filles, en embrassant les maximes de Jésus-Christ. Oh ! que cet état est haut, d’embrasser les maximes de Jésus-Christ !

1) Épître aux Philippiens III, 19.

 

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Mais il faut s’humilier, se reconnaissant indignes de telle grâce.

Vous me demanderez peut-être si les Filles de la Charité sont obligées d’avoir autant de vertu que les religieuses. Je vous dis mes sœurs, que vous en avez plus de besoin qu’elles. "Comment ! me direz-vous encore, sommes-nous obligées d’être plus parfaites que les religieuses ?" Oh ! c’est parce que les dispositions de chacune doivent avoir du rapport aux grâces qu’elle reçoit. Et pour vous dire tout en un mot, il n’y a point de religieuses de qui Dieu demande tant que de vous autres, qui avez été appelées à des choses auxquelles pas une religieuse n’a été appelée, et en la manière que vous l’avez été. C’est pour cette raison que Dieu veut plus de perfection de vous que d’elles. Si les Carmélites sont obligées à vivre saintement, à rendre honneur à Dieu, à l’aimer et le prochain, vous êtes venues ici pour cela et pour suivre les maximes de Jésus-Christ, lequel désire que tout le monde soit saint, chacun en sa condition. Pensez-vous qu’il n’y ait que les religieux et religieuses qui doivent aspirer à la perfection ? O mes sœurs, tous les chrétiens y sont obligés, et vous encore plus que les religieuses. Ce n’est pas la religion qui fait les saints c’est le soin que les personnes qui y sont prennent de se perfectionner car il y peut avoir dans la religion des personnes imparfaites et vicieuses, comme on en a vu quelquefois. Ce qui vous fait voir qu’il n’est pas nécessaire d’être enfermé dans un cloître pour acquérir la sainteté que Dieu demande de vous. L’état religieux est bien saint mais il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait que ceux qui l’embrassent qui se sanctifient.

De plus, je vous dis que, si les filles de l’Hôtel-Dieu ont besoin de vertu, à cause qu’elles servent les malades, vous les servez, non seulement comme elles, mais encore bien davantage ; car vous le faites comme Notre-Seigneur

 

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l’a fait quand il allait les visiter, non point chez vous, comme les religieuses, mais vous, vous êtes obligées de les aller chercher chez eux ; et en cela vous les surpassez, parce que vous ne vous contentez pas d’assister ceux qui vous sont amenés, comme elles font, mais vous allez encore les servir dans leur propre maison ; vous leur y portez à manger et leur rendez beaucoup d’autres services. Je dis ceci avec le respect que je dois à ces grandes âmes, que j’estime beaucoup, mais il se peut dire en quelque façon que vous devez avoir plus de vertu qu’elles. En voici la raison. Plus Dieu demande des personnes, d’autant plus faut-il qu’elles aient de perfection pour faire ce que sa Providence leur ordonne. Or, les religieuses de l’Hôtel-Dieu ne sont pas obligées de faire ce que vous faites. Vous allez, comme les apôtres, d’un lieu en un autre, comme Notre-Seigneur vous envoie, par l’ordre de vos supérieurs. Vous avez entrepris de faire ce que Notre-Seigneur faisait sur la terre. O mes sœurs, si vous pouviez concevoir combien votre état requiert de perfection !

Les Ursulines assistent le prochain en instruisant et recevant des écolières ; mais elles sont de condition pour l’ordinaire ; et vous devez instruire les pauvres partout où vous en trouvez l’occasion, non seulement les enfants qui vont à l’école, mais généralement tous les pauvres que vous assistez, de sorte qu’il faut avoir la vertu des dames de Sainte-Ursule, puisque vous faites ce qu’elles font ; il faut avoir la vertu des filles de l’Hôtel-Dieu, celle des Carmélites, de Sainte-Marie, et généralement toutes les vertus qui sont propres et nécessaires à toutes les Compagnies qui font profession de servir Dieu, puisqu’il demande tout cela de vous. C’est pourquoi, mes chères sœurs, vous devez faire votre capital de vous rendre bien vertueuses, surtout de haïr le monde et ses maximes, puisque vos emplois demandent

 

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cela de vous. On voit, comme je vous ai déjà dit, des religieuses qui s’occupent à avoir soin des pauvres ; et votre Compagnie a cela pour fin principale de servir les pauvres enfants trouvés, les pauvres forçats ; ce que pas une maison religieuse n’a entrepris. Mes filles, dites en vous-mêmes : "Dieu demande plus de moi que des religieuses." Et moi je vous le dis : Dieu demande de vous de grandes vertus, puisqu’il vous donne tant d’emplois.

Ah ! pauvre dame de Goussault, que vous connaissiez bien cette vérité ! Elle me dit, avant sa mort, qu’elle avait vu les Filles de la Charité devant Dieu et qu’il demandait de grandes choses d’elles. Mais il faut croire que ces grandes choses ne s’accompliront pas si vous n’êtes fidèles et si vous ne vous rendez vertueuses encore plus que les religieuses.

Mes filles, fuyons donc le monde, estimons ce que Notre-Seigneur estime. Cette règle n’est-elle pas belle ? Ne vous semble-t-il pas qu’on ait eu raison de vous ordonner cela ? Et qui est-ce qui a inspiré vos règles si ce n’est Dieu ?

M. Vincent ayant plusieurs fois répété la même chose, toutes les sœurs dirent qu’elles le croyaient ainsi.

Oh ! que vous êtes heureuses, reprit-il, d’être appelées en cette Compagnie, à laquelle Dieu a donné de si saintes règles !

Une maxime encore du monde, c’est la moquerie, On se moque les uns des autres. S’il y en avait parmi vous quelqu’une qui se moquât de celles qui se donnent à Dieu d’une manière plus parfaite, ah ! c’est celle-là qui est dans les maximes du monde, elle a son esprit, ou plutôt celui du diable ; car c’est le démon qui excite les mondains à se moquer principalement des bonnes âmes. Et celle qui fait raillerie de ses sœurs, parce qu’elles sont dans la retenue, qu’elles sont exactes à toutes les

 

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observances, qu’elles marchent modestement et qu’elles ne reviennent pas à leur humeur, oh ! c’est l’esprit du diable, c’est imiter en cela le démon. C’est pourquoi il faut bannir ce vice de la Compagnie. Que jamais la moquerie n’y trouve lieu ! Oh ! il ne faut jamais se moquer de ceux qui font le bien.

Une autre maxime du monde, c’est de n’ouvrir pas facilement son cœur. Les bonnes âmes, au contraire, exposent simplement leurs pensées ; elles ne parlent point contre leurs sentiments. Mais la maxime du monde est de faire des équivoques, des tricheries et de dissimuler ce qu’on pense pour surprendre les autres. Les gens de bien au contraire, vont rondement et n’usent point de détours. C’est ce qu’il faut que vous fassiez, mes sœurs. Ne refusez jamais de dire vos dispositions intérieures, quand vos supérieurs vous les demandent n’attendez pas même qu’ils vous les demandent, mais faites-le de vous-mêmes, surtout quand vous avez quelque chose qui vous fait peine.

On estime encore dans le monde la gentillesse, le bon esprit, qui sait bien parler et faire des réparties à propos. Ah ! quand vous en voyez parmi vous qui louent ces choses, qui ont en estime ces maximes, mes sœurs, affligez-vous, pleurez leurs misères et dites : "Quoi ! mon Dieu ! faut-il qu’il y ait encore des personnes dans la Compagnie qui conservent cet esprit du monde, le dissipateur des grâces que Dieu a données à la Compagnie ! Nous sommes venues ici pour faire divorce avec le monde, et nous voulons suivre ses façons de faire ! Ah ! ce n’est pas ce que Notre-Seigneur demande de nous." Voilà, mes sœurs, comme vous devez avoir horreur de tout ce qui approche tant soit peu des maximes du monde, et faire la guerre au penchant que vous y pourriez avoir, jusqu’à ce que vous l’ayez entièrement détruit. Évitez les entretiens des gens du monde.

 

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Si vous voulez suivre Jésus-Christ, il faut faire divorce avec les personnes du monde qui lui sont contraires. Et quand vous voyez qu’on estime les choses du monde, c’est mauvais signe, défiez-vous d’une telle personne. Si l’on disait : "Ah ! mon Dieu ! qu’une telle sœur est bien venue dans la Compagnie ! que les dames l’aiment !" ayez horreur de cela. C’est une maxime du monde, mes sœurs. Il ne faut jamais louer les grâces naturelles dans une personne qui s’est donnée à Dieu, ni blâmer celles qui n’en ont pas tant.

Les maisons bien réglées ont cela pour pratique de ne louer jamais les talents naturels ; on n’y estime que la vertu ; et s’il y a une personne d’esprit qui compose des livres, qui écrit bien et qui chante en perfection, on ne s’entretient point de cela, parce que cela ne le mérite pas, n’étant que des choses indifférentes. Ainsi, vous autres, ne vous amusez point à ces bagatelles, qui ne servent qu’à perdre le temps et empêcher les âmes de s’occuper en de saintes pensées avec Dieu. Mais savez-vous ce qu’il faut louer ? C’est la vertu, l’exactitude aux règles. Quand vous voyez une sœur qui aime la pauvreté, qui choisit le pire pour elle et garde le meilleur pour son prochain, qui ne voudrait point faire la moindre chose contre l’ordre de ses supérieurs, oh ! c’est cela qu’il faut estimer. Il n’y a point de danger à s’entretenir de ces choses et à se dire les unes aux autres pour s’encourager : "Ma sœur, n’avez-vous pas remarqué la vertu d’une telle sœur, comme elle sert les malades avec douceur, combien cette autre est soigneuse de s’avancer dans la vertu ? Elle ne voudrait point perdre la moindre occasion de la pratiquer." Voilà ce qu’il faut louer, et jamais d’autres choses ; oh ! jamais ! Au contraire, il ne faut pas parler de la beauté, de l’adresse, de la facilité à s’énoncer, de la bonne voix d’une fille, ni de ce qu’elle sait bien écrire. Cela n’en vaut pas la peine.

 

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Et parce qu’il y a une maxime du monde qui dit que, pour être quelque chose, il faut se faire valoir, vous devez avoir en horreur celle-là comme les autres. Ah ! mes sœurs, c’est le propre du diable qui cherche à paraître, à éclater et faire voir ce que nous croyons propre à nous attirer l’estime des autres. Ah ! par malheur, s’il y en avait parmi vous qui se sentissent atteintes de ce vice qu’elles s’en repentent et s’humilient devant Dieu, disant : "Ah ! misérable que je suis ! où sont les vertus qu’une Fille de la Charité doit avoir ? Je n’ai à leur place que de l’orgueil et des pratiques contraires à celles de Notre-Seigneur." Il faut donc s’humilier et demander pardon à Dieu, quand on connaît être tombé en quelque maxime du monde.

Non seulement il faut ne pas vouloir qu’on vous regarde par-dessus les autres ; mais il faut, pour imiter Notre-Seigneur, fuir comme la peste tout ce qui pourrait vous apporter de la gloire et de l’honneur, parce que souffrir qu’on nous loue et être bien aises que les autres nous fassent valoir, c’est suivre l’esprit de la chair, en un mot, c’est une maxime diabolique. Vous êtes appelées à la suite de Notre-Seigneur, et ainsi vous devez fuir tout ce qui lui est contraire, aimer tout ce qu’il aime, louer tout ce qu’il loue. Mais retenez bien ceci : il ne faut jamais louer ce que le monde loue. C’est ce que cette règle nous enseigne, laquelle vous devez bien retenir, avec toutes les autres car, voyez-vous, mes sœurs, le principal de votre affaire, c’est de bien entendre vos règles.

Que vous êtes heureuses d’avoir cette obligation de haïr le monde ~ Mais de quelle façon le devez-vous haïr ? Comme Notre-Seigneur le hait. Il dit qu’il ne prie point pour le monde : non pro mundo rogo je ne prie point pour le monde (2) Entendez bien ceci, mes sœurs.

2) saint Jean XVII, 9.

 

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Quand je dis que Notre-Seigneur ne prie point pour le monde,] e ne parle pas de toutes les personnes qui sont dans le monde car il y a des gens de bien ; mais je l’entends de ceux qui vivent selon les maximes du monde, comme sont celles que je vous ai fait remarquer. Voyez la grande haine que le Fils de Dieu avait pour le monde. il dit qu’il ne prie point pour lui, et il a prié pour ceux qui le faisaient mourir ! Ce qui vous fait voir qu’il avait plus d’horreur de lui que de ceux qui le crucifiaient, puisqu’il ne veut prier pour le monde, quoiqu’il l’ait fait pour ses ennemis.

La suite de cette règle contient qu’elles embrasseront celles de Jésus-Christ, de sorte, mes chères sœurs, que ce n’est pas assez de rejeter et abhorrer les maximes du monde, il faut, de plus, embrasser celles de Jésus-Christ, qui sont toutes contraires à celles du monde comme celles-ci.

Bienheureux sont les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux (3) ; voilà qui combat le désir des biens et des honneurs.

Bienheureux les débonnaires, car ils posséderont la terre.

Bienheureux ceux qui pleurent, c’est-à-dire que Notre-Seigneur appelle bienheureux ceux qui gémissent et qui sont affligés ; et le monde fait le contraire. Or, mes sœurs, il faut vous donner à Dieu pour entrer dans cette pratique, et, dès ce moment que vous entendez ceci, faire un acte de désir de vous rendre bien vertueuses. Bienheureux les miséricordieux, qui s’emploient à soulager les pauvres dans leurs misères.

Bienheureux les purs et modestes de cœur. O mes filles, la pureté de cœur plaît tant à Notre-Seigneur qu’il ne lui promet pas moins que de voir Dieu.

3) saint Matthieu V, 3.

 

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Bienheureux les pacifiques, c’est-à-dire ceux qui apaisent les troubles, qui ne veulent point de contestation. Voilà ceux qui sont appelés enfants de Dieu, parce qu’ils se rendent semblables à son Fils qui est un Dieu de paix et qui est descendu du ciel en terre pour faire la paix. Voilà pourquoi bienheureuse une sœur qui tâchera de mettre la paix partout et de la conserver au dedans d’elle-même.

Bienheureux les persécutés. Voilà une fille vertueuse qui veut être obéissante à ses supérieurs et suivre leurs ordres exactement ; car il y en a qui ne voudraient rien faire contre la volonté de leurs supérieurs, pas même avoir une pensée contre leur intention, s’il était possible. Si, à cause de cela, on blâme cette sœur, on trouve mauvais qu’elle ne soit pas comme les autres, qui n’y regardent pas de si près ; si, à cause de son exactitude, on parle mal d’elle, on la méprise, oh ! qu’une telle fille est heureuse ! Elle souffre, à la vérité, mais c’est pour la justice ; et ainsi, selon cette maxime, elle est bienheureuse.

Voilà, mes chères sœurs les maximes du Fils de Dieu et celles qu’il a plus souvent pratiquées et enseignées, quand il était au monde. Or, il les faut embrasser ardemment, puisque vous devez aimer ce que Notre-Seigneur aime, et haïr ce qu’il hait.

Voici ce que dit encore cette règle : "Elles embrasseront celles de Jésus-Christ, entr’autres celles qui nous recommandent la mortification, tant intérieure qu’extérieure, le mépris de soi-même et des choses de la terre, choisissant plutôt les emplois bas et vils que les honorables et agréables, prenant toujours la dernière place et gardant la meilleure pour son prochain."

Mes chères sœurs, il faut la mortification, sans laquelle vous ne pouvez suivre les maximes du Fils de Dieu, surtout l’intérieure. Notre-Seigneur est venu nous

 

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enseigner ces deux sortes de mortifications : l’intérieure, souffrant en son âme de ce que les hommes commettaient tant de péchés contre son Père, et l’extérieure, endurant de très grands tourments en toutes les parties de son corps. Il faut donc en faire état et être dans une continuelle mortification.

L’extérieure consiste aussi à ne point regarder les belles choses, quand la curiosité vous y porte, à aller la vue basse, sans s’arrêter pour voir ce qui se passe dans les lieux où vous allez. C’est de quoi je n’ai pas sujet de me plaindre. Jusqu’à présent, j’ai été fort édifié de la modestie que vous gardez dans les rues. Mais il faut continuer, mes filles.

Il faut mortifier les yeux et les oreilles, qui se plaisent à entendre des chants, des musiques, les louanges qu’on nous donne, des nouvelles, le chant des oiseaux. Les oreilles trouvent du plaisir à ces choses-là ; mais il faut se mortifier et les fuir au lieu de les rechercher.

Le goût cherche toujours à se satisfaire au boire et au manger, désire les viandes bien apprêtées et délicates. Il faut le mortifier, en rejetant tout cela, cherchant plutôt les viandes grossières que celles qui sont bien apprêtées.

Après cela, nous avons le toucher. On prend plaisir quelquefois à se toucher les mains les unes des autres, même à se les laisser toucher par les hommes. O mes sœurs, il faut mortifier cela et en avoir horreur. Quand on voit que quelqu’un se met en devoir de le faire, ne le souffrez jamais, surtout des hommes. Si vous aviez des charbons de feu, il faudrait les leur jeter pour leur faire voir qu’ils ne doivent pas être si effrontés.

Voilà ce que vous devez faire pour l’extérieure. Mais ce n’est pas tout ; il faut l’intérieure, qui consiste à mortifier les facultés de l’âme.

L’entendement se porte à vouloir savoir toutes les

 

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choses curieuses, à s’enquérir de ce qui n’est pas nécessaire. Oh ! que c’est un grand mal que la trop grande curiosité ! Il faut la mortifier, car il n’est pas nécessaire de tant savoir, puisque, selon ce que dit saint Paul, la science enfle et il n’y a que la charité qui édifie (4)

La mémoire est si aise de se ressouvenir des plaisirs qu’on a eus autrefois dans les familles d’où l’on est sorti, de se souvenir des parents, de leurs caresses et bon traitement qu’on en recevait, des recherches en mariage ! Ah ! mes sœurs, il faut mortifier tout cela et ne point s’arrêter à ces choses qu’on a quittées ; vous ne devez jamais souffrir que votre mémoire prenne plaisir à ces pensées.

La volonté se porte à aimer ce qui lui agrée et à rejeter les choses qui lui sont pénibles.

Enfin, mes chères sœurs, vous devez faire grande attention à cette mortification intérieure et extérieure. A l’égard de la vue, comme je vous ai déjà dit, je ne puis m’en plaindre ; et comme je blâme le vice, je ne puis que je ne loue la vertu. Il faut donc nous mortifier en tout ce qui nous délecte : à l’odorat, au goût, au toucher, bref en tous les sens ; et être bien aises d’avoir les choses grossières, tant aux habits et linge qu’au vivre. Jamais on ne doit fuir ces choses-là. Il faut, pour être bonnes Filles de la Charité, aimer la pauvreté et vileté, car la maxime de Jésus-Christ était de choisir le pire et de se mépriser lui-même, jusqu’à dire qu’il était comme une jument, qu’il était un ver de terre et l’opprobre des hommes, tant il avait peu d’estime de lui-même. C’est ce peu d’estime qu’il en avait, qui l’a porté à mourir pour les hommes, préférant ainsi leur salut à sa propre vie, de sorte que, quand il n’y aurait

4) Première Épître aux Corinthiens, VIII, 1.

 

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eu qu’une seule âme, il aurait donné sa vie pour la sauver.

Mes sœurs, il faut entrer dans ce sentiment et demander souvent à Dieu qu’il nous donne le mépris de nous-mêmes, en sorte que nous soyons bien aises d’être tenus pour pauvres et misérables, que nous aimons tout ce qui porte à ce mépris et que nous prenions toujours le pire, s’il nous était permis de le choisir : la plus méchante robe, le plus méchant collet, la chemise la plus grossière, bref que nous courions à ce qu’il y a de plus vil et que nous désirions que cela nous arrive, puisque c’est la maxime de Notre-Seigneur, qui a toujours méprisé les choses de la terre. O mes filles, vous êtes appelées à la vie qu’il a menée ; il faut donc faire comme lui. Quelle consolation a une âme qui sait qu’elle travaille selon les maximes du Fils de Dieu !

Une bonne personne que j’ai vue aujourd’hui à la Madeleine, revenant de Sainte-Marie, m’a dit, parlant de l’estime qu’elle fait du service rendu à ces pauvres âmes converties : "Si mes sœurs (5) savaient le plaisir qu’il y a de bien faire et la grande consolation que c’est de rendre service à Notre-Seigneur en ces pauvres filles pénitentes, toutes y voudraient venir." Voyez-vous, mes sœurs, vous aurez plus de consolation et de plaisir à vous mortifier, à choisir le pire et garder le meilleur pour vos sœurs, que si vous aviez reçu toutes les satisfactions que la nature prend, quand nous suivons nos inclinations, parce que c’est suivre les maximes de Jésus-Christ, qui a toujours choisi le pire, jusqu’à vouloir mourir sur un gibet, qui est la mort la plus douloureuse et ignominieuse qu’on peut endurer.

Si la pensée d’être officière vous venait dans l’esprit,

5). Les sœurs de la Visitation.

 

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ô mes sœurs, rejetez-la ; car c’est le diable qui veut vous perdre en vous donnant l’envie de parvenir à un office pour être estimées et regardées pardessus les autres. Car c’est la maxime du monde ; et dès le moment que vous apercevrez votre esprit s’occuper de cela et estimer heureuses celles qui y sont appelées, ah ! à l’heure même exorcisez ce démon, condamnez ce monstre et dites : "O mon Dieu, il est bien mieux pour mon salut d’être au rang des dernières qu’à celui qui semble être plus relevé. La dernière place est encore trop honorable pour moi."

Si vous faites ainsi, mes chères sœurs, gardant toujours le meilleur pour vos sœurs, vous suivrez les maximes de Jésus-Christ ; et si vous faites le contraire, vous suivrez celles du diable, qui fait garder le meilleur pour soi. Notre-Seigneur, au contraire, a promis et donné toutes sortes de biens aux hommes et a choisi toutes sortes de peines et de malédictions pour lui. Voyez lequel vous voulez suivre.

Que dites-vous, mes sœurs ? Ne vous semble-t-il pas raisonnable d’obéir et garder cette règle qui enseigne à fuir les maximes du monde et à embrasser celles de Notre-Seigneur ?

— Oui, mon Père, répondirent les sœurs.

— Ne vous proposez-vous pas de suivre les maximes de Notre-Seigneur ?

Elles, ayant répondu encore de même, il faut, leur dit M. Vincent, demander cette grâce à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Je le prie, par l’intercession de la sainte Vierge, de l’accorder à cette Compagnie.

Benedictio Dei Patris…

 

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CONFÉRENCE DU 6 JUIN 1656

SUR L’INDIFFÉRENCE

(Règles Communes, art. 5)

Mes sœurs, le sujet de cet entretien est sur le cinquième article des règles, touchant les attaches.

Premier point : les raisons que nous avons de bien garder cette règle ; deuxième point, les fautes qu’on peut commettre contre cette règle ; troisième point, les moyens qu’il faut prendre pour rompre ces attaches et pour les éviter.

Voilà le sujet de notre entretien, mes filles. Et parce que c’est une règle qu’il faut expliquer, à cause qu’il est tard, je ne ferai parler personne. Je crois qu’il est plus expédient d’agir de la sorte.

Voici ce que dit votre règle, qui porte le titre d’indifférence : "Elles n’auront aucune attache, particulièrement aux lieux, aux emplois, aux personnes, même à leurs parents et confesseurs, mais seront toujours prêtes à tout quitter de bon cœur quand on l’ordonnera, se représentant que Notre-Seigneur dit que nous ne sommes pas dignes de lui si nous ne renonçons à nous-mêmes et si nous ne quittons père, mère, frères et sœurs pour le suivre."

Voilà ce que notre règle dit, laquelle est si importante aux Filles de la Charité que je ne sache point de maisons religieuses qui aient tant de besoin que vous autres de pratiquer ce qu’elle contient, ce qui est encore plus nécessaire aux personnes de votre sexe. Le détachement des parents, des lieux et généralement de toutes choses vous est tellement nécessaire que, sans cela, vous ne pouvez faire le devoir de votre vocation. Ce n’est pas que

Entretien 73. — Ms. SV 3, p. 102 et suiv.

 

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les religieux et religieuses ne soient obligés à ce détachement, mais les Filles de la Charité y sont d’autant plus obligées que leur vie est semblable à celle des apôtres lesquels n’avaient rien en propre, ni feu, ni demeure, ni lieu affecté mais ils allaient partout où l’esprit de Dieu les envoyait et nous voyons que saint Pierre leur ordonnait d’aller par tout le monde, dans l’Europe, l’Asie, l’Afrique et généralement en toutes les provinces. Mes chères sœurs, votre règle vous dit que, pour être bonnes Filles de la Charité et moi bon missionnaire, il nous faut être en cette générale indifférence ; et nous devons y travailler pour ne tenir qu’à Dieu seul, afin qu’étant dégagé des créatures, notre cœur ne tienne qu’à lui et que nous le trouvions souple à suivre tout ce que Dieu demande de nous, pour aller partout où il nous enverra par nos supérieurs. Ah ! il n’y a rien qui nous doive attacher, puisque Notre-Seigneur nous dit par cette règle, tirée de son Évangile, que, si nous ne renonçons à père, mère, frères et sœurs, nous ne sommes pas dignes de lui. Voyez-vous l’importance de ce renoncement, puisque, à moins de cela, vous n’êtes pas dignes de Notre-Seigneur.

Pour vous le faire mieux entendre, cet article, mes chères sœurs, contient trois choses. Premièrement, c’est que Notre-Seigneur nous recommande cela, selon ce qui est contenu dans la règle, qui défend expressément de nous attacher aux créatures. Secondement, il faut se détacher pour bien garder cette règle. Oui, mes sœurs, sitôt que quelqu’une de vous se sent prise d’affection à quelque chose, elle doit s’en défaire au plus tôt, ou par elle-même, ou par ses supérieurs, en leur découvrant ce qu’elle sait être la cause de cette attache. Je dis donc que la première chose consiste à n’avoir point d’attache et la seconde à se détacher, quand on en a quelqu’une, par l’aide de ses supérieurs et de soi-même. Car, voyez-vous,

 

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mes sœurs, Dieu nous parle assez souvent au cœur, nous n’avons qu’à être attentifs à sa voix, qui nous avertit, et il nous fera connaître à quoi nous sommes attachés. N’est-il pas vrai qu’il nous fait bien entendre cela ? Sitôt qu’une fille s’aperçoit qu’elle a trop d’affection ou pour ses parents, ou pour une sœur, ou pour quelqu’autre chose, elle doit au plus tôt et sans aucun retardement se découvrir aux supérieurs et si elle n’a pas la commodité de venir ici le jour même, que ce soit dès le lendemain. Et parce que notre misère est si grande et que l’amour-propre nous aveugle, l’estime que nous avons de nous-mêmes faisant que nous ne connaissons pas si nous sommes attachés il est bon de demander à son directeur s’il ne connaît point quelqu’attache en nous, ou bien à sa supérieure, même à une sœur que nous verrons bien vertueuse : "Ma sœur, je vous supplie de me dire si vous voyez que je sois attachée à quelque chose." Voilà ce qu’il faut faire pour rompre l’attache que vous pourriez avoir.

Le troisième point que contient cette règle est l’autorité de Notre-Seigneur, qui commande le détachement des créatures et enseigne comme l’on doit quitter père, mère, frères et sœurs pour être digne de lui. Et parce que vous n’entendez peut-être pas ce que veut dire attache, il faut avec l’aide de Notre-Seigneur, vous l’expliquer et vous faire voir les raisons que nous avons de fuir cela.

Attache n’est autre chose, mes sœurs, qu’une affection déréglée pour quelque chose qui n’est pas Dieu car, à proprement parler attache veut dire une affection du cœur continuelle pour quelque créature, qui fait que nous refusons à Dieu l’amour que nous lui devons, et que nous rétractons ce que nous lui avons volontairement promis. Ne sommes-nous pas bien misérables de donner notre affection à une créature, après nous être

 

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donnés à Dieu ! Entrant dans la Compagnie, il vous a fait à même temps la grâce de vous arracher du monde, de cette masse corrompue. Pourquoi ? Pour être ses épouses et pour vous mettre dans une Compagnie dont il a tant de soin. N’est-ce pas une grande infidélité de s’attacher après cela à quelque chose qui ne mérite pas que nous la regardions ?

Il y a deux sortes d’attaches : l’une pour ce que nous avons et l’autre pour ce que nous désirons. La première est quand une fille a de l’attache pour une robe faite de cette façon, pour un collet ou des souliers qu’elle a, à cause qu’ils sont faits à la mode ; elle aime à avoir une belle chevelure et qu’on la voie. Tout cela est attache et contraire à ce que Notre-Seigneur veut de nous. Ah ! mes sœurs, avoir de l’attache pour des vétilles, pour des bagatelles, pour un livre, pour une image, cela n’est-il pas déplorable ?

L’autre sorte d’attache est le désir d’avoir ce qu’on n’a pas, comme le désir d’un tel lieu, d’une telle chose, le désir d’aller avec une telle sœur parce que son humeur revient à la nôtre, d’aller en une telle paroisse, d’avoir un tel confesseur. Voilà de l’attache pour toutes ces choses. On ne les a pas encore, mais on désire les avoir ; et, ce qui est pis, l’on fait ce qu’on peut pour y parvenir. Or, cet amour d’avoir ce qu’on n’a pas est une attache. Et vous pouvez voir en vous-mêmes et dire : "N’ai-je point quelqu’attache, ou pour ce dont j’ai l’usage, ou pour ce que je n’ai pas ? N’en ai-je point pour une telle sœur, pour un livre, pour une image, ou pour quelqu’autre chose ? ~) Voyez, interrogez-vous si vous n’avez point quelqu’affection déréglée pour quelqu’une des choses que nous venons de dire. Si cela est, dites que c’est attache et détestez-la : "O mon Dieu, me voilà donc prise dans ce piège ! O mon Sauveur, aidez-moi à en sortir." Remarquez donc bien cela, mes chères

 

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sœurs, que l’attache est une affection pour ce qu’on a et un désir de posséder ce qu’on n’a pas.

Nous avons dit qu’attache est une affection pour quelque créature qu’on n’aime pas pour l’amour de Dieu, mais pour quelqu’autre motif. Or, nous ne devons jamais avoir d’amour pour autre que pour Dieu, ou, si nous en avons, ce doit être pour l’amour de Dieu ; et il n’est pas loisible d’aimer autre chose que Dieu, ou pour Dieu. Si une sœur aime sa sœur, il faut que ce soit à cause de sa vertu et des grâces de Dieu qui sont en elle. Tout de même, si un père aime ses enfants, s’il leur procure du bien, il faut qu’il le fasse pour l’amour de Dieu, qui les lui a donnés et qui veut qu’il les aime. Mais que j’aime celle-ci parce qu’elle est de mon pays, que j’aime celle-là, d’autant qu’elle suit mes inclinations, oh ! la mauvaise attache ! Attache dangereuse dont il faut vous garder, soit pour les présentes, soit pour celles qui pourraient venir, afin de n’aimer jamais aucune chose que Dieu, ou pour l’amour de Dieu.

O mes chères sœurs, que cela est beau, de n’avoir d’affection que pour Dieu, d’être libres et dégagées des créatures ! O mes filles, si Notre-Seigneur vous fait la grâce d’entrer dans cette pratique, le ciel vous regardera avec plaisir. Que vous vous rendrez agréables à Dieu, qui se plaît à voir une âme qui n’aime aucune chose que lui ! Comment ne regarderait-il point une Compagnie qu’il a faite lui-même, qu’il voit toute pleine du désir de se rendre agréable aux yeux de sa divine Majesté et qui se détache de tout pour son amour. Ah ! cela fait qu’il se plaît à répandre ses grâces sur toutes celles qui sont dans cet état, et qu’il y prend son bon plaisir.

Nous avons dit, mes sœurs, que cette affection pour les créatures est déréglée, d’autant que c’est dans le dérèglement que consiste la contravention à cette règle, et que c’est contrevenir à cette règle que d’avoir

 

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de l’affection à quelque chose qu’il n’est pas permis d’avoir, ni de désirer, surtout quand cette affection empêche celle qu’on doit avoir pour ses règles, et fait qu’on manque à suivre ce que les supérieurs ordonnent, ou leur intention ; car c’est principalement à l’intention qu’il faut prendre garde. Cela s’appelle attache.

Quoi ! l’attache à une créature, qui peut être vicieuse, nous empêchera de suivre la volonté de Dieu, qui nous est signifiée par nos supérieurs ! Ah ! mes sœurs, quoi ! préférer une misérable satisfaction à la volonté de Dieu ! Par exemple, voilà une fille à laquelle la supérieure dit de faire quelque chose ; ou bien elle sait que son intention est qu’elle soit faite ainsi, et, parce que cette fille est attachée à sa propre satisfaction ou jugement, elle ne la fait pas, ou, si elle la fait, c’est à regret. Voilà une mauvaise attache.

Il a été dit aussi qu’elle doit être continuelle pour être vraie attache ; il faut que ce soit une affection qui continue ; car il y a différence entre une qui passe en peu de temps, et une autre qui dure. Voilà une fille qui trouve de la difficulté à quitter quelque chose, elle voit par là qu’elle y est attachée. Si elle fait ce qu’elle peut pour s’en défaire et dit en elle-même : "Que ferai-je ? Me voilà donc prise dans cette affection déréglée ; ah ! il faut que je la quitte !" mes sœurs, quand on agit ainsi, ce n’est point attache ; car il faut qu’elle continue pour être vraie attache ; il faut, de plus, que cette sœur ait advertance à ce qu’elle fait, qu’elle sache qu’elle a de l’attache à telle ou telle chose, et qu’avec cela elle ne laisse pas de continuer, nonobstant les avis qu’elle a reçus pour se corriger. Oh ! pour lors on peut dire que c’est attache. Mais, dès lors qu’une Fille de la Charité se sent avoir de l’attache, elle doit le dire à son confesseur ; si elle est comme elle doit être, elle

 

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doit le faire sans tarder ; et si elle ne peut dès le jour même, elle doit faire résolution de venir ici à la première commodité, le dire à Mademoiselle ou à M. Portail, ou bien à quelque sœur qu’on sait être bien vertueuse ; ou, si elle me trouve, elle peut me dire : "Je crois, Monsieur, être obligée de vous dire qu’il me semble avoir de l’attache pour une telle sœur, pour un tel lieu, ou autre chose, je vous supplie de me dire ce que je dois faire là-dessus." Si celui à qui elle s’adresse lui demande depuis quel temps elle sent cette affection, elle lui dira ingénument : "Il y a tant de temps." S’il lui demande encore ce qu’elle a fait pour s’en défaire, elle répondra : "J’ai fait telle et telle chose mais je sens toujours de l’inquiétude pour ce sujet." Alors, connaissant que c’est une attache, il lui dira qu’il y faut remédier ; et ainsi, mes chères sœurs, il lui donnera le moyen de se délivrer.

Voilà pourquoi, sitôt qu’une sœur s’aperçoit de quelqu’attache, elle doit le dire ; et celles qui sont éloignées le peuvent dire à leur sœur servante. O mes filles, je souhaite que vous ayez parmi vous la pratique d’une personne que j’ai vue dans le monde. J’ai vu une dame qui, dès lors qu’elle sentait trop d’affection pour son mari ou pour ses enfants, disait à son confesseur : "Monsieur, je sens trop d’attache pour ma famille ; et pour mon mari, je suis fort inquiète de son absence ; que faut-il que je fasse ?" Ah ! mes sœurs, faut-il que des personnes de qui l’état ne requiert pas tant de perfection que le vôtre, aient cette fidélité, et qu’une sœur de la Charité sente une affection déréglée ou pour ses parents, ou pour son confesseur, ou pour quelque chose que ce soit, sans le dire à ses supérieurs ! Oh ! il faut se déclarer pour demander conseil sur ce que l’on doit faire. C’est un don du Saint-Esprit, qui se donne principalement en ce temps-ci. Il le faut demander à Dieu pour vous et pour ceux qui vous conduisent.

 

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Mais, Monsieur, me direz-vous, vous nous parlez d’une attache ; pourquoi appelez-vous attache l’affection qu’on a pour une chose ? — Comment comprendrons-nous cela, mes sœurs ? Dans la sainte Écriture, elle est comparée à un piège, à des rets. Or, puisque le Saint-Esprit compare, dans la sainte Écriture, l’attache pour quelque chose à un piège, à des rets et à un lien, par là nous pouvons entendre ce que c’est que mauvaise attache. C’est donc un lien qui garrotte ceux qui s’y laissent prendre, de sorte que le pécheur est lié par le péché et devient esclave du péché. Oui, le péché est un lien ; et ce qu’on dit du péché, on le peut dire d’une affection déréglée, car elle lie ceux qui en sont atteints et les rend esclaves et misérables.

Monsieur, me direz-vous encore, comment entendez-vous cela ? Vous dites que l’attache est un lien qui garrotte et dont on peut se défaire, montrez-nous comment cela se fait.

Mes chères sœurs, pour mieux comprendre ce que c’est qu’attache, imaginez-vous un homme attaché à un arbre avec une corde, pieds et mains liés avec des chaînes, les cordes bien nouées et les chaînes bien soudées ; que fera-t-il ? Le voilà dans l’esclavage ; car premièrement ce pauvre homme ne peut se tirer de là lui-même, si quelque personne ne rompt ses chaînes et ne l’aide à sortir de là. Secondement il ne peut aller chercher sa pauvre vie, ni de quoi la soutenir, de sorte qu’il mourra de faim, si on ne lui en porte, et c’est son troisième malheur. Quatrièmement, si on le laisse là pendant la nuit, il est en danger d’être dévoré des bêtes, desquelles il ne pourra se défendre. Voilà quatre choses qui se trouvent à l’égard de cet homme enchaîné lesquelles le rendent misérable.

Tout de même, imaginez-vous, mes chères sœurs, qu’une fille qui est attachée à quelque chose que ce soit,

 

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est comme ce pauvre homme. Elle ne peut se détacher par elle-même, si elle est bien liée et garrottée ; c’est-à-dire, si elle est fort attachée, il lui est impossible de se détacher, si elle n’est aidée de quelqu’un. Que fera donc une fille qui se trouve en cet état ? A qui recourra-t-elle ? La voilà prise. L’affection d’une robe, d’une coiffure, d’avoir des poignets qui passent un peu, pour qu’on les voie, la tient si fort attachée qu’elle ne peut s’en défaire. Elle sent bien que cela lui fait peine ; elle n’a rien autre chose en l’esprit que son attache, et jour et nuit elle pense à cela. N’est-il pas vrai ce que je dis ? Ne sentez-vous pas bien en vous-mêmes l’expérience de cette vérité ? Oh ! je crois que vous savez combien il est difficile de se défaire d’une attache à quelque chose. Vous vous en confesserez avec le désir de la quitter ; mais il est bien à craindre qu’après la confession ce ne soit tout de même qu’auparavant.

Nous avons dit que ce pauvre homme enchaîné ne peut aller chercher sa vie et qu’il faut qu’il meure de faim, si on ne lui porte de quoi manger. Ainsi une fille qui a quelqu’attache ne va pas chercher ce qui la pourrait mettre en liberté et donner la vie à son âme, oh ! elle n’a garde de dire qu’elle a cette affection déréglée. Vous savez bien à cette heure ce que c’est à peu près qu’avoir des attaches, par exemple, avoir attache à quitter sa vocation. Cette pauvre fille est tout occupée de cette affection ; elle roule continuellement cela dans son esprit ; elle n’a point de repos ; elle est toujours inquiète et dans le doute. "Ferai-je, ou ne ferai-je pas ?" Voilà une grande peine pour cette pauvre créature, et elle ne peut jamais être délivrée, si quelqu’un ne s’en mêle, ou son directeur, ou sa supérieure, car elle est liée et garrottée.

Enfin le pauvre homme duquel nous avons parlé, court risque que les bêtes le mangent. Si on ne le retire

 

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de là, la nuit survenant, le loup ou quelqu’autre bête féroce le dévorera. Voilà justement ce qui arrive à une pauvre fille écartée du troupeau. Elle se sépare de ses supérieurs méprisant leurs avertissements ; le cœur est attaché à ses propres satisfactions. Elle est déjà hors de la communauté, puisqu’elle n’en suit pas les pratiques. Cette fille-là est en danger que l’esprit malin ne la fasse sortir de la Compagnie. Et pourquoi ? C’est que le loup l’a trouvée écartée du troupeau ; elle n’y était que de corps et non point d’esprit, mais seulement attendant l’occasion laquelle étant venue, le démon lui a fait franchir le pas ; et ainsi et le est en danger d’être dévorée dans le monde. Combien en avons-nous vues qui, après être sorties, ne savaient que faire, pour la grande difficulté qu’on a de faire son salut dans le monde I O mes sœurs, sera-t-il dit qu’une attache fasse sortir une fille d’une Compagnie qui jusqu’à cette heure a été de si grande consolation et à édification à tout le monde ! Car nous pouvons dire cela jusqu’à présent, par la miséricorde de Dieu.

Il faut que vous sachiez qu’il y a trois sortes d’attaches au mal. Il y en a qui ont attache à la vanité et affecterie et attache à l’estime. Oh ! quand une fille en est là, qu’elle se plaît à être estimée du monde, c’est vanité. Avoir attache à faire sa robe de cette sorte, à avoir un collet bien mis, bien dressé, vouloir que ses cheveux passent un peu, voilà une mauvaise attache.

Il y a encore l’attache à son jugement. Ah ! que c’est une malheureuse attache ! Quand on ne s’arrête qu’à ce qu’on s’imagine être bien selon son propre jugement et qu’on méprise les avis des autres, c’est une pauvre affaire.

De plus, voilà une fille qui veut réserver quelque chose pour l’avenir. Elle pourra penser ainsi à peu près : "Que sais-je ce qui arrivera dans dix ans ?

 

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Il faut que j’amasse quelque argent." Oh ! s’il y en avait qui fussent si misérables, ce serait dérober aux pauvres, quoique ce fût de l’argent qui vous est donné pour vivre. Oui, mes sœurs, c’est voler les pauvres que se réserver quelque chose, parce que ceux qui l’ont donné ne l’ont fait que dans l’intention qu’il serait employé à l’entretien des servantes des pauvres, et tout le bien qui appartient à la Compagnie est pour entretenir de bonnes filles qui servent bien les pauvres, de sorte que prendre quoi que ce soit, c’est dérober aux pauvres. Or, ces attaches dont nous venons de parler, sont des attaches vicieuses dont il se faut bien garder. Mais je crois qu’il n’y en a point de cette dernière espèce dans votre Compagnie ; et s’il s’en trouvait quelqu’une de coupable, il faudrait qu’elle n’eût point de confiance en la Providence de Dieu, qui a toujours conduit la Compagnie jusqu’à cette heure.

Oui, mes sœurs, la Providence de Dieu, qui a toujours conduit la Compagnie jusqu’à cette heure, est admirable sur les Filles de la Charité. Qui pensez-vous qui donne les moyens de vous entretenir, et qui a inspiré à la Reine de vous faire le bien qu’elle vous a fait, si ce n’est cette même divine Providence ? Ne serait-ce pas une grande infidélité à une fille qui, pour son plaisir et sa propre satisfaction, se réserverait quelque chose et aurait attache à cela ? Oh ! j’espère de la bonté de Dieu qu’il n’y en aura pas une parmi vous.

Si, par malheur, il y en avait quelqu’une avec des attaches vicieuses, elle ne la porterait pas loin, non plus que Judas, lequel, par une attache malheureuse qu’il avait pour l’argent, en vint jusqu’à ce point que de vendre son Dieu. Quel malheur que d’être attaché au mal ! On ne saurait s’en défaire. Ce misérable gardait la bourse de la dépense de Notre-Seigneur et des apôtres, qui lui avait été confiée. Et parce qu’il avait

 

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attache à l’argent, cela le porta à livrer son bon Maître et à faire ce déicide. O mon Sauveur ! voilà le dernier malheur où son attache l’a précipité. Or, quand on voit une fille avoir de ces sortes d’attaches, c’est mauvais signe et une marque de la réprobation de Judas.

Il y a d’autres attaches, qui ne sont pas péché mortel, comme, par exemple, souhaiter d’avoir cette robe, ce collet, d’aller avec cette sœur plutôt qu’avec cette autre. Cela n’est pas un si grand mal que les autres que nous avons dits ; mais vous devez pourtant fuir l’attache à ces choses indifférentes, quoique ce ne soit pas péché mortel, si vous voulez arriver à la sainteté que votre vocation requiert. S’il y en avait qui eussent attache à un office, à vouloir être sœur servante, c’est la tentation la plus horrible qu’une fille puisse avoir et qui ne peut venir que du démon, lequel, d’ange qu’il était, est devenu ce qu’il est, pour avoir voulu s’élever. Oh ! que l’affection d’être officière est dangereuse ! L’attache à ces choses, mes chères sœurs, est plus horrible que l’enfer, car, comme dans ce lieu, il y a un continuel désordre, ainsi les personnes attachées à quelque chose sont cause d’un grand désordre dans une Compagnie.

Vous en verrez qui, pour un rien en quoi ils ont mis leur affection, s’ils viennent à le perdre ou à le quitter, en perdront presque l’esprit. J’ai vu une femme si attachée à son chien, qu’elle était presqu’inconsolable à cause qu’elle l’avait perdu. Je me trouvais en voyage avec elle, et, la considérant, je la voyais triste et abattue et qui ne cessait de soupirer l’espace de huit ou dix jours. Enfin, lui en ayant demandé la cause, il se trouva que c’était la mort de son chien. N’est-ce pas là une étrange folie ? Ne faut-il pas avoir perdu le jugement de s’attacher de la sorte à une niaiserie ?

Vous verrez des personnes si attachées à avoir une robe faite de telle sorte et de telle étoffe, qu’elles troubleront

 

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toute la Compagnie pour satisfaire leur passion. Il y en a de si sujettes à s’affectionner désordonnément qu’elles s’attachent jusqu’à tout ce qui leur donne quelque satisfaction, comme à un chat, à tenir des clefs et à quantité d’autres choses qui ne méritent pas d’occuper un esprit tant soit peu raisonnable. Et quand on parle à ces personnes d’aller en quelque lieu, vous les voyez tristes, mélancoliques et obéir avec peine. Pourquoi pensez-vous qu’elles ne font point ce qui leur est ordonné, avec joie et promptitude ? C’est parce qu’elles ont quelqu’attache qui les tient liées et garrottées. Voilà, mes chères sœurs, les effets d’une mauvaise attache.

Il y a une autre sorte d’attache, et celle-là regarde les choses spirituelles ; par exemple, avoir affection à jeûner, c’est une bonne œuvre, et cependant il peut y avoir attache.

Vous me direz : "Que dites-vous, Monsieur ? Est-ce une attache que vouloir bien faire ? N’est-ce pas une bonne action que jeûner ? Et vous dites que cela est vice !" Oui, mes sœurs, c’est un vice, quand ce jeûne se fait sans permission des supérieurs et de sa propre volonté. Avoir envie de jeûner et le jeûne même, c’est vertu quant à l’objet ; mais, parce que vous ne le faites pas avec les conditions requises Dieu ne l’agrée pas. Je vous dis ce qu’il fit dire autrefois aux pharisiens par le prophète : "Je ne veux point de vos jeûnes, parce que votre propre volonté s’y trouve, et pour cela je n’en ai que faire. Si vous les faisiez par obéissance, Dieu aurait cela agréable. Mais, d’autant qu’il hait la propre volonté, tout ce qu’on fait par elle lui déplaît, et il ne le reçoit point, non pas même les sacrifices, quoique très saints. Voilà une fille qui a dévotion de se confesser ou communier plus souvent que les autres ; elle s’en viendra à M. Portail ou à Mademoiselle Le Gras demander permission. On ne la lui accorde pas et elle

 

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ne laisse de suivre son inclination. C’est une attache, quoiqu’il vous semble que vous le faites pour l’amour de Dieu. Voyez-vous, mes chères sœurs, le plus grand sacrifice que vous puissiez offrir à Dieu, c’est celui de la propre volonté.

Mais, Monsieur, la discipline, je la voudrais prendre fort souvent ; j’ai une si grande consolation quand je la prends ! — L’obéissance vous le permettant, c’est bien fait.

Mais, Monsieur, un pèlerinage à Notre-Dame des Vertus, aux martyrs, aller tous les huit jours à Notre-Dame en chemin faisant, cela n’est-il pas agréable à Dieu ? — Non, ces dévotions ne valent rien si elles ne sont faites par obéissance, non pas que les pèlerinages d’eux-mêmes ne soient bons mais, quand vous sortez exprès de votre chambre ou de votre maison pour aller à Notre-Dame ou autres lieux de dévotion, sans la permission de vos supérieurs, c’est ce que vous ne devez jamais faire, mes chères sœurs.

Concevez donc bien cela, que l’attache aux choses bonnes et saintes est mauvaise, si elle n’est conforme à l’ordre de vos supérieurs. Voyez si vos règles ne sont pas bien ordonnées et s’il n’est pas à propos que vous sachiez l’obligation que vous avez de n’avoir point d’attache, voyant les grands maux qui en procèdent. O Sauveur ! n’est-il pas raisonnable que nous tâchions de nous faire quittes de ces liens, si nous nous y trouvons engagés ? O mes sœurs, un petit oiseau attrapé dans le piège se débat jour et nuit pour en sortir, sans jamais se lasser ; et, tant qu’il vivra, il ne cessera de chercher à s’échapper. Cependant nous serons pris par une mauvaise attache sans nous mettre en peine d’en sortir ! Cela nous condamnera devant Dieu et nous rendra sans excuse, si nous ne nous servons de cet exemple. Quoi ! mes sœurs, n’est-ce pas une chose pitoyable de

 

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voir un oiseau faire ce qu’il peut pour sortir de son piège et qu’une Fille de la Charité qui se voit attachée à quelque chose ne fasse rien pour s’en détacher !

Que dira-t-elle à Dieu au jour du jugement, si la mort la surprend dans cet état ? Cela fera son jugement. Oh ! quelle douleur pour cette âme ! Dieu lui dira : "Quoi ! vous êtes Fille de la Charité et vous n’avez rien voulu faire pour vous détacher de telle chose ! Allez, je ne vous connais point !" Voilà ce qu’une fille qui veut vivre dans ses affections déréglées doit attendre, voilà ce qu’elle mérite. Oh ! que vous devez craindre les attaches et faire résolution, dès ce moment, de vous défaire de celles que vous pouvez avoir et d’éviter celles qui peuvent venir !

Enfin, mes chères sœurs, la fin de cette règle est que nous ne soyons attachés qu’à Dieu et qu’il ne faut aimer que Dieu seul ou pour Dieu. — Mais, Monsieur, me direz-vous, est-ce un si grand mal d’être attachée à un collet, à ses cheveux, à une chemise ou à quelque dévotion ? Comment appelez-vous ce mal ? — J’appelle cela idolâtrie. Oui, mes sœurs, il faut le comparer à l’idolâtrie. En voici la raison. Dieu veut que nous l’aimions par-dessus toutes choses, et nous préférons à Dieu cette créature, à laquelle nous nous attachons. On est idolâtre de cela même que nous lui préférons. Voyez quel malheur que de tomber dans l’idolâtrie. C’est ce que vous faites quand vous vous attachez aux créatures.

Je dis de plus qu’on est adultère. Mes sœurs, concevez bien ceci. Vous avez, entrant en la Compagnie, choisi Notre-Seigneur pour votre époux, et il vous a reçues pour ses épouses, ou, pour mieux dire, vous avez été fiancées à lui, et, au bout de quatre ans, plus ou moins, vous vous êtes entièrement données à lui, et cela par des vœux, de sorte que vous êtes ses épouses et il est votre époux. Et comme le mariage n’est autre chose

 

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qu’une donation que la femme fait d’elle-même à son mari, ainsi le mariage spirituel que vous avez contracté avec Notre-Seigneur n’est autre chose qu’une donation que vous lui avez faite de vous-mêmes, et lui pareillement s’est donné à vous, car il se donne aux âmes qui se donnent à lui par un contrat irrévocable, lequel il ne rompra jamais ; de sorte que, par la grâce de Dieu, vous pouvez dire que votre Époux est aux cieux. Or, tout ainsi qu’une femme bien sage ne regarde point d’autre homme que son mari, ou bien c’est une adultère, ainsi une Fille de la Charité qui a l’honneur d’être épouse du Fils de Dieu, laquelle pourtant s’attache à quelque chose, est une adultère, d’autant qu’elle préfère une créature à Dieu. Quelle peine a un époux de voir son épouse manquer à la fidélité qu’elle lui doit ! Mes sœurs, il n’y a point de douleur semblable à celle-là. Mais aussi quel sujet d’affliction à une misérable créature laquelle, d’épouse de Notre-Seigneur qu’elle était, se voit dans un état d’adultère, quand elle est attachée aux créatures !

Voilà une grande raison pour quitter toute attache aux créatures. O Sauveur, quel déplaisir recevez-vous lorsqu’une Fille de la Charité aime quelque chose au préjudice de l’amour qu’elle vous doit ! O mes sœurs, qu’une épouse de Notre-Seigneur, ou fiancée, vienne à mettre son affection à d’autres choses qu’à son Époux, c’est lui faire un affront ; et sa grande peine est de voir cette âme, qui lui est si chère, avoir le cœur attaché à ce qu’elle aime, et préférer, comme dit saint Paul, la créature au créateur. Voici encore une raison pour n’avoir point d’attache ; ce sont les paroles de Notre-Seigneur : "Là où est votre trésor, là est votre cœur." (1). Donc, selon cela,

1) Saint Matthieu VI, 21.

 

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votre robe, des souliers auxquels votre cœur est attaché, c’est votre trésor ; vous pourrez dire : "Mais ce n’est qu’une coiffure, qu’une robe ou une paroisse à quoi je sens de l’affection." N’importe ! celle qui v est attachée de la manière que nous venons de dire a là son trésor. Elle y pense souvent ; c’est son plaisir que d’être dans ce lieu ; elle ne désire autre chose que de conserver ce qu’elle possède ; de sorte que c’est là son trésor ; et son cœur est avec son trésor, duquel il ne saurait se détacher sans une grâce toute particulière. Oh ! que cette pauvre fille a grand besoin d’aide, et de crier au secours, comme l’on crie au feu ! Oui il faut avoir recours à Dieu pour lui demander son assistance ; ii faut s’adresser à ses supérieurs et leur dire : "Aidez-moi à me défaire de cette malheureuse attache." Mais le plus souvent elle n’oserait le dire, car voici ce qu’elle pense : "Si je vais dire que j’aime mieux ma sœur qu’une autre, on nous séparera et je n’aurai plus telle et telle satisfaction qu’elle me promet ; si je dis que je suis bien aise d’avoir cette robe, on me l’ôtera tout de même." Si elle est tentée contre sa vocation, elle a confusion de le déclarer. La pauvre créature viendra à la maison ; le Saint-Esprit lui dira par le chemin : "Dites cela à Mademoiselle Le Gras, à Monsieur Portail, ou à une telle sœur qui est bien vertueuse." Est-elle arrivée céans, elle n’ose le dire ; elle sera quelquefois prête à parler, et puis elle ne peut s’y résoudre. Pour vous montrer combien il est difficile de rompre cette attache, elle se confessera au directeur ; peut-être dira-t-elle quelque chose touchant cela, mais, parce qu’elle ne déclarera pas tout et qu’elle ne fera que déguiser la chose, elle ne sera point satisfaite de sa confession, ni de son confesseur. Au contraire, elle sera plus inquiétée que devant.

Et d’où vient qu’après la réception du sacrement de pénitence elle ne jouit pas de la paix et tranquillité

 

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qu’il a coutume de donner à ceux qui le reçoivent comme il faut ? Oh ! il ne faut pas vous en étonner ; d’autant que Dieu ne se communique point à ceux qui ont des attaches ; il se retire d’eux, comme on se retire d’un corps mort. Avez-vous jamais ouï dire qu’une personne vivante ait voulu se joindre à un corps mort ? Vous n’avez point vu cela et vous espérez que Notre-Seigneur, qui est la vie et qui veut se lier par amour avec vous, vous fera ressentir la consolation ordinaire aux âmes qui le reçoivent étant bien disposées ! C’est ce qui ne se peut tant que vous serez attachée de la sorte. Quelle union peut-il y avoir entre la mort et la vie ? Et comment voulez-vous que Dieu se communique à vous, puisque vous êtes morte, vous êtes attachée à une chétive créature, laquelle est tellement dans votre esprit que vous la préférez à la source de toute bonté ? Ah ! mes sœurs, ne vous étonnez pas de voir cette fille dans cette inquiétude et trouble de conscience. Elle souffre en tout. Elle verra une autre sœur parler à Mademoiselle Le Gras avec ouverture de cœur, qui lui dira ses fautes, même devant les autres ; car les bonnes âmes ne se soucient pas qu’on sache leurs imperfections. Mademoiselle lui demandera : "Ma sœur, comment vous portez-vous ?" Cette fille lui répondra : "Je me porterais bien si j’étais délivrée de cette attache." Si une sœur qui ne veut pas se détacher, ou qui est si bien liée par affection à quelque chose qu’elle n’a pas la force de le dire, entend cela, quelle peine ne sent-elle point de ne pouvoir faire ainsi ! Je ne veux pas dire qu’elle enrage, mais elle a bien du mal ; car l’action de sa sœur lui est un reproche qu’elle ne fait pas bien ; sa conscience lui remord et lui dit : "Pourquoi n’es-tu pas comme cela ?" Et puis la voilà dans la tristesse et dans une mélancolie étrange. Il ne faut pas s’en étonner, parce qu’elle n’est jamais satisfaite, et Dieu le permet ainsi.

 

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Elle viendra à une conférence où l’on parlera d’une sœur morte. Elle entendra que cette fille n’avait point d’attaches, ou, si elle en avait eu, elle les avait quittées. Voilà qui lui redouble sa peine. Lorsqu’une pauvre sœur entend dire d’une autre le contraire de ce qu’elle sent, ce lui est une gêne. Elle voudrait sortir de ses liens ; mais la pauvre misérable ne le peut point, parce qu’il n’est plus temps. Elle a résisté aux inspirations que Dieu lui a données tant de fois ; elle a méprisé les avis de ses confesseurs et supérieurs ; elle ne s’est point servi des exemples des autres ; enfin elle n’a pas voulu se détacher quand Dieu le voulait, et elle ne le peut plus lorsqu’elle le voudrait.

Avez-vous lu l’évangile des vierges ? La même chose qui arriva aux folles arrive à cette fille-là. Ces vierges ne pensèrent point à se fournir d’huile que lorsqu’il n’était plus temps. Ainsi, quand on s’est endurci au mal, voyez-vous, mes sœurs, il n’est pas croyable combien il est difficile de s’en retirer. Et comme, pour l’ordinaire, on est aveuglé en son propre fait, cette pauvre fille ne pense pas que ce soit là la cause de tout le mal qu’elle souffre. Elle sait bien qu’elle n’a point de repos, ni de satisfaction ; mais elle n’attribue pas cela à cette attache

Enfin, mes sœurs, si cette pauvre fille ne perd pas sa vocation à cette heure-là, ce sera une autre fois ; car, comme elle se sent assaillie de la tentation, la voilà dans le désespoir de pouvoir sortir de cet état. Elle dit en elle-même : "Oh ! je suis perdue ; il n’y a point de salut pour moi ; je me damne plutôt que je ne me sauve ici ; il faut que je sorte et que je m’en aille dans le monde." Pour sortir de ses rets, la pauvre créature pense trouver du repos où il n’y a que du trouble. Le monde est plein de dangers et de filets pour son salut. Oh ! elle sera bien trompée. Elle croit être plus en repos

 

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quand elle sera sortie. Voilà un état bien misérable et digne de compassion. Je veux croire que celles qui sont ainsi attachées font semblant d’être contentes avec les autres et persistent pour quelque temps, mais ne peuvent demeurer dans la Compagnie, laquelle ne souffrira pas des membres gâtés et corrompus. C’est comme la mer : vous savez qu’elle a cela de propre de rejeter les corps morts et tout ce qui la peut infecter.

Voyez le bonheur de celles qui ne tiennent à rien : elles sont toujours contentes, ne craignent rien et vont toujours la tête levée par le grand chemin de la vertu si elles rencontrent quelque difficulté elles ne perdent pas courage, d’autant qu’elles se confient en Dieu et disent : "Dieu est mon tout ; Dieu est mon créateur et toute mon espérance ; il ne permettra pas que j’aie plus de mal que je n’en pourrai supporter." Voilà un grand bonheur pour une âme qui n’a aucune attache qu’à Dieu seul.

Monsieur, dira quelqu’une, voilà bien du mal que vous venez de nous montrer. Voilà une Fille de la Charité, s’il y en a quelqu’une qui ait des attaches, la voilà dépeinte de couleurs qui font peur. Mais quel moyen pour ne pas tomber en cet état, ou pour en sortir si on y est tombé ?

Le premier moyen est de penser souvent à la difformité et laideur de l’état misérable auquel les attaches mettent une personne ; penser souvent combien c’est une chose déplorable de préférer la créature au créateur, faire son oraison là-dessus dès demain, afin de bien concevoir l’horreur qu’il faut avoir de toute attache.

Un autre moyen, c’est de vous sonder à cette heure même et voir si nous n’avons point quelqu’affection déréglée. Mon Dieu ! n’ai-je point quelqu’attache à mes parents, à cette sœur ? Mais n’en ai-je point à la paroisse où je suis, ou à telle et telle chose ? Et si vous connaissez

 

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que vous êtes attachée à quelqu’une de ces choses ou à d’autres, courez aussitôt au remède et dites : "O Sauveur, aidez-moi à sortir de ce misérable état. I) Voilà ce qu’il faut faire, mes chères sœurs : dès cette heure prendre résolution de travailler à quitter cela, et puis, par les bons avis qu’on vous donnera, vous vous ferez quitte de ces attaches. Mais souvenez-vous surtout de vous sonder sur ce à quoi vous douteriez avoir quelque attache, et faites comme un bon gentilhomme, lequel menait une vie si sainte que Mgr l’archevêque de Lyon lui permit d’avoir le saint Sacrement dans sa maison (1).

Un jour, faisant voyage à cheval et méditant à son ordinaire, il commença à faire son examen pour connaître s’il n’était point attaché à quelque chose. Faisant donc son oraison là-dessus, comme lui-même me l’a conté, il se demandait : "Suis-je attaché ou à mon Dieu, ou à quelqu’autre chose (car, mes sœurs, il y a des attaches spirituelles) ? Ne le suis-je pas à mon château ? Non. Mais, si le feu se mettait dedans et qu’il fût brûlé, n’en aurais-je point de peine ? Non, je crois. Si Dieu permettait cela, je me conformerais à sa sainte volonté, dans la pensée que Notre-Seigneur n’avait ni château ni maison à lui. Et à mon chapeau, qui me préserve du soleil et de la pluie, n’y ai-je point trop d’affection ? N’ai-je point d’amitié trop grande pour Madame la comtesse, ou pour quelqu’autre créature ? N’en ai-je point pour mes biens et revenus ?"

Après ces interrogations, il connut que toutes ces choses ne le touchaient point du tout. Il tomba enfin sur son épée ; et pensant au service qu’elle lui avait rendu dans plusieurs occasions périlleuses, il sentit de l’amour-propre pour elle et qu’il aurait peine à s’en défaire ; car la nature disait : "Quoi ! une épée qui m’a tant

1). Le comte de Rougemont.

 

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de fois sauvé la vie ! oh ! il faut que je la garde !" Voilà ce que lui suggérait l’attache : "Garde-toi bien de t’en défaire. Que ferais-tu si tu étais surpris et attaqué sans avoir de quoi te défendre ?" Le bon ange lui dit au cœur pendant qu’il roulait ces pensées dans son esprit : "Eh bien ! tu te fies donc plus à ton épée qu’à Dieu ; tu as plus de confiance à un morceau de fer qu’à la Providence de Dieu. Qui t’a donné le moyen de sortir des précipices où tu étais engagé ? N’a-ce pas été le soin que Dieu a de toi ? Et tu attribues cela à ton épée !"

Mes sœurs, voilà le remords de conscience qui le prend et le fait rentrer en lui-même et se dire : "Oh ! misérable que tu es ! à quoi penses-tu, toi qui as tant de fois éprouvé le soin que ton créateur a de toi. Ah ! mon Dieu ! pardonnez-moi mon infidélité." Et à l’heure même, il descendit de son cheval et rompit cette épée contre une pierre, afin de n’avoir point du tout d’attache. Mais il éprouva bientôt l’avantage qu’ont les âmes généreuses à se faire quittes de ce qui déplaît à Dieu ; car il sentit en son âme une si grande consolation, à l’heure même qu’il eut rompu son épée, qu’il n’en avait jamais reçu de pareille.

C’est ainsi que Dieu se comporte à l’égard des personnes qui sont fidèles à suivre ses inspirations, comme ce bon gentilhomme, lequel n’avait attache à aucune chose qu’à une épée, de laquelle il se détache sitôt qu’il le reconnaît. Ah ! mes chères sœurs, si vous désirez avoir part aux consolations de votre Époux, il faut rompre l’épée dès à cette heure, c’est-à-dire prendre la résolution de vous faire quittes de tout ce à quoi vous sentez de l’attache, et le dire à vos supérieurs dès ce soir vous en aller à Mademoiselle Le Gras et lui dire : "Mademoiselle, il me semble avoir trop d’affection pour telle et telle chose que faut-il faire pour me faire quitte

 

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de cette attache ?" Oui, mes sœurs, vous devez toutes faire cette résolution de n’être désormais attachées à autre chose qu’à Dieu seul, comme, par sa miséricorde je le fais pour mon particulier. Ah ! misérable ! j’ai grand sujet de craindre que je ne sois dans l’état que nous venons de dire.

Un autre moyen, mes chères sœurs, nous l’avons déjà dit. Je suis attachée à un confesseur, à une dame ou à quelque autre chose que ce soit ; il faut, à l’heure même que vous connaissez cela, aller aux supérieurs, leur découvrir simplement votre intérieur et dire : "Je sens trop d’affection pour une telle, et telle en a aussi beaucoup pour moi ; je sens bien que je répugne, si vous me séparez de ma sœur néanmoins ne laissez pas de faire ce qu’il vous plaira tranchez coupez, faites ce que vous jugerez à propos pour mon bien." Voilà ce que toutes les Filles de la Charité doivent faire : être fidèles à manifester les peines et tentations aux supérieurs. Et pour vous dire vrai, il est bien difficile de bien conduire une Compagnie sans cela. Ainsi si vous voulez que la vôtre se conserve, il faut que vous y contribuiez par ce moyen. Comment pensez-vous qu’on puisse donner les avis nécessaires à une fille pour rompre son attache, si elle n’en dit rien et si elle est tellement endurcie qu’elle ne veut rien faire pour en sortir ! Il n’est pas possible de la retirer de ce malheureux état, si elle ne se déclare et ne désire en sortir. Bien davantage, Dieu même ne le peut pas, si elle ne coopère avec sa grâce, s’il ne la terrasse comme saint Paul ; car il ne lui en faut pas moins.

Il faut donc la fidélité à se découvrir, la résolution de sortir, à quelque prix que ce soit, de ce pauvre état. Les larmes, mes sœurs, si vous en répandez, doivent être pour ce sujet. N’est-il pas raisonnable qu’une âme qui se trouve attachée aux créatures conçoive de la douleur ? Quel sujet d’humiliation quand on pense qu’on

 

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a commis un adultère et une idolâtrie tout autant de fois qu’on a préféré la créature au créateur. Il faut donc se servir de ces moyens, mes chères sœurs ; et si vous le faites, il y a sujet d’espérer que Dieu vous donnera la grâce de quitter toute attache. Mais, voyez-vous, nous ne le pouvons, si Dieu ne nous aide. Une pauvre fille qui est liée pieds et mains, comme ce pauvre homme dont nous avons parlé, ne peut jamais se délier par elle-même ; il faut que Dieu s’en mêle. Elle a laissé prendre son affection et imagination, qui lui représentent quelque bien imaginaire ; sa volonté est attachée à cela. Ah ! Sauveur ! la voilà liée ; elle ne peut sortir de là, si vous ne rompez les cordes qui la tiennent attachée. Mes filles, dès le premier moment que vous vous apercevez avoir quelque affection déréglée, il faut recourir à Dieu et lui dire : "Seigneur, si vous voulez que j’aime quelque chose, faites-moi la grâce que ce soit purement pour vous." Il ne manquera pas de nous aider, mais il faut être sur ses gardes pour ne pas se laisser engager aux attaches dès le commencement, puisqu’il est si difficile d’en sortir.

Donnons-nous à Dieu, mes chères sœurs, pour n’avoir aucune attache aux créatures, ni à ce que nous possédons, ni à ce que nous n’avons pas et qu’il ne nous est pas permis d’avoir, pour ne tenir qu’à lui seul.

Pensez-vous que je vous aie parlé des attaches fortuitement ? Non, mes sœurs, c’est votre règle qui vous oblige à les fuir ; mais, voyez-vous, il faut se donner à Dieu dès ce moment et dire : "Loin d’ici toute attache ! loin d’ici toute affection déréglée ! J’y renonce, oui, j’y renonce pour jamais, puisqu’elles me mettent au rang des adultères et des idolâtres. Loin d’ici tout amour des créatures ! Je veux m’en détacher pour plus librement m’attacher à mon Époux, ayant grande confiance en Dieu, qui nous aidera pour cela."

 

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Comme M. Vincent parlait encore, une sœur demanda pardon et dit qu’elle reconnaissait avoir été dans ce misérable état qu’il avait dépeint, et rendit deux livres qu’elle avait et auxquels elle avait attache.

Dieu vous bénisse, ma fille ! dit M. Vincent. Oh ! voilà qui est bien ; c’est ainsi qu’il faut faire ; vous n’entrez pas seulement dans l’esprit de pénitence, mais vous pratiquez en effet ce qui a été dit. Oh : ! Dieu vous bénisse ! Je prie Notre-Seigneur qu’il vous détache, en sorte, et vous et moi, que nous n’ayons jamais d’attache qu’à lui. Et de sa part, prononçant les paroles de bénédiction, je demanderai à sa bonté qu’il nous attache à lui d’une attache inviolable et si forte qu’il n’y ait aucune chose capable de la rompre. C’est, mes chères sœurs, la grâce que je demande à Notre-Seigneur, que nous n’aimions que lui et pour lui.

 

74. — CONFÉRENCE DU 23 JUILLET 1656

SUR L’AMOUR DES SOUFFRANCES PHYSIQUES ET MORALES

(Règles Communes, art. 6.)

Mes chères sœurs, l’entretien d’aujourd’hui est touchant l’explication de vos règles. Comme nous avons déjà fait les 1er, 2e, 3e, 4e et 5e articles, voici le sixième : "Elles souffriront de bon cœur et pour l’amour de Dieu les incommodités, contrariétés, moqueries, calomnies et autres mortifications qui leur arriveront, même pour avoir bien fait, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui, après avoir bien enduré, jusqu’à être crucifié, par ceux mêmes qui avaient reçu de lui tant de bienfaits, pria pour eux." Mes sœurs, vous entendez bien comme cet article de vos règles regarde les incommodités, les

Entretien 74. — Ms. SV 3, p. 118 et suiv.

 

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mésaises, les souffrances, calomnies et contrariétés qui peuvent vous arriver servant vos malades. Et par là vous voyez que Notre-Seigneur veut que vous souffriez tout cela de bon cœur et pour l’amour de lui.

Mais, Monsieur, me direz-vous, qui fera du mal à des filles qui ne font que du bien, qui travaillent de toutes leurs forces pour secourir les pauvres dans leurs maladies et pour leur propre perfection ? Qui est-ce qui pourra leur faire du mal ? Mes sœurs, c’est pour cela qu’il faut se résoudre à souffrir ; c’est pour cela même que Dieu permet qu’on soit affligé. Oui, mes sœurs, parce qu’on sert Dieu, il nous arrive des afflictions ; et parce qu’il nous aime, il nous traite comme il a été traité lui-même. Il permet que tantôt on souffre le froid, tantôt on soit mal vêtu. D’autres fois, il faudra aller aux champs, où on aura bien de la peine ; il y faudra souffrir tantôt une médisance, tantôt une injure. Voilà, mes chères sœurs, ce que la Providence permet arriver aux serviteurs de Dieu. Les souffrances sont dues aux gens de bien, parce qu’ils se sont rendus dignes, par leur vertu et fidélité, d’en faire bon usage. Vous avez su l’exemple de Tobie, qui était si charitable qu’il se levait de table et quittait son repas pour aller faire enterrer les corps de ceux qu’on avait fait mourir. La sainte Écriture dit que, pour cela, Dieu le trouva digne d’être privé de la vue. Eh quoi ! voilà un homme qui s’emploie aux actions de charité, à ensevelir les morts, et Dieu le prive de la lumière, qui est tant agréable ! Oui, et ce sont ses œuvres de charité qui l’ont rendu digne de cette privation. Il faut donc qu’une Fille de la Charité soit disposée à souffrir et qu’elle se donne à Dieu pour recevoir de bon cœur tout ce qui lui arrivera de contraire à ce qu’elle désire.

Ce qui va contre cette règle, c’est si l’on murmure contre ceux qu’on croit être cause de nos peines, si,

 

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lorsqu’on a quelque mécontentement dans sa vocation, on va se plaindre à une sœur et lui dire : "Ah ! mon Dieu ! on est misérable dans cette Compagnie ; il faut faire ceci et cela ; je suis dans une paroisse où il y a tant de peine ! J’ai une compagne si fâcheuse ! " Faire ainsi, c’est contrevenir à la règle. Murmurer de ce que votre chambre n’est pas à votre gré, quand vous demandez d’aller quelque part et qu’on vous refuse, se plaindre de ce que vous êtes mal reçues lorsque vous venez ici, c’est un grand mal. Car, mes filles, si vous êtes filles de Notre-Seigneur, comme vous devez l’être, puisqu’une Fille de la Charité est dite fille de Notre-Seigneur, vous ne murmurerez jamais. Il ne trouvait point à redire aux ordres de son Père, et l’on se plaindra de ce qu’on n’est pas bien nourrie, bien logée ! Quand on est malade, on s’imaginera qu’on n’est pas bien traitée !

Les filles qui sont ainsi sont bien éloignées des pratiques de Notre-Seigneur et rompent cette règle par laquelle tous les chrétiens et particulièrement les Filles de la Charité sont exhortés à ne jamais murmurer de ce que Dieu nous envoie, et à recevoir toutes choses comme venant de sa part ; car rien n’arrive que par son ordre ou permission. Comment nous arriverait-il une peine que par l’ordre de Dieu, puisqu’il ne tombe pas un cheveu de notre tête qu’il ne le permette, de sorte que, quand une sœur donne de la peine à sa sœur quand une supérieure ou officière n’accorde pas ce qu’on leur demande il ne faut pas prendre cela comme venant d’elles, mais comme envoyé de Dieu pour nous faire mériter et nous mettre dans un état plus parfait par la patience à supporter cela !

La patience est la vertu des parfaits. Ah ! mes sœurs, quelle consolation n’a-t-on pas quand on a souffert quelque chose pour l’amour de Dieu et qu’on se plaît

 

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aux humiliations, quand on se trouve en cet état de perfection que de prendre plaisir à souffrir les petits mécontentements parce qu’on sait qu’ils sont envoyés de Dieu ! Oh ! quelle consolation ! il faut donc regarder tout ce qui nous arrive de fâcheux comme venant de Dieu pour nous faire mériter ; car c’est pour cela qu’il permet que nous soyons affligés. O mes sœurs, Dieu n’est pas un tyran ; il ne prend pas plaisir à faire souffrir ceux qui le servent ; il n’est pas aise qu’une fille soit accablée de peines, de maladies et affligée de ses ennemis, si ce n’est autant que cela sert pour la rendre plus agréable aux yeux de sa divine Majesté.

Dans ce temps-là, toutes les sœurs s’étant mises à genoux pour adorer Notre-Seigneur, qu’on portait à un malade, M. Vincent en fit de même et leur dit en se relevant :

Quand on prêche dans les églises et que Notre-Seigneur passe, on ne se met pas à genoux, parce qu’on parle de lui, et c’est lui rendre honneur d’en agir ainsi, de sorte qu’il ne sera pas nécessaire de se lever une autre fois dans une occasion comme est celle-ci. Ce sera à moi d’ôter seulement mon chapeau.

Et reprenant son discours, il dit :

Voilà comment Dieu permet que ceux qui le servent soient dans la souffrance. Mais, Monsieur, me direz-vous, montrez-nous comme cela se fait ? Mes filles, il en est de nous comme d’une pierre de laquelle on veut faire une belle image de Notre-Dame, de saint Jean, ou de quelque autre saint. Que doit faire le sculpteur pour venir à bout de son dessein ? Il faut qu’il prenne le marteau et ôte de cette pierre tout le superflu. Et pour cela, il frappe dessus à grands coups de marteau de sorte qu’à le voir vous diriez qu’il la veut assommer ; et puis, après qu’il a ôté le plus gros, il prend un plus petit marteau, après cela le ciseau, pour commencer à

 

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former la figure avec toutes ses parties, et enfin d’autres outils plus délicats pour la mettre dans la perfection qu’il désire donner à cette image.

Voyez-vous, mes sœurs, Dieu en use de la sorte à notre égard. Voilà une pauvre Fille de la Charité ou un pauvre missionnaire ; avant que Dieu les retire du monde, ils sont dans la grossièreté et dans la brutalité ils sont comme de grosses pierres ; mais Dieu en veut faire de belles images, et pour cela il y met la main et frappe dessus à grands coups de marteau.- Et comment le fait-il ? Tantôt en les faisant souffrir de la chaleur, tantôt du froid, puis en allant voir les malades dans les champs, où le vent cingle en hiver. Il ne faut laisser d’aller par le mauvais temps. Eh bien ! ce sont de grands coups de marteau que Dieu décharge sur une pauvre Fille de la Charité. A qui ne regarderait que ce qui paraît, on dirait que cette fille est malheureuse ; mais, si on jette les yeux sur le dessein de Dieu, on verra que tous ces coups ne sont que pour former cette belle image. Et quand, au commencement, Dieu a envoyé de grandes peines, tant du corps que de l’esprit, et qu’il voit que ce qu’il y avait de plus grossier est ôté de cette âme par le moyen de la patience qu’elle a pratiquée, oh ! pour lors il prend des ciseaux pour la perfectionner, je veux dire qu’il permet quelquefois qu’elle ait de petites peines, tantôt contre sa sœur une petite antipathie, qui ne laisse pas de l’exercer, oui, mes sœurs, cela peut arriver, même contre sa supérieure.

Quand Dieu a résolu de perfectionner une âme, il permet qu’elle soit tentée contre sa vocation et quelquefois prête à tout quitter. Puis, comme le sculpteur, il prend le ciseau et commence à faire les traits de ce visage ; il la pare et l’embellit ; il prend plaisir à l’enrichir de ses grâces et ne cesse jamais jusqu’à ce qu’il l’ait rendue parfaitement agréable. Mais, comme il n’y a homme au

 

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monde qui puisse faire une belle image d’une pierre, si ce n’est à coups de marteau, ainsi, pour faire d’une Fille de la Charité une belle image avec un beau visage qui donne du plaisir à Dieu, il faut que ce soit à coups de marteau. Quand je parle d’un beau visage, je n’entends pas cela du visage extérieur, car il n’en faut faire aucun état, et Dieu n’a que faire de cela, mais je parle du visage de l’âme, qui plaît extrêmement à Dieu et aux bienheureux. Ah ! qui pourrait se représenter le plaisir qu’il prend dans une Fille de la Charité, après qu’il l’a mise dans cet état !

Celles qui se plaignent à leurs sœurs, comme j’ai déjà dit, contreviennent à cette règle. Une sœur ira trouver une autre et se plaindra qu’elle est mal vêtue, qu’elle a trop de peine dans cette paroisse et qu’elle est mécontente de sa compagne ; faire de telles plaintes, c’est rompre cette règle. De plus, si quelqu’une se plaint d’avoir de la peine pour aller aux champs, d’être mal logée, faire cela, c’est faire ce que la règle défend. Et toutes les filles qui se plaignent du traitement de la communauté font une action contraire aux desseins de Dieu, qui envoie cela pour faire une belle image ; et ainsi elles s’opposent à la volonté de Dieu. Oh ! il faut donc se donner à lui pour souffrir tout ce qui vous arrivera de contraire et de fâcheux.

Qui pensez-vous qui ne souffre point sur la terre ? Quoi ! les princes ? Ce sont ceux qui bien souvent ont les plus grandes afflictions. Quoi ! les riches ? les papes ? Non, non, ils ne sont point exempts de peine. Le pape n’est pas sans souffrance ; il en a même de plus grandes que les nôtres. Cela nous doit bien encourager à recevoir de la main de Dieu tout ce qui n’arrive pas à souhait, à l’imitation de Notre-Seigneur, lequel nous a donné l’exemple, ayant souffert toute sa vie en son âme, en son corps et en son logement, n’en ayant point en son

 

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propre ; en sa nourriture, vivant d’aumônes ; en son honneur, bref, en toutes choses qu’on peut s’imaginer.

Or, mes chères sœurs, si le Fils de Dieu a été dans la souffrance, qui voudra en être exempt ? Lorsqu’allant visiter les pauvres, il passait devant les cabarets, on se moquait de lui, on lui donnait des nasardes, et il était affligé entendant les vilaines chansons et les paroles insolentes qui se disaient dans ces lieux. Ah ! mes filles, ne vous étonnez donc pas si l’on vous dit des choses semblables, et si, quand vous allez par les rues, même dans les maisons, vous trouvez des insolents qui vous tiennent des propos fâcheux, puisqu’on n’a pas épargné le Fils de Dieu ; or, quand on dit quelque chose de malhonnête que nous avons peine à supporter, il ne faut point répondre, mais élever son cœur à Dieu pour lui demander la grâce de souffrir cela pour l’amour de lui, et aller devant le saint Sacrement dire votre peine à Notre-Seigneur, et ne point se plaindre aux sœurs, parce que, leur témoignant vos mécontentements, vous n’en recevez point de soulagement et vous les incommodez. C’est pourquoi il ne faut jamais dire vos peines à nos sœurs. Vous avez un coup de poignard dans le sein, et vous êtes si cruelles que de vouloir le planter dans celui des autres ; car, disant votre peine, vous poussez dans le cœur de votre sœur le même coup que vous avez dans le vôtre. Si vous le dites à plusieurs, vous leur causez mille tentations et dégoûts, qui leur feront peut-être perdre leur vocation. Oh ! il importe fort de ne se point plaindre, si ce n’est aux supérieurs. Quand vous avez quelque difficulté, dites-la à votre supérieure, si vous êtes ici ; et si vous n’y êtes pas, écrivez ou à Mademoiselle Le Gras ou à moi ; mais surtout recourez à Dieu, car c’est de lui que vous devez attendre votre secours.

Contre cette règle font encore celles qui disent leurs

 

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peines, non seulement à leurs sœurs, mais encore aux personnes séculières. Elles ne feindront pas de dire imprudemment leur mécontentement à une dame officière, ou à quelque bonne amie. Si elles trouvent une religieuse, elles en feront de même. C’est chose étrange qu’il y ait des personnes tellement faibles qu’elles ne sauraient souffrir la moindre chose sans se plaindre et murmurer ; une bagatelle leur fera peine Ah ! mes sœurs, il faut se donner de garde de pareilles fautes ; et au lieu de se laisser aller à la passion lorsqu’on nous a fait quelque chose il faut recourir à Notre-Seigneur, si vous êtes proche de l’église, et lui dire : "Seigneur, ayez pitié de moi ; voici une fille qui souffre telle chose ; ayez pitié de moi." Il faut faire ainsi, mes sœurs. Mais écoutez ce qu’il vous dira. Il vous parlera son langage ; il vous dira ce qu’il faut que vous fassiez ; et je m’assure que, si vous entendez bien ce qu’il vous inspirera, vous sentirez des forces suffisantes pour supporter vos petites peines.

Après tout il faut vous résoudre à souffrir. Et qui ne souffre point sur la terre ? Représentez-vous toutes les meilleures âmes que vous avez connues, et voyez si toutes n’ont pas eu quelque peine, les unes d’une sorte, les autres d’une autre. Vous pensez peut-être que vous êtes les seules. C’est une règle générale que tous les gens de bien seront persécutés ; ce qui vous doit obliger à ne jamais vous plaindre ni à dire vos peines à vos sœurs ou aux séculiers. O mes sœurs, combien y en a-t-il qui ont perdu leur vocation pour n’avoir pas pris de la main de Dieu les sujets de mortification qui leur arrivaient, et s’en repentent lorsqu’il n’est plus temps ! On les a vues venir ici depuis qu’elles sont sorties ; elles se plaignaient et murmuraient, disant les choses avec exagération et quelquefois avec mensonge, la passion les aveuglant si fort qu’elles disaient

 

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même ce qui n’était pas. Il ne faut donc jamais se décharger à ses sœurs ; mais si vous avez quelque chose à dire, adressez-vous à Mademoiselle Le Gras, à M. Portail, et ne vous étonnez pas d’avoir des peines ; car il n’y a personne qui ne soit tenté. Nous son mes comme ces girouettes qu’on met sur les églises ; vous les verrez tantôt du côté de l’occident, tantôt du septentrion, une fois de l’orient, une autre fois du midi. Voilà justement comme est la vie de l’homme sur la terre : aujourd’hui il désire une chose ; demain il en est dégoûté ; et ainsi il a toujours quelque peine. Mais, s’il sait faire bon usage de cela, il donne grand sujet de joie aux anges et s’acquiert beaucoup de grâces. Oh ! quand une fille en est venue là, elle se garde bien de se plaindre ; au contraire, elle reçoit ses peines avec joie et comme un témoignage de l’amour que Dieu a pour elle ; elle dit, comme l’épouse des Cantiques : "Mon secret est pour moi (c’est-à-dire mes peines, mes petites afflictions) ; c’est pourquoi je ne les découvrirai pas, si ce n’est à ceux qui sont ordonnés de Dieu pour cela."

De plus, une fille mal mortifiée ne se contentera pas de murmurer quand quelque chose n’est pas à son gré, et de le dire à un séculier ; mais elle tâchera de se satisfaire. Si elle a des souliers qui ne sont pas à son gré, elle en aura d’autres ; si une robe n’est pas faite comme elle la veut, il en faut avoir une autre de meilleure étoffe. Voilà comme celle qui ne peut rien endurer essaye de se satisfaire en cherchant ce qu’elle n’a pas. Une autre ne trouvera pas un collet comme elle le désire ; elle le rendra. Oh ! que c’est un grand mal, si cela est arrivé parmi vous ! Quoi ! pour avoir la satisfaction d’être ajustée comme on veut, on ne fera point difficulté de passer par-dessus toutes choses ! Oh ! malheur à une telle fille ! Une autre accommodera sa tête, tirera ses cheveux pour faire voir qu’elle en a. O mes sœurs, on

 

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ne voit pas cela ici Dieu merci ; mais, si cela était en quelqu’une de celles qui sont dans les lieux éloignés, ah ! le grand mal que ce serait ! Quel qu’autre aura une chemisette dont les manches seront un peu usées ; non seulement elle murmurera de cela, mais elle en fera faire une autre, et peut-être d’étoffe plus fine que celle de la communauté. Oh ! que cela est mal ! Vous ne pouvez jamais rien acheter pour vos habits ; la maison vous fournit le nécessaire ; et ainsi vous ne devez point chercher de telles satisfactions, lesquelles ne vous sont point permises pendant que vous êtes près de la maison. Pour celles qui ne sont pas ici et qui ne peuvent prendre leurs robes céans, il faut qu’elles en demandent à ceux qui doivent les entretenir et disent comme l’étoffe doit être, ni plus blanche ni plus fine que celle dont on se sert à la maison. Mais ici cela ne doit pas se faire. De même, celles qui veulent avoir du linge plus fin que les autres, celles qui sont tellement attachées à leurs satisfactions que, si la viande ou le pain n’est pas à leur goût, elles cherchent à changer et en achètent d’autre, font contre la règle.

Voilà donc, mes sœurs, comme il faut se tenir conforme à la manière de vivre de la maison et se priver des satisfactions qu’on s’imagine trouver en ces choses. Mais, pour le faire comme il faut, vous devez vous résoudre à souffrir. Bienheureux ceux qui souffrent. Puisque Notre-Seigneur a dit que ceux qui endurent des afflictions sont bienheureux, il faut être bien aises quand nous en trouvons l’occasion. De quelle source pensez-vous que viennent les murmures et les plaintes quand nous n’avons pas ce que nous voulons ? Tous les péchés, grands et petits, proviennent de quelque péché mortel ; par exemple l’orgueil produit l’estime de soi-même, persuade qu’on a plus d’esprit que les autres et qu’on réussit mieux ; il porte à se vanter de ce qu’on a fait,

 

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empêche de se soumettre et rend esclave de son propre jugement. Une âme orgueilleuse fait tout cela. Les avaricieux qui aiment l’argent font des usures et rapines pour se mettre à leur aise, et cela procède du péché d’avarice. Pour le temps présent, on n’a pas sujet de croire que cela soit dans la Compagnie, puisque, par la grâce de Dieu, il y en a plusieurs parmi vous qui aiment la pauvreté. Voilà donc comme tous nos défauts, pour petits qu’ils paraissent, viennent de quelque mauvaise source. Après cela, d’où pensez-vous que viennent les murmures et plaintes contre les afflictions, le froid et autres incommodités ? Cela ne vient que du péché de paresse, qui est un très grand mal et le plus grand des péchés mortels.

Mais vous me direz : "Pourquoi dites-vous, Monsieur, qu’il est le plus grand des péchés mortels, vu qu’il est mis le dernier de tous ?" Oui, il est mis le dernier de tous ; mais il n’est pas moindre que les autres. Qu’est-ce que la paresse, mes sœurs ? La paresse est un ennui des choses de Dieu, un dégoût de la vertu, qui fait qu’on n’aime pas les occasions de la pratiquer. Et ainsi, au lieu que les sujets de peine qui arrivent devraient conduire à Dieu, pour être aidé à en faire bon usage selon son dessein, on fait tout le contraire : on murmure, on se plaint. Et d’où vient cela ? C’est d’une paresse d’esprit qui rend une âme dégoûtée de tout. Si elle va à l’oraison, elle a l’esprit distrait et sans attention ; à la communion, tout de même. Ah ! pourquoi pensez-vous que nous n’avons point de plaisir dans la communion, ni dans les autres exercices de piété ? C’est que nous nous sommes rendus indignes des consolations de Dieu. Et ne sentant pas de goût aux bonnes choses, il ne faut pas s’étonner si on a des difficultés, parce qu’on en trouve où il n’en devrait point avoir. Vous en verrez, si on leur ordonne d’aller dans une telle paroisse,

 

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qui vous diront : "J’ai de la peine à cela ; je ne puis pas souffrir telle chose." Non contente de cela, elle le dira à ses sœurs et se plaindra. Ah ! mes sœurs, une âme paresseuse se plaint et murmure toujours ; rien ne la peut satisfaire ; parce qu’elle n’a pas bien établi l’amour des vertus en son cœur, elle ne trouve point de consolation à les pratiquer.

Vous dites donc, Monsieur, que c’est la paresse qui est la source des plaintes et des murmures où l’on se laisse aller. Et par conséquent une fille fait voir, quand elle tombe dans ces défauts, qu’elle n’a point la vertu de patience, qui lui pouvait faire acquérir une couronne au ciel si elle avait souffert de bon cœur et pour l’amour de Dieu les petites peines qui lui sont arrivées. — Oui, mes sœurs, elle se cause tous ces malheurs ; et une personne qui n’est pas patiente se fait une peine de la moindre chose. Si on ne la salue pas, elle s’imagine qu’on ne l’estime pas assez ; si elle sent quelque incommodité, ou le pouls un peu plus élevé un jour que l’autre, ah ! elle pense être malade ; si on ne la caresse pas, la voilà dans la tristesse ; elle accuse cette autre de dureté et de faute de charité et ne feint point de chercher ce qu’elle pense qui la peut satisfaire.

Mais, Monsieur, c’est donc là un péché ? Est-il bien gros ? — Mes sœurs, il vous en faut dire deux choses pour vous le faire entendre.

La première, c’est que ceux qui font les choses de Dieu avec tristesse et négligence sont maudits de lui. — Comment, Monsieur ! que dites-vous ? Quel malheur que d’être maudit de Dieu ! Voilà qui est bien étrange ! — Cela est dans la sainte Écriture, mes sœurs. — Mais, Monsieur, dites-nous un peu les paroles par lesquelles Dieu maudit les paresseux ? — Les voici : Maledictus homo qui facit, etc., c’est-à-dire maudit soit l’homme qui fait l’œuvre de Dieu négligemment et qui se comporte

 

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lâchement au service de Dieu ! Et de fait, vous voyez pour l’ordinaire ces personnes-là n’avoir point de fermeté dans le bien et avoir l’esprit abattu, de sorte que tout leur fait peine. O mes chères sœurs, ne vous étonnez pas si vous en voyez qui, au commencement, avaient paru si ferventes qu’elles étaient à édification aux autres, et exactes à l’observance des règles, devenir traînantes au service de Dieu. C’étaient de bonnes filles quand elles entrèrent dans la Compagnie, et elles ont même continué quelque peu dans leur ferveur ; mais, au bout de quelques années, ce n’est plus que tiédeur, ce n’est que négligence ; elles sont devenues d’autant plus paresseuses qu’elles avaient alors de ferveur. Il ne faut point s’étonner de cela, parce qu’elles se sont laissées aller à ce péché de paresse, négligeant de s’exercer aux bonnes œuvres et de produire des actes de foi, d’espérance et de charité. Quand elles étaient à la messe, c’était par manière d’acquit ; à l’oraison, tout de même, avec un esprit vague. Et pourquoi cela ? C’est que la paresse s’est emparé d’elles, de sorte qu’elles n’ont pu supporter les peines que Dieu leur a envoyées. Cette fille s’est laissée aller à ses satisfactions. Après cela, étant dans ce malheureux état, vous voyez rarement cette pauvre fille contente, ni en cette paroisse, ni avec cette sœur, ni dans cet emploi. Elle aura toujours l’esprit mal fait. O Sauveur ! que diront ceux qui l’ont vue lorsqu’elle faisait si bien ! "Quoi ! cette fille, que nous avons vue si forte, que les difficultés n’étonnaient point, qui était si fervente qu’elle n’aurait pas voulu perdre une occasion de pratiquer la vertu, elle est maintenant si déchue !" Et d’où procède un tel changement ? Ah ! c’est parce qu’elle s’est trouvée du nombre de ceux qui sont maudits de Dieu. Et que peut faire une personne sur laquelle est tombée la malédiction de Dieu ? Voyez-vous, mes filles, c’est de quoi il faut se donner de garde.

 

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Et ne vous imaginez pas que ce soit jeu d’enfant que ce que je vous dis ; car c’est une vérité que l’homme qui est dans l’état que nous avons dit, est maudit de Dieu.

Or, la clef de l’édifice spirituel des Filles de la Charité consiste à bien faire tout ce qu’elles sont obligées de faire, afin qu’elles ne soient pas de ceux qui font l’œuvre de Dieu négligemment et sont eux-mêmes cause de leur malheur ; car, quoique la malédiction de Dieu tombe sur eux, ce n’est pas son dessein, mais cela arrive par leur faute. Un arquebusier qui tire au blanc n’a point d’autre intention que de tirer son coup tout droit où il vise. Si quelque malavisé se rencontre entre deux, la balle le tue. Ce n’était nullement le dessein de celui qui tire, mais, l’autre s’étant rencontré là, le coup tombe sur lui. Or, mes sœurs, il en est de même de Dieu : il donne sa malédiction à la paresse ; il envoie ses foudres sur ce vice. Vous et moi nous trouvons au lieu du blanc, et cette malédiction tombe sur vous ou moi. Ce n’était pas contre vous que ce coup a été décoché ; mais vous vous êtes mises en l’état de paresse et de négligence, contre lequel cette malédiction est donnée. Ne vous étonnez donc pas que ce soit le dessein de Dieu ; ce n’est pas ce qu’il veut faire ; mais c’est parce que vous vous êtes mises de la sorte. Il faut donc craindre et éviter les choses qui peuvent mettre une personne dans ce malheur.

La paresse porte surtout à l’inobservance des règles. Une fille négligente manque aujourd’hui à une règle ; demain elle manquera à une autre, parce que, dès qu’on se relâche au bien, une faute attire l’autre. Si demain vous négligez de garder cette règle, après-demain vous en romprez une autre, Si vous n’êtes bien sur vos gardes. Or, mes sœurs il faut que vous sachiez que toute sœur qui ne garde pas ses règles se met sous la foudre de Dieu ; et, entre les règles, la promptitude à l’obéissance est la principale. Mais ne pas vouloir obéir, ou le faire

 

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si mal qu’il vaudrait mieux ne le point faire, c’est un effet du péché de paresse. Vous le pouvez connaître par ceci : par exemple, si je suis en un lieu où je n’observe pas mes règles, où je ne puis supporter la moindre petite difficulté, j’ai peine à obéir dès qu’on m’ordonne quelque chose, je sens de la difficulté. Mes chères sœurs, c’est le péché de paresse qui cause tout cela ; c’est ce péché qui est maudit de Dieu. Posez le cas que nous soyons dans cet état ; s’il en est ainsi, où sommes-nous ? Dans la paresse. Et où est le péché de paresse ? Il est au lieu où Dieu envoie ses foudres et ses malédictions. Or, voyez si une fille qui se trouve là ne doit point craindre.

Il y a bien plus, mes chères sœurs, c’est que Dieu déteste et hait tellement le paresseux qu’il menace de le vomir. Or, une personne qui fait tout ce que je viens de dire est dans la paresse, et Dieu ne peut la supporter dans son estomac, parce qu’il hait tellement ces gens qui font son œuvre négligemment, qu’il menace de les vomir. Or, quand on dit que Dieu ne peut supporter une âme tiède dans son estomac, c’est, selon notre façon de parler, pour mieux faire entendre la chose. Oh ! chose épouvantable ! "Je vous vomirai." Et à quoi est bon ce qu’on a vomi ? A rien qu’à faire mal au cœur à ceux qui le voient. Une personne qui en est venue là n’est bonne qu’à suivre ses passions et courir après les affections déréglées. Voilà à quoi elle est propre. Prenez-y garde, mes sœurs, c’est une affaire d’importance car cela arrive quelquefois non seulement à une personne, mais peut même tomber sur toute la communauté. Ah ! Sauveur ! quel sujet de craindre pour cette Compagnie ! Mais aussi quel sujet de consolation à une sœur qui est dans l’exacte observance de ses règles et qui prend plaisir à faire tout ce qu’elle fait, pour Dieu ! Ah ! il n’a des yeux que pour regarder cela. Tout ce qu’elle fait plaît à sa divine Majesté ; elle lui est agréable non seulement

 

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dans les actions qui d’elles-mêmes sont bonnes, comme entendre la sainte messe, communier et faire oraison, mais encore en tout ce qu’elle fait, même en dormant ; au lieu que celles qui ne sont pas dans cette disposition, ah ! mes sœurs, qu’elles doivent craindre !

N’avez-vous point entendu ce qui est dit aujourd’hui dans l’Évangile ? Quand ceux qui n’auront pas fait la volonté de Dieu viendront dire à l’heure de la mort : "Seigneur, Seigneur", il leur dira : "Je ne vous connais point ; vous avez beau me prier, vous avez beau me louer, je ne vous connais point." Non seulement cela est à craindre à la mort, mais aussi pendant la vie ; car, s’il arrive que nous soyons indignes d’être écoutés de Dieu dans nos prières, et que les actions que nous ferons ne nous fassent point connaître pour ses serviteurs, que ferons-nous ? Pourquoi pensez-vous que Notre-Seigneur ne veut point reconnaître ces personnes-là ? Oh ! c’est parce qu’il ne connaît que les âmes vertueuses il n’admet point celles qui sont infidèles à la participation de ses grâces, et c’est pour cela qu’il dit : "Je ne vous connais point." Quand une Compagnie vient dans cet état de tiédeur et de négligence, voyez-vous, mes pauvres sœurs elle est en grand danger de péril, parce qu’elle est déchue de celui où Dieu l’avait mise. Au commencement, les sujets de cette belle Compagnie, qui donnaient du plaisir à Dieu pendant qu’ils ont persévéré, lui ont ensuite tellement déplu en se mettant dans l’état de paresse, qu’il ne les peut plus regarder et est contraint de les vomir. Ah ! la malheureuse qui serait cause d’un si grand mal !

Or, voyons dans lequel de ces deux états nous sommes : dans le premier ou dans le second ? Vous êtes du premier si vous observez bien vos règles, si vous souffrez de bon cœur les peines qui vous arrivent et ne murmurez point dans vos souffrances. Si cela est,

 

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oh ! que la Compagnie sera agréable à Dieu ! O Sauveur, que voyez-vous de plus agréable que des âmes qui vous servent comme vous désirez ! Mais. si quelque particulière s’est relâchée, ou plutôt si toute la Compagnie s’est refroidie dans l’observance des règles, ah ! Sauveur ! le grand mal ! Il faut espérer que cela n’est point quant au général, mais quant au particulier, si quelqu’une est relâchée. Prenons-y garde, mes sœurs, mettons la main sur la conscience et voyons comme nous recevons les peines qui nous arrivent. Cette difficulté qui se présente, l’aimons-nous comme venant de la part de Dieu pour nous faire mériter ? Si nous le faisons, il en faut louer Dieu ; mais, si nous trouvons le contraire, craignons sa malédiction ; et pour l’éviter relevons-nous de là.

Quant à la Compagnie en général, elle travaille, par la grâce de Dieu. Si cela n’était point, comment souhaiterait-on de vous avoir en tant d’endroits ! Si on remarquait du relâchement parmi les Filles de la Charité, on ne les rechercherait pas comme on les recherche ; car à peine se passe-t-il un jour qu’on ne vienne vous demander. Et qui sont ceux qui nous font une telle faveur ? Ce sont des évêques. Voyez, mes sœurs, quel sujet vous avez de vous humilier ! Quoi ! de pauvres et chétives créatures être en telle estime, être demandées en tant de lieux, n’est-ce pas un grand sujet de confusion, quand on vient à considérer combien on est imparfait ! Je vous dis ceci pour vous faire voir l’obligation que vous avez d’être reconnaissantes des grâces que Dieu fait à la Compagnie, laquelle est en si bonne odeur que, dans un même jour, on est venu vous demander de trois endroits. Cela fait croire que, si les Filles de la Charité en général étaient détraquées, si le gros était en désordre, Dieu ne permettrait pas qu’elles eussent de si saints emplois. Et savez-vous de quel poids cela est,

 

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quand on voit une fille se porter avec affection au service des pauvres ? Ah ! mes sœurs, si vous le saviez ! Je n’ai jamais ouï qu’on ait demandé des religieuses carmélites en quelque ville que ce soit. Et pour vous autres, voilà des évêques qui vous désirent, parce que vous faites profession d’assister le prochain ! Grand sujet de consolation pour celles qui gardent leurs règles ! Mais prenez garde qu’il n’y en ait quelqu’une parmi les autres qui se soit mise en l’état dont nous avons parlé. Faites votre oraison demain là-dessus et voyez si vous n’êtes point tombées en quelqu’une de ces fautes ; surtout résolvez-vous à ne jamais vous plaindre aux sœurs ; et si vous vous trouvez dans l’état de paresse, priez Dieu qu’il vous fasse la grâce d’en sortir pour vous mettre dans celui qui lui est agréable. Faites comme dit saint Pierre : si vous n’êtes pas en l’état des prédestinés, faites en sorte que vous y soyez, travaillez pour sortir de cet état, et dans toutes vos prières demandez à Dieu cette grâce, que toutes lui soient fidèles, qu’il n’y en ait point qui abusent de ses grâces et qui viennent à être attachées à une vétille, à un rien qui leur attire la malédiction de Dieu.

Oh ! béni soit Dieu ! Courage, mes filles ! travaillez à lui être fidèles en toutes choses, à ne point vous plaindre, quoique vous soyez malades. Prenons tout de la main de Dieu et disons-lui : "Seigneur quand je vous demande la grâce de souffrir les peines que votre bonté m’enverra, je me propose à même temps de les recevoir de votre main. Seigneur, puisqu’en ce monde on ne peut pas être sans peine, je me propose de recevoir pour votre amour toutes celles qui m’arriveront aussi bien que de me défaire de l’esprit de paresse, de bien faire les choses ordonnées et de me tenir ferme au bien commencé, parce que cela vous sera agréable."

Mes sœurs, une règle observée, une petite souffrance

 

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endurée, pour l’amour de Dieu, par ceux qui l’aiment, leur procurent, oh ! quel bonheur ! Mais aussi quel malheur de déchoir de toutes les grâces que Dieu avait faites à cette âme ! Je prie Notre-Seigneur qu’il nous fasse la grâce de sortir de cet état de paresse, si nous y sommes.

Une sœur interrompit alors M. Vincent et le pria de demander à Dieu le pardon de plusieurs fautes dont elle se connaissait coupable sur ce sujet.

— Eh bien ! ma sœur, lui dit-il, vous tombez parce que vous êtes faible, et vous vous relevez par ce que vous venez de faire. Ayez confiance en Dieu, qui vous donnera la force de supporter vos peines. C’est ce que je lui demande de tout mon cœur et pour vous et pour nous.

 

75. — INSTRUCTION DU 29 JUILLET 1656

A DEUX SŒURS ENVOYÉES A LA FÈRE

Le 28 juillet 1656, la reine donna ordre à madame la nourrice du roi d’envoyer demander des Filles de la Charité pour assister les pauvres soldats blessés au siège.

M. Vincent, notre très honoré Père, en nomma deux, l’une desquelles fit un peu de résistance, avec paroles assez violentes, qui témoignaient qu’elle n’avait pas grande affection à sa vocation, pour la répugnance qu’elle avait à obéir. L’autre allégua quelque infirmité. Ce que voyant, notre très charitable Père ne les voulut point contraindre, quoique la dernière se résolût, même quand elle en devrait mourir. Et l’autre, par l’appréhension d’avoir fâché son supérieur, envoya le lendemain lui dire qu’elle ferait ce qu’il lui plairait, pourvu que

Entretien 75Recueil des procès-verbaux des Conseils, p. 188 et suiv.

 

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l’on envoie une sœur entre les mains de laquelle elle mettrait son compte. La disposition qui paraissait en cette fille méritait correction, et néanmoins le support de notre très honoré Père lui fit dire que, sa charité ayant égard à leurs infirmités, il ne jugeait pas à propos qu’elles fissent ce voyage. Et la Providence en fit tout aussitôt paraître deux capables de cet emploi (1), avec toutes les dispositions nécessaires. Le 29 du même mois, elles se rendirent à la maison pour partir le lendemain. Ce qui fit que, le soir, nos deux sœurs allant recevoir leur obédience, elles eurent le bonheur à peu près de l’instruction suivante.

Mes chères sœurs, c’est donc vous que la divine Providence a choisies pour cet œuvre si important. Eh ! qui l’aurait jamais pensé ? Vous-mêmes, mes sœurs, l’auriez-vous cru ? Vos pères et vos mères y ont-ils jamais pensé ? Que vous, ma chère sœur, étant à votre pays de Champagne et vous à Poissy, Dieu pensât à vous pour vous mettre en une Compagnie pour le servir ! Que vous, quoique pauvres filles des champs, dans la grossièreté et l’ignorance, vous ayez été regardées et choisies de Dieu pour des œuvres si grands ! Quoi ! une reine pense à vous, vous envoie quérir avec des bontés incroyables pour vous occuper par ses ordres à un si saint œuvre ! O mes filles, combien il vous faut humilier pour être reconnaissantes de si grandes grâces, croyant que vous n’en êtes pas dignes, comme, en effet, mes sœurs, il est vrai !

La fin pour laquelle Notre-Seigneur vous fait appeler et celle que vous devez avoir, mes chères sœurs, est pour honorer la vie du Fils de Dieu sur terre ; car qu’a-t-il fait autre chose que ce que vous allez faire ? Ne travaillait-il pas continuellement et avec peine au salut des

1). Sœurs Marie-Marthe Trumeau et Elisabeth Brocard.

 

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âmes et même pour la santé des corps ? Est-ce peu de chose que cela à votre avis, mes sœurs ? Mais y en peut-il avoir sur terre ? Oh ! non, mes filles. Cet œuvre est si grand qu’il a été dit que, si les anges et les saints étaient capables de désirer quelque chose, ce serait ce saint exercice. Oui, mes sœurs, les saints vous l’envieraient volontiers. Oh ! quel bonheur ! O mon Sauveur, vous en connaissez l’importance ! Comment avez-vous choisi des personnes si ravalées et si chétives ! Vous saviez les grâces que vous leur vouliez donner ; soyez-en béni à jamais, mon Sauveur !

Une des fins que vous devez avoir et que Notre-Seigneur a pu aussi avoir pour vous appeler au service des pauvres malades et blessés, mes sœurs, est pour réparer en quelque manière ce que les hommes ont voulu détruire, voulant ôter la vie à ces bonnes gens. Vous allez aider à conserver celle que Dieu leur a laissée, faisant votre possible pour] es remettre en santé, ou pour les aider à se disposer à bien mourir. O quel bonheur ! ô quel bonheur, mes chères sœurs, d’être employées à un pareil et si saint exercice, semblable à celui du Fils de Dieu sur terre !

Un des moyens pour bien faire l’œuvre de Notre-Seigneur est de se bien humilier, mais d’une vraie et solide humilité. — Et que voulez-vous dire, Monsieur ? Comment nous humilierons-nous ? — Ce sera mes filles, en aimant votre bassesse et le travail de la terre, comme vous auriez fait si vous aviez été mises dans le ménage selon votre condition. Et vous voilà élevées à un emploi si haut ! Être considérées d’une reine et de tant d’autres personnes de condition, être rendues capables, par la grâce de Dieu, de rendre service au prochain, et de telle sorte, mes sœurs, que, si les anges et les saints étaient susceptibles d’envie, ils vous en porteraient, considérant que vous faites ce que Notre-Seigneur a fait

 

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sur terre et ce qu’il a tant recommandé de faire à ses apôtres et, en eux, à tous les chrétiens ! Humiliez-vous donc beaucoup, mes sœurs, je vous en prie.

Un autre moyen de vous humilier, ce sont les occasions que vous en pourrez avoir par les personnes mêmes auxquelles vous ferez du bien. O mes sœurs, vous pouvez vous attendre à cela, étant une chose bien ordinaire. Et si cela ne vous arrivait point, vous n’imiteriez pas entièrement le Fils de Dieu. Eh ! n’est-ce pas ce qu’il voulait signifier à ses apôtres, les envoyant pour le service et l’instruction du prochain, leur disant : "Je vous envoie comme brebis au milieu des loups ; ils vous maltraiteront, vous flagelleront et vous mépriseront (2) Je vous dis de même, mes filles. Il pourra arriver que l’on se plaindra, que l’on vous méprisera. On vous dira que vous gâtez tout, que vous n’entendez rien, que vous nuisez plutôt que de servir. Il n’y aura pas jusqu’aux personnes à qui vous aurez rendu plus de services, qui vous diront des injures et pour lors, mes sœurs, réjouissez-vous. Que n’a-t-on pas dit à Notre-Seigneur, qui faisait le bien à tout le monde ! Il savait bien ce qui devait arriver à ceux qui l’imiteraient ; et pour cela il leur fait entendre qu’il y a un grand bonheur de souffrir ces choses, puisqu’il enseigne de se réjouir parmi tant de sujets en apparence de s’affliger. Et il pourra peut-être arriver, mes sœurs, que le mépris que l’on fera de vous sera si grand que toute la Compagnie en souffrira quelque blâme. Or, c’est en cela, mes chères sœurs, que vous pourrez pratiquer une vraie humilité. Ce n’est pas assez que nous voyions ou sentions en nous-mêmes les sujets qui méritent grand mépris, que nous aimions notre propre abjection ; mais encore il faut aimer le mépris plus général qui s’étend jusques à la Compagnie,

2) saint Matthieu X, 16-17.

 

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pourvu que la Compagnie et vous soyez sans scandale manifeste. Donnez-vous donc à Dieu, mes chères sœurs, pour vous humilier beaucoup et ne craignez jamais. Le mépris de cette sorte ne vous pourra nuire ; au contraire, il vous servira pour vous rendre agréables à Dieu, puisque vous honorerez l’état humiliant de son Fils sur terre.

Cette humiliation, mes sœurs, vous servira à avoir une grande confiance en Dieu. N’est-ce pas cette confiance qui vous doit faire entreprendre toutes les actions de charité auxquelles vous êtes employées ? Vous savez bien, mes sœurs, que ce n’est pas vous qui vous donnez le courage et la force d’entreprendre tout ce que vous faites par la charité. N’était-ce pas cette confiance qui faisait entreprendre aux apôtres toutes les grandes œuvres qu’ils faisaient, qui les faisait parler avec tant d’assurance aux grands et aux petits ? N’était-ce pas ce qui faisait dire à Saint Paul : "Je puis tout en celui qui me conforte ?" (3). Oui, mes sœurs, les plus chétives créatures peuvent faire tout ce à quoi Dieu les veut employer, pourvu qu’elles aient confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui ne manquera jamais de leur donner sa grâce, laquelle il faut aussi lui demander. Et pour cela, mes sœurs, priez, puisque c’est un moyen très puissant pour obtenir de Dieu que son œuvre s’accomplisse selon sa sainte volonté.

Un autre moyen, mes sœurs, est la charité, et qu’il y ait une grande union entre vous pour vous supporter l’une l’autre. Car, n’en doutez point, mes filles, notre ennemi est ennemi de la paix, lequel ne manquera pas de vous susciter des embûches pour essayer de semer de la division ; mais tenez ferme.

3) Épître aux Philippiens IV, 13.

 

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Vous, ma sœur Marthe, soyez la servante de notre sœur, je vous en prie.

Son humilité témoigna n’en être pas capable et, par soumission, l’accepta.

— Dieu soit béni ! Si notre sœur faisait ou disait quelque chose qui vous désagréât, supportez-le. Et vous, si ma sœur vous fait faire quelque chose contre votre sentiment, excusez ; si elle vous disait quelque chose qui vous fâchât, car vous êtes assurée que cela arrivera supportez-le. Et comment, mes filles, cela ne pourrait-il point arriver vu que nous-mêmes nous nous contredisons bien ? Nous avons dit une chose le matin, et le soir nous ne sommes plus de ce sentiment. Mais ce que vous avez à faire dans ces rencontres est de vous supporter l’une l’autre. Pensez au support que Notre-Seigneur a eu de ceux qui le calomniaient et contredisaient, sans jamais s’en plaindre.

Ne vous plaignez aussi jamais, mes chères sœurs, aux personnes du dehors, oh ! jamais, mes chères sœurs. S’il vous arrivait de vous plaindre aux personnes du monde, cela leur pourrait faire dire : "Eh ! comment ces filles supporteront-elles avec charité les pauvres malades, puisqu’elles ne se sauraient supporter elles-mêmes ! Comment donneraient-elles du repos aux pauvres, puisqu’elles n’ont pas seulement la paix entr’elles !

Une des sœurs dit :

Mon Père, il me semble qu’il n’y a nulle peine, telle qu’elle puisse être, à servir les pauvres, pourvu que l’union et le support soient au dedans.

— Oh ! Dieu vous bénisse ! Vous dites une chose bien véritable. C’est pourquoi, mes sœurs, je vous le recommande de tout mon cœur. Mais ce que vous avez à faire, mes chères sœurs, pour acquérir cette vertu de support est que, dès aussitôt que l’une aura mécontenté l’autre, vous vous mettiez aussitôt à genoux pour vous demander

 

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pardon. O mes sœurs, l’excellente pratique ! Je vous y exhorte. Oui, mes sœurs, les supérieurs mêmes se doivent toujours mettre à genoux. Je demandais hier pardon à toute la Compagnie, et à genoux. Oh ! oui mes sœurs, car c’est aux supérieurs à se charger de toutes les fautes que la Compagnie fait. Notre-Seigneur en a usé de la sorte. N’est-il pas dit de lui qu’il s’est chargé de tous les péchés du monde et ne sont-ce pas tous nos crimes qui l’ont fait mourir ? O mes sœurs, qu’il fait bon d’en user de la sorte !

Ayez grand soin de garder vos règles communes, autant que le service des pauvres vous le pourra permettre ; car vous savez que c’est votre principale affaire, pour laquelle vous devez tout quitter, sans néanmoins ne pas laisser une partie de ce que vous pourrez faire, ne pouvant pas faire le tout.

Pour la sainte communion, vous communierez les jours qui vous sont ordonnés, si vous n’en êtes point empêchées par le besoin des pauvres.

J’ai omis de dire, en l’article où notre très honoré Père recommande de ne se décharger à personne de dehors, que sa charité dit que, si elles étaient trop surchargées de peines, après les avoir dites à Notre-Seigneur, elles pouvaient en écrire à leur supérieur même, plutôt que de donner du scandale à la Compagnie.

Et sa charité ajouta :

O mes filles, c’est Notre-Seigneur qui nous enseigne cette pratique, quand, envoyant ses disciples pour le service du prochain et prêcher son Évangile, il leur dit : "Ne saluez personne en chemin" (4). Savez-vous pourquoi ? C’est de crainte que, s’amusant par le salut, ils ne se missent en danger de parler d’autres choses et

4) saint Luc X, 4.

 

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d’en venir à parler de ce qui se passait entr’eux. O mes chères sœurs, le grand mal que c’est de découvrir les secrets de la Compagnie ! Grande cordialité donc, mes chères sœurs.

Il fut demandé à notre très honoré Père comme il fallait que les sœurs se comportassent envers les soldats convalescents.

— O mes sœurs, il faut que ce soit toujours avec grande charité et modestie car, comme ils n’ont plus le corps malade, il faut se tenir sur ses gardes, comme l’on doit faire avec tous les autres hommes S’il arrivait que quelqu’un fût insolent, il faudrait l’en reprendre d’une façon sévère. S’il y retournait, il faudrait le menacer de s’en plaindre. Comme aussi il faut ne jamais s’approcher d’eux qu’autant qu’il est nécessaire pour leur bien, expédiant promptement le service que vous leur devez rendre.

Je ne sais pas, mes sœurs, comment il sera pourvu pour les nécessités des pauvres, tant pour le vivre qu’autres dépenses ; mais je vous prie de ne vous en charger que le moins que vous pourrez. Si vous ne pouvez vous exempter de manier l’argent, rendez-en compte le plus tôt que vous pourrez. Pour cela, il est nécessaire de toujours écrire ce que vous recevrez et dépenserez. C’est une chose tout à fait nécessaire aux Filles de la Charité de paraître et d’être de bon compte.

Vous ferez par les chemins vos petites règles et serez le plus que vous pourrez à édification au prochain. Vous avez déjà fait des voyages. Vous savez les petites pratiques ordinaires sur les chemins. Dans les hôtelleries, retirez-vous toujours en particulier. Quand vous arriverez, vous irez trouver madame la nourrice du roi après avoir été adorer Dieu au saint Sacrement de l’autel à l’église ; et vous direz à cette bonne dame que vous allez recevoir ses commandements et savoir d’elle le service

 

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que Dieu veut que vous rendiez aux pauvres. Vous saurez où vous pourrez trouver Monsieur de Saint-Jean, leur baillerez à l’un et à l’autre les lettres que vous leur portez et suivrez en tout les avis qu’ils vous donneront.

Et enfin notre très honoré Père donna sa bénédiction avec les souhaits ordinaires pour obtenir de notre bon Dieu la grâce de faire sa très sainte volonté. Dieu soit béni !

 

76. — CONFÉRENCE DU 20 AOÛT 1656

SUR LA PAUVRETÉ

(Règles Communes, art. 7)

Mes chères sœurs, nous expliquerons aujourd’hui, avec l’aide de Dieu, votre septième règle, mais succinctement, ne pouvant pas être ici longtemps. Cette règle dit : "Elles honoreront la pauvreté de Notre-Seigneur, se contentant d’avoir leurs petites nécessités dans la simplicité ordinaire, etc."

M. Vincent relisant l’article, l’expliqua mot à mot et à peu près comme il suit.

"Elles honoreront la pauvreté de Notre-Seigneur." O Sauveur de mon âme ! cela est bien raisonnable. Eh ! qui voudra être riche après que le Fils de Dieu a voulu être pauvre ! Si l’on considère le danger où sont les personnes riches pour leur salut, on n’aura point d’envie des biens et commodités de la vie. Cette règle dit qu’elles n’auront rien de propre, et ainsi qu’elles mettront tout en commun. Mes sœurs, c’était la pratique des premiers chrétiens, et saint Augustin établit de son temps une communauté de filles et de femmes pour faire revivre en quelque façon l’esprit de la primitive Église.

Entretien 76. — Ms. S.V. 3, p. 130 et suiv.

 

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Voici comme l’on faisait dans cette communauté : on mettait tout entre les mains de la supérieure ; et si l’on portait quelque chose à l’une d’entr’elles, cela servait au commun ; elles ne pouvaient point disposer non seulement du bien de la communauté, mais même du leur propre. Or, si, du temps de saint Augustin, cela s’observait, n’est-il pas raisonnable que nous le fassions ? Et puisqu’il est plus difficile qu’un riche entre dans le ciel que de faire passer un câble par le trou d’une aiguille, qui n’évitera pas ce péril ? Si le Roi des rois a embrassé la pauvreté, venant au monde, et, au contraire, a fulminé malédiction sur ceux qui sont attachés aux richesses, en ces termes : "Malheur à vous riches qui avez votre consolation !" (1) cela étant ainsi, bienheureuses sont les Filles de la Charité qui ont choisi une manière de vie qui a pour principale fin l’imitation de celle du Fils de Dieu, lequel, pouvant avoir tous les trésors du monde, les a tous méprisés et a vécu si pauvrement qu’il n’avait pas une pierre pour reposer son chef.

Mes chères sœurs, je prie Notre-Seigneur de vous faire bien entendre le bonheur de ceux qui vivent dans la pauvreté et le grand malheur qui arrivera aux personnes qui sont attachées aux richesses.

Cette règle dit encore : "Elles se contenteront d’avoir leurs petites nécessités dans la simplicité ordinaire." Car, voyez-vous, vous n’êtes pas des personnes accoutumées à avoir plus que le nécessaire, et vous ne devez pas désirer de superfluité. Hélas ! combien y a-t-il de religieux et religieuses qui n’ont rien et à qui il n’est permis de faire aucune réserve ! Combien en voyons-nous qui vont à la campagne, qui logent où ils se rencontrent et prennent ce qu’on leur donne, sans jamais

1) S. Luc, VI, 24.

 

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porter d’argent pour subvenir à leurs nécessités ! Et ainsi ils dépendent entièrement de la Providence. Cela fait voir la grande confiance qu’ils ont en Dieu.

Or, voyez-vous, mes chères sœurs, vous devez vous affectionner à la pratique de cette sainte vertu, à l’imitation de votre Époux et de tant de personnes qui l’ont embrassée à son exemple, comme les Capucins, les Carmes et plusieurs autres religions, qui n’ont point de bien en propre et dépendent toutes de la Providence de Dieu, lequel est beaucoup honoré par toutes ces personnes qui ont choisi cette manière de vie pour imiter celle de Notre-Seigneur et celle des premiers chrétiens.

Car, voyez-vous, mes chères sœurs, de ce temps-là les chrétiens vivaient ainsi ; ils mettaient tout en commun et apportaient l’argent de leurs biens aux pieds des apôtres. Or, il se rencontra un Ananias et sa femme Saphira qui voulurent être chrétiens. Pour exécuter son dessein, il fallait vendre tout et en porter l’argent aux pieds des apôtres. Ils eurent crainte que, s’ils se défaisaient de tout ce qu’ils possédaient, ils ne vinssent à avoir nécessité, et dirent entr’eux : "Qui sait s’il ne viendra point un temps auquel on chassera les chrétiens et on les fera mourir ? Gardons la moitié de notre argent pour subvenir à la nécessité, en cas que cela arrive." Voilà donc comme ils se servirent de la prudence humaine. Ils apportèrent une partie de leur bien aux apôtres et gardèrent l’autre. Saint Pierre, qui présidait alors, connut leur tromperie et fulmina sa malédiction contre eux, pour avoir dissimulé la vérité, et ils moururent sur-le-champ.

Or, si les chrétiens qui faisaient semblant de l’être, étaient traités de la sorte dès le commencement, qu’arrivera-t-il aux religieux qui ne le sont qu’en apparence ! Qui sait, mes sœurs, si la malédiction de Dieu ne tombe pas sur une Fille de la Charité qui veut retenir quelque

 

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chose de la maison ou du sien, quand elle y entre ? C’est un Ananias qui veut tromper ses supérieurs, rompant à même temps la règle. Mais aussi elle se rend digne de la malédiction qui tomba sur Ananias et Saphira. Encore, s’il ne s’agissait que d’une mort corporelle, ce serait peu ; mais il y va de celle de l’âme, comme saint Pierre nous l’apprend en ce qu’il a dit à ces deux personnes : "Comment as-tu voulu tromper le Saint-Esprit ? Tu as menti à Dieu, et pour cela tu mourras" (2).

Vous ne devez donc rien avoir de propre, ni à la maison, ni dehors ; autrement, la fille qui veut avoir quelque chose en propre est une Saphira, et tôt ou tard il lui arrivera quelque malheur. Or, pour éviter ce mal, il faut tout mettre en commun et ne rien avoir en particulier. On vous a averties de cela quand vous êtes entrées dans la Compagnie ; vous avez promis de le faire et vous n’y avez pas été reçues sans l’avoir dit ; de sorte qu’il n’y a point d’excuse qui vous en puisse dispenser. Dès le commencement de l’Église, cela s’est observé, et on ne pouvait être chrétien si l’on ne mettait tout en commun, ni prêtre sans abandonner son bien.

Il est dit qu’on ne pourra disposer du bien de la communauté. Il est vrai, mes chères sœurs, que je ne puis m’empêcher d’admirer la conduite de la divine Providence, qui vous a donné la pensée de contribuer à l’entretien de la maison. Cela est vraiment admirable, et c’est faire comme de bons enfants doivent faire, c’est-à-dire nourrir sa mère ; car la Compagnie est votre mère, et vous contribuez avec elle à nourrir vos petites sœurs qui y sont et qui viendront après vous. Il ne vous est donc point permis de disposer du bien de la communauté, ni de votre propre bien ; car vous n’avez rien et

2) Actes des Apôtres V. 3-4, 9.

 

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ne devez rien avoir que par la permission de vos supérieurs.

On pourra penser que ce n’est que celles qui ont fait les vœux qui sont obligées à la pratique de la pauvreté. Mais il faut savoir, mes sœurs, que vous y êtes toutes obligées, celles qui ont fait les vœux et celles qui ne les ont pas faits, parce que toutes celles qui viennent en la Compagnie ont ou doivent avoir dessein de servir Dieu ; et pour cela, mes sœurs, il faut que toutes les Filles de la Charité soient détachées de toutes choses pour être semblables à leur Époux.

Monsieur, nous ne doutons pas que celles qui ont fait vœu ne soient obligées à garder cette règle ; mais les autres y sont-elles pareillement obligées ? — Oui, mes sœurs, d’autant qu’on leur a proposé cela avant de les recevoir ; vous l’avez voulu et vous avez promis de le faire ; car on ne recevrait pas une fille qui dirait qu’elle ne peut se résoudre à cette pratique, parce qu’il faut que toutes soient revêtues des livrées de leur Époux. N’est-ce pas un grand honneur à une épouse d’être traitée comme son époux ? Un valet ne tient-il pas à honneur de porter les couleurs de son maître ? Or, mes chères sœurs, comme entre l’époux et l’épouse tout est en commun, dès lors qu’une âme a pris Notre-Seigneur pour son Époux, elle doit partager toutes choses avec lui.

Mes filles, vous l’avez choisi dès lors que vous êtes entrées dans la Compagnie, vous lui avez donné votre parole ; et comme il a mené une vie pauvre, il faut l’imiter en cela. N’était-il pas souverain ? Ne pouvait-il pas avoir toutes ses commodités, s’il eût voulu ? Mais il a préféré à tout cela la pauvreté, qui a paru en toutes ses actions ; car il était nourri pauvrement, couché pauvrement, de sorte qu’il n’avait pas même une pierre pour reposer sa tête. Et une sœur ne voudra pas s’assujettir à faire ce que le Fils de Dieu nous a enseigné par son exemple !

 

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Elle pensera n’y être pas obligée, parce qu’elle n’a pas fait les vœux ! C’est ce qui ne doit jamais entrer dans vos esprits ; et il faut vous donner à Dieu pour vivre de la manière que votre Époux a vécu et pour être dans l’état qu’il a voulu être sur la terre, sans s’excuser sur ce qu’on n’a pas fait ses vœux, parce que vous avez dû renoncer aux biens et au désir de posséder aucune chose en propre lorsque vous avez voulu sortir du monde pour servir Dieu parfaitement ; et l’ayant fait, vous devez être satisfaites en ne possédant que lui. Que peut-on désirer quand on a le souverain bien et la source de tous les biens ! Malheureux celui qui ne se contente pas de Dieu ! Et bien malheureux ceux qui préfèrent une créature ou quelque autre chose à leur créateur !

Retenez donc bien cela, mes chères sœurs, toutes celles qui sont dans la Compagnie et qui n’ont pas encore fait leurs vœux doivent garder la pauvreté ; car, pour celles qui les ont faits, cela va sans dire ; et si vous reteniez quelque chose en particulier sans le consentement des supérieurs, vous offenseriez Dieu et fausseriez la foi que vous lui avez promise.

Mais, Monsieur, nous ne l’avons pas promise à Dieu par vœu. — Vous ne l’avez pas promise à Dieu par vœu, mais c’est à Dieu que vous avez donné votre parole en la personne des supérieurs lorsqu’ils vous ont représenté cette nécessité pour être admises en la Compagnie, et que, nonobstant cela, vous n’avez pas laissé de persévérer à demander d’y être reçues. Et contrevenant à cette règle, vous ne manquez pas seulement de foi aux supérieurs, mais vous rétractez encore la promesse que vous avez faite à Dieu, selon ce que dit saint Pierre à Ananias : "Comment as-tu voulu tromper Dieu ! Tu as menti au Saint-Esprit !" pour vous faire voir combien il importe d’être fidèles à garder ce qu’on a résolu. Ah ! mes sœurs, gardez-vous bien de tomber dans ce malheur, car, dès

 

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le moment que vous retiendrez quelque chose, soit des pauvres ou de la maison, vous fausserez la promesse que vous avez faite à Dieu. Et s’il s’en trouvait quelqu’une, c’est un Ananias, à laquelle on pourrait dire ce que saint Pierre lui dit : "Malheureuse fille, pourquoi avez-vous faussé la foi à votre Époux ?"

Non seulement elles ne pourront avoir rien en propre, mais elles ne pourront prendre aucune chose de ceux qui leur voudraient donner ni de leurs parents, ni d’une dame, ni de qui que ce soit, sans le congé des supérieurs ; d’autant que dès lors que vous vous êtes données à Dieu dans la Compagnie, ii ne vous est plus loisible ni de donner, ni de recevoir, si ce n’est comme je vous ai dit, avec le consentement de vos supérieurs. Et il suffît pour vous obliger à garder exactement vos règles que vous soyez dans la Compagnie.

Voilà votre règle expliquée à la lettre, voyons maintenant comme on y peut contrevenir. On peut rompre cette règle par pensées, par paroles et par œuvres. Comment, me dira-t-on, peut-on faire des fautes contre la pauvreté par pensées ? Mes chères sœurs, voici comment : c’est en désirant avoir des commodités, que rien ne nous manque, soit à l’égard de la nourriture, des habits ou du logement. C’est contre la pauvreté non seulement de désirer ces choses qu’on n’a pas, mais encore d’avoir trop d’affection pour ce que nous avons en usage, par exemple pour une robe bien ajustée, pour une chambre, ou pour quelque autre chose. C’est contrevenir à votre règle. Et il importe beaucoup de bien entendre ceci. C’est pourquoi je vous prie de le bien retenir.

Mes chères sœurs, le désir d’avoir ce qui ne nous est pas permis est mauvais ; mais, quand il nous porte à vouloir le demander, c’est encore pis, car la pauvreté oblige à ne souhaiter autre chose que Dieu, principalement celles qui en ont fait vœu. Or, entre celles qui

 

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manquent contre cet article, celles-là font plus grande faute qui demandent ce qu’elles désirent, avec empressement. Il y en a même qui non seulement désirent, mais demandent en effet et n’ont point de repos si on ne leur accorde, jusque-là qu’elles se laissent aller aux murmures et aux plaintes. Oh ! que cela est mal ! Il n’en faut jamais venir là, mes chères sœurs, quand vous n’avez pas ce que vous désirez. Et si M. Portail ou Mademoiselle Le Gras ne vous accordent pas sitôt ce que vous leur demandez, il faut penser que Dieu permet cela afin que vous exerciez la vertu de patience.

Voilà, mes chères sœurs, les choses qui vont contre la pauvreté. Désirer avoir ce qu’on aime, mais le désirer ardemment, le demander et s’impatienter quand on ne l’accorde pas sur-le-champ, avoir grande peine à être refusée, voyez-vous, tout cela est contre la sainte pauvreté car la pauvreté demande qu’on quitte tout et qu’on n’ait rien en propre. La pauvreté dit un renoncement à tous les biens et commodités. Enfin elle consiste à ne désirer que Dieu seul.

Voilà quant à la pensée. Voyons comment on y manque par paroles. C’est lorsque, ne pouvant avoir ce qu’on désire, on n’a point de patience pour attendre que l’heure à laquelle on nous l’a promis soit venue. On en parle on se plaint de ce retardement à une sœur puis à une autre, ensuite à d’autres, si on les rencontre, en sorte que toutes en ont connaissance, ce qui peut beaucoup nuire à la Compagnie, d’autant que celles à qui vous vous plaignez ne savent pas les raisons qui ont obligé les supérieurs ou à refuser ou à différer de donner ce que vous leur avez demandé. Et ainsi elles peuvent être malédifiées.

On fait encore pis, car quelquefois on se plaint aux externes. On ne se contente pas de le dire aux sœurs, mais on a si peu de retenue qu’on s’emporte à se plaindre

 

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aux personnes du monde. Cela est directement contre l’esprit de la pauvreté, qui reçoit ce qu’on donne et comme on le donne, mais ne se plaint quand quelque chose lui manque.

Les apôtres recevaient ce qu’on leur donnait et comme on leur donnait, ainsi que Notre-Seigneur leur avait enseigné. Mes filles c’est ainsi qu’il faut faire, et ne désirer rien sinon ce que les supérieurs jugeront à propos que vous ayez. Car, autrement, mes chères sœurs, vous n’aurez point de repos, il y en a qui s’attacheront à une vétille, à une image, à des souliers ; et si on les leur ôte, elles ne le sauraient supporter. Cela est contre la sainte pauvreté, qui ne permet pas qu’on désire autre chose que Dieu. Tous les saints ont été dans cette pratique. Regardez leur vie. Vous verrez premièrement en celle de Notre-Seigneur qu’il n’avait ni biens ni provisions pour lui et ses apôtres. Un temps fut qu’il n’avait rien du tout. Mais, comme sa troupe commença à grossir, on lui représenta qu’il était nécessaire d’avoir quelque chose pour subvenir à leurs nécessités ; car il ne voulait rien avoir. On lui dit : "Seigneur, que voulez-vous faire ? Les troupes vous suivent, et elles n’ont point de quoi manger, permettez qu’on ait quelque chose pour les empêcher de mourir de faim." Notre-Seigneur, entendant cela, fut ému de compassion et eut pitié de ces pauvres gens ; ce qui fit que depuis il souffrit que quelques dames, qui lui étaient fort affectionnées, donnassent quelque chose pour lui et pour ses disciples. Mais avant cela il n’avait rien pour montrer combien il aime l’état de pauvre et dénué de toutes choses. O mes chères sœurs, quel bonheur d’être dans la manière de vie du Fils de Dieu !

On peut rompre encore cette règle par œuvre ; c’est lorsqu’on se satisfait, faisant enfin si bien qu’on a ce qu’on désire. On ne se contente pas de contrevenir à la

 

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règle par pensée et par parole ; mais on va par-dessus, qui est encore pis que les désirs et les paroles, parce qu’on accomplit tout à fait le mal. Par exemple, acheter des souliers faits à sa fantaisie, ou du linge plus fin que celui dont la communauté se sert. O Sauveur ! le grand mal que d’en venir jusqu’à se satisfaire contre la sainte pauvreté ! D’autant qu’avoir quelque chose sans le congé des supérieurs, quand ce ne serait qu’une image, c’est contre la sainte pauvreté. Et non seulement on va contre la pauvreté si l’on garde quelque chose, mais aussi si l’on en reçoit quelque autre sans permission.

C’est encore contre la pauvreté de retenir quelque chose ou de la communauté, ou des pauvres. O Sauveur ! le grand mal ! S’il y en avait quelqu’une dans la Compagnie qui fût si malheureuse, ce que je ne veux pas croire, mais, s’il y en avait, elle serait pire qu’Ananias et Saphira ; car ce qu’ils retinrent avait été à eux ; mais retenir le bien des pauvres, c’est faire comme Judas. Ce malheureux est blâmé d’être arrivé à cet horrible crime de vendre son Maître, pour avoir retenu, à l’insu de Notre-Seigneur, les aumônes qu’on donnait pour distribuer aux pauvres. Mes sœurs, je vous l’ai déjà dit, s’il y en avait quelqu’une, ce que je ne veux pas croire, oh ! non, par la grâce de Dieu, je n’ai point encore ouï dire que pas une ait retenu quelque chose ; au moins ne m’en souviens-je pas ; mais, si cela était, nous pourrions bien dire que ce serait un Ananias ou un Judas, qui voudrait tromper ceux qui se confient en elle ; ou plutôt elle fausserait la foi qu’elle a promise à son Dieu, par l’appétit d’avoir quelque chose, quand ce ne serait que cinq sols, voire même que deux, pris chez soi ou chez un pauvre ; et pour cette petite satisfaction, elle manquerait à la fidélité qu’elle doit avoir dans sa vocation ! N’est-ce pas être pire qu’Ananias et Saphira ? Oh ! quel malheur pour une telle personne ! Mais aussi quel bonheur à celles

 

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qui aiment la pauvreté ! Quelle grâce embellit leurs âmes à mesure qu’elles croissent en cette vertu ! Ah ! que cela est beau de se trouver en l’état tant chéri de Notre-Seigneur ! Si vous pouviez comprendre le plaisir qu’il a de voir une âme continuer la vie qu’il a menée sur la terre !

Or, s’il y a des personnes au monde qui doivent exceller en la pratique d’honorer la vie pauvre du Fils de Dieu et qui soient obligées d’aimer la pauvreté, ce sont les Filles de la Charité, parce que vous maniez toutes le bien des pauvres. On vous confie tout, Dieu ayant donné la grâce à nos chères sœurs de s’acquitter si bien de leur devoir par le passé, et cela ayant donné une telle estime de la Compagnie parmi les personnes de plus grande piété, qu’elles s’assurent de votre fidélité. De sorte, mes chères sœurs, que je doute fort qu’il y ait moyen de maintenir la Compagnie sans la pratique de cette règle. Non, non, je ne vois point de moyen pour conserver la Compagnie de la Charité que celui-là. Et sitôt qu’on se relâchera en ce point il est fort à craindre qu’elle ne diminue autant qu’elle s’est avancée.

Mes chères sœurs, que fait une personne qui fait les vœux ? A quoi pensez-vous qu’elle s’oblige ? A fuir désormais tout ce que le monde recherche. Que dit une Fille de la Charité qui fait vœu de pauvreté chasteté et obéissance ? Elle dit qu’elle renonce au monde, qu’elle méprise toutes ses belles promesses et se donne à Dieu sans aucune réserve. Il n’y a pour elle plus de plaisirs ni de vaines satisfactions de la chair. "Je renonce, dit-elle, à tout cela pour suivre mon Époux dans la vie qu’il a menée." Voilà ce qu’on fait par les vœux et ce qu’on doit faire pour les bien observer. Oh ! l’heureux état dans lequel se met une âme qui observe ses vœux, et principalement celui de pauvreté, sans négliger rien de ce qui regarde les autres ! Aussi, mes chères sœurs, tant que vous garderez cette règle, Dieu vous bénira ; mais,

 

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si vous y manquez, oh ! vous n’en demeurerez pas là, car cette inobservance vous fera tomber dans le malheur de Judas. Et une sœur qui serait si malheureuse que de prendre quelque chose du bien des pauvres, soyez assurées, mes sœurs, qu’elle ne pourrait persévérer dans sa vocation. Non, il n’est pas possible que cette sœur persévère. Elle demeurera bien quelque temps mais Dieu ne permettra pas qu’elle infecte toujours une si sainte Compagnie, ni qu’elle foule aux pieds les grâces qu’il y répand continuellement. Car que fait une fille qui ne tient compte de ses règles, sinon fouler aux pieds les moyens que Dieu a donnés pour la sanctification de tant d’âmes qu’il a appelées dans cette maison ? Ah ! quel malheur pour celles qui ne gardent pas cette règle ! Elles pourraient être cause de la ruine de toute la Compagnie.

Mon appréhension, mes chères sœurs, est celle-là, qu’on vienne à manquer en ce point, dans la crainte que j’ai que cette œuvre ne périsse. J’ai souvent pensé à ce qui pourrait causer ce mal et faire ce ravage, qu’on ne vît plus dans Paris tant de vierges et de veuves aller visiter les pauvres, ou bien d’où pourrait venir qu’on ne verrait plus dans cette ville des personnes porter le pot des pauvres malades. Je ne trouve point que cela puisse venir que de ce qu’on commencera à retenir quelque chose du bien des pauvres. Ce n’est pas qu’il n’y ait d’autres crimes qui peuvent renverser cet œuvre ; mais celui-ci est un des principaux. Quel malheur si l’on donnait sujet de dire des Filles de la Charité qu’elles sont des larronnesses du bien des pauvres, que ce sont des méchantes, qu’elles ont voulu s’approprier le bien des pauvres, sous prétexte de les servir, et qu’il ne faut plus avoir confiance en elles et que ce sont des méchantes ! Mes chères sœurs, quand on sera venu là, dites adieu à la Charité. Oh ! le grand mal si l’on disait : "C’est cette malheureuse fille à qui on a trouvé deux écus, qui

 

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est cause de cela." Ah ! dès qu’on la verra et qu’une ou deux sœurs auront fait la même chose dans une paroisse, on avertira les gens de ce lieu qu’ils se donnent de garde que ces filles ne fassent comme elles ont fait à une telle dame. Et ainsi de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’on ne se confie plus en aucune. Et voilà la ruine de la Compagnie.

Mais, Monsieur, que nous dites-vous ? Ne point désirer ses satisfactions, ni ce qui nous agrée, cela est bien dur. Quel moyen de se contraindre toujours et de résister continuellement à ses inclinations, qui, pour l’ordinaire, nous portent à avoir ces choses que vous nous enseignez qu’il faut fuir ? — On répond à cela que c’est la concupiscence de la chair qui fait tenir ce langage ; et vivre selon la chair, c’est mourir, mais mourir à la vie de la grâce, qui est bien autre que celle du corps. Ceux donc qui veulent se satisfaire et vivre selon la chair n’ont pas la vie de l’esprit. Moriemini, dit saint Paul (3) ; vous mourrez, si vous voulez vivre selon la chair. Souvenez-vous de ce que je vous dis aujourd’hui, que vous ne pouvez garder vos règles et prendre les plaisirs de la chair. Cela est incompatible. Mes sœurs, si la Compagnie périt à cause de l’inobservance de quelque règle, ce sera pour n’avoir pas gardé celle-ci.

Monsieur, cela semble bien rude à une personne mal mortifiée : mourir à soi-même, vivre dans un perpétuel renoncement aux plaisirs et commodités de la vie, c’est ce qui est bien difficile. — Il est vrai, mes sœurs, qu’une personne qui ne cherche pas Dieu, mais qui se recherche elle-même, trouve de grandes difficultés au chemin de la vertu. Les moindres choses qui contrarient ses sentiments lui sont insupportables, et un petit sujet de peine

3) Épître aux Romains VIII, 13.

 

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qu’elle rencontre lui semble très grand. Oh ! il n’en est pas ainsi de ceux qui aiment Dieu, car ils savent bien que leur bonheur consiste à suivre l’exemple du Fils de Dieu et à vivre autant qu’il est possible comme il a vécu sur la terre. Voilà pourquoi, mes chères sœurs, cela me semble si beau de voir un homme qui n’aime que Dieu, qui ne cherche que Dieu et qui n’a d’autre désir que de lui plaire. Il ne trouve rien de si agréable que d’être dans l’état où Notre-Seigneur veut qu’il soit.

N’avez-vous jamais ouï parler de ce qui est rapporté de Taulère ? On menait un pauvre homme couvert d’ulcères. Ce docteur, le voyant dans une si grande misère, fut ému de compassion et lui dit : "Je prie Dieu qu’il vous bénisse, mon ami. Je vous plains beaucoup de vous voir ainsi affligé." — "Ah ! Sauveur ! que dites-vous là ! Eh ! de quoi me parlez-vous, Monsieur ? dit ce pauvre. Vous me plaignez pour être dans l’état ou Dieu m’a mis. Ne suis-je pas bien heureux, puisqu’il a agréable que je sois de la sorte ?" — "Mais êtes-vous content ?" lui dit ce docteur. — "Je suis content, répliqua-t-il. Si c’est l’état où Dieu veut que je sois si c’est lui qui m’a mis comme cela, pourquoi ne le serais-je pas ? Je le suis tellement que je ne veux autre chose que la volonté de Dieu." — "Mais, mon frère, reprit le docteur, si quelqu’un voulait vous tirer de cet état, n’en seriez-vous pas bien aise ?" — "Je vous dis, répondit ce pauvre, que je suis plus content dans ma pauvreté que vous qui me parlez dans votre abondance et que tous ceux qui sont dans les vanités." Le docteur fut si édifié de cela qu’il se convertit.

Ah ! mes sœurs, résolvons-nous à faire comme ce pauvre, c’est-à-dire à ne désirer autre chose que ce qui est conforme à l’état où Dieu veut que nous soyons ; car nous devons nous contenter de cela.

La règle défend d’avoir rien contre la volonté de vos

 

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supérieurs. Si vous aimez cet état, c’est aimer celui où votre Époux a voulu être ; si vous ne le faites pas, si vous donnez à votre esprit la liberté de prendre ses satisfactions où bon lui semblera, vous ne garderez jamais la fidélité que vous devez à Dieu. Et si une fois vous passez une faute sous silence sans vous corriger, quoique vous ne vous abandonniez pas tout d’un coup à celles qui ont été dites, Dieu permettra que cela arrive en punition de votre infidélité, d’où s’ensuivra votre perte. Si vous pouviez comprendre, mes chères sœurs le grand mal que c’est ! Ah ! Sauveur ! on pourrait bien dire de celle qui tombera dans ce cas, qu’elle se rend coupable de la perte de la Compagnie. Quoi ! être cause qu’un œuvre si saint périsse ! Que dira cette personne quand Dieu lui demandera compte de la Compagnie, dont elle a déchiré et rompu les liens qui tenaient ses sujets unis, en ne gardant pas ce qu’elle avait promis lorsqu’elle y est entrée ! Quelle excuse pourra-t-elle apporter ! Souvenez-vous qu’une fille ne persévérera jamais si elle n’observe cette règle. Non, vous ne serez jamais fidèles à votre vocation si vous n’êtes exactes à ce que je vous ai dit. Mes filles, tenez-vous fermes et soyez assurées que ne pas observer cette règle de la sainte pauvreté, c’est se mettre en danger non seulement de quitter sa vocation, mais de perdre la Compagnie et de vous voir vous-mêmes abandonnées de Dieu, d’autant que c’est la base et le fondement qui la soutient, lequel venant à manquer, l’édifice s’en ira en ruine. Mes chères sœurs, s’il s’en trouvait d’assez misérables pour retenir quelque chose, elles ne mériteraient pas d’être parmi les autres, et Dieu ne permettrait pas qu’elles fussent longtemps cachées. Je ne crois pas qu’il y en ait ; mais, si cela était, oh ! il ne faudrait pas les souffrir ! Quoi ! savoir qu’il y en a et retenir cela ici ! Ah ! il faudrait bien s’en garder, nous serions coupables du mal qu’elles feraient ; ce serait contribuer

 

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à la perte de ces personnes en les souffrant dans leur mal, et causer celle de toute la Compagnie, qui ne saurait se conserver si elle a de tels sujets.

Je dis que, si aujourd’hui il se trouvait dans la Compagnie une fille de cette sorte, Dieu nous reprendrait de cette faute, si nous n’y apportions pas le remède. Il en est en quelque manière d’une maison comme d’une bergerie : si le berger souffrait une brebis galeuse parmi les bonnes ouailles, que lui dirait son maître ? Et Si le supérieur ou la supérieure savait quelque fille atteinte de la gale du péché, qui, par son venin, fît tort aux autres, et ne la retranchait pas, il serait coupable de tout le mal qui s’ensuivrait. O Seigneur ! il faut bien se garder de souffrir un tel vice. L’expérience fait voir qu’il ne faut qu’une brebis galeuse pour gâter tout le reste du troupeau. Or, le péché est une gale bien plus dangereuse que celle qui s’attache aux troupeaux ; et vouloir avoir du bien des pauvres ou de la communauté, c’est un grand péché, qui se communiquera de l’une à l’autre, si l’on ne remédie à cela, comme fait le berger, en séparant du troupeau celles qui sont atteintes de la gale. Et si les supérieurs n’agissent de la sorte, Dieu permettra que cette sœur qui aura cette mauvaise volonté, la donnera à une autre, celle-là encore à d’autres ; et peu à peu toute la Compagnie en sera infectée. Il faut donc séparer ces personnes-là d’avec les autres, s’il y en a ; ce que je ne veux pas croire. Mais, si jamais ce mal arrivait à quelque Fille de la Charité, il faudrait la chasser comme une larronnesse, indigne de demeurer parmi les autres.

Savez-vous comme on traitait autrefois ces sortes de personnes ? Saint Grégoire le rapporte et dit que, si l’on trouvait un prêtre avoir réservé quelque chose, on lui ôtait la soutane ; si c’était un laïque on lui défendait la communion. Si une religieuse mourait avec cinq

 

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sols on ne l’enterrait pas en terre sainte, mais avec les bêtes, comme indigne d’être parmi celles qui avaient été fidèles à Dieu. Mes chères sœurs, si une religieuse était privée d’un si grand bien pour s’être appropriée cinq sols, que sera-ce d’une Fille de la Charité, si elle prend quelque chose du bien des pauvres ! Lorsqu’on aura trouvé deux ou trois sols à une, autant à une autre, ceux qui auront remarqué cela diront : "Tout ce qui paraît or n’est pas or. Ces filles de qui l’on disait tant de bien, voilà qu’on les a trouvées avoir retenu tant à une telle dame !" On dira : "Est-ce possible que cela soit ! Un temps a été qu’elles servaient les pauvres avec tant de soin et de fidélité ! Ah ! ce n’est plus comme au commencement, elles ne cherchent pas tant le service des malades comme leurs intérêts et commodités."

Quand on sera venu là, adieu les Filles de la Charité. Mais, tant que vous garderez cette règle et que vous aimerez la pauvreté, Dieu bénira la Compagnie ; et si vous ne la gardez pas, je soutiens qu’il est fort difficile, pour ne pas dire impossible, de la maintenir. Encore moins pourrez-vous garder la fidélité que vous devez à votre Époux. Mes filles, quand vous aurez les yeux plus éclairés et qu’il plaira à la bonté de Dieu de vous faire connaître le bonheur qu’il y a dans la pratique de ce que nous venons de dire, que, de tous les états du Fils de Dieu, il n’y en a point eu qu’il ait plus aimé que celui de la pauvreté, vous vous estimerez bienheureuses lorsque vous trouverez le moyen de l’imiter. Quand quelque chose vous manquera et que le désir de l’avoir viendra dans votre esprit, jetant les yeux sur l’état du Fils de Dieu, vous direz : "J’ai tout ce qui m’est nécessaire et au delà de ce que je mérite. Quoi ! je voudrais que tout ce qui peut me satisfaire me fût accordé, et ne manquer d’aucune chose ! Ce n’est pas à faire à moi, qui dois suivre Notre-Seigneur, lequel n’avait rien tant

 

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en estime que le dénuement de toutes les choses qui servent à la concupiscence de la chair."

Si une âme aime la pauvreté, elle fuira tout ce qui lui est contraire : la propriété, la superfluité, la délicatesse, etc. ; elle fuira tout cela. Si la pensée lui vient de chercher ses satisfactions, elle dira : "Je n’en ferai rien ; c’est la concupiscence de la chair qui me suggère de demander ces choses. Mais, d’autant que ma règle le défend, il ne le faut pas."

Mes sœurs, quand une Fille de la Charité est dans cet esprit, dites qu’elle est bien agréable à Dieu ; et tant plus une personne aura d’amour pour la pauvreté, soyez assurées que plus elle croît en vertu ; car on ne saurait aimer l’état dans lequel Notre-Seigneur a été sans aimer Dieu. Oh ! qui a l’amour de Dieu n’a point d’autre désir que de lui plaire, et vous ne saurez lui plaire plus parfaitement qu’en lui étant fidèles en la pratique de vos règles.

Mes sœurs, résolvez-vous à cela. Mais, d’autant que ni vous ni moi ne le pouvons sans la grâce de Dieu, il la lui faut demander, particulièrement dans nos communions. Et si vous m’en croyez, la première que vous ferez sera afin d’obtenir de Dieu la grâce de bien observer cette règle. Si vous conservez cet esprit, mes chères sœurs, la charité fleurira, et vous ferez de grands fruits pour l’Église. Mais prenez bien garde à ce que je viens de vous dire. On vous demande de tous côtés et j’ai grande peine à me défaire des personnes à qui on ne peut pas en donner si promptement qu’elles désirent. J’ai écrit à un grand vicaire d’un évêque qui a désiré savoir votre manière de vie. Ce que je lui en ai mandé simplement, sans y rien changer, l’a si fort édifié qu’il me dit par une de ses lettres : "Monsieur, il me semble que l’ordre et la manière de vie de ces filles est toute conforme à celle du Fils de Dieu. C’est pourquoi cela ne peut être venu que de Dieu."

 

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O mes sœurs, quel bonheur de vous trouver dans un état approchant de celui de Notre-Seigneur ! Qui pourrait concevoir le bonheur des Filles de la Charité ! Quel bonheur, mes chères sœurs, de savoir que vos règles sont de Dieu et données de Dieu pour honorer la vie que son Fils a menée sur la terre ! Oh ! quel bonheur de vous trouVe dans cette voie, qui conduit droit à Dieu !

Que reste-t-il maintenant, sinon de prendre dès cette heure résolution de marcher toujours par la voie que nos règles nous enseignent. Nos bonnes sœurs qui sont au ciel savent bien combien il est nécessaire d’être fidèle à cela. Mais elles l’entendaient bien aussi lorsqu’elles étaient parmi nous, car elles ont toujours suivi ce chemin et ne s’en sont jamais départies. Quand vous sentirez quelque difficulté, pensez qu’elles vous ont précédées dans la pratique de ce qui vous semble si difficile et que Dieu vous donnera les mêmes grâces. Courage donc, mes filles ! tenez ferme ; elles ont observé cette règle ; vous le ferez aussi. Courage ! car Dieu ne vous manquera pas. Mais il faut vous y résoudre, nonobstant toutes les tentations, qui ne manquent jamais aux serviteurs et servantes de Dieu. Si le démon n’a pas épargné Notre-Seigneur et s’il a été si hardi de lui dire : "Adore-moi", que ne fera-t-il pas pour nous perdre, s’il le peut ! Mais, d’autant que le Fils de Dieu, en remportant la victoire sur le démon, nous a acquis la grâce de surmonter toutes les tentations qui nous sont livrées par nos ennemis, il faut avoir recours à l’oraison quand vous en sentirez quelqu’une et dire : "Mon Dieu, vous m’avez ordonné par mes règles de faire telle chose, et je suis tentée de faire le contraire. Ah ! mon Dieu, aidez-moi, donnez-moi la grâce de vaincre cette tentation."

On pourra dire que, si le Fils de Dieu a été tenté, il était tout-puissant pour y résister ; mais que pourra faire une pauvre Fille de la Charité pour ne se point

 

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laisser aller aux tentations ? Courage ! vous vaincrez en lui. Il a vaincu le premier. Soyez assurées qu’il n’y a pas d’état plus heureux que celui qui nous rend conformes à Notre-Seigneur et qu’il n’y a que le diable et la chair qui le peuvent faire trouver rude. Nos chères sœurs bienheureuses trouvent bien au ciel le mérite qu’elles ont acquis par la fidélité à tout ce qu’on leur a ordonné. Je prie Notre-Seigneur qu’il nous fasse la grâce de les suivre dans la pratique des règles, pour jouir après cette vie de leur bonheur dans la gloire.

 

77. — INSTRUCTION DU 30 AOÛT 1656

A DEUX SŒURS ENVOYÉES A ARRAS (1)

Mes sœurs, le sujet de votre voyage, je vous le vais dire en trois points, puisque la divine Providence vous a choisies pour cela. Le premier est des raisons que vous avez de vous donner à Dieu pour cela, le second, de ce que vous devez y faire ; le troisième, des moyens de bien faire ce que Dieu demande de vous

Quant au premier point, la première raison que vous avez est l’offrande que vous avez faite de vous à Dieu pour faire en tout et partout sa très sainte volonté ; car, mes sœurs, vous n’êtes plus a vous, vous êtes à Dieu, de sorte que vous pouvez dire : "Nous ne sommes plus à nous-mêmes, nous sommes tout à Dieu." Quelle consolation, mes sœurs, de n’être plus à soi-même et de n’appartenir qu’à Dieu, ainsi que vous faites !

La deuxième raison, mes sœurs, c’est que vous allez parmi un peuple qui sert bien Dieu et est très charitable ; oui, ce sont de très bonnes gens, c’est une grande consolation,

Entretien 77. — Procès-verbaux des Conseils, p. 197, et suiv.

1). Marguerite Chétif et Radegonde Lenfantin.

 

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au lieu que, si vous alliez parmi des méchants, cela serait bien plus rude

Une troisième raison, c’est que vous êtes choisies pour cela, car mes sœurs, Dieu vous a élues pour cela ; il n’a pas choisi ma sœur que voilà, mais il vous a choisies vous, et non pas d’autres. Eussiez-vous pensé à cela, ma sœur, vous à la Miséricorde, et ma sœur à Orléans ? Qui eût dit cela ? Oh ! sans doute c’est Dieu qui l’a fait, car vous ne l’eussiez jamais pensé ; mais vous pouvez croire, ma sœur, que votre vocation a été bien examinée et que le reste vient de Dieu.

Le deuxième point, mes chères sœurs, c’est ce que vous allez faire. Vous allez faire ce que le Fils de Dieu a fait sur la terre, car il n’est venu que pour donner la vie au monde, et vous, vous allez donner la vie à ces pauvres malades tant du corps que de l’âme. Quel bonheur d’aller jeter ces fondements et d’aller établir la Charité dans une si grande ville et parmi un si bon peuple ! L’on vous a demandées pour un an, ou pour six mois, ou peut-être pour toujours. Quoi qu’il en soit, il va avec vous une bonne fille, qui est toute pleine de charité vous l’honorerez beaucoup et vous vous porterez toujours au bien envers les pauvres.

La première chose que vous ferez sera d’aller saluer M. l’évêque nommé d’Arras (2) pour demander sa bénédiction et recevoir ses ordres. Vous prendrez aussi la bénédiction de M. l’official et ensemble saluerez un bon gentilhomme qui est là, et Monsieur le gouverneur, à qui vous direz que vous allez pour recevoir leurs ordres. Vous demeurerez toutes deux seules et non pas avec personne. Vous verrez ce qui vous sera proposé pour établir la Charité si désirée, que ce soit pour toute la ville, ou bien pour chaque paroisse ; ce qui, à mon avis, serait

2. Etienne Moreau (1656-1670).

 

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bien le mieux. Je l’ai vu à Beauvais ; ils voulurent au commencement faire cela, ils l’établirent pour toute la ville ; cela dura quelque temps mais cela ne réussit pas, on la mit en toutes les paroisses, et cela est bien mieux qu’il n’était. Vous verrez leurs desseins et leur direz comme vous avez accoutumé de faire ailleurs. Et en cas que ce soit en une paroisse à la fois, vous choisirez la meilleure pour commencer, avec l’avis de M. l’évêque, et puis après à une autre, et enfin vous verrez. Ne vous chargez pas de beaucoup de malades à la fois tout d’un coup ; huit ou dix seulement suffisent. Vous ferez en tout comme vous avez accoutumé de faire ici.

Outre cette bonne fille qui va avec vous, il y en aura d’autres qui pourront aller avec vous aux malades ; vous les laisserez faire, mais ne vous chargerez pas de beaucoup à la fois. Deux suffiront ; chacune la sienne ; c’est assez. Mais vous ne les souffrirez pas en votre chambre pendant vos prières. Vous leur direz et à cette bonne fille, dès le commencement, que vous avez vos petits règlements et qu’il est nécessaire que vous soyez seules. Vous garderez le mieux que vous pourrez tous vos petits règlements, n’était que le service des malades vous en empêchât ; et en cela c’est quitter Dieu pour Dieu.

La sœur dit :

Mon Père, nous sommes tellement accoutumées à cela que le plus souvent nous ne faisons point d’oraison qu’en allant et venant, ou à la messe.

— Oui, ma fille, il faut la faire à la messe, quand le service des malades vous en a détournées, ou reprendre l’après-dînée, à l’heure la plus commode.

Vous prendrez pour votre confesseur M. Canisius (c’est le confesseur des religieuses Brigittines) et aurez grande confiance en lui. S’il est malade et aux champs, vous nous écrirez, et nous vous manderons à qui vous irez. Je vous en prie, mes sœurs, écrivez à Mademoiselle Le Gras,

 

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si vous pouvez, toutes les semaines, et à moi souvent.

Vous suivrez donc, mes sœurs, en tout l’avis des personnes que je vous ai dites, pourvu qu’il n’y ait rien contre vos règles.

Vous trouverez là un prêtre de la Mission (3). Vous prendrez aussi ses ordres, pourvu qu’il n’y ait rien contre vos exercices. Et s’il vous disait quelque chose à faire contre vos règles et les choses que vous avez accoutumé de faire ici, vous lui direz : "Monsieur, cela n’est pas selon nos pratiques ; je vous prie de nous excuser." Enfin vous ne ferez rien contre vos saintes coutumes.

La sœur dit :

Mon Père, je suis bien incapable de faire tout cela, car je m’en reconnais très indigne et crois que je ne pourrai faire que beaucoup de fautes. Il faudra bien que Dieu agisse et travaille pour nous.

L’autre sœur ayant témoigné le même sentiment, notre très honoré Père leur répondit :

Dieu vous bénisse, mes sœurs ! Les moyens que vous avez pour bien faire ce que Dieu demande de vous, c’est d’être dans les sentiments que vous dites, penser que vous ne pouvez rien faire de bien, que vous gâtez tout, croyant que vous ne ferez rien et ne serez capables de rien sans la grâce particulière de Dieu. Voilà, mes sœurs un grand moyen : c’est une grande humilité de vous-mêmes.

Le deuxième moyen, c’est la charité premièrement et l’union entre vous. O mes sœurs, grande charité et support ! Car il arrivera que vous pourrez avoir entre vous quelque chose qui vous fera peine ; mais, mes chères sœurs, supportez-le ; et s’il vous arrive de vous donner quelque mécontentement, l’une à l’autre, aussitôt il faut

3. Guillaume Delville,

 

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vous demander pardon. Je vous prie, ma sœur, de regarder ma sœur comme la personne de Notre-Seigneur, et vous, ma sœur, de regarder ma sœur votre compagne comme la sainte Vierge.

Le troisième moyen, c’est l’humilité envers les autres, grande humilité envers tout le monde, estimer tout le monde et préférer tous les autres à vous ; et même à cette bonne fille déférez-lui toujours le devant, et le haut bout à tout le monde. Pour moi, si j’allais en mission avec quelqu’un des Bons-Enfants, je le faisais toujours passer devant avec grande humilité. Donc, mes sœurs, aimez le mépris que l’on pourrait faire de vous, car il pourra arriver que l’on vous méprisera et qu’on aura mauvaise estime de vous ; et même, si l’on vous disait que vous prenez l’argent des pauvres, ou que vous ne donnez pas tout ce que l’on vous donne pour les pauvres, humiliez-vous, car, si vous portiez des perles au col, l’on dirait que c’est aux dépens des pauvres, comme l’on dit à Madame la duchesse (4).

Voilà donc, mes chères sœurs, les moyens : l’humilité de vous-mêmes ; le second, la charité vers tout le monde, particulièrement vers les malades ; le troisième, l’humilité vers tout le monde.

Mais, parce que vous ne pouvez faire cela sans la grâce particulière de Dieu, donnez-vous bien à lui de tout votre cœur et demandez-lui bien son assistance pour cela. C’est de quoi je le prie de tout mon cœur pour vous, mes chères sœurs, quoique bien indigne, et vous prie de prier Dieu pour un misérable pécheur. Je le prie qu’il vous donne sa sainte bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

4). La duchesse d’Aiguillon.

 

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78. — CONFÉRENCE DU 14 DÉCEMBRE 1656

SUR LE JUBILÉ

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est du jubilé. Le premier point est des raisons que nous avons de nous donner à Notre-Seigneur pour nous disposer à bien gagner le jubilé ; le deuxième point, de ce qu’il faut faire pour se disposer à le bien gagner ; le troisième point, des obstacles qui nous peuvent empêcher de gagner le jubilé.

Mes chères sœurs, avant de vous expliquer le premier point, j’ai pensé qu’il vous fallait dire ce que c’est que le jubilé. Ce mot de jubilé veut dire joie et jubilation ; et année de jubilé veut dire année de réjouissance. Or, ce jubilé, mes chères sœurs, s’entend de deux sortes. celui de l’ancienne loi et de la nouvelle. Le jubilé de l’ancienne loi était une année de réjouissance et de repos pour tout le monde ; on ne faisait rien en cette année-là ; les bêtes mêmes ne travaillaient pas, ni les terres non plus ; et ainsi tout le monde était en paix. Ceux qui avaient emprunté de l’argent étaient quittes et les biens qui avaient été vendus étaient rendus aux personnes à qui ils étaient pource que Dieu, de sa propre bouche, l’avait ordonné de la sorte les esclaves étaient mis en liberté ; en un mot tout était libre.

Or, voyez s’il n’y avait pas de quoi se réjouir. C’était un grand sujet de consolation que cette année de jubilé.

Le jubilé de la nouvelle loi de Notre-Seigneur Jésus-Christ a les mêmes effets que le premier, et c’est un grand sujet de consolation pour tous les chrétiens, mais non pas de consolation temporelle comme était celui

Entretien 78. — Cahier écrit de la main de sœur Mathurine Guérin (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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de l’ancienne loi, qui ne regardait que le corps. Celui d’à présent regarde l’âme. Les mêmes consolations que le jubilé apportait temporellement, nous les recevons dans notre année de jubilé spirituellement. Comment cela ? C’est que ceux qui étaient endettés en leurs passions, ceux qui étaient engagés à l’esprit malin pour avoir obéi à ses tentations, après avoir bien gagné le jubilé seront délivrés de tout cela. Et comme les esclaves étaient mis en liberté, de même ceux qui sont esclaves du diable seront faits libres par la grâce qu’ils recevront, seront rétablis en la liberté des enfants de Dieu. Et ainsi, mes chères sœurs, c’est un grand sujet de consolation de recouvrer les biens de l’âme que l’on avait perdus, d’être remis en la grâce de Dieu et de se voir reconnu pour son enfant car le jubilé fait tout cela, par les mérites du sang du Fils de Dieu qui nous est appliqué, au moyen duquel on rentre dans le droit des enfants de Dieu, dans la possession de son royaume, de sorte qu’il nous regarde avec amour et nous traite comme ses enfants et bien-aimés.

Or, mes chères sœurs, pour mieux entendre ce premier point, il faut que vous sachiez qu’il y a deux peines au péché : l’une éternelle qu’on souffre dans les enfers, et l’autre temporelle, rapportantes aux deux malices qui sont dans le péché ; la première qui fait tourner le dos à Dieu, et l’autre tourner le visage aux créatures. D’enfants de Dieu que nous étions, nous nous rendons esclaves du péché. Pour une petite satisfaction, pour une écuelle de lentilles, pour une passion, l’on tourne le dos à Dieu et on tourne le visage, c’est-à-dire l’affection, vers le monde, vers les richesses et autres choses de la terre.

Or, comme tout péché mortel fait ces deux mauvais effets, il y a aussi deux punitions. L’une, pource qu’on a quitté Dieu. Cet acte d’avoir tourné le dos à Dieu mérite la punition de ne le voir jamais, et cette peine

 

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s’appelle la damnation. Voilà pour le premier effet : c’est qu’il nous prive du paradis et de la vue bienheureuse de Dieu.

Et pource que, détournant notre visage de Dieu, nous l’avons tourné vers les créatures, c’est ce qui nous rend dignes des peines éternelles.

Le premier motif donc pour se disposer à faire le jubilé est que le péché nous met en un état de ne voir jamais Dieu ; et l’autre, qu’il nous assujettit aux peines éternelles, pour avoir tourné le visage vers les créatures, au mépris du Créateur. Quand donc nous avons consenti au péché, comment faut-il faire pour se remettre en la grâce de Dieu ? Oh ! il faut se retourner vers sa divine Majesté ; et c’est ce que nous faisons quand nous nous confessons. Nous tournons le visage à Dieu, lequel nous reçoit comme un enfant prodigue, et cela lorsque nous confessons nos péchés dans l’esprit d’une vraie pénitence. Sa divine bonté nous pardonne la première malice du péché, de sorte que nous rentrons dans la grâce par le moyen de l’absolution du prêtre. Mais cela ne fait que cet effet de nous remettre la coulpe, et n’empêche pas que nous ne soyons obligés à la peine que mérite le péché, et qu’il faut satisfaire en ce monde ou en l’autre.

Quoi donc, Monsieur ! l’absolution ne nous exempte pas de la peine due aux péchés dont nous nous sommes confessées ? — Non mes sœurs, il reste encore à faire pénitence dans ce monde par les maladies que Dieu nous envoie ou par d’autres peines qu’il permet nous arriver. Quoi qu’il en soit il faut satisfaire à la divine justice ; et une personne qui ne le fait tandis qu’elle en a les moyens, et qui meurt sans avoir satisfait pour les péchés qu’elle a faits, va en purgatoire ; et, dans ce lieu, elle souffre la peine du feu, qui est un plus grand tourment que toutes les peines qu’on se peut imaginer et même

 

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que tout ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ a enduré dans sa passion.

Eh ! mais, Monsieur, faut-il être longtemps dans le purgatoire ? — O mes sœurs, c’est ce que l’on ne sait pas. L’on y demeure jusques à ce que Dieu soit satisfait. Le moyen donc de remédier à cela est de ne point être obligé à ces peines après cette vie.

Mes chères sœurs, le moyen de ne point aller en purgatoire, c’est le jubilé et les indulgences ; et il n’y a que celui-là qui nous peut exempter des peines dues à nos péchés.

Mais il faut que ce soit le Pape qui nous le donne, auquel seul appartient de disposer des trésors de l’Église. Or, les trésors de l’Église, ce sont les mérites de Jésus-Christ, lesquels nous étant appliqués par le jubilé que notre Saint-Père nous donne, non seulement nous sommes remis en la grâce de Dieu, mais la peine qui était due à nos péchés nous est remise, en sorte qu’une personne qui a bien fait son jubilé, venant à mourir, va tout droit en paradis. Oui, mes chères sœurs, la foi nous enseigne cela. Oh ! voyez quel bonheur pour ceux qui gagneront bien le jubilé de dire qu’au moment qu’une personne qui a fait ce qu’elle devait pour cela, au même moment qu’elle meurt, voilà une âme qui s’en va droit en paradis sans aller en purgatoire !

Voyez, mes chères sœurs, le grand bien qui nous arrive par le jubilé. Il est dit que rien de sale n’entrera dans la sainte cité, et il faut n’avoir aucune tache de péché, ni de coulpe, ni de peine, pour entrer dans le ciel. Et si nous sommes trouvés coupables d’un seul péché après la mort, il en faudra être purgé, encore que nous l’ayons confessé.

Nous avons l’exemple de notre premier père Adam à ce sujet, qui nous montre bien que la peine du péché n’est pas remise avec la coulpe, car, encore que Dieu lui

 

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pardonnât son péché, il ne laissa pas le faire une longue pénitence.

Et David aussi, lequel, ayant reconnu sa faute avec regret, obtint pardon et mérita que le prophète Nathan lui dît, de la part de Dieu qu’il lui avait remis son péché. Mais à même temps que David eut dit : "Ah ! Seigneur, j’ai péché." — "Oh bien ! dit Nathan, console-toi, ton péché t’est pardonné ; mais tu n’en demeureras pas là. Il est vrai que tu n’iras pas en enfer, mais Dieu ne se contente pas ; il t’ôtera cet enfant que tu aimes tant, en punition du péché que tu as fait." Voyez-vous comme Dieu veut que l’adultère de David soit châtié par la mort de l’enfant qui en était venu ; et en effet, il mourut, comme le prophète avait dit.

Non seulement il s’agit de nous faire quittes des péchés mortels, qui nous engagent aux peines de l’enfer ; mais et les mortels et les véniels nous seront pardonnés ; qui est une grande grâce ; car, voyez-vous, mes chères sœurs, un seul péché véniel nous retardera l’entrée du paradis et nous oblige d’en faire pénitence.

Quoi ! Monsieur, direz-vous, un péché véniel, un petit mensonge nous oblige de faire pénitence ? — Oui, mes sœurs, le moindre péché de distraction en entendant la sainte messe si nous négligeons de la rejeter, cela ne s’effacera pas sans quelque peine en ce monde ou en l’autre, si ce n’est par le jubilé, lequel, comme je vous ai dit, efface la peine et la coulpe de tout péché, même des mortels oubliés. Si ans la confession, on avait oublié quelque péché mortel, la coulpe de la peine de ce péché-là seraient remises par le jubilé.

Voilà donc, mes chères sœurs, un grand motif de remercier Dieu de cette sainte pensée qu’il a donnée à notre Saint-Père le Pape, qui ne peut venir que de sa divine bonté, laquelle, désirant que toutes les âmes des

 

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fidèles soient remises en sa grâce, a inspiré au Saint-Père la pensée de donner ce jubilé.

Le grand motif pour nous exciter à bien faire tout ce qui est requis pur recevoir une telle grâce est de me mettre dans un état tel que si je mourais, j’irais droit en paradis ; et s’il y avait une tache en mon âme, laquelle m’obligeât d’aller en purgatoire, cette tache serait effacée. Mais, comme, pour ôter une tache de ce qui est taché, il faut y prendre de la peine, il faut ratisser ou frotter l’endroit qui est sale ; ainsi, pour ôter cette tache que le péché a faite dans mon âme, il faut qu’il en coûte quelque chose, comme il est très juste. Et voilà que tout à coup sans aucune peine elle est effacée par le moyen du jubilé.

Un autre motif, mes chères sœurs, pour se donner à Dieu, à ce qu’il nous donne les dispositions nécessaires pour cela, c’est que le jubilé n’est pas tant pour nous que pour l’Église. Le Pape, considérant que l’Église est composée de plusieurs membres, qui ne font tous qu’un corps, et que, parmi les fidèles, il y a tant de mauvais prêtres qui la déshonorent, tant de mauvais chrétiens qui se comportent si mal le Pape a pensé qu’il fallait que tout le peuple se mît en prières pour obtenir de Dieu qu’il lui plaise convertir tous les pécheurs, sanctifier la sainte Église et la purger de tant d’hérésies qui l’affligent depuis treize cents ans. Et Dieu veuille que de nos jours ce que nous voyons n’en soit pas un commencement ! Voilà ce qu’il faut demander à Dieu : que chacun s’acquitte bien de son devoir dans sa condition que les prêtres se comportent saintement, que les curés fassent bien leur charge, et que toutes les communautés vivent dans la perfection que Dieu demande d’elles.

C’est là, mes chères sœurs, une des fins du jubilé. Oh ! voyez si les Filles de la Charité n’ont pas sujet de bien garder toutes leurs règles, et les filles de la Madeleine,

 

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de la Visitation et toutes les autres maisons religieuses, afin d’obtenir de Notre-Seigneur qu’il exauce les prières qui lui sont faites, qu’il donne de bons prêtres à son Église et que tous les chrétiens vivent saintement, comme de bons chrétiens sont obligés de vivre. Voilà l’intention du Pape en donnant le jubilé

Le second motif, c’est que le jubilé n’est pas seulement pour l’Église ; il est encore pour la paix et pour prier qu’il plaise à Dieu de la donner et de faire cesser la guerre qui afflige le pauvre peuple depuis un si long temps. Elle est plus grande à l’heure que je vous parle, qu’elle ne fut jamais. Aux frontières de Picardie, vers Saint-Quentin, c’est une misère qui ne se peut exprimer, selon ce que notre frère Jean (1), qui est dans ces quartiers, m’en écrit. J’ai vu un bon curé de vers ces lieux-là, l’un de ces jours, lequel me disait : "Notre Saint-Père le Pape, apprenant toutes ces nouvelles, a désiré mettre tous les chrétiens en prières pour obtenir de la bonté de Dieu le soulagement du peuple ; et, à cet effet, il a envoyé le jubilé." Oh ! voyez mes chères sœurs, quel sujet nous avons de nous donner à Dieu pour le bien faire.

Quel bonheur, mes chères filles, si Dieu vous fait la grâce de faire si bien les choses portées par la bulle, que vous vous mettiez en état que Dieu ait agréables les prières que vous lui ferez ! Quel bonheur si cette petite Compagnie peut arracher des mains de Dieu le fléau de la guerre et de la peste, qui est si grande qu’il en meurt jusques à deux cent trente et quarante par jour ! Oh ! quel bonheur si vous obtenez de Notre-Seigneur que les personnes affligées de cette maladie soient délivrées et que celles qui ne l’ont pas en soient préservées ! Il y a grand sujet de prier Dieu pour cela, car plusieurs

1) Jean Parre.

 

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personnes sont exposées au péril, de sorte que, si Dieu ne les préserve, elles ne peuvent pas éviter ce mal. Nous avons deux de nos gens à Gênes, deux à Rome et deux à Varsovie qui sont exposés aussi au péril. Je les recommande à vos prières. Pour les deux de Pologne, ils l’ont eue, mais ils en sont guéris, par la grâce de Dieu.

Voilà de grands motifs pour nous exciter à faire ce que Notre-Seigneur a inspiré à notre Saint-Père. Premièrement, il s’agit d’obtenir de Dieu la paix tant à l’Église que pour le peuple ; il s’agit de vous mettre tellement en la grâce de Dieu qu’il ne vous reste aucune tache de péché, ni de coulpe, ni de peine. Voyez quel comble de consolation a une âme qui, après avoir fait, de sa part, ce qu’elle a dû faire, se voit dans cet état

Or sus, mes chères sœurs, voilà les motifs qui nous doivent porter à bien faire le jubilé ; mais que faut-il que nous fassions pour cela ? Il faut faire ce qui est porté par la bulle du Pape premièrement, et, après, ce que Monseigneur notre archevêque a ordonné, n’oubliant pas de prier Dieu pour sa conservation. Voyez-vous, mes chères sœurs, nous lui avons grande obligation, nous, prêtres de la Mission, et vous, parce que c’est lui qui a approuvé votre Compagnie. Voilà pourquoi je vous prie de vous en souvenir dans vos prières, à ce qu’il plaise à Dieu le conserver pour le bien de son Église.

Que faut-il donc faire de plus, mes sœurs ? Le Saint-Père ordonne que l’on jeûne un jour seulement, et que ce soit un vendredi ; qui est un acte de pénitence. Secondement, il ordonne de visiter une ou plu : sieurs églises, et là de prier Dieu pour les nécessités présentes, selon ce que dit la même bulle. Pour les églises, vous pourrez visiter celles (lue vous pourrez commodément. Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu sont destinés à cet effet. Et de cela M. Portail est laissé juge par le Pape,, pource qu’il remet

 

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aux confesseurs de faire ce qu’ils jugent le plus expédient. Vous ferez ce qu’il vous ordonnera. Il faut donc aller aux églises qui vous seront nommées. Et que faire là ? Prier pour la paix, pour notre Saint-Père le Pape, pour le roi, la reine et pour tout le peuple, surtout prier que le fléau de la peste cesse. En y allant, que vos pensées soient de Notre-Seigneur, vous récolligeant intérieurement.

Après, il se faut confesser, non pas d’une confession générale ; au moins il n’est pas nécessaire, si quelqu’une le veut faire, à la bonne heure ; mais il n’y a pas de nécessité. Il est bon de s’accuser, dans la sainte confession, de deux ou trois péchés de la vie passée, de ceux qui nous font le plus de peine. Voilà une des choses qui est sur la bulle : la confession, en laquelle il se faut exciter extrêmement à la détestation et douleur du péché et avoir une ferme résolution de ne le plus commettre. Il faut avoir cette disposition, voyez-vous, de se faire quitte du péché.

Il est dit qu’il faut faire l’aumône. Mais, pour cela, vous n’avez pas à vous en préoccuper. La Compagnie donnera pour toutes en général, pource que vous êtes pauvres, et que la plupart vous avez fait vœu de pauvreté ; ce qui vous empêche de posséder. Nous l’avons ordonné chez nous de la sorte. La maison fera donc l’aumône pour toutes, et vous pouvez offrir à Notre-Seigneur celle qui se fait pour vous, et joindre votre intention à celle des supérieurs.

La confession pour le jubilé doit être faite en esprit grandement contrit et humilié, confession qui emporte avec soi la résolution de se détacher de tout péché mortel et véniel, car s’il n’y a cela, elle n’a pas l’effet que nous espérons. Les docteurs tiennent que l’affection seule au péché véniel est un empêchement pour gagner le jubilé. Et comment connaître si nous avons de l’attache

 

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au péché ? Par exemple, murmurer contre une sœur, contre une personne d’autorité, contre la supérieure ou contre une officière, trouver à redire à leur conduite, avoir affection à cela, mes chères sœurs, les docteurs tiennent que c’est un empêchement à gagner le jubilé.

C’est autre chose de tomber dans ces défauts par faiblesse ou par habitude, car on peut faire quelquefois cela par surprise, par passion, ou autrement, sans y avoir affection. Mais qui a une ferme résolution de n’y jamais retourner et se confesse avec cette résolution, ah ! celle-là est dans la disposition de gagner le jubilé.

On demandera : le murmure, est-ce un si grand mal pour nous empêcher de gagner le jubilé ? — Oui, mes chères sœurs, et une personne qui a de l’affection à cela, qui murmure contre les supérieurs, contre les personnes d’État et trouve à redire au gouvernement, tant qu’elle aura affection à cela, elle ne peut gagner le jubilé, pource que Dieu défend sur toutes choses le murmure. Il est dit au livre de la Sagesse que Dieu déteste six choses, mais il maudit le murmure. Voyez-vous, c’est un si grand péché qu’il déplaît à Dieu par-dessus tous les péchés ; et le meurtre même n’est pas si grand péché que le murmure. Nous en avons un exemple en Dathan et Abiron, qui furent punis de Dieu pour avoir murmuré contre Moïse ; la terre les engloutit tout vifs pour montrer l’horreur de ce péché.

Un autre grand empêchement à gagner le jubilé est si on avait une attache à vouloir aller en un lieu plutôt qu’en un autre, vouloir demeurer avec cette sœur et non avec cette autre, vouloir choisir un emploi plutôt que l’autre ; avoir affection à cela, c’est une chose qui empêche de gagner le jubilé. Ah ! Sauveur ! comment une Fille de la Charité qui ne doit avoir de cœur ni d’amour que pour un Dieu, se peut-elle laisser prendre d’affection pour des choses si chétives ! Si cela est, c’est une attache

 

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capable d’empêcher une personne de bien faire son jubilé.

Un autre empêchement est si on avait quelque animosité contre son prochain. Je ne sais pas qu’il y en ait céans ; mais, s’il y avait quelque envie entre vous, ce que je ne veux pas croire, oh ! cela serait un grand sujet de craindre. Soit que vous donniez un mauvais conseil à une sœur en suite de cette animosité, soit que vous jetiez dans l’esprit de celles à qui vous parlez quelque mauvaise impression, cela serait un empêchement à gagner la grâce du jubilé. C’est pourquoi il faut être dans la disposition de se faire quitte de ces défauts et surtout de n’avoir attache à aucun lieu ; et, dès ce moment, il faut faire cette résolution de n’affectionner ni ce lieu-ci, ni cet emploi-ci, ni quoi que ce soit, que ce qu’il plaira à Dieu nous donner. Pour mon particulier, je le fais de tout mon cœur.

Ce serait encore un empêchement à gagner le jubilé si, dans nos chambres, tout ne ressentait pas la pauvreté de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. Par exemple, quand l’on est malade, si l’on veut être si bien assisté que rien ne manque, c’est contre la pauvreté ; et si une sœur veut traiter sa sœur malade comme une dame, en sorte qu’elle ne manque de rien et que rien ne ressente la pauvreté qui doit paraître entre les Filles de la Charité, cela est un empêchement bien grand, pource que nous sommes pauvres et que Notre-Seigneur l’a été en toute sa vie. Or, nous le devons imiter dans l’exemple qu’il nous a donné. De quoi se traitait-il ? Le plus souvent de pain seul, et il faut que les conduites des Filles de la Charité ressentent toutes celles de Notre-Seigneur, surtout la pauvreté ; et si cela n’est pas, nous avons grand sujet de craindre.

Quand je dis qu’il faut éviter la superfluité et le trop grand soin pour les sœurs, ce n’est pas que je dise qu’il

 

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n’en faut point avoir soin ; oh ! non, tant s’en faut ; je recommande cela, et il le faut. Mais quand une sœur, par tendresse trop grande pour sa compagne, s’empresse, pour la bien traiter, ou par principe, de se faire aimer et estimer, afin qu’on dise que c’est une bonne fille qui a bien de la charité pour ses sœurs, c’est en cela qu’il se faut modérer et dire : "Je veux bien avoir soin de ma sœur ; mais, pource que nous sommes d’une condition pauvre et servantes des pauvres, je ne ferai rien contre cela." Car, voyez-vous, mes chères sœurs, vous devez avoir tant en recommandation la manière de vivre du Fils de Dieu qu’il faut que ses maximes paraissent en toutes vos conduites et que quiconque voit une Fille de la Charité dise : voilà une image de la modestie de Notre-Seigneur.

Si quelqu’une trouvait à redire à la conduite des supérieurs, ce serait là un grand empêchement à la disposition qu’il faut avoir. Vous avez une maison aux Enfants-Trouvés et il s’est passé un bruit parmi vous, que vous devez tenir de l’esprit du diable, que, quand une fille n’est pas propre en une paroisse, ni en autre lieu, on la met là comme dans une prison. Sachez, mes sœurs, que ce n’a jamais été la pensée de Mlle Le Gras ; mais, au contraire, l’on veut rendre service à ces pauvres petits enfants et leur servir de père et de mère. Oh ! voyez la malice du diable, d’avoir jeté dans vos esprits cette pensée, et le grand mal que c’est de faire courir ce bruit. Eh quoi ! mes sœurs, avons-nous de meilleures filles que celles qui y sont, des filles qui se tiennent là pour l’amour qu’elles portent à Dieu, auquel elles rendent service en la personne de ces enfants ; et l’on dira qu’elles ne sont point de mise en autre endroit ! Cela n’est point, et je n’en vois point de meilleures ailleurs. C’est pourquoi, mes sœurs, ôtez cela de vos esprits et sachez que trouver à redire à cela, avoir

 

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affection à tenir ce langage et vivre dans cette humeur, c’est un péché véniel ; et l’affection seule au péché véniel vous rend indignes de gagner le jubilé.

Élevez vos cœurs, et moi avec vous, et disons à Dieu que jamais nous ne murmurerons. O Seigneur, c’est de tout notre cœur que nous nous donnons à vous pour ne jamais murmurer contre nos supérieurs, ni contre les officières, ni contre les sœurs anciennes, et pour ne trouver à redire à ce que les autres font. Voilà, mes sœurs, ce qu’il faut que nous fassions : ne trouver rien de mal, si ce n’est de nous, et ne jamais trouver personne plus méchant que nous.

C’était mon entretien d’aujourd’hui et ce que je me demandais à moi-même : "Y a-t-il homme au monde plus méchant que toi ? Voire y a-t-il démon en enfer pire que moi ?" C’est ce que je pensais aujourd’hui, et en effet j’ai trouvé de quoi me convaincre. Voilà le sentiment qu’il nous faut avoir : croire qu’il n’y a personne qui ne fasse mieux que nous, qu’il n’y a point de condition qui ne serve Dieu mieux que nous. Il y a tant de filles dans Paris qui, si elles étaient dans la Compagnie, feraient beaucoup mieux que vous ; et si elles avaient trouvé la perle de l’Évangile, elles la feraient bien profiter.

C’est là, mes chères sœurs, ce qu’il faut faire pour gagner le jubilé : n’avoir aucune attache au péché, n’aimer que Dieu. Hélas ! mes chères sœurs, quel bonheur a une âme qui en est là ! J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’un de nos frères, qui m’a touché, et je suis contraint de vous le dire. Il me mande : "Monsieur, je sens un si grand amour de Dieu dans mon cœur que je désire que tout le monde le connaisse, que tout le monde l’aime, que tout le monde expérimente combien il est bon et digne d’être servi. o Voilà ce que ce pauvre garçon m’écrit.

 

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Si nous faisons comme je vous viens de dire et que nous nous donnions à Dieu pour cela, assurez-vous que nous serons dans les dispositions qu’il demande de nous pour nous faire la grâce de bien gagner le jubilé. Ayons confiance en Notre-Seigneur, mes chères sœurs. Si nous nous efforçons de nous mettre en état de lui plaire, il nous accordera ce que nous lui demanderons.

Sauveur de nos âmes, il s’agit de gagner un jubilé au moyen duquel nous serons quittes de tout péché ; il s’agit d’obtenir de votre bonté la sanctification de la sainte Église, la conservation de notre Saint-Père et ensuite la grâce que tous les chrétiens dorénavant vous servent fidèlement, que toutes les communautés vivent dans la perfection que vous demandez d’elles. Mais surtout, ô Seigneur, faites la grâce à cette petite Compagnie d’obtenir de votre bonté que vos châtiments ne tombent point sur ceux qui sont menacés du fléau de la peste et autres misères, et que ceux qui en sont oppressés soient délivrés. Faites-nous cette grâce, ô Sauveur. Et pource que le péché, même véniel, vous déplaît, nous y renonçons pour n’en jamais commettre. S’il nous arrive, par infirmité, de retourner à nos fautes passées, nous nous relèverons et retournerons à vous plaire. O sainte Vierge, qui êtes la mère de cette Compagnie, obtenez cette grâce de votre Fils et la paix dans son Église.

Benedictio Dei Patris…

 

79. — CONFÉRENCE DU 6 JANVIER 1657

SUR L’OBLIGATION DE TRAVAILLER A SA PERFECTION

Mes sœurs, le sujet de l’entretien d’aujourd’hui est

Entretien 79. — Cahier écrit de la main de sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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de travailler mieux que devant à notre propre perfection. Le premier point est des raisons que nous avons de mieux travailler à notre propre perfection que nous n’avons fait par le passé ; le deuxième, des pratiques que nous devons et voulons prendre cette année pour bien travailler à notre propre perfection ; le troisième point, des choses qui nous peuvent empêcher de travailler à notre propre perfection et des moyens de s’en faire quitte.

Mes chères sœurs, cet entretien est fort important. C’est au sujet de cette nouvelle année et des raisons que nous avons de nous donner à Dieu pour travailler cette année à notre propre perfection mieux que nous n’avons fait par le passé ; car chacun de nous doit estimer qu’il n’a encore rien fait de bien.

La première raison qui nous oblige à travailler toujours de plus en plus à notre perfection, c’est pource que Notre-Seigneur, dès l’instant de sa naissance, a incessamment travaillé ou pâti pour se rendre agréable à Dieu son Père et utile à son Église. A peine s’est-il écoulé huit jours depuis sa naissance qu’il se fait circoncire, pour, dès lors, commencer à pâtir ; et incontinent après il est contraint de s’enfuir en Égypte. Bref, l’on peut dire que toute sa vie a été un continuel travail pour se rendre de plus en plus agréable à son Père.

Il est dit de lui qu’il allait croissant et se perfectionnant en vertu devant Dieu et les hommes. Ah ! mes chères sœurs, le Fils de Dieu, un Dieu, qui, dès l’instant de son incarnation, était rempli de grâces, même en tant qu’homme, ne s’est pas contenté de cela, mais il a travaillé toute sa vie pour se perfectionner davantage.

Or, mes chères sœurs, comme il est l’exemple de votre Compagnie, vous devez travailler continuellement, à son imitation, pour vous perfectionner. Aussitôt qu’il a commencé à croître, on le voyait avancer en vertu, en sorte

 

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qu’aujourd’hui on voyait en lui plus de perfection qu’au jour précédent. Nous en devons user de la sorte : aller toujours de vertu en vertu et travailler de mieux en mieux à notre perfection et ne dire jamais : c’est assez.

La seconde raison pour travailler continuellement à notre avancement est qu’il est certain que, si nous ne sommes meilleurs aujourd’hui que nous n’étions hier, nous sommes pires, et nous pouvons dire : "Si cette année je ne fais mieux que l’année passée, je recule." Et pourquoi cela ? C’est saint Bernard qui le dit : "Dans les voies de Dieu, ne pas s’avancer et demeurer en même état, c’est reculer." La rivière, comme vous savez, mes sœurs, a son courant, et les bateaux qui suivent le fil de l’eau, encore que l’on ne travaille point, ne laissent pas d’avancer, parce que la rivière les emporte. Mais, s’il faut faire aller un bateau contre mont, comme, par exemple, si l’on veut mener un bateau d’ici à Charenton, il faut ou des chevaux ou des rames, pour aider à faire aller le vaisseau. Si l’un ou l’autre cesse, il retourne incontinent ; si l’on n’a continuellement la rame à la main, le bateau retourne d’où il était parti. Or, voyez-vous, il en est comme cela de la vie des personnes qui sont sorties de la masse corrompue du monde pour servir Dieu. C’est une vie qui n’est pas selon la nature, pource que la nature se porte à avoir de belles choses ; la nature demande à être estimée et louée. Suivre cela, c’est aller en bas. C’est pourquoi il n’y a pas grande peine, d’autant que c’est comme le courant de l’eau qui nous porte à ces choses-là. La religion catholique veut des choses toutes contraires à la nature ; elle porte aux choses du ciel, à la pratique de la vertu. La nature me dit de regarder les choses de la terre, de suivre mes passions, de prendre mes plaisirs ; mais la raison dit tout le contraire : "Tu veux donc m’attirer après toi et me porter à suivre tes appétits ; tu veux que je m’en donne à cœur joie. Oh ! il

 

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n’en ira pas ainsi. Il faut que tu te mortifies et que tu renonces à tes propres satisfactions." Par exemple, vous allez par les rues ; la nature vous porte à regarder cet homme ou cette femme, et la raison vous dit qu’il faut mortifier cette curiosité. Bref, la nature nous porte toujours en bas, et la religion catholique en haut. C’est-à-dire que si nous ne continuons continuellement à nous mortifier et à aller contre nos inclinations, si nous laissons la liberté à nos yeux de voir ce qui se présente, ne les retenant pas surtout de regarder un homme en face ; ce qui ne se doit jamais faire, si ce n’est par nécessité, tout aussitôt nous nous dissipons et allons en bas. Oui, mes chères sœurs, il est certain que, si nous ne travaillons incessamment à nous mortifier et à résister à nos passions, elles prennent le dessus ; et puis, après cela, nous vivons selon la nature. Vous le connaîtrez. Sitôt qu’une sœur cessera de porter sa vue basse, vous verrez qu’elle sera aussi peu mortifiée que quand elle est venue du monde, pource qu’elle est toute dissipée. Elle n’est plus ce qu’elle était auparavant, pource qu’elle n’a pas continué à travailler à sa perfection. Un capucin que je connais me disait un jour : "Voyez-vous, Monsieur, il faut incessamment travailler à nous mortifier. Quand nous aurions un pied en paradis, il ne faudrait pas laisser de travailler pour y mettre l’autre, pource que celui qui est dehors peut attirer celui qui est dedans et le perdre."

Pour ces raisons, mes chères sœurs, il faut travailler à se bien mortifier. Premièrement, parce que Notre-Seigneur a continuellement travaillé ou pâti pour se rendre agréable à Dieu son Père et pour se rendre utile à son Église, pour nous donner exemple de travailler, comme lui, continuellement à notre perfection ; secondement parce que si nous ne travaillons incessamment à devenir meilleurs indubitablement nous allons de pis en pis,

 

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d’autant qu’il est impossible, en matière de vertu, de demeurer en même état.

Voilà pour le premier point. Passons au second, qui est des pratiques qu’il faut prendre pour travailler à notre perfection. Quelqu’une me pourra dire : "Monsieur, vous dites qu’il faut travailler à devenir meilleures sur quoi voulez-vous que nous travaillions particulièrement ?" Mes sœurs, je vous l’ai dit, il se faut mortifier. Que veut dire ce mot : il se faut mortifier ?

Il faut savoir que nous avons en nous les sens intérieurs et extérieurs lesquels il faut continuellement mortifier, si nous voulons vivre non seulement en Filles de la Charité, mais même en bonnes chrétiennes. Les sens extérieurs sont la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Les intérieurs sont les passions de l’âme. Il y en a onze, mais l’amour la haine, l’espérance et le désespoir sont les principales et celles qu’il faut mortifier. De plus, nous avons les trois facultés de l’âme : la mémoire, l’entendement et la volonté, qu’il faut encore mortifier. Je sais qu’il y en a parmi vous qui le savent bien faire et qui le font par la grâce de Dieu. Mais, pource qu’il y en a de nouvelles qui peut-être ne l’entendent pas encore, nous l’expliquerons maintenant.

Les yeux demandent à voir de belles choses, les oreilles à écouter ce qui plaît et à entendre des nouvelles, le flair désire avoir des senteurs et de bonnes odeurs, le goût se porte à manger des viandes délicates, à rechercher les bons morceaux et à s’en donner à cœur joie et, comme l’on dit, à faire son Dieu de son ventre.

Pour l’attouchement, il se faut empêcher de toucher rien sur soi ni sur autrui, sinon que nous le jugions nécessaire. Il faut donc se mortifier en toutes ces choses et empêcher ses sens extérieurs de faire leurs fonctions, lorsque nous le jugeons nécessaire pour la gloire de Dieu et le bien du prochain.

 

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Je vous dirai, mes chères sœurs, que j’ai souvent de la consolation de voir la modestie avec laquelle vous marchez par les rues et autres lieux où vous allez après. J’ai entendu que vous ne souffrez pas qu’on vous tienne des discours indignes des épouses de Notre-Seigneur. Oh ! que Dieu vous bénisse, mes filles, vous qui êtes dans cette pratique ! Car une Fille de la Charité ne peut jamais rien écouter de ce qui la peut détourner de l’amour qu’elle doit à son Époux. Continuez, mes sœurs, je vous prie, coupez court, surtout avec les hommes.

Pour le goût, vous savez comme il le faut mortifier, vivant selon la pauvreté, vous contentant du peu que vous avez, sans en désirer davantage. Hélas ! mes sœurs, encore en avez-vous plus que Notre-Seigneur lorsqu’il était sur la terre, duquel il est dit qu’il se repaissait de pain, pour vous faire voir que l’on peut vivre sans tant de délicatesse. Il y a des prélats qui vivent si sobrement que cela est admirable. J’en connais un qui ne mange qu’une fois le jour du pain et de l’eau ; un autre encore, qui vit de pain seulement avec des herbes depuis plusieurs années (1). Voyez, mes sœurs, ce que nous devons faire, voyant des personnes de notre temps dans une telle abstinence. Et sainte Geneviève, de quoi vivait-elle, mes sœurs ? De fèves, qu’elle faisait cuire deux fois la semaine, et elle n’a pas laissé de vivre quatre-vingts ans.

Il ferait beau voir, après cela, une Fille de la Charité dire : "Je ne saurais manger de telle chose, pource qu’elle n’est pas bonne pour l’estomac." Elle s’imaginera que, si elle le prend, elle en sera incommodée ; et ainsi on s’accoutume à la délicatesse. C’est en quoi il faut mortifier son goût et manger ce qui nous est présenté, encore qu’on y sente de la répugnance. J’excepte pourtant les choses qui incommodent notablement la

1). Alain de Solminihac, évêque de Cahors.

 

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santé. Mais, quand il n’y va que d’un peu de dégoût ou d’aversion, oh ! il faut passer par-dessus. Mes sœurs, il faut que vous sachiez qu’il y a une certaine suavité que Dieu répand dans les choses rudes et désagréables d’elles-mêmes, quand elles sont prises pour son amour, qui ne se peut expliquer. Car l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. Or, ceux qui vivent délicieusement ne sont pas capables de concevoir cela ; il n’y a que ceux qui se mortifient comme il faut.

Monsieur, vous me dites bien des choses. Quoi ! je ne pourrais me relâcher, même une heure, dans la pratique de la mortification ? - — Oui, ma sœur, je vous le dis. — Mais je l’ai fait le mieux qu’il m’a été possible l’année passée. — Vous l’avez fait ; mais il le faut encore faire. Allez-y sans discontinuer, si vous ne voulez reculer autant ou plus que vous n’avez avancé.

Il faut encore mortifier les passions de l’âme. L’amour, qui est la première nous porte au souvenir de ce que nous avons laissé, à l’amour déréglé vers les parents, désir qu’on nous laisse dans un lieu où l’on s’aime, pource que l’on y trouve de quoi se satisfaire. Il faut mortifier l’amour de ces choses-là, O mes sœurs, que je vous désire dans la pratique de quelques-uns des nôtres, lesquels, sentant avoir de l’amour pour le lieu où ils sont, le font savoir aussitôt et me mandent : "Monsieur, je me plais fort dans ce lieu, et je crains que, si j’y suis longtemps, je n’aie peine à le quitter quand il le faudra. Je crois être obligé de vous en avertir." Voilà, mes sœurs, ce qui se pratique entre nous et ce que je souhaite que vous fassiez.

Or, non seulement il faut que vous soyez bien aises qu’on vous retire d’une paroisse où vous vous aimez, mais il faut encore mortifier le désir de sortir de celle où l’on ne se plaît pas. C’est une

 

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passion qui porte à cela. Pource qu’il y a quelque autre lieu pour lequel on a de l’affection, on cherche le moyen d’y parvenir.

Ah ! Sauveur ! sitôt qu’on sent cet amour déréglé, il le faut mortifier, car celle qui veut changer d’un lieu en un autre, qui veut aller ici ou là, est bien éloignée de travailler à sa perfection, si elle suit son inclination. C’est se gouverner comme des bêtes que de ne pouvoir durer où l’on est ; car les bêtes font ainsi ; elles ne sauraient demeurer longtemps en une même place ; elles ne demandent qu’à aller. Et une personne qui n’a point de fermeté et qui ne demande qu’à changer comme cela agit en bête. Voyez, mes chères sœurs, combien il importe de mortifier cette passion et surtout d’avoir le courage de le dire, lorsqu’on se sent avoir trop d’affection pour le lieu où l’on est.

Mais, Monsieur que me dites-vous là ? Vous voulez donc que je me fasse l’ennemie de moi-même, quoique je ne cesse de me mortifier, de faire ce à quoi je ne me sens point portée. Vous voulez donc que je me détruise moi-même ? — Oui, ma sœur, et si vous ne le faites, vous reculez au chemin de la vertu.

Mais, Monsieur, c’est une chose bien fâcheuse de toujours se mortifier. — Mais, ma sœur, il n’y a pas de moyen de s’en exempter. Voyez-vous, vous avez à choisir, ou de vivre comme les bêtes, ou en personnes raisonnables. Si vous voulez vivre en bête vous n’avez qu’à suivre vos passions, pource que vivre selon ses inclinations et affections déréglées, c’est vivre en bête. Mais, si vous voulez mener une vie de chrétienne et de bonne Fille de la Charité, il faut vous résoudre à travailler continuellement à vous mortifier, quand vous n’auriez plus qu’un jour à vivre.

La haine des lieux, des emplois, la haine de ce qui nous fait de la peine doit encore être mortifiée. On verra

 

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une sœur qu’on croit être plus estimée que nous, ou mieux venue auprès des supérieurs, tout aussitôt on se sent portée de haine contre cette sœur. L’ambition m’excite à lui parler rudement, à faire tout ce qu’elle me dit avec colère. Voilà l’exercice de cette passion. Je suis prompte et suis avec une sœur qui est lente. Je hais cette humeur-là et ai de la peine à la supporter. Dieu veut que je me mortifie en tout cela et que je lui demande la grâce de me surmonter.

Pour l’espérance, oh ! il la faut aussi mortifier. Sitôt qu’on commence à espérer quelque chose, soit présente ou future, pour satisfaire la nature, il faut aller contre et renoncer à tout ce qu’on pourrait espérer de mauvais, ne s’amusant point à cela. Car, lorsqu’on a travaillé quelque temps à se surmonter et à acquérir quelque vertu et qu’on voit qu’on n’y avance rien, on entre en désespoir d’aller plus avant ; et le malin esprit, se mêlant là-dedans, dira : "Ah ! jamais tu ne feras rien qui vaille ; il est impossible que tu puisses faire comme cela." Voilà ce que fait le démon pour faire perdre courage au chemin de la vertu. Or, il faut mortifier cette passion par l’espérance en Dieu et dire : "Encore que je sache que de moi-même je ne saurais me vaincre, ni persévérer en ma vocation, j’espère que Dieu me fera la grâce dont j’ai besoin pour cet effet."

Reste maintenant à voir comme il faut mortifier les trois facultés de l’âme. La mémoire des choses passées, comme des plaisirs et satisfactions qu’on avait en ce lieu-ci, la mémoire des parents, de leurs biens, état ou condition, ou autres choses qu’on a laissées il faut mortifier le souvenir de tout cela.

A cette heure, il faut mortifier l’entendement, qui nous porte à raisonner sur tout ce qui se fait, sur la conduite de la supérieure, sur celle des officières. Il faut empêcher ces raisonnements et ne point permettre à

 

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notre entendement de trouver jamais à redire à quoi que ce soit que les supérieurs ordonnent.

Pour la volonté, il la faut aussi mortifier, lorsqu’elle veut quelque chose contre ce que Dieu demande de nous. Pour les choses mauvaises, on sait bien qu’il ne les faut jamais aimer, ni donner lieu en notre cœur à rien de ce qui pourrait paraître nous porter au péché. il se faut même mortifier dans les choses bonnes. Par exemple, une sœur aura affection de communier plus souvent que les autres ; il faut qu’elle suive la communauté et qu’elle se mortifie. Encore que la communion d’elle-même soit bonne, il se faut mortifier en cela.

Voilà, mes chères sœurs, ce qu’il faut faire pour travailler à notre avancement : nous mortifier en toutes choses. Voilà la pierre de touche, et sans cela nous ne pouvons rien faire.

Jésus ! Monsieur, que nous dites-vous là ? C’est nous faire une continuelle guerre. — Mes sœurs, pour un peu de temps il y aura de la peine. Une sœur qui se veut résoudre à se priver de toutes ses satisfactions et à agréer ce qui répugne à la nature trouvera cela rude au commencement ; mais, Si elle continue, elle s’habituera à ces pratiques, et dans peu de temps elle n’aura plus de peine ; au contraire, elle y trouvera de la consolation et pourra dire comme un bon novice d’un Ordre où l’on se mortifie comme il faut me dit un jour : "Monsieur, je disais à mes compagnons : que faisons-nous, mes frères ? Nous sommes venus ici pour nous mortifier, et nous faisons tout le contraire ; car il se trouve que les mêmes choses qui nous devraient faire peine nous tournent à consolation." Voilà la première chose qu’il faut faire pour mieux travailler cette année que la précédente.

La deuxième, nous demander souvent : "Pourquoi as-tu quitté ton pays ? N’est-ce pas pour servir Dieu ? Ne t’es-tu pas propose de quitter tes propres satisfactions ?"

 

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Voilà ce qu’il faut se demander, et surtout quand l’on se sent tentée. Pourquoi es-tu venue ici ? Est-ce pour t’humilier ? Est-ce pour obéir ? Est-ce pour faire tes règles ? C’est ce que saint Bernard se demandait : "Bernard, Bernard, pourquoi es-tu venu en religion ?"

La troisième chose qu’il faut que nous prenions pour pratique et vous et moi est que nous devons estimer que nous n’avons encore rien fait et que nous n’avons peut-être plus que cette année-ci pour travailler à notre perfection. Pour moi, cela va sans d*e, ayant soixante et seize ans, je ne puis pas vivre encore longtemps. Vous devez vous souvenir de ce qu’une sainte dit : que les vieilles gens ne sauraient guère vivre, mais que les jeunes peuvent bientôt mourir, comme nous l’avons vu en plusieurs de nos sœurs qui sont mortes jeunes. Et posé le cas que nous ayons encore quelque temps à vivre, c’est ce qui nous est incertain, et partant il ne faut pas laisser de travailler tout de même comme si nous étions assurés de n’avoir plus que cette année.

Voyons maintenant ce qui nous peut empêcher de mieux travailler à notre perfection que nous n’avons fait ci-devant. La première chose, c’est si l’on voulait vivre dans l’esprit de libertinage, sans se soucier de prendre peine de se mortifier ni d’observer ses règles. Si quelqu’une était dans cet esprit et qu’elle dît : "Je veux bien garder les commandements de Dieu, je veux bien ne point faire de péché mortel ; mais, quant à ce que vous venez de dire, je ne saurais m’y assujettir. A quoi bon tant de façons de faire ? Je n’ai que faire de tant me mortifier pour me sauver, je n’ai qu’à bien garder les commandements de Dieu, et cela suffit."

Ah ! que c’est un grand empêchement quand une fille en est là : ne se pas soucier d’avancer au chemin de la vertu et ne tenir compte des moyens propres à cela ! Voyez-vous, mes chères filles, une personne qui est dans

 

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cet esprit est en grand danger de ne pas garder les commandements de Dieu. Et si l’esprit malin vous a dit que c’est assez de garder les commandements de Dieu pour être sauvée, je vous dis que non, pource que vous ne sauriez garder les commandements de Dieu, si vous ne faites ce que je viens de dire. Vous le pouvez, dites-vous. Eh ! comment garderiez-vous ce qui est plus difficile, puisque vous ne voulez pas faire ce qui est si facile ! Y a-t-il rien de plus aisé que de pratiquer la vertu pourvu qu’on le veuille !

Notre-Seigneur disait à ses disciples : "Il a été dit aux anciens ; vous ne connaîtrez point la femme d’autrui ; et moi je vous dis de ne pas regarder une femme pour la convoiter, pource que, si vous le faites, vous avez déjà commis l’adultère en votre cœur."

Je vous dis de même, mes sœurs : je ne vous dis pas seulement de garder les commandements, mais je vous dis de ne regarder pas un homme en face. Mortifiez votre vue, gardez toujours la modestie, et, par ce moyen, vous observerez les commandements. Mais, tant que vous serez dans cet esprit de libertinage et que vous ne travaillerez point à la mortification, vous vous mettrez en grand danger de tomber dans le péché ; et tôt ou tard une fille qui en est là tombera dans quelque malheur. C’est pourquoi, mes sœurs, si vous en savez quelques-unes qui tiennent ce discours, avertissez-en les supérieurs, pour qu’ils l’aident à sortir de cet état, car elle ne saurait faire son salut tant qu’elle tiendra ces discours. Si vous en savez quelqu’une qui ait déjà été avertie et ne laisse pas de continuer, il en faut avoir compassion, faire ce qu’on pourra pour l’aider à sortir de cet état et prier Dieu pour elle.

Il faut donc être fidèle aux petites choses pour ne pas tomber aux grandes ; par exemple, ne point regarder un homme, et, si on l’a fait par curiosité, quand on s’en

 

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aperçoit, faire un acte de contrition. Si vous n’êtes pas fidèles à ces petites pratiques, à ne pas lever la vue pour regarder çà et là, à ne pas se donner la liberté de goûter au pot des malades et à ne se rien réserver, quand ce ne serait qu’une maille, mes sœurs, vous ne ferez jamais grand progrès au chemin de la vertu. Et cette infidélité est un dangereux état, parce que qui est fidèle en peu l’est en beaucoup. Donnez-moi une fille qui se donne la liberté de suivre ses passions et de ne fuir que les gros péchés, elle tombera infailliblement en quelque malheur.

Saint Augustin compare ces personnes-là qui ne tiennent compte des petits péchés à un navire dans lequel il se fait un petit trou par en bas. Et pource que cela ne se voit point, l’on n’y prend pas garde. Ainsi peu à peu l’eau entre dedans et fait aller le navire à fond. Si le trou avait été grand, on y aurait apporté remède ; mais, pource que ce n’est qu’un petit, on n’y prend pas garde, et cependant cela fait enfoncer le navire.

Ah ! mes sœurs, c’est là ce qui a fait faire naufrage à plusieurs de cette Compagnie. Pour n’avoir pas été fidèles à de petites choses, elles se sont laissées aller à de plus grandes, et enfin elles ont perdu leur vocation. C’est ce que dit le Saint-Esprit dans la sainte Écriture : "Celui qui néglige de prendre garde à de petites choses tombera infailliblement dans les grandes" (1) On voit cela par expérience fort souvent en plusieurs personnes, et même des maisons tout entières se sont perdues par là.

J’ai vu de mon temps, moi qui vous parle, plus de quinze monastères abolis, sans qu’il en soit resté un seul ; et c’est pour n’avoir pas voulu s’assujettir aux petites observances. Ils ont cru que c’était assez de garder les commandements de Dieu et n’ont pas été fidèles pour

1) Ecclésiastique XIX, 1.

 

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s’empêcher de tomber aux moindres petits péchés. De là ils ont commencé à se donner un peu de liberté, et petit à petit ils se sont retirés de l’observance de leur Ordre. Après quoi, ils ont voulu vivre d’une vie toute contraire à leur profession, et le scandale les a fait retrancher. Pour vous faire voir combien il est dangereux d’en venir là, qu’arrive-t-il, mes chères sœurs, à ces personnes ? Elles tombent de mal en pis et mènent une vie misérable, de sorte qu’au lieu de ce qu’elles s’étaient promis, suivant ainsi leur caprice, elles n’ont pour l’ordinaire que de la peine. Ce que Dieu permet justement pour punir leur infidélité. Or, sachez que, si vous en avez vu sortir de la Compagnie, cela s’est fait de la sorte.

Mais, Monsieur, que devons-nous faire quand nous en verrons quelqu’une dans cet esprit ? Mes sœurs, je vous l’ai dit, il la faut aider à en sortir et prier Dieu pour elle. Si elle ne tient compte de ce que vous lui dites et qu’elle ne prenne point peine de se corriger, que faut-il faire ? Cela est fâcheux de voir une fille qui a déjà demeuré plusieurs années dans la maison sans que tout ce qu’on a pu faire ait servi de rien. Il y a peut-être dix ans qu’elle est de la Compagnie ; que devons-nous faire ?

— Mes sœurs, à cela je dis qu’il est à souhaiter que ces filles-là qui ne servent que de scandale aux autres par leur vie lâche au service de Dieu, s’en aillent hors la Compagnie, et vous devez prier Dieu qu’il la purge de telles gens et que toutes les filles que Dieu appelle parmi vous soient bien fidèles à leur vocation, voire qu’elles soient toutes des saintes. Mais s’il y en a quelqu’une qui soit infidèle, après avoir pris peine de 1 aider à se corriger et l’avoir assistée de mes petits avis et averti mes supérieurs de ce que je remarque en elle, je dirai : "Béni soit Dieu ! Il faut que je ne vive pas comme elle." C’est le profit qu’il faut faire des défauts qu’on voit aux autres,

 

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et dire : "Il faut que je sois fidèle à la pratique de mes règles puisque l’infidélité à cela a été ce qui a fait perdre leur vocation à plusieurs. De plus, je me dois réjouir de ce que je suis dans une Compagnie qui ne peut pas souffrir une personne qui est de mauvais exemple." Mais, si vous étiez dans une Compagnie qui souffrît quelque fille qui ne voulût pas faire ses règles, ni vivre conformément à la communauté, vous auriez sujet de craindre et de dire : "Il ne fait pas bon ici. Quoi ! on laisse vivre ces personnes-là à leur fantaisie, on leur souffre tout ce qu’elles veulent, sans les séparer. Tout est perdu. On ne fait pas son salut en ce lieu."

A propos de cela, on rapporta un jour à Monseigneur l’archevêque qu’il y avait une Compagnie de filles d’où l’on ne renvoyait jamais personne. "Vraiment, dit-il, voilà une belle Compagnie, puisque toutes sortes de personnes y sont propres !" Qu’est-ce que cela ? Quel moyen de maintenir une maison dans l’ordre si l’on ne la purge ?

Ah ! mes sœurs, bénissez Dieu de ce que vous avez des personnes qui veillent pour votre bien et qui, voyant le mal, y apportent les remèdes nécessaires. Si cela n’était, il serait à craindre que les autres n’en reçussent du mal. Quand la gangrène est dans un membre, si l’on n’y remédie, il est à craindre qu’elle ne gagne tout le corps. Et Si les remèdes qu’on y apporte ne sont pas suffisants pour empêcher le mal de s’étendre sur les autres membres, que faut-il faire de cette personne-là ? Si vous demandez au chef de ce membre qui a la gangrène, il vous dira qu’il le faut couper, de crainte qu’il ne gâte les autres. Si vous demandez aux autres membres, ils vous en diront de même : "Coupez cela, car notre vie en dépend." Voilà ce que le chef et les membres de cette personne diraient, s’ils pouvaient parler.

Mes sœurs, quand la gangrène est venue à certaines personnes qui sont sorties de la Compagnie, l’on n’a rien

 

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omis pour guérir ce mal. Ah ! combien on en a souffert ! Que de mal elle a donné aux autres avant que d’en venir là ! Mais, quand l’on a fait tout ce que l’on a pu, il faut purger la Compagnie de telles personnes. Et quand les autres voient cela, elles doivent dire : "Soyez béni, mon Dieu, de ce que vous ôtez de la Compagnie ce qui vous est désagréable. Vous nous avez assemblées à votre service toutes vierges ou toutes veuves, et vous voulez que nous vivions toutes dans la pureté. O Seigneur, conservez toujours cette petite Compagnie dans la pureté ; ne permettez pas qu’il y demeure des personnes qui ne vous aiment pas. Nous voulons aimer ceux qui vous aiment, mais nous souffrons grande peine quand nous en voyons qui, pour n’avoir pas été fidèles à ce que vous demandez de nous, viennent à perdre leur vocation." Je vous puis assurer, mes sœurs, que ce m’est une grande peine quand je vois sortir une fille. Je voudrais avoir donné de mon sang pour l’en empêcher. Mais, quand l’on a fait tout ce que l’on a pu, Dieu soit béni de ce qu’il purge la Compagnie des personnes qui n’y sont pas propres !

O mes chères sœurs, ayez grande confiance que tant que vous serez fidèles à Dieu, il vous donnera la grâce de persévérer, car celles qui sortent n’en viennent là que pour ne s’être pas bien acquittées de leurs devoirs.

Quelle peine de voir des personnes que Dieu avait choisies pour son service dans sa Compagnie s’être rendues indignes des grâces qu’il répand sur cette Compagnie ! Mes sœurs, je n’ai point de plus grande affliction que lorsque je vois sortir quelque personne d’ici ou de chez nous. J’en suis tellement touché que j’en suis inconsolable. Mais, si elle n’y fait pas son salut, il est meilleur, pour elle et pour les autres, qu’elle sorte, que d’y demeurer. Vous devez prier Dieu qu’il vous donne toujours des supérieurs qui vous conduisent comme l’on a

 

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fait jusques à présent. Pour moi, mes chères sœurs, ne serais-je pas bien malheureux si, manque de prévoir ce qui peut faire mal à tout le corps de la Compagnie, je laissais quelque membre gâté et que, faute de cela, cette petite Compagnie, qui est en telle odeur entre toutes les personnes de piété, vînt à périr.

Il faut que je vous le die pour votre consolation. Un officier de la reine, qui vint, de la part de Sa Majesté, pour demander de vous autres, me dit que la reine, voyant que la sœur de Monsieur le Cardinal, qui était malade, n’était pas servie à son gré, dit sur-le-champ : "Ah ! vraiment, Madame, telle n’est pas traitée comme il faut ; il faut avoir des Filles de la Charité." Et en effet vous y allâtes. Voyez, mes chères sœurs, l’état auquel est la Compagnie, par la grâce de Dieu. Quoi ! une reine jette les yeux sur vous pour assister une Si grande dame, vous préférant à tant de personnes qu’elle aurait pu trouver dans sa cour !

Je ne vous dis pas encore tout ce que ce bon Monsieur me dit de l’estime qu’il avait entendu faire à Sa Majesté de vous. Mais cela suffit pour vous faire voir l’obligation que vous avez à Dieu des grâces qu’il vous fait, et vous humilier d’autant plus que l’on vous estime. Quoi ! Dieu m’a appelée dans une Compagnie qui est en cette odeur ! Oh ! que je serais misérable si je trouvais à redire à la conduite des personnes qui la dirigent !

Mes filles, quand vous verrez sortir quelque personne de la Compagnie, dites : "Nous avons des supérieurs qui ne font rien que bien à propos." Soyez assurées que trouver à redire à cela, vouloir s’informer des raisons qu’on a d’agir de la sorte est un empêchement très grand de travailler à votre perfection. Ah ! mes chères sœurs, que vous serez heureuses si vous êtes fidèles à votre vocation ! Il me vient présentement en l’esprit quelque dessein que l’on a sur vous, que je ne vous dirai pas pour

 

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cette heure, le réservant pour une autre fois. Louez Dieu de ce que la divine Providence a tant de soin de conserver la Compagnie. C’est la prière que je fais à sa divine Majesté, que, comme il a eu agréable de vous assembler et choisir, pauvres filles pour la plupart, il lui plaise vous conserver toujours dans l’esprit qu’il a donné à votre Compagnie.

Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il nous fasse la grâce de continuellement travailler à notre perfection et de nous demander souvent pourquoi nous sommes venus ici, afin que, si nous nous relâchons au chemin de la vertu, le souvenir de nos premières intentions nous fasse reprendre nos premières ferveurs.

O Seigneur ! plaise à votre bonté infinie nous faire à tous cette grâce et conserver cette petite Compagnie pour le bien des pauvres ! Mais, pource que vous demandez notre coopération, c’est ce que nous vous promettons, moyennant votre grâce.

Ah ! mes chères sœurs, joignez votre intention à la mienne, priant la bonté de Dieu de vous faire la grâce de travailler mieux que jamais à votre perfection. Je prie la sainte Vierge et vos bons anges de vous aider de leur intercession. Pour cela, entr’aidez-vous aussi les unes et les autres par l’exemple que vous vous donnerez. C’est ce que je prie Notre-Seigneur de vous octroyer. Et de sa part, quoiqu’indigne, je prononcerai les paroles de bénédiction. Benedictio Dei Patris…

 

 

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80. - — CONFÉRENCE DU 22 MAI 1657

ÉLECTION DES OFFICIÈRES

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est la pratique d’une de vos règles, qui est de l’élection des officières. Il faut que cela se fasse tous les ans, le lendemain de la Pentecôte. Je ne sais pour quelle raison nous ne le fîmes pas l’année passée ; je pense que c’est moi qui en fus cause, comme aussi de ce que nous avons remis à aujourd’hui, au lieu d’hier, que se devait faire cette élection.

Or, à ce sujet, l’on vous a donné trois points à considérer. Le premier est des raisons que nous avons de nous donner à Dieu pour choisir des filles qui aient à peu près les qualités requises pour être officières ; le deuxième point est des marques pour connaître celles qui ont ces qualités ; le troisième, des moyens de bien procéder à l’élection des officières.

Voilà donc, mes sœurs, le premier point. Il est des raisons que nous avons, vous et moi et tous ceux qui sont ici, de nous bien donner à Dieu, à ce qu’il lui plaise nous faire la grâce de jeter les yeux sur celles qui ont les qualités requises pour être officières. Le deuxième point dira les marques qui font connaître qu’une telle sœur sera bonne, qu’elle a à peu près les qualités nécessaires. Au troisième point, nous expliquerons comme il faudra procéder pour donner votre voix lorsqu’on vous le dira.

Or, mes sœurs, la première raison qui fait que vous devez vous donner à Dieu pour choisir des officières en la place de celles qui l’ont été jusques à présent, que je prie Dieu qu’il bénisse et leur soit la récompense des

Entretien 80. — Cahier écrit de la main de sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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services qu’elles ont rendus à la Compagnie, c’est, voyez-vous, mes filles, qu’il se peut dire que tout le bien et tout le mal de la maison dépend de la supérieure et des officières. Si la supérieure et les officières font bien leur devoir, il y a sujet d’espérer que la Compagnie se conservera et ira en augmentant de vertu en vertu ; mais, si au contraire, elle déchoit, au lieu de se perfectionner. Quand les membres d’un corps et la tête même sont malades, ce corps-là ne se peut pas bien porter. Si les bras et les jambes sont perdus, s’il est sourd et muet, ce corps a des membres, mais c’est comme s’il n’en avait point. Ainsi en est-il des communautés. La Compagnie de la Charité est un corps, et les officières sont les membres de ce corps. Si elles font bien, le corps se portera bien, mais, si elles ne font pas bien leur devoir, tout le corps s’en ressentira. De sorte qu’il se peut dire qu’un des plus grands biens qui puisse arriver à la Compagnie est d’avoir une bonne supérieure et de bonnes officières, qui veillent à ce que les choses qui vont bien aillent mieux, et qui essayent de remédier à celles qui sont mal, en avertissant les supérieurs.

Je vous dirai, mes sœurs, qu’il en est des Ordres les plus saints de l’Église comme de nos corps, lesquels, si nous les voulons conserver en santé, il faut purger de temps en temps. Et avec cela et autres remèdes on répare les forces qu’on avait perdues. Mais ce n’est que pour quelque temps. De sorte qu’il faut recommencer tôt après. Voilà quelle est l’infirmité humaine. De même, ces jours-ci, nous avons été pleins de ferveur et de dévotion. Cela passé, nous nous trouverons, tout au contraire, indévots, négligents et sans affection au service de Dieu. La nature corrompue nous assujettit à cette misère. Nous sommes à cette heure dans un état, et tantôt nous serons dans un autre. Voilà une Fille de la Charité qui paraîtra de bon esprit, fort discrète et affectionnée à

 

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tout ce qui dépend de ses règles ; et puis après, un sujet de mécontentement, une correction, voire une petite vétille sera suffisante pour la faire changer, de façon que, à la voir, ce ne sera plus celle qui était en la présence de M. Portail, ni de Mademoiselle Le Gras. N’est-ce pas vrai, mes sœurs, ce que je dis ? N’expérimentez-vous pas cela ? Je m’assure que oui.

Voyez-vous, mes chères sœurs il faut que vous sachiez que ce que nous sentons en nous-mêmes, cela se fait pareillement dans le corps de la Compagnie. Oui, les mêmes altérations et changements que nous expérimentons en notre particulier arrivent au corps des communautés. Or, qui doit mettre ordre à cela ? Ce sont les supérieurs qui doivent avoir des yeux pour veiller aux besoins de tout le corps de la Compagnie et de chacune en particulier.

Représentez-vous un navire sur la mer ; si le pilote ne le sait pas bien conduire, il périra. Or, voyez-vous, une Compagnie est comme un vaisseau, sur la mer, qui nous doit mener au port, et les supérieurs sont comme les pilotes qui le doivent conduire. Et tout ainsi que, lorsque les vents se lèvent et qu’il semble que les ondes doivent renverser le navire, le navire chavirerait si ceux qui le doivent conduire ne prenaient pas la rame en main ; de même, si ceux qui doivent conduire la Compagnie ne sont soigneux de tenir la rame et de faire en sorte que les règles soient bien observées, elle périra. Si la supérieure et les officières ne veillent sur la Compagnie, que deviendront les pauvres Filles de la Charité ? On n’entendra parler que de désordres. Tantôt l’on dira qu’en une telle ville elles auront fait telle chose, puis en une autre. Et ainsi peu à peu on désistera de les employer. De sorte qu’il importe autant de bien choisir de bonnes officières que d’avoir un bon pilote pour conduire un navire au port désiré.

 

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Je dis plus, mes sœurs, tout le bien et tout le mal dépend de là. Je le dis souvent chez nous, tout le mal qui se fait à la Mission, dites que c’est M. Vincent qui le fait. S’il s’y fait du bien, imputez-le à Dieu ; mais, pour le mal, imputez-le aux supérieurs, car, si je veillais sur vous, cela ne serait pas. Si je vous avertissais de ce que vous devez faire, si je m’élevais à Dieu pour obtenir les lumières dont j’ai besoin pour bien conduire la Compagnie, assurément tout irait bien.

Voilà la première raison pour se donner à Dieu afin de bien choisir les officières, car que fera la supérieure si ses officières n’ont les qualités requises ? Elle aura beau être suffisante, si elle n’est secondée par les officières, à quoi lui servira d’ordonner, si les officières n’ont pas soin de faire exécuter non seulement ce qu’elle dit de parole, mais ce que l’on sait être son intention ? Car les vrais obéissants ne se contentent pas de suivre ce que les supérieurs ordonnent, mais ils vont au delà, faisant ce qu’ils pensent être selon leur intention. Il faut donc que les officières aient grand soin de faire exécuter l’ordre que la supérieure donne et d’avertir des défauts qu’elles remarquent pource que, si elles ne voient pas le mal qui se fait, la supérieure n’y apportera pas le remède ; et ainsi les officières seront coupables du même mal.

Une personne disait à un misérable pécheur comme moi : "Quand je me trouve en quelque peine et que je ne sais ce que je dois faire, je considère en moi-même quelle serait l’intention de mes supérieurs et puis je fais selon cela. Après, je suis en repos." Les officières doivent avoir les yeux toujours attentifs sur la volonté de Dieu et sur les ordres de leurs supérieurs, pour que tous leurs déportements soient de vifs exemples sur lesquels toutes les autres puissent se former selon ce que dit le psalmiste au psaume 122 : Ad te levavi oculos meos qui

 

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habitas in cælis. O Seigneur, comme la servante a les yeux sur sa dame pour exécuter ce qu’elle lui commande, ainsi avons-nous les yeux attentifs sur vous.

Une troisième raison pour bien choisir vos officières est ce qu’il me souvient vous avoir dit lorsque je vous parlai de l’uniformité, qui est une de vos règles, qu’une âme qui est uniforme en toutes choses à la communauté est bien agréable à Dieu ; et je vous fis une objection, que je répète en ce sujet : "A qui me dois-je faire semblable ?" Vous nous dîtes qu’il faut se conformer à la maison de la supérieure. Mais sur qui faut-il que je jette les yeux ? Sur ma sœur telle, sur ma sœur Françoise, Jeanne et Marie ? Je vous répondis lors qu’il se fallait bien rendre semblable à sa sœur, quand elle fait bien. Mais pour se former comme une bonne Fille de la Charité doit être, oh ! il faut que vous le preniez de vos règles, des conférences que l’on vous fait et des exemples que vous voyez ici. Mais, si cette maison qui doit servir de règle aux autres n’était composée de personnes exactes à leurs règles, si l’on n’y voyait que désordres entr’elles que serait-ce des autres qui ne s’y tiennent pas ? Et comme ce sont les officières qui sont obligées de faire observer les règles et de donner l’exemple aux autres, étant toujours à la maison, il est très important qu’elles soient bien choisies, pour veiller à ce que l’intention des supérieurs soit suivie, que les nouvelles que l’on reçoit soient bien formées, bref que tout aille en sorte que celles qui reviennent des champs ou de la ville puissent en être édifiées, que, lorsque l’on verra ce qui se fait ici, on se puisse porter à faire le même au lieu où l’on est. Car il faut cela, mes sœurs. Quand une sœur dit : "L’on fait telle chose à notre maison ; on se comporte de la sorte", oh ! il faut le faire. Et ce n’est pas pour autre sujet que l’on vous dit qu’il faut jeter les yeux sur ce qui s’y fait.

 

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Oh bien ! Monsieur, me direz-vous, nous voyons assez la nécessité qu’il y a de bien choisir les officières, puisque tel est le maître, tels sont les serviteurs ; tels sont le père et la mère, tels seront les enfants et par conséquent telles sont les officières de la Charité, telles seront pareillement les autres. C’est pourquoi nous nous donnons à Dieu de bon cœur pour obtenir cette grâce de sa bonté. Mais à quoi les connaîtrons-nous ?

Mes sœurs, je vais vous donner les marques qui vous les feront connaître à peu près. Vous savez qu’il y a trois officières. La première se nomme assistante ; son office est de recevoir les ordres de la supérieure et d’avoir soin de les faire observer. La deuxième officière est trésorière ; elle a soin de garder l’argent. L’assistante sert de conseil à la supérieure, et la trésorière aussi. La troisième, c’est la dépensière ; elle doit pareillement contribuer de ses avis, quand on les lui demande.

Voilà pour ce qui regarde la charge de chaque officière. Quant à la manière de s’en acquitter, la trésorière rend compte de temps en temps à la supérieure, et la dépensière reçoit l’argent pour la dépense ordinaire de la trésorière, à laquelle elle rend aussi compte. A Sainte-Marie cela se fait ainsi : la dépensière rend compte tous les jours et la supérieure tous les ans au supérieur. La visite se fait tous les ans, et le visiteur se fait rendre compte et arrête les comptes de la dépense et de la recette. Le même se fait ici à peu près.

Voyons les marques pour connaître celles qui ont les qualités requises pour être élevées officières. La première, c’est qu’il serait à souhaiter qu’elles se portassent bien, qu’elles eussent un corps bien sain, pource qu’elles doivent être les premières partout. Mais, parce qu’il ne plaît pas à Dieu que toutes se portent bien et qu’il y en a beaucoup d’infirmes qui ne manquent pas de grande capacité pour ces offices, l’on ne les rejette pas pour être

 

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infirmes. Ainsi, si une infirme qui est officière ne se porte pas assez bien pour se trouver à tous les exercices, in nomine Domini !

La deuxième marque pour connaître une bonne officière, c’est quand elle a l’esprit bien fait : une fille sage, patiente, douce, judicieuse, une fille raisonnable qui ne s’emporte pas de passion. Il y a certaines personnes dont l’esprit ne s’emporte pas de passion et néanmoins dont l’esprit est si variable que jamais la raison ne s’y trouve, ou fort rarement. Or, il ne faudrait pas choisir ces personnes-là.

En troisième lieu, il importe que celles que vous élirez soient bonnes chrétiennes, qu’elles aient la crainte de Dieu, qu’elles soient exactes à faire toutes les choses que Dieu ordonne, car elles ne peuvent pas être bonnes officières sans cela.

Une quatrième marque, mes sœurs, pour connaître les filles propres à être officières, c’est celles qui auront été bonnes filles sans aucune ambition, dans lesquelles on aura remarqué un esprit de simplicité, un grand zèle pour le service du prochain et surtout pour le salut des pauvres, nos seigneurs et nos maîtres, car nous sommes serviteurs des pauvres, quoiqu’indignes de cet honneur. Il faut regarder que ce soient des filles vertueuses qui soient modestes en la coiffure, en la manière d’aller par les rues, qui n’aient point d’affecterie en leurs habits, ni rien qui ressente la particularité, enfin qui aient été bonnes Filles de la Charité dans tous les emplois qui leur ont été donnés. Voilà une bonne marque.

De plus, une fille qui aime l’exactitude des règles, qui s’afflige des fautes de ses sœurs et qui essaye de les aider à se corriger, qui est zélée pour l’obéissance et qui ne manque à aucune observance, oh ! celle-là a les qualités d’une bonne officière.

Mais une qui n’a pas l’humilité, qui n’est pas amie

 

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des mépris et ennemie de l’honneur, qui, au contraire, ne demande que les applaudissements, les louanges et à faire parler d’elle, cela, mes chères sœurs, est très mal en une fille ; celles qui sont de cet esprit ne sont nullement propres à être officières. Or sus, il y aurait bien d’autres marques à vous dire. Mais celles-là suffiront pour le présent.

Passons au troisième point, qui est de la manière dont il faut agir en cette élection. Comment faut-il faire pour faire une bonne élection ? Mes filles, il faut que chacune se donne à Dieu dès ce moment pour voir celles qui sont propres, et donner sa voix à celles en qui Dieu vous aura fait voir les qualités requises. Mais, avant toute chose, il faut se résoudre à ne donner sa voix qu’à celles que vous jugerez les plus propres.

Et pource qu’il y a deux choses qui font que l’on ne procède pas bien aux élections, il faut les éviter.

Premièrement, c’est que, pour l’ordinaire, on a des inclinations pour une, que l’on n’a pas pour une autre ; et ainsi on la juge plus propre que celle pour laquelle on n’a pas d’affection particulière peut-être à cause qu’elle est de son humeur et qu’elle se rend complaisante à ce que nous désirons ; comme, au contraire, il y en a d’autres qui ne nous reviennent pas, contre lesquelles nous avons quelque aversion naturelle, pour la différence que nous trouvons entre leur esprit et le nôtre, ce qui nous fait penser que celles-là ne sont pas propres. Or, voyez-vous, il ne faut pas regarder en ceci nos inclinations, ni laisser de donner sa voix à celles qui ne sont pas selon notre humeur, parce que ce serait mal fait ; non plus qu’il ne faut pas donner sa voix à une sœur parce que nous y trouvons quelque chose qui nous agrée. Il faut donc mettre à part nos inclinations et aller droit à Dieu regarder devant lui celles qui ont le plus de bonnes qualités et leur donner sa voix.

 

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En second lieu, ce serait mal faire si on s’entretenait par ensemble de cela, si l’on disait : "Une telle serait bonne pour être en cet office cette autre n’y serait pas propre." Oh ! il ne faut jamais tenir tels propos, ni parler de ce qui s’est fait avant ni après. Il faut que le silence tienne cela secret.

Nous avons pensé que nous ne pouvions pas mieux procéder en cette élection qu’en la faisant en la manière que firent les apôtres lorsque, après l’Ascension de Notre-Seigneur et la descente du Saint-Esprit, ils conclurent de mettre quelqu’un en la place de Judas. Que firent-ils ? Ils assemblèrent les disciples et leur dirent : "Vous avez tous su comme le malheureux Judas a perdu l’apostolat en vendant son bon Maître et le nôtre et comme il s’est désespéré. Il faut quelqu’un en sa place." Et pour y procéder selon que le Saint-Esprit le leur inspirait, ils choisirent deux des disciples qui avaient suivi Notre-Seigneur jusques à la mort, pour en faire un apôtre à la place de Judas. Or, nous avons pensé devant Dieu qu’il fallait nous comporter ainsi ; et suivant cet exemple des apôtres nous en avons nommé deux pour être assistantes, deux pour être trésorières et deux pour être dépensières. Nous vous appellerons les unes après les autres, et vous donnerez votre voix à celle que vous penserez la meilleure. Et pource que la sainte coutume des communautés est que les novices, ni celles qui n’ont pas demeuré plus de quatre ans dans la communauté n’ont point de voix pour les élections, celles qui ne sont pas ici depuis quatre ans passés se retireront d’un côté et celles qui sont au-dessus de quatre ans se mettront de l’autre. Et lorsque nous vous appellerons, vous me direz tout bas celle à qui vous donnez votre voix, et n’en parlerez à personne, passé cela.

Or sus, Sauveur de nos âmes, qui êtes celui qui avez choisi de toute éternité les sœurs qui doivent être vos

 

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officières, faites-nous la grâce de les connaître. Elles ont été officières dans votre idée éternellement. Ayez agréable de vous ressouvenir que ce sont vos officières que vous vous êtes choisies pour le bien de cette petite Compagnie. Vous ne vous êtes pas contenté d’avoir formé cette Compagnie pour vous élever des épouses ; vous avez inspiré de plus de donner des officières qui, avec votre grâce, coopèrent à leur sanctification. Béni soyez-vous de ce que vous en usez de la sorte ! Ayez donc agréable, ô Seigneur, que nous nous adressions à vous en la manière de saint Pierre, au sujet du choix qu’il voulait faire d’une personne pour être apôtre, qui vous suppliait de lui faire connaître votre volonté en cette sorte : "O Seigneur, montrez-nous celui que vous avez choisi pour ce ministère" (1)

Mes sœurs, élevez-vous à Dieu avec moi pour lui demander la même grâce ; donnez-vous toutes à lui pour ne regarder en cette action que sa très sainte volonté et pour donner votre voix à celles auxquelles vous la voudriez avoir donnée à l’heure de la mort ; car il faut que vous sachiez qu’il y aurait péché de la donner à une que vous croiriez n’être pas propre. C’est le concile de Trente qui le dit : "Il y a péché mortel de choisir le pire entre celles qui nous sont proposées et grand mérite de donner sa voix à une bonne."

Il y en a d’autres que celles sur qui nous avons jeté les yeux qui seraient propres, mais elles sont nécessaires ailleurs, et j’ose dire, par la miséricorde de Dieu, qui peut-être auraient les qualités requises aux officières en aussi haut degré que celles qu’on a regardées pour cela. Mais, pour ne pas manquer aux personnes qui en demandent depuis longtemps, on ne vous les a pas nommées.

1) Actes des Apôtres I, 24.

 

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Ici notre très honoré Père dit les sœurs qui étaient proposées pour être élues, et ensuite sa charité commença le Veni Creator Spiritus ; et puis il appela les sœurs, qui donnèrent leur voix tout bas et à la suite.

Mes sœurs, dit notre très honoré Père, la pluralité des voix va à ma sœur Jeanne de la Croix pour assistante, à ma sœur Geneviève Poisson pour trésorière, à ma sœur Madeleine Ménage pour dépensière. Plaise à la bonté de Dieu avoir agréable cette élection et leur faire la grâce de bien s’acquitter de leurs obligations pour sa gloire et l’utilité du prochain !

Une des officières sortant de charge se mit à genoux et demanda pardon des fautes qu’elle avait commises pendant qu’elle avait été officière, et du mauvais exemple qu’elle avait donné à la communauté. Notre très honoré Père lui dit :

Dieu vous bénisse, ma fille ! Mademoiselle Le Gras me vient encore de donner de très bons témoignages de vous et de votre conduite, comme aussi des autres ; dont la gloire soit à Dieu ! Mais vous avez raison de demander pardon à nos sœurs des mauvais exemples que vous pouvez leur avoir donnés pendant l’administration de votre charge ; car il est fort difficile de si bien faire qu’il ne se trouve toujours quelque chose à redire. C’est la pratique des filles de Sainte-Marie d’en user de la sorte, celles qui sortent de charge. Et même on leur ordonne quelque pénitence. C’est pourquoi je pense qu’il est à propos de faire de même. Dieu a donné la pensée à ma sœur de faire cet acte pour nous faire souvenir de cela ; à quoi je ne pensais pas. Dieu vous bénisse, ma sœur !

Les deux autres officières ayant fait la même chose, Monsieur notre très honoré Père leur enjoignit à toutes pour pénitence et pour obtenir de Dieu la grâce dont avaient besoin les sœurs nouvellement élues pour bien commencer leur charge, de dire les litanies du Saint

 

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Nom de Jésus et d’entendre la sainte messe le lendemain à ces mêmes intentions. Et ainsi la conférence finit.

Sancta Maria, succurre miseris…

 

81. — CONFÉRENCE DU 17 JUIN 1657

SUR LA PRATIQUE DE NE RIEN DEMANDER ET DE NE RIEN REFUSER

(Règles Communes, art. 8.)

L’entretien d’aujourd’hui sera votre huitième règle. Voici, mes sœurs, ce qu’elle contient : "Elles feront leur possible pour se mettre dans la sainte pratique tant recommandée par les saints et si bien observée dans les communautés bien réglées, qui est de ne rien demander ni refuser pour ce qui est des choses de la terre. Si néanmoins elles ont grande nécessité de quelqu’une de ces choses, elles la pourront proposer tout bonnement et avec indifférence aux personnes à qui il appartient d’y pourvoir ; et puis elles demeureront en repos, soit qu’on la leur accorde, ou non."

Mes sœurs, je vous ai dit souventes fois que toutes vos règles tendent à vous rendre vraies Filles de la Charité, par conséquent vraies filles de Notre-Seigneur, et que vous devez les regarder comme des règles données de Dieu ; ce qui doit vous faire travailler pour les observer fidèlement ; et qu’ainsi faisant, elles vous conduiront sûrement sur la mer orageuse de ce monde et vous serviront de vaisseau pour arriver au port tant désiré du paradis.

Entre toutes les vertus, en voici une, mes chères sœurs, de fort grande importance, c’est de ne rien demander ni refuser, qui est pratiquée dans toutes, ou pour le

Entretien 81. — Ms. SV 3, p. 142 et suiv.

 

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moins dans la plupart des communautés. Cela est requis particulièrement dans la vôtre par la sainte règle de ne rien demander ni refuser. Or, pour vous entretenir utilement de cela, je suivrai l’ordre accoutumé, vous faisant voir, premièrement, les raisons qui obligent la Compagnie de la Charité en général et chaque fille en particulier de se donner à Dieu pour embrasser et observer avec amour cette règle, afin d’entrer dans le véritable et parfait esprit du christianisme ; au second point, nous dirons en quoi consiste cette vertu ; et au troisième point, les moyens de bien pratiquer cette règle de ne rien demander ni refuser.

Mes sœurs, quand nous disons qu’il ne faut rien demander ni refuser, quelqu’un pourra demander de quelle sorte il faut entendre cela. C’est pourquoi il faut éclaircir la question et savoir que ce sont les choses temporelles qu’il ne faut point demander ; car pour les spirituelles, oh ! il les faut demander instamment, et Notre-Seigneur le veut, puisqu’il a dit dans l’Évangile : "Demandez et vous recevrez ; heurtez à la porte et on vous ouvrira" (1). Nous ne disons donc pas qu’il ne faut pas demander à Dieu les nécessités qui regardent l’âme, comme les vertus, la force pour surmonter les passions, et sa sainte grâce ; mais, quand nous disons qu’il ne faut rien demander, cela s’entend des choses qui regardent la terre et qui ne servent de rien pour le ciel, comme, par exemple, demander d’être dans une telle paroisse plutôt qu’en une autre, avec une telle sœur, d’avoir un tel emploi ou sortir d’un autre, demander une robe de telle façon et de telle étoffe plutôt que d’une autre, vouloir avoir sur soi quelque chose de singulier, qui n’est pas commun aux autres. Ce sont ces choses-là qui ne méritent pas d’être demandées ni recherchées par des personnes qui

1) saint Matthieu VII, 7.

 

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se sont données à Notre-Seigneur pour le servir, auxquelles il n’est plus loisible de donner lieu à aucune affection pour les créatures, si ce n’est pour son amour. Bref, il n’est pas permis à une âme d’aimer quelque chose que ce puisse être, par préférence à lui. Il est jaloux de l’amour de ses épouses et ne le veut pas à demi. Oh ! dès lors que nous aimons une chose plus qu’une autre, c’est signe que Dieu n’est pas le seul objet de notre amour. Vous voyez donc par là combien il importe que nous nous donnions à lui pour entrer dans cette pratique.

Je dis donc, mes sœurs, que la première raison qui nous doit faire observer cette règle est parce que c’est une pratique qui nous mène à l’indifférence, laquelle fait qu’une âme qui en est venue là ne sait quasi ce qu’elle veut ou ne veut pas, ne s’attache qu’à Dieu et ne veut autre chose que ce qu’il veut et comme il le veut. Oh ! quel bonheur pour une personne qui est dans cet état ! Donnez-moi une sœur dans cette disposition, comme il y en a, par la grâce de Dieu, plusieurs parmi vous, laquelle, quand on lui dit : "Ma sœur, venez", elle vient ; "ma sœur, il faut aller là", elle y va. Quand vous voyez une sœur faire de la sorte, on peut dire qu’elle a son cœur dans l’indifférence qui est le plus grand contentement qu’on puisse avoir sur la terre. Quelle plus grande satisfaction voudriez-vous que de n’avoir aucun vouloir ou non vouloir que sur ce que les supérieurs veulent ou ne veulent pas ? Mes filles, voulez-vous être bien unies à Dieu et avoir un même cœur avec lui, il n’y a point de meilleur moyen que de ne vouloir autre chose que ce qu’il lui plaît que nous ayons, être prêtes à obéir en toutes choses, comme les serviteurs de ce centenier dont il est parlé dans l’Évangile. Ce bon homme disait à Notre-Seigneur ! "J’ai des serviteurs ;

 

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quand je leur dis : allez, ils vont" (2) Tout de même, il y a des personnes qui, au moindre signe de la volonté des supérieurs, se portent tout aussitôt à l’exécuter ; dites-leur : "Il faut que cela soit ainsi", elles le font sans se mettre en peine s’il serait mieux autrement ou non. Mes chères sœurs, donnez-moi une fille qui soit comme je viens de dire, et je dis que cette fille n’a point d’entendement ni de volonté que celle de Dieu. Lorsqu’on est parvenu là, on peut dire : "Je vis, non pas moi, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi." C’est saint Paul qui dit cela (3). C’est-à-dire : je vis, quant à la vie du corps, d’une vie animale, mais ce n’est pas de cette vie-là que je vis ; c’est Jésus-Christ qui fait que je ne vis pas seulement de cette vie animale, parce que c’est lui qui vit en moi. Ainsi je vis comme Notre-Seigneur veut que je vive, me conformant à lui autant qu’il est possible, de sorte que qui me voit voit une image qui représente Jésus-Christ. O mes filles, que vous serez heureuses si vous entrez dans la pratique de cette règle ! O mes sœurs, si Dieu fait la grâce à la Compagnie de la Charité d’en venir là, qu’elle sera heureuse ! Ce sera pour lors que chacune de vous, contente de son état, n’aura plus sujet de souhaiter une condition plus relevée que celle-là. Quoi ! ne vouloir que ce que Dieu veut, n’avoir de contentement que dans l’accomplissement de sa volonté ! Oh ! il n’y a point de condition plus grande que celle qui nous unit à Dieu. Le moyen d’avoir cette union, c’est de ne rien demander ni refuser. Mais, si une désire aller en ce lieu, ou changer d’emploi, si, de plus, elle fait instance pour cela, demandant à Mademoiselle Le Gras de l’ôter, et à M. Portail de s’employer à cet effet, oh ! qu’elle est éloignée de ce que Dieu demande d’elle !

2) saint Matthieu VIII, 9.

3) Épître aux Galates II, 20.

 

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Je crois qu’il n’y en a point parmi vous de cette sorte et que vous êtes toutes dans la volonté de ne rien demander ni refuser, ou, pour le moins, dans le désir de l’avoir, par la grâce de Dieu. Mais, s’il y en avait quelqu’une qui tînt ce langage, ô Sauveur, qu’elle se corrige et dise à Dieu : "Seigneur, je ne souhaite rien autre chose sinon que je me soumette à votre sainte volonté, qui m’est manifestée par mes supérieurs." Voilà donc la première raison.

La seconde raison que nous avons de ne rien demander ni refuser, c’est que, se comportant de la sorte, on n’a plus de volonté, car, soit qu’on soit en un lieu ou en un autre, on est satisfait. Or, ces personnes-là encore qu’elles soient sur la terre, vivant comme n’y étant pas, elles commencent déjà à jouir des délices du paradis et à participer à la félicité des bienheureux. En quoi pensez-vous que consiste le bonheur des saints dans le ciel ? En ce qu’ils n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu ; ils ne désirent jamais autre chose que ce que Dieu veut. C’est en cela que consiste leur bonheur. Et ainsi, quand une âme est conforme à la volonté de Dieu, quand elle n’a aucune fâcherie de l’état où elle est, en vérité, mes sœurs, c’est commencer le paradis en terre, et je ne crois pas qu’il y ait contentement pareil au monde. N’est-il pas vrai, mes sœurs qui êtes dans cette pratique, que vous éprouvez par vous-mêmes ce que je dis ? Trouvez-vous qu’il y ait plaisir plus grand que de conformer sa volonté à celle de Dieu ? Je crois que vous êtes toutes, qui plus, qui moins, dans cette pratique. Mais celles à qui Dieu fait la grâce d’y mieux entrer comprennent bien quel bonheur c’est de pouvoir arriver en un si haut état.

Mais Monsieur, dira quelqu’une, croyez-vous que je puisse parvenir là, moi qui ne suis qu’une pauvre fille de village ? Oui, ma sœur ; et celles qui servent les

 

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pauvres sans affectionner ni ce lieu-ci, ni cet autre, qui ne cherchent qu’à contenter Dieu, qui ne demandent et ne refusent rien, qu’on les envoie ailleurs, qu’on les laisse, elles sont toujours les mêmes, je vous dis que je ne connais point de personnes plus heureuses, et ne sache point de plus parfait état que celui-là. O mes sœurs, quand vous venez à penser en vous-mêmes : qu’est-ce que je veux ? et que vous reconnaissez ne vouloir que ce que Dieu veut, n’est-il pas vrai que vous ressentez une joie, une paix intérieure et un certain contentement qui ne se peuvent exprimer ?

Voilà deux raisons, entre plusieurs autres, que j’avais à vous dire sur ce sujet.

Mais Monsieur, me direz-vous encore, comment Notre-Seigneur en a-t-il usé ? N’a-t-il pas suivi sa volonté ? O mes sœurs, il n’a jamais fait sa propre volonté ; au contraire, il a toujours accompli celle de Dieu son Père, qui était son directeur. Si nous sommes enfants de Dieu nous devons lui ressembler ; et si vous êtes vraies Filles de la Charité, qui n’est autre chose que filles de Notre-Seigneur, n’est-il pas vrai que vous devez suivre son exemple ? Tous les saints ont été dans cette pratique, mais entr’autres saint Paul. Quand Dieu l’eut terrassé de son cheval, lors de sa conversion, quel langage tint-il à Notre-Seigneur ? "Me voilà, dit-il, (4) par terre ; que voulez-vous que je fasse ?". Il ne demande rien que la volonté de Dieu ; le voilà dans l’indifférence ; il ne fait plus ce qu’il veut et ne peut dire autre chose sinon : "Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Me voilà prêt à vous obéir." Notre-Seigneur lui ordonna d’aller trouver Ananias pour se faire instruire ; ce qu’il fit. O Sauveur de mon âme ! qui nous donnera un peu de désir d’entrer dans de semblables sentiments ?

4) Actes des apôtres IX, 6.

 

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O mes sœurs, qu’une personne qui est arrivée là est bien avant dans les bonnes grâces de Dieu, puisque c’était la pratique de Notre-Seigneur, celle de saint Paul et encore celle de M. de Genève (5) ! Ah ! qu’il l’avait en un degré éminent ! Il disait : "Si j’étais religieux, je ne voudrais jamais rien demander, ni rien refuser. Je ne puis pas cela, étant évêque ; car je suis obligé d’ordonner selon ma charge." En un autre lieu, il dit plus : "Je suis tellement indifférent, disait-il, que, si Dieu ne me disait : venez à moi, je ne m’avancerais pas d’y aller." Enfin ce bienheureux a tant aimé cette sainte pratique qu’il a donné une règle toute particulière aux filles de Sainte-Marie, qui les oblige à ne rien demander, ni rien refuser.

C’est une belle chose de lire ce qui est rapporté de la belle-mère de saint Pierre dans l’Évangile. Cette bonne femme, étant malade d’une fâcheuse fièvre, entendait dire que Notre-Seigneur était en Capharnaüm, qu’il faisait de grands miracles, guérissant les malades, chassant les diables des possédés, et autres merveilles. Elle savait que son gendre était avec le Fils de Dieu et pouvait dire à saint Pierre : "Mon fils votre maître est puissant et a le pouvoir de me délivrer de cette maladie." Quelque temps après, voilà que Notre-Seigneur vint dans sa maison, où elle ne témoigne point d’impatience pour son mal ; elle ne se plaint point, elle ne prie point son gendre, non pas même Notre-Seigneur, car elle lui pouvait dire : "Je sais que vous avez la puissance de guérir toutes sortes de maladies, Seigneur ; ayez compassion de moi." Pourtant elle ne dit rien de tout cela, et Notre-Seigneur, voyant son indifférence, commanda à la fièvre de la quitter ; et au même instant elle fut guérie.

5). Saint François de Sales (21 août 1567-28 décembre 1622).

 

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Mes chères sœurs, dans toutes les choses fâcheuses qui nous arrivent, ne nous mettons point en peine, même pour les maladies et infirmités ; ne désirons point en être délivrés ; abandonnons tout cela à la Providence et qu’il nous suffise que Notre-Seigneur nous voit et sait ce que nous endurons pour son amour et pour imiter les beaux exemples qu’il nous a donnés, particulièrement au jardin des Olives, lorsqu’il accepta le calice, pour nous exciter à l’indifférence ; car, bien qu’il demandât qu’il passât, si faire se pouvait, sans qu’il le bût, il ajouta aussitôt que la volonté de son Père soit faite, témoignant être dans une parfaite indifférence pour la vie et pour la mort. C’est, mes chères sœurs, ce qui vous oblige d’être toujours soumises à tout ce qu’il plaira à Dieu de vous envoyer, et de vous accoutumer si bien à l’indifférence que nulle chose humaine ne soit capable de vous apporter aucun trouble ni mécontentement. O Sauveur de mon âme, faites nous la grâce d’entrer dans cet esprit. Voyez-vous, mes chères sœurs, cela semble dur à la chair ; mais une âme qui aime Dieu, une âme qui veut se sauver, oh ! elle n’y trouve pas tant de difficulté qu’il semble.

Pour le second point, qui est en quoi consiste la pratique de ne rien demander ni rien refuser pour les choses temporelles, mes chères sœurs, je n’ai rien à dire là-dessus, parce que la chose parle d’elle-même et n’a pas besoin, ce me semble, d’autre explication.

Quant au troisième point, touchant les moyens de bien pratiquer cette règle, le premier moyen est de bien considérer les avantages qui en reviennent aux âmes qui s’y appliquent, et faire oraison là-dessus, en parler lorsque deux ou plusieurs sœurs se trouvent ensemble, s’entretenir de ce qui a été dit ici et non pas de bagatelles ou choses mauvaises.

Le second moyen pour obtenir cette vertu est de considérer

 

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le désavantage qu’il y a de faire le contraire de cette pratique.

Le troisième est de considérer que par cette vertu vous deviendrez parfaites Filles de la Charité. Vous demandez le moyen de surmonter vos passions, on est en peine comme il faut faire pour devenir vraies Filles de la Charité, mes sœurs, observez cette règle, pratiquez les vertus qui composent votre esprit, qui consiste en l’humilité, la simplicité et la charité ; c’est le moyen de vous rendre bien vertueuses.

Pour quatrième moyen, il faut se représenter, comme nous avons déjà dit, que la chose n’est pas si difficile qu’on le pense, quoique, au commencement, cela soit un peu rude. Si vous y étiez accoutumées, vous le feriez, avec l’aide de Dieu, sans peine ; mais il lui en faut demander la grâce.

Un autre moyen, c’est de se mortifier dans les occasions où vous y trouvez de la peine. Vous êtes assurées, mes chères sœurs, que, si vous vous mortifiez bien, comme nous avons dit, vous entrerez dans l’indifférence, et par conséquent dans la vraie liberté des enfants de Dieu. Oh ! quel bonheur d’en venir là !

Nous avions un de nos frères qui, parlant de l’oraison, disait : "Voyez-vous, Monsieur, quand il plaît à Dieu que je me mortifie en quelque chose, au boire, au manger, au parler ou à voir, oh ! pour lors j’ai de bonnes pensées à l’oraison, elles viennent en foule, de sorte que j’ai plutôt besoin de choisir celles qui me sont, plus propres, qu’autre chose."

C’est d’un frère ignorant que je vous parle, mes sœurs, et Dieu lui a fait cette grâce de pouvoir dire : "Elles me viennent en foule." Il faut que je vous avoue que cela me toucha. Quoi ! un pauvre frère est arrivé à un tel point d’oraison ! Nous apprenons par là que la mortification est le moyen de faire oraison.

 

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Vous savez ce que je vous ai dit, dans un entretien de la mortification, comme elle doit s’étendre sur tous les sens, empêchant les oreilles d’entendre ce qui ne vous est pas nécessaire, les yeux de voir, le goût de se délecter à manger hors la nécessité, par exemple : si je suis dans les paroisses ou dans les hôpitaux, je mangerai ce qu’il m’est permis de manger a la maison, y observant le même ordre, et pour la quantité aussi bien que pour la qualité ; on n’use point de vin, je n’en boirai pas ; il y a abondance de fruits, je n’en prendrai pas plus qu’à l’ordinaire. Pour être éloignée de la maison, je ne ferai jamais rien qui ne soit conforme à l’ordre qu’on y garde : par exemple, j’aurais grand plaisir d’aller dans une telle paroisse avec une telle sœur ; c’est un sujet de se mortifier en le disant à la supérieure ou à M. Portail ; vous le devez faire et dire : "Monsieur ou Mademoiselle, je crois vous devoir avertir que je me plais beaucoup en tel lieu avec une telle sœur, où vous me voulez envoyer, afin que vous voyiez si cela est à propos." Voilà, mes chères sœurs, comment en usent les serviteurs de Dieu et comme vous devez en user.

C’est encore un sujet de mortification quand on veut vous envoyer en un lieu où l’on a répugnance d’aller ; une sœur qui sent cela fait-elle une faute de le dire, ou non ? Il n’y a pas grand mal à le dire, se contentant d’offrir la peine à Notre-Seigneur, et de lui demander la grâce de se surmonter, mais le mieux est de n’en rien dire.

Il y a des mortifications intérieures, c’est-à-dire qu’il faut mortifier son entendement, l’empêchant de se remplir de vaines curiosités. La mémoire voudrait se souvenir du passé, de la jeunesse, des plaisirs et passe-temps, des personnes qui nous ont aidés à cela, pour en recevoir de la joie, comme, au contraire, se souvenir

 

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de ceux qui nous ont fait quelque peine, pour en concevoir de l’indignation. Mes sœurs, il faut mortifier le souvenir de toutes ces choses et n’en point parler, mais s’entretenir de bonnes choses, des vertus de nos sœurs ; et lorsque nous sentons de l’affection pour quelque chose de la terre, se souvenir du mépris qu’elles en ont fait, et là-dessus s’élever à Dieu et dire : "Ah ! mon Dieu, que je serais heureuse si je pouvais entrer en ces pratiques ! Ah ! que de vertus j’aurais ensuite !"

Mais, Monsieur, me direz-vous, se mortifier durant toute la vie cela est bien rude ! — Oui, mes sœurs, il faut se résoudre à mortifier toutes nos volontés, lorsqu’elles ne sont pas conformes à celle de Dieu. Mais nous n’aurons pas plutôt commencé cette pratique qu’elle nous deviendra facile. Il y aura d’abord de la difficulté ; mais vous ne vous y serez pas exercées huit ou dix jours, ou tout au plus un mois, que vous n’aurez affection pour aucune chose, et vous vous trouverez dans un état où vous ne saurez quasi ce que vous voulez ou ne voulez pas. Oh ! quel bonheur ! Ne dites pas qu’il est impossible d’en venir là ; car je connais des âmes dans le monde qui sont tellement indifférentes qu’elles ne voudraient pas avoir fait aucune chose par leur choix. J’en ai vu et j’en vois qui me reviennent dans l’esprit, qui me disaient : "Quoi ! que je refuse de faire ce qui m’est ordonné, ou que je fasse quelque chose selon ma volonté ! Si cela était, je n’aurais jamais de repos."

Une certaine dame, que j’ai connue, ne pouvait faire la moindre chose si elle ne lui était ordonnée. Or, si les personnes qui vivent dans le monde peuvent prétendre à cette perfection et y arriver, à plus forte raison sommes-nous obligés de nous donner à Dieu pour entrer en cette sainte pratique, puisqu’il demande cela de nous par notre règle, qui nous oblige à une telle

 

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soumission aux ordres de la divine Providence, que nous les acceptions tous de bon cœur, sans rien refuser, ni souhaiter autre chose. C’est le plus grand bonheur qui puisse arriver à une âme sur la terre. Mais, au contraire, une fille qui a une volonté propre et se fait une peine de ce qui lui est ordonné, ou se fâche lorsqu’on lui refuse quelque chose, ô Sauveur, qu’elle est dans un pauvre état ! O mon Dieu ! pauvre Compagnie de la Charité, quand tu seras dans ce déplorable état, tu verras bientôt ta fin ! O mes sœurs, quand vous en verrez qui diront : "Je veux faire telle chose, mais non pas celle-là", oh ! quel sujet d’affliction pour lors !

"Mais, Monsieur, dira quelqu’une, je viens d’entrer, et ainsi je ne suis pas assez forte." Si vous n’êtes pas assez forte, demandez à Dieu la grâce de le devenir.

"Mais encore, dira une autre, je ne puis gagner cela sur moi ; je le désirerais de tout mon cœur ; mais, quand je suis dans l’occasion, je manque à la pratique. J’ai un esprit si arrêté que je ne puis le plier à faire ce qui m’est ordonné. Je sens de la répugnance à tout ce qu’on veut que je fasse." O mes sœurs, s’il y en avait quelqu’une faite de la sorte, ayez compassion de vous-mêmes car la désolation est proche. Demandez à Notre-Seigneur qu’il vous donne la souplesse de son esprit, et travaillez pour l’acquérir. Efforcez-vous tant que vous pourrez de vaincre votre humeur et espérez que Dieu vous fortifiera de sa grâce.

"Mais, Monsieur, je suis ancienne ; ne me sera-t-il pas permis d’avoir plus de liberté que les jeunes ? Quoi ! toujours être dans l’assujettissement comme si je ne faisais que de venir !" O ma sœur, quel scandale donneriez-vous aux autres, si vous faisiez cette faute ! Vous êtes ancienne dans la Compagnie, dites-vous,

 

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et c’est pour cela que vous devez être la première devant Dieu pour la pratique des vertus d’une vraie Fille de la Charité. Les sœurs anciennes sont obligées à une plus grande vertu que celles qui sont après elles. Non seulement Dieu demande plus de perfection d’une ancienne que d’une nouvelle ; mais, à mesure que nous avançons en âge, nous sommes obligés à travailler à nous perfectionner. Et moi qui, comme vous savez, suis âgé de soixante et dix et sept ans, je dois avoir plus de perfection qu’un autre qui n’a que soixante ans- et plus j’avance en âge, plus je suis obligé d’y approcher, par l’imitation de celui qui n’a jamais fait sa propre volonté, mais a toujours été prêt à obéir à sa sainte Mère et à saint Joseph pendant son enfance et sa vie cachée, et aux juges, quoique méchants, au temps de sa passion. Ainsi, mes chères sœurs, je ne vois point d’excuse qui puisse vous dispenser de cette sainte pratique, ni dans la santé, ni dans la maladie, puisque, en quelque état que vous soyez, vous pouvez avoir cette conformité à la volonté de Dieu.

"Mais, Monsieur, quand je serai malade, que j’aurai une grosse fièvre, avec un mal de tête presque insupportable, ne me sera-t-il pas loisible de demander un verre d’eau ?" En ce cas, je ne veux pas dire qu’il ne soit permis, spécialement dans ces fièvres ardentes où il semble qu’un verre d’eau doit redonner la vie, ni je ne voudrais pas blâmer d’imperfection une sœur qui, dans ce besoin, demanderait quelque rafraîchissement ; mais aussi j’avoue que, si elle s’en prive et supporte cela pour l’amour de Dieu, elle fera un acte de vertu si agréable à sa divine Majesté qu’elle méritera de recevoir une onction dans l’âme, qui surpassera infiniment le soulagement dont elle s’est privée en se refusant ou ne demandant pas ce dont elle avait un si grand besoin.

 

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L’homme ne vit pas de pain seul, mais de la parole de Dieu, de sorte que les personnes qui usent moins des aliments qui semblent être tant nécessaires à la vie, ressentent plus les consolations que Notre-Seigneur a accoutumé de donner à ceux qui s’en privent volontairement pour son amour.

Saint Bernard disait à ceux qui s’étonnaient de l’austérité de ses religieux : "Le monde voit bien nos travaux et mortifications ; c’est pourquoi il nous plaint et a compassion de nous. Mais il ne voit pas les douceurs et consolations intérieures que nous ressentons- il ne voit pas qu’un acte de mortification nous donne plus de satisfaction que nous n’avons eu de peine à le faire. C’est pourquoi il s’étonne et nous porte compassion."

Ah ! mes sœurs, si nous étions dans cette pratique, une foule de consolations nous accueilleraient. Voyez ce que je vous ai dit de ce frère qui recevait tant de grâces après s’être mortifié. Si nous acceptions les mortifications comme venant de Dieu, de quelle part qu’elles nous arrivent, particulièrement nos ennuis et peines intérieures, ce serait un paradis en terre que la Compagnie des Filles de la Charité. Retenez bien qu’une sœur qui s’étudie à se mortifier acquerra des vertus en foule. Je vous ai dit autrefois qu’un bon religieux d’un Ordre fort austère me disait qu’il s’était tellement accoutumé à se mortifier qu’il n’avait peine à rien et disait à ses frères : "Que faisons-nous ici ? Nous sommes venus pour obéir, et il arrive tout le contraire, car toutes choses nous obéissent."

Voyez-vous, mes sœurs, si nous voulons être en liberté, mortifions nos passions ; car le propre de la mortification est de donner le repos à l’âme, de sorte qu’elle est toujours contente de ce qui lui arrive et ne demande ni ne refuse rien.

Mes chères sœurs, cela ne vous semble-t-il pas beau

 

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d’être pourvues d’une vertu qui fait que nous ne voulons autre chose que la volonté de Dieu ? Posez le cas que nous soyons maintenant en liberté, ou de suivre nos inclinations avec le désavantage qu’il y a, ou de nous mettre en l’état des bienheureux qui sont au ciel, en nous conformant en toutes choses à la volonté de Dieu. Cela étant ainsi à notre choix ne voulez-vous pas que, dès ce moment, nous nous donnions à Dieu pour entrer dans cette sainte pratique ? Mes chères sœurs, je ne doute point que vous ne soyez toutes dans cette disposition. Mais, d’autant qu’il ne suffit pas d’avoir la volonté, si elle n’est suivie des effets, il faut demander à Dieu la grâce d’entrer dans cette pratique et commencer à s’y exerce}, agréant tout ce qui nous est donné quoiqu’il y ait quelque chose qui répugne à nos sentiments, et que jamais plus on n’entende dans cette maison : "Pourquoi me donner ce collet ? A quoi bon ce changement ? Pourquoi me donner cette robe ? Je ne veux point de cela." Ah ! mes sœurs, je veux croire que ce défaut n’est plus parmi vous, s’il y a été autrefois. Donnez-vous à Dieu pour acquérir cette vertu, qui empêchera de trouver à redire à la conduite des supérieurs, que nous devons toujours regarder comme celle de Dieu, et non pas s’imaginer que tout est en désordre, que la maison est changée et que ce n’est plus ce que c’était. O mes sœurs, prenez garde d’où procèdent ces sentiments et ne vous trompez pas. Ce n’est pas la maison qui est changée, mais c’est vous-mêmes qui êtes changées. Quand vous êtes allées hors d’ici, vous étiez récolligées et aimiez la pratique de vos règles ; mais vous vous êtes dissipées et avez négligé tout cela pendant votre absence ; et revenant à la maison, il vous semble qu’elle est changée, y voyant des pratiques que vous n’observez pas. O Sauveur de mon âme, faites-nous la grâce de nous corriger de

 

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tous ces manquements et d’entrer dans cette sainte pratique, Sauveur, qui êtes la charité même et le père des Filles de la Charité, qui n’avez jamais fait votre volonté, mais toujours celle de votre Père, et qui avez voulu être soumis à votre sainte mère et à votre père putatif saint Joseph, faites-moi la grâce de ne vouloir jamais autre chose que ce que votre Père céleste veut ; qui est la vraie félicité. Faites-nous la grâce, ô Seigneur, de commencer, dès cette heure, cette vie bienheureuse que les saints possèdent au ciel, qui consiste à avoir un même vouloir et non-vouloir avec Dieu. O Sauveur, si vous faites cette grâce aux Filles de la Charité de ne rien demander ni rien refuser elles commenceront leur paradis dès cette vie et jouiront en quelque façon de la vie bienheureuse que vous possédez et que vous nous avez méritée. C’est, mes chères sœurs, la prière que je fais à Notre-Seigneur.

Mais je n’ai pas répondu à quelque objection qui se peut faire ; par exemple : "Il pourra arriver que l’on ne s’apercevra pas que quelque chose nécessaire me manquera ; que dois-je faire pour lors ?" Mes sœurs, voici ce qu’on fait à Saint-Lazare : il y a un frère pourvoyeur de la pauvreté, qui a soin de demander à chacun ce qui lui manque ; et il y donne ordre. Je crois, Mademoiselle, que vous ferez bien d’en user de la sorte pour les sœurs

— Vous plaît-il, mon Père, dit Mademoiselle, que je vous représente les difficultés qu’il pourrait y avoir en cela, à cause des différents endroits d’où les sœurs viennent et en divers jours ? Cela fait que nous en avons usé de cette sorte : lorsque la sœur qui a soin des habits, ou moi, nous apercevons de quelque besoin, on y pourvoit quelquefois de soi-même, d’autres fois les sœurs même le demandent ; et quand on le juge

 

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nécessaire, on représente doucement les raisons qu’on a de refuser. — Il sera peut-être à propos d’en user ainsi pour le dehors, dit M. Vincent, mais je pense que vous ferez bien d’introduire cette pratique pour ce qui regarde le dedans de la maison.

 

82. — CONFÉRENCE DU 5 AOÛT 1657

USAGE DES BIENS MIS A LA DISPOSITION DES SŒURS

(Règles Communes, art. 9).

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est la neuvième règle, qui dit qu’il ne faut pas se servir de ce qui est à l’usage d’une autre sœur, sans permission de la supérieure, ni se plaindre de ce qu’une autre sœur se sert avec la même permission de ce qui est à notre usage.

Premier point, les raisons que nous avons de bien observer cette règle ; deuxième point, les fautes qu’on peut faire contre ; troisième point, les moyens de bien entrer dans la pratique de cette règle.

Après la lecture de l’article où elle est contenue, M. Vincent en commença l’explication à peu près comme il suit. Voilà, mes chères sœurs, la neuvième règle, que Notre-Seigneur vous a donnée, qui dit qu’il ne faut pas que les sœurs de la Charité se servent sans permission de ce qui est destiné à l’usage de leurs compagnes, ni se plaignent quand on donne à une autre sœur ce qui est à leur usage.

Vous entendez assez cet article en général ; mais venons au particulier. Je dis donc qu’il ne faut jamais qu’une sœur se serve de ce qui est à sa sœur, soit livres,

Entretien 82. — Ms. SV 3, p. 153 et suiv.

 

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images, chapelets, mouchoirs, etc., si ce n’est avec permission. Mais, quand la supérieure a donné la permission, la sœur ne doit pas se plaindre de ce que sa sœur use de ce qui lui appartient. Pourquoi trouvez-vous mauvais ce que votre sœur fait par ordre de la supérieure ? Personne ne doit y trouver à redire. Si l’on a quelque raison à alléguer, il faut que ce soit à la supérieure, et jamais à d’autres, si ce n’est à la sœur servante, quand vous n’êtes pas dans la maison (1). Or, pour traiter de tout ceci, il faut que nous voyions les raisons qui nous obligent à garder cette règle.

La première raison est la générale, qui consiste en la consolation qu’a une sœur qui garde ses règles. Quand elle vient à penser dans son cœur : suis-je fidèle à observer mes règles ? et qu’elle trouve que cela est, quelle satisfaction ne reçoit-elle pas ! On ne la saurait exprimer. Nous avons chez nous des prêtres et des frères qui sont si exacts à garder leurs règles que, quoi qu’il arrive, il faut qu’ils les observent. Je ne doute pas qu’il n’y en ait aussi plusieurs parmi vous qui ne voudraient manquer à aucune de vos règles, puisqu’elles tendent toutes à vous rendre saintes.

Monsieur, que dites-vous ? De quelle autorité avancez-vous cela ? — Je le dis de l’autorité du défunt pape Innocent huitième (2), lequel disait : "Donnez-moi une personne qui ait bien gardé les règles de sa religion, ou de la communauté où elle a été, je la déclare sainte sans autre miracle ; il ne faut que cela pour la canoniser." De sorte donc, mes chères sœurs, qu’il ne faut point aller en Jérusalem, ni prendre tant d’austérités sur soi, comme font plusieurs, pour acquérir la sainteté ; il ne faut que garder ses règles. Une fille qui est

1). la maison-mère.

2). Partout ailleurs saint Vincent attribue cette parole à Clément VIII.

 

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fidèle à l’observance de ses règles, fait plus que si elle faisait les plus grandes œuvres du monde. Donnez-moi la plus grande ouvrière qui soit dans la Charité, qui serve aux pauvres forçats, aux insensés et qui fasse merveille partout où elle va, si elle n’observe ses règles en toutes choses, tout cela n’est rien au prix d’une âme qui y est exacte. Quand vous seriez dans les armées, comme une de vos sœurs y est à présent, si vous ne gardiez vos règles, tout ce que vous feriez serait peu de chose

Je recommande à vos prières notre chère sœur dont je viens de parler ; c’est Jeanne-Christine Prévost, qui était à Sedan. La reine l’a fait aller assister les pauvres soldats blessés. Qui croirait cela, mes sœurs, que les Filles de la Charité soient choisies de Dieu pour aller à l’armée ! Les hommes y vont pour tuer, et vous y allez pour donner la vie ! O Sauveur, soyez béni de la grâce que vous faites à cette Compagnie.

Je vous recommande aussi nos sœurs Marie et Marthe (3), qui sont à La Fère. Elles sont à édification à toute la ville, qui m’en écrit avec une très grande estime non seulement à moi, mais même à toute la cour, qui est étonnée du bien qu’elles font. Entre autres choses qu’on me mande d’elles, on me dit qu’elles sont fort exactes à leurs règles. Ah ! mes sœurs, qu’une fille qui est vraie Fille de la Charité vaut beaucoup ! Oh ! qu’elle fera parler d’elle ! Ce n’est pas qu’il faille bien faire à ce dessein ; mais cela arrivera sans qu’elle le veuille ; car il est impossible que la vertu ne paraisse où elle est. Je vous laisse à penser comme on en parle au ciel et comme Dieu regarde avec joie ces âmes qui n’ont d’autre soin que de lui plaire, qui emploient tout leur temps, leurs forces, leur santé et leur vie même

3). Élisabeth-Marie Brocard et Marie-Marthe Trumeau.

 

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au service des malades. Oui, il les regarde avec plaisir ; il voit celles qui observent leurs règles et prend plaisir à cela. Vous étonnez-vous de ce qu’on loue nos sœurs de l’observance des règles, vu que les anges mêmes s’en réjouissent ? N’est-ce pas là, mes chères sœurs, un grand motif pour bien observer notre règle et particulièrement celle-ci ?

Voici un autre motif qui nous oblige à bien observer notre règle : c’est qu’en y manquant on va contre la loi naturelle, qui défend de se servir des choses d’autrui contre sa volonté, la première loi que Dieu a mise dans l’esprit de l’homme ; je dis : "que Dieu a mise", car ce ne fut ni un prêtre, ni un prophète, ce fut Dieu même qui imprima cela dans l’homme, qui est de ne pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas être fait à soi-même. Voilà une sœur, par exemple, qui a son chapelet et quelque image, qu’elle met à son lit ; voilà son mouchoir de col, ses souliers et autres choses. C’est son fait, parce que cela lui est donné pour s’en servir. Or, selon la loi naturelle et la règle que nous avons lue, pas une sœur ne doit toucher à ce qui appartient à cette autre, si la supérieure ne le dit. Lorsqu’il est expédient par exemple, d’envoyer une sœur en quelque lieu, il se trouve qu’elle n’a point de chapelet ; la supérieure lui dira : "Ma sœur, prenez celui-là." Alors la sœur ne fait point contre la loi, parce que la supérieure, à qui il appartient de disposer de toutes les choses qui regardent le bien des sœurs, l’a ainsi ordonné ; et cette sœur qui a pris le chapelet de sa sœur, de l’autorité de la supérieure, a fait la volonté de Dieu, de sorte que, l’autre revenant et ne trouvant pas son chapelet, ne doit pas trouver mauvais ce procédé, ni s’en plaindre à personne. Que si elle a à le dire, il faut aller à la supérieure, car tout ce que vous avez n’est pas à vous, mais à la communauté

 

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et les supérieurs ont droit d’en disposer comme ils le jugent plus expédient. Voilà pourquoi cette sœur doit être contente, après l’avoir dit à la supérieure, sans aller se plaindre ni à Jeanne, ni à Marie, ni à aucune sœur.

La troisième raison, c’est qu’une partie d’entre vous ont fait vœu de pauvreté, et les autres ont fait résolution de le faire. Quand vous êtes entrées dans la Compagnie, vous étiez toutes résolues d’embrasser la pauvreté, autrement on ne vous aurait pas reçues. Quand une fille se présente, on lui dit : "Vous savez que nous ne pouvons avoir rien en notre particulier. Si vous voulez être Fille de la Charité il faut vous résoudre à cela." Si elle ne l’accepte, on ne la recevra pas. Il faut qu’elle dise si elle a la volonté d’imiter Notre-Seigneur en sa pauvreté. Si elle dit : "Non, je ne puis me résoudre à me dépouiller de toutes choses sans avoir la liberté de garder quelque chose en mon particulier," il la faut renvoyer, car il n’en faut jamais recevoir qui n’aient cette résolution de suivre l’exemple de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, qui n’avaient rien en propre. C’est donc à cette condition qu’on reçoit une fille. Si elle est résolue de garder la pauvreté, elle s’y oblige. Si elle n’est pas dans cette résolution et que néanmoins, pour être reçue, elle feigne de l’avoir, oh ! elle pèche mortellement.

Pour celles qui ont fait le vœu de pauvreté, elles doivent se contenter de ce qu’elles ont par l’ordre de leurs supérieurs, et souffrir de bon cœur qu’ils en disposent en la manière qu’ils trouveront bon. La veut dire qu’on n’a la disposition de quoi que ce soit et qu’on ne désire rien posséder en son particulier car, dès lors que nous voulons disposer de quelque chose selon notre volonté oh ! nous ne sommes plus pauvres, et cela s’appelle larcin dans le monde. Or, dans les communautés, on dit que c’est faute contre

 

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la pauvreté de vouloir disposer de quelque chose contre la volonté des supérieurs. Nous parlerons de ceci une autre fois et le plus tôt que nous pourrons ; car nous avons à traiter de choses très importantes pour la Compagnie. Je dirai seulement qu’une fille qui se sert de l’argent des pauvres pour l’employer à des images ou autres choses de dévotion, dérobe cela, d’autant qu’on ne le lui baille que pour l’entretien des pauvres. Mais, pour ce qui vous regarde, une sœur qui se sert sans permission de ce qui appartient à sa sœur contrevient à cette règle.

Monsieur, dira quelqu’une, si ma sœur me dit de me servir de ce qu’elle a, sera-ce contre la règle de le faire ? — Pour lors vous le pouvez, mais avec modération. Voilà une sœur qui dit à sa sœur de se servir librement de tout ce qu’elle a ; c’est avoir une grande bonté d’en user de la sorte ; mais il ne s’ensuit pas qu’il faille que l’autre sœur abuse de la bonté de sa sœur, lui retenant ce qu’elle lui a prêté, ou s’en servant trop de temps ; car ce serait une grande malice si elle se l’approprie, en sorte qu’elle ne voulût pas le rendre. Quoi ! parce que ma sœur est bonne, je veux être mauvaise ! Oh ! ce serait contre le vœu de pauvreté d’en user de la sorte, et donner sujet à sa sœur de se fâcher.

Enfin, la quatrième raison est que, dans les communautés où l’on contrevient à cette règle, où l’on prend la liberté de se servir de ce qui appartient aux autres, ou de se le cacher, ce n’est que discorde ; et cela passe en désunion et dissension, en murmure, même en haine et aversion les unes contre les autres ; vous ne voyez que désordre et confusion ; et pour moi, je ne saurais vous dire le mal qui en arrive. Vous ne le voyez pas, vous autres ; mais c’est une chose pitoyable de voir le trouble que cela apporte dans une maison. L’une dit :

 

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"On m’a pris cela" l’autre dit : "Voyez une telle, qui se sert de telle chose qui m’appartient ; la supérieure me l’avait donnée ; une autre m’a caché cela." Enfin, mes sœurs, il ne saurait y avoir de charité ni de cordialité entre vous autres, si vous n’observez cette règle. Je ne sais pas si ces désordres sont dans cette maison. Mais s’il était arrivé à quelqu’une d’entre vous d’être cause de quelque chose semblable, elle ferait bien d’en faire pénitence et de demander à Dieu miséricorde. Or, jugez, de tout ce que nous venons de dire, s’il n’est pas bien raisonnable de faire résolution de ne prendre jamais ce qui est destiné à l’usage de nos sœurs, puisque c’est contre la loi que Dieu a mise en l’homme, contre le vœu de pauvreté, et la cause de très grands désordres dans les communautés.

Voilà pour le premier point. De vous expliquer maintenant le second point, qui traite des fautes que nous pouvons commettre contre cette règle, c’est chose inutile, parce que je vous ai dit les premier et second points tout ensemble ; mais j’ajoute que celle qui se plaint au tiers et au quart fait une grande faute. Une fille à qui on a pris quelque chose sans la permission de la supérieure et qui s’en va dire à une autre : "Que diriez-vous d’une telle qui m’a pris ou un livre ou une image ou quelque autre chose ? Cela est-il raisonnable ?" Elle le dira ensuite à une autre. Or, quoique ce qu’elle dit soit vrai, elle fait mal de le dire, parce que la règle défend de se plaindre, si ce n’est aux supérieurs. O mes sœurs, résolvez-vous de ne jamais vous laisser aller à ce défaut. Votre sœur est mauvaise de se licencier de la sorte ; eh bien ! soyez bonnes et endurez cela pour l’amour de Dieu ; et au lieu de vous fâcher contre elle, soyez bien aises de ce qu’elle vous donne occasion de pratiquer la vertu, dont un seul acte vaut mieux que tous les biens du monde. Oui, mes chères sœurs,

 

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les vertus sont d’une telle valeur que l’or, l’argent et les pierres précieuses ne sont rien au prix.

Vous ferez donc deux choses lorsque vous observerez cette règle : la première est que vous pratiquerez la pauvreté, dont vous avez fait vœu ; secondement, vous ferez un acte de mortification, disant à Dieu : "Mon Dieu, j’aurais sujet de me plaindre de ma sœur ; mais, pour l’amour de vous, je ne le ferai pas." Ah ! que cette belle vertu sera agréable à sa divine Majesté !

Il peut arriver néanmoins des cas particuliers où l’on pourra dire à la supérieure ses difficultés, comme, par exemple, voilà une sœur à qui on change sa robe, ou quelque autre chose ; on lui avait baillé cette robe de plus grosse étoffe pour son besoin, ou bien elle était doublée pour la préserver du froid en hiver, à cause de son infirmité si on lui en donne une plus légère, elle en sera incommodée. Tout de même d’une chemisette ; elle trouve que, si elle ne met rien au devant elle aura l’estomac gelé et enfin ne pourra résister sans tomber malade Pour lors la simplicité veut qu’elle dise à la supérieure : "j’avais telle chose qui a été baillée à ma sœur ; mais j’en reçois telle incommodité ; il me semble que j’aurais besoin de cela, mais je ferai ce qu’il vous plaira." Voilà ce que la simplicité permet de faire. Après quoi, la sœur doit s’en tenir à ce que la supérieure ordonnera, soit qu’elle accorde, ou qu’elle refuse. Jusqu’ici il n’y a point de mal ; mais le dire à une sœur et aller se plaindre de celle à qui on a baillé ce qui vous servait, oh ! c’est contre la règle ; car vous diffamez cette pauvre sœur, qui ne peut mais de votre peine. Elle a fait ce qu’on lui a dit, et vous la déshonorez, la faisant passer pour une fille indiscrète, qui prend et se sert de ce qu’elle trouve. Voilà ce que pensera la sœur à qui vous vous plaignez, ne sachant pas qu’elle avait permission.

 

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Je pense qu’on peut encore mettre au rang des fautes qu’on peut faire contre cette règle, quand la sœur qui a soin de pourvoir au besoin des autres donne une robe rapiécée ou un collet mal séché ; si celle à qui cela est baillé en a de la peine et qu’elle la témoigne par ses murmures, c’est une faute contre la pauvreté. Eh quoi ! vous vous plaignez contre la Providence, qui a fait que cette robe et ce collet vous ont été donnés, et vous vous en prenez à cette sœur ! Il y a bien plus, mes sœurs ; si elle disait : "Je ne veux point de cela ; donnez-m’en un autre, si vous voulez ; autrement, je n’en mettrai pas", oh ! la faute serait plus grande. Mais ce serait encore pis si elle va le dire à une autre et si, ne se contentant pas du refus qu’elle a fait, elle dit à sa compagne, ou à la première venue : "Vraiment, ma sœur, une telle a bonne grâce ! Elle a voulu me bailler une vieille robe toute crasseuse et rapiécée, avec un méchant toquois, qui ne vaut presque rien. Ah ! vraiment je l’ai bien renvoyée avec son toquois ! A d’autres à d’autres, lui ai-je dit, ce n’est pas à moi qu’il faut faire cela !" Ah ! Sauveur ! quel péché est ce qu’une telle sœur fait ! Ah ! Sauveur de mon âme ! Dieu vous préserve toutes de tel malheur ! Quoi ! la pauvreté nous oblige à nous contenter de ce qu’on nous donne et une fille vivrait dans cet esprit, couverte de l’habit de servante des pauvres ! Je veux croire qu’il n’y en a point parmi vous, mes chères sœurs. Mais soyez assurées que les vraies Filles de la Charité, au lieu de se plaindre quand quelque chose de rude et grossier leur sera donné s’en réjouiront et seront bien aises que leurs sœurs aient le meilleur elles auront même de la peine si elles se voient mieux accommodées que les autres. Voilà la marque pour reconnaître si vous êtes de ce nombre, c’est-à-dire si vous choisissez toujours le pire pour vous, en dépit

 

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de la nature, qui cherche à se satisfaire partout, si nous ne nous tenons sur nos gardes.

Ainsi vous voyez que tout ce que je viens de dire tend à garder le vœu de pauvreté. Mais voici encore une chose qui lui est contraire qui est de ne pas se contenter de la manière qu’on fait les habits à la maison et de les façonner à sa mode, ou, qui plus est, si une sœur à qui on aura donné une robe comme on vous les donne, disait : "Voilà une belle robe ! Vraiment voilà qui n’est pas bien fait !" et qu’elle envoyât quérir un tailleur pour la faire autrement, ah ! Sauveur ! la grande faute que cette fille ferait ! — Mais, si elle-même la faisait plus gentille ? — Quoi ! une Fille de la Charité pourrait-elle se laisser aller à cette vanité ! Il y a différence, mes sœurs, entre accommoder ses habits par nécessité, comme pour se garantir du froid, et le faire pour se mieux parer, ou sous prétexte de mieux faire. O Sauveur ! quelles paroles ! mieux faire, se mieux parer ! Oh ! s’il y en avait qui eussent ces vues-là, qui achetassent, étant aux lieux éloignés, de l’étoffe plus fine que celle dont on se sert, des collets de plus belle toile, des souliers mieux faits, un chapelet plus mignon, ou quelque livre, ah ! Sauveur ! ce serait alors qu’on pourrait justement craindre la ruine de la Compagnie, si on n’y apportait promptement remède. Voilà pourquoi vous devez toujours vous tenir fermes à ce qu’on fait ici. Je ne puis, mes chères sœurs, que je ne vous dise à ce sujet qu’une des marques de la Providence sur vous, que vous devez estimer et que j’admire souvent, c’est qu’on vous donne tout de la maison. Ainsi c’est le moyen de ne pas tomber dans les défauts que je viens de dire.

Pour celles qui sont éloignées, auxquelles on ne peut pas fournir les habits, comme l’on fait à celles de Paris et des environs, c’est à faire au visiteur, à qui on

 

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donne charge de prendre garde à cela lorsqu’il est envoyé à Nantes, à Angers et autres lieux.

Saint François, allant visiter une maison de son Ordre, trouva qu’on avait fait une église plus belle qu’il n’avait ordonné, ou qu’elle était faite autrement que les autres. Ce bon saint fut si touché de voir que les religieux avaient outrepassé la pauvreté, qu’il commença à s’écrier : "Quoi ! de mon temps cela se fait ! Quoi ! du vivant de François le pécheur, ses propres enfants ont osé faire cette faute ! Ah ! mon Dieu, qu’on me la mette à bas !" — "Mon Père, voilà bien de la dépense faite ; nous n’aurons pas de quoi en rebâtir une autre." — "N’importe ! je ne boirai ni ne mangerai qu’elle ne soit défaite." Et ainsi il la fit renverser de fond en comble, parce qu’elle était trop belle.

O mes sœurs, quand les visiteurs qu’on envoie de temps en temps trouvent que les Filles de la Charité sont habillées d’étoffe plus belle ont des collets de toile plus fine, ils doivent remédier à ce désordre en en donnant avis aux supérieurs. Et malheur à vous s’ils ne le font pas et s’ils n’écrivent pas contre cela !

J’ajoute à ce que nous avons dit, que c’est un acte de religion qui se pratique parmi vous ; car il n’est pas possible à une personne de communauté d’acheter quelque chose pour son contentement particulier. Pensez-vous qu’une religieuse ait la liberté de disposer de quelque chose et de faire son habit à sa fantaisie ? Oh ! non, c’est la religion qui le lui fait faire et qui lui fournit tout ce dont elle a besoin. Ainsi, mes chères sœurs, vous avez cela de commun avec les religieuses, puisqu’une sœur ne doit jamais acheter quoi que ce soit pour se l’approprier, si ce n’est avec permission ; et encore faut-il que ce soit chose conforme aux autres et qui puisse servir à la communauté. Ainsi j’admire la conduite de la Providence, qui a mis cette sainte coutume

 

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entre vous que vous n’achetiez point vos habits, et n’en ayez de différents les unes des autres ; car vous ne sauriez croire l’envie que cela fait quand on voit une sœur autrement habillée que les autres. Si un habit a quelque chose de plus propre, soit pour la façon, soit pour la longueur, celles qui le remarquent s’entre-disent : "Pourquoi une telle sœur a-t-elle de plus belle étoffe que les autres ? Est-ce qu’elle est plus que nous ? Voyez comme elle est ajustée !" Les autres diront : "Vous en étonnez-vous ? C’est une fille vaine qui ne se met pas en peine, pourvu qu’elle soit bien propre." De là voyez la nécessité qu’il y a de se conformer en toutes choses aux autres puisque, si on ne le faisait, ce serait toujours envie ou jalousie. C’est pourquoi vous devez rendre grâces à Dieu comme à l’auteur de toutes vos règles, et de celle-ci particulièrement, qui vous oblige à n’avoir aucune chose pour votre usage, que la supérieure, ou celle qui a soin de pourvoir à la pauvreté, ne vous le baille.

Passons au troisième point de cet entretien, qui est des moyens qu’il faut prendre pour bien observer cette règle. Mes chères sœurs, le premier moyen, c’est de se mettre dans la pratique de la neuvième règle, de ne rien demander et de ne rien refuser. — Quoi ! Monsieur, je ne demanderai pas des pièces quand j’aurai la robe déchirée ? Non je n’en dirai rien ; on le voit bien ; c’est assez qu’on le sache. C’est pourquoi je ne m’en mettrai point en peine.

Hélas ! mes chères sœurs, je ne puis penser sans étonnement à ce que j’ai vu : c’est le Père de Gondi, prêtre de l’Oratoire. Je l’ai vu en courtisan et changer d’habits trois fois le jour, pendant qu’il était à la cour, et depuis je l’ai vu avec une méchante soutane déchirée et les coudes percés. J’ai vu cela de mes yeux. N’est-ce pas là un grand sujet d’admiration de voir un tel

 

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changement ! Or, le premier esprit de cet homme était du monde ; mais le second venait de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui lui enseignait à mépriser toutes ces vanités et à embrasser la pauvreté.

Voulez-vous savoir duquel des deux esprits vous êtes ? Voici à quoi vous le reconnaîtrez. Celles d’entre vous qui aiment la pauvreté sont bien aises de ce que je dis ; mais, si quelqu’une a l’esprit du monde, elle dit en elle-même : "O mon Dieu ! que dit cet homme-là ! Le moyen de faire ce qu’il enseigne ! Quoi ! je ne pourrai acheter aucune chose, et celle qui le fait a l’esprit du monde !" La voilà dans le trouble et l’inquiétude. Et pourquoi ? C’est parce qu’elle a l’esprit du monde. Mes sœurs, mettons-nous en la présence de Notre-Seigneur, et voyons si nous sommes bien aises de suivre Notre-Seigneur et la sainte Vierge dans leur pauvreté, de ne rien avoir qui ne nous soit donné. Si vous trouvez que cela soit, Dieu en soit béni ! Mais, si nous sentons quelque répugnance pour cette règle, c’est signe que nous avons l’esprit du monde. Oui, si nous avons peine qu’on nous baille des habits, du linge ou autres choses rapiécées, c’est l’esprit d’orgueil et du monde qui est en nous ; et une fille qui se trouve dans cet état ne doit pas avoir de repos qu’elle n’ait obtenu, par prières et autres moyens, le moyen d’en sortir ; et dans ses oraisons, elle doit toujours tendre à incliner sa volonté de ce côté-là, jusqu’à ce qu’elle se sente portée à aimer la pauvreté et cette pratique de ne rien demander ni refuser.

Je pense quelquefois au bien que cela apporte, Dieu nous ayant fait la grâce d’avoir cette pratique à Saint-Lazare, il y a déjà plusieurs années. On n’y entend personne se plaindre de ce qu’on lui baille ni dire : "J’ai besoin de telle chose, et on ne me la donne pas." N’ayez pas peur qu’on y entende rien de tout cela.

 

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Je le demandais encore dernièrement, et on me dit : "Monsieur, par la grâce de Dieu, on observe assez bien cet article." Et qui a donc le soin d’y pourvoir ? Entre les frères, c’est un frère qui pourvoit aux besoins des frères entre les clercs, un clerc et entre les prêtres, c’est un prêtre. Par exemple, un frère demandera à un autre frère : "Mon frère, avez-vous besoin de quelque chose ?" L’autre répondra : "Non, je pense que cela passera encore." Ou, s’il en a besoin, on le lui baille. Voilà comme on en use, mes sœurs. Si vous entrez dans cette pratique, vous aurez trouvé un trésor sur la terre. Vous savez que les religieux de saint François font vœu de pauvreté et que c’est leur esprit principal. Ils vivent pourtant mieux, n’ayant que la Providence, que s’ils avaient beaucoup de choses en possession. Ils se sont abandonnés au soin de la Providence ; et de là vient que rien ne leur manque, ou, si quelque chose manque, Dieu y pourvoit bientôt.

Ah ! mes sœurs, pensez-vous que, pour avoir embrassé l’état de Notre-Seigneur, vous manquiez des choses nécessaires à la vie ? Oh ! non, c’est un trésor, et je vous le dis encore, je rends grâces à Dieu, de toutes les entrailles de mon cœur, de la grâce qu’il a faite à la Compagnie, que les sœurs n’achètent rien. Mais quel bonheur, mes sœurs, d’être, par ce moyen, semblables aux religieuses et aux Capucins, si vous voulez ! Car les Capucins n’ont rien à eux et n’achètent rien ; et vous avez ce rapport avec eux. Mais réjouissez-vous de ce qu’on vous donne tout, car vous êtes en l’état de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge.

Un autre moyen pour entrer dans la pratique de cette règle, c’est de considérer : si je ne garde cela, je fais contre ma règle et contre la loi naturelle, je fais une division, je suis cause qu’on n’entendra que murmurer. A cette heure, mes sœurs, vous êtes encore dans

 

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le berceau, de sorte que, si vous ne gardez vos règles, la Compagnie ne subsistera pas. Quoi ! faut-il que je sois si malheureuse d’avoir l’esprit du monde et d’être de celles qui ne gardent pas leurs règles ! Et si les autres font comme moi, on n’aura que faire de règles. Voilà mes sœurs, des considérations qui peuvent servir de second moyen.

Le troisième est que vous qui avez du zèle avertissiez la supérieure M. Portail ou moi, lorsque vous voyez qu’on y manque, et disiez. "Monsieur (ou Mademoiselle), il me semble que nous ne gardons pas bien cette règle." Si la sœur qui a soin de pourvoir aux besoins ne le fait pas comme il faut, vous pouvez dire à Mademoiselle Le Gras ou à celles qui sont officières : "Il me semble que cette sœur abuse un peu trop de sa charge."

Le quatrième et dernier moyen est de penser à la syndérèse qu’a une âme qui n’observe pas les règles. Elle sait que Dieu veut qu’elle le fasse ; et comme elle ne fait pas sa volonté, elle craint avec sujet de n’être pas en sa grâce, ou, pour le moins, de n’en être pas regardée de bon œil. Voilà ce qui s’appelle syndérèse, laquelle suit toujours le péché ; de sorte que cette fille n’a point de repos lorsqu’elle se souvient qu’elle a pris telle chose à sa sœur, ou bien qu’elle se l’est achetée et faite elle-même. Oh ! une fille qui ressent ces remords n’a ni paix ni repos. Quoi ! quand on pense : "Je suis à scandale à la Compagnie ; non seulement je manque, mais je suis cause que les autres font de même, ou bien elles sont malédifiées de moi", en vérité, mes sœurs, c’est une grande peine à cette personne.

Après cela, il arrive une autre chose plus à craindre que ce que nous venons de dire : Dieu leur ôte les grâces qu’il leur avait données. Comme elles ont endurci leur cœur, ne tenant compte des remords de

 

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conscience que sa bonté leur donnait pour qu’elles se corrigent, il leur ôte la grâce d’aimer la vocation et le plaisir qu’elles avaient à faire des actes de vertu. Elles n’ont plus d’affection au service de Dieu. Si elles regardent en haut, elles voient un nuage qui est entre Dieu et elles, qui leur fait dire avec peine : "Mon Dieu serait mon Dieu, mais mon infidélité m’ôte le plaisir d’en jouir." Pauvre fille qui en est venue là ! Elle n’en peut revenir, au moins quand il y a quelque temps qu’elle est en cet état. Au commencement, elle le pouvait ; mais, quand elle est avancée sur l’âge, elle n’a plus la force de se faire quitte de ses mauvaises habitudes, parce qu’elle s’est rendue indigne des grâces de Dieu. Et ainsi elle n’a que fort peu de foi ; elle n’a point de charité ni de confiance en Dieu. Pourquoi ? C’est parce qu’elle s’est endurcie dans l’inobservance de ses règles. L’heure de la mort vient ; mais de penser à s’y préparer, quand elle a vécu de la sorte, cela lui est bien difficile, parce qu’elle a méprisé ses règles ; elle n’a pas voulu les garder, principalement celle-ci, et la voilà dans l’impuissance de se servir de ses facultés. C’est une paralytique qui ne saurait rien faire.

Mais, Monsieur, guérira-t-elle ? Mes sœurs, j’en doute fort, car c’est une cure bien difficile. Dès lors qu’elle en est venue là, il y a bien à craindre qu’elle n’en revienne point. La pauvre fille tire à la mort ; elle a la paralysie à la tête, à la langue, aux bras, aux jambes et partout. Le moyen qu’elle guérisse ! Elle a rejeté les remèdes, cette syndérèse qui lui a tant dit de fois : "Ma sœur, quitte cette attache que tu as à être plus propre que les autres ; quitte telle chose et fais comme les autres ; mortifie ce vice ou cette passion où tu t’emportes si souvent" ; cependant elle n’a pas fait d’effort pour s’en faire quitte, et, à cette heure, elle n’a pas la grâce pour le

 

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faire, de sorte que, si elle n’est pas tout à fait perdue, il y a grand sujet de craindre pour elle. Mes sœurs, ne vous semble-t-il pas que c’est un état bien étrange si une fille était si misérable qu’elle ne voulût pour chose quelconque se corriger et qu’elle dît : "Qu’on me dise tout ce qu’on voudra, je veux vivre de la sorte." Mes sœurs, Dieu nous préserve d’un tel malheur et nous fasse la grâce de vivre dans cette sainte pratique de la pauvreté ! Ah ! si l’on pouvait voir une âme qui aime la pauvreté, qui fuit tout ce qui a du rapport à l’esprit du monde, on verrait cette âme lumineuse comme un soleil ; car, comme elle méprise les choses de la terre, Dieu la rend riche en vertus ; il lui augmente la foi et la confiance, qui procède de la fidélité qu’elle a ; car, quand elle pense : "Je garde mes règles, par la grâce de Dieu", cela lui donne une certaine assurance, qui ne l’abandonnera pas

La charité s’accroît aussi. A mesure qu’une fille s’affectionne à la pauvreté, l’amour de Dieu s’accroît en elle. Elle a son cœur en Dieu et comme elle se prive des commodités du monde pour l’amour de Dieu, il lui fait la grâce de n’aimer que lui, mais de l’aimer de tout son cœur. Car, comme elle ne s’amuse plus à penser à elle-même ni à ses habits, à aimer cette robe, ce collet, ce corps piqué, ces souliers ni aucune chose de la terre, ah ! elle aime Dieu de tout son cœur, et son amour est tout pour lui. Et comment ne l’aimerait-elle pas, vu qu’elle n’aime plus ces choses-là ! Son cœur ne saurait vivre sans aimer A qui donc se donnera-t-il ? Point à d’autre qu’à Dieu

O mes filles, que vous serez heureuses si vous entrez dans cette pratique ! Vous serez une fille qui aimera la pauvreté et croîtra de jour en jour en la vertu. O mes sœurs, ne voulez-vous pas bien que nous nous donnions à Dieu pour entrer dans l’observance de cette règle ?

 

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Je le veux croire ainsi, car vos visages me disent que vous êtes toutes dans cette résolution. Les visages sont les signes de la disposition du cœur, qui, pour l’ordinaire, rendent témoignage de ce qu’il a au dedans, de sorte qu’il me semble, à vous voir, que vous me dites toutes : "Oui, Monsieur, je vous engage ma parole que je ne veux jamais souhaiter de robe particulière, ni autre chose qui ne soit conforme aux maximes de la maison" Je prie Notre-Seigneur qu’il vous fasse cette grâce et l’en prierai demain à la sainte messe afin que nulle de vous ne se perde dans l’esprit de vanité. C’est la prière que je fais de tout mon cœur à Notre-Seigneur.

 

83. — CONFÉRENCE DU 26 AOÛT 1657

MÉNAGER LE BIEN DES PAUVRES ET DE LA COMMUNAUTÉ

(Règles Communes, art. 10)

Mes sœurs, le sujet de cet entretien est la continuation de l’explication de vos règles. Nous parlerons de la dixième, qui consiste à aviser de bien ménager le bien des pauvres et le vôtre. Lisons l’article et voyons ce qu’il dit : "Elles feront conscience de mal ménager l’argent et autres choses qu’elles ont en maniement pour l’usage des sœurs, etc."

Mes sœurs, cela parle de soi-même et n’a quasi pas besoin d’explication ; néanmoins nous ne laisserons pas d’en dire quelque chose pour le faire mieux comprendre. Je dis donc que les sœurs qui sont ici ou autres lieux, comme aux hôpitaux ou aux paroisses, et qui ont le maniement de quelque chose, sont obligées de le bien ménager et d’en user fidèlement.

Entretien 83. — Ms. SV 3, p. 165 et suiv.

 

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Premièrement, parce que c’est le bien du bon Dieu, en tant que c’est le bien des pauvres. C’est pourquoi vous devez en avoir grand soin, non seulement parce qu’il appartient à des pauvres qui en ont grand besoin, mais parce que c’est le bien de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Voyez-vous, mes sœurs, une des choses que j’ai le plus craint, ou pour le moins autant qu’aucune autre, c’est qu’il y ait des personnes dans la Compagnie qui ne ménagent pas fidèlement le bien des pauvres. La raison en est parce qu’il est difficile de bien manier l’argent, que les plus sages ont peine de s’empêcher de ne pas s’approprier ce qui n’est pas à eux, quand ils seraient des saints, comme les apôtres. Cette qualité de manier l’argent porte avec soi un danger de se l’approprier, à moins de se tenir bien sur ses gardes.

Mais, Monsieur, avez-vous quelque exemple dans l’Évangile, qui nous fasse croire cela ? — Oui, mes sœurs, nous en avons un en la personne de Judas, que Notre-Seigneur avait fait son apôtre, lequel l’avait suivi partout et même avait fait des miracles. Mais ce misérable déicide s’étant vu de l’argent entre les mains, car Notre-Seigneur l’avait choisi pour le dépensier de la Compagnie, il recevait et donnait sans compter ; ce qui lui donna envie de s’en approprier une partie ; et il était fâché qu’on l’employât à quelque chose qui regardât Notre-Seigneur, comme il fit bien paraître lorsqu’il murmura contre la Madeleine, laquelle avait répandu son onguent précieux sur le chef de son Maître ; de sorte que, par le maniement de l’argent, il devint d’apôtre du Fils de Dieu, le plus méchant homme du monde. Oui mes sœurs, il ne fut jamais un si méchant homme que Judas.

Mais, Monsieur, est-ce l’argent qui a fait que Judas est devenu si méchant ? — Oui, mes sœurs. — Quoi ! l’argent lui a fait commettre ce déicide, qui est le plus

 

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grand crime qui se puisse jamais faire ? — Oui, le maniement de l’argent a pu faire cela et a eu assez de force pour corrompre Judas qui avait été à l’école de Notre-Seigneur ; car les docteurs ne donnent point d’autre raison de sa perdition que celle-là. Si donc le maniement de l’argent a été cause que ce malheureux, d’apôtre qu’il était, est devenu un misérable larron, qui est-ce mes chères sœurs, qui ne doit craindre ? qui est-ce qui n’est pas en danger ? Chacune de vous peut se dire : suis-je mieux appelée que Judas ? Hélas ! non, puisque Notre-Seigneur l’a appelé lui-même. Suis-je plus en grâce de Dieu que Judas ? Hélas ! ce serait une grande témérité de le croire. Quoi ! une pauvre fille aurait plus de grâce que Judas, qui était appelé de l’auteur même de toutes les grâces et vivait en sa compagnie ! Une pauvre Fille de la Charité ne peut penser cela d’elle sans présomption ; de sorte, mes chères sœurs, que je ne saurais vous dire autre chose à ce sujet, sinon que vous qui maniez de l’argent, vous êtes en danger de devenir des Judas, si vous ne prenez bien garde à vous. Et comment tomba-t-il en un tel malheur ? Voici comme il commença. Il lui vint en l’esprit : "Je ne sais pas si cette compagnie durera ; il n’y a pas grande apparence. Ainsi il faut que je me réserve quelque chose. Au moins, si elle vient à faiblir, j’aurai de quoi subvenir à mes besoins."

Voilà, mes chères sœurs, par où le démon commença à le tenter : ce fut par l’avarice. Et peu à peu il amassa de l’argent. Ayant cet argent en sa possession, il tomba dans un dégoût si grand des choses saintes, qu’il ne pouvait plus souffrir d’entendre parler Notre-Seigneur. Après cela, il lui vint en l’esprit des pensées de blasphème et de doute si cet homme, qu’il avait reconnu pour créateur du ciel et de la terre et tenu pour le messie, ne serait point un trompeur ; ce qui le mit dans un aveuglement

 

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si grand qu’il pensait que c’était un faux prophète Et tombant d’un péché dans un autre, il médisait de la parole de Notre Seigneur, faisait des actions indignes de sa vocation, murmurait des actions les plus saintes, comme il fit de celle de la Madeleine. Ce méchant homme, voyant ce qu’elle avait fait à l’endroit de Notre-Seigneur, commença à dire : "Vraiment, voilà qui est bien inutile. Eh quoi ! cet homme qui passe pour Fils de Dieu, qui loue la pauvreté souffre cela ! Ne vaudrait-il pas mieux vendre cet onguent et en donner l’argent aux pauvres ?" Ce qu’il ne disait pas pour le désir qu’il avait qu’on le donnât aux pauvres, mais parce qu’il était frustré de son attente ; car il prétendait en mettre une partie à son profit. Ce qui le fit murmurer et entrer en indignation contre son maître. Mais il n’en demeura pas là. Il s’en va trouver les princes des prêtres, qu’il savait en vouloir à Notre-Seigneur, et leur en dit tant de mal qu’ils le prirent pour un de ses ennemis. Ce qui leur donna courage de le tenter de vendre son maître, comme il fit, convenant du prix avec eux dès la même heure. Et quand il vit qu’on le menait au supplice, il commence à connaître sa faute et à s’en repentir, s’en va aux princes des prêtres et leur dit, rempli de douleur et d’affliction : "J’ai fait une méchante action pour de l’argent ; j’ai vendu le sang du juste" (1) Et il leur jeta l’argent. Cela fait, il alla se pendre. Ah ! Sauveur de mon âme ! quelle fin misérable ! Ce malheureux reconnaît sa faute, mais il est trop tard.

Voyez donc mes chères sœurs, le danger qu’il y a de manier de l’argent. Je dis ceci pour toutes sortes de personnes sans exception, hommes et femmes. Une fille qui manie de l’argent est en très grand danger de perdre sa vocation, si elle n’est exacte jusqu’à ce point qu’un

1) saint Matthieu XXVII, 4.

 

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double ne lui demeure pas entre les mains pour se l’approprier ; car, aussitôt qu’elle retiendra un sol, dites qu’elle va perdre sa vocation Il lui viendra en pensée, comme à Judas : "Que sais-je moi si cette Compagnie se maintiendra ; il faut que je me réserve quelque chose." Après cela, il lui viendra des pensées contre sa vocation. Le diable lui dira : "Que veux-tu faire ici ? Ne feras-tu pas aussi bien ton salut ailleurs ?" Au commencement. elle les repoussera, mais à la fin elle s’y accordera. De là vient, mes chères sœurs, qu’une des choses que j’ai le plus appréhendé, c’est le maniement de l’argent ; car c’est la perdition de la Compagnie, si l’on n’est bien fidèle. Et je prie les sœurs qui ont soin des nouvelles venues de leur donner bien de l’appréhension de cela. Je vous le dis encore : celle qui est si malheureuse que de s’approprier quelque chose de la maison, ou de retenir pour soi le bien des pauvres, ah ! mes sœurs, que pensez-vous qu’elle fait ? Premièrement, elle fait une action qui s’appelle larcin. Et si vingt sols dérobés par une servante ou autre personne du monde sont suffisants pour faire un péché mortel, que sera-ce à une Fille de la Charité !

De plus, vous péchez contre le vœu ou la promesse que vous avez faite de garder la pauvreté ; car on vous reçoit à condition que vous serez fidèles à ménager ce qu’on vous donnera en maniement ; et si vous ne le promettiez, on ne vous recevrait pas. Vous l’avez donc promis en entrant, attendant le vœu que vous en devez faire, ou que vous avez fait au bout de quatre ou cinq ans.

On fait donc deux fautes en ménageant mal ou s’attribuant quelque chose du bien des pauvres. La première s’appelle larcin, qui de soi est péché mortel, d’autant qu’il est contre le commandement de Dieu. La seconde est contre le vœu et est encore plus que péché mortel,

 

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parce que vous avez fait vœu de pauvreté ; et rompre son vœu, c’est faire un sacrilège. Oui, mes sœurs, ce qui n’était que péché mortel devient sacrilège lorsque le vœu s’y rencontre

Il y a plus, mes chères sœurs, à qui prenez-vous cela ? Si c’est à un homme ou à une femme, c’est toujours péché mortel. Mais à qui prenez-vous quand vous retenez quelque chose de ce qui vous est mis entre les mains ? C’est aux pauvres. Ah ! Sauveur ! aux pauvres ! Vous le dérobez à Dieu même. Quoi ! prendre ce qui est destiné à de pauvres gens qui n’ont que ce qu’on leur donne, vous qui devez être leurs mères et leurs pourvoyeuses ! Voilà une chose plus que péché mortel, et au delà du commandement et du vœu : Ainsi c’est un sacrilège, car ce bien appartient au bon Dieu, et c’est lui qui a inspiré à ces personnes de le donner aux pauvres. On se fie à vous pour le leur distribuer, et vous êtes si malheureuses de vous l’approprier ! Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce cela ? Ah ! quel malheur ! ah ! la misérable qui fera cela ! Mes sœurs, ne vous étonnez plus si vous voyez des filles qui ont été affectionnées à leur vocation au commencement et encore longtemps après, lesquelles peu à peu se sont relâchées et ont perdu l’affection qu’elles avaient à leurs règles, ne se soucient plus de pratiquer les bonnes œuvres, ni de s’occuper selon l’esprit de Dieu, et enfin se sont tout à fait détraquées de leur vocation. C’est qu’elles n’ont peut-être pas observé cette règle. D’autant que, pour l’ordinaire, la perte de la vocation vient de ce que l’on retient le bien des pauvres, quand ce ne serait que cinq sols.

Mais, Monsieur, c’est bien peu de chose pour faire perdre la vocation. — O mes chères sœurs, ce n’est pas tant la quantité qu’il faut regarder, c’est la qualité du péché. Vous avez fait vœu à Dieu ; vous lui avez promis de garder la pauvreté, et vous faites contre le vœu.

 

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Car non seulement le vœu vous ôte la liberté de disposer de ce qui n’est pas à vous, mais même de ce qui vous pourrait appartenir. Et si une fille était si mal apprise de retenir de l’argent, ou quelque autre chose, lorsqu’elle entre dans la Compagnie, elle ferait très mal ; car elle doit, si elle a quelque chose, la bailler à la supérieure, laquelle fait écrire sur le livre par la trésorière ce qu’on lui remet en main, afin que, si la nouvelle venue était si malheureuse que le diable l’arrachât de sa vocation, on le lui pût rendre. Voilà comme il faut faire. Et dès qu’une fille a fait ses vœux, elle n’a plus la disposition de son bien.

Monsieur, dira quelqu’une, j’ai quelque chose, à la vérité, mais ma mère me l’a donnée, ou bien, elle m’est échue en partage. — N’importe. Le vœu que vous avez fait ne vous permet point de rien réserver, ni de disposer de quelque chose sans permission, quand vous auriez quantité de biens. Si j’en avais, moi, qui suis un misérable, en vertu du vœu que j’ai fait, je serais obligé de le remettre à la communauté, sans me réserver aucune chose.

Mais, Monsieur, voilà un de mes parents qui vient à Paris pour plaider ; il est en grande nécessité ; ne pourrais-je point lui donner quelque petite chose pour l’aider ? — Non, vous ne pouvez lui rien donner, pas seulement un double, sans offenser Dieu. — Sera-ce un péché mortel de donner un double ? — Dieu le sait. Je sais bien que rompre son vœu est péché mortel ; mais Dieu sait si donner un double est un péché mortel. Il voit le cœur avec lequel on le fait. Vous savez que les Capucins ne peuvent toucher de l’argent ; et s’ils en touchent, ils pèchent mortellement, encore qu’ils ne fassent que le toucher, parce qu’ils ont fait vœu de se donner à Dieu pour vivre de la sorte, entièrement abandonnés à la Providence ; et ils observent cela très exactement.

 

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Or,vous avez bien plus d’obligation de ne pas toucher au bien des pauvres et de bien user de ce qui vous est donné pour leur départir. Le diable ne manquera pas de tâcher de vous surprendre. Si vous l’écoutez, il vous dira : "Ah ! ma sœur, qu’il fait bon d’avoir quelque chose ! Que savez-vous ce qui arrivera ?" Voilà ce que le diable vous dira, car c’est ce qu’il dit à Judas. Mais dites-lui, lorsque ces pensées vous viendront : "Je suis assurée que, pourvu que je sois fidèle à Dieu et que je me confie en sa Providence, rien ne me manquera."

L’évangile d’aujourd’hui le dit : "Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné" (2). Mes chères sœurs, voilà ce que vous faites. Une vraie Fille de la Charité qui n’a pas autre désir que de se conserver en la grâce de Dieu, cherche le royaume de Dieu. De plus, vous cherchez sa gloire en servant vos malades, et tant que vous ferez cela, n’ayez pas peur que rien vous manque ; il est impossible que Dieu n’ait soin de ces âmes-là. Etablissez-vous là dedans et dites dès ce moment : "Je crois tellement ce que cet homme vient de nous dire de votre part, que dès maintenant je veux m’abandonner entièrement à votre divine Providence." Affermissez-vous là dedans, mes sœurs, et soyez assurées que les promesses de Dieu ne manquent jamais. Dites donc à ce moment : "Je me confie à mon Dieu, assurée que je suis que, pourvu que je garde ma règle, je ne manquerai jamais de rien. Que si quelque parent ou quelque sœur pervertie veulent me persuader le contraire, je ne les croirai jamais."

Voilà, ce qu’il faut faire, si vous voulez être vraies Filles de la Charité. Mais si vous ne le faites pas, savez-vous Ce qu’on dira ? Dès qu’on saura qu’en une paroisse une sœur aura gardé cinq sols, vous devez être

2) saint Matthieu VI, 33.

 

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assurées qu’on dira que les Filles de la Charité sont de petites larronnesses qui dérobent le bien des pauvres. Après cela, on changera de manière d’agir. Les personnes qui entendent cela diront : "Jusqu’à cette heure nous nous sommes fiées à ces filles ; mais il ne faut plus s’y fier." Voilà ce qui arrivera. On fera passer toutes les Filles de la Charité pour de petites larronnesses ; et si l’on continue à se servir de vous, l’on vous donnera un procureur ; on vous dira qu’il faut prendre chez l’épicier ce qu’il faut ; mais de vous confier aucune chose, on ne le fera plus ; car, voyez-vous, du jour où la Compagnie est dans cette réputation, adieu les Filles de la Charité. Ce n’est pas encore tout. Les filles qui entendront dire cela, qui auraient envie de se mettre parmi vous, n’y entreront pas ; et quand elles le voudraient faire, on les détournera, leur disant : "Où voulez-vous aller ? Quoi ! vous mettre avec ces filles-là ! Eh ! ce sont de petites larronnesses. On leur a trouvé telle et telle chose du bien des pauvres. Mais vraiment on y a bien remédié ; car on leur a ôté le maniement de l’argent pour le bailler à un procureur."

Voilà, mes sœurs, ce qui arrivera, si vous ne gardez cette règle, et ce sera une chose pitoyable de voir la Compagnie dans cet état. Plaise à Dieu m’ôter plutôt la vie que de voir cela ! Quoi ! une Compagnie qui est si utile, à laquelle Dieu a fait tant de grâces, deviendra un sujet de scandale ! Ah ! oui, mes sœurs. Dieu m’ôte plutôt la vie que de permettre que je voie ce malheur ! Mais vous le verrez infailliblement Si vous contrevenez à ce que je vous dis, non pas seulement à cause que c’est moi qui vous le dis, mais parce que c’est la vérité et que l’expérience nous l’apprend. Pour l’éviter, résolvez-vous à ne jamais rien retenir du bien des pauvres ni du vôtre et à bien ménager celui dont vous aurez la disposition, et souvenez-vous que c’est le nœud de votre Compagnie

 

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et ce qui la tiendra dans sa forme, comme vous le voyez par ce que nous avons dit.

Voici la suite de l’article : "Et pour empêcher les abus qui s’y pourraient glisser en l’usage qu’elles feront, etc."

Une des grandes tentations que le diable pourrait vous livrer, mes chères sœurs, pour vous perdre, ce serait de dérober pour se faire brave (*) On a su le mal qui s’est fait dans un Ordre religieux, dont on me parlait aujourd’hui, par l’abus des choses qu’on y avait et par la singularité. C’était un Ordre saint dans l’Église et qui n’est plus. Sa ruine n’est venue que de là. Chacun avait sa robe à sa mode. Ainsi ils se sont perdus.

Or, pour vous faire éviter ce malheur qui lui est arrivé, Dieu a inspiré un bon moyen, qui est de ne vous point habiller vous-mêmes mais de recevoir de la supérieure vos habits tout faits. C’est une pensée de Dieu, qui a, voyez-vous, été inspirée du ciel à cette petite Compagnie. Car c’est un grand bien d’en user de la sorte, de n’avoir soin que de prendre les habits, linge ou autre chose, lorsque la supérieure les fait donner. N’est-ce pas là un bon moyen de se donner entièrement au service de Dieu ? Vous n’avez que faire de vous occuper à penser à faire cet habit, ni ce collet ; vous n’avez qu’à observer vos règles et servir vos pauvres. Oh ! quel bonheur, mes chères sœurs ! Celles qui sont dans la maison doivent observer cette pratique. On leur baillera ce dont elles auront besoin, leur demandant de temps en temps si quelque chose leur manque. Pour celles qui sont à la campagne, elles ont droit de le demander par lettre, ou autrement, à la supérieure, car on ne peut pas aller sur les lieux pour savoir si quelque chose leur manque. Ainsi il faut qu’elles en écrivent à Mademoiselle et ne pas se l’acheter, si ce n’est que la chose soit de peu de conséquence, ou que la supérieure mande à la sœur de le faire autrement. Voyez-vous une fille qui s’achète quelque chose,

 

*). Bien vêtue, belle…

 

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il est certain qu’elle pèche, quand elle se donne la liberté de rompre la règle qui s’observe à la maison ; car, pour l’ordinaire, celles qui font cela ne s’arrêtent pas à prendre les choses si conformes à celles dont on se sert ici, ou fort rarement. Pensez-vous qu’une fille qui ne garde pas sa règle en ce point se tienne à la commune manière de faire de la maison de la supérieure ? Point du tout. Ah ! mes sœurs si vous saviez ce qu’on a de peine à empêcher la singularité aux filles !

J’ai reçu une lettre aujourd’hui, par laquelle on me mande qu’une de vos sœurs s’est acheté une cape sans permission et va avec cela. Pensez-vous qu’il fait beau voir cette fille avec sa sœur : l’une avec sa coiffure ordinaire et l’autre avec cette cape ! Si l’on n’y tenait la main, vous les verriez tantôt avec un habit fait d’une façon, tantôt d’une autre, du linge plus fin, la coiffure un peu plus propre, puis on tirerait les cheveux. Enfin, si l’on n’y prenait garde, on ne verrait plus d’uniformité, et ce serait la perte de la communauté. Mais, tant que vous vous tiendrez à cette sainte coutume, Dieu vous conservera. O mes sœurs, que vous êtes heureuses ! Je ne sache point, et je le dis en présence de Dieu, je ne vois point de communauté qui soit plus agréable à Dieu que la vôtre. Mais retenez bien ceci, de ne jamais acheter vous-mêmes vos habits ; car, dès lors qu’une en a un d’une façon, l’autre d’une autre, cela cause un grand désordre. Pourquoi les Capucins ont-ils toujours une même robe, si ce n’est pour éviter le désordre qui en arriverait ? Comment était habillé le Père de Joyeuse ? N’avait-il pas un habit comme les autres ? Oui, parce qu’il savait bien l’importance qu’il y a d’être uniforme en cela. Voilà pourquoi saint François et tous les autres saints fondateurs tendaient toujours là lorsqu’ils faisaient leurs communautés, et voulaient que tous eussent même habit, fait d’une même sorte et de même étoffe.

 

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Il est dit encore dans l’article qu’elles apporteront à la supérieure le reste de leur argent, leur nourriture prise, et cela pour le payement des habits qu’elle leur fournit. Que veut dire cela, mes sœurs ? C’est que celles des paroisses ou autres lieux, excepté celles des hôpitaux, ne disposeront de l’argent qui leur est baillé, pour leur nourriture et entretien d’habit et de linge, que selon l’ordre qui leur en sera donné, de sorte que, avant que de vous en aller en une paroisse, vous devez prendre l’ordre de la supérieure et savoir comment vous disposerez de votre argent. Si vous le faites, vous aurez le mérite de l’obéissance ; mais, si vous ne le faites pas, vous vous mettrez en danger de tomber dans le vice de la sensualité et de vous traiter mieux que les autres qui sont à la maison, sous prétexte de santé, d’avoir des forces pour mieux travailler ; car la nature se couvre de cela.

De plus, mes chères sœurs, n’est-il pas juste d’apporter à notre maison de quoi aider à vous entretenir d’habits ? Et quand il y en aurait plus qu’il ne faut pour cela, il y a bien d’autres dépenses à faire pour les voyages, pour vos sœurs malades et autres. Mais, si vous n’en usiez pas ainsi, il y a grand danger de tomber dans l’avarice. Car, voyez-vous, mes sœurs, dès lors, qu’on a commencé à amasser quelque chose, on a bien de la peine à s’en défaire. Au commencement, ce ne sera que deux ou trois écus ; puis ces deux ou trois donneront envie d’en avoir davantage, n’en doutez pas ; car cela est tellement impossible de se réserver de l’argent sans s’y attacher, que, si vous n’observez cette règle, vous commencerez à agir par l’esprit que nous venons de dire. S’il y a quelque chose de reste, c’est pour nourrir vos sœurs. Ah ! mes chères sœurs, c’est ce qui vous fait les mères nourrices des filles qui viennent. Quel bonheur de contribuer à soutenir votre maison !

Les religieux de saint Augustin faisaient ainsi au

 

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commencement. Ils apportaient à leur maison principale ce qu’ils avaient de reste, et l’abbé l’attribuait aux autres maisons de leur Ordre selon la nécessité. S’il vous reste donc quelque chose, il faut le mettre entre les mains de la supérieure ; car il ne s’agit pas seulement de la dépense qu’il faut faire pour la nourriture ; mais cela sert aux voyages des sœurs. Ce n’est pas qu’il faille épargner sur ce qui vous est nécessaire ; oh ! non il faut que vous preniez ce qui est requis à vos nécessités. Mais ceci s’entend de ce qui vous reste. Pour celles qui sont aux champs, si elles ont besoin de quelque chose, elles peuvent en écrire un petit mot, ou pour demander permission de l’acheter elles-mêmes, ou pour prier de la leur envoyer. Voilà la manière avec laquelle cela doit se faire.

Pour ce qui est de celles qui ont le maniement du bien des pauvres oh ! il faut s’en acquitter fidèlement, faire toutes choses au poids de l’or, et, sous quelque prétexte que ce soit, ne dire jamais qu’une drogue coûte plus cher qu’elle n’a coûté, rendre compte à la trésorière le plus souvent que vous pourrez, la solliciter même à entendre vos comptes. En ce faisant, vous la consolerez et ferez voir que vous êtes filles de bon compte ; et cela soulagera les dames officières.

Quand vous êtes malades, les dames veulent qu’on se serve des drogues des pauvres. Mais, hors de là, il n’y faut jamais toucher, mes chères sœurs. Ces bonnes dames se mettent tant en peine de vous lorsqu’elles vous voient malades ! Il n’est pas croyable la charité qu’elles ont. Ainsi vous devez tâcher de vous comporter de telle sorte que vous les contentiez.

J’ai une chose de grande importance à vous dire : c’est du respect que vous leur devez ; mais ce sera pour une autre fois, parce qu’il se fait tard. Cependant, mes filles, vous voulez bien que nous nous donnions à Dieu

 

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pour bien dispenser le bien des pauvres. L’on rapporta dernièrement en la grande assemblée des dames, entre autres choses, le profit que nos sœurs de l’Hôtel-Dieu faisaient pour les pauvres par quelque ménage qu’elles font, vendant de la gelée ; ces dames, bénissant Dieu, joignaient les mains et se disaient : "Madame, cela n’est-il pas beau ? Ces pauvres filles, après avoir bien eu de la peine à servir leurs pauvres, gagnent encore par leur industrie de quoi les assister."

Ceci soit dit pour votre consolation et pour vous faire voir combien peuvent les Filles de la Charité, si elles sont fidèles à leurs règles ! Mais, voyez-vous, mes chères sœurs, je vous le dis encore, une des grâces que vous devez le plus demander à Dieu, c’est celle de faire paraître au ciel et à la terre que les Filles de la Charité craignent de s’approprier aucune chose du bien des pauvres. C’est ce que vous devez demander pour l’ordinaire dans vos oraisons, qu’il plaise à la divine bonté faire la grâce à la Compagnie de bien dispenser le bien des pauvres. Voulez-vous donc bien que demain, à l’oraison, et encore après-demain nous lui demandions cette grâce ? Voulez-vous pas vous donner à Notre-Seigneur dès ce moment, avec résolution d’être à jamais fidèles à cela et d’avoir plus de soin de conserver le bien des pauvres que si c’était le vôtre propre, puisque c’est le sien, en tant qu’il appartient à ses membres ?

— Oui, mon Père, répondirent quelques-unes.

— Oh ! je vois bien, mes filles, que vous êtes toutes en cette disposition. C’est la prière que je fais à Notre-Seigneur, qu’il fasse la grâce à cette Compagnie d’être fidèle à garder cette règle en tout ce que nous avons dit, suppliant sa bonté qu’à même temps que je prononcerai les paroles de bénédiction, elle répande une infusion de lumières dans l’entendement, qui vous fasse voir le

 

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bien qu’il y a dans l’amour et la pratique de la pauvreté, et qu’il répande des ardeurs d’amour et de charité dans la volonté pour l’embrasser. C’est la prière que je fais de tout mon cœur.

 

84. — CONFÉRENCE DU 8 SEPTEMBRE 1657

N’INVITER AUCUN EXTERNE A MANGER SANS PERMISSION

(Règles Communes, art. II)

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est sur votre onzième règle. Voici ce qu’elle contient : "Pendant qu’elles sont dans la maison de la supérieure, elles se garderont bien d’y faire manger personne sans sa permission. Celles aussi des paroisses et des autres maisons éloignées en useront de même à l’égard de la sœur servante laquelle ne le permettra pas sans grande nécessité et une permission particulière ou générale de la même supérieure et cela à l’égard seulement des personnes de leur sexe, quand bien ii n’y aurait aucun mal en cela, sinon que ce serait donner un bien qui ne leur appartient pas, elles n’en ayant que l’usage pour la nécessité de leurs personnes et celles des pauvres."

Voilà votre règle, mes chères sœurs, qui consiste à ne faire manger personne sans permission. Nous en parlerons en trois points à notre ordinaire : au premier, nous expliquerons la règle ; au second, nous verrons les raisons que nous avons de la bien observer ; et au troisième, ce qu’il faut faire pour cela.

Or, cette règle semble d’abord être de peu d’importance, et néanmoins elle l’est si bien que l’observance d’icelle fera marcher la Compagnie en bon ordre et l’inobservance de cette règle fera de grands désordres,

Entretien 84. — Ms. SV 3, p. 174 et suiv.

 

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lorsqu’on n’y sera pas fidèle. Elle dit donc qu’il ne faut pas que les sœurs fassent manger personne de dehors dans la maison sans permission. Et pour le regard de celles qui sont hors de la maison de la supérieure et qui sont aux paroisses, aux forçats, aux hôpitaux et autres lieux où la Providence vous appelle, il ne faut jamais y faire manger personne sans permission de la sœur servante et les sœurs qui tiennent lieu de servantes ne doivent pas donner cette permission à pas une, si ce n’est après avoir eu celle de Mademoiselle Le Gras, la supérieure. Et quand on doit faire manger des personnes chez vous, cela s’entend des personnes de votre sexe et entre celles-là il faut que ce soit des personnes de votre Compagnie ; car, pour les externes, il ne faut pas les y faire manger. Elles pourront donc les y faire manger ; mais il faut que ce soit par nécessité, et non par compliment, ni sous prétexte de cordialité. Voilà une fille qui s’en va en ville ; elle se sent incommodée ; oh ! pour lors elle peut prendre quelque chose. Mais, voyez-vous, retenez bien ceci, il faut qu’il y ait nécessité vraie pour faire manger une Fille de la Charité en ce cas, la servante, ayant permission, peut la faire manger ; hors de là, il ne le faut jamais. Mais il arrive rarement que d’une paroisse à une autre on ait besoin de prendre de la nourriture ; et ainsi cela ne se doit faire que peu souvent, si ce n’est des filles de cette maison qui vont en divers lieux par la ville ; pour celles-là, il peut y avoir nécessité ; mais, pour les personnes du monde, il ne faut pas leur donner cette liberté. — Mais c’est ma mère qui vient me voir ; c’est ma sœur ou mon frère. — Oui, mais, si vous le faites, vous faites mal. — Mais, Monsieur, quel mal y a-t-il en cela ? N’est-ce pas bien fait de faire plaisir à sa mère et de rendre service, en ce qu’on peut, à ses parents ? — Mes sœurs, pour répondre à cette question, il faut trancher le mot ; il n’y aurait pas

 

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de mal en cela, n’était le vœu de pauvreté que vous avez fait, qui fait que le bien que vous possédez n’est pas à vous, et vous n’en pouvez user que pour la nécessité de vos personnes.

Mais, direz-vous, c’est ma sœur. — Il n’importe. Vous n’avez point permission pour cela. — Mais quel mal y aurait-il ? — Il n’y en aurait point si vous n’étiez pas Filles de la Charité et si ce que vous avez était à vous. Mais, dès lors qu’une fille a fait le vœu de pauvreté, il ne lui est pas permis de disposer d’un liard seulement, ni du bien des pauvres, ni de celui qu’elle a pour son usage, si ce n’est avec permission ; et si elle le fait, elle viole son vœu et pèche par conséquent. Si elle n’a pas encore fait le vœu, elle doit pourtant garder cette règle ; car on l’a reçue dans la Compagnie à condition qu’elle y gardera les règles ; de sorte que toutes sont obligées à cela, aussi bien celles qui n’ont pas fait vœu, que celles qui l’ont fait.

Quelqu’une dira : "Monsieur, voilà qui semble bien rude. Encore faut-il avoir quelque sorte d’humanité et de charité. Voilà une mère qui me vient voir ; si je ne lui présente à souper, elle pensera que je n’ai point de charité d’en user ainsi." Parce que vous déroberiez aux pauvres ou à la communauté, vous devez ne pas lui présenter à manger. Il ne vous est point permis de donner le bien des pauvres, car ce serait contre la justice d’ôter à une personne ce qui lui appartient, pour le donner à une autre. A Paris, on ne manque pas d’hôtellerie pour prendre son repas. Il faut dire que vous n’êtes pas maîtresses de l’argent que vous avez entre les mains et que vous n’en pouvez pas disposer, que, si vous ôtez un liard du bien des pauvres, vous péchez.

Mais c’est un père, c’est un frère. — Il n’y a point d’exception ; non, il n’y en a point. — Offenserai-je Dieu, si je le fais ? — Oui, vous l’offenserez. — Monsieur,

 

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cela semble bien rude à la nature. Oui, au commencement, mais par la pratique toutes choses deviennent faciles.

De plus, toutes les communautés ont cette coutume de n’inviter personne à manger, hors quelques-unes, qui ne s’en trouvent pas bien. Qu’on aille aux Carmes, aux Capucins et autres voir s’ils donnent la collation aux personnes qui les vont voir ! Point du tout. Pourquoi ? C’est que le bien qui est dans ces maisons appartient à la communauté, et ils ne peuvent en détourner aucune chose sans faire tort à toute la communauté.

Mais il y a plus de mal pour vous autres, car vous ne faites pas seulement tort à la communauté quand vous donnez quelque chose mais encore vous l’ôtez aux pauvres. Quelqu’une dira : "Monsieur y a-t-il si grand mal à rompre cette règle ?" Oui, mes sœurs ; Dieu a inspiré de la faire ; et contrevenir à une règle, c’est toujours offenser Dieu, parce que c’est faire une chose contre la défense qui vous en a été faite. Secondement, vous faites une désobéissance, contrevenant à l’esprit de la règle et à la pratique de la communauté.

La seconde raison que je mets en avant, c’est que ce que l’une fera, toutes les autres le feront bientôt. L’exemple d’une seule maison suffira pour que les autres fassent comme elle. Dès que St-Germain (1) aura fait cela, Saint-André (2) n’en est pas bien loin ; ainsi des autres.

Voilà donc pour remédier aux désordres qui pourraient arriver si l’on transgressait cette règle. Mais, si quelqu’une passe par-dessus tout ce que je viens de dire arrivera, n’en doutez pas. Disons tout. Si vous commencez à ne donner que le pain à une sœur une

1). Paroisse de Paris.

2). Autre paroisse de Paris.

 

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autre dira qu’il faut y ajouter le fruit ; quelqu’autre, pour faire plus de chère à sa sœur, dira : "Le pâtissier n’est pas loin, il faut avoir des petits pâtés." Si c’est un parent, on dira : "Monsieur, nous avons telle chose pour notre ordinaire ; mais vous avez chez vous plus que cela il faut avoir du vin." Après, il faudra lui tenir compagnie, de sorte qu’au moment qu’on laissera entrer cette liberté en un lieu, imperceptiblement cela se fera aux autres et la raison est que traiter son corps est une chose qu’on aime beaucoup. On se laisse aller facilement à ce qu’on aime. Et ainsi vous verrez une coutume de cela. Si une sœur va voir sa compagne, qui ne la convie à prendre quelque chose, elle s’en offensera, sachant qu’elle ne traite pas les autres de la sorte.

Voilà donc ce qui arrivera : on commencera par le peu, et du peu on viendra à autre chose. La joie qu’on aura de se voir ensemble fera qu’on dira : "Puisque ma sœur est venue nous voir, il faut avoir quelque chose de plus ; il faut aller chez le pâtissier ; réjouissons-nous un peu." Et puis quand on en sera venu là, on y ajoutera le vin. Avec cela le sang s’échauffera. On s’entretiendra des uns et des autres ; on oubliera ses pauvres, ne pensant qu’à s’en donner à cœur joie. De sorte que, dans peu de temps, la chambre des Filles de la Charité ressemblera à des auberges et deviendra un cabaret où la nappe est toujours mise. Voyez-vous, c’est une chose si véritable que vous le verrez, si vous ne tenez ferme à cette règle. Je ne vous donne pas dix ans, je n’en donne pas seulement six, parce que vous voyez ce que je dis, que, si on vient à ouvrir la porte à cela, il n’en faut qu’une pour donner l’exemple aux autres. Voyez, mes sœurs, le mal qui arrivera si on contrevient à cette règle, quel scandale cela donnera au prochain. Ces dames, qui sont si édifiées quand elles entendent parler de votre manière de vie, changeront de langage

 

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et se diront : "Les Filles de la Charité qu’on a vues vivre si frugalement, ont bien changé de face elles ont toujours la nappe mise."

De plus, tandis que vous êtes là, l’esprit malin vous incite à vous entretenir de celle-ci, de celui-là ; et souvent on se laisse aller aux murmures et à la détraction. Après tout, le temps des Filles de la Charité n’est pas à elles ; elles le doivent aux pauvres et à la pratique de leurs règles. C’est donc encore un autre mal, d’autant que vous perdrez le temps. Et vous savez toutes, ou le devez entendre, ce qui est dit dans la sainte Écriture : "Opérez votre salut tandis que vous avez le temps (3). C’est pourquoi les personnes spirituelles s’accusent d’avoir perdu le temps, quand cela leur est arrivé, et disent : "Je m’accuse d’avoir perdu un quart d’heure de plus qu’il n’était nécessaire, dans une compagnie de laquelle je pouvais me dégager."

J’ajoute à ce temps que vous perdez là l’incommodité des pauvres. Si c’est la maîtresse d’école, les écolières s’en retourneront trop tard, si c’est celle qui a soin de porter la portion aux malades, ils demeureront à servir, ou ne le seront pas à l’heure qu’il faut. Ainsi, si vous perdez le temps, pour peu que ce soit, les pauvres s’en sentiront ; et si vous écoutez quelque mauvaise coutume que quelques-unes ont pu prendre, si, ne faisant pas attention à ces avis, vous vous laissez aller à suivre leur exemple et que la supérieure souffre cela, vous devez être assurées, mes sœurs, qu’en peu de temps vous vous trouverez là et qu’elle en rendra compte devant Dieu aussi bien que M. Portail, s’ils n’y mettent ordre.

Savez-vous ce qui se faisait au commencement d’une Compagnie de prêtres qui est très fameuse, c’est qu’ils faisaient mettre la nappe à tous ceux qui allaient là dedans ;

3) Épître aux Galates VI, 10.

 

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ils recevaient des écoliers, qui buvaient et mangeaient. Et comme ils venaient à diverses heures, vous eussiez dit, à voir cette maison que c’était une gargoterie. Ce qui a fait un si grand désordre que les supérieurs ont résolu qu’on n’y ferait plus manger personne ; ce qu’ils observent exactement ; car on ne mange jamais chez eux, si ce n’est quelque docteur de leur Compagnie, et aux heures réglées.

Vous voyez bien, mes chères sœurs, par cet exemple, où cela va et combien il importe de se donner à Dieu pour bien observer cette règle, puisque, si vous ne le faites, vous désobéissez aux supérieurs et aux règles, vous dérobez aux pauvres, ou plutôt à Dieu, ce que vous donnez, vous perdez le temps et finalement vous causeriez dans la Compagnie de grands désordres, qui la pourraient perdre à la fin.

Mais, Monsieur, je suis de la campagne, et voilà mon frère qui vient me voir ; il ne sait rien de nos obligations, il me prie de lui donner le couvert ; il est nuit ; qu’est-ce que je lui dirai ? Si je le renvoie, il aura peine que je ne le loge pas, et me tiendra pour une ingrate. J’aurai peine de cela. — Ma sœur, tenez ferme, faites vos excuses ; car, voyez-vous, si vous le recevez une fois, le cousin viendra bientôt, qui demandera la même chose. Mais bien davantage car un péché attire l’autre, quand on l’aura reçu, on dira : "Nous n’avons point de lit, mais voilà une petite couche, ou bien je coucherai avec ma sœur et vous laisserai mon lit." En bonne foi, mes sœurs, cela n’est-il point déjà arrivé ? Je vous en appelle en témoin devant Dieu. Si cela est arrivé, comme je le crains fort, en vérité vous vous êtes exposées à la tentation contre la pureté. Quoi ! une sœur verra un homme couché dans sa chambre et peut-être dans son propre lit ! Cela devrait faire horreur. Après cela, le scandale des voisins ne peut manquer, et vous vous

 

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êtes exposées à leur calomnie, car ils diront : "Si ces filles étaient si sages qu’on tient, feraient-elles coucher un homme chez elles, quoique ce soit un frère ? Cela n’est pas honnête." Voilà ce qu’ils auront sujet de dire

Je veux croire que ce désordre n’est pas encore arrivé ; mais il arrivera tôt ou tard, si vous ne vous tenez sur vos gardes Et si vous recevez ce frère vous ne le traiterez pas comme vous, il faudra avoir du vin, après il dira : "Ma sœur, il faut que vous en buviez aussi avec moi." Et si elle s’excuse sur ce que cela ne lui est pas permis il dira : "Je n’en boirai point si vous n’en buvez." Et enfin elle se laissera gagner. Voilà ce qui arrivera, mes sœurs, n’en doutez pas car cela vaut fait, et j’ai sujet de le craindre ; ce que je ne veux pourtant pas croire.

Pour toutes ces raisons, mes chères sœurs, donnez-vous à Dieu et, à ce moment, élevez vos cœurs au ciel pour demander à sa bonté qu’elle ait agréable la résolution que vous faites pour bien observer cette règle, car, dès lors qu’elle ne s’observera plus, on ne pourra conserver la Compagnie dans la pureté et c’est de cette maison qu’on doit prendre l’exemple de tout ce qu’il faut faire dans les autres. Si cela ne se faisait pas, comment voulez-vous que les filles qui sont envoyées dans des établissements nouveaux sachent ce qu’elles sont obligées de faire, si elles n’en ont vu la pratique ?

Par exemple, voilà M. le chancelier qui en demande pour envoyer à 150 lieues ; celles qui iront à Cahors, à Arles et à Angers, ne faut-il pas qu’elles soient instruites et bien informées de toutes les règles et bonnes coutumes de la maison de la supérieure pour les introduire dans ces lieux-là. Voyez-vous, il est très important que vous vous donniez à Dieu pour être fidèles à cela en quelque lieu que vous soyez. Or, encore que ce que nous avons

 

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dit ne soit pas arrivé, il faut prévoir les accidents qui peuvent arriver, pour y remédier, et il n’y en peut arriver de plus dangereux pour la pureté, qui vous est si nécessaire.

Hélas ! entendrez-vous sans une grande joie ce que je vais vous dire ? C’est une lettre qu’un des nôtres m’a écrite du siège de Varsovie, par laquelle il me mande : "La reine a envoyé quérir les Filles de la Charité et moi pour traiter les pauvres soldats blessés." Ah ! mes sœurs, quelle consolation j’ai reçue à ces nouvelles ! Des filles avoir le courage d’aller dans les armées ! Quoi ! des Filles de la Charité de Paris, vis-à-vis Saint-Lazare, aller visiter les pauvres blessés non seulement dans la France, mais jusque dans la Pologne Ah ! mes sœurs, y a-t-il rien de pareil à cela ? Avez-vous jamais ouï dire qu’il se soit fait chose pareille ? Mais avez-vous entendu, quelque part que vous ayez été, que des filles aient été dans des armées pour pareil sujet ? Pour moi, je n’ai jamais vu cela et ne sache point qu’il se soit trouvé compagnie qui ait fait les œuvres que Dieu fait par la vôtre. Ah ! mes filles, cela vous oblige à vous donner de grand cœur et de toutes vos affections pour le servir dans votre vocation. Car, voyez-vous, Dieu a de grands desseins sur vous, qu’il accomplira pourvu que vous croyiez ce qu’on vous dit et que vous soyez fidèles à la pratique de vos règles. Ah ! Sauveur ! cela n’est-il pas admirable de voir de pauvres filles entrer dans un siège ? Et pourquoi faire ? Pour y réparer ce que les méchants y détruisent. Les hommes y vont pour détruire, les hommes y vont pour tuer, et elles pour y redonner la vie par le moyen de leurs soins. Ils les envoient en enfer, car il ne se peut faire que, parmi ce carnage, il n’y ait de pauvres âmes en état de péché mortel ; et voilà que de pauvres filles font ce qu’elles peuvent pour les faire aller au ciel.

 

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Mes sœurs, ne vous semble-t-il pas que Dieu veut se servir de vous ? Je vous prie, parlons un peu cordialement ; il faut que je vous entretienne là-dessus. Avez-vous jamais entendu que des filles aient fait ce que nos sœurs font 7 Non, cela ne se voit point. Et pourquoi ? Je pense qu’il n’est jamais entré dans l’esprit humain que des filles vierges allassent dans les armées réparer le mal que les méchants y font. Cela n’est-il pas tout à fait extraordinaire ? Ne faut-il pas vous donner à Dieu pour être fidèles à garder vos règles ? Mes sœurs, je ne doute pas que vous ne soyez toutes dans cette résolution mais j’ai voulu vous dire ceci pour votre consolation et la mienne. Surtout il faut être fidèle à ce que nous avons dit, et pour vous y aider, il faut que, dès demain, vous fassiez votre oraison là-dessus et pensiez devant Dieu au grand mal qui arrivera si l’on met la nappe sans nécessité. Pensez à quelle suite de maux on s’engage si, par une fausse cordialité, on rompt cette règle. Quoi ! pour l’appétit peut-être d’un œuf, d’une poire, ou autre chose semblable, rompre l’obéissance et se mettre en danger d’offenser Dieu ! O mes chères sœurs quelle bassesse de cœur ! Voilà comme il faut faire et, après avoir considéré ce que je viens de dire, prendre résolution d’être fidèles à cela et dire à Dieu : "Mon Dieu, je vous remercie de m’avoir fait avertir du péril où je me mettrais si, par une fausse cordialité, je contrevenais à cette règle. Je me donne à vous pour ne faire manger personne sans nécessité ; et si mes sœurs m’en prient, je leur demanderai si elles en ont besoin."

Oui, mes sœurs, il n’y a point de danger, quand une sœur vous demande quelque chose, de lui dire : "Ma sœur, en avez-vous besoin ? Si cela est, très volontiers." Voilà le premier moyen, et je pense qu’il serait bon de faire oraison tous les mois sur ce que nous avons dit, afin de se bien établir en cette pratique.

 

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En second lieu, et c’est le second moyen que je mets en avant, celles qui sauront que quelques-unes de leurs sœurs, tentées par l’esprit malin, auront rompu cette règle, doivent en donner avis aux supérieurs. Si elles ne le font, elles seront cause que le mal continuera, et elle en répondront à Dieu. Vous êtes donc obligées, mes sœurs, tant que vous êtes, d’avertir dès que vous savez qu’on manque à cela, et de dire : "Mademoiselle (ou Monsieur) je me sens obligée devant Dieu de vous avertir qu’il se passe telle chose en tel lieu. J’en décharge mon âme en vous le disant. Vous y apporterez le remède que vous jugerez à propos."

Voilà, mes sœurs, ce que vous devez faire. Pour celles qui sont éloignées de Paris, si on envoie un visiteur, comme c’est une des meilleures pratiques que nous ayons, il faut l’en avertir. Par exemple un prêtre de la Compagnie va visiter nos maisons, si, par même moyen, il visite les vôtres, la première chose dont vous devez lui rendre compte, c’est de dire si vous avez été fidèles à garder cette règle, ou si vous savez que quelques-unes de vos sœurs y aient manqué sans un véritable besoin. Cela n’est-il pas facile, mes sœurs ? On ne demande pas que vous souffriez dans le besoin, comme vous voyez. Êtes-vous incommodées, hélas ! proposez avec grande liberté votre besoin, et on y apportera le remède avec charité.

Le troisième moyen, c’est de demander instamment cette grâce à Dieu et de vous observer les unes les autres. Il est dit dans la sainte Écriture que Dieu a donné charge de son prochain à chacun de nous : Unicuique mandavit de proximo suo (4). Par exemple, moi je suis obligé de veiller sur ceux avec lesquels Dieu m’a mis, et toutes personnes spirituelles sont obligées de veiller les

4) Ecclésiastique XVII, 12.

 

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unes sur les autres, un voisin sur son voisin. Les Turcs mêmes, qui ne connaissent pas Dieu, y sont obligés, et quand je n’aurais autre enseignement qu’eux, la loi naturelle m’y oblige. Or, si Dieu dit cela à un chacun, il le dit bien plus expressément aux personnes de communauté, liées ensemble par la charité, et qui, par conséquent doivent observer cela plus exactement que les autres. Voilà pourquoi il importe extrêmement que vous preniez ce soin-là et que celles d’une paroisse veillent sur celles de l’autre, la sœur sur sa sœur. Et si vous apprenez que quelqu’une manque à son devoir, vous devez en donner avis aux supérieurs. En ce faisant, vous vous aiderez les unes les autres à être fidèles à vos règles, et vous déchargerez votre âme.

Quand le bienheureux évêque de Genève (5) institua son ordre il donna charge que cela s’observât, et instruisit Madame de Chantai comment il fallait que les religieuses d’une ville veillassent sur celles d’une autre ville. Et s’il se passait quelque chose qui ne fût pas selon l’ordre, il leur enjoignait de l’en avertir à Annecy. Et ainsi, mes chères sœurs, un moyen bien efficace que je vous présente, c’est que vous vous observiez les unes les autres, car, en veillant de la sorte, celles d’une paroisse sur celles d’une autre, cette règle sera bien observée

On pourra dire : Quoi ! il faut que j’observe des personnes qui font profession de servir Dieu ! quoi ! des filles qui devraient toujours avoir Dieu devant les yeux ! — Mes sœurs, la plupart n’auraient pas besoin de ce soin ; mais vous le prendrez, afin d’aider à conserver la Compagnie dans la pureté de son esprit ; car je ne puis m’imaginer que, si les Filles de la Charité ne gardent cette règle, elles puissent garder cette pureté.

5). Saint François de Sales (21 août 1567 - 28 décembre 1622)

 

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C’est pourquoi, mes sœurs, donnez-vous à Dieu pour être fidèles à l’observance de vos règles et pour aller toujours en augmentant, comme, par la miséricorde de Dieu, vous avez fait jusqu’à présent, et surtout pour bien observer celle-ci.

O Sauveur de mon âme, qui savez le grand mal qu’a fait un morceau de pomme mangé par nos premiers parents, contre votre commandement, faites-nous la grâce de ne jamais contrevenir à l’ordre que vous avez donné. O Seigneur, qui savez comme ce fut un grand malheur à Esaü de vendre son droit d’aînesse pour avoir la satisfaction de manger une écuellée de lentilles, ne permettez pas que nous perdions, pour une petite satisfaction, le bonheur que vous donnerez aux âmes qui auront suivi vos volontés. Vous qui savez les grands maux qui se font dans les banquets, où saint Jean, votre précurseur, perdit la tête, vous, Seigneur, qui savez les grands maux qui peuvent arriver à cette Compagnie, si elle n’observe pas cette règle, faites qu’elle vous ait toujours présent, afin que l’ennemi ne la puisse jamais faire tomber dans ces malheurs ; inspirez aux Filles de la Charité d’être fidèles à cela. Oui, Seigneur, nous vous en supplions par les bénédictions qu’il vous a plu répandre sur cette Compagnie, lesquelles vous avez fait connaître par les emplois que vous lui avez donnés. Faites-lui la grâce de bien conserver la pureté et de regarder cette règle comme un grand moyen que vous lui avez donné pour l’aider à cela. Ah ! Seigneur ! c’est la supplication pressante que nous vous faisons ; vous nous l’accorderez, s’il vous plaît, par l’intercession de la sainte Vierge.

 

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85. — CONFÉRENCE DU 11 NOVEMBRE 1657

SUR LE SERVICE DES MALADES ET LE SOIN DE SA PROPRE SANTÉ

(Règles Communes, art. 12-16)

Mes chères sœurs, la conférence que nous allons commencer sera aucunement différente des précédentes. Nous avons accoutumé de prendre pour sujet quelque vertu et de vous interroger. Par la grâce de Dieu, cela s’est fait avec bénédiction. L’autre manière dont nous avons usé, c’est que nous nous arrêtions sur une seule règle, qui servait pour tout l’entretien. Or aujourd’hui ce sera d’une autre manière. Nous lirons les règles qui suivent, donnant seulement quelque instruction sur chacune. Jusqu’à cette heure, nous en avons usé comme je viens de dire, parce qu’il a été expédient ; c’était des règles fondamentales et de très grande importance ; et ainsi il fallait une plus grande explication. Mais celles-ci, quoiqu’elles soient nécessaires, n’ont pas besoin d’une si ample explication, parce qu’elles parlent d’elles-mêmes.

Nous en sommes à la 12e règle. Voyons ce qu’elle dit : "Leur principal soin sera de servir les pauvres malades, les traitant avec compassion, douceur, cordialité, respect et dévotion, etc."

Voilà ce que dit la 12e règle, parlant des Filles de la Charité, c’est-à-dire que votre principal soin, après l’amour de Dieu et le désir de vous rendre agréables à sa divine Majesté, doit être de servir les pauvres malades avec grande douceur et cordialité, compatissant à leur mal et écoutant leurs petites plaintes, comme une bonne mère doit faire ; car ils vous regardent comme leurs mères nourrices et comme des

Entretien 85. — SV 3, p. 182 et suiv.

 

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personnes envoyées de Dieu pour les assister. Ainsi vous êtes destinées pour représenter la bonté de Dieu à l’endroit de ces pauvres malades. Or, comme cette bonté se comporte avec les affligés d’une manière douce et charitable, il faut aussi traiter les pauvres malades comme cette même bonté vous enseigne, c’est-à-dire avec douceur, compassion et amour ; car ce sont vos maîtres et les miens aussi. Il y a une certaine Compagnie, je ne me souviens pas du nom, qui appelle les pauvres nos seigneurs et nos maîtres, et ils ont raison. Oh ! que ce sont de grands seigneurs au ciel ! Ce sera à eux d’en ouvrir la porte, comme il est dit dans l’Évangile.

Voilà donc ce qui vous oblige à les servir avec respect, comme vos maîtres, et avec dévotion, parce qu’ils vous représentent la personne de Notre-Seigneur, qui a dit : "Ce que vous faites au plus petit des miens, je le tiendrai fait à moi-même." (1) De sorte donc, mes sœurs, que Notre-Seigneur est, en effet, avec ce malade qui reçoit le service que vous lui rendez. Et selon cela, il faut non seulement prendre garde à éloigner de soi la rudesse et l’impatience, mais de plus s’étudier à les servir avec cordialité et grande douceur, même les plus fâcheux et difficiles n’oubliant pas de leur dire quelque bon mot, comme, par exemple, celui-ci : "Eh bien ! mon frère, comment pensez-vous faire le voyage de l’autre monde ? Puis à un autre : "Eh bien ! mon enfant, ne voulez-vous pas bien vous unir à Dieu ? Ne voulez-vous pas faire une bonne confession générale pour vous disposer à bien mourir ? Ne voulez-vous pas bien aller voir Notre-Seigneur ?" Ainsi il faut toujours leur dire quelque chose pour les porter à Dieu. Il n’en faut pas dire beaucoup à la fois mais peu à peu leur donner

1) Saint Matthieu XXV, 44.

 

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l’instruction qui leur est nécessaire, comme à ces petits enfants qui sont à la mamelle, vous voyez qu’on ne leur donne à boire que peu à la fois. Or, vos malades sont des enfants en la dévotion, encore que ce soient de grandes personnes. Un bon mot qui part du cœur et dit dans l’esprit qu’il faut, leur suffira pour les porter à Dieu. Pourvu qu’il soit animé, il opère ce à quoi il porte. C’est pourquoi on appelle ces oraisons jaculatoires, qui sont comme autant de dards décochés qui blessent le cœur de Notre-Seigneur surtout quand cela est fait par une bonne âme. Ainsi une bonne Fille de la Charité qui dit quelque bon mot à un malade, ah ! c’est un dard qui porte son cœur à l’amour de Dieu. Je vous tiens toutes bonnes, mais une bonne âme, qui aime bien Notre-Seigneur et la sainte Vierge, qui ne regarde autre chose, en ce qu’elle fait, que de plaire à Jésus-Christ, c’est une flamme d’amour qui entre dans le cœur de ceux à qui elle parle. Or, ce bon mot que vous devez leur dire doit tendre à les exciter à la patience, ou à faire une confession générale, ou à bien mourir, ou à bien vivre, s’ils reviennent en santé, et à leur enseigner les choses nécessaires à salut. Car, voyez-vous, mes chères sœurs, c’est bien quelque chose que d’assister les pauvres quant à leur corps, mais, en vérité, ce n’a jamais été le dessein de Notre-Seigneur en faisant votre Compagnie, que vous ayez soin du corps seulement, car il ne manquera pas de personnes pour ce sujet mais l’intention de Notre-Seigneur est que vous assistiez l’âme des pauvres malades ; et pour cela il faut faire réflexion sur vous-mêmes : "Comment est-ce que je me comporte en ma paroisse ? Comment est-ce que je sers mes malades ? Est-ce quant au corps seulement, ou des deux ensemble ? Car, si je n’ai intention que d’assister le corps, hélas ! c’est peu de chose ; il n’y a personne, quelle

 

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qu’elle soit, qui n’en fît autant." Un Turc, un idolâtre peuvent assister le corps. Voilà pourquoi Notre-Seigneur n’aurait eu que faire d’instituer une Compagnie pour cette seule considération, la nature obligeant assez à cela. Mais, pour l’âme, il n’en est pas ainsi. Tous ne les peuvent pas aider en cela, et Dieu vous a choisies principalement afin de leur donner les instructions nécessaires pour leur salut. Faites réflexion sur vous-mêmes et dites : "N’ai-je regardé qu’à assister le corps en tout le service que j’ai rendu aux pauvres ? Si je n’ai regardé jusqu’à maintenant qu’à donner la nourriture, des remèdes et autres choses qui regardent le corps, je ne me suis pas acquittée de mon obligation. Pardon, mon Seigneur, pour le passé !"

Mes sœurs, ce n’est pas assez. Il faut faire résolution de joindre au service que vous rendrez au corps l’assistance des âmes pour l’avenir : "Oui, mon Sauveur, dorénavant je me veux appliquer à rendre à mes malades tout le service spirituel qu’il me sera possible, aussi bien que le corporel."

Quelqu’une me dira : "Monsieur, nous avons trente malades à servir, le moyen de donner la portion à tous et de les instruire ?" O mes chères sœurs, je réponds à celle-là qu’elle leur dise seulement un mot en passant, quelque parole de Notre-Seigneur, qu’elle tâche de s’élever à Dieu pour prendre dans le cœur de Notre-Seigneur quelque parole de consolation, pour dire à ce pauvre malade, par exemple : "O mon enfant, que vous serez heureux si vous souffrez votre mal patiemment ! O mon frère, vous avez bien du mal, mais le bon Dieu mérite bien que nous souffrions davantage pour l’amour de lui. Mon enfant, vous souffrez beaucoup ; mais que le mérite que vous aurez pour cela sera grand ! Eh bien ! mon frère, eh bien ! ma sœur, aimons-nous bien le bon Dieu ? Ne voulez-vous pas faire

 

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une bonne confession générale ?" Ainsi dire un mot selon le besoin qu’on voit. Et pour faire qu’il soit utile, il faut vous remplir de l’esprit de Notre-Seigneur, en sorte qu’on voie que vous l’aimez et que vous cherchez à le faire aimer. Celle qui sera ainsi remplie de l’esprit de Notre-Seigneur ne peut que faire beaucoup de fruit. Mais, s’il y en avait entre vous qui ne fussent de la Charité que de nom et qui n’en eussent que la robe seulement, celles-là ne leur diront rien du tout ; ou, si elles leur disent quelque chose, ce sera si froidement que cela ne les touchera point du tout. Et pourquoi ? C’est que cette fille qui n’a point de charité dans le cœur, ne parle que du bout des lèvres ce qu’elle dit n’a point de force, parce que ce n’est que de la langue et point du cœur. Mais celles qui sont pleines de Dieu parlent avec affection, parce qu’elles portent Dieu dans leur cœur, et ce qui sort de ce cœur est un petit feu qui entre dans celui du malade ; c’est un baume qui remplit tout de sa bonne odeur.

Vous souvenez-vous de nos chères sœurs qui sont allées à Dieu ? Ah ! de quelle sorte parlaient-elles à leurs malades et même à leurs sœurs ! Il n’y en a eu aucune qui n’ait pratiqué cela. On les a vues servir les malades avec charité, leur parler avec douceur et humilité. Mes sœurs, souvenez-vous de cela. C’est la leçon de Notre-Seigneur : "Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de cœur" (2) ; car, vous ne profiterez de rien, si vous agissez autrement. Mais avez-vous à donner quelque avis à vos sœurs, ou quelque instruction aux pauvres, que ce soit toujours avec humilité et douceur. C’est une semence qui porte son fruit. Mais avec rudesse et d’un esprit passionné vous ne ferez rien du tout. O mes sœurs, donnons-nous à Dieu pour

2) Saint Matthieu XI, 29.

 

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en user de la sorte et prions nos sœurs qui sont là-haut bienheureuses de le prier qu’il nous en donne la grâce. Demandons-lui qu’il nous l’accorde pour l’amour d’elles. Mon Dieu vous avez donné cette grâce à nos sœurs de toucher les cœurs lorsqu’elles parlaient à leurs sœurs et aux malades, donnez-nous-la aussi. Vous les avez tant aimées que vous faisiez la grâce à ceux qu’elles assistaient d’estimer ce qu’elles leur disaient et d’en profiter. Seigneur, donnez-nous cette grâce de toucher les cœurs et de les porter à vous aimer, surtout d’enseigner les choses nécessaires au salut car les docteurs tiennent qu’on ne peut être sauvé si on ne sait les principaux mystères de la foi. Voilà pourquoi vous devez sur toutes choses tâcher d’enseigner à vos pauvres qu’il y a un Dieu en trois personnes.

Mais ce sont de pauvres gens qui n’ont point eu d’instruction c’est une personne qui n’a que seize ans. — N’importe, il n’y a point de salut sans cela. Saint Thomas et saint Augustin tiennent qu’il n’y a point de salut pour une âme qui ne sait pas qu’il y a un Dieu en trois personnes, que la seconde s’est incarnée, et le reste des principales choses qu’elle a faites pour notre salut. Ah ! mes sœurs, quel bonheur que Dieu vous ait donné un si saint emploi ! Qu’y a-t-il de plus beau et de plus aimable qu’une personne qui quitte tout pour se donner entièrement à Dieu pour le service des pauvres ! Oh ! que cela est beau ! Si nous pouvions voir une Fille de la Charité qui sert bien les malades, qui a soin de leur salut, qui travaille de tout son pouvoir à sa perfection, pour se rendre agréable à Dieu mes sœurs si nous pouvions voir l’état d’une fille en qui cela est, il n’y a rien de beau comme cette âme. Nous ne le voyons pas maintenant, mais nous le verrons au ciel. Quoi ! quitter tout ce qu’on a au monde, père, mère, frères, sœurs, parents, amis, les biens,

 

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si on en a, et son pays même ! Pourquoi ? Pour servir les pauvres, pour les instruire et les aider à aller en paradis. Qu’y a-t-il de plus beau et de plus estimable ! Si nous voyions une fille ainsi faite, on verrait son âme reluire comme un soleil, comme parle Notre-Seigneur en la sainte Écriture : "Le juste est comme un soleil." (3). Le juste est celui qui fait justice, rendant ce qu’il doit à Dieu, au prochain et à soi-même. Or, si Dieu fait justice à l’homme, pour s’être acquitté de ces trois sortes de justices, que fera-t-il à une Fille de la Charité qui ne se contente pas de faire les actes de justice seulement, mais qui donne toute sa vie au service de Dieu, qui vit selon ses règles ! Je vous dis qu’une fille ou un homme qui vit de la sorte, arrive à une haute perfection, car vos règles sont toutes saintes et tendent toutes à vous sanctifier.

Ah ! mes filles, si vous saviez quelle grâce c’est que servir les pauvres, être appelé de Dieu pour cela ! Nous n’avons pas les esprits assez clairvoyants pour voir l’excellence de cette grâce, au moins tous ; car Dieu donne quelquefois des lumières à de bonnes âmes pour connaître la beauté d’une âme prédestinée. Quand une bonne Fille de la Charité donne toute sa vie au service de Dieu, qu’elle a tout quitté, qu’il n’y a rien au monde pour elle, ni père, ni mère, ni biens, ni possessions, ni connaissances que Dieu ou pour Dieu, il y a grand sujet de croire que cette fille-là sera un jour bienheureuse. Mais peu de personnes ont ces connaissances. Ah ! qu’il fait beau voir une âme revêtue de la grâce de Dieu, entourée de la vertu de Dieu, qui porte Dieu dans son cœur, qui ne le perd point de vue ! Si on pouvait voir cela, on serait ravi d’admiration ; on ne pourrait pas envisager la beauté de cette âme sans

3) Saint Matthieu XIII, 43.

 

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en être ébloui. Oui, les saints Pères ont dit que, si on pouvait voir la beauté de la vertu, on tomberait en syncope et qu’il serait impossible de s’empêcher de l’aimer, quand bien on ne le voudrait pas. Voyez-vous, mes sœurs, ce que c’est qu’une âme qui travaille à la pratique de la vertu, comme font toutes les vraies Filles de la Charité. Car, mes sœurs, qu’est-ce que vous faites par l’observance de vos règles, sinon une continuelle pratique de la vertu ? Donnez-vous à Dieu pour y être fidèles, et surtout à celle-ci, tant nécessaire pour le salut des pauvres que vous servez.

De tout ce qui regarde ce chef, c’est-à-dire de la manière dont il faut vous comporter envers les dames de la Charité et autres personnes qui vous emploient pour le service des pauvres, comme aussi à l’endroit des malades, on a fait un petit abrégé, que vous verrez, Dieu aidant.

Passons à la treizième règle. "Et d’autant que la charité mal ordonnée, surtout si elle est faite sans obéissance, est extrêmement désagréable à Dieu et préjudiciable à l’âme de ceux qui la font ainsi, elles n’entreprendront jamais de nourrir, ni de médicamenter aucun malade contre la volonté des personnes dont elles dépendent, ni contre l’ordre qui leur a été donné, etc."

Cela veut dire, mes sœurs, qu’on ne fait rien qui vaille de donner quelque chose aux pauvres sans obéissance. Voyez-vous, sitôt que la désobéissance s’y trouve, elle porte avec soi une difformité qui ôte toute la beauté de l’action, quoique bonne. Au contraire, l’obéissance donne le lustre et la beauté à tout ce que nous faisons ; elle rend les actions indifférentes bonnes et méritoires, et aux bonnes elle donne un accroissement de mérite, un rehaussement de perfection qui les rend bien plus agréables à Dieu.

 

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Cette règle veut donc dire qu’il ne faut jamais entreprendre de recevoir un malade contre l’ordre des dames de la Charité ou du médecin. S’il se trouve une sœur en quelque paroisse qui veuille s’en faire accroire et recevoir les malades selon son caprice, oh ! mes sœurs, elle ne doit pas le faire ; et celles qui pourraient le savoir ne doivent pas la suivre en cela. Et pourquoi recevoir un malade contre l’ordre ? De quelle autorité ? La charité, pour être bien faite, doit toujours être accompagnée de l’obéissance ; autrement, ce n’est pas charité ; car on ne peut avoir de charité contre l’obéissance. Si vous assistez un pauvre malade, quoique cela semble charité en apparence, si c’est sans le consentement des personnes à qui il appartient de vous faire faire cela, ce n’est point charité.

Monsieur, voilà un malade qu’on n’a pas voulu recevoir, et il croit que c’est moi qui en suis cause ; il crie après moi autant de fois qu’il me voit. Que faut-il faire ? — Mes sœurs, cela peut arriver, mais il faut souffrir et baisser les épaules.

Mais, Monsieur, si je passe dix fois par là, j’entendrai toujours ce reproche. — N’importe, il ne faut rien faire que se plaindre au bon Dieu, qui sait bien avec quelle intention vous le faites.

Ce n’a pas été l’intention de la Charité qu’on y reçût ni les hydropiques, ni les pulmoniques, ni les épileptiques. Que ferait-on si l’on se chargeait de ces sortes de malades ? Mais faut-il les laisser mourir sans assistance ? Voyez-vous, mes sœurs, je n’ai jamais ouï dire que ces gens-là aient péri faute d’être assistés. Il se trouve toujours quelqu’un qui en a soin, et dans Paris Dieu les a pourvus d’un hôpital, qui est pour les incurables. Que si vous pouvez les recommander à quelque bonne personne pour leur faire donner quelque chose, oh bien ! pour cela, in nomine Domini ! Mais de les

 

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recevoir, pour toutes les plaintes qu’ils pourraient faire, vous ne le devez jamais. Il ne faut donc point faire de charité contre l’obéissance.

"Elles auront un grand soin des sœurs malades, particulièrement hors de la maison, les regardant comme servantes de Jésus-Christ en ce qu’elles sont servantes des pauvres, qui sont ses membres, et comme leurs propres sœurs, en tant qu’elles sont toutes et d’une manière particulière filles d’un même père, qui est Dieu, etc."

Ceci veut dire, mes sœurs, qu’il faut avoir grand soin des sœurs malades surtout hors de la maison de la supérieure. La sœur servante doit veiller à cela, parce que vous êtes sœurs plus intimes que ne sont les enfants d’un même père naturel, étant toutes filles de Notre-Seigneur, qui est votre père. Il faut donc en avoir soin et leur rendre service avec autant de dévotion qu’aux pauvres. Mais, pour la manière de se traiter, les Filles de la Charité seront vraiment telles qu’elles ne démentent pas leur nom. Elles s’accoutumeront à faire comme l’on fait ici dans la maladie. Quand une Fille de la Charité est vraie Fille de la Charité en santé, elle sera la même dans la maladie. Ainsi elle sera bien aise d’être servie comme les pauvres malades. On cesse d’être Fille de la Charité si, étant malade, on veut être traité délicatement. Que donnez-vous aux pauvres que vous servez ? Des œufs et des bouillons. Quand on vous traite de la sorte, vous êtes égales à vos maîtres, et c’est tout ce qui se peut accorder. Quand ils se portent mieux, vous leur donnez de la viande et du pain ; et une Fille de la Charité voudrait être traitée de perdrix, de bécasses et autres viandes délicates ! Ce n’est pas là votre condition, cela est bon pour les dames. Mais, quant aux Filles de la Charité, elles doivent être traitées sur le petit pied,

 

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votre Compagnie étant pauvre comme elle est. En vérité, mes sœurs, si nous étions chez nous, serions-nous traités comme cela ? Aurions-nous ces douceurs ? Je vous en prends à témoin et m’assure que vous le savez. Cependant, pour être Fille de la Charité, il arrive quelquefois que les dames veulent en traiter quelqu’une comme une dame ; elles s’empressent autant pour trouver du soulagement pour une Fille de la Charité qui sera malade en leur paroisse, que si c’était une dame. Mais celles qui souffrent cela s’éloignent fort de leur devoir ; elles doivent dire : "Madame, cela n’appartient pas à de pauvres filles comme nous ; permettez que nous suivions nos petites coutumes."

Il est dit dans Daniel qu’un roi prit quatre enfants pour les faire élever fort délicatement, et commanda qu’on les nourrît des viandes de sa table. Ces enfants qui n’avaient pas accoutumé d’être traités de la sorte, dirent à celui qui avait charge d’eux : "Nous sommes bien obligés au roi de la faveur qu’il nous fait ; mais ces viandes-là ne nous feront pas mieux porter. Donnez-nous de la nourriture que nous avons accoutumé de prendre, et vous verrez que nous nous en porterons mieux." — "Oh ! leur dit-il, je n’oserais, car il y va de ma tête. Le roi entend que vous soyez nourris des mets de sa table." — "Monsieur, essayez la chose, nous avions accoutumé de manger des racines des légumes et autres viandes plus grossières ; donnez-nous-en huit ou dix jours seulement ; si nous nous portons bien, le roi sera satisfait ; et si nous amaigrissons, vous ferez ce qu’il vous plaira."

Il leur accorda ce qu’ils demandaient, et ils se portaient parfaitement bien. Ils avaient le visage frais et une santé tout autre que lorsqu’ils étaient si bien traités. Enfin il n’y avait rien à dire. De plus, ils dirent à celui qui les gouvernait : "Pour vous confirmer que

 

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nous nous portons mieux, étant nourris comme nous avons accoutumé faites venir les autres enfants qui mangent des viandes plus délicates, pour voir s’ils se portent mieux que nous." Ce qui fut fait. L’eunuque commanda qu’on emmenât ces enfants, et il se trouva qu’il y avait beaucoup à dire qu’ils n’eussent autant d’embonpoint que ceux-ci.

Voilà ce que l’histoire sainte rapporte de ces quatre enfants ; mais elle ne dit pas ce qui fut ordonné. Mes sœurs, nous venons de pauvres gens, vous et moi. Je suis fils de laboureur, j’ai été nourri rustiquement et pour être présentement supérieur de la Mission, je voudrais m’en faire accroire et être traité comme un monsieur ! O mes sœurs, ressouvenons-nous de nos conditions, et nous trouverons que nous avons sujet de louer Dieu.

Après cela, que voulez-vous que je vous dise ? De quoi pensez-vous qu’on nourrisse les rois quand ils sont malades ? D’œufs et de bouillons. C’est ce qu’on leur donne. Dieu me fit la grâce d’assister à la mort du roi dernier défunt (4). Voilà ce qu’il refusa étant proche de mourir, et il le refusa, parce qu’il y avait de la répugnance et voyait la mort s’approcher à grands pas. Après cela, il me fit l’honneur de me faire appeler et me dit : "M. Vincent, le médecin me presse de prendre de la nourriture, et je l’ai refusée, car aussi bien faut-il que je meure. Que me conseillez-vous de faire ?" Je lui dis : "Sire, les médecins vous ont conseillé de prendre de la nourriture, parce qu’ils ont entre eux cette maxime d’en faire toujours prendre aux malades. Tandis qu’il leur reste quelque soupir de vie, ils espèrent pouvoir trouver toujours quelque moment auquel ils peuvent recouvrer la santé. Voilà pourquoi, s’il plaît

4) Louis XIII.

 

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à Votre Majesté, vous ferez mieux de prendre ce que le médecin vous a ordonné." Ce bon roi de sa grâce appela le médecin, c’était M. Bouvard, et se fit apporter un bouillon.

De sorte, donc mes sœurs, que, si vous avez des œufs et des bouillons, vous êtes traitées de la même façon que les plus grands de la terre. Voyez-vous, la mortification a cela qu’elle se contente de ce qui lui est présenté ; et si nous désirons davantage, nous ne suivons pas l’exemple du Fils de Dieu. Hélas ! comment était-il nourri ? De pain. Quand il arrivait en quelque maison, que demandait-il ? Du pain. "Donnez-moi du pain." Et toute sa vie sur la terre a été une continuelle mortification et pratique de pauvreté.

Mes sœurs, vivons toujours conformes à nos conditions et ne souffrez jamais qu’on vous traite autrement que comme de pauvres filles. Je recommande à nos sœurs servantes d’avoir grand soin d’assister leurs sœurs malades et de leur administrer les choses qui sont permises de la manière qu’on fait dans cette maison. Et ainsi faisant, vous serez vraies Filles de la Charité, vous pratiquerez votre règle, qui n’a d’autre but que de vous tenir toujours dans le souvenir de nos naissances, pour n’en sortir point, ce qui est un grand point pour entretenir l’humilité.

La suite de cette règle dit : "Encore que les dames voulussent par excès de charité, les traiter plus largement et délicatement, etc.

Il n’est pas pourtant défendu de recevoir quelque petite douceur quand il en est grand besoin ; quand on a le cœur affadi et dégoûté au dernier point, il est juste de lui donner quelque douceur, mais il faut que ce soit dans un véritable besoin

Le 15e article de vos règles est du devoir des sœurs malades. Il dit qu’elles ne doivent pas s’impatienter ni

 

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murmurer quand elles ne sont pas toujours traitées à leur goût, se représentant qu’elles ne savent pas si bien ce qu’il leur faut que le médecin et les infirmières etc.

Hélas ! mes sœurs, être traitées à leur goût ! Qu’est-ce qu’il faut au goût d’une personne malade ? C’est un effet de la maladie de mettre dans le dégoût. Tout ce qui peut se dire là-dessus est qu’elles doivent obéir au médecin en ce qui regarde leur office. Voilà par où l’on connaît la vertu d’une personne c’est si elle obéit bien au médecin étant malade, et la marque d’une vraie Fille de la Charité, ou d’un vrai religieux, est quand il se laisse faire tout ce que les médecins et les infirmiers veulent. Voilà mes sœurs, ce que vous devez faire dans vos maladies, pour en faire bon usage : être bien aises d’avoir quelque chose à souffrir pour l’amour de Dieu, qui se plaît à exercer ses bons serviteurs et servantes par les souffrances.

Voici la 16e règle : "Et d’autant que la trop grande tendresse sur soi-même peut souvent porter les sœurs, particulièrement celles des paroisses, à dire leurs petits maux au médecin des pauvres lequel les met aux remèdes presque autant de fois qu’elles se plaignent à lui du moindre mal qu’elles sentent, ce qui fait que plusieurs d’entre elles minent leur santé en pensant la procurer, elles n’useront d’aucuns médicaments ni de saignées pour leurs personnes, ni ne consulteront le médecin pour le même effet, sans la permission de la supérieure, savoir pour celles qui sont auprès d’elle, ou dans les paroisses de la ville où elle réside ; car, pour celles qui en sont éloignées il faudra demander cette permission à la sœur servante, laquelle ne le permettra pas, si elle n’y voit de nécessité, et tâchera elle-même de donner exemple aux autres en la pratique de cette règle."

Voyez-vous, mes sœurs il ne faut point d’autre

 

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explication. La règle parle d’elle-même. Néanmoins voici ce qu’elle signifie : qu’il ne faut pas qu’elles se fassent ordonner les remèdes, cela s’entend des Filles de la Charité, sans le demander à Mademoiselle Le Gras. Pourquoi cela ? C’est parce que l’expérience a fait voir qu’une chose qui gâte le plus la santé est la quantité des remèdes, particulièrement aux jeunes gens ou d’âge médiocre. Et puis c’est que rarement direz-vous aux médecins que vous vous trouvez mal, qu’ils ne vous disent : "Il faut faire telle chose", parce qu’il leur semble qu’on ne leur dit ses incommodités que pour cela. Et ils m’ont dit ici même qu’ils sont quelquefois empêchés quel remède ils doivent ordonner, de crainte qu’il ne soit plutôt contraire à la santé que profitable. Par là, mes sœurs, apprenez à observer cette règle. Peut-être que quelques unes d’entre vous ont pu apprendre par expérience combien cela est nécessaire.

Je vous dirai encore que j’ai eu des plaintes d’une communauté de filles de ce que la supérieure faisait faire trop de remèdes à ses filles, lesquelles elle faisait aller à l’infirmerie à la moindre incommodité. Parce qu’elle les aimait, elle traitait les autres comme elle-même. A la vérité, elle en avait besoin, mais non pas les autres. Elles me dirent : "Monsieur, depuis que notre Mère est en charge, nous trouvons notre communauté diminuée de moitié."

Il n’est pas permis aux Jésuites de consulter le médecin sans permission. Or comme l’on a connu que quelques-unes des Filles de la Charité se laissaient aller facilement à prendre des remèdes, pour éviter l’abus qui pourrait s’y glisser, il a été jugé à propos de vous ordonner que pas une ne dît son mal qu’avec permission.

Oh ! quand il est besoin de remèdes, il faut les faire,

 

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me dira-t-on, quoique les choses nécessaires manquent.

— Malheur aux Filles de la Charité si cela arrivait ! Mais il faut que ce soit avec ordre des supérieurs.

Voilà, mes chères sœurs, les avis que j’avais à vous donner. Si vous les suivez, vous serez vraies Filles de la Charité, et saines et malades ; si vous ne le faites pas, vous serez des personnes infirmes qui aurez plus de besoin d’être assistées que vous n’aurez de santé pour assister les autres. Ce sont les règles que Dieu vous présente. Si vous les observez en cela, vous témoignerez l’amour que vous avez pour lui.

Je prie Notre-Seigneur qu’il vous fasse la grâce de vous tenir à vos règles, qui semblent petites en apparence, mais qui sont grandes en effet. O Sauveur de nos âmes, qui êtes le vrai médecin, soyez-le de nos corps aussi bien que de nos âmes. Vous avez enseigné aux animaux les remèdes nécessaires à leurs maux. Seigneur, enseignez-nous comme il faut nous comporter là-dessus, et comme les gens de bien ne vont jamais à l’excès, enseignez-nous comme il faut user des remèdes non seulement pour nous, mais encore à l’égard de nos pauvres.

Une sœur, voyant que M. Vincent était prêt à donner sa bénédiction, lui demanda pardon et à toute la Compagnie, à laquelle il dit :

Dieu vous bénisse, ma fille, des sentiments de pénitence que vous témoignez ! Cela suppose, ma chère sœur, que vous êtes dans la disposition de faire mieux dorénavant et de travailler à la pratique de ce que nous venons de dire. C’est la grâce que je demande à Dieu pour vous et pour toutes nos sœurs. Que le ciel donc se réjouisse au sujet de ce que vous venez de faire ; car il est dit qu’il y a une joie particulière entre les anges, lorsqu’un pécheur fait pénitence.

Plaise à la bonté de Dieu nous bénir et nous

 

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donner la grâce de nous tenir toujours à nos règles, qui sont si saintes ! C’est la prière que je fais à Notre-Seigneur, et, de sa part, je prononcerai les paroles de bénédiction.

 

86. — CONFÉRENCE DU 15 NOVEMBRE 1657

SUR L’UNIFORMITÉ

(Règles Communes, art. 17)

Mes sœurs, nous voici arrivés à la dix et septième de vos règles, qui sera l’entretien d’aujourd’hui. Voici ce que dit ce 17e article : "Elles garderont, autant qu’il se pourra, l’uniformité en toutes choses, comme celle qui entretient l’union et le bon ordre dans les communautés, et fuiront toute singularité, comme la cause des divisions et désordres d’une Compagnie ; et suivant cela, elles s’accommoderont en tout à la commune manière de vivre de la maison où réside la supérieure, se conformant toutes aux maximes et pratiques qu’on y enseigne pour la conduite tant spirituelle que temporelle, sans en prendre d’autres, quoique bonnes et meilleures en apparence. Et quant à ce qui regarde les nécessités du corps, elles se garderont bien d’être meublées autrement ou mieux que les autres. Si néanmoins quelqu’une croit en conscience avoir besoin de quelque particularité, à raison de son indisposition, elle pourra le proposer tout simplement et avec indifférence à la même supérieure, laquelle avisera devant Dieu avec le supérieur ce qui sera le plus expédient là-dessus."

Cet article, mes sœurs, recommande à votre communauté de garder l’uniformité en toutes choses.

Entretien 86. — Ms SV 4, p. 191 et suiv.

 

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Qu’est-ce à dire uniformité ? Mes chères sœurs, être uniformes, c’est agir toutes d’une même manière, être unanimes en tout ce que vous faites, être toutes semblables, avoir toutes une même forme en quelque lieu que vous soyez, dans Paris aux champs, en un mot, c’est être toutes semblables.

C’est la leçon que Notre-Seigneur vous fait aujourd’hui, par le Saint-Esprit et par l’explication de vos règles, d’être toutes uniformes. Ce n’est pas à dire qu’il faille pour cela se conformer à chaque sœur, ni vouloir suivre les esprits de celle-ci ou de celle-là. Mais, pour être bien semblables, il faut se conformer aux pratiques de la maison de la supérieure, aux enseignements qui y sont donnés et à l’ordre qui s’y garde, et non pas se mouler sur Françoise, ni sur Catherine, pour être dans l’uniformité que Dieu demande de vous. Ce n’est donc pas assez de dire : je suis semblable à ma sœur telle, mais il faut faire ce qui se pratique dans votre principale maison et le faire de même, car c’est elle qui doit donner l’esprit aux autres. Et pour cela, la maison de céans est obligée à une haute vertu, puisqu’elle doit donner à toutes les sœurs l’exemple de ce qu’elles sont obligées de faire. C’est pourquoi, mes sœurs qui avez le bonheur de demeurer ici, vous êtes obligées à vivre dans une grande perfection. S’il y avait de la désunion et que toutes ne se portassent pas unanimement à la pratique des règles et de ce que les supérieurs ordonnent, celles de dehors qui viennent pour être instruites, voyant cela, se laisseraient aller aux mêmes défauts, elles pourraient dire, si on les reprenait : "On fait bien telle chose chez vous, pourquoi ne le ferions-nous pas ?" Oh ! que Notre-Seigneur demande une haute perfection de celles qui résident ici ! Car telles elles sont, telles seront les autres, et comme la maison doit exceller en perfection et les sœurs avoir

 

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grand soin de marcher de vertu en vertu, selon cela vous devez être bien aises et même souhaiter de venir voir le bon ordre qui s’y garde, pour apprendre ce qui s’y fait, et, y étant, s’animer à la pratique des vertus qu’on remarque en nos sœurs, apprendre de l’une le silence, d’une autre l’honnêteté, la modestie, la récollection, et ainsi des autres. Voilà comme il faut faire lorsque vous revenez dans la maison, à laquelle Notre-Seigneur a tant fait de grâces que de lui avoir donné son esprit, pour qu’elle le communique à tous les membres de la communauté, et que Dieu aime si tendrement et conserve avec tant de soin. Or, comme vous voyez que le saint Sacrement est gardé soigneusement dans les églises, parce que l’esprit de Dieu y réside, ainsi dans tous les Ordres religieux on a toujours eu grand soin d’y conserver le premier esprit que Dieu a donné ; et c’est ce que la maison de céans doit faire. C’est elle qui doit avoir et garder soigneusement l’esprit que Notre-Seigneur lui a donné dès son commencement.

Et comme les Chartreux ont une maison en laquelle leur premier esprit se conserve et est toujours en sa vigueur, aussi tous les supérieurs des maisons de cet Ordre sont obligés à y aller tous les ans pour voir si l’on y garde toujours leur ancienne austérité et s’il n’y a point quelque nouvelle pratique, pour, après cela, l’introduire dans leur maison. De même, mes chères sœurs, vous devez venir de temps en temps pour apprendre ce qu’on y fait et si l’on n’y a point augmenté quelque chose, et, lorsque vous êtes en quelque lieu, observer ce que vous y avez vu pratiquer. C’est assez de savoir qu’on fait cela dans notre maison pour vous porter à le faire, car elle doit être esprit et vie pour animer toutes les autres ; de sorte que, tant celles qui sont à la ville qu’aux champs, il faut qu’elles

 

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apprennent de cette maison la règle et le modèle de tout ce qu’elles font, et c’est pour cela que les sœurs de céans doivent avoir une haute perfection ; il faudrait s’il était possible, qu’elles fussent des anges, puisqu’elles sont obligées de conduire et donner exemple à celles qui ne jouissent pas de ce bonheur.

Cette uniformité que votre règle vous recommande est de grande importance pour toutes les Filles de la Charité. Mais que fait-elle entre vous, ô mes sœurs ? Elle entretient la charité ; et tant que vous serez uniformes, la charité se conservera. Mais, quand il y aura de la différence en vos habits, que l’une voudra être coiffée à sa façon une autre avoir les souliers autrement faits que les autres, et qu’il s’en trouvera qui, à la campagne, feront des exercices qu’un père ou un confesseur leur aura enseignés, cela blessera la charité qui doit être entre vous, et votre sœur qui aime ses règles, voyant que vous suivez une autre conduite, s’en fâchera, et elle n’aura pas tant de confiance ni d’affection pour vous qu’elle aurait, d’autant qu’elle verra qu’il n’y a point la ressemblance, qui engendre l’amour : laquelle ne se trouvant plus parmi vous, il n’y faut plus chercher de charité, ni cette amitié qui se voit entre vous. Car l’uniformité fait cela : elle entretient l’union. Et autant que vous conserverez l’uniformité, autant, mes chères sœurs, la charité sera parmi vous. Mais dès qu’il s’en trouvera qui diront : "Quoi ! être toujours ainsi faites ! Oh ! il faudra prendre un voile, cela serait bien plus modeste", ne les écoutez pas, mais fuyez-les comme des personnes qui veulent vous perdre. Et quand vous en verrez qui diront : "Il faudrait prendre des filles de condition qui apportassent du bien, pour aider à accommoder la maison" dites que c’est un démon, qui veut changer l’ordre que Dieu a tenu pour vous assembler. Pauvres créatures, qui ne

 

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savent pas que Dieu veut conserver les choses comme il les a faites ! Et comme les premières qui ont été appelées dans cette Compagnie étaient de pauvres filles de village, il est à croire que le dessein de Dieu est qu’elle soit composée de pauvres et simples filles ; ce qui ne se rencontre pas dans les personnes de qualité pour l’ordinaire ; de sorte qu’il faut bien se garder d’en venir là. Si Notre-Seigneur a mené parmi vous quelque fille de condition, il faut espérer de sa bonté qu’il lui fera la grâce de lui donner les qualités requises, et qu’elle fera bien, comme nous le voyons en celles qui y sont. Mais de le désirer et d’en chercher les occasions par autre voie que celle-là, c’est ce qu’il ne faut pas faire ; car, voyez-vous, mes chères sœurs, vous devez craindre tout ce qui tend à vous faire changer vos premières coutumes, et s’il s’en trouvait qui voulussent porter des couvertures sur la tête, oh ! il ne le faudrait pas faire.

Nos chères sœurs qui sont allées à Arras ont trouvé que la coutume de ce pays est de porter certaine façon de cape pour se couvrir. Elles m’ont écrit pour savoir si elles s’accommoderaient à la façon de ce lieu, parce qu’elles semblaient si étranges qu’on les regardait comme des personnes venues de l’autre monde, bref qu’on les montrait au doigt. On leur a fait réponse (1) qu’il faut bien se garder de cela, parce que ce serait un sujet de division entre elles et celles-ci, et que, quand le monde sera accoutumé à les voir, tout ce que l’on peut dire ou penser de la façon de leurs habits cessera.

Elles n’ont point fait de mal en nous proposant cela de la façon qu’elles l’ont fait ; car elles ont témoigné être prêtes à suivre l’avis qui leur serait donné,

1). Saint Vincent de Paul, Correspondance tome VI, p. 113, lettre 2160.

 

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et c’est de cette sorte qu’il en faut user, et ne jamais rien changer en vos habits en quelque lieu que vous alliez. Nous voyons venir ici des personnes étrangères habillées à la façon de leur pays, eh bien ! elles ne se mettent pas en peine de prendre d’autres habits, quoiqu’on les regarde et qu’on s’étonne de les voir.

Voilà, par exemple, les Capucins. Avant qu’on fût accoutumé d’en voir, on les trouvait si étranges qu’on ne savait à qui les comparer. Ont-ils pour cela changé leur façon de se vêtir ? Point du tout. On a vu les Polonais venir à Paris quérir leur reine, équipés à leur mode et personne ne trouvait mauvais qu’ils ne fussent pas habillés comme les Français.

Ainsi donc, mes chères sœurs, ne vous étonnez pas si l’on vous recommande tant l’uniformité en vos habits et que vous n’y apportiez jamais de changement sous ombre de s’accommoder aux coutumes des lieux où vous pouvez être envoyées. S’il se trouvait une fille parmi vous qui voulût persuader le contraire, sous quelque prétexte que ce soit, sachez que c’est une tentation qui la pousse à cela pour perdre votre Compagnie, qui ne peut subsister que par le moyen de l’union et de la charité. Or, ce qui maintiendra l’amour entre vous, ce sera la ressemblance ; car on a de l’affection pour les choses qui ont quelque rapport à nous ; et la ressemblance engendre l’amitié, comme la singularité cause la division. Or, vouloir avoir ce que les autres n’ont pas, c’est se rendre dissemblable, faire quelque chose plus que les autres. Tout cela est contre votre règle.

Il y en a qui demandent à communier plus souvent que les autres, et cela ne se doit pas, d’autant que l’uniformité demande qu’on soit semblable en toutes choses ; et c’est ce qui nourrit l’humilité, de ne rien faire que les autres ne fassent. Au contraire, l’orgueil

 

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s’engendre dans la singularité. Il faut donc prendre aujourd’hui cette résolution et se donner à Dieu pour ne point communier plus souvent que les règles le permettent Si vous faites autrement, vous donnerez lieu à l’envie, et les autres diront : "Pourquoi ma sœur communie-t-elle, puisque nous ne le faisons pas ? Quelle grâce a-t-elle reçue de Dieu, qui lui donne ce privilège ?" Voilà pourquoi je suis d’avis que vous ne le fassiez pas et que, lorsque vous aurez envie de communier hors les jours que la règle le permet, vous offriez à Dieu votre désir. Et ainsi vous aurez le mérite de la communion et celui de l’obéissance à votre règle. Car, voyez-vous, la perfection ne consiste pas en la multiplicité des choses qu’on fait, mais à les bien faire, dans l’esprit que Notre-Seigneur faisait toutes ses actions. Voilà en quoi consiste la vraie et solide sainteté ; à bien faire ce qu’on fait, conformément à sa vocation. Ainsi la sainteté d’un prêtre consiste à bien dire son office, bien faire ses lectures et s’acquitter des obligations de son caractère.

La sainteté d’une Fille de la Charité consiste à observer ses règles, mais je dis à les bien observer avec esprit, à bien servir les pauvres à point nommé, avec amour, douceur et compassion, à bien faire les ordonnances des médecins, à faire ses exercices, tant spirituels que corporels, dans la vue d’acquérir les vertus qui composent l’esprit que Dieu a donné à votre Compagnie, qui sont trois, que nous allons bientôt dire. Si une personne observe tous les points de ses règles, ne doutez pas qu’elle n’arrive à une haute sainteté. Et pour cela le Pape Clément VIII avait accoutumé de dire : "Amenez-moi un religieux de quel Ordre que vous voudrez et qui ait bien gardé ses règles, je le canoniserai." Il ne demandait point d’autre miracle pour preuve de sa sainteté, afin de le canoniser.

 

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De même, mes chères sœurs, ce sont ces Filles de la Charité qui font bien le contenu de leurs règles, qui seront saintes, et il ne faut que cela pour le devenir. C’est pourquoi donnez-vous à Dieu pour bien faire tout ce qui est de vos règles, et rien davantage, pour éviter toute singularité, selon ce qu’elles nous recommandent.

Or, la singularité n’est autre chose que s’approprier quelque chose, ou vouloir faire quelque chose que les autres ne font pas. Elles s’imaginent être meilleures que les autres et pensent pouvoir prendre plus de liberté, elles veulent être estimées meilleures. Tout cela est contraire à l’esprit d’humilité, qui ne permet jamais de singularité, mais qui nous fait toujours tenir au rang des autres ; être meilleure et plus vertueuse que les autres, cela est bon mais ne vouloir pas être tenue pour telle, au contraire, s’estimer la pire de toutes, croyant que vous ne faites rien qui vaille, et surtout s’accommoder à la communauté. Oh ! que vous avez une grande obligation mes sœurs de céans, d’être dans cette pratique, c’est-à-dire de faire tout ce que vous entendez que les supérieurs ordonnent, de profiter de l’exemple que vous donnent les autres et de vous soumettre à toutes, principalement aux officières ! Et toutes généralement doivent se conformer, pour la conduite tant spirituelle que corporelle, aux maximes qu’on tient dans la maison. Par exemple, on a ici pour maxime de s’humilier en tout ce qu’on peut, d’aimer son abjection d’être bien aise qu’on nous méprise, de croire qu’on est la plus misérable de toutes. Voilà la pratique de céans, à laquelle il faut se conformer, tant celles des paroisses que celles qui sont aux champs, et c’est pour cela qu’on revient à la maison, afin de reprendre votre esprit ; car on se relâche étant éloignées, il faut venir se renouveler et si le feu de la dévotion s’éteint aux autres lieux, il faut venir le rallumer ici.

 

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Une autre maxime et la deuxième vertu qui compose votre esprit c’est la simplicité et candeur à l’égard des supérieurs, qui fait qu’on n’use point de finesse, ni de parole à double entente, point de menterie enfin qu’on ne dise jamais les choses autrement qu’on les pense car cela est contraire à la simplicité, comme le feu l’est à l’eau, et il n’y a pas plus de différence de l’un à l’autre qu’il y en a entre la finesse et la simplicité.

La charité fait aller à Dieu, c’est elle qui fait qu’on l’aime de toute l’étendue de ses affections, qu’on souhaite qu’il soit aimé et servi de tout le monde, qu’on connaisse et qu’on aime cette éternelle vérité, cette immensité, cette pureté, cette bonté, cette sagesse, cette providence divine, cette éternité dans laquelle il communique sa gloire aux bienheureux et qui fait offrir continuellement des prières à Dieu pour tout le monde. Voilà, mes chères sœurs, les effets de la charité à l’égard de Dieu ; et les filles qui vivent comme cela vivent selon l’esprit de Dieu et non pas selon l’esprit de la chair. Oui, se comporter de la sorte, mes chères sœurs, c’est vivre dans l’esprit que Dieu a donné à votre Compagnie ; mais vivre selon la chair, c’est chercher à nous satisfaire et ne se soucier plus de Dieu, ni du prochain.

Voilà les maximes qu’on pratique ici, à savoir l’humilité, qui fait qu’on veut être estimée la moindre ; la simplicité, qui fait qu’on ne dit jamais rien de contraire à la vérité, et c’est là notre esprit ; mais surtout la charité envers Dieu et le prochain. C’est donc à ces maximes-là qu’il faut vous tenir, sans en prendre d’autres, quoique bonnes et meilleures en apparence.

Il ferait beau voir des Filles de la Charité prendre les maximes des Carmélites, qui ont un esprit fort austère et le vôtre est un esprit de charité, qui vous

 

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oblige à vous consumer pour le service du prochain. Il ferait beau voir un évêque entrer en chartre, c’est-à-dire être chartreux ; il ne ferait pas ce que Dieu demande de lui, mais des autres. Leurs pratiques sont bonnes pour eux et non pas pour nous.

Le bienheureux évêque de Genève (2) me disait un jour : "Monsieur, je dis à nos sœurs qu’elles estiment toutes les autres religions plus que la leur, qu’elles estiment que les Carmélites sont plus parfaites qu’elles ; mais je désire, encore qu’elles estiment les autres au-dessus d’elles, qu’elles aiment leurs règles plus que toutes les autres." Il me disait encore : "Je veux même qu’elles croient que leur règle est meilleure et plus parfaite pour elles. Je veux qu’elles estiment les filles de Saint-Dominique, mêmes toutes les filles du monde plus parfaites qu’elles, et leur manière de vie meilleure que la leur ; mais pourtant je veux qu’elles aiment mieux la leur. Et il me donna cette comparaison : "Voyez-vous, Monsieur, comme un enfant trouve sa mère plus agréable et son lait meilleur que celui de pas une autre, quoiqu’elle soit difforme, contrefaite et fort laide, néanmoins il l’aime mieux, parce que c’est sa mère, que si c’était une reine. Ainsi faut-il que nos sœurs aiment leur mère, qui est leur religion, plus que tout autre."

Voici ce qu’il voulait dire : comme les enfants ont plus d’affection pour leur mère que pour la plus grande dame du monde, ainsi les filles de Sainte-Marie doivent avoir plus d’amour pour leur religion, qui est leur mère, que pour toutes les autres, quoiqu’elles paraissent plus relevées.

Je vous dis de même, mes chères sœurs : estimez les règles et pratiques de toutes les autres meilleures

2). Saint François de Sales (21 août 1567-28 décembre 1622),

 

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et plus parfaites que les vôtres pour eux, mais non pas pour vous. Tenez-vous aux vôtres et cela fera l’uniformité. Que si on vous propose quelque chose qui soit contraire à vos règles, soit confesseur, soit autre, estimez que cela est bon pour ceux qui le peuvent faire ; mais que, pour vous, vous avez vos règles qui ne vous permettent pas de faire d’autres exercices, quoique bons. Il ferait beau voir une fille de la Visitation vouloir suivre les maximes des filles de Saint-Thomas ; elle ne ferait pas ce que Dieu demande d’elle. Il ferait beau voir, comme je vous ai dit, un évêque vivre en Chartreux et vouloir être en solitude comme eux. Il ferait beau voir une Fille de la Charité vouloir être semblable à une religieuse et faire des exercices incompatibles au devoir de sa vocation. Tenez-vous donc aux maximes qui vous sont enseignées par vos supérieurs, et dès que quelqu’un vous parle de changement, dites qu’on veut se séparer, criez intérieurement au voleur, car c’est votre esprit qu’on veut vous ravir ; criez au meurtre et dites : "Voilà des personnes qui veulent m’ôter la vie en voulant me persuader de prendre des maximes qui sont contraires à l’esprit que Dieu a donné à notre Compagnie."

Il y a sujet de louer Dieu jusqu’à présent ; mais on doit craindre la menace que le diable fit un jour à saint François, comme il se réjouissait du bon ordre qui était parmi ses religieux ; il le menaça de mettre dans son Ordre des personnes de condition, par le moyen desquelles il le renverserait. C’est ce qui est arrivé, car il a fallu le réformer deux ou trois fois. Ainsi, il est à craindre que, sous prétexte d’avoir de quoi accommoder la maison, on vienne à prendre des filles de condition et, par ce moyen, apporter du changement en la Compagnie. Ne pensez pas que je parle de ceci sans sujet ; car ce que nous disons ici a été dit :

 

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"Ah ! il faudrait des demoiselles qui apportassent du bien, pour avoir moyen d’accommoder la maison." Oh ! Sauveur de mon âme ! Dieu vous garde de vous servir de tel moyen pour maintenir la Compagnie ! Mes sœurs, qui est-ce qui a eu soin de vous jusqu’à présent ? N’est-ce pas la Providence ? Ne doutez pas que Dieu vous abandonne tant que vous serez bonnes servantes de Notre-Seigneur et des pauvres. Que vous a-t-il manqué jusqu’à cette heure ? Dieu ne vous a-t-il pas nourries et pourvues, comme une nourrice son petit enfant ? Confiez-vous donc en sa bonté et n’écoutez jamais ceux qui vous parleront de cela. Dites-leur que vos règles ne permettent pas telle chose. Si Dieu en appelle quelqu’une de cette sorte à la bonne heure ! Mais il ne faut pas la recevoir pour cette considération, non plus que croire qu’il est besoin de se servir de tels moyens pour faire subsister la Compagnie. Oh ! non, tous ces moyens sont de la chair et du sang et contraires à la confiance que vous devez avoir en Dieu. Oui, mes chères sœurs, tout ce qui tend à vous faire changer vos maximes vient de la chair et du diable. Et pour cela ne changez jamais.

Ah ! mais on fait ceci en tel lieu ; on fait de même en un autre ; un tel m’a parlé de telle chose. — Il faut croire que leurs maximes sont bonnes pour eux, mais non pas pour vous. Tenez-vous aux vôtres, comme je vous ai dit ; prisez les pratiques d’un chacun comme très bonnes pour leur avancement spirituel, sans vous laisser aller à changer quoi que ce soit des vôtres, tant pour le spirituel que pour le corporel, ni avoir plus que les autres car l’uniformité requiert cela, surtout pour les Filles de la Charité.

Quand on donna les règles aux filles de Sainte-Marie, le bienheureux évêque de Genève voulut qu’elles n’eussent dans leur chambre qu’une image et un livre.

 

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Voilà tout ce qu’il leur permit d’avoir parce que ce bienheureux Père expérimenté savait, par l’expérience des autres, que la vanité se met jusque dans les choses de dévotion Oui, avoir une belle image, ou un beau livre, cela fait plaisir, et ce plaisir engendre la vaine complaisance. C’est pour ce sujet que les saints ont toujours blâmé la superfluité en ces choses-là. Entre autres saint Bernard blâmait ceux qui, de son temps, mettaient tous leurs soins à orner les églises et les parer d’argenterie. Non, mes chères sœurs, ce grand saint n’approuvait pas cela, au contraire, il disait a Tandis que le temple vivant, qui est le pauvre, est par les rues qui endure la faim et le froid, vous employez vos biens à des dépenses superflues !" Allez premièrement aux pauvres et les assistez puis après, si vous pouvez faire le reste, à la bonne heure

Ceux qui à présent ornent les églises de la sorte ne font pas pourtant mal, d’autant qu’ayant beaucoup de biens, ils peuvent faire l’un et l’autre. Mais, pour vous autres vous devez aimer la pauvreté qui fait qu’on ne désire point de belles choses. Car, dès que quelqu’une aura quelque chose de beau qu’elle aura un bel oratoire bien accommodé, la sœur qui verra cela aura envie d’en avoir autant elle dira : "Voilà ma sœur d’un tel lieu qui a un bel oratoire, il y a telle et telle chose, oh ! que cela est dévot ! Il faut que j’en achète autant." Et où prendre l’argent pour cela ? Il faut qu’elle le dérobe aux pauvres, car vous n’avez rien à vous. Et si elle y en emploie de celui qui est donné pour la dépense, ce n’est pas plus permis que de le prendre aux pauvres. Vous n’en avez point d’ailleurs, de sorte qu’il faut que vous le preniez aux pauvres ou aux sœurs, puisque vous devez apporter à la maison le surplus de votre dépense. Il faut que je vous dise à ce sujet que j’admire souvent la conduite de la divine

 

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Providence, qui vous a donné la pensée de contribuer à l’entretien de la Compagnie. Tenez-vous-en là, mes sœurs car de cette sorte vous aidez à nourrir les sœurs qu’on instruit dans cette maison pour le service des pauvres.

Quand je vois un prêtre qui a retiré sa mère pour la nourrir chez lui, je lui dis : "Monsieur, que vous êtes heureux d’avoir moyen de rendre en quelque façon à votre mère ce qu’elle vous a donné par le soin que vous prenez d’elle !" Je vous dis de même, mes sœurs à l’égard de la maison ; c’est votre mère qui vous a élevées et s’est comme épuisée pour vous former ; car vous ne vous êtes pas faites vous-mêmes ; il a fallu vous instruire et donner l’esprit de la Compagnie. Or, en faisant cela, la maison fait comme une mère qui allaite ses enfants ; elle épuise sa propre substance pour les nourrir. Et faisant ce que vous faites, vous aidez à faire subsister la même mère nourrice qui vous a nourries. Quel bonheur, mes sœurs ! J’estime que c’est une grande bénédiction de Dieu et qu’il vous continuera ses grâces, tant que vous entretiendrez cette sainte coutume.

La suite de cet article dit qu’elles se garderont d’être nourries autrement ou mieux que les autres. Il faut donc être égales en tout ce qui regarde la nourriture, égales pour le pain, pour la quantité de la viande, égales en tout. Pour ce qui est du vin, vous ne vous en êtes point servies jusqu’à présent, et je pense qu’il faut conserver cette coutume, si ce n’est en cas de maladie, ou qu’il y en eût quelqu’une fort vieille, car alors les supérieurs peuvent, selon qu’ils le jugent nécessaire, les dispenser de cette règle. Mais, hors de là, il ne faut pas le faire ; car, croyez-moi, mes sœurs, c’est un grand avantage de ne boire jamais de vin.

Les Turcs n’en boivent jamais, quoiqu’ils soient dans un pays fort chaud, et s’en portent bien mieux qu’on

 

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ne fait ici d’en boire ce qui fait voir que le vin n’est pas si nécessaire à la vie qu’on croit. Hélas ! s’il n’était pas si commun, on ne verrait pas tant de désordres. N’est-ce pas une grande pitié que les Turcs et tous ceux de Turquie, laquelle contient dix milles, qui font 150 de nos lieues vivent sans cela et que les chrétiens en usent avec tant d’excès ! De là vient qu’ils sont si bien composés pour les mœurs, qu’ils ne peuvent pas souffrir qu’une personne parle haut parmi eux. Nous avons vu un homme, ces jours passés, qui vient de pêcher des baleines en ce pays ; et comme je lui demandais la manière dont ils vivent il dit qu’on n’a jamais vu de vin dans ce grand pays et que ces personnes ne font point de maladies, que ce sont des corps bien faits et que leur nourriture est de morue trempée dans du lait.

Comprenez donc bien, mes chères sœurs, ce que la règle dit, que si quelqu’une pense avoir besoin de quelque particularité à raison de son indisposition, elle le pourra proposer tout simplement. Oh ! que vos règles sont raisonnables et qu’on y a pensé de fois avant que de vous les donner ! Voilà, mes chères sœurs, comme il faut faire quand on croit en conscience avoir quelque besoin ; il faut dire : "Mon Dieu, je pense avoir nécessité de telle chose ; je le demanderai ; et si c’est votre bon plaisir qu’on me l’accorde, à la bonne heure ; sinon, votre volonté soit faite !"

Souvenez-vous surtout de vous conformer à ce qu’on fait céans et d’y venir pour l’apprendre, afin de vous ressembler toutes. O mes chères sœurs, que cela est beau d’être uniformes en toutes choses !

Vous me direz : "Monsieur, dans la maison il y en a de nouvelles qui ne font que d’arriver ; faut-il prendre exemple sur elles ?" Non quand je dis de venir à la maison, je n’entends pas que vous vous conformiez aux

 

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nouvelles, mais aux anciennes, surtout à celles qui observent bien leurs règles et aux officières. Faites cela et vous conserverez la charité et l’uniformité. Si vous êtes fidèles à ce que nous venons de dire, vous contribuerez à la conservation du bon ordre dans la communauté et à tout le bien qui s’y fera. Quel bonheur, mes filles, d’avoir des règles qui n’ont point d’autre fin que de vous perfectionner ! Quel bonheur de savoir que Dieu vous a inspiré une vie si conforme à celle de son Fils ! Oh ! que vous serez heureuses, mes chères sœurs, si, comme servantes de la Charité vous vous comportez en la manière que ce beau nom vous oblige de faire ! On vous appelle servantes, et celles qui en effet se servent de ce beau nom pour s’humilier et servir les pauvres et leurs sœurs, sont bienheureuses. Mais, dès lors que vous ferez la suffisante, que vous voudrez que les autres plient sous vous, que vous ferez la hautaine, adieu l’esprit d’humilité ! Il n’y aura plus que l’apparence, d’autant que vous vous transformerez de l’état de servante en celui d’indépendante. Or, pour éviter ce malheur, il faut que celles qui sont appelées à l’office de servantes soient toujours les premières à s’humilier et à donner aux autres l’exemple de ce qu’elles sont obligées de faire. Si une sœur qui doit avoir soin de la Compagnie souffre qu’une autre fasse des fautes contre ses règles et n’en donne pas avis aux supérieurs, oh ! la mauvaise servante ! Elle est cause, par son silence, du mal que sa sœur fait, car elle doit premièrement l’avertir charitablement ; et si, après qu’elle a fait ce qu’elle a cru devoir faire, la sœur continue, elle est obligée d’avertir la supérieure, afin qu’elle y apporte le remède nécessaire. Si elle manque à cela, elle fait faute, et il pourrait se faire qu’avec le temps, elle conniverait avec sa sœur et ainsi consentirait au mal qu’elle a fait. O mes sœurs, quel sujet

 

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de remercier Dieu de vous trouver dans une Compagnie qui a pour maxime l’uniformité !

O uniformité, tu es en perfection dans la sainte Trinité : le Père le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas plus l’un que l’autre. L’uniformité était aussi parmi les apôtres.

Bienheureuses êtes-vous, mes chères filles, de ce que vous avez une règle qui est de Dieu et qui vous oblige à imiter la sainte égalité et uniformité qui est entre les trois personnes divines ! Tenez-vous à vos règles sans jamais y apporter de changement, et assurez-vous, mes chères sœurs, que si vous observez bien celle-ci, Dieu fera de grandes choses en la Compagnie. Qu’est-ce qu’il y fera ? Oh ! il fera qu’elle fleurira en vertus et qu’on verra toujours une même manière de vie et l’uniformité entre vous. C’est la prière que je fais à Notre-Seigneur. Je le prie qu’il vous remplisse toutes du désir de l’observance de cette règle, afin que l’uniformité soit entre vous pour honorer celle qui est entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit et ainsi vous serez semblables aux apôtres et observerez les mêmes règles que Notre-Seigneur leur a données. Plaise à la divine bonté de vous remplir toutes de cet esprit d’uniformité et que vous y fassiez progrès de jour en jour, en sorte que chacune aime mieux mourir que s’en départir ! C’est la grâce que je lui demande par l’amour qu’il porte à la sainte vertu d’uniformité.

 

87. — CONFÉRENCE DU 18 NOVEMBRE 1657

SUR L’UNIFORMITÉ, LA CHASTETÉ ET LA MODESTIE

(Règles Communes, art. 17, 18 et 19.)

Mes très chères sœurs, nous continuerons aujourd’hui

Entretien 87. — Ms. SV 4, p. 200 et suiv.

 

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à vous faire lecture de vos règles et à noter sur chaque article ce qui vous regarde particulièrement, parce que vos règles doivent être considérées comme les canaux par lesquels Notre-Seigneur fait couler ses grâces sur ses épouses pour, après cette vie, les faire régner là-haut au ciel, de sorte que vous devez attendre toutes sortes de grâces par le moyen de vos règles. Dieu se comporte en ceci comme à l’égard de son Église ; et comme il ne donne point de grâces à son Église qu’en vertu des sacrements, aussi ne donne-t-il ses grâces à une âme que par le moyen de l’observance de ses règles. Non seulement cela, mais toutes les grâces des communautés ne leur sont communiquées qu’en vertu de la fidélité à la pratique de leurs règles ; et plus elles y sont exactes, d’autant plus les grâces de Dieu y sont abondantes ; mais, au contraire, plus elles s’éloignent de l’observance des règles, d’autant plus elles s’éloignent des grâces de Dieu.

Toutes nos opérations procèdent du chef par la contiguïté et union de la tête avec les membres, c’est de là que se répandent les esprits animaux et vitaux dans tous les autres membres. Or, comme le corps qui est bien uni à son chef, et un membre à un autre membre, participent à toutes les influences qui en procèdent, comme, au contraire, un membre pourri ne peut ni être uni au chef, ni recevoir aucune participation à la bénignité de ses effets, ainsi une maison de communauté ne peut recevoir les grâces qui lui sont nécessaires à la conservation de sa vie spirituelle, si elle n’est unie à son chef. Ainsi donc mes chères sœurs, donnez-moi une fille de qui on puisse dire : "Elle garde bien ses règles", je puis aussi dire qu’elle parviendra à une haute vertu et union avec Dieu, qui n’a point de plus grand plaisir ici-bas en terre que de savoir qu’une personne garde bien ses règles. Il se plaît à voir cela. Et tout ainsi

 

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qu’une épouse est l’objet des plaisirs et contentements de son époux, ainsi Notre-Seigneur a un plaisir extrême lorsqu’il a une âme qui se complaît à suivre toutes ses volontés par la pratique de ses règles. C’est ce qui lui fait jeter les yeux de sa bonté sur elle pour l’embellir de plus en plus par la continuation de ses grâces. De sorte que, comme un père qui n’a point de plus grand plaisir que d’avoir un enfant pourvu de belles qualités et de bon naturel, c’est là toute sa consolation, ainsi mes chères sœurs, il est certain que Dieu prend un plaisir non pareil à voir une communauté qui observe bien ses règles. Ah ! il n’y a point de comparaison du plaisir que Dieu reçoit de cette fidélité à celui qu’a un époux de regarder son épouse, ni à celui qu’un enfant donne à son père. Voyez-vous, je le redis encore, d’autant qu’il importe que vous soyez bien persuadées de cela : l’objet du bon plaisir de Dieu est une Fille de la Charité qui garde bien ses règles, c’est une bonne religieuse qui garde bien sa religion. De là vient que le Pape Clément huitième, que j’ai eu l’honneur de voir et qui est un saint, disait : "Menez-moi une personne qui ait vécu dans l’observance ponctuelle de ses règles, je la canoniserai sans d’autres miracles ; je ne demande point d’autre preuve de sa sainteté que de savoir qu’elle a gardé ses règles."

Vous voyez par là que plus une fille est fidèle à ses règles, plus elle a de vertu, et que d’autant plus elle s’en éloigne, plus elle s’éloigne aussi de Dieu elle rentre dans ses premières habitudes, fuit les appétits de la chair et du sang et devient pire qu’elle n’était dans le monde. Pourquoi cela ? Dieu l’avait appelée dans la Compagnie pour en faire l’objet de ses plaisirs et y garder les règles qu’il lui a données, et il la voit négligente et n’en tenir compte. Oh ! il retire ses grâces d’elle et l’abandonne après toutes ses passions. Voilà la punition

 

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du mépris de ses règles. Dieu dit : "Cette fille à qui j’ai fait la grâce de l’appeler hors de la masse corrompue du monde, pour lui faire mener une vie toute contraire par la pratique des règles que je lui ai fait donner, fait tout le contraire. Je vois qu’elle vit comme si je ne lui avais point montré comme elle doit vivre. Je l’abandonne : va, fais ce que tu voudras." Cette pauvre créature, ainsi délaissée de Dieu, tombe dans un état déplorable, bien souvent pire que n’était celui d’où elle était sortie avant sa vocation. Vous voyez donc, mes chères sœurs, que votre bonheur ou votre perte dépendent de l’observance de vos règles. Or, pour les garder, il faut les bien entendre ; et c’est pour cela que je veux les lire. Il y en a quarante et trois, et nous sommes à la dix-septième, qui est sur l’uniformité qui doit être entre vous.

"Elles garderont, autant qu’il se pourra, l’uniformité en toutes choses, comme celle qui entretient l’union et le bon ordre dans les communautés, et fuiront toute singularité, comme la cause des divisions et désordres d’une Compagnie. Et selon cela, elles s’accommoderont à la commune manière de vivre de la maison où réside la supérieure, se conformant à toutes les pratiques et maximes qu’on y enseigne pour la conduite tant spirituelle que temporelle."

Voilà l’article de l’uniformité. Il y en a peut-être parmi vous qui n’entendent pas ce que veut dire ce mot d’uniformité. Être uniformes, mes chères sœurs, c’est être toutes semblables, par exemple avoir même coiffure, mêmes collets, mêmes habits, mêmes souliers et, s’il se pouvait, un même parler, c’est-à-dire qu’il est à désirer que vous parliez toutes d’une même façon, douce, cordiale et humble, une même manière de servir les pauvres, un même avis lorsqu’on est ensemble, même manière d’agir dans les paroisses, non pas qu’il

 

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faille aller voir comme on fait dans l’une pour faire de même dans l’autre, mais voir comme l’on fait ici, et ne pas faire autrement, car c’est de cette maison que vous devez prendre exemple, et vous y conformer par toutes les autres où vous allez, au Nom-de-Jésus aux Enfants et autres lieux, autant qu’il se peut ; c’est ce qu’on veut dire dans cet article. Après cela, il serait à souhaiter que vous eussiez toutes mêmes sentiments, que vous estimassiez tout ce que la supérieure estime, que les officières et les anciennes fussent toutes animées d’un même esprit et bien unies à leurs supérieures, et que les plus jeunes estimassent toutes leurs anciennes et fissent ce qu’elles leur disent, et que tant les unes que les autres suivissent les avis qui leur sont donnés.

Saint Paul disait au peuple nouvellement converti : "Je ne vous parle pas encore d’imiter Jésus-Christ, mais imitez-moi, qui suis son imitateur. Voyez comme je fais et faites tous comme moi" (1) Or, si saint Paul disait cela aux nouveaux chrétiens, c’est parce qu’il est facile de faire le bien que nous voyons faire. Il faut donc vous conformer toutes à ce qui se fait dans cette maison, et que nulle ne fasse à sa fantaisie, car ne pas suivre le sentiment des autres, c’est une espèce d’orgueil. Oui, être singulière, ne vouloir céder à personne, vouloir assujettir le sentiment des autres au sien, c’est être une fille d’orgueil. Si celle qui est faite de la sorte est encore capable de dire ou penser : "J’ai plus d’intelligence que celle-là ; que les autres fassent comme elles voudront, pour moi, je veux faire comme je l’entends" voyez-vous, cela c’est un acte d’orgueil. Cette fille est une fille de l’orgueil, que Dieu châtiera tôt ou tard. Cette fille, qui ne suit pas la commune manière des autres, tôt ou tard Dieu la châtiera, parce qu’elle a

1) Première Épître aux Corinthiens IV, 16.

 

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l’orgueil, qui est le vice du diable, que Dieu chassa du paradis à cause de son orgueil. L’humilité se conserve dans la commune façon de faire des autres. Mais quand une sœur dit : "Ma sœur, faisons cela", et que l’autre lui répond : "Il me semble qu’il sera mieux autrement", "Pourquoi ? dira la première, je veux faire ainsi." — "Ah ! ma sœur, dira l’autre, on a coutume de faire cela à la maison." — "N’importe, je crois qu’il sera mieux d’une autre façon." Ah ! pensée du diable et d’orgueil ! Oui, parce qu’elle se rend singulière et qu’elle suit son propre jugement, c’est une pensée d’orgueil. Une sœur fait une chose de telle manière ; sa sœur le veut bien, mais en voilà une autre qui dit : "Et moi je veux faire comme il me semble mieux." Dites que c’est l’orgueil qui lui fait croire qu’elle fera mieux que les autres. Toute singularité est une niche à l’orgueil ; il est toujours caché dedans ; et toute personne qui ne se conforme pas à la supérieure et aux officières autant qu’il lui est possible cette personne-là est gouvernée par l’esprit d’orgueil, qui veut toujours faire son fait à part L’humilité, au contraire, suit toujours plutôt l’avis des autres que le sien propre. Voilà, par exemple, une fille qui s’accorde à tout ce qu’on veut. Si on lui dit : "Faites ainsi", elle le fait. Je dis que cette fille a l’humilité, car l’humilité est ennemie de la singularité, et autant qu’elle se conformera aux autres, autant avancera-t-elle dans l’humilité. Or, quand je dis qu’il faut faire comme les autres je n’entends pas cela des libertines, s’il y en a. Oh ! horrible imitation ! Une fille qui voit les officières, qui considère leur conduite et leur vertu et s’y conforme, qui, dans sa paroisse, s’efforce de contenter les dames et de suivre autant qu’elle peut ce qui lui est ordonné, c’est une marque d’humilité. Elle n’a point de singularité elle fait ce que les autres font. Ainsi, mes chères sœurs, l’humilité se conserve sous les

 

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cendres de l’imitation des autres, car, quand vous voyez une fille qui s’en fait accroire, qui blâme les autres, qui pense qu’on se trompe quand on la reprend, n’est-il pas vrai que cela vous déplaît ? Voyez-vous, une âme humble a toujours meilleure estime des autres que d’elle-même.

Il y avait avant-hier un seigneur de la cour qui me dit entre autres choses : "Quand j’ai quelque chose à faire, je prends avis de ma femme." Voyez un peu cette bonne âme, il avait tant d’estime qu’il la croyait plus vertueuse que lui et prenait ses avis. C’est humilité que cela : dire toujours du bien des autres et jamais de soi. Mes sœurs, quand vous entendez une sœur qui parle avec estime de sa sœur : "Voilà une fille vertueuse, vous n’avez que faire d’autre modèle, suivez-la." Mais, lorsque vous en voyez une qui ne loue que ce qu’elle fait, qui blâme tout ce que les autres font, ou, si elle l’entend louer, elle n’en dit mot, elle témoigne par son silence qu’elle n’approuve pas ce qu’on dit, dites : "Voilà une orgueilleuse" ; et assurez-vous que Dieu la perdra avec toutes celles qui sont orgueilleuses. Elles perdront les grâces de Dieu, qui ne sont données qu’aux humbles ; et après qu’elles auront méprisé ses inspirations et les avis qui leur ont été donnés, il leur dira : "Tu me quittes, misérable, pour de vaines satisfactions ; va, je t’abandonne et ne veux plus ouïr parler de toi." De sorte qu’elle ne prendra plus de plaisir en la vertu ; elle se rendra insupportable à ses sœurs et à elle-même ; et ainsi elle n’est plus Fille de la Charité qu’en apparence. Elle en porte l’habit, mais elle n’en a pas l’esprit. L’esprit des Filles de la Charité, c’est l’humilité, et elle est pleine d’orgueil ; ce qui est être semblable au diable et même pire que le diable. Hélas ! tant que nous sommes, si nous étions bien humbles, nous nous estimerions pires que le diable. Ce n’est pas défaut de jugement ; mais, en vérité, nous le devrions faire ; car, s’il

 

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n’était point obstiné dans son péché et qu’il vînt à recevoir la moindre des grâces qui nous sont données, il en ferait meilleur usage que nous. Et pour moi, je crois, avec quelques saints, que, si la grâce de changer de résolution lui était donnée, il serait bien meilleur que nous. Mais elle ne lui est pas donnée. Il n’y a que les hommes pécheurs, les filles et les femmes pécheresses qui aient reçu de Dieu cette grâce de se relever de leurs péchés. C’est ce qu’il disait par la bouche des possédées de Loudun : "O misérables chrétiens que vous êtes de faire si mauvais usage des grâces de Dieu ! S’il nous était permis de nous convertir, comme à vous, nous ne demeurerions pas dans ce malheureux état où nous sommes et dont nous ne pouvons pas sortir. Mais vous, vous le pouvez ; ne faites pas comme nous ; ne demeurez pas obstinés dans vos péchés ; convertissez-vous à Dieu tandis que vous le pouvez."

Mes sœurs, retenez bien cela, que la singularité est la fille de l’orgueil et que vous devez la fuir comme la cause des divisions.

N’est-il pas vrai, quand vous voyez une fille qui s’habille proprement et qui aime à être jolie par-dessus les autres, que cela fait peine ? Une personne qui ne suit pas la Communauté, qui veut que les autres plient sous elle et qui fait la demi-supérieure, je ne saurais vous dire comme elle est insupportable. Toutes les divisions et désordres des communautés viennent de ne se pas conformer aux autres. C’est ce qui fait qu’étant dans une paroisse, elle ne veut point céder aux avis qui lui sont donnés, parce qu’elle s’en fait accroire. Et puis, étant accoutumée à suivre ses propres sentiments, la veut-on faire revenir, elle n’en veut pas sortir. Voilà les malheurs que cause la singularité. Elle nous ôte la soumission. Si elle n’en vient pas là, il y a d’autres maux fort dangereux qu’elle produit.

 

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"Elles s’accommoderont toutes à la commune manière de vivre de la maison où réside la supérieure", c’est-à-dire que vous devez apprendre, dans cette maison, de la supérieure, des officières et autres sœurs anciennes qui y sont, tout ce qu’il faut que vous pratiquiez. O mes sœurs, vous qui êtes employées dans cette maison vous voyez bien à quelle vertu cela vous oblige. Estimez-vous bienheureuses que Dieu vous ait choisies pour un ouvrage si saint, pour être les pierres fondamentales de son édifice. Mais souvenez-vous de ce que dit le germe de la vie, parlant aux Filles de la Charité : "Vous en qui j’ai mis toutes les grâces nécessaires pour vous rendre dignes d’un si saint emploi, sachez que j’attends de vous que vous contribuiez, par paroles et par exemples, à la perfection de ces jeunes plantes qui sont parmi vous." Ah ! mes filles, quelles obligations vous avez de le faire ! Toutes les autres jettent les yeux sur vous qui êtes ici. Voilà pourquoi il faudrait que ce fussent des anges incarnés qui enseignassent dans cette maison, si cela se pouvait, pour vous dire qu’il faut que vous soyez bien parfaites ; car, comme c’est la tête de votre corps, si la tête se porte bien, tout le corps se portera bien ; mais, si elle est malade, les membres s’en sentiront. Or, comme celles de céans sont obligées à donner bon exemple par la pratique des règles, les autres aussi qui sont employées ailleurs doivent se conformer aux pratiques qu’on y enseigne, sans en prendre d’autres, quoique bonnes et meilleures en apparence.

Mes sœurs, il se peut faire qu’il tombera dans l’esprit à quelque fille, par exemple, de faire l’oraison comme les Carmélites, qui se tiennent là devant Dieu, attendant ce qu’il lui plaira de leur donner. Si Dieu leur envoie quelque chose, elles le prennent ; s’il ne leur donne rien, elles se tiennent en repos. O mes sœurs, cela est bon pour les Carmélites, mais non pas pour vous.

 

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Voilà les Filles de la Croix. Elles sont habillées de noir, portent une coiffe quand elles vont par la ville. Il semble que, si vous étiez ainsi, vous seriez bien plus modestement habillées. Cela est bon pour les Filles de la Croix, mais non pas pour vous, qui avez été choisies pour honorer la pauvreté de Jésus-Christ en cette sorte d’habit. Et comme il a été le plus pauvre de tous les hommes, il a voulu que vous fussiez habillées de cette sorte comme les plus pauvres. Voilà pourquoi vous devez l’aimer plus que pas un autre.

Il pourra se faire qu’il viendra une fille dans la maison qui dira : "On fait cela dans une telle communauté ; pourquoi ne le fait-on point ici ?" Ah ! pauvre créature ! qu’est-ce que tu dis ? Dieu veut te conduire d’une manière la plus pauvre qui ait jamais été au monde ; et tu veux contrevenir à ses desseins, prenant une autre conduite que celle qu’il veut que tu suives. — Mais cela est bon, quel mal y a-t-il de faire comme elles ? — Oh ! ce n’est pas pour vous. Quelque pratique qu’on vous enseigne, pour parfaite qu’elle soit, si elle est contraire aux vôtres, laissez-la pour ceux à qui Dieu l’a donnée. Il ne faut pas blâmer les autres. Au contraire, vous devez les estimer toutes bonnes, mais il faut vous tenir aux vôtres.

Mais, mon Dieu ! nous sommes si chétivement habillées, nourries si pauvrement ! Il n’y en a point de si mal accommodées que nous. Dans les autres communautés, on n’est pas nourri comme cela. — Laissez ce qui regarde les autres ; ce n’est pas votre esprit ; c’est l’esprit de Notre-Seigneur humilié, inconnu et méprisé de tout le monde. N’êtes-vous pas bienheureuses que Notre-Seigneur pense à vous et vous ait choisies entre tant d’autres pour l’imiter en une manière de vie si basse et si humble qu’est la vôtre, par laquelle il veut que vous le suiviez en la chose la plus difficile qui soit au monde,

 

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qui est de s’humilier ! Car il n’y a rien de si difficile que cela, ni à quoi nous ayons tant de peine. O mes sœurs, ne cherchez point de meilleure vie que celle dans laquelle Notre-Seigneur vous a mises ; vous n’en trouverez point qui soit si propre que celle-là. N’avez-vous jamais vu une mère toute chassieuse, avec un visage laid, tenir son enfant entre ses bras ? Si la reine veut le prendre, il n’ira pas. Il se tient au sein de sa mère, toute laide qu’elle est. On a beau lui dire : "Mon enfant, que fais-tu ? La reine te veut avoir et tu n’en fais pas d’état !" Voyez-vous, Dieu et la nature lui enseignent qu’il a plus d’obligation à sa mère qu’à toutes les reines du monde, parce qu’il tient sa vie d’elle. Voilà pourquoi il ne trouve rien de si beau ; et il a raison, puisqu’elle est sa mère et sa bienfaitrice.

Mes sœurs, il y a des maisons bien autres que la vôtre, qui, à la vérité, sont en grande estime. Oui, il y a dans l’Église quantité d’Ordres grandement respectés, auxquels la Compagnie de la Charité étant comparée, elle est comme cette pauvre mère chassieuse. C’est pourquoi quelqu’une, considérant ces grands Ordres, pourra dire : "Ah ! mon Dieu ! que les religieuses sont heureuses ! Je voudrais bien être Carmélite, ou bien je voudrais faire comme elles font. Vous ne vous êtes pas mises dans la Charité pour faire comme les Carmélites ; mais vous êtes appelées à vous humilier, à servir Dieu et les pauvres et à faire votre possible pour contenter les dames, afin d’avoir plus de moyens d’assister le prochain. C’est là ce que votre mère vous enseigne. Elle est chassieuse ; mais vous la devez aimer si vous voulez être humiliées, comme a été le Fils de Dieu. Si vous êtes mal nourries, réjouissez-vous-en, souffrez cela pour un temps. Encore êtes-vous mieux que n’était Notre-Seigneur. Aimez toujours votre mère, quoique chassieuse, et vous trouverez bon tout ce qu’elle vous donne.

 

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Ne vous empressez point à désirer cet Ordre saint, ni les habits de celle-ci, ni la façon d’agir de celle-là. Cela est bon pour elles, mais n’est pas bon pour vous.

Hélas ! mes sœurs, ce que je vous dis, croyez que je ne le dis pas de moi ; je l’ai appris d’un grand maître, c’est le bienheureux évêque de Genève qui me l’a dit à moi-même. Il me disait : "Voyez-vous, je dis à mes filles qu’elles estiment toutes les autres maisons pardessus la leur, mais qu’elles aiment la leur préférablement à toutes les autres. " Je vous en dis de même, mes chères sœurs : estimez toutes les autres plus parfaites que vous, mais aimez votre Compagnie plus que toutes les autres, parce que c’est votre mère qui vous a allaitées et nourries jusques ici, et le fera tant que vous vous tiendrez sous sa conduite. Vous avez promesse de Dieu pour cela que, tant que vous vous tiendrez entre les bras de Notre-Seigneur, ii ne vous manquera pas.

Il faut pour cela se conformer non seulement à la conduite spirituelle, mais encore à ! a temporelle, selon que votre règle porte. Voyez-vous, mes filles, je vous disais dernièrement, et vous le dis encore à cette heure, comme vous devez vous comporter en vos maladies c’est-à-dire qu’il faut éviter la trop grande tendresse et se contenter du traitement qu’on fait aux pauvres. Mais je vous dis que, si quel. qu’une, à cause de ses infirmités ou de l’âge ou trop grande faiblesse de corps, a besoin de quelque chose de plus, la Charité qui conduit bien toutes choses, doit avoir égard à cela. Voilà, par exemple, une personne infirme dans la Compagnie, qui n’a point de force, de qui la santé est aussi frêle qu’un verre et qui est morte il y a vingt ans. Quoi ! aller traiter cette personne de même sorte que les autres qui se portent bien ou qui ne sont pas d’une complexion si délicate ! Cela ne serait pas à propos. La Compagnie est une bonne mère qui traite les infirmes comme infirmes.

 

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Et tout ainsi qu’une mère se comporte avec beaucoup plus de tendresse et de compassion auprès de son enfant malade, qu’envers ceux qui se portent bien, ainsi Charité doit avoir égard aux personnes qui sont impuissantes pour suivre le commun.

Vous voyez que, pour moi qui suis obligé de donner l’exemple aux autres, la Compagnie, ayant égard à mon incommodité de jambes, m’a donné un carrosse pour me porter. Je l’ai refusé quelque temps, mais, après, je l’ai accepté, voyant la nécessité que j’en avais. De plus, il y a un an et demi qu’on m’a donné une chambre à feu et un tour de lit. Or, je souffre cela à cause de mes incommodités ; car je n’en avais pas auparavant, non plus que les autres.

Ainsi les personnes infirmes ont besoin de quelque soulagement particulier ; sans cela, ce serait une boucherie. Comment traiter une personne infirme et âgée comme les autres, sans exception ni considération ! O mes sœurs, il faut les assister quand l’âge ou les infirmités les ont réduites en cet état, autrement, ce serait une grande injustice. Ainsi, mes chères sœurs, consolez-vous, ne vous affligez pas, vous qui êtes âgées et infirmes, si vous ne pouvez pas suivre les autres en tout. La Compagnie est une mère qui sait bien faire distinction entre ses enfants malades et ceux qui se portent bien.

J’excepte une chose, qui est d’introduire dans la Compagnie une manière d’habits qui ne soit pas conforme aux autres. Par exemple une fille qu’on reçoit dans la Compagnie voudra porter une coiffe. Il ne faut pas souffrir cela. Si elle ne peut s’accommoder à faire comme les autres, c’est une marque que Dieu ne l’y appelle pas. De là vient que l’on tient qu’une personne que Dieu appelle en une communauté reçoit de lui toutes les grâces dont elle a besoin pour se conformer à tout ce qui s’y pratique. C’est pourquoi, quand il s’en présentera

 

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quelqu’une faite comme nous venons de dire, il y a sujet de craindre et pour moi, j’estime qu’on lui doit dire que, si elle veut demeurer, elle doit se résoudre à être tout comme les autres et, si elle pense ne le pouvoir, qu’elle ne passe pas plus avant. si elle a besoin de quelque chose pour couvrir sa tête, elle peut en user dans la maison avec permission. Mais prenez garde que, sous ombre que la règle permet de traiter les infirmes en infirmes, on ne s’en fasse point accroire, car, voyez-vous, mes sœurs, la nature tâche toujours de nous attirer de son côté elle pense facilement qu’elle a des infirmités, et bien souvent les fait plus grandes qu’elles ne sont. Voilà pourquoi, quand vous pensez avoir besoin de quelque chose, recommandez cela à Dieu et priez-le que, si c’est un véritable besoin, il vous le fasse connaître. Et après l’avoir bien recommandé à Dieu, si la volonté continue d’en parler, alors on peut le proposer avec indifférence à la supérieure. Retenez bien cela, qui est de le proposer avec indifférence et nécessité et demandez à Dieu qu’il vous fasse connaître si c’est sa volonté jusqu’à ce que vous vous sentiez dans l’indifférence ou de l’avoir ou d’être refusée. Et quand on sait qu’on est en cet état, qui est l’état de perfection qui nous approche le plus de Dieu, on peut dire tout simplement son besoin et suivre ce qui nous est enjoint sur ce sujet.

Voyons la 18e règle. "Elles feront toutes leur possible pour conserver parfaitement la chasteté du corps et du cœur. A cet effet, elles chasseront promptement toutes sortes de pensées contraires à cette vertu et fuiront soigneusement toutes les occasions qui la pourraient tant soit peu léser, etc."

O mes sœurs, la chasteté ! O mes sœurs, cela mériterait bien un plus grand entretien, si le temps le permettait. Vous remarquerez seulement avec moi que le désir de paraître agréable est tout à fait contraire à cette

 

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vertu. Oh ! combien misérable devant Dieu celle qui veut paraître agréable aux autres ! Mais agréable à qui ? Aux sœurs, par certaine gentillesse d’esprit ; aux dames, pour en tirer de la louange. Mais encore plus malheureuse celle qui cherche à agréer aux hommes, surtout aux confesseurs ! C’est encore pis que tout le reste. Mes sœurs, prenez-vous bien garde à cela ? Défiez-vous des confesseurs plus que de tout autre ; car il se contracte une telle liaison entre le confesseur et sa pénitente en suite de ce qu’il lui a dit, que souvent ce qui avait commencé par un motif de charité se change en une certaine amitié fondée toute sur la chair et le sang.

Mais ce confesseur dit de si belles choses quand il vient à la maison ! — Il ne faut lui donner entrée sinon en cas de nécessité ou de maladie ; car si, après cela, il faut aller à un autre, on n’y trouve point de satisfaction, et, si on vient à le quitter, on pense qu’il n’y en a point de semblable au monde. Mes sœurs, soyez assurées que, quand vous avez peine à changer de confesseur, vous y avez de l’attache, et dites : "Me voilà prise ; sans doute que le diable me tend quelque piège pour me perdre."

Mais c’est un confesseur qui ne dit que de bonnes choses. — Voyez-vous, l’expérience fait voir qu’il n’y a rien de si dangereux que l’attache aux confesseurs ; et dès que vous voyez que vous avez plaisir d’aller à un et peine à venir à un autre, dites : "J’en tiens." Et dès lors que vous sentez cela, allez à un autre ; dites à la supérieure : "Je sens avoir de l’attache à mon confesseur ; assurément le diable me tend là quelque piège. " N’est-il pas vrai que l’attache fait cela ? On dit : "Celui-là est si bon, et cet autre nous déplaît. Mes sœurs, quoiqu’il vous semble moins spirituel et moins charmant que l’autre, il vous est néanmoins plus propre. C’est Lia la chassieuse. Mais ce fut elle qui reçut le bien de

 

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fécondité. Le diable fait cela pour vous faire regarder l’autre et vous faire perdre le fruit de ce que celui-ci vous dit.

Lorsque vous voyez une fille qui se vante, qui veut paraître, qui raconte ce qu’elle a fait : "J’ai, dit-elle, été employée à ceci ; j’ai fait cela", elle a de l’orgueil, qui est incompatible avec la chasteté ; et sachez que, quand vous seriez des anges, si vous avez de la vanité vous tomberez dans l’impureté, parce que c’est le châtiment de ce vice, Dieu permettant que les personnes orgueilleuses tombent dans cet horrible péché, pour les humilier ; et quiconque aura de l’orgueil peut bien s’attendre à être tenté des plus horribles tentations, parce que le démon de la vanité est le démon qui tente à l’impureté.

La curiosité de voir et de regarder le monde est encore une occasion qu’il faut fuir pour conserver la pureté. Il est vrai que jusqu’à cette heure je vous dois ce témoignage que j’ai vu une grande modestie en toutes vous autres, excepté une ou deux qui m’ont malédifié. Je ne veux pas me souvenir qui elles sont. Mais hors cela, j’ai toujours été édifié, quand je vous ai vues. Continuez, mes filles, et fuyez la conversation des hommes, hors de nécessité, car il y a un venin entre l’un et l’autre sexe, qui se communique imperceptiblement. Voilà pourquoi il est dit dans la sainte Écriture : "Fuyez le péché comme vous le feriez à la face d’un serpent." Faites comme la sainte Vierge qui craignait de voir un ange en forme d’homme dans sa chambre. Que si vous sentez quelque pensée d’impureté, le plus prompt remède est de la chasser vite hors du cœur, de recourir au secours de Dieu aux saintes considérations, à la discipline et autres mortifications toutefois avec permission.

Il y a encore impureté des yeux et pureté des yeux,

 

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impureté des oreilles (cela s’entend assez), impureté de la langue, impureté en tous les sens, si nous n’y prenons garde. Mais une Fille de la Charité qui a Dieu pour témoin de toutes ses pensées et qui fait pour lui toutes ses actions sera retenue par là dans l’observance de ses règles. Qui la retiendrait si ce n’est Dieu ? Mais surtout je vous recommande de ne laisser point entrer dans vos chambres des personnes de l’autre sexe quand ce serait moi-même, qui suis votre supérieur, moi, indigne ; ne m’y laissez point entrer.

Dix et neuvième règle. "Et d’autant que la sainte modestie leur est non seulement nécessaire pour édifier le prochain, étant comme une prédication muette et continuelle, mais encore pour conserver la pureté, etc."

Mes chères sœurs, cet article nous apprend qu’il faut garder la modestie partout, même en nos récréations. Saint Paul disait aux chrétiens de son temps : "Réjouissez-vous, mais que votre modestie paraisse à tous" (2). Il y en a parmi vous que je ne vois jamais approcher sans être édifié. Non, je pense que je n’ai jamais vu une de ces filles qui sont véritablement modestes que je ne sente de la satisfaction et que je ne rende grâces à Dieu de ce qu’il lui plaît être présent en cette fille-là.

Saint François prit un jour un frère avec lui et lui dit : "Mon frère allons prêcher." Quand il eut été par la ville et qu’il fut de retour, ce frère lui dit : "Mon Père, vous disiez que vous alliez prêcher et pourtant vous n’avez point prêché." — "Eh quoi ! mon frère, n’est-ce pas avoir prêché que d’avoir été avec modestie par la ville ? C’est une prédication muette."

Combien pensez-vous que de personnes m’ont dit, et des hommes même qui vous voient aller par les rues :

2) Épître aux Philippiens IV 5.

 

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"Monsieur, vous avez des filles qui m’édifient plus par leur modestie que ne ferait une prédication ; elles prêchent sans dire mot." Mes filles, continuez, ne perdez pas cette pratique ; augmentez-la plutôt comme très nécessaire pour la conservation de la pureté ; et pour cela vous n’avez pas moins besoin de cette vertu dans vos chambres et en vos récréations que dans les rues.

Il est bon de se récréer, mais modestement, se gardant des ris excessifs et gestes méséants. Saint Paul le conseille ainsi : "Réjouissez-vous, mais en sorte que la modestie soit gardée ; iterum dico vobis : gaudete etc." (3) Réjouissez-vous, vous gardant surtout de vous toucher l’une l’autre. O Sauveur ! prenez garde à cela, mes sœurs, car le diable a mis un piège là-dessous que vous ne voyez pas. Mais, si vous saviez ce qui est caché là-dessous, quoique entre personnes de même sexe, je n’oserais vous le dire, de peur d’apprendre à plusieurs d’entre vous ce qu’elles ne savent pas, si ce n’est quand la charité le requiert, comme d’embrasser celles qui sont nouvellement reçues, ou pour se réconcilier avec quelqu’une qu’on avait constristée. Ah ! que cela est bien ! Je vous le recommande, quand même vous vous sentiriez le cœur tout gonflé. Oh ! la sainte embrassade ! Alors, il est permis de se baiser à la joue, et non jamais à la bouche.

Mais, quand c’est à l’égard des personnes de l’autre sexe, les Filles de la Charité ne doivent souffrir qu’on les baise ni touche en aucune façon. — Quoi ! un frère ?

— Non, pas même votre père. Voyez si vous n’avez pas sujet de louer Dieu de vous trouver dans une Compagnie qui assurément conduira une personne qui vit selon ses règles à une grande sainteté. Aimez vos règles et remerciez Dieu de vous avoir fait la grâce de les entendre

3) Épître aux Philippiens IV, 4.

 

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expliquer. Et si vous trouvez être tombées en quelque faute, confessez-vous-en avec résolution de vous corriger. En ce faisant, mes chères sœurs, vous n’aurez pas sujet d’envier la condition des religieuses, et vous aurez lieu d’espérer que Notre-Seigneur vous tiendra sous sa protection.

Je prie Notre-Seigneur de vous faire cette grâce. O Sauveur, ô sainte Vierge, c’est de tout mon cœur que je vous demande la grâce d’animer nos sœurs de l’esprit qui leur est nécessaire, pour suivre les avis qui viennent de leur être donnés, et de se souvenir souvent de la sainteté de leurs règles. Sauveur de nos âmes, qui avez assemblé ces bonnes filles de divers pays pour les conduire par une manière de vie si parfaite qu’elle approche de bien près celle que vous avez menée sur la terre, imprimez, dans le cœur de nos sœurs, la sainteté des avis qu’elles viennent de recevoir. O sainte Vierge, qui avez été si chaste et si modeste, faites que nos sœurs pratiquent ces vertus. Faites, Seigneur, qu’au moment que, de votre part, je prononcerai les paroles de bénédiction, leur esprit soit éclairé des vérités que je viens de dire.

 

88. — CONFÉRENCE DU 2 DÉCEMBRE 1657

SUR L’OBÉISSANCE

(Règles Communes, art. 20, 21, 22 et 23)

Mes sœurs, nous avons jusqu’à présent expliqué toutes vos règles jusqu’à la dix et neuvième, il faut maintenant voir la vingtième après toutefois que vous serez bien persuadées que, comme ceux qui veulent passer la mer ont besoin d’un vaisseau qui les porte au port où ils prétendent arriver, et ne s’exposent jamais sur la mer sans un pilote pour les conduire, ainsi, mes chères

Entretien 88. — Ms. SV 4, p. 211 et suiv.

 

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sœurs, les Filles de la Charité qui veulent passer la mer orageuse de ce monde et arriver au port du salut, doivent avoir un vaisseau, qui n’est autre que vos règles et la pratique des vertus nécessaires aux Filles de la Charité, surtout un grand soin de travailler à sa perfection.

Voilà, mes chères sœurs, le moyen de voguer heureusement, je dis heureusement, car, si vous voulez être heureuses en ce monde et en l’autre, résolvez-vous à observer vos règles et soyez assurées que le moyen le plus efficace pour vous sauver, c’est l’observance de vos règles. Mais aussi, mes sœurs, ne vouloir pas s’assujettir aux observances de la Communauté et ne pas garder ses règles, c’est vouloir passer la mer sans vaisseau. Imaginez-vous une personne qui veut se mettre sur mer de la sorte, le moyen de la passer sans faire naufrage ? Tout de même, le moyen de passer la mer de ce monde sans périr, c’est de garder vos règles, qui vous enseignent comme vous devez servir Dieu, vivre dans son amour, et vous vous rendrez agréables aux yeux de sa divine Majesté. Et après l’amour de Dieu suit l’amour du prochain ; je dis cet amour consolant, cet amour compatissant et courtois à tous pour l’amour de Dieu. Voilà ce que vos règles vous ordonnent. Faites cela et vous parviendrez à toutes les vertus nécessaires aux Filles de la Charité, car vos règles comprennent toutes les vertus qui sont contenues dans les commandements de Dieu et dans les conseils évangéliques. Or, la vertu, qui a pour fondement la parole de Dieu et qui s’établit là-dessus, ne défaudra jamais. Il faut donc poser ce fondement et vous bien persuader cette vérité : si je garde mes règles, je parviendrai à la perfection que Dieu demande de moi ; mais, si je ne les garde pas, je ressentirai beaucoup de peine en la pratique de la vertu ; j’aurai beau faire et dire, beau communier, prier et passer pour

 

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bonne Fille de la Charité, tout cela ne me servira de rien. Si je ne garde mes règles, je serai toute ma vie une tracassière, sans fermeté, qui tantôt aime sa vocation et, au moindre sujet de peine qu’elle rencontre, n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était hier. Et Dieu veuille qu’en l’autre monde vous ne trouviez le paradis fermé pour n’avoir pas voulu vous servir des moyens que Dieu vous avait donnés pour y aller !

Voilà, mes chères sœurs, ce qu’il faut vous persuader si vous voulez que Dieu continue ses grâces à la Compagnie et la maintienne, étant certain que, par toutes les maisons de religion et de communauté où les règles ne sont pas gardées, ce n’est que désordre et confusion.

Or, voyons la vingtième règle. "Elles rendront honneur et obéissance au supérieur général de la Mission comme étant supérieur et directeur général de leur Compagnie, et à ceux qu’il aura députés pour la diriger, à la supérieure, et, en son absence, à la sœur assistante et autres officières de la maison, en tout ce qui concerne leurs offices, etc."

Mes sœurs, voilà divers degrés d’obéissance. Mais, avant toutes choses, je dois vous dire ceci : à quelle fin pensez-vous que Notre-Seigneur vous ait donné à toutes une même règle ? C’est afin que vous ne fassiez toutes qu’un même cœur, même jugement, même volonté et que toutes tendent à une même fin. Ainsi votre Compagnie représente l’unité de la très sainte Trinité. Qu’est-ce qui garde et fait l’union entre le Père et le Fils ? C’est, mes chères sœurs, que ce que le Père veut, le Fils le veut ; et ils sont tellement conformes que jamais le Fils ne veut ce que le Père ne veut pas ; ce qui unit parfaitement ces deux personnes divines, qui produisent la troisième, qui est le Saint-Esprit. Et c’est ce qui fait le paradis. Il n’y aurait point de paradis sans cette divine union. Mais, comme dit le bienheureux évêque

 

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de Genève, si dans la Trinité il n’y avait de l’union, qu’y aurait-il d’aimable ? Qui fait donc cette union ? La sainte condescendance du Fils aux volontés de son Père, c’est ce qui fait cette union ; et l’amour réciproque qui est entre le Père et le Fils produit le Saint-Esprit, qui est égal au Père et au Fils. Et parce que les trois personnes de la sainte Trinité sont égales en toutes choses, il est facile de faire l’union. Mais, afin qu’il y ait union entre des personnes inégales, il faut que l’une s’abaisse et que l’autre se hausse, c’est-à-dire qu’il faut que l’une ait la puissance et qu’elle soit établie avec autorité, et que l’autre se soumette. C’est ce qui fait les supérieurs et les inférieurs. Or, comme il faut qu’ils s’unissent ensemble, il est de nécessité que l’une s’abaisse et que l’autre s’élève. Par exemple, un prêtre doit être soumis à son curé, le curé à l’évêque, l’évêque à l’archevêque, et tous au Pape. Sans cela, les affaires de l’Église n’iront jamais bien. Pourquoi cela ? Parce qu’il n’y a pas d’union dans une communauté, si les sujets ne sont pas soumis aux supérieurs ; il n’y a point d’ordre. Or Dieu, qui veut unir ces deux extrémités, a ordonné que les supérieurs descendent autant qu’ils peuvent jusqu’à leurs inférieurs. Voilà pourquoi quiconque est souple et soumis à ses supérieurs contribue à entretenir cette union. O mes chères sœurs, que bienheureuses sont ces âmes-là ! Elles croîtront de jour en jour en vertu. Oui, les âmes qui sont en l’état de soumission, qui ne veulent rien faire de leur tête, mais font ce qu’elles font comme il a été ordonne par leurs supérieurs, je les appelle bienheureuses dès ce monde ; car elles n’ont point de volonté que celle de Dieu, qui leur est manifestée par leurs supérieurs. C’est pourquoi elles ne regardent pas ce qu’ils leur disent, comme ordonné des supérieurs, mais comme venu de Dieu, qui ordonne par leur bouche ce qu’ils nous ordonnent, comme vous

 

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venez d’entendre de ce Père, qui, par votre règle, dit aux supérieurs : "Qui vous écoute m’écoute et qui vous obéit m’obéit, mais qui vous méprise me méprise." (1). Mais, Seigneur, est-ce vous qui commandez par cette personne-là ? Oui, c’est moi et ce n’est pas ce supérieur ou cette supérieure que vous méprisez quand vous ne tenez compte de ce qu’ils vous disent, c’est moi-même que vous méprisez, vous n’offensez pas ceux à qui vous résistez, mais c’est moi qui reçois ce qui leur est fait par ce mépris.

Voyez-vous, mes chères sœurs, quel avantage a une personne d’être en l’état de soumission, de dire qu’elle n’obéira jamais aux supérieurs qu’elle n’obéisse à Dieu même. Et de plus, c’est qu’en obéissant vous ne faites jamais mal. Ceux qui vous commandent peuvent bien faillir, mais non jamais vous. Tout ce que vous faites par l’obéissance est un bien pour vous, et d’autant plus grand que la chose est bonne en elle-même. C’est de l’or ; mais vous ajoutez à cet or des pierres précieuses quand vous accompagnez une bonne action de la sainte obéissance. N’avez-vous jamais vu une belle robe de drap d’or ? Ah ! que cela est beau et éclatant ! Mais, si vous ajoutez à cette robe des pierres précieuses, des escarboucles, des émeraudes, des rubis, elle est d’un prix beaucoup plus estimable qu’elle n’était auparavant. Mes filles, vous ne faites jamais une action par l’obéissance, que vous n’y ajoutiez comme un diamant mis sur la robe dont nous venons de parler. Tout ce qui est fait, c’est de l’or, mais un or qui a pour rehaussement des pierres précieuses, qui lui donnent un éclat capable d’éblouir les yeux, si on pouvait le voir.

Ah ! Sauveur ! mes sœurs, que nous sommes heureux, et vous et moi, d’être dans un état qui fait que tout ce

1) Saint Luc X, 16.

 

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que nous faisons, c’est de l’or. Si nous voulons, il ne faut que se soumettre, et nous ajoutons aux actions déjà bonnes de soi un brillant et un rehaussement merveilleux aux yeux de Dieu, qui est ce que fait une personne soumise.

Il y en a, au contraire, d’autres qui ne peuvent rien faire par obéissance. Oui, vous en voyez qui sont si bouffies d’orgueil que, dès qu’on vient à faire quelque chose contre leur sens, les voilà dans les murmures. Mais aussi il y en a d’autres qui ne sont jamais plus contentes que lorsqu’elles obéissent, et qui ne savent rien faire sans ordre de leurs supérieurs. A qui comparerons-nous ces deux sœurs ~ me qui ne peut rien faire sans obéissance, et l’autre qui ne trouve rien de bien fait, si ce n’est ce qu’elle fait de sa tête ? La première, nous la comparerons à Notre-Seigneur, qui a rendu une obéissance continuelle a Dieu son Père jusqu’à la mort de la croix. Et l’autre, à qui la comparerons-nous ? Au diable. C’est que le diable ne fait jamais autrement qu’à sa tête. Non, mes sœurs, le diable ne veut se soumettre à qui que ce soit, ni à Dieu, ni aux hommes, non pas même à ses semblables. Et cette sœur, ainsi arrêtée à son propre jugement, ne saurait plier sous personne ; n’est-ce pas ressembler au démon ?

Mes sœurs, voyez à qui vous voulez ressembler. Si vous vous sentez l’esprit fait de cette sorte, trouver à redire aux ordres des supérieurs et dire : "Ils ne l’entendent pas ; si M. Vincent ou Mademoiselle Le Gras entendaient bien ceci, ils ne l’ordonneraient pas de la sorte", ô mes filles, prenez garde de quel esprit vous agissez. Le vrai obéissant croit toujours le commandement bien fait. C’est donc à vous à choisir quel parti vous voulez suivre.

Voyez-vous, mes sœurs, je vous parlerai ici familièrement. Quand il plut à Dieu m’appeler chez madame

 

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la générale des galères, je regardais M. le général comme Dieu et madame la générale comme la sainte Vierge. S’ils m’ordonnaient quelque chose, je leur obéissais comme à Dieu et à la sainte Vierge ; et je ne me souviens point d’avoir reçu leurs ordres que comme venant de Dieu, quand c’était M. le général des galères qui me commandait ; et de la sainte Vierge quand c’était madame la générale, et je ne sache point, par la grâce le Dieu, avoir fait aucune chose contre cela. J’ose encore dire que s’il a plu à Dieu donner quelque bénédiction à la Compagnie de la Mission, j’ose dire que ç’a été en vertu de l’obéissance que j’ai rendue à monsieur le général et à madame la générale, et de l’esprit de soumission avec lequel je suis entré en leur maison. La gloire en soit à Dieu, et à moi la confusion !

Je vois bien, Monsieur, qu’il faut regarder Dieu en la supérieure et les officières, et leur obéir ; mais faut-il, me dira quelqu’une, que j’obéisse à la sœur servante qui me sera donnée dans une paroisse ? N’est-ce pas assez d’obéir aux supérieurs, aux confesseurs et officières de cette maison ? — Mes sœurs, ce n’est pas assez d’obéir à deux ou trois personnes ; il faut obéir à tous ceux qui ont quelque supériorité sur vous. Vous devez obéir à Mademoiselle Le Gras comme à Dieu, et à toutes les officières qui sont élues pour vous instruire, et encore à toutes les personnes qui sont au-dessus de vous.

Monsieur, entendez-vous que j’obéisse au curé de la paroisse où je sers les pauvres ? — Oui, ma sœur, comme à Dieu, en tout ce qui regarde les pauvres.

Quoi, Monsieur ! entendez-vous que j’obéisse à cette fille qui n’est dans la Compagnie que depuis trois ou quatre ans ? — Oui, cela s’entend ainsi. — Mais elle n’a point d’esprit ! — Ah ! ma fille, ce n’est pas à elle que vous obéissez, c’est à Dieu, qui vous l’a donnée pour vous faire connaître sa volonté.

 

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Et au médecin, faut-il lui obéir ? — Oui, il faut faire exactement ses ordonnances. — Mais, Monsieur, il m’ordonne de saigner une personne qui s’en va mourir. — Ma sœur, il faut lui obéir. Et dans ce cas, si vous voyez qu’il est arrivé du changement à la maladie du malade depuis que le médecin a ordonné cette saignée ou ce remède, vous devez faire en sorte de l’en avertir ; car, à moins de cela, il faut faire, mes sœurs, ce que le médecin a ordonné, n’était qu’il fût arrivé, comme j’ai dit, quelque grand accident, comme lorsque le malade tombe en syncope alors on peut faire dire au médecin ce qu’il faut faire. Mais, hors ce ; a, il ne faut jamais faire autrement que le médecin a ordonné.

Vous devez aussi obéir aux dames en tout ce qui les regarde pour le service des pauvres. — Mais elles m’ordonnent tant de choses ! Elles voudraient que nous fussions en même temps en quatre différents lieux, et qu’après avoir porté la marmite, nous allions faire ce qu’elles veulent ! — Mes sœurs, je ne dis pas qu’il faille faire l’impossible, mais il faut tâcher de les contenter. Je dis ceci, afin que, s’il y en avait quelqu’une qui s’en fît accroire dans les paroisses, qui voulût trancher de la dame et suivre sa fantaisie, sans se soucier de suivre l’ordre des dames, mes sœurs, si cela était, ce serait un grand mal ; que celle-là donc qui serait faite de la sorte prenne garde à elle. Je ne veux pas croire que cela soit, mais c’est arrivé quelquefois. Oh ! mes sœurs, que cela ne soit plus, car c’est la ruine de la Charité. Comment voulez-vous que les dames continuent à faire du bien aux pauvres, si vous les contristez et si vous ne les encouragez pas par l’aide que vous leur devez ! Il faut donc, mes sœurs, obéir à toutes ; mais cela s’entend en ce qui regarde leur office : au curé comme au curé, au médecin comme au médecin, aux dames comme aux dames aux supérieurs comme aux supérieurs. Faisant

 

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ainsi, mes chères sœurs, qu’arrivera-t-il ? C’est que vous ajouterez à votre action une belle pierre précieuse. Oui, une action faite par les Filles de la Charité par obéissance porte un rayon qui va jusqu’au ciel.

Je dis de plus que la moindre action faite de cette sorte mérite plus de récompense que tout ce qu’on peut faire sans obéissance. Quoi que vous fassiez en obéissant, vous ajoutez à cet œuvre un rayon qui va donner jusqu’à Dieu, qui fait voir cela aux bienheureux, comme s’il disait : "Voyez comme cette fille me sert et comme elle ne cherche qu’à me plaire en tout ce qu’elle fait." Ah ! mes sœurs, que vous serez heureuses si vous agissez de la sorte ! Qu’arrivera-t-il ? C’est que votre Compagnie sera un paradis quand vous serez unies à vos supérieurs et aux officières. Dieu n’a pas plus de plaisir dans le paradis, s’il est capable d’en recevoir hors de lui-même, que de voir une Compagnie dans cet état, parce que le plaisir de Dieu, c’est l’union ; et quand le Fils a été fait homme, ç’a été pour obéir au Père, de sorte que, si vous obéissez comme il faut, vous conserverez l’union, et Dieu vous regardera avec plaisir. Mais, si vous voulez vous en faire accroire, vous donnerez bien de la peine aux autres et vous vous en ferez beaucoup à vous-mêmes.

Voyez donc, mes sœurs qui vous trouvez atteintes de l’esprit de vanité, qui ne cherchez qu’à commander, en quel état vous êtes. Humiliez-vous devant Dieu. Vous êtes dans un malheureux état. Priez-le qu’il vous en fasse sortir ; car vous êtes mortes à sa grâce et en l’état du démon, qui ne veut jamais obéir. Voulez-vous ressembler au diable ? Dieu vous en garde, mes sœurs ! Mais pourtant c’est à vous de choisir à qui vous voulez ressembler.

Cette obéissance qu’on exige de vous doit être dans l’entendement c’est-à-dire qu’il faut qu’on soumette le

 

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jugement à ce qui est ordonné et qu’on croie que ce que cette supérieure, cette officière ou cette sœur a ordonné est bien ordonné.

Mais, Monsieur, ne se peut-elle pas tromper ? — Quand vous obéirez, vous ferez toujours la volonté de Dieu. Les supérieurs peuvent se tromper, mais jamais vous autres. Voyez si vous n’avez pas sujet de louer Dieu de vous avoir donné une règle dont le propre est de vous faire obéir de la manière la plus parfaite, qui est de soumettre le jugement. Il ne faut donc jamais regarder si ceux qui vous commandent ont raison de le faire. Une autre chose, c’est que, quand il arriverait qu’ils se trompassent en ce qu’ils vous ordonnent, vous auriez le mérite de l’obéissance, comme si cela avait été ordonné de Dieu. Ne portez donc jamais de jugement sur les choses qui vous sont ordonnées.

Il y en a qui obéissent bien quant à la volonté mais ne soumettent pas le jugement. "Eh bien ! disent-ils, vous voulez que je fasse cela je le ferai ; mais je crois qu’il serait mieux autrement." Hélas ! mes sœurs, les malheureuses façons d’obéir ! C’est une obéissance de démon ; car il obéit, mais c’est nécessairement ; et quand vous obéissez de la sorte, vous obéissez à la manière de l’enfer, qui est soumis à Dieu par force. Ce n’est donc pas assez d’obéir, mais il faut obéir de la bonne sorte et recevoir ce qui est ordonné, de bonne grâce, dire avec gaieté de cœur : "Oui, Monsieur (ou Mademoiselle), je le ferai."

Pour être véritablement obéissante, il faut faire la chose comme elle est marquée, à l’heure qu’elle est ordonnée, sans retardement, obéir toute sa vie et en toutes choses. Ah ! c’est la perfection de l’obéissance car il ne faut pas dire : "Je veux bien faire telle chose, mais non pas cette autre." Cela ne doit jamais se dire, pourvu que la chose dont on se défend ne soit pas mauvaise.

 

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Il faut, en tout ce qui vous regarde, cette belle harmonie qui est dans votre Compagnie, composée à la vérité, de pauvres filles, mais harmonie qui est admirée de tous ceux qui en ont connaissance et qui va jusqu’au ciel. Voyez-vous, mes chères sœurs, que vous en semble ? Et le cœur ne vous dit-il pas que c’est un paradis qu’une Compagnie où l’obéissance est bien gardée, et qu’au contraire, c’est un enfer lorsqu’elle ne s’y trouve pas ? Prions Dieu qu’il vous fasse la grâce de bien obéir à vos supérieurs, et moi aux miens, car j’ai mes supérieurs, aussi bien que vous les vôtres, et aux inspirations que nous recevons de sa bonté pour cela.

Mais, Monsieur, il y a plaisir à obéir à une personne qui a de l’esprit à une fille qui a bonne grâce et qui sait bien ce qu’elle fait. Mais à une qui n’a rien de tout cela, à mon inférieure, qui n’a point d’expérience et qui est d’humeur si fâcheuse ! N’était cela, je lui obéirais de bon cœur. — Mes sœurs, il ne faut point regarder ce qu’elle est, mais Dieu en elle. Qu’il vous suffise qu’elle vous est donnée de Dieu pour supérieure.

Voyons le vingt et unième article de vos règles. "Elles rendront pareillement honneur et obéissance, en ce qui regarde le service des pauvres, à messieurs les administrateurs des hôpitaux où elles seront établies, aux dames de la charité des paroisses, particulièrement aux officières et même à messieurs les médecins, accomplissant ponctuellement et fidèlement leurs ordonnances. Les sœurs malades doivent aussi obéir à l’infirmière, au médecin, en tout ce qui regarde leur office."

Les Pères jésuites ont ceci parmi eux, qui est que, quand ils voient quelqu’un qui n’obéit pas au médecin, ils estiment que c’est une humeur fâcheuse ; et, quoiqu’il soit estimé fort vertueux, ils en rabattent beaucoup. Voilà qui s’entend assez.

Voilà la vingt et deuxième règle : "Étant envoyées

 

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en quelque paroisse pour y demeurer au service des pauvres malades, elles iront prendre la bénédiction de messieurs les curés, laquelle elles recevront à genoux." Mes sœurs, faites-vous cela ?

Mademoiselle répondit que la première fois qu’on allait servir les pauvres d, ans une paroisse, on n’y manquait pas ; mais, comme on change souvent les sœurs, celles qui étaient envoyées de nouveau n’étaient pas si exactes à cela. Quelques sœurs firent à peu près la même réponse.

Mes sœurs, reprit M. Vincent, mettez-vous dans cette pratique et leur portez grand respect. Quand ils vous diront : "Ma sœur, voilà un malade en tel lieu, qu’il faut aller visiter n, dites : "Monsieur, je m’en vais le voir."

La vingt et troisième règle dit : Elles porteront aussi un grand respect à tous les autres ecclésiastiques, quels qu’ils soient, mais particulièrement à ceux qui leur sont donnés pour les diriger et confesser les pauvres, les regardant tous en tout temps et en tout lieu avec presque la même vénération que lorsqu’ils sont au saint autel et se soumettant à leur ordre et avis en tout ce qui n’est pas péché ni contraire au règlement et pratiques ordinaires de leur Compagnie, ni contre l’intention de leurs supérieurs."

Voilà qui est beau, mes sœurs ; il ne faut pas regarder les prêtres comme des hommes, mais comme des sacrificateurs et médiateurs entre Dieu et nous. Si vous les regardez comme cela, n’ayez pas peur qu’il en arrive du mal. Voyez bien et remarquez que votre règle dit : leur obéir en tout ce qui n’est pas péché, ni contre nos règles. Saint Paul disait que, quand un ange dirait de faire quelque chose qui soit péché, il ne faudrait pas le faire. De même, si quelqu’un vous dit d’aller contre vos règles, ne le croyez pas, qui que ce soit, confesseur ou autre.

 

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Mais c’est un religieux. — Quand ce serait un religieux, vous ne devez jamais rien faire contre vos règles, ni contre l’intention de vos supérieurs. Ce religieux qui ne vous connaît pas, comment jugera-t-il ce qui sera propre à une Fille de la Charité, puisqu’il n’est pas appelé de Dieu pour cela ! Il peut bien vous dire de bonnes choses, mais non pas utiles ; et les avis qu’il vous donnera seront selon son sens et non pas selon celui de Dieu. Y a-t-il quelques membres qui reçoivent esprit et vie s’ils ne sont attachés au corps ? Or, comme un membre ne reçoit sa vie que de son chef, ainsi, mes chères sœurs, une personne de communauté ne peut prendre ni esprit ni vie si ce n’est de ses supérieurs.

Oh ! Dieu soit loué ! Il se fait tard. Voilà pourquoi nous n’en dirons pas davantage. Cependant, mes sœurs, rendez grâces à Dieu et regardez cette leçon comme donnée de Notre-Seigneur par notre bouche ou plutôt de la sienne. Observez-la, puisqu’il vous en a donné l’exemple. Vous qui sentez cette disposition d’obéir comme il a été dit remerciez-en Dieu, comme d’une grâce très signalée, et celles qui ne peuvent obéir et ne trouvent bien fait que ce qu’elles font de leur tête, qu’elles s’affligent devant Dieu et se disent : "A quoi mon esprit est-il donc semblable ? A celui d’un démon, qui ne saurait obéir." Ah ! Sauveur ! quel sujet de gémir et de s’affliger ! Demandez à Dieu la grâce d’entrer dans l’esprit d’obéissance, d’avoir toujours vos règles pour les observer ; demandez cet esprit à Dieu, mes filles, travaillez-y ; et ainsi vous ferez de cette Compagnie un portrait de la sainte Trinité. Ce sera, mes chères sœurs, en vous conformant aux volontés de vos supérieurs ; et, de notre part, nous ferons ce que nous pourrons pour condescendre aux inférieurs. Ce qu’une sœur doit aussi faire à l’égard d’une autre sœur.

Saint Paul, parlant des égaux aux inférieurs, veut

 

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que nous les considérions et regardions comme des supérieurs. "Respectez, dit-il encore, vos supérieurs." (2). Vivant de la sorte, vous vivrez de l’esprit de Notre-Seigneur. Si vous vivez autrement, vous vivrez comme un démon, et ce ne sera que division parmi vous, que dérèglement et discorde parce que, comme il est dit dans l’Évangile : "Tout royaume divisé en soi sera divisé et désolé." (3). Regardez vos anciennes, qui vous ont donné de si beaux exemples de la pratique de ces vertus. Et ainsi cette Compagnie, qui est déjà en si bonne odeur, ira toujours augmentant de vertu en vertu.

Enfin, mes filles, ce que je puis vous dire de l’estime qu’on en a, c’est que rarement se passe-t-il de semaine qu’on ne nous demande de pauvres Filles de la Charité. On en a demandé depuis peu pour deux endroits, où l’on propose beaucoup de bien à faire. Ce sont Mgr l’archevêque de Toulouse et l’autre, je ne sais si ce n’est point Monseigneur de Bayonne. Qui fait tout cela ? Je n’en sais point d’autre cause que l’obéissance qui a paru dans la Compagnie jusqu’à présent.

Sauveur de nos âmes, qui aimez si fort la sainte obéissance, que vous avez mieux aimé perdre la vie que manquer à la pratiquer, vous vous êtes formé une Compagnie pour continuer votre obéissance, faites lui cette grâce, Seigneur, puisque vous voulez qu’elle ait du rapport à vous. Vous savez que, quand une fille aurait les plus grands avantages qui soient dans la nature, un esprit le mieux fait et le plus propre à tout faire, qui vienne le mieux à bout de ce qu’elle entreprend, si l’obéissance lui manque, hélas ! ce n’est pas une Fille de la Charité, c’est une superbe, et Dieu veuille qu’elle ne perde pas sa vocation à la fin avec tout son bel esprit !

2) Épître aux Hébreux XIII, 17.

3) Saint Luc XI, 17.

 

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O sainte Vierge, qui déclarez, par votre cantique, que c’est à cause de votre humilité que Dieu a fait de grandes choses en vous, obtenez pour cette Compagnie la grâce de vous imiter, car obéir, c’est pratiquer l’humilité, laquelle est, mon Seigneur et mon Dieu, la grâce que je vous demande de toutes les tendresses de mon affection. Sainte Vierge, aidez-nous à obtenir cette grâce de votre Fils. Nous espérons, par votre moyen, que nos sœurs, aidées par leurs bons anges, travailleront à la pratique de ce que nous venons de dire. De tout ceci, mes sœurs, nous pouvons conclure que bienheureux sont ceux qui ont été obéissants et que malheureux sont les superbes qui ne veulent point obéir. Mais bienheureux sont ceux aussi qui n’ont pas été obéissants et qui ont désir de le devenir !

 

89. — CONFÉRENCE DU 9 DÉCEMBRE 1657

MORTIFICATION, CORRESPONDANCE, REPAS, SORTIES

(Règles Communes, art. 24, 25, 26 et 27.)

Mes sœurs, voici la vingt et quatrième règle que nous avons à vous expliquer aujourd’hui. Elle commence ainsi : "Et quoique les continuels travaux des Filles de la Charité ne leur permettent pas de faire beaucoup de pénitences et austérités corporelles, elles pourront néanmoins en faire parfois ; mais ce sera après en avoir eu permission de la supérieure aux choses ordinaires, et du directeur aux extraordinaires, etc."

Mes sœurs, la vingt et quatrième règle, que nous venons de lire, vous dit qu’encore bien que votre vie soit pénible et qu’il y ait bien à souffrir, tant du coté de la manière de vie que vous menez, que du côté des pauvres que vous avez à servir, néanmoins cela n’empêche

Entretien 89. — Ms. SV 4, p. 219 et suiv.

 

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pas que vous ne deviez parfois user de mortifications extérieures. Or, les mortifications extérieures, mes sœurs, consistent en autant de choses qu’il y en a qui sont pénibles au corps ; et ce sont autant de moyens de se mortifier, par exemple, coucher sur la dure, porter la haire, prendre la discipline et le reste de ce qui peut faire de la peine à notre corps, ce sont des choses que les chrétiens doivent faire, chacun selon son besoin.

Le bienheureux évêque de Genève était l’homme du monde le plus complaisant et le plus doux, car il recevait les avis de tous ceux qui lui en donnaient, et néanmoins il a ordonné aux filles de Sainte Marie de prendre ensemble la discipline tous les vendredis, et lui-même la prenait. On voit encore les disciplines dont il se servait toutes pleines de sang. Les rois qui craignent Dieu eux-mêmes ne croient pas être dispensés de la discipline, quoiqu’ils soient rois. L’empereur Charles, bisaïeul de notre reine, que Dieu conserve ! prenait la discipline ; et l’on voit encore une des haires dont il se servait, dans le trésor d’Espagne, qu’on garde comme une pièce rare. Cet empereur usait de ces mortifications, parce qu’il s’estimait pécheur et croyait que les péchés nous rendent redevables à la justice divine. Voilà pourquoi il se tenait obligé de se punir lui-même pour ne l’être pas dans l’autre monde.

Saint Paul dit à ce sujet : "Si nous faisons justice de nous-mêmes, Dieu ne la fera pas" (1) c’est-à-dire si nous nous châtions nous-mêmes, nous ne le serons pas de Dieu ; car il faut satisfaire à la justice divine ou en ce monde ou en l’autre.

Il est dit que le juste tombe sept fois le jour (2). Voilà

1) Première épître aux Corinthiens XI, 31.

2) Proverbes XXIV, 16

 

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pourquoi toutes les personnes vertueuses qui vivent encore sur la terre, doivent se donner à Dieu pour faire justice d’elles-mêmes. Si elles le font, la sainte Écriture dit que Dieu ne punit jamais deux fois, si nous ne le faisons pas, Dieu le fera lui-même. Ah ! Sauveur ! de quelle rigueur ne seront pas punis ceux qui aiment mieux attendre de faire pénitence en l’autre monde que de la faire ici ! Car, voyez-vous, mes sœurs, il est certain, et les saintes Écritures nous le font voir, que, si nous ne mortifions notre chair par jeûnes, oraisons ou autre pénitence qu’on ordonne, il est certain que nous mourrons. C’est saint Paul qui nous le dit : "Si vous ne punissez vos corps, si vous ne faites pénitence et si vous ne vous mortifiez, vous mourrez" (3). Il ne parle pas de la mort corporelle, mais de la mort éternelle.

Monsieur, que dites-vous ? Sera-t-on damné pour ne pas faire pénitence ? Mes sœurs, je vous dis tout court : si vous suivez les plaisirs de la chair, vous mourrez. En effet, si une personne s’adonne à ses plaisirs, à la recherche de l’honneur et de ses satisfactions, elle tombe de faute en faute et périt à la fin. Mes sœurs, baissons la tête devant Dieu et condamnons-nous, avouons que, si nous ne nous mortifions pas, nous mourrons. Cela ne s’entend pas de la mort naturelle, mais de la mort éternelle. Que chacun dise maintenant en lui-même : il faut que je me mortifie, et passons condamnation là-dessus et dévouons-nous à cela. Ne le voulez-vous pas bien, mes sœurs puisque saint Paul le dit et que le Fils de Dieu l’a fait ? Hélas ! il était continuellement dans les prières et mortifications, non pas quant à la volonté, car il était souverain et absolu sur toutes choses, mais quant à la mortification des sens, portant toujours sur lui les marques de pénitent ; ce qui faisait

3) Épître aux Romains VIII, 13

 

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dire à saint Paul : "Je porte continuellement sur mon corps les marques de la mortification de Jésus-Christ" (4) Il faut, voyez-vous, ou faire pénitence, ou ramper toujours dans les imperfections et jamais ne ressembler en rien à Notre-Seigneur. Quand on est fait de la sorte, on donne lieu à de petites choses frivoles, à des pensées du pays. Voilà ce que fait l’immortification intérieure. Mes sœurs, regardez celles qui se mortifient comme il faut ; ah ! qu’elles sont bien éloignées de cela ! Elles n’ont de pensée que pour se donner à Notre-Seigneur ; elles ne pensent pas qu’il faille chanceler, car elles croient que, s’il y a de la peine, c’est un moyen de se tenir ferme à Notre-Seigneur par la pratique des actes de justice.

Quelqu’une me dira : "Monsieur, il faut monter des montées si hautes et être avec cela bien chargée !" Hélas ! mes sœurs, on rapporte que Madame la princesse (5), allant voir les malades, monta en un jour quatre-vingts degrés et que, étant revenue, sa robe était tellement crottée que ses gens en étaient étonnés. Que pensez-vous qui la portait à cela ? C’est qu’elle voyait qu’il fallait faire pénitence.

La vie du Fils de Dieu ne nous prêche autre chose. Tant qu’il a été sur la terre, il a continuellement pratiqué la pénitence au boire, au manger, en ses habits, au coucher et en toutes choses. Or, ce sont tout autant d’actes de pénitence qu’il faut faire si vous voulez être vraies Filles de la Charité et filles du père de pénitence, qui est Notre-Seigneur. Vous pouvez quelquefois dans vos grandes fatigues offrir vos peines à Notre-Seigneur en esprit de pénitence. Voilà, par exemple, la peine que vous avez à servir les malades dans le

4) Seconde épître aux Corinthiens IV, 10..

5) La mère du grand Condé.

 

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grand froid ou les grandes chaleurs, offrez cela pour satisfaire à Dieu pour vos péchés. C’est une bonne pénitence, mes sœurs.

Voilà qui regarde l’exercice de cette règle pour l’extérieur. Mais il y a pénitence ou mortification extérieure et intérieure. Nous venons de parler de la première. Reste à voir ce que c’est que la mortification intérieure. Mes sœurs, elle regarde les passions, les sens intérieurs et extérieurs aussi ; et ces mortifications sont les principales. Or, cette mortification intérieure doit commencer par l’amour, parce que c’est la première passion. Il y en a onze, mais l’amour tient le premier rang. Par exemple, on aimera tantôt une paroisse, certaines sœurs, certains exercices plus que d’autres. Quand vous sentez du penchant pour ces choses, c’est amour.

Et comment, dira quelqu’une, l’amour est-il toujours blâmable en tels sujets ? — Voyez-vous, il faut savoir que tout ce qui nous attache aux créatures sans l’amour de Dieu tient lieu du péché ; ainsi, si nous sommes attachées à cette robe, à ce lit, à cette paroisse ou à cette sœur, tout cela mérite mortification, quoique la chose semble petite ; et si nous ne travaillons à nous détacher, quand nous serions en la grâce de Dieu, nous sommes en danger de tomber en de grands péchés, parce que celui qui néglige les petites choses tombera facilement aux grandes.

J’ai connu une dame qui n’aimait qu’un chien, mais elle l’aimait passionnément. Il vint à mourir comme il faisait voyage avec elle. La voilà à hauts cris pour avoir perdu son chien. Elle disait : "Qui viendra me caresser quand Je reviendrai au logis, puisque mon chien, qui était mon divertissement, est mort !" Pauvre créature ! elle faisait des soupirs dans son carrosse ! Pourquoi ? Pour un chien. Elle était tellement affligée qu’elle pensa perdre l’esprit, et les médecins lui conseillèrent

 

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d’entreprendre un voyage exprès pour se divertir. O mes sœurs, ô mon Sauveur ! si l’amour pour une chétive créature a fait cela, en quel danger ne sommes-nous pas ! Mes sœurs prenons garde à mortifier cette passion ; et dès que nous connaissons que nous avons affection à quelque chose, tout aussitôt il faut mortifier cela. Si vous le faites, cet amour que vous avez pour cette sœur ou pour ce lieu reviendra à vous, et, ne portant plus d’affection à ces choses, vous ne penserez plus qu’à Dieu, qu’à acquérir l’amour de Dieu et qu’à porter votre amour à Dieu, car, voyez-vous, l’amour de Dieu est incompatible avec celui des créatures, quand il est désordonné. Vous vous amusez à aimer une personne, elle vous revient toujours à l’esprit, soit qu’elle soit absente ou présente, vous portez votre affection à cette créature et laissez là votre créateur. Mes sœurs, dès que vous sentirez de l’affection pour quoi que ce soit, il faut tout aussitôt chercher les moyens de mortifier cela. Dites-le au supérieur, allez à Mademoiselle et dites-lui : "Je crois devoir vous dire que je me sens prise d’affection pour telle chose ; conseillez-moi ce que je dois faire pour cela."

Il y a la passion de la haine, qui porte à haïr ce lieu, certaines sœurs ou un emploi qui ne revient pas. Aussitôt que nous nous sentons atteints de cette passion, il faut encore mortifier cela ; car souffrir cette disposition en nous, c’est souffrir le démon, qui ira tourmentant sans cesse notre esprit. Voilà, par exemple une fille qui s’amuse à penser en son esprit : "On m’envoie en ce lieu-ci, mais je ferais mieux en un autre où les dames ont un grand support pour les sœurs ; on me fait faire telle chose, et je serais plus propre à une autre." Ainsi elle se déplaît en ce lieu et en cet emploi, parce qu’il n’est pas de son goût. Ah ! mes sœurs, je ne sache point un plus déplorable état que

 

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celui de désirer des emplois plus grands que ceux qu’on a. S’il y en a quelqu’une parmi vous qui aspire à de plus hauts emplois, par exemple, de supérieure, je vous déclare que cette fille est en état de perdition, parce que c’est l’esprit d’orgueil qui lui fait désirer d’être élevée, c’est le diable qui la porte à cela ; car jamais on ne désire l’honneur, qu’on n’y soit poussé par le diable. Au contraire, l’esprit de Notre-Seigneur cherche toujours à s’abaisser. Retenez donc, mes sœurs, que le propre du diable est de porter à s’élever, et le propre du Fils de Dieu est de porter à s’humilier. Voilà pourquoi quiconque sent en soi les dispositions de ne point souhaiter des charges ni des emplois qui donnent quelque sujet d’estime, est porté à cela par l’esprit de Jésus-Christ, et quiconque sent le contraire doit craindre l’esprit du diable. Il peut être, mes sœurs, que quelqu’une d’entre vous ait été tourmentée de cet esprit du démon. Si cela est tremblez et priez Dieu qu’il vous donne l’esprit de Notre-Seigneur dont le propre est de nous faire désirer d’être toujours les derniers ; et le propre du diable est de faire chercher à être le premier.

Il faut aussi mortifier le désespoir, qui fait qu’on n’ose espérer de venir à bout de se mortifier en quelque chef, ni de se vaincre, à cause de l’expérience qu’on a de sa faiblesse.

Il faut aussi mortifier l’espérance, lorsqu’elle nous fait espérer quelques avantages des créatures. Ah ! Sauveur ! l’espérance aux créatures ! Mes sœurs, il faut avoir grande confiance en Dieu, mais il faut se défier des espérances qui sont appuyées sur les créatures.

Voilà pour ce qui regarde les passions ; voyons comme il faut mortifier les sens extérieurs.

Premièrement, il faut mortifier la vue, ne regardant point les choses qui peuvent porter à offenser Dieu. Et lorsqu’on voudrait voir quelque chose, même licite et

 

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non nécessaire, il faut dire à ses yeux : "Ne regardez pas cela." Je rends grâces à Dieu. Prions la sainte Vierge de le remercier de ce qu’il a mis en vos yeux une grande modestie. Continuez, mes sœurs, dans cette pratique. Je vous représenterai le mal, mais je dirai aussi le bien. Celles que j’ai rencontrées par la ville, je les ai toujours vues modestes, qui plus, qui moins. Je n’en sais que deux qui m’ont malédifié. Voyez-vous, je vous dirai le bien, mais je vous représenterai vos fautes, car je le dois.

Voilà ce qu’il faut faire. Surtout formez-vous sur celles qui excellent le plus en mortification. Il y a, à cette heure, la mortification des oreilles, du flair, du goût, du tact, la mortification de l’entendement, se gardant de la curiosité de savoir comme quoi la supérieure et les officières se comportent au gouvernement de la maison. Vouloir juger du jugement des supérieurs, il faut mortifier cela. Je vous en dis dernièrement quelque chose, et je vous le dis encore. Il ne faut jamais juger de ce que les supérieurs ordonnent. Quand les inférieurs s’amusent à éplucher les ordres de leurs supérieurs c’est un grand défaut, et je n’en sache point de plus préjudiciable. Avant tout, il faut obéir de l’entendement, se soumettant à ce qui est ordonné, comme bien ordonné, et surtout obéir comme la chose est ordonnée et proposée. Quand la sœur servante a dit quelque chose, il la faut faire comme elle l’a dite ; quand la supérieure a donné quelque ordre, croire qu’elle a bien ordonné et l’exécuter en la manière qu’elle l’entend. Voilà comment il faut se soumettre aux ordres des supérieurs. Quand c’est une sœur officière, la sœur doit faire ce qu’elle lui dit ; si c’est la supérieure, toute la communauté doit se soumettre à son jugement. Et s’il se trouvait quelque pauvre fille si dépourvue de jugement qu’elle voulût voir si la supérieure

 

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a raison d’ordonner telle chose, mes sœurs, ce serait là une grande folie que de croire pouvoir mieux ordonner que ceux qui sont appelés de Dieu pour cela, et surtout dans une Compagnie de Filles de la Charité, qui doit être une Compagnie d’obéissance et d’humilité. Donnons-nous donc bien à Dieu, mes sœurs, pour entrer en cette pratique. La nature pourra gronder. Mais, quand vous aurez envie de trouver à redire à quelques ordres de vos supérieurs, étouffez cela promptement.

Il faut encore mortifier la volonté, je ne dis pas seulement en ce qu’elle porte au mal, mais encore dans les bonnes choses et de dévotion, par exemple, si on a attache à dire cet office ou cette autre prière. Il faut que les Filles de la Charité soient prêtes à se mortifier en toutes ces choses. Il ne faut avoir des yeux que pour s’en servir aux choses nécessaires

Mortifier la langue, ah ! c ; est là une des principales choses qu’il faut mortifier. Il y a un saint, je pense que c’est saint Jacques, qui dit qu’une personne qui ne refrène pas sa langue, n’a point de religion (6). Vous voyez ce que la règle dit : "Elles se persuaderont que les mortifications extérieures servent peu, si elles ne sont accompagnées de l’intérieure, qui consiste à refuser à ses sens les satisfactions qu’ils demandent et surtout à refréner sa langue." Ainsi une Fille de la Charité qui ne mortifie point sa langue, n’est point Fille de la Charité.

Voilà, mes sœurs, ce que cette règle vous enseigne. Cela fera d’abord peur, principalement aux âmes qui sont un peu tendres sur elles-mêmes. Quoi ! dira-t-on, toujours se mortifier ! Mais souvenez-vous que l’exercice n’en est pas si pénible qu’il semble et qu’il y a plus

6) Épître de saint Jacques I, 26.

 

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de consolation que de peine pour ceux qui s’exercent à cela. Oui, un des plus grands plaisirs que puissent avoir ces âmes-là, c’est lorsqu’elles se sont bien mortifiées. Elles jouissent alors d’une consolation incroyable. Mes sœurs, essayez-en ; gustate et videte, disait David (7) ; goûtez-en, et vous verrez combien il est doux de se mortifier quand on pense que, par ce moyen, on plaît à Dieu.

Je crois vous avoir dit ce que me disait une fois un religieux d’un Ordre fort austère. "Je disais, dit-il, à mes frères : nous sommes venus pour nous mortifier, et tant s’en faut que cela nous fasse peine au contraire, nous prenons plaisir aux mortifications." Et comment cela se peut-il faire ? Ah ! mes sœurs, cette mortification ou privation que vous faites n’est pas seule ; elle est accompagnée du désir de plaire à Dieu ; et cet acte étant fait pour l’amour de Dieu, il attire ses caresses et les remplit d’une consolation bien plus grande que celles dont elles se sont privées. Et ainsi les mortifications ne leur sont pas pénibles. Quelles consolations plus grandes croyez-vous qu’on puisse avoir que lorsqu’on pense qu’on fait une action qui plaît à Dieu ! On ressent alors une joie et consolation si grande qu’il n’y en a point de semblable ; n’est-il pas vrai, mes sœurs ? Celles qui sont en cette pratique peuvent rendre témoignage de ce que je dis ; celles qui n’y sont pas encore doivent s’y mettre, puis elles l’éprouveront.

Voici la vingt et cinquième règle ; voyons ce qu’elle dit : "Elles n’écriront ni ne recevront point de lettres sans la permission de la supérieure, entre les mains de laquelle elles mettront celles qu’elles auront écrites, pour les envoyer ou retenir, comme elle le trouvera bon."

7) Psaume XXXIII, 9.

 

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Ceci veut dire, mes sœurs, que les Filles de la Charité ne peuvent et ne doivent ni écrire ni recevoir des lettres de qui que ce soit sans les montrer à la supérieure. C’est là l’usage qui est chez nous. Il y en a qui gardent les lettres deux ou trois jours, sans les lire, pour me les faire voir. Aussi nul n’écrit sans permission et sans montrer ce qu’il a écrit. Cela n’est pas seulement chez nous, mais c’est la pratique de toutes les autres communautés et religions, parce que, pour bien conduire une maison, il est nécessaire qu’un supérieur sache tout. Cela sel fait partout : aux Chartreux, aux Jésuites à Sainte-Marie et dans tous les Ordres religieux. Voilà pourquoi il est juste de garder cette règle.

Si vous voulez donc écrire, mes sœurs, demandez premièrement permission à la supérieure, car il ne faut jamais le faire sans la lui avoir demandée.

Cela n’empêche pas à cette heure qu’on puisse écrire aux supérieurs sans faire voir ses lettres. Par exemple ceux qui veulent m’écrire de nos autres maisons le peuvent, sans être obligés de montrer leurs lettres aux supérieurs du lieu où ils sont, lesquels sont obligés de m’envoyer toutes celles qu’on leur baille pour me faire tenir, sans les lire, quand même elles ne seraient pas fermées. N’est-il pas juste, mes sœurs, que ceux qui sont sous la direction des supérieurs puissent avoir permission de leur écrire avec toute liberté, étant ceux de qui ils pensent recevoir consolation et qui peuvent les aider par leurs avis ? De là vient que tous ceux qui veulent écrire non seulement aux supérieurs de leur Ordre, mais même au Pape, le peuvent faire sans montrer leurs lettres au supérieur général de leur Ordre et sans demander permission à personne.

Vingt et sixième règle. "Et parce que la sobriété et le bon ordre qu’on garde à prendre la réfection contribue beaucoup à la santé tant de l’âme que du corps,

 

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elles feront leur possible pour s’ajuster en cela au règlement qui s’observe en la maison de la supérieure, etc."

C’est-à-dire, mes sœurs, qu’il faut tâcher de vous nourrir de la même manière qu’on se nourrit céans. C’est une nourriture semblable à celle des pauvres. Et pour cela vous devez vous estimer bienheureuses de ce que vous avez des règles qui vous obligent non seulement à servir les pauvres, mais encore à leur ressembler en votre nourriture. Il faut donc vous conformer pour le boire et le manger, à l’usage de céans, tant pour la quantité et qualité, que pour les heures et lieux destinés pour prendre vos repas ; et cela pour obvier à plusieurs abus et inconvénients qui en arriveraient si on faisait autrement. On ne saurait dire, mes sœurs les afflictions qui suivraient l’intempérance au boire et au manger, surtout dans les personnes qui ne se tiendraient pas aux vœux qu’elles ont faits. J’ai tort de parler et de porter exemple de la Compagnie ; mais je vous dirai qu’on n’use point d’autre viande chez nous, pour l’ordinaire, que de bœuf et de mouton.

Vingt et septième règle : "Elles ne sortiront point de la maison sans en avoir eu permission de la supérieure, à laquelle elles diront où elles vont. et pourquoi."

Mes sœurs, vous entendez bien, par cette règle, qu’il ne faut pas sortir de la maison, celles qui y sont, sans la permission de la supérieure ; et pour celles de dehors, que jamais aucune sœur ne sorte sans dire à la sœur servante : "Auriez-vous agréable que j’aille là ?" ou bien : "Ma sœur, vous plaît-il que j’aille porter cela aux pauvres ?" Et la sœur servante, pour bien faire, doit, avant de sortir, dire cordialement à sa compagne : "Ma sœur, je m’en vais en tel lieu." Et tant les unes que les autres, quand vous reviendrez rendez-vous compte de ce que vous aurez fait. Le Fils de Dieu disait

 

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à ses disciples : "Si quelqu’un d’entre vous veut être le premier, il faut qu’il soit le moindre" (8). Voilà ce qu’il faut faire, tant pour les sœurs servantes que pour leurs compagnes. Et parce que cela est assez intelligible de soi, nous en demeurerons

Voilà vos règles, mes filles ; voilà ce que Notre-Seigneur demande de vous et de toute la Compagnie des Filles de la Charité. Si vous faites cela, ô Sauveur ! quelle Compagnie verrez-vous ! Verrons-nous quelque chose de mieux fait que la Compagnie de la Charité ? Oh ! que celles qui, se mettront dans cette pratique feront des fruits par leurs instructions ou par leurs exemples ! Quoi ! une fille qui fait tout ce qu’elle peut faire pour mettre son cœur en état d’être uni à celui de Notre-Seigneur, et qui souhaite de faire toutes les choses requises pour vivre en vraie Fille de la Charité, ah ! mes sœurs, quelle bénédiction ne doit-elle pas espérer de Dieu ! En quel emploi pensez-vous qu’il se servira de la Compagnie, si tant est que vous gardiez vos règles ? Mais que ne devez-vous pas craindre si vous vous relâchez ! O Sauveur ! comme celui-là est plus coupable qui, étant informé de ce que Dieu demande de lui, vient à s’y comporter mal et à y manquer ! Quel sujet de craindre si on ne persévère pas !

Mes sœurs, s’il y a quelque chose que Dieu prenne plaisir à regarder, c’est l’observance des règles ; car elles sont composées par son esprit, dans lequel les supérieurs les ont puisées ; ce qui fait que quoique vous fassiez la volonté de Dieu, qui regarde cela avec plaisir et vous fait de nouvelles grâces, vous pouvez bien croire que tout le bien qui vient à la Compagnie vous vient et rejaillit de l’observance de vos règles. Voyez-vous, mes sœurs, il y a des âmes qui estiment

8) Saint Matthieu XX, 27.

 

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que, si Dieu pouvait recevoir quelqu’autre honneur et plaisir que celui qu’il reçoit de lui-même, ce serait de voir des âmes qui prennent plaisir de vivre dans l’observance des règles. Oh ! il n’y a rien qui lui soit si agréable, parce qu’il prend son plaisir dans les âmes qui se sont données à lui pour le servir. Et cela se voit dans l’Évangile car, si le ciel se réjouit d’un pécheur qui fait pénitence, combien plus avons-nous sujet de croire que Dieu se réjouit lorsqu’il voit ses filles et ses épouses s’occuper à lui plaire par l’observance de leurs règles ! Ce qui augmenterait la gloire qu’il a, si elle pouvait être plus grande. Mais il a des plaisirs infinis en lui-même et on ne peut rien ajouter à la gloire et au bonheur qu’il a et qu’il prend de lui-même. Ainsi celui qu’il prend de nous, c’est pour avoir sujet de nous faire du bien.

Mes sœurs, que les Filles de la Charité se donnent à Dieu pour observer leurs règles, puisque c’est le plus grand plaisir qu’elles puissent faire à sa bonté. Non seulement Dieu prend plaisir à regarder le service que vous lui rendez, mais il le fait voir aux anges et aux bienheureux. O Sauveur de nos âmes, quelle consolation de savoir que Dieu prend plaisir à ce que vous faites ! Quel sujet d’aimer votre vocation, de savoir que les œuvres que vous faites sont agréables à Dieu !

Mes chères sœurs, pour toutes ces considérations résolvez-vous à servir vos malades avec toute la perfection possible. Quel bonheur de ne rechercher qu’à plaire à Dieu, de mépriser toutes les commodités qu’on pourrait avoir et d’estimer comme rien tout ce qui ressent le monde, comme font les Filles de la Charité ! Continuez donc, mes sœurs, et faites en sorte que votre Compagnie aille toujours s’accroissant et perfectionnant de plus en plus en la grâce de Dieu et rende de plus grands services à Notre-Seigneur par l’observance des

 

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règles. Je prie sa divine bonté qu’elle ait agréable le service que vous rendez aux pauvres, qu’il lui plaise le recevoir comme fait à lui-même, et rends grâces à Dieu de toute l’étendue de mes affections de ce qu’il donne tant de bénédictions au service que vous rendez tant au corps qu’aux âmes de vos pauvres malades. O Seigneur, bénissez-les toujours en tout ce qu’elles feront. C’est le souhait que je fais, mes sœurs et je le prie qu’il éclaire vos esprits, pour vous faire voir l’importance qu’il y a que les Filles de la Charité soient exactes à l’observance de leurs règles. Voyez-vous, si vous le faites, il ne faut point autre chose pour devenir saintes. Je vous l’ai dit d’autres fois, le Pape Clément VIII ne demandait que cela pour canoniser une personne.

Sauveur de nos âmes, qui vous êtes prescrit des règles dans toute l’éternité, le Père engendrant le Fils, et le Fils produisant le Saint-Esprit, c’est là leur règle. Mes chères sœurs, je prie Notre-Seigneur qu’il augmente l’estime que vous avez de vos règles, pour vivre dans l’observance d’icelles. Je le prie qu’il vous fasse la grâce de bien garder vos saintes règles et de n’y jamais manquer. Si vous le faites, il vous dira, comme à Moïse : "Je vous bénirai au sortir ; je vous bénirai au retour ; bref, je vous bénirai en tout." Je vous dis de même : si vous gardez vos règles, vous recevrez bénédiction de Dieu sur vos âmes sur vos corps, bénédiction continuelle pendant cette vie et enfin en l’autre, le paradis.

 

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90. — CONFÉRENCE DU 23 DÉCEMBRE 1657

SUR LES VISITES ET LE DEVOIR D’AVERTIR LES SUPÉRIEURS

(Règles Communes, art. 28 et 29)

Mes sœurs, nous allons lire les 28e et 29e règles de 43 que vous avez. Voyons ce qu’elles disent. "Elles ne feront aucune visite, non pas même chez les sœurs d’une autre paroisse, sans la permission de la supérieure, si ce n’est en cas de nécessité, comme serait pour celles qui sont malades."

Mes chères sœurs, cela regarde la visite active et passive. Les visites passives sont celles qu’on reçoit, et les actives sont celles qu’on fait aux autres. Or, les visites sont reconnues par les personnes qui vivent dans le monde pour des choses qu’on doit supprimer, et l’expérience fait voir que les visites ne sont, pour l’ordinaire, que perte de temps. C’est ce qui fait que les gens du monde qui sont accoutumés à voir beaucoup de personnes consument la meilleure partie de leur temps en visites. De sorte que, dès qu’une dame ou un homme veulent commencer une vie plus parfaite, le premier avis ou la première règle qu’un directeur leur donne, c’est de modérer leurs visites. Pourquoi ? Parce qu’on y parle de tant de choses qu’il est fort difficile qu’on n’y offense Dieu et le prochain. Comme c’est l’ordre des personnes qui veulent vivre dans le monde, c’est aussi celui des Filles de la Charité qui veulent vivre selon la perfection qu’elles sont obligées d’avoir. Pour cela, il est fort important qu’elles soient réglées dans leurs visites. C’est un grand moyen d’avoir l’esprit recueilli dans la méditation. Elles ne rechercheront donc point les visites, ni elles n’en feront point. Elles demeureront chez

Entretien 90. — Ms. SV 4, p. 229 et suiv.

 

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elles recueillies et ne converseront point avec le monde, si ce n’est lorsque Notre-Seigneur les y obligera. Hors de là, elles s’en abstiendront.

Revenons à la règle. "Elles ne feront point de visite, non pas même chez les sœurs des autres paroisses." Cela vous semblera rude. "Quoi ! direz-vous, je ne verrai pas mes sœurs ; nous sommes sœurs ; quel mal y a-t-il à se visiter l’une l’autre ?" Ne le faites jamais, mes sœurs, qu’au préalable vous n’ayez eu la permission de la supérieure. Et si une sœur suivait son inclination, ne tenant compte de cette règle, elle ferait mal, car elle perdrait le temps, au préjudice du service des pauvres. En second lieu, elle est cause que celle qu’elle visite fait la même faute, parce qu’il faut qu’elle fasse compagnie à sa sœur. C’est pourquoi Notre-Seigneur demande que vous ayez pour maxime de ne point faire des visites sans permission des supérieurs. — Monsieur, me direz-vous, fait-on cela aux autres communautés ? — Oui, mes sœurs, les filles de Sainte-Marie ont cette maxime que jamais une fille ne parle à une autre fille sans permission, si ce n’est quand on s’assemble. Hors de là, il n’est pas permis de se parler sans permission. Si une fille de Sainte-Marie avait parlé à une autre fille sans permission, elle ferait une faute qui ne demeurerait pas impunie. Pourquoi ? C’est parce que l’expérience a fait voir, depuis mille ans qu’on a commencé l’institution des communautés, que les filles pouvaient se nuire par leurs entretiens.

Mais, Monsieur, comment faut-il donc faire ? — Si vous avez à parler de quelque chose, soit aux personnes du dehors, soit à nos sœurs, il faut venir demander permission, ou bien écrire ; si c’est de votre intérieur, il faut venir ici. Mes filles, il est juste que des filles qui ont tout quitté pour suivre Notre-Seigneur, qui est un vrai époux, ne cherchent point d’autre divertissement

 

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qu’en son amour et au service des pauvres. Voilà pourquoi il est bon que vous en usiez de la sorte, si ce n’est en cas de nécessité. Voilà, par exemple, une fille qui se trouve mal en une paroisse ; sa sœur le sait ; elle fait bien d’y accourir, et voilà comme les règles sont ordonnées avec justice et jugement. Mais, hors la nécessité, in nomine Domini !

Elles ne chercheront non plus, par divertissement, que les autres les visitent ; c’est-à-dire, mes sœurs, que les Filles de la Charité ne doivent pas chercher que les sœurs les visitent, pour avoir sujet de les divertir et entretenir. Pour les malades, c’est autre chose, comme je viens de dire. Je recommande à nos sœurs que, quand il y en aura des malades, celles d’une autre maison les visitent, car je pense que c’est une grande consolation à une sœur malade de voir ses sœurs ; mais, hors de là, mes sœurs, point de visites, tenez-vous dans l’observance de la règle.

La vingt et huitième règle parle de ce qui regarde particulièrement les sœurs qui ne se tiennent pas auprès de la supérieure, lesquelles ne doivent pas souffrir que personne du dehors monte dans leurs chambres sans grande nécessité, particulièrement les hommes, non pas même les prêtres, ni leurs confesseurs, si ce n’est quand elles sont malades.

Voyez-vous, mes sœurs, ce que je viens de dire est de telle importance que je ne sache point que vous deviez avoir rien plus en recommandation, après l’amour de Dieu et du prochain, que l’observance de cette règle, qui est pour la conservation de la pureté. Or, il faut que vous sachiez que le plus grand risque que courent les Filles de la Charité, c’est de manquer contre la pureté. Et comment cela ? C’est que l’esprit malin, de rage qu’il a de se voir méprisé et du service que rendent à Dieu les filles qui gardent leur pureté, leur livre plusieurs tentations

 

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et rôde perpétuellement autour des personnes religieuses ou de communauté pour la leur faire perdre. Voilà pourquoi vous devez fuir la conversation avec les hommes, hors le cas de nécessité quand ils tiendraient des discours de piété. Car le malin esprit se servira de cela pour vous tenter. Quand il n’y a point d’objet, cela ne fait que passer ; mais là où est l’occasion de la tentation, ah ! elle est plus violente et de plus longue durée. C’est pour cela que la clôture est gardée dans les religions. Ce qui ne s’est pas toujours fait ; car, au commencement, les religieuses n’étaient point enfermées. Elles allaient, comme vous faites, parmi le monde. Mais elles souffraient d’horribles tentations contre la pureté. Ce qu’étant reconnu nos Saints-Pères les Papes, de peur d’inconvénient, ordonnèrent qu’elles seraient enfermées, à cause de la difficulté qu’il y a à garder la chasteté, si on est dans les occasions de la perdre.

Mes sœurs, vous aurez donc les tentations qu’avaient les religieuses et qui en ont fait tomber quelquefois, non pas vous autres, par la miséricorde de Dieu, car nous n’en avons point vu qui aient succombé jusqu’à présent. S’il y a eu des tentations, on les a surmontées, par la miséricorde de Dieu. Mais, si vous avez été préservées par le passé, vous avez sujet de craindre pour l’avenir, vous et celles qui viendront après vous, si vous manquez à cette règle.

Mais, Monsieur, que faut-il donc faire à cela ? — Mes sœurs, il faut que les Filles de la Charité fassent leur cloître de leur chambre. S’il vient un parent pour vous parler, il faut descendre en bas et lui parler devant tout le monde. Encore faut-il couper court.

Monsieur, ne vous semble-t-il point qu’il y ait quelque chose de rude en cela ? N’y a-t-il point d’inhumanité ? — Non, ma sœur, car, si vous le permettez à un parent, ce sera une entrée pour les autres. Et ainsi vous ne devez

 

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pas souffrir que pas une de vous autres laisse entrer un homme dans vos chambres, non pas même les femmes, hors la nécessité.

Il n’est pas seulement défendu aux religieuses d’ouvrir la porte aux hommes, mais même aux femmes, qui n’y entrent jamais, ou bien rarement. Encore faut-il avoir permission de l’évêque, ou du général. Mais, pour les hommes, ils n’y entrent point, si ce n’est des prêtres ou des médecins en cas de maladie. Si vous avez à parler à vos confesseurs, vous leur pouvez parler à l’église, mais jamais dans vos chambres, quand ce serait M. Portail ou moi-même ; vous ne devez pas m’y souffrir.

Monsieur, voilà qui semble rude. — Mes sœurs, voilà qui semble juste. Lorsqu’il plaira à Dieu vous faire connaître le danger qu’il y a pour les Filles de la Charité en telles conversations, vous verrez qu’on a eu raison de vous donner cette règle. Plaise à Dieu vous faire cette grâce ! O mon Sauveur, accordez à ma prière qu’elles connaissent l’utilité de cette règle, vous qui avez votre mère si pure qu’elle se troubla de voir un ange dans sa chambre, parce qu’il avait la forme d’un homme. Plaise à la bonté de Dieu, ô Sauveur de nos âmes, faire connaître à nos sœurs l’importance qu’il y a que les hommes n’entrent point dans leurs chambres ! C’est la très humble prière que je vous fais, Seigneur, que, par l’amour que vous avez eu pour la pureté, voulant être conçu et naître d’une mère si pure, vous nous accordiez cette grâce. Mes sœurs, voici une fête de pureté. Demandons à Notre-Seigneur que, par sa sainte nativité, il nous donne la grâce de bien observer cette règle-ci. Donnons-nous à Dieu pour cela ; car voilà une règle d’aussi grande importance que pas une que vous ayez.

Il faut donc, quand vous aurez à parler à vos confesseurs que ce soit à l’église ou à la porte de la maison.

 

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Encore faut-il que ce ne soit pas à heure indue, quelques bonnes intentions et raisons que vous ayez. A heure indue, c’est-à-dire, mes sœurs, le soir entre chien et loup, et le matin tout de même. Il faut prendre garde quand vous parlerez à quelqu’un, que ce soit à une heure où l’on puisse voir clairement vos actions. Mes sœurs voilà ce que Dieu demande de vous par votre règle, que vous retiendrez, et vous y penserez souvent pour vous exciter à l’observer. Sachez que l’alphabet a b c autrement appelé la croix de par Dieu (2), tant pour les personnes qui veulent bien vivre dans le monde que pour les Filles de la Charité qui désirent vivre dans la pureté, n’est autre que de retrancher, en premier lieu les visites, n’en recevant et n’en faisant que dans les cas dont j’ai parlé.

Il faut encore, en second lieu, vous donner à Dieu pour ne laisser point entrer d’homme en vos chambres, non pas même des prêtres quand ce serait moi-même, parce que cela est contre la volonté dé Dieu, de sorte que, si vous le souffrez, vous offensez Dieu, et moi je l’offense aussi.

Voici le 29e article de vos règles : "Et d’autant que le supérieur ni la supérieure ne peuvent remédier aux désordres qui arrivent dans la communauté, sans les savoir, ni les savoir sans qu’on leur donne avis, et que faute de leur donner cette connaissance, la Compagnie serait en danger de périr avec le temps, chacune sera soigneuse d’avertir humblement la supérieure ou le supérieur des fautes notables qu’elle aura remarquées en ses sœurs."

Mes sœurs, ceci parle de soi-même. Vous entendez

1). A la nuit tombante.

2). Alphabet pour apprendre à lire, ainsi nommé parce que le titre est ordinairement orné d’une croix.

 

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bien cela. Il ne se peut pas que, dans les Compagnies qui s’assemblent pour servir Dieu, il ne se fasse des fautes notables. Notre infirmité et le diable, qui rôde continuellement autour de nous, sont cause que nous faisons des choses que nous ne devrions pas faire. Puisqu’en la compagnie de Notre-Seigneur il s’en est fait il n’y a point de Compagnie pour sainte et parfaite qu’elle paraisse, où il ne se fasse des fautes Ainsi il ne faut pas s’attendre qu’on n’en fasse point dans la nôtre Or, si ce mal demeurait caché, on n’y apporterait point de remède et il perdrait, avec le temps, la Compagnie. Par exemple, voilà une personne qui a un chancre à la mamelle. Elle n’en dit mot, et personne ne le sait. Ce mal viendra avec le temps à une telle extrémité qu’il faudra qu’elle en meure, parce qu’on n’a pas donné les remèdes nécessaires. Ainsi, mes sœurs, lorsqu’il y a dans une Compagnie des personnes qui couvrent des chancres dans leurs âmes, il faut que celles qui le savent le découvrent, ou bien il faut que la Compagnie périsse. Les personnes qui ont ce mal et sont agitées de grandes tentations ne le diront pas le plus souvent, ou, si elles le disent, ce sera à quelque confidente de pareil sentiment.

Mes sœurs, je dis que cela arrive rarement qu’une personne dise d’elle-même ses fautes, si elle n’est vertueuse ; car il y a des âmes et j’en connais, qui ne sauraient souffrir quoi que ce soit dans leur esprit sans le dire à leurs supérieurs, mais ce sont des âmes qui ne participent point à cette masse corrompue de la chair et du sang et qui aiment leur perfection. N’ayez pas peur qu’elles cèlent rien à leur supérieure, si elles sont de votre sexe ; ou à leur supérieur, si elles sont du nôtre. Parce qu’il y en a peu comme cela, il fallait une règle qui obligeât d’avertir des fautes notables remarquées en ses sœurs. Or, quand ce sont des filles qui veulent être

 

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estimées, elles ne disent pas leurs fautes ; et si on n’en sait rien, le supérieur et la supérieure n’en disent mot, incontinent les autres en feront de même et diront : "Voilà une fille qui fait telle chose, et on ne la reprend pas. Assurément il faut que cela ne soit pas mal, puisqu’on ne lui défend pas de le faire."

Il faut donc avertir telle sœur des fautes que vous voyez en elle : premièrement, parce que la personne qui manque pourra mieux faire au moyen de l’avertissement qu’elle recevra ; secondement, parce que la Compagnie reçoit du scandale quand les fautes ne sont pas corrigées. Une supérieure ne peut pas voir tout ce qui se passe en chaque lieu. Ainsi, s’il y a du mal, quel remède à cela ? Le remède, mes sœurs, est que vous avertissiez la supérieure ou le supérieur, je ne dis pas de certaines choses qui ne sont rien, mais des fautes considérables. Par exemple, une fille sera tentée de tout quitter, elle aura peine de la conduite de la Compagnie et en parlera souvent avec une autre. Celles qui le savent doivent avertir les supérieurs et dire : "Monsieur (ou Mademoiselle), il paraît quelques particularités en telles sœurs ; elles se parlent souvent", ou bien : "Je pense qu’une telle sœur vacille un peu en sa vocation." Et s’il arrivait, par malheur, que quelqu’une prît de l’argent, oh ! il en faudrait avertir. Si cela arrive, assurez-vous que c’est un filet pour perdre la Compagnie. Si cela paraît, incontinent les Filles de la Charité passeront pour des filles qui feront leur bourse de l’argent des pauvres malades. Il faut veiller sur celles qui pourraient être faites de la sorte ; car, dès qu’une aura fait cela, toute la Compagnie participera à sa faute par le scandale qu’elle en recevra. Or, pour empêcher que ce malheur n’arrive, que faut-il faire ? Mes sœurs, dès que vous savez que quelques filles font des fautes notables contre les règles, en même temps vous devez venir trouver

 

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la supérieure et dire ce qui se passe, surtout si quelqu’une prenait de l’argent, pour peu que ce soit. Car, dès lors qu’on souffrira ce vice parmi vous, la Compagnie viendra bientôt à rien ; et vous ne serez pas plus tôt convaincues en une paroisse, qu’incontinent vous passerez pour des personnes de néant qui s’approprient l’argent des pauvres. On dira que, si on avait su cela dès le commencement, on y aurait vraiment remédié. C’est, mes sœurs, ce que le monde dira.

Mais il y a encore d’autres fautes desquelles il faut avertir promptement. Voilà une fille qui contrevient à la règle, faisant entrer des hommes dans sa chambre. Une autre qui le sait fera de même, si on n’en dit rien. Elle dira : "Une telle sœur a fait cela, et il n’en est point encore arrivé de mal, pourquoi ne le ferais-je pas ?" Voilà, mes sœurs, le scandale dans la Compagnie. Et si la supérieure le savait, elle y remédierait. Mais, comme elle ne le sait pas, elle n’en dit mot. Ainsi la sœur continue. D’autres de même diront : "Voilà une telle qui fait cela depuis longtemps ; que lui en est-il arrivé ?" Ainsi le mal ira en augmentant. Et vous qui le savez, vous en rendrez compte devant Dieu, parce que vous vous rendez coupable devant Dieu de son mal n’en donnant pas avis. Eh quoi ! vous voyez une personne qui offense Dieu, et vous êtes muette ! Ah ! mutus ! Un muet, un muet ! C’est le terme des théologiens qui disent qu’une personne qui fait le muet souffrant les maux sans y mettre empêchement, se rend coupable elle-même du mal que les autres font, n’en donnant pas avis à ceux qui doivent y remédier.

Il faut donc, mes sœurs, aller au supérieur ou à la supérieure sans en rien dire à la sœur qui fait la faute. Car, si vous le dites à elle-même elle ne s’en souciera pas peut-être. Si vous faites ce que je vous dis dans l’esprit de charité, vous mériterez, faisant une œuvre

 

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très utile pour toute la Compagnie ; si vous ne le faites pas, vous tuerez l’âme de cette personne-là. Car, voyez-vous, mes sœurs, comme l’on tue les personnes en deux manières, l’une en leur donnant le coup de la mort, et l’autre en leur soustrayant les choses nécessaires à la conservation de leur vie, ainsi en est-il de la vie spirituelle, qu’on ravit aussi à l’âme en deux manières : premièrement, en couvrant le mal ; secondement, en soustrayant ce qui lui est nécessaire pour vivre, c’est-à-dire lui ôtant le remède que vos règles vous ordonnent de lui procurer par les avertissements que les supérieurs lui donneraient, s’ils savaient son besoin, et les prières qu’ils feraient afin de lui obtenir la grâce de se corriger. Voilà pourquoi il importe, mes chères sœurs, que vous vous donniez à Dieu pour bien garder cette règle. Et soyez assurées que, tant que vous y serez exactes, vous pourrez espérer que le mal ne continuera pas longtemps, parce qu’on y apportera remède ; et qu’au contraire, Si vous ne le faites pas, la Compagnie périra à la fin, faute d’y avoir porté remède convenable.

Or, quand vous pensez devant Dieu être obligées à avertir des défauts des sœurs, il faut prendre garde de le faire charitablement n’exagérant point. Et comment cela ? Mes sœurs, vous n’avez rien à craindre. Voici comme il faudra y procéder. Premièrement, demander conseil à Dieu sur ce qu’on a à dire, et le prier ainsi : "Mon Dieu faites-moi la grâce de connaître si je dois avertir d’un tel défaut." Après cela, si vous croyez que ce mal peut porter préjudice à la Compagne, en avertir au plus tôt les supérieurs, comme porte la règle. Pour ce qui est des vétilles, il n’est pas nécessaire d’aller toujours avertir ; mais il faut considérer devant Dieu : "Si je ne dis rien de cela, ne sera-ce point au préjudice de ma sœur ?" Et si après y avoir pensé, vous jugez que ce mal doive être découvert, vous devez vous dire :

 

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"Je dois avertir ma supérieure de telle faute et le faire au plus tôt."

Il sera bon de voir s’il n’y a point quelque jalousie qui fasse paraître le mal plus grand qu’il n’est ; et si vous sentez qu’il y a quelque antipathie, parce qu’elle n’est pas de votre humeur et que cela vous empêche de bien juger de la chose, en ce cas-là, mes sœurs, il faut suspendre l’avertissement et attendre qu’on soit libre de passion car il ne faut pas donner d’avertissement par aversion. A cette heure si vous avez peine à avertir, quoique vous connaissiez des choses qui méritent d’être sues, il faut vous demander à vous-mêmes : "D’où vient cela ? Pourquoi ai-je de la peine d’avertir de ce mal ? Ne peut-il pas porter préjudice ? N’est-ce point que j’ai trop d’affection pour ma sœur ?" Si on trouve que cela soit ainsi, il faut prier Dieu de vous faire connaître ce qu’il veut que vous fassiez, et le lendemain voir à quoi vous vous sentez plus inclinées. "Dois-je parler de cela ? Il me semble que oui ; mais aussi il me semble que non." Car quelquefois ces pensées peuvent venir à même temps. Si cette disposition continue, deux jours après il faudra vous demander à vous-mêmes : "Que voudrais-tu avoir fait à l’heure de la mort ?" Mes sœurs il n’y a point de doute qu’à l’heure de la mort on voudrait avoir averti une personne qui serait en danger de son salut. Or, ce qu’on voudrait avoir fait à cette heure-là, il faut le faire à présent. Il faut donc avertir et passer par-dessus la peine qu’on a ; car, voyez-vous, mes sœurs, c’est une affaire de grande importance pour la conservation de la Compagnie et pour faire que chaque particulière se tienne à son devoir ; ce qui ne se peut qu’au moyen des avertissements.

Voilà un conseiller de la cour qui vient de sortir de chez nous comme je venais ici ; il m’a dit : "Monsieur, j’ai vu deux de vos filles, dont l’une portait un panier

 

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et l’autre le pot de ses malades. J’en ai observé une qui avait une modestie si grande qu’elle n’a pas levé les yeux."

Voyez comme la modestie de cette fille a édifié cet homme. S’il avait vu le contraire, il aurait été scandalisé. Mes sœurs, rendez grâces à Dieu de ce qu’il y a parmi vous des filles qui sont à édification, et soyez assurées que, s’il y a quelque chose d’important, c’est d’avertir lorsqu’il y a sujet de craindre ou le scandale du prochain ou quelque autre mal. Si vous le faites, vous mériterez que Dieu continue ses bénédictions sur vous et sur toute la Compagnie, et vous accomplirez le conseil de l’Évangile, qui ordonne d’avoir soin le, uns des autres. Soyez donc fidèles à cela, et Dieu vous bénira.

"Chacune sera soigneuse d’avertir humblement et charitablement." Oh ! j’oubliais celui-là. C’est, mes sœurs, que, quand vous vous sentez obligées d’avertir les supérieurs ou Mlle Le Gras des défauts de vos sœurs, il faut le faire humblement, dans la pensée que vous faites de plus grandes fautes. Hélas ! voilà une faute qui paraît extérieurement en ma sœur ; mais j’en fais bien d’autres en mon intérieur, etc. Et avec cet esprit d’humilité dites : "Monsieur (ou Mademoiselle), j’ai grande confusion de vous dire telle chose", comme vous le savez. Ne pas augmenter le mal et ne le pas excuser, mais dire la vérité comme vous voudriez qu’on la dise, si c’était vous qui eussiez fait la faute.

Il faut surtout le faire à propos. O mes sœurs, quand il s’agit de donner un avertissement, il faut que ce soit en vue de Dieu, et penser aux fautes dont on veut parler : sont-ce des fautes notables ou de peu d’importance ? Sont-ce des fautes qui continuent, ou ne sont-elles que par intervalle ? Il faut donc prendre garde à la qualité de la faute : si c’est par infirmité, ou bien si

 

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ce sont des fautes de la qualité de celles dont nous venons de parler, comme s’approprier de l’argent, ou contrevenir à la règle qui défend de laisser entrer des hommes dans vos chambres. Si on sait que quelque fille est tentée de quelque tentation forte et s’entretient de cela avec les autres, celles qui le savent sont obligées de le dire à la supérieure, si ce n’est que cette sœur l’ait dit pour demander avis. Voilà, par exemple, une fille vertueuse à qui elle s’adresse ; elle lui dit, comme demandant conseil et par tendresse : "Ma sœur, je suis tentée contre ma vocation conseillez-moi, je vous prie, ce qu’il faut faire." Oh ! en ce cas, savoir si on en doit donner avis, cela mérite attention et qu’on prie Dieu.

Suite de la règle : "Elle sera contente que ses défauts soient pareillement découverts au même supérieur et à la supérieure, et recevra de bon cœur les avertissements qui lui seront faits tant en public qu’en particulier." Cela veut dire, mes sœurs, que vous devez vous donner à Dieu, et moi avec vous, pour profiter des fautes que nous faisons en recevant les avertissements que la supérieure ou le supérieur nous donnent. Il est bien difficile qu’on ne tombe parfois, même les plus vertueux ; mais l’important est que, lorsqu’une sœur a fait quelque faute, elle souffre d’en être reprise.

Une bonne âme dira : "Ah ! Mademoiselle, voilà les fruits d’une pauvre pécheresse comme je suis ; priez Dieu pour moi, je vous supplie, afin que sa bonté m’aide à me corriger." Voilà comme il faut se comporter, et demandez à Dieu cette grâce : "Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien recevoir les avertissements que vous me ferez donner. " Car, au fond, ce n’est pas une hyperbole de dire que Dieu parle par la bouche des supérieurs. C’est Notre-Seigneur qui le dit en ces termes : "Qui vous écoute m’écoute et qui vous méprise

 

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me méprise." (3). Or, c’est mépriser les supérieurs de ne pas bien prendre les avis qu’ils nous donnent. Voilà une fille qui dit quand on l’avertit de quelque chose : "Mademoiselle, je ne sais qui vous a dit cela, c’est quelqu’un qui m’en veut. Vous écoutez trop facilement les rapports qu’on vous fait." Mes sœurs, voilà comme font les imparfaites, car une âme humble ne s’excuse point. Lorsqu’on lui parle de ses fautes, elle les avoue ingénument.

Quelqu’une dira : "Mais, si cela n’est pas vrai, que faut-il faire ?" Mes filles si la chose est importante, la fille fera bien de recevoir la correction avec humilité sans s’excuser ; mais il sera bon de dire quelques jours après, non pas à l’heure même : "Mademoiselle, j’ai rendu honneur à l’humilité, mais je dois aussi le rendre à la vérité. Par la grâce de Dieu, je ne sache point être tombée dans la faute dont vous me fîtes la charité de m’avertir un tel jour."

Mes chères sœurs, voulez-vous acquérir la perfection, voilà un chemin pour y parvenir et pour vous faire des saintes, comme doivent être les vraies Filles de la Charité, il ne faut que l’observance de vos règles. Cherchez-vous les moyens d’être saintes (vous y aspirez toutes, comme je crois, cela est contenu en vos règles), gardez-les et vous le serez, selon le dire du Pape Clément VIII, dont je vous parlais la dernière fois : "Une personne qui garde ses règles, je la canoniserai sans autre chose pour preuve de sa sainteté." Le moyen donc de parvenir à la sainteté et vous et moi (oh ! moi, misérable, j’en suis bien éloigné), mais le vrai moyen, est l’observance de vos règles. C’est le vaisseau par le moyen duquel vous passerez heureusement de ce monde-ci à l’autre, c’est le canal par lequel Dieu vous enverra

3) Saint Luc X, 16.

 

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toutes sortes de grâces, tandis que nous les observerons. C’est pour cela que l’esprit malin fera tous ses efforts pour vous divertir de l’observance de ces mêmes règles. Car les unes seront tentées de ne se pas soucier de ce qu’une Fille de la Charité doit faire, d’autres d’être coiffées d’une autre sorte. Celles-là ne se soucient pas de contrevenir à l’observance des règles ; et s’étant ainsi relâchées peu à peu, avec le temps elles viendront à une telle extrémité de libertinage qu’elles se moqueront de toutes vos saintes pratiques. Pourquoi cela ? C’est parce qu’elles se sont laissées aller à l’inobservance des règles. Je ne dis pas que cela arrive à l’heure même ; mais, si vous n’êtes pas fidèles à les garder, principalement celle-ci, cela arrivera dans la suite.

Il y en a d’autres parmi vous qui les garderont au péril de leur vie. Rangez-vous de ce côté-là, mes filles, et tendez-y de toutes vos forces, surmontant courageusement toutes les difficultés qui pourront s’y opposer. Ah ! mes chères sœurs, y a-t-il consolation plus grande que de faire la volonté de Dieu ? Vous le savez, vous qui êtes dans la pratique, c’est un continuel banquet ; et celles qui ne la font pas ont un continuel sujet de tristesse, de fâcherie et de misères ; car, de quelque côté qu’elles se tournent, elles ont un continuel reproche de la conscience, qui est un témoin irréprochable. Elle leur dit : "Ma sœur, vous n’observez pas vos règles, et vous l’avez promis ! Voilà telle fille, faible du corps, qui les observe bien. Ne voulez-vous pas vous vaincre en telle et telle chose ? " Ah ! misérable, quand sera-ce que je serai dans cette pratique ? Voyez-vous, si vous ne gardez pas vos règles, résolvez-vous à sentir un continuel reproche, et soyez assurées que vous n’aurez jamais de vraie consolation tant que vous ne vous donnerez pas à Dieu pour les bien garder. Et vous qui les gardez bien, dites-moi, n’est-il pas vrai qu’il n’y a rien qui satisfasse tant

 

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une âme que de faire ce que Dieu demande d’elle ? Ne vous souvenez-vous pas de nos chères sœurs qui sont devant Dieu ? Vous savez ce qu’on en a dit dans les entretiens que nous en avons faits. Elles étaient si soigneuses de garder leur règle que jamais elles n’y manquaient ; ou si, par infirmité, elles en rompaient quelqu’une, tout aussitôt elles en avaient regret. Aussi faut-il avouer que celles que nous avons vues dans cette pratique mériteraient que leurs vies fussent écrites. Oui, mes sœurs, je vous le dis avec tendresse et consolation, si celles qui étaient dans cette pratique se fussent rencontrées du temps de saint Jérôme, il aurait écrit leur vie. Car ce saint se plaisait à recueillir les vies des chrétiens de son temps qui s’étaient rendus recommandables par leur vertu, et principalement celles des filles.

Le temps est court, mes chères sœurs, il en reste peu ; courage ! vous avez des moyens très assurés pour parvenir au port où elles sont arrivées. Quand nous vivrions encore vingt ans, comme celles qui sont allées à Dieu, qu’est-ce que cela ! Nous n’en avons pas tant à passer. Car premièrement il en reste peu aux vieillards comme moi. Je ne peux pas vivre longtemps ; mais aussi les jeunes peuvent bientôt mourir. Cela étant ainsi, employons le temps qui nous reste ; donnons-nous à Dieu pour bien observer nos règles, et confiez-vous en sa bonté. Si vous le faites, la Compagnie de la Charité sera agréable à Dieu. Il prendra plaisir à verser ses bénédictions sur elle, il fera qu’elle sera à édification à tout le monde, tandis que vous ferez ce que doivent faire de vraies Filles de la Charité. Ayez cette confiance mes chères sœurs, qu’en ce faisant, votre Compagnie ira croissant comme l’aurore, et vous servirez d’exemple aux Filles de la Charité qui viendront après vous, qui, suivant cela, se comporteront en vraies Filles de la Charité. Ainsi la Compagnie ira toujours en augmentant

 

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en sainteté. C’est ce que j’espère de la divine bonté par sa divine naissance. Je le lui demande par le dessein éternel qu’il a eu de se faire une Compagnie de pauvres filles dans les derniers temps et par la grâce qu’il a faite à cette Compagnie. C’est la prière que je fais à Notre-Seigneur.

 

91. — CONFÉRENCE DU 30 DÉCEMBRE 1657

RAPPORTS AVEC LES EXTERNES, MURMURES, MÉDISANCES

(Règles communes art. 30, 31, 32)

Mes sœurs, voici la 30e règle, que je vais vous expliquer. Mais avant toutes choses, souvenez-vous et établissez-vous là dedans, que, comme ceux qui veulent passer une rivière ne sauraient le faire sans pont et sans bateau, ni ceux qui veulent aller sur mer, sans navire, ainsi, mes chères sœurs, ceux et celles qui veulent traverser la mer orageuse de ce monde et arriver à la perfection qui conduit au ciel, doivent nécessairement être dans le navire de l’Église et y garder la loi de Dieu pour passer cette mer.

Voilà pour ceux qui demeurent dans le monde, les autres doivent de plus, garder les règles de la communauté où ils sont appelés. Voilà mes sœurs, la voie de salut pour vous. Non seulement cela, mais, si vous gardez vos règles, vous serez toutes saintes. Soyez donc jalouses de cela plus que de vivre ; car, quoique la vie soit désirable, elle doit finir, et vos règles sont des voies très assurées pour rendre à Dieu la gloire que vous lui devez et parvenir à la vie bienheureuse, qui ne finira jamais. Ah ! c’est là notre grande affaire, mes chères

Entretien 91. — Ms. SV 4, p. 240 et suiv.

 

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sœurs ; c’est là où vous êtes appelées et où il faut désirer aller. Or le grand moyen d’en venir là, c’est de faire en sorte que toutes les Filles de la Charité soient des saintes. Gardez vos règles, car, comme elles sont saintes, elles tendent assurément toutes à vous faire des saintes ; et une fille qui les gardera peut s’assurer qu’elle sera heureuse en ce monde et en l’autre. Cela posé, voici la 30e règle, que je m’en vais vous lire.

"Et d’autant que les fréquentes communications avec les externes hors le cas de nécessité, peuvent être autant préjudiciables à la pureté et à la vocation des Filles de la Charité qu’elles leur sont avantageuses et méritoires quand cela se fait par obéissance et pour s’acquitter de leur obligation envers les pauvres, tandis qu’elles seront dans la maison de leur communauté, elles ne parleront à aucune personne de dehors, particulièrement de l’autre sexe, ni ne lui feront parler aucune sœur sans la licence de la supérieure, ou de la sœur servante, si c’est dans leurs autres maisons."

Voyez-vous, mes sœurs, cette règle se réduit à deux points : celles des paroisses ne doivent pas faire parler celles qui se tiennent ici à aucune personne du dehors sans permission de la supérieure, et sans celle de la servante, quand c’est dans les autres maisons.

Cette règle donc vous ordonne, mes sœurs qui êtes de cette maison, de ne faire parler à aucune personne du dehors, si ce n’est de l’ordre de la supérieure ; et pour cela il faut faire deux choses.

La première est que les supérieurs, pour bien conduire, doivent savoir tout ce qui se passe dans leurs maisons. Cela importe, pour bien gouverner une Compagnie, que le supérieur ou la supérieure sache tous ceux qui demandent à parler aux sœurs.

Mais pour quel sujet ? La raison de cela est qu’il y a des gens qui, sous prétexte de venir voir une sœur de

 

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leur connaissance, demanderont à parler à une autre et feront des messages pour cela. Il faut savoir, quand on demande à parler à une sœur, quelles gens ce sont. Si on n’en usait pas de la sorte, qu’arriverait-il ? C’est que, quand une sœur aura demeuré en une paroisse, il y aura des hommes, un médecin un chirurgien, par exemple, avec qui elle aura contracté familiarité, qui viendront la voir dans cette autre paroisse. Ce sera pour l’entretenir. Il faudra leur répondre et peut-être les faire entrer dans la chambre.

Voyez les inconvénients qu’il y a de ne pas garder cette règle. Mes chères sœurs, l’expérience fait voir que ce sont des maux qui arrivent quelquefois aux communautés et que ces visites des personnes externes nuisent beaucoup. Cela est arrivé en la Visitation, où l’on a remarqué que les filles qui parlaient aux personnes du dehors s’engageaient à plusieurs embarras d’esprit. Et la même chose peut arriver parmi vous, si le supérieur ou la supérieure n’y prend garde. C’est pourquoi les supérieurs des communautés ont sujet d’ordonner qu’on ne parle point sans permission ; et c’est ce que cette règle vous défend en disant que jamais une fille de céans ne fasse parler à personne, ni parle elle-même à qui que ce soit sans permission, principalement aux hommes, comme, par exemple, à cette heure que vous avez des ouvriers. O ma sœur, que pas une ne parle, ni pour savoir des nouvelles, ni pour faire des messages à pas un ouvrier. Prenez-y garde, je vous prie. Vous m’entendez bien, c’est assez de vous dire qu’il ne faut jamais parler à personne, surtout aux hommes, si ce n’est avec permission de la supérieure.

Voyez-vous, mes filles, il faut faire comme l’on fait dans les villes frontières. Non seulement le gouverneur, pour la rendre imprenable à l’ennemi, fait faire garde ; mais encore il met ordre que nulle personne étrangère

 

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n’entre dans la ville sans sa permission. Et quand quelque étranger arrive, on lui dit : "Monsieur, que demandez-vous ?" Puis on l’emmène au gouverneur, qui l’interroge du sujet de son voyage ; et si, en ce qu’il dit, il y a lieu de soupçon, on le renvoie. En d’autres villes, où l’on n’est pas si exact, on le laisse entrer ; mais on lui ordonne le lieu où il doit aller ; on lui donne un billet et on lui dit : "Vous logerez en cette hôtellerie-là." Et nul n’oserait le loger sans cela, parce que l’expérience a fait voir que, quand le parti ennemi avait dessein de prendre une ville, il y faisait entrer de ses gens peu à peu. Et ainsi, sans qu’on s’en aperçût, les étrangers, sous prétexte de négoce, donnaient moyen aux ennemis de prendre la ville. La première prise d’Amiens a été faite comme cela. Or, si, pour conserver des villes où il ne s’agit que de la perte des biens temporels ou de la vie, on est si exact que personne n’y entre sans permission du gouverneur, mes sœurs, jugez de là si vous, qui êtes les épouses de Notre-Seigneur, devez avoir crainte de tout ce qui pourrait donner à l’ennemi prise sur vous.

Quoi ! une épouse de Notre-Seigneur ne craindra pas ! Oui, mes filles, vous êtes des épouses, et il a bien voulu se déclarer époux. Mais de qui ? De vous, qui avez tout quitté pour être ses épouses. Or, voyez-vous ; c’est un époux jaloux. "Je suis un Dieu jaloux" est-il dit dans la sainte Écriture. Oui, il est jaloux de ses épouses. Cela vous oblige donc, mes sœurs, à être sur vos gardes et à reconnaître la nécessité de garder cette règle ; car il ne s’agit pas seulement ici de la vie temporelle, mais de la vie éternelle et du bon gouvernement de la Compagnie. Jugez de là, mes chères sœurs, quelle importance il y a qu’on sache tout et que les sœurs n’aient point de commerce avec ceux du dehors à l’insu des supérieurs

 

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C’est pour cela que Notre-Seigneur, qui savait toutes les choses pour éviter qu’il ne se passât rien dans sa compagnie d’indigne de telles personnes, envoyait toujours ses apôtres deux à deux. Et pourquoi ? C’était pour apprendre l’un de l’autre tout ce qu’ils faisaient et que l’un fût témoin des actions de l’autre, parce qu’il savait l’infirmité humaine et combien il est dangereux de converser avec le monde surtout avec l’autre sexe. Mais il fit bien plus : il défendit aux apôtres de saluer personne par les chemins, ni parents, ni amis. Pourquoi cela ? C’est qu’il savait que le salut est un moyen de s’entretenir avec ceux à qui on le rend. Or, comme Notre-Seigneur savait toutes choses, il avertissait les apôtres des surprises de l’ennemi, afin qu’ils les évitassent lorsqu’il les envoyait par le monde. Il leur disait : "Gardez-vous du levain des pharisiens (1) ; gardez-vous de ceux qui viennent à vous couverts de peau de brebis et au dedans ce sont des loups ravissants" (2). Si le Fils de Dieu, instruisant ses apôtres, leur a dit de ne parler point aux externes, même aux pharisiens, quoique savants, afin de ne participer point à leurs maximes, voyez, mes sœurs, si on n’a pas bonne grâce de vous recommander cela, et si vous ne devez pas remercier le Saint-Esprit de vous avoir donné une règle si semblable à celle que Notre-Seigneur donnait à ses apôtres.

Il y a encore plus que cela ; je vous le disais dernièrement, savez-vous qu’il n’est pas loisible aux filles de Sainte-Marie de parler à une religieuse du même Ordre sans permission de la supérieure ? Et si quelqu’une le faisait, ce serait une grande faute, qui serait bien corrigée ; oui, si une fille contrevenait à cela, elle en serait punie très sévèrement. Pourquoi ? C’est que l’expérience a fait

1) Saint Matthieu XVI, 6.

2) Saint Matthieu VII, 15)

 

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voir au bienheureux évêque de Genève instituteur de cet Ordre, et à la bienheureuse mère Madame de Chantal qu’il y avait de l’inconvénient que leurs filles se communiquassent l’une à l’autre. Voilà pourquoi ils jugèrent qu’il était nécessaire d’en faire une expresse défense. Ce qu’ils firent insérant cette règle à celles qu’ils avaient données. Mes sœurs, cela est de telle importance que, dans les maisons où on l’observe bien, c’est un paradis. Au contraire, dans celles qui se relâchent et transgressent cette règle, c’est un enfer. Car ces nouvelles qu’on se rapporte de cette personne ou de ce lieu ne manquent jamais d’avoir tôt ou tard quelques mauvais effets, soit donnant de la crainte, ou causant des murmures et aversions. Et ainsi c’est un petit enfer. Votre règle donc, mes sœurs, vous enseigne qu’il ne faut que pas une de vous parle à une personne sans permission de la supérieure, Si c’est ici, ou de la sœur servante, si c’est aux paroisses. Si elle n’y était pas et qu’on demandât à parler à sa compagne, il faut qu’elle descende en bas, qu’elle entende ce qu’on demande et réponde courtement ; la sœur servante étant de retour, qu’elle lui rende compte de ce qu’on lui a dit. Voilà comme il en faut user.

Quelqu’une pourra dire ": Quoi ! ne parler pas à un parent ! Pour un étranger, passe ; mais à une personne de connaissance, à qui on a peut-être obligation, cela est bien rude ! Monsieur, ne vous semble-t-il pas qu’il y a quelque chose de trop austère ?" — Point du tout, puisque Notre-Seigneur en a usé de la sorte dans sa compagnie avec les apôtres. Mes sœurs, les bonnes âmes d’entre vous ne diront pas cela au contraire, elles béniront Dieu de ce qu’elles se trouvent dans un lieu où l’on prévoit le mal avant qu’il soit arrivé. Tant s’en faut qu’elles le trouvent rude ; au contraire, elles diront : "Voilà une bonne Compagnie ! Nous ne saurions

 

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faire le mal, puisqu’on a tant de soin de nous en faire éviter les occasions. " Et quand même la nature le trouverait rude, il ne l’est pas tant que la règle des filles de Sainte-Marie. Mes sœurs, vous devez vous donner à Dieu pour bien observer cette règle, comme un moyen de vous perfectionner. Vous savez l’importance de cela.

Quand on demande une telle, c’est à Mademoiselle Le Gras à dire si elle peut lui parler ou non. Si c’est un homme, la sœur doit lui dire : "Monsieur, je vous supplie d’attendre un peu" ; s’en aller trouver la supérieure et lui dire : "Mademoiselle, on demande ma sœur telle ; c’est un homme de telle façon ; vous plaît-il qu’on lui fasse parler ? Si elle le juge à propos, elle dira : "Oui, faites-lui parler", ou bien si elle est empêchée : " Dites qu’elle ne saurait pas." La sœur doit faire comme la supérieure lui a dit, et toutes vous devez trouver bon ce qu’elle aura ordonné ; si on refuse de vous faire parler, être bien aises de ce qu’on empêche tous les inconvénients qui pourraient arriver, et dire : "Je suis en une Compagnie où je trouve tous les moyens de me perfectionner. Dieu en soit béni !"

Trente et unième règle. "Elles ne seront point curieuses de s’enquérir des affaires de la maison pour trouver à redire à ce qui s’y fait, surtout pour murmurer contre le procédé du supérieur ou de la supérieure ou de la sœur servante, contre les règles et bonnes pratiques de la Compagnie, cette sorte de murmure étant capable d’aviver la malédiction de Dieu et sur la personne qui le fait et sur celle qui l’écoute avec complaisance et enfin sur toute la communauté à raison du grand scandale que cela cause."

Cette règle vous défend, mes sœurs, de murmurer et vous avertit de vous garder de trouver à redire à la conduite de la maison et au procédé des supérieurs ou des officières. Trouver à redire à ce qu’elles font, cela

 

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s’appelle murmurer. Et celles qui murmurent ainsi ne ressentent pas la peine qu’il y a dans la conduite. Mais, quand on voit une sœur se laisser aller à la tentation, qui lui fait voir les choses d’une autre fa, con, oh ! il faut lui faire la charité et dire : "Mon Dieu ! ma sœur, que dites-vous ? Nous devons croire qu’ils font du mieux qu’ils peuvent." Voilà ce que doivent dire celles qui entendent ce murmure car c’est une grande faute de trouver à redire au gouvernement.

Mais cette sœur fait ainsi, et l’on pourrait mieux faire autrement. — Voilà un murmure. Si la supérieure en rappelle une d’un lieu pour y envoyer une autre, trouver à redire à cela et aux règles, s’en entretenir deux ou trois ensemble, et dire : "Pourquoi fait-on ceci ? Pourquoi cela ?" voyez-vous, mes sœurs, c’est un grand mal. S’il y en avait qui trouvassent à redire aux règles et ordonnances des supérieurs oh ! mes sœurs, ce serait là un grand mal !

Pourquoi, Monsieur, cela est-il un si grand mal ? Ne pas garder une règle, est-ce une si grande chose ? — Oui, mes sœurs, c’est une grande chose. Et qui le dit ? C’est le Saint-Esprit. Écoutez bien ceci. Il est rapporté dans la sainte Écriture qu’il y a sept sortes de péchés que Dieu hait particulièrement, dont le murmure en est un ; il y a : j’abhorre un tel et un tel péché, dont le murmure est du nombre "J’abhorre, dit l’Écriture sainte le murmure entre les frères", c’est à-dire surtout entre les personnes de communauté et entre les personnes qui sont prêtres. De sorte que, selon cela, le murmure est un plus grand mal que le meurtre. Car une personne qui est tuée peut-être est-elle en grâce, mais en murmurant vous tuez l’âme de votre sœur qui vous entend, surtout si c’est une sœur ancienne. Elle dira : "Cela est donc ainsi ; car, si cela n’était pas, cette sœur ne le dirait pas." De là elle concevra du refroidissement

 

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contre les supérieures ou officières. Voilà une mauvaise impression que vous lui avez donnée, qui peut-être ne la quittera pas ; car le diable se met là dedans. La pauvre créature se trouve embarrassée sans pouvoir discerner où il y a du péché et où il n’y en a point. La raison de cela est que cette impression dont elle est prévenue lui fait trouver des difficultés aux choses les plus faciles. Et si elle en voit une autre qui lui témoigne la moindre chose approchante de ce qu’elle croit, si cette impression est à un degré cela la mettra à deux. Pourquoi ? Parce qu’elle est blessée à l’intellect. Voilà comme l’opinion que l’une a de la supérieure se communique des unes aux autres. Si vous avez jamais rien vu de déplorable, c’est cela. Ce ne sont que murmures les unes contre les autres. Ce sont là les désordres que cause le murmure dans une Compagnie.

Nous avons deux grands exemples de ceci dans la sainte Écriture. Le premier est de la sœur de Moise, et l’autre de Coré, Dathan et Abiron. Quand Moise, qui gouvernait le peuple de Dieu, l’eut conduit dans le désert, voilà Coré, Dathan et Abiron qui trouvèrent à redire à cela ils disaient que Moïse était un magicien, murmurant ainsi contre lui et contre les règles que Dieu lui avait dictées. Or, par permission divine, la terre s’ouvrit et les engloutit en enfer, en punition de leur murmure devant le peuple. Cela alla plus avant. Ils furent cause qu’il perdit la confiance qu’il avait en Moïse. Il arriva que la sœur de Moise, qui s’appelait Marie, ayant entendu ce qu’on disait de son frère, qu’elle avait vu petit garçon, entra dans la même pensée voyant les œuvres qu’il faisait. Elle en fut punie de Dieu. Mais il ne voulut pas l’abîmer, comme il avait fait des autres. Il lui envoya la lèpre, de sorte qu’on l’envoya aux champs à cause de cette lèpre, où elle ne

 

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voyait plus, ni n’entendait parier Moïse. Voilà la punition qu’elle eut.

Mes sœurs, n’est-ce pas là deux grands exemples pour vous faire abhorrer le murmure ? Si vous y êtes tombées, prenez la résolution de vous en abstenir.

Nous avons encore le prodigieux exemple de Judas. Il trouvait à redire à tout ce que Notre-Seigneur faisait, jusqu’à murmurer de ce que la Madeleine avait répandu son onguent sur le chef de Notre-Seigneur. Non seulement il trouva à redire aux actions de son maître, mais il s’en alla dans les maisons des externes parler contre Notre-Seigneur. Il disait qu’il n’était pas le Fils de Dieu. Ce qui confirma les princes des prêtres dans l’estime qu’ils avaient qu’il était un séducteur. Quoi ! pouvaient-ils dire, voilà un homme qui converse avec lui, qui est de ses disciples, et il rapporte cela. Oh ! s’il n’était ainsi, il ne le dirait pas." Voilà ce qui les fit résoudre à perdre Notre-Seigneur. Et s’adressant à Judas, pour venir à bout de le prendre, ils dirent : "Que veux-tu que nous te donnions ?" Enfin il vendit son maître. Vous savez le châtiment que Dieu en fit. Ce méchant n’en vint à cette extrémité qu’après avoir commencé à murmurer contre Notre-Seigneur. Mes sœurs, sachez que, quand quelqu’une d’entre vous murmure contre les supérieurs ou contre les règles parmi ses sœurs, c’est le commencement de l’ouvrage de Judas. Mais, dès lors qu’on va au dehors, mes sœurs, c’est un Judas achevé.

Et qu’arrive-t-il à cette personne-là ? Un abandon de Dieu ; car, s’étant privée de la continuation des grâces de Dieu, ses pensées se portent au pays, aux parents : elle n’a plus de plaisir dans la vocation et tôt ou tard il faudra qu’elle en sorte. Si elle ne sort pas, tant pis pour la Compagnie ; car, comme elle ne prend plus de plaisir à ce qu’elle fait, elle n’est bonne à rien. Ce n’est que

 

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froideur à l’égard de ses supérieurs, négligence au service des pauvres, de sorte qu’il est mieux pour la Compagnie qu’elle sorte, que de vivre ainsi, mais non pas pour elle ; car, tandis qu’elle y est, elle peut, au moyen des bons exemples qu’elle voit en ses sœurs, se remettre dans le chemin qu’elle a quitté, aidée des prières des autres, au lieu que, n’y étant plus elle est privée de tous ses biens.

Cela posé, mes chères sœurs, donnez-vous à Notre-Seigneur pour bien garder vos règles, principalement celle-ci ; et quand vous entendrez murmurer d’elles, dites : "Eh bien ! les supérieurs font cela il faut croire que Dieu le leur a inspiré et qu’ils font du mieux qu’ils peuvent. Nous voyons qu’ils n’aspirent qu’à nous perfectionner. Que prétendent-ils en tout ce qu’ils ordonnent ? Ils travaillent à nous faire des saintes. C’est pourquoi tout ce qu’ils diront ou feront sera bien."

Quant aux règles qu’ils baillent, il est nécessaire d’avoir des règles ; pour éviter les maux qui pourraient arriver. C’est ainsi qu’il faut estimer vos règles, mes sœurs ; car tout ce qui s’entend sous le mot de bien, dit saint Paul, vient de Dieu. Or, c’est un bien que d’avoir des règles. Donnez-vous donc à Dieu pour ne jamais y trouver à redire, et estimez toujours bien vos règles ; car elles viennent de Dieu. Honorez aussi vos supérieurs et ne dites jamais : "Pourquoi fait-on cela ?" Pensez qu’ils font tout ce qu’ils peuvent, comme personnes qui doivent rendre compte à Dieu de ce qu’ils ont en charge, et assurez-vous que, tandis que vous ferez cela, toute bénédiction de Dieu viendra sur vous ; mais, tandis que vous ferez autrement punition de Dieu. Pourquoi ? C’est un Coré, Dathan et Abiron, ou plutôt un Judas, qui trouve à redire à tout. Voilà pourquoi point de consolation dans l’oraison, point d’amour pour Dieu ni pour les pauvres, point de repos en l’intérieur. Et pourquoi ?

 

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C’est parce que vous avez trouvé à redire à la conduite que Dieu a tenue sur vous par vos supérieurs.

Voyons la règle qui suit. Trente et deuxième règle : "Dans leurs conversations, elles se donneront bien de garde de découvrir les défauts d’autrui, particulièrement à leurs sœurs, comme aussi d’écouter celles qui en parleraient en mauvaise part. Au contraire, elles l’empêcheront autant qu’elles le pourront ; sinon, elles se retireront promptement, comme si elles entendaient le sifflement d’un serpent."

Voyez-vous, mes sœurs, cette règle défend la médisance, c’est-à-dire que vous devez toujours parler en bonne part de vos sœurs, quoique non pas pour flatter. On peut bien dire, quand on l’aperçoit : Cela n’est pas bien" ; mais il n’en faut pas médire. Encore que vous y voyiez quelques petits défauts et qu’elles paraissent imparfaites, vous devez en parler toujours en bonne part et dire : "Puisque cette personne a été appelée de Dieu à son service, il faut qu’il y ait quelque chose de bon en elle."

Et en effet, mes sœurs, il n’y en a pas parmi vous à qui Dieu n’ait fait quelque grâce particulière que les autres n’ont pas. Et ainsi, vous arrêtant à ce bien qui ne vous paraît point, vous excuserez les défauts que vous voyez, bien loin de raconter les manquements de vos sœurs, quand vous êtes ensemble, comme de dire : "J’ai été en un tel lieu avec une telle. Ah ! qu’il y a à faire à la contenter ! Elle fait ceci ; elle veut qu’on fasse cela ; elle est de telle humeur." Ah ! mes sœurs, voilà la peste des communautés et la ruine de la charité. Car que veut dire charité ? Cela veut dire amour. Or, il ne peut y avoir d’amour quand on parle ainsi les unes des autres. Résolvez-vous donc, mes sœurs, à ne jamais parler des défauts de vos sœurs. Si quelqu’une vous en parle, excusez-les et ne portez jamais vos pensées là. Voyez

 

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vous, il ne faut pas poser fondement pour vous établir là-dessus. Il n’y a personne qui n’ait quelque défaut, et les plus vertueux manquent quelquefois. "Le juste, est-il dit, pèche sept fois le jour" (3). Ce fondement-là posé, que chacun a ses défauts, on n’aura pas de peine à excuser les manquements des autres. Que si on parle de quelqu’une, on dira : "Les autres peuvent en dire autant ou plus de moi. Eh bien ! il me semble que cette fille-là n’est pas modeste, il paraît qu’elle est superbe. Et toi, pauvre misérable, tu ne vois pas tes défauts intérieurs, qui sont beaucoup plus considérables que ceux que tu remarques en ta sœur. Tu ne vois pas que tu fais des oraisons si pleines de distractions, que tu es si lâche au service de Dieu, que tes actions sont faites avec si peu de recueillement. Et tu dis que les autres ont des défauts ! Misérable que tu es ! prends garde premièrement aux tiens et ne perds pas le temps à examiner ceux des autres."

Mes sœurs, étudions-nous nous-mêmes et nos actions, et nous trouverons que les imperfections de nos sœurs sont moindres que les nôtres. C’est pourquoi Notre-Seigneur avait bonne grâce quand il disait aux pharisiens : "Allez, méchants, qui trouvez à redire aux petites fautes d’autrui et ne prenez pas garde aux grandes que vous faites. Allez, misérables, qui vous amusez aux atomes d’imperfection de votre prochain, et ne prenez pas garde à une poutre qui vous crève les yeux" (4). Ma sœur, sachez que, si vous vous étudiez bien vous-même, vous vous trouverez la pire de toutes les autres et que vous avez plus d’imperfection qu’elles.

Il y a encore plus, mes sœurs, c’est qu’une fille qui fait comme nous avons dit, voit bien que, si elle ne tombe pas dans les fautes que les autres font, elle y re-

3) Proverbes XXIV, 16.

4) saint Matthieu VII, 3-5.

 

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tomberait si Dieu ne la retenait par sa grâce et par l’expérience qu’elle a de ses faiblesses et peu de fermeté. Elle verra qu’elle est la pire non seulement de la Communauté, mais de toutes les filles du monde, même pire que le diable. Car, si le diable avait reçu les grâces que vous avez reçues, il serait meilleur que vous. Il le dit lui-même par la bouche des possédés. En effet, si Jésus-Christ était mort pour eux comme pour nous et qu’ils eussent reçu les lumières et bons mouvements que Dieu vous donne, ils s’en serviraient mille fois mieux que vous. Il y avait un possédé qui disait un jour à quelqu’un : "Ah ! malheureux que vous êtes de vivre de la sorte ! Vous avez un Dieu si bon, qui est mort pour vous, et vous vivez tout autrement qu’il ne veut ! Ah ! si Dieu nous avait fait cette grâce de mourir pour nous, nous le servirions bien mieux que vous !"

Cela étant ainsi, mes sœurs, ne faut-il pas avouer que nous sommes pires que le démon ! Pour moi, je n’ai pas de peine à me représenter cela car je vois clairement comme le jour que je suis pire que le diable parce que, si le diable avait reçu les grâces que Dieu m’a données je ne dis pas les grâces extraordinaires, je dis seulement ceci des grâces communes, il n’y aurait démon en enfer qui ne serait meilleur que je ne suis. Ainsi, mes sœurs, ressouvenez-vous d’estimer toutes vos sœurs plus parfaites que vous ; croyez qu’elles sont bonnes et que vous êtes la pire de toutes. Si vous vous établissez là-dessus, qu’arrivera-t-il ? C’est que vous ferez de cette Compagnie un paradis et qu’à bon droit on pourra dire que c’est une assemblée d’âmes bienheureuses sur la terre, qui un jour auront des corps pleins de gloire en la compagnie de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. Ce sera un perpétuel amour de Dieu vers le prochain et augmentation d’amour les unes pour les autres ; d’où résultera une paix et concorde qui est, à vrai dire, un paradis.

 

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Car, comme, dans le paradis, les bienheureux aiment Dieu d’un amour perpétuel et se portent sans peine à vouloir ce que Dieu veut, ainsi ne point trouver à redire aux autres et s’aimer réciproquement, c’est un paradis, Commencez, mes sœurs. N’est-ce pas ce que font les bienheureux ? Ils ont tant d’amour les uns pour les autres qu’ils sont aussi contents de la gloire des autres que de la leur propre. Ainsi, si nous voulons commencer le paradis dès ce monde, nous n’avons qu’à garder nos règles, et la charité sera comme un paradis. Mais faire le contraire, s’entretenir des défauts des autres, chuchoter avec celle-ci et dire : "Celle-là a fait cela ; elle a dit telle et telle chose" ; ah ! c’est un enfer ; il ne saurait y avoir de charité où cela se trouve. Il dépend donc de vous de vivre dans ce monde comme dans un paradis ou comme dans l’enfer. C’est vivre comme dans un paradis si vous avez un parfait amour les unes pour les autres. Oui, une Compagnie bien unie, c’est un paradis ; mais des personnes désunies, c’est un enfer.

Mais, Monsieur, s’il arrive que je me trouve avec deux ou trois de nos sœurs qui parlent ou contre la règle ou contre les supérieurs, que faut-il faire ? — Ah ! vous devez dire à celles-là : "Ne vous semble-t-il pas que cela est défendu par nos règles" ? Et si elles continuent après avoir été averties, il faut s’en aller et dire : "Mes sœurs, je ne puis plus mal entendre parler de mes sœurs", et se retirer ; oui, mes sœurs, s’en aller, parce qu’il y a péché d’entendre mal parler du prochain et peut-être plus grand pour vous qui écoutez que pour celles qui parlent, parce qu’elles ne voient pas le mal qu’il y a de s’entretenir en tels discours ; à quoi elles sont portées par infirmité, au lieu que vous qui les écoutez sans rien dire, vous augmentez le mal ; et elles prendront courage d’en dire davantage, voyant votre silence.

Eh quoi ! vous vous plaisez à entendre décrier une

 

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compagne. Voilà une pauvre fille de qui on parle en fort mauvaise part, et vous ne vous mettez pas en devoir pour empêcher cela ! Oh ! c’est un péché, et il faut s’en aller, ou bien se mettre à genoux et dire : "J’ai retenu de M. Vincent, ou plutôt de nos règles, de ne jamais mal parler de nos sœurs." N’en disons plus. Voilà ce qu’il faut faire.

Il y a trois degrés ou manières d’avertir : la première est d’avertir qu’on ne fait pas bien, la seconde, de se mettre à genoux pour prier ceux qui médisent de ne pas continuer ; ou bien, s’ils continuent, dire : "Dieu me défend d’entendre mal parler de mon prochain", et s’en aller. Si vous agissez de la sorte, qu’arrivera-t-il ? C’est que, si vous avertissez, ils se tairont, ou bien, s’ils ne le font et que vous vous mettiez à genoux vous les toucherez ; et si vous quittez le lieu, peut-être que ces personnes-là ne médiront plus et feront pénitence de leur faute. Voilà, mes sœurs, le moyen d’arriver à la perfection, si vous vivez de la sorte. Donnez-vous donc à Dieu pour bien pratiquer ces règles, qui vous rendront des saintes ; car elles vous feront aimer les unes les autres. Or, cela suffit, comme dit saint Jean, pour être sauvé. Mes sœurs, ressouvenez-vous des enseignements que vous donnent vos règles, et que vous ferez tout ce que Dieu demande de vous, pourvu que vous les pratiquiez.

O Sauveur de nos âmes, qui seul pouvez donner cet esprit à nos sœurs, éclairez leur esprit d’un rayon de votre lumière pour leur faire Connaître le bien qu’il y a dans la pratique de leurs règles. Vous voulez que nous vivions en parfaites Filles de la Charité ; ah ! Seigneur si vous le voulez, nous le voulons aussi, et nos sœurs vous le promettent chacune en son particulier, moyennant votre grâce, sans laquelle elles ni moi ne pouvons rien. C’est ce que je vous demande avec M. Portail. O

 

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Sauveur, faites-nous cette grâce que nous pratiquions cette règle comme toutes les autres. Nous vous le demandons par l’amour que vous a porté la sainte Vierge et votre bien-aimé disciple saint Jean, qui disait à ses disciples qu’ils s’aimassent les uns les autres et que cela suffisait pour être sauvé. C’est, Seigneur, ce que nous vous demandons. Et parce que nous n’avons ni assez d’amour, ni assez d’humilité, nous implorons votre aide pour entrer dans la pratique de ces vertus, et nous vous offrons à cet effet et vos humiliations et votre amour. O Sauveur de mon âme, c’est ce que nous vous demandons, afin qu’elles vous soient toutes agréables en tout ce qu’elles feront, comme vos chères épouses.

 

92. — CONFÉRENCE DU 6 JANVIER 1658

A QUI DIRE SES TENTATIONS,

CONVERSATIONS AVEC LES EXTERNES, DEVOIR DU SECRET

(Règles Communes, art. 33, 34, 35)

Mes chères sœurs, nous voici arrivés à la 33e de vos règles qui est bien importante pour le bien de la Compagnie. C’est pourquoi je vous prie, pendant qu’on l’expliquera, de demander la grâce à Dieu d’entrer dans l’esprit de cette règle. Voici ce qu’elle dit : "Et pour empêcher plusieurs grands inconvénients qui perdraient à la fin la Compagnie si chacune avait la liberté de décharger son cœur à qui elle voulait elles ne communiqueront point leurs tentations et autres peines intérieures à leurs sœurs, encore moins aux personnes externes mais s’adresseront pour cela à la supérieure, ou à celle qui la représente, ou au supérieur, ou au directeur député de sa part, et, en un besoin, à leur sœur servante, Dieu les ayant appelés pour cela."

Entretien 92. — Ms. SV 4, p. 252 et suiv.

 

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Mes chères sœurs, cette règle vous enseigne comme quoi vous devez vous comporter dans les peines intérieures que vous avez et autres afflictions, principalement dans les tentations, et conseille avec sujet qu’on ne communique ses tentations qu’à la supérieure et, en un besoin, à la sœur servante, ou au supérieur, ou au directeur, et non pas aux autres que Dieu n’a pas appelés pour cela, et surtout aux personnes étrangères. La raison de cela est qu’il y a danger qu’une personne, se communiquant à une autre, ne fasse deux mauvais effets.

Premièrement, il est à craindre que celle-ci ne sache pas ce qu’il faut faire en cette occurrence et qu’ainsi elle ne vous donne un mauvais conseil. L’autre, que vous ne lui communiquiez le mal que vous avez. Vous avez une tentation et vous la communiquez à une sœur. Il est à craindre que ce que vous lui découvrez ne fasse la même impression en son esprit qu’il a fait sur le vôtre, par l’instigation de l’esprit malin, et qu’elle ne tombe elle-même dans cette tentation.

L’une donc des raisons pour ne se pas communiquer à vos sœurs est que vous devez craindre que, voulant recevoir de la consolation d’elles, premièrement vous n’en trouviez point ; et cette personne, qui ne sait pas comme quoi il faut se comporter dans la tentation que vous lui communiquez, pour être jeune ou pour n’avoir pas assez d’expérience, vous augmente votre peine, au lieu de la diminuer. Et quand même elle serait âgée, elle n’a pas grâce pour cela. D’ailleurs, vous communiquant de la sorte, il est à craindre que vous ne fassiez quelque mauvaise impression sur son esprit et que l’esprit malin ne lui donne des tentations contre la supérieure, ou contre le directeur, ou contre sa vocation, de sorte que vous ne serez pas soulagées et serez cause qu’une autre sera tentée peut-être plus que vous, parce qu’il est à craindre qu’elle n’ait pas grâce pour cela, ou

 

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qu’elle-même soit blessée du même mal. Si elle l’est, vous le rengrègerez (1) ; car voyant qu’elle n’est pas seule dans son opinion, elle se déclarera à vous, et son mal empirera par la communication du vôtre.

Mes sœurs, il en est des tentations comme d’une peste ou autre maladie maligne. Quand quelqu’un en est atteint, il la communique incontinent à ceux qui l’approchent. Or, une personne qui a des tentations contre la pureté, ou contre sa vocation, ou contre l’administration de sa charge, c’est une peste. Oui, car le péché est une peste, parce qu’il tue, comme la peste. De sorte que, si vous allez dire cette passion violente contre votre supérieure ou contre la sœur servante vous ferez votre sœur malade de cette même maladie, parce que cela se communique comme la peste, qui fait mourir lorsqu’on ne tâche pas d’y remédier. Ce qui ne se peut qu’en communiquant à ceux que Dieu vous a donnés pour votre conduite. De sorte, mes chères sœurs que vous voyez par là qu’il est vrai de dire que cette règle est d’aussi grande importance que pas une que vous ayez ; ce qui doit vous porter à l’observer et à passer par-dessus toutes les difficultés qui pourraient s’y opposer.

Si vous avez des peines, adressez-vous à vos supérieurs et dites : "Monsieur (ou Mademoiselle, ou, si c’est à la sœur servante, ma chère sœur), je me trouve pressée d’une telle tentation, j’ai peine contre telles personnes, de sorte que je ne puis les voir. Que me conseillez-vous de faire ?" En ce cas, mes chères sœurs, vous ne pouvez manquer ; mais vous ne devez jamais dire vos peines et mécontentements à vos sœurs ni aux personnes externes.

Monsieur, voilà qui est bien dur à porter. Voilà une fille qui a de la peine. Quel danger y a-t-il qu’elle se

1). Rengreger, augmenter.

 

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communique à sa sœur compagne ? Il semble qu’il n’y a pas d’inconvénient. — Ah ! ma sœur, si vous étiez assurée que cette sœur eût grâce de Dieu pour vous guérir et vous donner bon conseil, vous pourriez vous communiquer à elle. Mais, comme il y a peu de filles qui aient grâce pour cela, ce don étant réservé aux supérieurs seuls, pour l’ordinaire il y aurait inconvénient à le permettre, de peur que celle à qui vous vous adressez ne soit pas assez bien instruite en telles rencontres. Ainsi cela pourrait préjudicier et à vous et à la fille à qui vous vous communiquerez. Et qu’arrivera-t-il ? Il arrivera que la sœur à qui vous aurez communiqué votre tentation, se trouvant prise du même esprit, communiquera sa tentation ; celle-là la dira à une autre, cette autre à une quatrième, cette quatrième à une cinquième. Ainsi de l’une à l’autre toute la communauté la saura ; et celle qui se communiquera à une autre qui se trouve dans la même peine augmente son mal. Ensuite on s’en prendra à la supérieure même entre les unes les autres. De sorte que voilà toute la communauté infectée de cette peste. De quoi pensez-vous que sont venues toutes les guerres qui ont été et sont encore dans la France ? Cela est venu, mes chères sœurs, de quelques personnes qui, portées d’un mauvais esprit, ont trouvé à redire à la conduite de l’État. Oui, il n’en faut qu’une qui n’aime pas le roi, pour ce trouble, parce que à cette personne, préoccupée de cette passion, les choses paraissent tout autrement qu’elles ne sont. Elle dira à une autre : "Celui-ci ne fait pas bien son devoir ; si l’on n’y prend garde, il s’en va renverser tout l’État." Ce second le dira à un troisième, lequel, s’il a déjà entendu parler de cela, sera confirmé dans cette opinion et dira : "Tu as raison." Ensuite ce troisième le dira à un quatrième. Et incontinent voilà tout l’État renversé et indisposé. Ils ne regarderont plus le roi que comme une personne qui administre

 

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mal le royaume. Et voilà d’où viennent les révoltes. Si on observait ici ce qui se fait ailleurs, on ne verrait pas tant de guerres qu’il y a.

Je me suis trouvé dans un royaume où un religieux, allant trouver le roi, demanda quelque nouvelle de la cour, et celui à qui il s’adressa lui dit : "Eh quoi ! mon Père, faut-il que les religieux se mêlent des affaires des rois !" C’est que dans ce royaume-là on ne parle point du roi. Et parce que c’est une personne sacrée, ils ont tant de respect pour tout ce qui le regarde, qu’ils n’en parlent jamais. Et de là vient qu’en ce royaume tous sont unis au roi, et il n’est pas permis de dire une parole contre ses ordres.

Quand vous voyez arriver du désordre dans des communautés où il n’y a point d’union ni avec la supérieure, ni entre les inférieurs d’où pensez-vous que cela vient ? C’est que quelque esprit blessé se déclarera à un autre, une religieuse à une religieuse, celle-là à une autre, et ainsi cela se fomente dans les esprits. Qu’arrive-t-il de cela ? Oh ! c’est comme une convulsion. Tout se renverse ; on s’en prend aux supérieurs ; on trouve à redire à tout ce qu’ils font ; de sorte que le diable se sert souvent de ces esprits mal faits pour perdre tout le bel ordre d’une Compagnie. C’est pourquoi, mes filles, ressouvenez-vous de ce que je vous dis aujourd’hui, que c’est le plus grand mal qu’il y ait dans les communautés, et qu’il importe que la Compagnie de la Charité prenne garde de ne point tomber en ce défaut, et c’est pour cela que Dieu vous a donné cette règle.

Mais une des belles pratiques qu’il puisse y avoir dans une Compagnie, quand il plaît à Dieu affliger une personne de cette tentation-là, c’est d’avoir recours à la prière ; et si cela continue, se déclarer au supérieur. Car il en est souvent des tentations comme des apostumes. Si elles ne s’évaporent au dehors, il est à

 

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craindre qu’elles ne fassent mourir le malade, se jetant au dedans sur quelque partie qui ne pourra se défendre. Ainsi une personne qui se sent pressée de quelque mauvaise pensée, doit dire : "Voilà un apostume dans mon cœur ; je crains fort qu’il ne crève et ne me fasse mourir. Mon Dieu, j’ai recours à vous ; ne permettez pas que je succombe à cette tentation. Faites-moi la grâce, mon Dieu, que je ne vous offense pas." Voilà ce qu’il faut faire. Et parce que le bon Dieu veut que l’on se serve des moyens qu’il nous a laissés, qui sont de recourir à ses bons serviteurs, qui sont ses lieutenants en terre, il est bon d’aller trouver la supérieure et dire : "Mademoiselle, vous ne penseriez pas que je sois tentée en telle chose ; priez Dieu pour moi, je vous supplie." Si vous le faites ainsi, mes chères sœurs, qu’arrivera-t-il ? C’est que vous serez délivrées de la tentation, ou du moins fortifiées pour y résister. Si, à l’heure même, votre mal vous quitte, vous aurez sujet de louer Dieu ; s’il ne vous quitte pas et que Dieu, pour quelque raison secrète permette que cela continue, il vous donnera les grâces nécessaires pour ne pas succomber. Mais, pour l’ordinaire, les tentations cessent lorsqu’on les a dites aux supérieurs, et même quelquefois dès lors qu’on s’est résolu de le faire.

Mais, Monsieur, je le dis à la supérieure, et il me semble que je lui fais peine et qu’elle m’en fait, au lieu de me soulager. — Ne laissez pas pourtant de le faire. C’est un exercice que Dieu vous donne. Et encore qu’il vous semble que cela ne vous sert de rien, vous ne devez pas vous lasser, parce que la communication fait le même effet à l’âme que la saignée fait au corps, quand elle se fait à ceux à qui on doit la faire. Soyez donc fidèles à cette pratique. Ne dites jamais vos peines qu’à vos supérieures, et tenez-vous couvertes à l’égard des autres.

 

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Mes sœurs, quand Eve fut tentée de manger du fruit défendu, si elle s’était adressée à Dieu, elle aurait bien cessé de pécher ; mais, au lieu de se découvrir à Dieu. elle alla à Adam, son mari, qui tout aussitôt en désira, et ils en mangèrent tous deux. De là est venu tout le mal que nous voyons arriver par le péché.

Que devait faire Judas, quand il fut tenté contre Notre-Seigneur ? S’il s’était découvert à son bon Maître, il n’en serait pas venu là que de le vendre ; mais il s’adressa aux princes des prêtres, qui le conseillèrent fort mal.

Hélas ! mes sœurs, ne vous étonnez pas quand il vous viendra des tentations, même contre les supérieurs, puisque Dieu permet bien que l’on soit tenté contre lui-même. Et ainsi un supérieur et une supérieure ne doivent jamais trouver étrange qu’on soit tenté contre eux. Je ne m’étonne pas qu’un prêtre, un clerc ou un frère me dise qu’il a des tentations contre moi. Pourquoi ? Parce que nous sommes tous sujets à la tentation. Ne craignez pas de vous découvrir une, deux et trois fois. Quoique, dans les avis qu’on vous donnera ou dans la personne même, il y ait quelque chose qui ne revienne pas, ne laissez pas pourtant de le faire, et Dieu bénira votre travail. Mais ne vous adressez jamais aux externes, car ce serait le sujet de votre perte. C’est ce que devait faire Judas dans la tentation. Il devait s’adresser à Notre-Seigneur et lui dire : "Aidez-moi à me délivrer d’une furieuse tentation qui me vient en l’esprit. ~ Voilà ce que devait faire Judas, comme firent les autres apôtres étant sur le point d’être submergés dans la mer. "Ah ! Sauveur, sauvez-nous, nous périssons" (2). Mais, au lieu de cela, que fit-il ? Il s’adressa à des externes. "Il est vrai que je suis des disciples de Jésus de Nazareth ;

2) saint Matthieu VIII, 25.

 

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mais j’avoue que j’ai grande peine de ce que je me suis mis à sa suite. Je croyais que c’était le Messie, mais à présent je crains que ce ne soit un abuseur." Il ne se contenta pas de dire cela au peuple, mais encore il s’en alla aux princes des prêtres leur dire que c’était un trompeur, qu’il croyait que ce serait un beau fait de l’ôter du monde ; de sorte qu’il fut cause que la plupart du peuple tenaient Notre-Seigneur pour un trompeur, qui abusait ceux qui le suivaient. Ce bruit courut partout : "Son disciple l’a dit ; son disciple l’a dit ; il est bien à croire que cela est vrai." Et de là il vint à ce que vous savez.

Pourquoi Judas est-il tombé en ce malheur ? Mes sœurs, pour ne pas s’être adressé à Notre-Seigneur dans ses tentations ou à quelqu’autre apôtre. Il a été cause par là qu’on a crié : Tolle tolle, (3) son disciple l’a dit ; il est digne de mort.

O mes sœurs, voilà un grand exemple pour vous. Dieu a permis que Judas tombât dans cette faute-là, pour apprendre aux personnes de communauté que, si elles s’adressent à d’autres qu’à leurs supérieurs pour dire leurs peines, elles perdront les autres et se damneront elles-mêmes à la fin. Oui, il ne faut que ce mal pour perdre une Compagnie. Et si, malgré leur malice, Dieu la conserve, il ne tient pas à eux qu’elle ne se détruise. Il n’a pas tenu à Judas que la compagnie des apôtres n’ait été renversée. Jugez de cet exemple combien il importe que vous entriez dans cette pratique.

Il me semble, Monsieur, que j’y aurai bien de la peine quand j’ai quelque chose qui me fâche et que je le dis à mes sœurs, il me semble que je suis soulagée. — Je le crois bien, car la passion est un feu qui ne cherche qu’à sortir dehors. L’esprit, se trouvant assailli de

3) saint Jean XIX, 15.

 

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quelque peine, cherche tout aussitôt à se décharger tantôt à celui-ci, puis à celui-là ; et il y en a qui ne sauraient s’empêcher de dire leurs peines aux premiers qu’ils rencontrent. Mais, voyez-vous, mes sœurs, une des choses les plus importantes à votre perfection, c’est ce que je viens de dire. Ne dites jamais vos tentations qu’aux supérieurs. Si vous les dites à une sœur, vous vous mettez en danger de perdre cette pauvre fille à qui vous découvrez votre peine. Voyez de quelle importance est cela. Il faut donc demander cette grâce à Dieu pour toute la Compagnie. Et pour commencer à entrer en cette pratique, lorsque vous êtes ensemble, entretenez-vous de bons discours et parlez des vertus car jamais les Filles de la Charité ne doivent s’entretenir de mauvais discours. Ah ! Sauveur ! on ne le doit jamais. Il faut, par exemple parler de cette vertu dont nous nous entretenons, la louer et dire. "Ma sœur, ne vous semble-t-il pas que M. Vincent avait raison de nous défendre de parler de nos peines aux personnes qui ne sont pas pour les entendre ; surtout de ne jamais parler au déshonneur du prochain ?"

Or, il se trouve des tentations, comme il est remarqué à la fin de la règle, de telle manière que le supérieur ni la supérieure ne les peuvent ôter, quoique cela arrive rarement. Pour lors, la fille pourra dire : Il me semble que, si j’avais parlé à telle personne, je serais soulagée." Si c’est à moi ou à M. Portail ou à la supérieure qu’elle fait cette proposition, il faut voir quelle est cette personne ; si c’est un homme, savoir s’il est expérimenté en la vertu. Si on y voit les qualités nécessaires, on fera bien de le lui permettre, après en avoir conféré avec le supérieur. Si c’est à la supérieure qu’elle le demande, et que la supérieure ne voie pas les qualités nécessaires en la personne proposée, elle dira : "Ma sœur, voyez s’il n’y a point quelqu’autre. J’ai quelque raison pour ne

 

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vous point permettre cela." La fille doit suivre ce que les supérieurs lui conseillent et ne rien faire sans permission, de peur, comme dit la règle, qu’on ne lui donne un mauvais conseil en punition de sa désobéissance.

Le bienheureux évêque de Genève a mis entre ses règles que, quand la supérieure ne pouvait pas satisfaire à ses filles, ni leur ôter leurs tentations, elle pourrait permettre de se communiquer à une autre personne du dehors. Cela se faisait au commencement ; mais qu’en est-il arrivé ? Un effet tout contraire à ce qu’on en espérait ; et l’expérience a fait voir qu’il arrivait plus de trouble de ces communications que de repos ; et par mon avis, Madame de Chantal encore vivante, il ne fut plus permis de faire ces communications à cause du dommage que cela apportait.

Pourquoi pensez-vous qu’on vous recommande de vous adresser à vos supérieurs ? C’est que, comme le chef influe l’esprit et la vie sur tous les membres du corps, ainsi les Compagnies doivent recevoir de Dieu par leurs supérieurs toutes les grâces dont elles ont besoin. Que si vous aviez mal au bras et qu’on prît le bras d’une autre personne pour vous le bailler, ce bras recevrait-il les influences nécessaires pour agir comme vos autres membres ? Non, parce qu’il n’y a que la tête qui peut donner esprit et vie aux membres qui lui sont unis. Faites donc résolution d’être bien exactes à cette règle. Si vous faites autrement, il est à craindre qu’on ne vous conseille mal. Vous vous adresserez à quelqu’un qui ne connaîtra pas votre esprit, et il vous dira : "O ma sœur, puisqu’il est ainsi, il n’y a pas d’apparence de vivre avec des humeurs si discordantes. Si la peine vient de ce côté-là, ô ma sœur, sortez de là." Voilà cette pauvre fille en danger de perdre sa vocation. Oh ! Dieu nous fasse miséricorde !

 

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Trente et quatrième règle. "Allant par les rues, et même dans les maisons où elles iront, elles ne s’arrêteront pas avec les externes sans grande nécessité ; et alors elles parleront peu et couperont court."

Vous entendez cela, mes sœurs, c’est une règle qui vous avertit qu’il y a grand inconvénient pour vous de vous arrêter pour parler quand vous allez par les rues, comme aussi dans les maisons où l’on vous envoie servir des malades. Il y a donc inconvénient de s’arrêter pour parler dans les rues avec les hommes et même avec les femmes. Aux maisons où vous allez, vous ne devez pas non plus vous arrêter aux domestiques, ni aux maîtresses, si ce n’est qu’il y ait besoin de le faire pour les pauvres, mais il faut que ce soit brièvement. Néanmoins parce que vous vous êtes obligées de vivre d’une manière de vie qui vous oblige à converser avec le monde, et que plusieurs personnes peuvent avoir à faire à vous, il n’est pas à propos, si une personne vous aborde, de lui dire que vous n’avez pas permission de lui parler. Cela est trop rustique. Il faut répondre honnêtement et prudemment à ce qu’elles vous demandent et couper court. Mais si elle vous demande des nouvelles d’une telle sœur et en quel lieu elle est, ou bien ce que l’on fait dans la Compagnie, vous pouvez lui répondre : "Je vous prie de m’excuser. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je suis la pire de toutes, mais votre très humble servante", et se retirer.

Les religieuses sont renfermées et n’ont pas souvent l’occasion de se trouver avec les externes, mais vous n’êtes pas comme cela, car une Fille de la Charité est toujours dans le monde. Vous avez une vocation qui vous oblige à assister indifféremment toutes sortes de personnes, hommes, femmes, enfants et généralement tous les pauvres qui ont besoin de vous, comme vous le faites, par la grâce de Dieu et je ne sais si jusqu’à

 

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cette heure il s’est trouvé une Compagnie de filles qui assistent indifféremment les hommes et les femmes, comme vous, si ce n’est à l’Hôtel-Dieu. Or cela étant ainsi, le moyen de vous conserver dans la pureté ! Je vous le disais dernièrement, ne permettez jamais l’entrée de vos chambres à personne sans grande nécessité.

Le deuxième moyen, c’est que vous ne vous amusiez point à parler aux externes.

Ne voyez-vous pas comme les religieuses gardent ces deux moyens ? Ce sont vos cloîtres. Elles vivent bien dans les leurs. Vous pouvez vivre aussi bien que les religieuses. Voilà vos cloîtres, tenez-vous là dedans, et vous n’aurez que faire d’envier la condition des religieuses. Jusqu’a maintenant je ne puis que je ne rende grâces à Dieu et que je ne vous rende ce témoignage que je n’en ai vu que deux d’entre vous qui m’aient malédifié dans la rue. Mais il est vrai que c’étaient des filles qui n’avaient point de modestie. Elles avaient la tête levée et vous eussiez dit que c’étaient quelques écervelées. Mais toutes les autres m’ont toujours fort édifié. Ce n’est pas seulement moi qui remarque cela ; beaucoup de personnes m’ont dit que jamais elles ne vous voient que vous ne leur donniez de l’édification.

Mes sœurs, rendez grâces à Dieu de cela. Conservez-vous là dedans et espérez que, tant que vous le ferez, Dieu continuera ses bénédictions sur vous. Humiliez-vous devant Dieu et dites-lui : "O Seigneur s’il y a quelques vertus en nous, c’est vous qui les y avez mises. Seigneur, que voulez-vous faire de vouloir permettre que nous soyons en telle estime !" En effet, vous avez grande obligation de rendre grâces à Dieu de ce que je ne sache point qu’il y ait Compagnie qui soit plus demandée que cette chétive Compagnie de la Charité ; et je pense que je perdrai l’amitié de deux grands personnages qui vous demandent, parce qu’on n’a pas moyen

 

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de les satisfaire. Que faut-il faire, mes sœurs, à ce sujet ? Il faut s’humilier. O Seigneur, à quoi pensez-vous de vous servir de pauvres créatures, pauvres filles des champs qui ont été employées la plupart à garder les bestiaux, et de faire ce que vous faites par de pauvres esprits comme les nôtres !

Mes sœurs, donnez-vous à Dieu tout de bon pour bien garder vos règles, prenez bien les avertissements qu’on vous donne et observez-les. Si vous le faites, assurez-vous que cette pluie de grâces que Dieu verse si abondamment sur vos emplois continuera sur la Compagnie en général et sur chacune en particulier. Mais, si vous ne le faites pas, hélas ! que deviendrons-nous ?

Trente et cinquième règle. "Surtout elles seront soigneuses de taire les choses qui obligent au secret, particulièrement ce qui se dit ou fait aux conférences, communications ou confessions, etc."

O mes sœurs, que j’aurais de choses à dire là-dessus. Quand il s’agit d’un secret, ce n’est pas peu. Une personne qui est obligée au secret doit le garder de telle sorte que, si elle le révèle, elle pèche mortellement. Et cela est tellement vrai, mes sœurs, que, quand on jette une excommunication pour une chose qu’on sait par secret, on n’est pas obligé de la révéler. Voilà une personne qui dit à quelqu’un de ses amis : "J’ai tué un homme, je vous prie de m’aider. Si, après, on appelle celui-là en témoignage, il n’est pas tenu de déclarer ce qu’il sait. Pourquoi ? C’est un secret qu’on lui a confié.

Mais, Monsieur, qu’appelez-vous secret ? C’est ce qu’on vous a confié par secret, ce qui se fait aux chapitres des Communautés, ce qu’on vous dit par communication ou en confession. Or, ceux qui révèlent quelque chose au regard de ces choses-là pèchent contre le secret. Par exemple, je vous parle ici et vous dis les choses que je pense devoir vous dire. Si quelqu’une d’entre

 

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vous avait mal pris ce que je vous dis et l’allait dire au dehors, elle ferait mal. Si on prenait mal quelque chose que le confesseur aurait dit en confession et qu’on le dit à quelqu’un, c’est péché, et peut-être en certain cas, c’est péché mortel. Ainsi celles-là pèchent lesquelles disent ce qu’on dit ou fait dans les confessions, communications, conférences. Par exemple, une sœur s’accuse, comme nous voyons qu’il y en a qui le font assez souvent, avec esprit de pénitence ; et plaise à Dieu que l’on continue toujours cette sainte pratique, qui doit nous faire faire des feux de joie ! quand nous voyons une fille qui s’accuse de ses fautes, pourquoi ne nous en réjouirions-nous pas, puisque le ciel s’en réjouit et qu’il n’y a rien de plus beau, car Notre-Seigneur a dit que les anges se réjouissent sur un pécheur qui fait pénitence et que lui-même a voulu passer pour un pécheur dans sa circoncision et dans tout le cours de sa vie, de sorte qu’il a été appelé l’homme de péché. Or, si Notre-Seigneur a bien voulu être appelé comme cela, n’est-il pas raisonnable que nous, qui ne sommes que péché, nous accusions devant les autres ? Ce qui ne se fera jamais sans grand mérite. Si donc, au lieu d’être édifié on allait le dire par mépris, on commettrait une offense contre Dieu.

Mais, Monsieur, n’est-il jamais loisible d’en parler ? Oui, en certaines rencontres, comme, par exemple, quand vous serez arrivées chez vous, vous pourrez dire à la sœur qui n’était pas à la conférence ce que vous en avez retenu, pour son édification. Ou bien, quand il arrive qu’on a dit quelque chose de touchant, alors il n’y a point de faute, au contraire, vous méritez. Mais des choses qui peuvent malédifier, oh ! il n’en faut pas parler.

Il y a autre chose, c’est que, quand vous vous trouvez avec des externes et que vous voulez leur dire quelque

 

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chose pour les édifier, vous pouvez vous servir de ce qui a été dit, sans dire où vous l’avez appris, mais seulement que vous avez ouï dire un bon mot.

Voilà donc comme vous êtes obligées au secret pour ce qui regarde tout ce que nous avons dit, de sorte qu’il n’est pas permis d’en parler, si ce n’est pour édifier, et jamais par récréation, encore moins par manière de murmure. O Sauveur, s’il y en avait quelqu’une, mes chères sœurs, qui murmurât de ces choses-là, qu’arriverait-il ? Voyez l’effet que cela ferait dans vos cœurs : chacune d’entre vous aura peine de ce que vous devez dire dans ces lieux-là, voyant qu’on le tourne en raillerie, si c’est par murmure, d’autres diront que cela est bien rude et qu’il est difficile de garder les règles. Il s’en trouvera d’autres qui diront : "O mon Dieu, que cette Compagnie est heureuse où l’on garde le silence et les règles ! Oh ! que ceux qui y sont heureux, à cause des biens qui se rencontrent là dedans ! Je suis convaincu que ces règles mènent à Dieu et qu’elles ne tendent qu’à nous faire vivre comme des saints." Voilà l’effet qu’opérera cela dans les cœurs de celles qui aiment Dieu et qui ont l’esprit bien fait. Mais l’autre arrivera aux plus faibles, qui ne sont pas encore affermies. Elles diront : "Voilà bien des règles, le moyen que je puisse les garder !" Oh ! c’est le diable qui vous met en l’esprit que vous ne pourrez jamais vous en acquitter et qu’il vaut mieux ne les pas entreprendre. Mais voici la réponse que vous devez lui faire : "S’il n’y avait que moi pour garder ces règles-là, j’avoue que j’aurais beaucoup de peine et que je trouverais ces règles bien rudes. Mais, avec l’aide de Dieu, elles seront faciles. Va, malin esprit, j’espère en venir à bout, puisque, avec Dieu, je puis tout." Ah ! mes sœurs, bon courage !

 

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Auriez-vous pensé, quand vous êtes venues ici, pouvoir faire le chemin que vous avez fait ? Auriez-vous espéré que la Compagnie fût venue au point où elle est ? Mes sœurs, confiez-vous en Dieu ; et, moyennant sa grâce, vous passerez par-dessus toutes les difficultés. Espérez que, si vous gardez vos règles, la Compagnie persévérera, étant établie sur ce fondement et celles qui viendront après vous seront en grand nombre, parce que cela ira de génération en génération. Et ainsi la Compagnie sera de longue durée. Car remarquez ce que je m’en vais vous dire : il faut que le ciel ait quelque grand dessein sur votre Compagnie, puisque tous les chrétiens et même les plus saints prélats de l’Église vous affectionnent tant et estiment ce que vous faites. Ce qui fait croire que Dieu a quelque dessein sur vous que nous ne savons. C’est pourquoi offrez-vous à Dieu pour entrer de bonne sorte en la pratique de vos règles.

Sauveur de nos âmes, qui avez inspiré ces règles pour nous faire des saintes et qui nous promettez la grâce de nous donner des forces pour les observer, j’avoue, Seigneur, que, si j’ai égard à ma faiblesse, j’ai sujet de craindre que je ne les garderai pas. Mais, jetant les yeux sur votre assistance, j’ai sujet d’espérer que non seulement je les observerai, mais que je les ai déjà accomplies. C’est ce que je me promets, moyennant votre grâce, que je vous demande par l’intercession de la très sainte Vierge. Et comme vous faites tout le bien qu’elle vous demande, accordez-nous par son moyen, comme celle qui a si bien observé les règles que vous lui avez données, que nous passions par-dessus toutes les difficultés que nous pourrions avoir à garder nos règles. Mais, parce que vous ne nous avez pas donné les règles pour les garder à notre manière, Seigneur, faites-nous la grâce de les observer dans le même esprit dans lequel vous avez vu de toute éternité que nous les devions observer. Et ainsi le fruit que vous

 

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en promettez viendra à moi. C’est ce que je vous demande en union de l’hommage que vous ont rendu aujourd’hui les rois et en union de l’observance des règles que votre sainte Mère a observées sur la terre, mais surtout, mes sœurs, en union de celles qu’il a observées lui-même. C’est ce que je demande à Dieu de tout mon cœur. Et, quoique indigne, je prononcerai, de sa part, les paroles de bénédiction.

Une sœur demanda pardon à M. Vincent et à toute la Compagnie de quelque faute contre les règles qu’on venait d’expliquer, suppliant notre très honoré Père d’en demander pardon à Dieu pour elle et la grâce de n’y plus retourner. A laquelle il répondit :

De tout mon cœur, ma fille, et je rends grâces à Dieu de l’esprit de pénitence qu’il vous a donné.

 

93. — CONFÉRENCE DU 4 MARS 1658

SUR LA CHARITÉ MUTUELLE ET LE DEVOIR DE LA RÉCONCILIATION (Règles Communes, art. 36 et 37.)

Mes sœurs, nous continuerons les entretiens que nous avons déjà commencés sur vos règles. Nous sommes parvenus à la trente et sixième, laquelle nous expliquerons à cette heure. Plaise à Dieu que ce soit dans l’esprit que je dois ! Voici ce qu’elle contient : "Elles se souviendront du nom qu’elles portent de Filles de la Charité et tâcheront de s’en rendre dignes par le saint amour qu’elles porteront toujours à Dieu et au prochain. Surtout elles vivront en grande union avec leurs sœurs et jamais ne murmureront, ni se plaindront l’une de l’autre chassant soigneusement toutes les pensées d’aversion qu’elles auront l’une à l’autre, etc."

Entretien 93. — Ms. SV 4, p. 261 et suiv.

 

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Cette règle parle de soi-même, de sorte qu’elle n’a pas quasi besoin d’explication : car cela est si clair qu’il semble qu’on n’y saurait rien ajouter.

La première période de cet article est que vous tâchiez de vous rendre dignes du nom de Filles de la Charité. Quel nom peut-on avoir de plus grand ? Y en a-t-il, mes sœurs ? Avez-vous ouï parler qu’il se soit jamais trouvé un plus beau nom, ni plus favorable pour les pauvres ? Oh ! mes sœurs, quel sujet de vous donner à Dieu pour vous rendre dignes de votre nom et ne pas faire comme un évêque dont il est parlé dans l’Apocalypse ! Dieu, se plaignant de lui, dit : "Vous avez un nom, mais vous n’en faites pas les œuvres." Mes chères sœurs, prenez garde que Dieu ne vous fasse ce reproche et tâchez de vous rendre dignes du nom que vous portez.

Je ne sais si vous avez jamais bien pensé à ces trois choses qui sont portées par cette règle.

La première est d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, être tout à lui, n’aimer quoi que ce soit que lui ; et si on aime quelque autre chose que ce soit pour l’amour de Dieu. Si vous aimez Dieu de la sorte c’est une marque d’une vraie Fille de la Charité, qui aime bien son Père.

La seconde marque qui fait la fille de la Charité c’est d’aimer le prochain, servir bien les pauvres et s’exciter, lorsqu’il y a de la peine à la supporter puisque l’on s’est donné à Dieu pour cela, les regardant comme nos seigneurs, et leur porter grand respect.

La troisième chose qui vous constituera Filles de la Charité, c’est de ne rien faire les unes contre les autres, ne point souffrir aucune pensée d’aversion qu’on pourrait avoir, même naturelle, l’une de l’autre. Mes sœurs, dès que ces pensées-là naissent, il faut les étouffer ; si elles se présentent une ou deux fois, il faut rejeter cela.

 

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— Mais elles reviennent toujours. — Il faut toujours leur résister, la troisième fois comme la seconde, jusqu’à ce que vous les ayez étouffées et que Dieu vous ait fait la grâce d’être quittes de cette mauvaise humeur. En second lieu, ne jamais rien dire qui puisse fâcher sa sœur, si ce n’est qu’on y soit obligé par office ; car, pour les officières, elles ont droit de reprendre. — Mais je fâcherai ma sœur. — C’est la nature, il ne faut pas laisser pour cela de le faire. Et celles qui le savent doivent dire : "Il faut laisser faire, elle fait cela d’office."

Il ferait beau voir un chirurgien n’oser donner le coup de lancette à un malade, parce qu’il en témoigne du ressentiment. Tout de même ferait-il beau voir la supérieure et les officières n’oser rien dire parce qu’une sœur ne le prendra pas bien. Voilà une Fille de la Charité qui dit qu’il la faut laisser, qu’elle sait bien ce qu’elle a à faire, et qui ne saurait souffrir, soit ici, soit dans une paroisse, qu’on la reprenne, lorsqu’elle le mérite. Ce serait une chose horrible, si cela était. Quand on dit qu’il ne faut rien dire qui puisse fâcher sa sœur, il faut entendre, quand on n’a point de charge qui oblige à veiller sur les autres.

Voyez-vous, mes sœurs, il ne faut pas écouter ceci comme une autre chose, mais il le faut entendre avec une intention pure de le mettre en pratique, et en même temps que vous entendez dire qu’il ne faut point souffrir en son cœur aucune pensée d’aversion, il faut vous demander à vous-même : "Ah ! mon Dieu ! n’ai-je rien contre mes sœurs ?" Ce n’est pas assez de l’entendre comme vous entendez une prédication il faut de plus l’écouter comme une chose qui vous regarde tout particulièrement. C’est un langage inconnu aux autres, qu’il faut entendre, comme sortant de la bouche de Dieu, les règles qu’il vous a données. Car, voyez-vous,

 

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l’habit ne fait pas le moine, non plus que l’habit ne fait les Filles de la Charité.

Mais il y a tant d’années que je suis dans la Compagnie. — Ce n’est pas par la longueur du temps que l’on juge si une fille est digne de porter ce beau nom de Fille de la Charité, mais bien si elle est revêtue intérieurement de cette robe de la charité pour Dieu et pour le prochain. C’est cela qui fait la Fille de la Charité. Oui, mes filles, la charité est comme une belle robe nuptiale qui orne l’âme, sans laquelle on ne saurait plaire à Dieu. "Otez-moi ce misérable, qui n’a pas sa robe nuptiale, est-il dit dans l’Évangile ; jetez-le hors d’ici" (1)

Voilà donc les trois marques qui font connaître la vraie Fille de la Charité et qui peuvent servir de moyens pour le devenir : la première, d’aimer Dieu par-dessus toutes choses ; l’autre, d’aimer le prochain ; et la troisième, de vous aimer entre vous autres comme véritables sœurs, pour l’amour de Dieu, en sorte qu’il paraisse que vous êtes toutes membres d’un même chef, ou filles d’un même Père n’aimant que ce qu’il aime, pour l’amour de lui-même.

Remarquez que, s’il se trouve des esprits noirs comme il y en a dans la Compagnie, qui font du mal où elles sont, qui, sans se soucier de l’amour de Dieu, ni de l’amour du prochain, vous passeront des mois et des semaines sans vous rien dire, sans se mettre en peine de jeter ce fiel qu’elles ont dans le cœur, je crains qu’à la fin elles ne fassent périr la Compagnie. Or, je remarque qu’il y en a quelques-unes d’entre vous, il n’y en a pas beaucoup, mais je sais qu’il y en a, qui font du mal dans la Compagnie au lieu où elles sont. Aux Enfants Trouvés, aux paroisses il y a des

1) saint Matthieu XXII, 12-13.

 

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filles de cet esprit. Cela, mes sœurs, est-ce être Filles de la Charité ? Point du tout. La robe que vous portez ne vous fait point Filles de la Charité. Vous n’avez pas la robe nuptiale. Vous n’êtes pas dignes du nom que vous portez.

Or, que ferons-nous de ces sœurs-là ? Il faut prier Dieu pour elles, faire quelques mortifications pour elles à leurs intentions et entendre la messe quelquefois, afin qu’il plaise à Dieu les unir par le lien de la charité.

Une des choses qui m’étonnent beaucoup, c’est qu’il y ait des sœurs qui font… il vaut mieux que je me taise que de vous dire ce que je sais. L’amitié, mes sœurs, eh ! qu’y a-t-il au ciel que la charité ? Le nom d’une Fille de la Charité, c’est cet amour de Dieu, du prochain, de ses sœurs ; et où cela se trouve, c’est un paradis.

Or, mes sœurs, faisons réflexion sur nous-mêmes et que chacune se demande : "Porté-je dignement ce béni nom ? Ai-je les marques qui font les vraies Filles de la Charité ? Non, car tu aimes ton pays, tu t’amuses à des bagatelles à chercher tes satisfactions, tu désires être avec celle-ci ou avec celle-là." C’est vivre en bête d’agir de la sorte ; ne rien faire que par inclination, c’est faire comme fait une bête ; de sorte qu’une fille qui ne fait que ce que la passion lui suggère, n’a ni raison ni jugement. Celle-là va comme une bête brute, sans penser que ce n’est pas assez de porter l’habit, si on n’a cette belle robe intérieure de la charité. Vous la voyez toujours la même, comme elle est venue ici. Elle a apporté ses habitudes du monde ; elle ne les quitte point, et ainsi elle est toujours la même.

Vous me direz : "Monsieur, je voudrais bien faire comme vous nous dites ; mais j’ai répugnance à ce que ma sœur me dit, ou à ce qu’elle fait. Je n’ai donc point

 

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d’amitié." Il y a des personnes scrupuleuses qui pourront alléguer cela. Non, il ne s’ensuit pas de là que, pour avoir répugnance à une chose, on fasse mal en tout. C’est le scrupule qui les fait parler de la sorte. Il leur semble qu’elles ne font rien qui vaille, parce qu’elles sont tentées d’aversion, de dégoût et autres choses. Mes sœurs, cela n’est rien, pourvu qu’on n’y consente pas. Tant qu’une personne qui intérieurement souffre des répugnances sera fâchée de les avoir, pourvu qu’elle se résolve à n’en point avoir de volontaires, pour scrupuleuse qu’elle soit, elle ne doit point se mettre en peine, parce que cela est naturel et arrive contre sa volonté. De sorte, mes sœurs, que, tant que vous ferez ce que vous pourrez pour vous faire quittes de vos aversions et pour avoir de l’amitié l’une pour l’autre, que vous témoignerez même plus d’amitié à celle pour qui vous avez plus d’aversion qu’aux autres, vous aurez les marques d’une Fille de la Charité.

On rapporta un jour à saint Jean l’Aumônier, archevêque d’Alexandrie, qu’on avait fait quelque affront à un sien neveu ; dont il était fort fâché. Saint Jean, qui était un saint fort miséricordieux, manda à son neveu : "A-t-on été si hardi que de s’adresser à vous ! Il faut que je vous fasse avoir raison de cet homme-là." Savez-vous ce qu’il fit ? Il envoya un présent à celui qui avait offensé son neveu et donna charge qu’on l’exemptât de quelques droits qu’il lui avait. Celui qui porta cela dit à cet homme : "Monsieur, voilà un présent que monseigneur l’archevêque vous envoie ; et, pour vous témoigner plus d’affection, il vous décharge du tribut que vous lui devez." Cet homme s’en vint trouver saint Jean, se jeta à ses pieds et lui dit : "Ah ! Monseigneur, je vous ai offensé ; et voilà que vous m’honorez de cette faveur sans avoir égard au tort que je vous ai fait. Hélas ! je n’ai jamais mérité cela."

 

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Il fit plus, car il s’en alla se jeter aux pieds de celui qu’il avait offensé, de sorte qu’il le satisfit entièrement. Après quoi saint Jean dit à son neveu : "Eh bien ! mon neveu, ne vous ai-je pas bien vengé de vous avoir amené votre ennemi à vos pieds ?

Mes sœurs, quand vous ressentez quelque peine à parler à une sœur qui vous aura fait quelque déplaisir, vous devez tâcher de ne lui en rien communiquer, mais lui sauter au col, l’embrasser, lui témoigner l’affection possible et lui dire : "Ma chère sœur !" Si vous reconnaissez qu’elle ait peine à vous supporter : "Peut-être que je n’ai pas vécu de telle sorte que j’aie donné lieu de croire que je suis votre sœur. Ah ! je vous demande pardon des peines que je puis vous avoir données, et je veux dorénavant vous rendre tout le service que je pourrai." Si vous agissez de la sorte, celle qui avait de l’aversion contre vous sera gagnée. Si vous avez peine à cela, ne laissez pas de le faire. C’est pour vous en détourner que l’esprit malin vous y fait trouver de la difficulté. C’est pourquoi une des choses que je vous recommande le plus est celle-là, parce que c’est votre Institut et l’esprit propre des Filles de la Charité, qui se doivent aimer comme filles du même père. C’est pourquoi, dès que vous sentez quelque petite altération dans votre esprit, ou que quelqu’une témoigne se retirer de l’amitié qui doit être en vous, il faut la prévenir et lui dire avec ouverture de cœur : "Ma sœur, si vous saviez comme quoi je vous aime et comme Dieu me le commande ! Aimez-moi de même, je vous en prie." Si la sœur n’entend pas ce langage la première fois, témoignez-lui la même chose une autre fois, et Dieu permettra qu’elle s’adoucira.

Mais, Monsieur, je dirais bien cela de bouche, mais je ne le sens pas dans le cœur ; au contraire, j’ai peine à le dire. — N’importe ; ne laissez point, pour cela, de

 

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le faire. C’est une inclination maligne qui vous donne cette peine, dont le diable se sert pour vous en empêcher. Ainsi il faut désavouer cela, et il vous quittera si vous persévérez dans cet exercice. Passant par-dessus la répugnance, qu’arrivera-t-il ? C’est que le démon, qui avait excité cette malignité de la nature, voyant que vous ne suivez pas ses suggestions, s’enfuira, et tout cela se réduira à la gloire de Dieu et à la confusion du diable, qui ne saurait que faire auprès d’une âme qui a cet esprit de charité et qui tend de toutes ses forces à unir les âmes par le lien d’une sainte amitié. C’est là le vrai moyen de donner la chasse au démon, qui est l’ennemi de Dieu, de l’homme et des démons, car ils ne s’aiment pas entre eux ; et quand ils s’adressent à une bonne âme, par exemple, aux âmes humbles, qui, par leur fidélité, font profit de la tentation, oh ! il ne saurait souffrir cela, et quelques docteurs tiennent qu’ils sont alors portés jusqu’au fond des enfers.

Prenez donc garde de vous rendre dignes du nom que vous portez, afin qu’on ne dise pas de vous ce qui fut dit à cet homme : "Tu as un nom de vie, dit l’Apocalypse (2), et tu es mort ; tu as un nom de charité, et tu es un homme qui n’a point de charité." Tout de même, vous êtes Filles de la Charité ; vous portez ce beau nom et vous avez de la haine contre vos sœurs ! Vous le portez en vain, car la charité ne souffre point la haine. Or, vous remarquerez que le manquement de la charité vient quelquefois de l’envie, comme la règle dit, et l’envie part de l’orgueil. Il peut venir aussi de quelque malignité occulte, gui est le reste du péché, de sorte qu’il y en a qui ne sauraient supporter les humeurs qui leur sont contraires qu’avec peine. Dès qu’ils voient seulement ces personnes, ils ressentent

2) Apocalypse III, 1.

 

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des mouvements d’aversion ; et cela vient d’une nature ainsi faite, que nous avons héritée d’Adam.

D’autres y seront portées par envie, de ce qu’il leur semble qu’on en préfère d’autres à elles. Si on fait faire quelque chose à une autre, elles diront : "On emploie bien une telle ; mais toi, on te laisse là ! On parle avec cordialité avec celle-là, et à toi on ne parle point de même !" Le diable se mêle là dedans et dit : "Tu as raison, cette fille est mieux venue que toi. Ah ! il faut qu’on ait fait quelque rapport de toi." De là on passe plus avant ; on juge que c’est une telle ou une telle. Voilà le démon qui la possède, car c’est le démon qui produit l’envie. Et ainsi on est possédé du démon de l’orgueil, qui est extrêmement contraire à la charité. Que faut-il faire quand vous vous trouvez comme cela ? Le contraire de l’envie, c’est la charité. Il faut s’exciter à l’amour de Dieu et dire : "Ah ! pauvre misérable ! tu te mets en peine si une telle personne t’aime, et tu ne te mets point en peine si tu aimes Dieu ! Tu as de la peine qu’on ne t’emploie pas, et, quand tu l’as été, comment t’y es-tu comportée ? Dieu permet que celle-là soit employée ; et quand il sera temps, on te trouvera bien, si on te juge à propos. Au reste, que demandes-tu quand tu demandes des emplois ? Tu demandes de satisfaire ton orgueil." Car, voyez-vous, mes sœurs, dès lors qu’une personne désire être employée, elle est tentée d’orgueil, qui fait qu’elle présume être capable de l’emploi d’une autre et c’est le diable qui fait cela. On tombe d’un péché dans un autre parce que l’envie vient de l’orgueil, dont le propre est de nous faire désirer de paraître. Tout au contraire, l’esprit de Dieu fait qu’on s’estime incapable d’être employé à quoi que ce soit et capable de tout gâter.

Mes sœurs, quand il vous viendra de la peine pour

 

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les choses, dites : "D’où me vient cela ? C’est de l’envie que j’ai contre ces personnes-là. Je suis donc possédée d’orgueil. Ah ! misérable créature ! que le démon d’orgueil se tient bien à ta tête !" Oui, mes sœurs ; car l’envie naît de l’orgueil, comme je vous ai dit. Or, celles qui croupissent dans ces aversions en sont toutes remplies. L’envie les tient aux yeux parce qu’elles ne peuvent voir les autres satisfaites sans en être fâchées elle les tient aux oreilles à la bouche, au cœur ; et partout elles ne peuvent entendre parler à leur avantage. S’il est question d’en dire du bien, elles ne le sauraient. Ne voilà-t-il pas un misérable état ! Donnez-vous à Dieu, mes sœurs, pour ne jamais vous y laisser tomber et pour vous rendre dignes du nom que vous portez.

Cela soit dit pour la trente et sixième règle. Voyons la trente et septième.

Trente et septième règle. "Si, par infirmité, il arrivait qu’une sœur eût donné sujet de mortification à une autre, elle lui en demandera pardon à genoux sur-le-champ, ou du moins au soir avant de se coucher ; et l’autre souffrira de bon cœur cette humiliation, se mettant aussi à genoux, cette pratique étant un bon remède pour guérir promptement l’aversion qu’on aurait causée."

O mes sœurs, c’est le remède le plus prompt dont on puisse user. Une des règles qui porte son fruit avec elle, c’est celle-ci. Quand vous pratiquez la vertu, vous n’en voyez pas les fruits tout aussitôt. Je fais cette action ou cette pénitence pour l’amour de Dieu. Je sais bien que dans son temps elle produira son fruit, mais non pas sur-le-champ. Il n’est pas de même de la pratique de cette règle. Vous avez offensé votre sœur et vous lui avez donné sujet de se fâcher. Demandez-lui donc pardon ; et voilà la plaie que vous lui

 

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avez faite guérie. C’est pourquoi donnez-vous à Dieu pour ne pas manquer à cette pratique, parce que c’est le moyen de conserver la charité avec son prochain que de ne rien faire l’une contre l’autre, et, lorsque vous en aurez contristé quelqu’une, de lui en demander pardon.

Monsieur, sur quoi fondez-vous cela ? — O mes sœurs, c’est contenu dans la sainte Écriture, qui dit : "Si tu présentes ton offrande à l’autel et te trouves avoir fâché ton frère, laisse là ton offrande et va te réconcilier avec lui, et puis après présente ton offrande." (3) Pensez-vous être agréables à Dieu si vous n’êtes unies au prochain par la charité ? Non, mes filles, Dieu n’a point à faire de vos confessions et de vos communions, ni même du service que vous rendez aux pauvres, si cela n’est fait par une âme unie à lui et au prochain par la charité. J’aime mieux la réconciliation de deux personnes qui ne s’aiment pas, que tous vos sacrifices. Vous avez fâché une sœur ; eh bien ! demandez-lui pardon. Si elle n’y était pas, dites à une autre sœur : "Ma sœur, j’ai fait une chose, quelque chose qui a fâché une de mes sœurs. Elle n’est pas présente ; mais, si elle y était, je lui demanderais pardon de bon cœur. Je vous le demande en son absence et vous prie de prier Dieu pour moi." Cela est dur à la chair et à l’esprit du diable : pourquoi s’humilier et dire ses fautes à ceux qui ne les savent pas ? Mais à une âme qui a l’esprit de Dieu, cela est doux et facile.

Mais, Monsieur, fait-on ainsi ailleurs ? Le faites-vous chez vous ? — Je l’ai fait encore aujourd’hui, mes sœurs, à la répétition d’oraison. Je me suis souvenu que j’avais parlé hier à deux, ou à trois, avec suffisance. J’en ai demandé pardon et ai reconnu devant toute la Compagnie que j’étais la cause de tous les

3) saint Matthieu V, 23-24.

 

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maux qui se faisaient dans la Mission. Qu’en est-il arrivé ? Il m’en est revenu une grande douceur et consolation. Pourquoi ? Parce que je sais que cela est agréable à Dieu.

Je vous ai dit que nos sacrifices ne sont pas agréables à Dieu sans la charité et réconciliation, quand il est arrivé quelque différend. Et cela est tellement vrai que la sainte Église a ordonné que les prêtres s’accusent de leurs fautes avant que de dire la sainte messe, qu’ils se confessent devant le peuple en disant : "Je confesse à Dieu tout-puissant, etc." De sorte que, quand vous verrez descendre le prêtre aux pieds des degrés de l’autel, ressouvenez-vous que c’est pour dire au peuple qu’il est un misérable pécheur. Voilà pourquoi il dit sa coulpe des péchés qu’il a commis par pensées, paroles et œuvres.

Cela fait voir, mes chères sœurs, puisque c’est la créance de l’Église que rien ne plaît à Dieu sans la charité ; et concluons de là qu’il n’y a rien qui lui agrée tant, que l’aveu de ses fautes et la réconciliation du prochain, lorsqu’on l’a offensé, puisqu’il ne veut pas même de son Fils qui lui est offert sur l’autel, sans cela.

Je dis plus, mes sœurs ; je ne sais si une fille fera bien de s’aller confesser sans demander pardon à sa sœur qu’elle aura contristée. Je ne suis pas de l’avis de quelques docteurs qui disent qu’il ne faut pas entendre la messe quand on est en péché mortel ; mais je suis bien d’avis que nous devons craindre que tout ce que nous faisons ne soit agréable à Dieu si nous n’avons pas la robe de la charité. Or, ce que je vous recommande est que, comme vous avez cette sainte coutume de demander pardon, vous ne manquiez pas, lorsque vous avez donné sujet à quelqu’une de se fâcher, de vous mettre à genoux sur-le-champ, ou du moins au soir, pour lui demander pardon du sujet de

 

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mortification que vous lui avez donné. Cela est conforme à la parole de Dieu qui dit : "Que le soleil ne se couche pas sur votre courroux" (4).

Croyez-vous que les Turcs soient meilleurs en cela que beaucoup de chrétiens ? Un prêtre de la Mission, envoyé pour la conversion des infidèles, a rapporté qu’il se trouva un Turc et un chrétien, qui étaient tous deux baptisés, avoir eu quelque différend, de sorte qu’ils ne se pouvaient voir l’un et l’autre. Ce prêtre dit à l’un : "J’ai su, mon ami, qu’il y avait quelque chose entre vous et un tel ; oh bien ! il faut lui pardonner." Ce pauvre esclave lui dit : "Mais, Monsieur, il m’a fait cela et cela ; je ne saurais lui pardonner. Dès que je le vois, je ne puis le souffrir." — "C’est votre nature qui vous donne cette peine", lui dit le prêtre, qui s’en fut à l’autre pour pareil sujet. Et il fut une heure tout entière à aller de l’un à l’autre avant que de pouvoir les résoudre à se réconcilier. Un Turc qui était de condition remarqua cela et dit au prêtre : "Viens, que faisais-tu avec ces deux hommes, à qui tu as tant parlé ?" Lequel lui dit que c’était pour les réconcilier ensemble. "J’ai bien jugé cela, dit ce Turc ; mais quelle religion est la vôtre ? D’où vient que ceux qui en sont ont tant de peine à se pardonner ? Oh ! vraiment nous faisons bien autrement, car nous ne laissons jamais coucher le soleil sur notre courroux."

Voilà ce que les Turcs font. Et par conséquent une Fille de la Charité qui garde quelque froideur sur son cœur contre le prochain sans se mettre en peine de se réconcilier, est pire que les Turcs. Je vous recommande donc cette pratique, et à celle qui a reçu quelque peine de se bien humilier ; lorsque sa sœur lui demande pardon, la bien recevoir. Il y a des cœurs rudes qui ne

4) Épître saint Paul aux Ephésiens IV, 26.

 

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reçoivent pas bien les humiliations. On dira, par exemple : "Ah ! vous demandez pardon, mais vous faites toujours la même chose !" Mauvaise réception qui fait voir qu’elle-même a de la haine contre sa sœur, laquelle, en dépit du démon et de toutes les répugnances qu’elle peut avoir à faire cela, se met en devoir de conserver cette belle robe de la charité qui doit être en vous, comme sœurs qui ont contracté l’amour entre elles, lorsque Dieu vous a assemblées. Que peut faire cette sœur que de vous demander pardon ? Eh bien ! Elle vous a fâchée, peut-être sans y penser, et vous en témoignez de l’aigreur ! Voyez-vous, une des plus grandes fautes que vous puissiez faire, c’est de la mal recevoir. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Elle vous témoigne qu’elle est bien fâchée de la peine qu’elle vous a donnée et qu’elle désire s’amender. Que peut-elle faire davantage pour vous satisfaire ? Dieu se contente de cela, et vous, malheureuse créature, vous ne vous en contentez pas ! Quoi ! Dieu promet de pardonner au pécheur tout aussitôt qu’il se repentira, et une sœur ne pardonnera pas à sa sœur ! Oh ! c’est une marque que l’esprit du démon est bien avant dans cette âme-là.

Or, que doit faire celle à qui on demande pardon ? Elle doit dire : "Ma sœur, je veux croire que vous l’avez fait sans y penser, et je vous demande pardon à vous-même de la peine que je puis vous avoir donnée." Il faut laisser celle qui a fait faute se mettre à genoux la première (il est juste qu’elle commence), et dire : "Ma sœur, je vous demande très humblement pardon de telle et telle chose." Et l’autre doit aussi se mettre à genoux et dire : "Ma sœur, je vous promets que je n’y penserai jamais plus." Il ne faut pas dire : "Je vous le pardonne", mais qu’on ne veut plus s’en ressouvenir, et demander pardon de ce

 

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que peut-être vous avez été la cause de la faute qu’elle a faite. Car, voyez-vous, il peut être qu’elle a autant de peine à vous souffrir, que vous à la supporter.

Mes sœurs, résolvez-vous à cela dès ce moment. C’est le moyen de conserver la charité et, de plus, de désarmer le démon, lequel perd plus qu’il ne gagne aux tentations qu’il nous donne. Ce qu’il prétend, c’est de nous perdre. Et quand il voit que ses tentations nous servent à nous humilier, il est si fâché de n’être pas parvenu a sa fin qu’il en demeure tout écorné. Mais il faut faire cela le plus promptement qu’il est possible, crainte que le mal ne vienne plus grand ; car c’est comme l’huile qui se répand sur le drap. Vous avez causé de la douleur à votre sœur. Le moyen que cela se passe, c’est de lui en demander pardon au plus tôt.

Si Dieu nous fait la grâce de pratiquer cette grande leçon que nous avons apprise aujourd’hui à l’école de Jésus-Christ, on entendra dire de la Compagnie que c’est une Compagnie qui vit plutôt à la façon des saints qui sont au ciel, que des personnes de la terre. Quel sujet de consolation lorsque deux sœurs sont bien unies par le lien de la charité ! Mes sœurs, faites ce qui est porté par vos règles, et vous porterez dignement le beau nom de Filles dé la Charité ; autrement, vous aurez grand sujet de craindre que Dieu ne vous efface du livre de la charité. Deleantur nomina vestra de libro vitœ ; votre nom est effacé du livre de vie. Vous n’avez que le nom de charité et vous n’avez pas cette belle robe nuptiale. Mes filles, chacune de vous avez été écrites au livre de la charité quand vous vous êtes données à Dieu pour servir les pauvres ; et particulièrement au jour que vous avez fait vos vœux, vous avez reçu ce nom, que Dieu vous a donné lui-même. Vous devez donc vivre conformément au nom que vous avez, puisque c’est Dieu qui a donné ce nom à la Compagnie ;

 

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car ce n’a été ni Mlle Le Gras, ni M. Portail, ni moi non plus qui vous ai nommées Filles de la Charité. Remarquez que le peuple, voyant ce que vous faites et le service que nos premières sœurs ont rendu aux pauvres, vous a donné ce nom, lequel vous est demeuré comme propre à votre exercice.

Mais, Monsieur, est-ce le monde qui a donné ce nom-là ? Dieu approuve-t-il ce que le monde fait ? — Ah ! mes sœurs, oui, pour le bien, mais non pas pour le mal. Quand tout le monde parle en bien d’une chose, pour lors la voix du peuple est la voix de Dieu. C’est donc Dieu qui vous a donné ce nom-là. Ainsi conservez-le bien ; tâchez d’avoir toujours la robe de la charité, dont les marques sont l’amour de Dieu, du prochain et de ses sœurs, crainte que Dieu ne vous efface du livre de vie. Et parce que nous sommes tous de pauvres pécheurs, remercions Dieu de nous avoir laissé un moyen si facile de nous réconcilier les uns avec les autres ; demandons-lui la grâce d’en bien user, afin de conserver cette robe intérieure. L’amour de Dieu, c’est le haut ; le milieu, c’est la charité du prochain et l’amour des pauvres ; et la partie d’en bas, c’est la charité entre vous autres. Ah ! la belle robe que celle-là ! Si nous pouvions la voir comme saint Jean la voyait, que nous serions épris de sa beauté et du désir de l’avoir !

Ce grand saint, déjà vieux, se faisait porter à l’église pour prêcher, et, étant là, sa prédication était : "Aimez-vous les uns les autres" ; et puis il s’en allait. "Mais, mon Père, lui disaient ses disciples, tout le monde vous attendait pour prêcher ; est-ce là la prédication que vous leur faites ?" — "Je ne leur dis que cela, je ne leur dis que cela, répondait-il, parce que, s’ils l’accomplissent, ils accompliront la loi de Dieu."

Quel bonheur de savoir cela ! Si vous faites ce que

 

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vos règles vous ordonnent, vous accomplissez la loi de Dieu, la loi que les saints ont en la vie bienheureuse. Quelle est la loi des saints au ciel ? Elle n’est autre que d’aimer Dieu parfaitement, s’abîmer dans la considération de son essence divine, de sa beauté, de sa bonté, de sa sagesse et autres perfections qui sont en lui. Voilà l’occupation des saints vers Notre-Seigneur, lequel se souvient de l’amour qu’il a eu pour les sauver ; de sorte qu’ils s’aiment d’un amour indissoluble ; et les saints reçoivent de nouveaux accroissements de joie, voyant qu’il est bien servi des bonnes âmes qui sont encore au monde, et voyant la gloire qu’il prépare pour elles et pour chacune de vous en particulier, mes chères sœurs, pour toute la Compagnie de la Charité, Compagnie qui ressemblera au paradis, si elle observe bien cette loi d’amour. Oui, c’est une Compagnie du paradis lorsqu’on s’y comporte comme si l’on était en paradis. Plaise à la bonté de Dieu nous faire cette grâce !

Puis, se mettant à genoux, M. Vincent commença cette prière :

O Sauveur de nos âmes, qui, par votre amour, avez voulu mourir pour les hommes, qui avez quitté en quelque façon votre gloire pour nous la donner et, par ce moyen, nous faire comme des dieux, nous rendant semblables à vous autant qu’il est possible, imprimez en nos cœurs la charité, afin qu’un jour nous puissions aller nous joindre à cette belle Compagnie de la Charité qui est dans le ciel. C’est la prière que je vous fais, ô Sauveur de nos âmes. Et de votre part, je prononcerai la bénédiction sur nos pauvres sœurs, priant votre bonté qu’elle répande une effusion de grâces sur elles pour les aider à pratiquer ce qui leur a été enseigné, grâces qu’il vous est si facile de donner. Faites donc, ô Seigneur, qu’elles soient toutes remplies de dilection

 

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pour vous, pour le prochain et pour elles-mêmes. C’est la prière que je fais de tout mon cœur à votre divine Majesté.

 

94. — INSTRUCTION DONNÉE EN MAI 1658

A DEUX SŒURS ENVOYÉES A USSEL

Recueil de ce que notre très honoré Père a dit à nos sœurs Anne Hardemont et Avoie (1) la veille de leur partement pour aller avec Mme la duchesse de Ventadour à Ussel, pour y reconnaître si les Filles de la Charité y peuvent être établies selon leur Institut utilement pour la gloire de Dieu et le service des pauvres malades.

Notre sœur Anne, ayant oui quelque chose qui lui faisait peine à cause des incommodités de sa chute au temps du siège de Montmédy, où la reine les avait mandées pour servir les pauvres soldats malades et blessés, dit à ma sœur sa peine, que nous crûmes être nécessaire de représenter à Monsieur notre très honoré Père. Sa charité lui représenta les intentions de cette bonne dame, qui, au commencement, étaient d’établir là un séminaire de nos sœurs, y ayant en cette province beaucoup à travailler à cause de l’ignorance du peuple. Et sur la difficulté qui lui fut représentée, qui portait en partie sur le peu de sujets que nous avions pour employer à un si grand œuvre, et qu’il n’y avait aucun établissement de Messieurs de la Mission proche ce lieu, elle se résolut à mettre nos sœurs dans l’hôpital, pour voir ce que l’on y pourrait faire, tant pour les pauvres malades que l’on y reçoit, que pour y voir aussi les moyens d’y servir les pauvres malades de la ville. Et comme notre sœur continuait

Entretien 94. — Cahier écrit de la main de Louise de Marillac. (Arch. des Filles de la Charité.)

1). Avoie Vigneron.

 

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d’appréhender le travail par-dessus ses forces, sa charité l’assura du contraire, lui faisant voir que, si elles y demeuraient et qu’il fût besoin d’une troisième sœur, on l’enverrait aussitôt, lui faisant entendre que ladite dame avait promis de ne les pas laisser en ce pays-là, qu’elle ne l’eût informé de tout ce que l’on désirait d’elles ; et il leur ordonna aussi de ne se point engager sans avoir donné avis de toute chose ; ce qu’elles ont promis de faire bien exactement.

Soyez donc en repos, mes filles, et abandonnez-vous à la divine Providence pour un emploi si saint. Oui, mes filles, votre emploi est grand, et s’il y avait quelque chose de plus excellent, le Fils de Dieu l’aurait choisi pour son emploi, pour nous laisser ses exemples et fournir des moyens de nous appliquer les mérites de sa mort par les bonnes œuvres. Je vous dirai, mes sœurs, que le peuple de ce pays-là est très bon, docile et fort porté au bien, mais dans la plus grande ignorance qui se puisse dire ; et en cela consiste l’exercice de votre emploi, puisqu’il s’agit de faire votre possible pour faire connaître et aimer Dieu. Qu’y a-t-il de plus grand ? Faire connaître la grandeur de Dieu, sa bonté, l’amour qu’il a pour les créatures, et cela, leur enseignant les mystères de la foi, et de cette connaissance les porter à l’aimer. Y a-t-il rien de plus grand ? Oh ! que vous seriez heureuses, mes filles, si par vos petits avertissements, servant vos malades, vous pouviez contribuer au salut de quelqu’âme. Mes sœurs, il ne faut pas vous adresser tout droit à vos malades, ni aux pères et mères, mais interroger les enfants en leur présence, leur enseignant bien clairement les principaux mystères de la foi. Et c’est là votre capital de faire connaître Dieu, par le service spirituel que vous devez aux pauvres, en les servant corporellement, comme notre capital est l’instruction et ensuite le service des pauvres malades. Ce que vous avez

 

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donc à faire, mes chères sœurs, est de ne rien entreprendre que ce qui est conforme à vos emplois ordinaires. S’il vous était proposé autre chose, priez de surseoir l’exécution jusques à ce que vous ayez su de vos supérieurs ce que vous devez faire.

 

95. — CONFÉRENCE DU 30 MAI 1658

SUR LA CONDESCENDANCE ET LE SUPPORT

(Règles Communes, art. 38)

Mes chères sœurs, nous voici parvenus à la trente et huitième de vos règles. Cet article-ci porte ces paroles : "Elles supporteront leurs compagnes dans leurs petites imperfections, ainsi qu’elles voudraient être supportées en pareilles occasions, et s’accommoderont, autant qu’il se pourra, à leurs humeurs et sentiments en toutes choses qui ne sont pas péché, ni contre les règles, cette sainte condescendance, jointe avec le support, étant un moyen souverain pour entretenir la paix et l’union en la communauté."

Mes sœurs, cet article contient deux choses : la première est la recommandation de vous supporter l’une l’autre dans vos imperfections, et la seconde de condescendre aux autres, autant qu’il se peut, sans offenser Dieu. Voilà les deux vertus que vous apprend votre règle : le support des infirmités et petites imperfections qui se peuvent rencontrer parmi vous et la condescendance en toutes choses qui ne sont pas péché.

Quant au support, mes chères sœurs, je vous dirai deux raisons entre une infinité d’autres qui pourraient s’alléguer, pour lesquelles vous devez vous supporter.

La première est que Notre-Seigneur recommande cela à tous les chrétiens en général, mais bien plus aux personnes

Entretien 95. — Ms. SV 4, p. 272 et suiv.

 

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qu’il a appelées pour vivre en communauté, comme vous et moi. Il dit donc ainsi par son apôtre : Alter alterius onera portate, et sic adimplebitis legem Christi (1). Cela veut dire : "Supportez le fardeau les uns des autres." Et si vous le faites, qu’arrivera-t-il ? C’est que, par ce moyen, vous accomplirez la loi de Dieu Et sic adimplebitis legem Christi. Saint Paul avait dit en un autre endroit que quiconque est en charité l’a accomplie. Donc, si celui qui aime accomplit la loi, il appartient à la charité de se supporter les unes les autres et de prendre sur soi, si faire se peut, les infirmités des autres. Or, une personne qui en sera là, aura accompli la loi de Dieu. Mes sœurs, Notre-Seigneur vous apprend donc le support par ce premier motif.

Le second motif que vous avez pour vous porter à cette pratique quoique celui-là devrait suffire, car de dire que nous accomplissons tout ce que Dieu demande de nous, c’est, mes chères sœurs, une raison assez forte pour vous résoudre à cela, le second motif c’est que c’est un moyen d’avoir une sainte amitié entre vous et de vivre en une parfaite union, et ainsi de pouvoir faire un paradis dès ce monde ; de sorte que, si Dieu vous fait la grâce de vous supporter l’une l’autre, ce sera un paradis commencé. O Sauveur. que cela est beau ! Être toujours unies par le lien de la charité et du support, c’est être comme dans un paradis. Mes sœurs, faire comme cela, supporter et condescendre, c’est un paradis sur la terre.

Voilà une sœur qui a quelques défauts. Elle me fait peine. Mais je la supporte pour l’amour de Dieu, et je n’en dirai rien. En voilà une autre qui m’a fait quelque déplaisir ; je n’agirai pas avec elle par passion, comme la nature m’y porte, mais je la carresserai et lui parlerai

1) Épître de saint Paul aux Galates VI, 2.

 

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doucement. C’est, mes sœurs, se faire un paradis. Pourquoi est-ce un paradis avancé ? Pourquoi ? Parce qu’on accomplit la loi de Dieu en paradis, et vous l’accomplissez sur la terre, en vous supportant l’une l’autre. O Sauveur ! c’est avoir un paradis à bon marché. O mes filles, quel reproche ce vous serait au jour du jugement, où Dieu nous dit : "Je vous ai offert un paradis en l’autre monde ; vous ne méritez pas celui-ci, parce que vous avez méprisé l’autre, qui était un moyen pour arriver à celui-ci." O mes sœurs, que nous devons bien nous servir, pour arriver à celui-ci, des moyens que Dieu nous met en main, afin d’éviter ce reproche !

Le troisième motif qui nous oblige à supporter les autres est que nous avons besoin que l’on nous supporte nous-mêmes ; car il n’y a qui que ce soit, pour avancé qu’il puisse être dans la vertu, qui n’ait besoin de support. Celle d’entre vous qui pourra être la première doit croire qu’elle a besoin qu’on la supporte, parce qu’il n’y a rien de parfait sur la terre. De tous ceux qui ont été au monde, il n’y a eu que Jésus-Christ et la sainte Vierge qui aient été sans imperfections, et ainsi n’ont pas eu besoin de support. Mais, ceux-là exceptés, nous devons passer en condamnation qu’il n’y a rien de si parfait qui n’ait besoin d’être supporté. Qui a un défaut, qui un autre qui est quelquefois pire que celui qui nous fait peine à supporter en autrui. Cela étant ainsi, qui pourra dire n’avoir point besoin d’être supporté ? Eh ! bon Dieu ! pouvons-nous entendre ceci sans nous donner à Dieu pour nous supporter l’un l’autre !

Or, cela posé, si nous avons besoin de support pour nous-mêmes, comment n’en aurons-nous pas besoin pour les autres ! Car nous nous trouvons quelquefois en des états où nous avons peine à nous supporter nous-mêmes ; nous ne saurions nous appliquer ni à écouter ni à recevoir satisfaction de qui que ce soit, ni même à accueillir

 

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personne. Moi-même je me trouve en tel état de corps et d’esprit que quelquefois j’ai peine à me souffrir. Il faut pourtant que nous nous supportions et que nous demandions à Dieu la grâce de nous supporter. Or, si j’ai peine à me supporter en cette lâcheté et tant d’autres imperfections dont nous sommes remplis, comment ne voulez-vous pas supporter les autres, lorsqu’ils sont en pareil état ? Dieu veut que nous nous supportions nous-mêmes, et voilà deux Cœurs ensemble qui penseront n’avoir point besoin de support ! Ce n’est pas possible, mes sœurs. L’une sera sœur servante et l’autre compagne. La servante veut que la pauvre sœur s’accommode à son esprit, et quelquefois aussi la compagne sera d’une si fâcheuse humeur que la servante ne sait comment la prendre. Que faire là ? Il se faut supporter et se dire à soi-même : "Eh bien ! ma sœur me fâche, il faut que je la supporte ; car Dieu me l’ordonne, et il se peut que je la fâche et lui fasse plus de peine qu’elle ne m’en donne." Si nous disons que nous n’avons point de péché ni d’imperfection en nous nous nous trompons nous-mêmes, au dire de saint Jean (2). Donc, mes chères sœurs, le fruit de tout ceci est que vous vous donniez à Dieu pour vous supporter. Cela est juste. Vous, et moi avec vous, devons croire qu’on nous supporte souvent, et ainsi il faut supporter. Si la compagne fait quelque chose qui fait peine à sa sœur, il faut penser : "Hélas ! peut-être que moi-même je fais de plus grandes fautes que celles que je remarque en ma sœur et qui la fâchent plus que je n’ai sujet de l’être."

Ne voyez-vous pas qu’il faut du support pour toutes choses, afin de les maintenir ? Un bâtiment a besoin de support, autrement on ne le pourrait conduire à sa perfection. Ainsi vous voyez que les plus grosses pierres

2) Première épître I, 8.

 

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supportent les moindres, le bois, tout de même les poutres soutiennent les chevrons, de sorte que vous voyez bien que tout se fait par support sur la terre. Le corps humain serait inhabile pour faire ses fonctions sans le support des membres les uns envers les autres. Et si mes pieds et mes jambes ne me soutenaient que deviendrait le corps ?

Mes sœurs, s’il plaît à Dieu nous faire aujourd’hui la grâce de nous bien résoudre à cela, croyez que c’est une des belles et grandes pratiques que vous puissiez avoir. Demandez-lui la grâce de commencer à faire ce que nous avons dit. Voilà, par exemple, ma sœur qui a fait telle chose qui n’est pas bien ; je veux qu’elle me supporte ; il faut que je la supporte aussi.

Or, avec cette vertu de support, il faut celle de la condescendance. Mes sœurs, cela veut dire : s’accorder avec le prochain. — Monsieur sur quoi fondez-vous cela ? — C’est sur les paroles de l’Évangile car toutes vos règles sont prises sur ce que Notre-Seigneur a dit. Or, il est rapporté dans l’Évangile : "Si votre prochain veut vous faire aller un pas avec lui, allez-en dix" (3) Les docteurs, expliquant ce passage, le rapportent à la condescendance. Donc une sœur qui fait tout ce que l’autre veut qu’elle fasse, pratique-t-elle la vertu de condescendance ? Oui, pourvu que ce qu’elle fait n’aille point contre Dieu ni contre ses règles, car la condescendance en ce qui regarde le péché, est un vice et non pas une vertu. S’accorder avec une sœur pour offenser Dieu et faire contre les règles, oh ! mauvaise et diabolique condescendance ! Ce n’est donc point cette condescendance que votre règle enseigne, mais une certaine souplesse d’esprit par laquelle on condescend aux autres en tout ce qui n’est pas péché. Mes filles, donnons-nous

3) saint Matthieu V, 41.

 

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à Dieu dès ce moment et demandons-lui la grâce de bien pratiquer cette vertu, dont l’office est de vouloir tout ce qu’on veut. Lorsqu’une fille est dans cette pratique, si sa sœur lui dit : "Ma sœur, trouvez-vous bon que nous allions en tel lieu ?" elle s’y accorde. "Ma sœur, faisons telle chose." — "Faisons-la, ma sœur."—" Vous plaît-il que je voie un tel malade ?" _"Allez, ma sœur." — "Ma sœur, vous plaît-il que je lise telle chose ?" — "Je pense, ma sœur, qu’il sera bon."

Voilà, mes sœurs, comme l’on pratique la vertu de condescendance : c’est en s’accordant en tout ce qui n’est pas péché.

Mais, Monsieur, cela n’est-il pas bien à faire ? — Mes sœurs, il n’y a rien de plus doux quand on pense qu’en ce faisant on fait la volonté de Dieu. Saint Vincent Ferrier dit une chose bien remarquable et qui m’a beaucoup plu, qui est qu’entre les vertus morales dont il a parlé, celle qu’il recommande le plus, c’est la condescendance, parce qu’il dit que les personnes qui s’exercent à condescendre en toutes choses excepté le péché, et qui sont bien faciles à suivre la volonté de Dieu, qui leur est manifestée par les autres, arriveront bientôt à l’état de sainteté. Jésus ! mes sœurs, que nous serions blâmables et indignes de l’habit et du nom de Filles de la Charité, si nous ne parvenions pas à la perfection, ayant un moyen si facile.

Mais, dira une servante, à- ce compte-là, il ne faudrait point de servante ? — A proprement parler, il n’en faudrait point quand vous seriez parvenues là, si ce n’est que, pour le bon ordre, il est nécessaire que plusieurs aient la charge des autres. Si une compagne demande quelque chose qui n’est pas bien, ou presse de faire quelque chose qui donne sujet de craindre quelque mal, oh ! pour lors, c’est à la sœur servante à voir si elle doit dire de la faire ou de ne la pas faire, elle qui a l’esprit de

 

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Dieu ; car il faut estimer qu’ayant été choisie par les supérieurs pour faire cet office, elle a le don de conduite. Ainsi la sœur servante et les supérieurs ne doivent pas condescendre à toutes choses, comme quand il y a un plus grand bien à faire et qu’on leur propose de le quitter pour un moindre. Mais, hors de là, la servante doit condescendre en tout ce qui ne choque point les règles ni la conduite. Si c’était une chose qui ne dût pas se faire, comme je vous ai déjà dit, il ne faudrait pas condescendre, mais hors de là, mes sœurs, Dieu demande de vous et de nous que nous condescendions en toutes choses, si cela n’est contre l’ordre. Et il faut observer que les supérieurs ne peuvent pas condescendre en tout.

Une des grandes vertus qu’on puisse pratiquer, c’est la condescendance. Ne vous ressouverez-vous pas de ce qui a été rapporté des défuntes, que la vertu qui nous a le plus touchés entre celles que vous avez remarquées a été la condescendance ? Je me ressouviens d’une, que je ne nommerai pas, qui avait cette vertu à un si haut point qu’elle voulait tout ce que ses sœurs voulaient. Vous avez rapporté cela d’elle ; ce que je n’ai pu entendre sans que les larmes m’en vinssent aux yeux. Ah ! mes sœurs, s’il plaît à Dieu vous faire la grâce d’entrer en la pratique de cette condescendance et qu’il plaise à sa bonté la répandre dans vos cœurs, que vous ferez du chemin en la vertu ! Mais il faut vous donner à Dieu pour cela et avoir une haute estime de cette vertu, qui mène si promptement à la sainteté.

Mes sœurs résolvons-nous à cela et, dès ce moment, prenons la résolution de supporter le prochain et de lui condescendre en tout hors le péché. Ah ! Seigneur, je me donne à vous pour pratiquer cette vertu de support. C’est ce que je recommande à nos messieurs fort souvent et ce que je vous recommande aussi sur toutes choses, car il n’y a personne qui n’ait besoin qu’on le supporte.

 

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Nous devons croire qu’on nous supporte en effet et prier qu’on n’ait pas égard à nos infirmités. C’est la prière que je fais souvent à nos messieurs, qu’ils me fassent la charité de me supporter ; car il n’y a personne qui ait plus besoin de support que moi.

M. Vincent dit ces paroles avec tant d’humilité et témoignage de confusion que cela jeta dans l’étonnement celles qui avaient le bien de l’entendre.

Je m’étonne, disait-il, comme l’on peut me supporter dans mes promptitudes, emportements et tant d’autres défauts ; oui, je m’étonne comment on peut me supporter. C’est pourquoi je les prie et leur dis : "Messieurs, supportez-moi et n’ayez pas égard à mes misères." C’est ce que vous devez vous dire l’une à l’autre : "Ma sœur, supportez-moi, je vous prie", et se résoudre à supporter pareillement les défauts de sa sœur.

Voyez-vous, mes chères sœurs, si vous en venez là, assurez-vous qu’avec vos pauvres robes et avec vos chétives coiffures, les personnes qui vous verront et que vous fréquenterez, verront bien que vous aurez appris cette leçon à l’école de Notre-Seigneur. Si vous entrez comme il faut dans ces pratiques, vous ferez beaucoup de chemin dans la perfection. Donnez-vous donc à Dieu pour pratiquer ces deux belles vertus de support et de condescendance. Ah ! que cela est beau : aimer Dieu, faire la volonté de sa sœur plutôt que la sienne propre !

Le bienheureux évêque de Genève demandait à Dieu la grâce de bien pratiquer cette vertu et la recommandait fort à ses filles. Il leur disait, parlant de la condescendance : "Voyez-vous, mes sœurs, j’aime mieux faire ma volonté en celle des autres que faire la leur en la mienne, et j’aurai plus tôt fait de condescendre à cent personnes que de fa. ire condescendre à une seule." Quel était donc l’exercice de ce grand saint ? Vous devez penser que c’était la condescendance. Vous en viendrez là,

 

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mes sœurs, si. vous pratiquez ce que votre règle vous enseigne. Faire ainsi, c’est n’avoir plus de volonté que celle de sa sœur, c’est être dans la volonté de Dieu et dans celle de sa sœur parce que cela plaît à Dieu.

O Sauveur, entendrons-nous les grands avantages que votre divine majesté accorde à ceux qui s’exercent à l’acquisition des vertus sans nous attendrir de douleur d’avoir si mal pratiqué le support. la sœur servante, quand sa compagne lui a fait quelque peine, la sœur compagne, quand la servante ne lui a pas accordé ce qu’elle désirait ! Sauveur ! quel sujet d’affliction d’avoir voulu tirer la volonté des autres à la nôtre, et si souvent fait suivre nos volontés plutôt que de suivre celle du prochain ! Mais quel sujet de louer Dieu et de se réjouir de savoir que, si nous entrons en cette pratique nous jouirons d’un paradis en terre ! Que dirons-nous quand nous verrons cela ? Nous dirons que ce sont des âmes bienheureuses qui commencent leur paradis dès ce monde.

Je prie Notre-Seigneur qu’il nous fasse la grâce d’entrer dans la pratique de ces vertus. Et quand vous vous confessez, mes sœurs accusez-vous de n’avoir pas supporté le prochain et de ne lui avoir pas condescendu en ce que vous pouviez condescendre. Car ce qui ne serait pas péché en un autre le peut être à des filles qui veulent mener une vie conforme à celle de Notre-Seigneur et qui doivent vivre de sa vie. Donnez-vous à Dieu pour vous rendre conformes, autant qu’il est possible, à votre Époux par la pratique de ses vertus afin que les filles aient du rapport avec leur père. Vous vous appelez Filles de la Charité, c’est-à-dire filles de Dieu. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous fasse la grâce d’entrer dans cette pratique, et, de sa part, je prononcerai les paroles de bénédiction.

Une sœur demanda pardon des fautes qu’elle avait

 

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faites contre les vertus que notre très honoré Père nous venait de recommander. Sa charité lui dit :

Béni soit Dieu, ma fille, qui vous a donné cette vue de vous accuser des fautes dont vous vous accusez ! Béni soit Dieu de ce que l’acte de pénitence que vous venez de faire nous fait espérer que sa bonté vous a pardonné et qu’il vous donnera la grâce de n’y plus retomber ! C’est en cette sorte qu’une faute peut servir à notre avancement, lorsqu’elle sert à nous humilier.

 

96. — CONFÉRENCE DU 2 JUIN 1658

CORDIALITÉ, RESPECT, AMITIÉS PARTICULIÈRES

(Règles Communes, art. 39 et 40.)

Mes sœurs, voici le trente et neuvième article de vos règles : "Comme elles (parlant de vous) ne doivent pas témoigner trop de cordialité ni de complaisance en parlant à qui que ce soit, particulièrement aux personnes de l’autre sexe, etc."

Mes sœurs, cette règle-ci vous commande deux choses : l’une, la cordialité, l’autre, le respect que vous devez au prochain et entre vous les unes aux autres. Or, il faut vous expliquer ce que c’est que cordialité. La cordialité, à proprement parler, est l’effet de la charité qu’on a dans le cœur, de sorte que deux personnes qui ont dans le cœur l’une pour l’autre de la charité, que le saint amour y a mise, elles le témoignent à la rencontre l’une de l’autre. Avez-vous de l’amour pour les pauvres, vous leur témoignerez être bien aises de les voir. Une sœur a-t-elle de l’amour pour sa sœur, elle le lui témoigne par paroles. Cela s’appelle cordialité, c’est-à-dire une saillie de cœur par laquelle on fait voir qu’on est fort aise

Entretien 96. — Ms. SV 4, p. 278 et suiv.

 

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d’être avec elle, lui parlant ainsi : "Ma sœur, je suis bien aise de vous avoir rencontrée." Ainsi la cordialité vous est recommandée par vos règles, de sorte qu’il importe que vous vous la témoigniez les unes aux autres par une certaine joie qu’on a dans le cœur et qui paraît sur le visage. La cordialité est donc une joie qu’on sent dans le cœur quand on voit une personne qu’on aime, et qu’on témoigne en second lieu par le visage ; car, quand une personne a de la joie au cœur, elle ne la saurait cacher ; vous la voyez bien sur son visage. En troisième lieu, on témoigne encore la cordialité par des paroles d’amitié, par exemple celle-ci : "Ah ! ma sœur, je suis bien aise de vous voir ; bénissez Dieu de ce que je vous ai rencontrée." Ou bien, quand une sœur vous approche, montrez un visage qui fasse voir de l’amitié pour elle, que vous êtes bien aise de la voir. Agir de la sorte, c’est un témoignage par lequel on fait voir qu’on a de la cordialité dans le cœur par une certaine joie qu’on sent dedans, qui rend la personne d’un visage doux et gracieux, en parlant à sa sœur ou à d’autres personnes. Cela s’appelle cordialité, qui est un effet de la charité, voyez-vous, de sorte que, si la charité était une pomme, la cordialité en serait la couleur. Vous voyez quelquefois des personnes qui ont certaines rougeurs qui les rendent belles et agréables. Or, si la pomme était la charité, la couleur serait la cordialité. Voilà donc comme la cordialité est une vertu par laquelle on témoigne l’amour qu’on a pour le prochain, qui est fort nécessaire aux Filles de la Charité pour profiter à ceux avec qui elles conversent. On peut encore dire que, si la charité était un arbre, les feuilles et le fruit en seraient la cordialité, et si elle était un feu, la flamme en serait la cordialité

Ainsi, mes sœurs, il faut que vous vous donniez à Dieu pour pratiquer cette vertu-là et pour témoigner de

 

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la cordialité à toutes les personnes, principalement à vos sœurs et aux pauvres. Il y a des personnes qui ont cette sainte coutume qu’elles n’abordent jamais personne qu’avec une face gaie et riante, et qu’elles ne témoignent, par quelque parole de cordialité, la joie qu’elles ont de la voir. Or, mes filles, le souhaite que vous vous donniez à Dieu pour entrer en cette pratique ; c’est ce que votre règle vous enseigne et ce que Dieu demande de vous.

Voilà ce que c’est que la vertu de cordialité. Mais, comme les vertus (ceci requiert attention, parce que cette règle est une des plus difficiles à expliquer que vous ayez), comme donc les vertus ont deux extrêmes à leurs côtés, l’un à droite, l’autre à gauche, et qu’elles ne se trouvent qu’au milieu de deux vices, il en est de la cordialité comme des autres vertus. C’est un défaut de cordialité de n’en avoir point du tout ; de paraître rude et fâcheuse cela est un vice voyez-vous, cela est un vice. C’est pourquoi toutes les fois que vous témoignerez de la cordialité à votre prochain, vous pratiquerez une vertu qui mérite des récompenses dans le ciel. Faire le contraire, c’est montrer un visage triste et morne, qui fait geler le cœur à ceux qui vous abordent. C’est un vice opposé à la cordialité de paraître rude et rustique aux autres

Il y a un autre vice de l’autre côté de cette vertu, et c’est l’excès de la cordialité par exemple, quand on voit sa sœur témoigner avec excès l’amour qu’elle porte à une autre et dire : "Je suis si aise de vous voir !" la prenant par le corps, cela est un vice entre les sœurs Mais il serait bien plus grand si c’était aux personnes du dehors surtout avec celles de l’autre sexe. A votre égard, quand on dit l’autre sexe, il faut entendre que ce sont les hommes, vers lesquels il faut user d’une grande retenue.

 

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Ce vice donc s’appelle excès de cordialité. Or, passer à l’excès c’est, comme je viens de dire, prendre par le corps. Pour ce qui est de cela, il ne faut jamais le faire. S’embrasser avec une certaine avidité, se dire l’une à l’autre : "Ah ! que je vous aime ! Je ne voudrais pour rien au monde ne vous avoir rencontrée !" c’est là un excès de cordialité. Ressouvenez-vous donc du fondement que nous avons posé, qu’il n’y a point de vertu qui n’ait ses vices. L’excès à témoigner son affection à une personne, c’est une cordialité, mais une cordialité vicieuse.

Le second vice de la cordialité, c’est de paraître triste et de ne témoigner aucune amitié. Il faut, quand vous conversez avec le prochain, que vous vous étudiiez à exercer cette cordialité, comme, quand vous servez les malades, faire en sorte qu’il paraisse certaine joie sur votre visage, par laquelle vous leur témoigniez prendre plaisir à les servir, et être bien aises de les entendre parler ; mais il faut que ce soit modéré crainte d’y excéder.

La libéralité est une vertu. Mais pour vous faire bien entendre cela, elle a deux vices : l’avarice et la prodigalité. L’avarice, c’est être trop tenant et ne rien vouloir donner. La prodigalité, c’est un excès de libéralité. Et entre ces deux vices se trouve la vertu de libéralité, comme entre le défaut de cordialité et l’excès de cordialité se trouve la vertu de cordialité.

Mes sœurs, je vous recommande de pratiquer cette vertu et de vous habituer à être bien cordiales entre vous autres, avec les dames, avec les malades et toutes les personnes avec qui vous aurez à faire, pourvu que vous observiez ce que nous venons de dire, qui est de ne pas excéder. Hors de là, efforcez-vous de montrer de la cordialité par vos paroles et un visage doux, qui témoigne que vous êtes satisfaites dans le cœur, mais avec les

 

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hommes, un peu moins qu’avec les personnes de l’autre sexe.

Or, mes sœurs, voilà que la cordialité est la première vertu marquée par cette règle. Mais il y en a une autre recommandée par la même règle aux Filles de la Charité, qui est le respect.

Que veut dire respect, mes sœurs ? C’est une vertu par laquelle une personne témoigne qu’elle a de la déférence et de la vénération pour une autre et qu’elle l’estime. Or, cette vertu a deux vices à ses côtés. Le premier est un éloignement de la personne que l’on respecte, comme si l’on n’osait l’approcher. C’est aller d’une extrémité à une autre. Le deuxième vice, c’est manquer de respect. Qu’est-ce que manquer de respect ? C’est traiter l’un avec l’autre, comme l’on dit, de pair à compagnon. Or, Notre-Seigneur veut que vous vous respectiez l’une l’autre, puisqu’il vous a élues pour ses épouses. Ainsi vous devez vous traiter comme épouses de Jésus-Christ, régnant là-haut au ciel. Cela ne vous doit-il pas obliger à vous estimer l’une l’autre ? Quoi ! je sais que ma sœur est épouse de Notre-Seigneur et comme fille de Dieu, et je ne lui porterai pas respect ! Qui ne respectera pas l’épouse du roi ? Mes sœurs, vous vous devez estimer comme les épouses de Notre-Seigneur et comme filles de Dieu ; car dire Filles de la Charité, c’est dire filles de Dieu ; et pour cela, quelque part que vous vous trouviez, portez-vous du respect. Après tant de vertus qui sont quelquefois cachées en une fille, tant de belles vertus qui se sont trouvées en nos sœurs, comme vous le savez, ayant rapporté la patience des unes, l’amour des autres pour les pauvres, dans les autres un grand zèle pour l’observance de leurs règles, n’est-ce pas là un sujet de faire estime de ses sœurs ?

Mes sœurs, il y a tant de raisons d’estimer sa compagne, qu’il n’y a point d’excuse pour vous en dispenser,

 

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quand même on ne la connaîtrait pas. Et quand il n’y aurait que celle-là, que Jésus-Christ est mort pour nous, n’est-ce pas assez pour estimer une personne ? Jésus nous a tant témoigné d’estime qu’il a voulu mourir pour nous tellement qu’il paraît par là qu’il nous a plus estimés que son sang précieux, lequel il a répandu pour nous racheter, comme s’il disait qu’il n’estime pas tant son sang que tous les prédestinés et les Filles de la Charité, pour lesquels il l’a donné jusqu’à la dernière goutte. Cela supposé, ne faut-il pas se donner à Dieu pour avoir une haute estime du prochain ?

Outre cela, une personne qui a toujours un ange avec soi, car vos anges gardiens vous accompagnent partout, ne mérite-t-elle pas d’être honorée ?

O mes filles, il faut vous honorer l’une l’autre comme les épouses de Notre-Seigneur, et encore les personnes du dehors, car, mes filles, il faut que ces deux vertus de cordialité et de respect se trouvent aux Filles de la Charité, encore qu’elles ne soient point l’une sans l’autre, parce que, si vous ne témoignez que de la cordialité à une personne, vous lui manquez de respect ; et si vous ne témoignez que du respect, vous manquez de cordialité et de respect tout ensemble. Dieu veut que nous nous respections. "Honorez-vous et prévenez-vous de respect les unes les autres." (1). Il vous est donc recommandé par cette règle d’être tellement cordiales que cela n’empêche point le respect qu’il faut porter aux personnes. Je ne sais si vous entendez bien ce que je dis. La cordialité donc, mes sœurs, est une vertu qui vous fait témoigner l’amour que vous avez pour tout le monde. Le respect est un témoignage de l’estime que vous faites de la personne que vous respectez La cordialité vient du cœur. Le respect prend sa source dans l’entendement ;

1) Épître saint Paul aux Romains XII, 10.

 

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car il vient de la connaissance du mérite de la personne pour lequel vous la jugez digne d’honneur. Il faut marcher avec vos sœurs et avec les pauvres, en sorte que vous témoigniez de la cordialité mais non pas aller jusqu’à l’excès. Je ne sais si je me fais bien entendre, parce que voici une règle des plus difficiles à accorder.

Ma fille, dit M. Vincent, s’adressant à une sœur, qu’est-ce que je viens de dire ?

— Mon Père, vous avez dit qu’il faut s’aimer l’une l’autre, mais qu’il ne le faut pas trop témoigner.

— De sorte donc, ma sœur, qu’une fille qui se laisserait aller à embrasser, comme je viens de dire, et à faire toute cette badinerie, cela s’appelle-t-il cordialité ?

— Non, mon Père.

— Non, mes sœurs, ce serait un vice.

Et s’adressant à une autre :

Ma sœur, lui dit-il, qu’est-ce que cette règle vous recommande ?

— Mon Père, c’est une cordialité respectueuse.

— Voyez-vous, mes sœurs, il faut demander à Dieu la grâce de bien marier les deux vertus. Nous avons la cordialité au cœur, car le cœur est le signe de l’amour ; mais nous ne voyons pas ce qui est dans le cœur, si on ne le témoigne au dehors. Or, quand nous témoignons l’amour que nous avons pour une personne en la manière que nous venons de dire, est-ce une vertu ?

— Mon Père, vous nous avez dit que c’était un vice.

Puis il dit à une autre sœur : Que veut dire cordialité, ma sœur ?

— Mon Père, c’est avoir de l’amour l’une pour l’autre.

— Et quand nous témoignons l’amour que nous avons dans le cœur par nos paroles et par notre visage, comment s’appelle cela ?

— C’est cordialité.

 

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— Mais, quand nous témoignons trop de cordialité, est-ce une vertu ?

— Non, mon Père, c’est un vice.

— De sorte donc, ma sœur, que la cordialité doit être accompagnée de respect ?

— Oui, mon Père.

— Ainsi, mes sœurs, vous voyez que la vertu de cordialité ne doit pas être seule, mais qu’elle a besoin d’une autre vertu, qui est le respect. Il est bon de témoigner de la cordialité à sa sœur, et je vous le recommande, pourvu que ce ne soit pas la tenant par le bras, la baisant, lui parlant comme je vous ai dit ; car on ne traite pas de la sorte une personne qu’on respecte.

Ma sœur, qu’est-ce que je viens de dire ?

— Vous avez dit, mon Père, qu’il ne faut pas trop faire voir l’amour que nous avons, qu’il faut bien le témoigner, mais non pas tant que nous manquions au respect.

— Dieu soit loué, mes sœurs ! Je suis consolé de voir que vous entendez bien cela ; mais il faut que dorénavant vous vous exerciez en cela et que, quand une sœur vient parler à une autre, elle l’aborde avec un visage gracieux, mais respectueux ; et l’autre, de même. Pour mieux faire cela, je vous prie, mes sœurs, de prendre un mois pour faire vos examens particuliers là-dessus, afin de voir si vous excédez en cette cordialité, ou si vous n’en avez pas assez, et si, en l’exerçant, elle a été respectueuse. Que si vous trouvez que vous avez tout cela, bénissez-en Dieu.

Pour ce qui est des personnes externes, voyez si, traitant avec elles, vous l’avez fait avec respect. Si vous trouvez y avoir manqué, demandez-en pardon à Dieu, vous examinant, comme je vous ai dit, pour voir les fautes que vous y faites, jusqu’à ce que vous voyiez

 

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que vous abordez les pauvres, vos sœurs et toutes sortes de personnes avec cordialité et respect.

En voilà assez pour la 39e règle ; venons à la 40e, qui parle des amitiés particulières.

Quarantième règle : "Quoiqu’elles doivent beaucoup s’aimer les unes les autres, elles se donneront pourtant de garde des amitiés particulières, lesquelles sont d’autant plus dangereuses qu’elles paraissent moins l’être, parce qu’on les couvre ordinairement du manteau de la charité, n’étant cependant qu’une affection de la chair et du sang. C’est pourquoi elles les fuiront autant ou plus que des inimitiés, ces deux extrémités vicieuses étant suffisantes avec le temps pour perdre la Compagnie."

Mes sœurs, nous venons de parler de la cordialité et de l’excès de cette vertu. Voici une chose quasi de même nature, mais qui est vicieuse. Pour entendre ceci, posons un fondement. Il faut savoir que les chrétiens ont deux sortes d’amours : l’un humain, et celui-là leur est commun avec tous les hommes ; l’autre est l’amour chrétien. Tous les hommes donc ont cet amour et sont naturellement enclins à aimer. Mais les uns aiment par inclination et les autres par raison. L’amour chrétien, dans une Fille de la Charité, fait qu’elle aime tout le monde pour l’amour de Dieu, commençant par ses sœurs, puis l’étendant aux pauvres et à tout notre prochain. Or, aimer de la sorte, c’est un amour chrétien et un amour de religion. L’autre amour, c’est un amour d’inclination, par lequel on aime une personne plutôt qu’une autre, parce qu’on a une certaine inclination pour elle qu’on n’a pas pour d’autres. C’est un amour d’inclination. Ainsi voyons-nous qu’on aime les parents, son pays et certaines choses plus que les autres. Les personnes de communauté ont ces deux sortes d’amours : l’un est d’aimer son prochain pour l’amour de Dieu ; l’autre est un

 

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amour d’inclination, comme je viens de dire ; et c’est un amour de bête ; car aimer par inclination, c’est aimer en bête, dit le bienheureux évêque de Genève. Le dernier amour donc s’étend à quelques uns seulement, l’autre à tous en général, et c’est le bon amour. Or, mes sœurs, Dieu vous recommande d’aimer toutes vos sœurs de ce second et vous défend d’aimer par cet amour d’inclination. Quand cet amour règne dans les communautés on en voit arriver souvent de bien mauvais effets. Une fille a de l’inclination pour une autre fille, elle lui dira tout ce qu’elle a dans le cœur, tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle ne voit pas ; elle lui consacre tous les sentiments de son cœur et ne réserve rien pour ses pauvres sœurs, qui ne lui sont rien au prix de celle-là ; et ainsi elle n’a ni l’amour de Dieu, ni l’amour du prochain. Pourquoi ? C’est qu’il n’y a là que de l’amour de bête. Elle préfère l’amour de cette créature à l’amour du créateur, qu’elle devrait aimer par-dessus toutes choses, et puis, après, le prochain pour l’amour de Dieu.

Or, cet amour d’inclination, mes sœurs, est très dangereux et peut faire beaucoup de maux et même perdre toute une communauté et les filles qui sont portées à aimer par inclination sont capables de bien des maux. Cela fait faire de petits monopoles (2). Quand on est ensemble, on parle de la Supérieure, de la sœur servante, et si quelque chose ne leur revient pas de ce côté-là, ou touchant le gouvernement, elles murmurent : "Ah ! l’on fait ceci, cela, et à quel propos faire de la sorte ?" Et ainsi elles donnent sujet aux autres de faire mépris des supérieurs et de trouver à redire à leurs ordres. "Celle-ci gouverne de telle façon, il faudrait qu’une telle gouvernât." Les personnes qui s’aiment d’un amour d’inclination

2) Monopoles, intrigues.

 

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font comme cela, et ce sont des pestes de communauté. Oh ! je le dis pour la connaissance que j’en ai. Une peste ne ferait pas tant de mal, si elle était parmi vous. Dieu vous en garde ! Mais elle n’apporterait pas tant de désordre dans une maison, que ces personnes en font par leurs cajoleries. Car, comme elles n’aiment que par inclination, elles parlent tantôt de celle-ci, tantôt de celle-là. Elles sont capables de mettre la désunion entre les autres et même entre les officières. C’est pourquoi votre règle vous recommande d’aimer vos sœurs de telle sorte que votre amour soit égal partout et que vous ne témoigniez pas plus d’affection à celle que vous aimez par inclination, qu’à celle qui ne vous revient pas tant. Au contraire, pour rompre votre inclination, il faut être plus réservées et ne lui pas faire connaître qu’on l’aime par inclination. Mes sœurs, prenez garde à ceci, et sitôt que vous vous apercevrez que vous aimez quelqu’une par inclination, tournez votre amour de l’autre côté.

Ah ! Dieu ! que vos règles sont bien ordonnées ! Cet article défend donc expressément les amitiés particulières. Or, souvenez-vous que l’amour d’inclination est un amour de bête et qu’une personne qui n’aime que par inclination, à dire vrai, aime à la façon des bêtes c’est un amour de cheval et d’âne. O Sauveur ! Dieu nous garde que l’amour des Filles de la Charité soit de cette sorte ! Celles qui s’y sentent portées doivent travailler à se défaire de cela. Il y a de la peine, et on ne le peut sans un grand travail, car, quand il faut rompre une inclination, il faut bien se violenter. C’est pourquoi je vous prie de vous bien donner à Dieu pour vous exercer à cela. Et afin que ce que nous avons dit vous serve et que je vous aie parlé utilement en cette conférence, il est à propos qu’une chacune de vous regarde si elle n’a point d’amitié particulière. "N’ai-je point plus d’inclination

 

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pour celle-là que pour une autre ? J’ai demeuré avec celle-ci en tel lieu, ne l’aimé-je point plus que les autres ?" Il faut s’examiner, mes sœurs, pour reconnaître ce que vous aimez le plus. Et je dis tout à cette heure, tandis que nous parlons, il faut se demander : "Pour qui est-ce que j’ai de l’inclination ? Est-ce la grâce qui me porte à aimer, ou la nature ?" La grâce n’aime que pour l’amour de Dieu et n’a point d’autre fin que d’aider ceux qu’on aime à atteindre à la sainteté. Au contraire, la nature cherche ses propres satisfactions.

Ayant reconnu, par cet examen, que vous avez de cet amour brutal, il faut prier Dieu qu’il vous fasse la grâce de vous en faire quittes et puis, après, chercher quelque moyen pour vous aider à cela. Mes sœurs, prenez celui-ci ; dites en vous-mêmes, si vous reconnaissez avoir inclination pour quelqu’une de vos sœurs : "Voilà une telle avec qui je m’entretiens volontiers ; je parle avec elle de ce qu’il ne faudrait pas. Je me propose, moyennant la grâce de Dieu, de rompre cette inclination." Et comment cela ? "C’est que je la verrai moins souvent ; et, quand je la verrai, je ne lui parlerai que de bonnes choses. Si elle veut me rapporter ce qui se passe, je lui dirai : "Ma sœur, nous avons autrefois fait cela, mais on nous a fait connaître que c’était un vice ; c’est pourquoi, je vous prie, rompons ce propos." Si elle continue, voyez-la le moins que vous pourrez et si vous la rencontrez, parlez-lui de bonnes choses, comme de l’oraison du matin, ou de quelque bonne pratique. C’est ainsi que Dieu vous fera la grâce de retirer votre cœur de cette sœur, à qui vous l’aviez engagé, pour aimer, par un saint amour, toutes vos sœurs également.

Ah ! mes filles, résolvons-nous à faire ainsi. N’est-ce pas une grande trahison de faire autrement ? Une sœur qui a un cœur pour toutes ses sœurs l’ôte à toutes pour

 

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le donner à une seule, qu’elle aime à la façon des bêtes, comme si elle disait : "Tenez, je vous le donne il n’y en aura point d’autres qui y aient place que vous." Ah ! Jésus quelle injustice !

Là-dessus, M. Vincent demanda à une sœur :

Ma fille, les amitiés particulières sont-elles bonnes ?

— Non, mon Père, c’est un amour de bête.

— Combien, ma sœur, y a-t-il de sortes d’amitiés ?

— Il y en a deux sortes : l’une fait aimer également toutes les sœurs pour l’amour de Dieu ; l’autre est l’amour d’inclination.

— Faut-il aimer de cette dernière sorte ?

— Non, mon Père, c’est n’aimer qu’une personne.

— Cela est-il fort dangereux ?

— Oui, mon Père, et peut faire tort à la maison.

— Que faut-il faire pour redresser cela ?

— Mon Père, il faut s’abstenir de parler à celle qu’on aime, ou, si on lui parle, il faut que ce soit de fort bonnes choses.

— Avez-vous envie de faire cela ?

— Oui, oui, mon Père, moyennant la grâce de Dieu.

— Voyez-vous, mes sœurs, il est nécessaire que vous ayez toutes ce désir-là et que celles qui se sentent portées à aimer par inclination n’aiment rien par cet amour seul ; mais elles peuvent aimer pour l’amour de Dieu. Car il n’est pas permis de haïr sa sœur ; mais, pour bien régler cet amour, elles doivent changer d’objet, pour ne pas haïr celles qu’on aime par inclination, et aimer pour l’amour de Dieu, qui commande d’aimer son prochain.

Et s’adressant à une autre sœur :

Ma sœur, lui dit-il, est-ce un grand crime que l’amour particulier ?

— Oui, mon Père.

— Et quand on sent qu’on aime une personne, par

 

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inclination, plus qu’une autre, est-il bon de le lui dire ?

— Non, mon Père, parce que c’est un vice.

— Comment les Filles de la Charité se doivent-elles aimer ?

— Mon Père, elles doivent s’aimer toutes également pour l’amour de Dieu.

— Oh ! je vois bien que vous l’entendez et j’en rends grâces à Dieu. Mais ce n’est rien d’entendre si on n’en vient à la pratique. Voici les moyens que la même règle vous donne ; voici ses propres termes : "C’est pourquoi elles les fuiront autant ou plus que les inimitiés." Il faut donc fuir ces amitiés particulières, parce qu’elles peuvent faire autant ou plus de mal que les inimitiés. Oui, une personne qui a de l’inimitié contre une autre peut s’en faire quitte par plusieurs moyens : par prières qu’elle peut faire à Dieu pour obtenir la grâce de se vaincre par quelque inspiration qu’elle aura, ou par quelque prédication qu’elle aura entendue. Mais une personne qui a inclination pour quelque autre ne cherche point les moyens d’en sortir ; au contraire, elle l’accroît par ses entretiens, de sorte que cela est capable de mettre la division entre toutes les sœurs, parce que, quand on est ensemble, on ne fait que parler les unes des autres et de tout ce qu’on ne doit pas : "Mais que dites-vous de celle-ci et de celle-là ? Elle m’a dit ceci et cela. Oh ! vraiment je la ramènerai bien, si elle pense y revenir."

Enfin, mes sœurs, l’expérience fait voir qu’il arrive de grands maux par ces amitiés particulières et que ce vice peut perdre toute une communauté. De crainte que ce malheur ne vous arrive, travaillons à acquérir l’amour de Dieu et à avoir bonne estime du prochain. Or, pour nous animer à cela, ayons cette pensée : "Je ne ferai pas un acte d’amour soit pour Dieu, soit pour le prochain pour l’amour de Dieu que je n’acquière quelque

 

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grâce méritoire, pourvu que ce soit pour cet amour que je viens de dire."

Or, mes chères sœurs, les choses étant de la sorte que je viens de dire, ne voulez-vous pas bien que vous et moi nous donnions à Dieu pour servir les pauvres de la manière que nous avons enseignée ? Ne voulez-vous pas bien vous donner à Dieu pour n’aimer jamais personne par inclination, mais plutôt aimer tout le monde pour l’amour de Dieu ? Ne voulez-vous pas bien pendant un mois faire un examen là-dessus pour voir si vous n’avez point quelques amitiés particulières et prendre à tâche de les changer, en sorte que nous n’ayons point égard à nos inclinations ? Ne voulez-vous pas bien aussi mes sœurs que, dans nos examens, nous regardions si nous avons été bien cordiales vers nos sœurs, les pauvres et autres personnes, et si nos cordialités ont été respectueuses ? Ne promettez-vous pas bien à Dieu de n’être point partiales, mais de témoigner de l’amitié à toutes vos sœurs ? Ne voulez-vous pas bien cela, mes sœurs ?

S’il plaît à Dieu faire la grâce aux Filles de la Charité de bien s’établir dans ces pratiques, oh ! que vous ferez de chemin dans la vertu en peu de temps ! S’il plaît à Dieu vous faire cette grâce, vous n’aimerez plus que pour Dieu. Ainsi, étant en la charité, vous serez toujours regardées de la divine majesté avec plaisir. Si vous faites autrement, que vous aimiez par inclination, vous n’aurez plus cette robe de charité qui embellit l’âme et la rend un digne objet de plaisir à Dieu ; car, mes sœurs, dès là qu’une personne n’aime que suivant son inclination, elle n’a plus cette belle robe de la charité et n’est point agréable à Dieu.

Sauveur, si vous faites la grâce à nos sœurs d’être fidèles à la pratique de leurs règles et d’aimer généralement tout le monde pour l’amour de vous, quel avantage leur arrivera-t-il ? Ah ! c’est qu’elles seront approuvées

 

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de vous pour être de vraies Filles de la Charité parce que leurs âmes seront ornées de la charité, qui est à dire filles de la Charité et vraies filles de la Charité, qui est à dire filles de Dieu. Mes sœurs, si vous faites de la sorte que nous avons dit, assurez-vous que vous recevrez beaucoup de grâces de Dieu ; mais, si nous sommes si faibles et bas de courage de nous ravaler à la condition des bêtes nous ne serons pas revêtues de la robe nuptiale, c’est-à-dire de la grâce de Dieu, qui est la robe de l’âme. Croyez-vous qu’avec l’habit vous soyez Filles de la Charité ? Non, ce sera l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’amour pour tous ; car la charité ne regarde point ses intérêts. Oh ! revêtons-nous bien de cette robe, n’aimons rien que pour Dieu et en Dieu, renonçons aux amitiés particulières, craignons-les comme un vice qui peut perdre la Compagnie. C’est, mes sœurs, la grâce que je demande à Dieu, priant sa bonté infinie, tant pour les présentes que pour celles qui sont absentes, qu’elles soient excitées par cette même grâce d’entrer dans la pratique de ce qu’on nous dit ici.

Je prie Notre-Seigneur de vous accorder cette grâce. Oh ! c’est avec toutes les tendresses de mon cœur que je vous prie, Seigneur, qu’il vous plaise nous donner quelque vive flamme de votre amour pour bannir de nos cœurs tout l’amour désordonné des créatures. Et cela, nous le demandons pour toutes celles qui sont présentes et absentes. Mes sœurs, adressons-nous à la sainte Vierge. Elle obtiendra cela pour nous. Plaise à la bonté de Dieu nous faire cette grâce par la bénédiction que je m’en vais vous donner de sa part !

 

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97. — CONFÉRENCE DU 9 JUIN 1658

SUR LA CONFIANCE EN LA PROVIDENCE

(Règles Communes, art. 41)

Mes chères sœurs, voici la quarante et unième règle des quarante-trois qu’il y a. Il en reste trois à expliquer. Celle-ci est la confiance en la Providence. Voici la teneur : "Elles auront une grande confiance en la Providence divine, s’y abandonnant entièrement, comme un petit enfant fait à sa nourrice, et se persuaderont que, pourvu que, de leur côté, elles tâchent d’être fidèles à leur vocation et à l’observation de leurs règles, Dieu les tiendra toujours en sa protection, les assistera de tout ce qui sera nécessaire, tant pour le corps que pour l’âme, à l’heure même qu’elles penseront que tout va être perdu."

Mes sœurs, il s’agit donc de la confiance en la Providence de Dieu. Pour vous expliquer ceci, il faut que vous sachiez, mes chères sœurs, qu’il y en a de deux sortes : confiance et espérance. L’espérance, mes sœurs, produit la confiance ; c’est une vertu théologale par laquelle nous espérons que Dieu nous donnera les grâces qu’il faut pour arriver à la vie éternelle. Et cette vertu d’espérance, voyez-vous, doit être pleine de foi, croyant sans hésiter que Dieu nous fera la grâce d’arriver au ciel, pourvu que nous nous servions des moyens qu’il nous donnera. Et cela, nous sommes obligés de le croire, que Dieu veut nous faire toutes les grâces nécessaires pour nous sauver. De sorte qu’une personne qui ne croit pas cela, que Dieu pense à nous sauver par les voies que sa Providence connaît nous être propres, offense Dieu. De n’être pas assez forts en l’espérance

Entretien 97. — Ms. SV 4, p. 289 et suiv.

 

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et de penser que Dieu ne pense pas à notre salut, c’est une défiance qui lui déplaît. L’espérance est donc d’espérer de la bonté de Dieu qu’il accomplira les promesses qu’il nous a faites.

Il y a, à cette heure, la confiance en la Providence. Confiance et espérance, c’est presque la même chose. Avoir confiance en la Providence, cela veut dire que nous devons espérer que Dieu prend soin de ceux qui le servent, comme un époux prend soin de son épouse et un père de son enfant. C’est ainsi que Dieu prend soin de nous, et encore bien davantage. Nous n’avons qu’à nous abandonner à sa conduite, comme dit la règle, de même qu’"un petit enfant fait à sa nourrice". Qu’elle mette son enfant sur le bras droit, il s’y trouve bien content ; qu’elle le tourne sur la gauche, il ne s’en soucie pas ; pourvu qu’il ait sa mamelle, il est satisfait. Nous devons donc avoir la même confiance en la Providence divine, puisqu’elle a soin de tout ce qui nous concerne, en la manière qu’une mère nourrice a soin de son enfant, un époux de son épouse ; et ainsi nous y abandonner entièrement, comme l’enfant fait au soin de sa mère et comme une épouse se confie au soin que son mari prend de ses biens, de toute la maison.

Ceci, mes chères sœurs, est appuyé par tant de passages dans la sainte Écriture qu’il faudrait beaucoup de temps pour vous les citer ce qui serait inutile. La raison qui nous oblige de nous confier en Dieu c’est que nous savons qu’il est bon, qu’il nous aime très tendrement, qu’il veut notre perfection et notre salut, qu’il pense à nos âmes et à nos corps, qu’il veut nous donner tous les biens dont nous avons besoin pour l’un et pour l’autre.

Cette règle vous dit cela et vous recommande de vous abandonner à la Providence de Dieu. S’il a agréable de vous mener par les voies rudes comme sont celles des

 

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croix, maladies, tristesses, abandons intérieurs, laissons-le faire, abandonnons-nous avec indifférence à sa Providence. Laissons faire Dieu ; il saura bien tirer sa gloire de cela et le fera réussir à notre avantage, parce qu’il nous aime plus tendrement qu’un père n’aime son enfant. Ainsi, mes sœurs, voilà de puissantes raisons pour vous laisser conduire par la Providence.

D’ailleurs, que ferons-nous, que gagnerons-nous de n’avoir pas confiance en Dieu ? Nous la mettrons donc en notre conduite et propre industrie. Hélas ! nous ne sommes pas capables de nous conduire nous-mêmes. Il faut laisser faire Dieu, car il est notre père. Et ainsi, tant que nous aurons confiance en Dieu, il aura soin de nous. Mais vouloir nous retirer d’entre les bras de sa Providence pour prendre la conduite de nous-mêmes, c’est être mal conseillés, puisque nous ne pouvons pas avoir une bonne pensée, si Dieu ne nous la donne ; nous ne pouvons rien faire, ni rien dire, pas seulement prononcer ces paroles : "Abba Pater", dit saint Paul (1), sans la grâce de Dieu. Que sommes-nous donc ? Nous sommes de pauvres pécheurs. Ce que nous pensons être un bien est un mal ; et souvent ce que nous pensons être un mal ne l’est pas. Nous pensons que la maladie est un mal, et néanmoins elle ne l’est pas ; Dieu, prévoyant quelque chose de pis qui pourrait nous arriver dans le temps que nous sommes malades, et que nous pourrions rencontrer des occasions de faire mal, nous envoie une maladie au corps pour empêcher la maladie intérieure de l’âme.

Une personne qui veut être estimée recherche l’honneur comme un bien, et il ne l’est pas. Une sœur qui veut être estimée soit des supérieurs, soit des sœurs, des dames, qui veut qu’on dise : "Voilà une bonne fille qui

1) Épître aux Romains VIII, 15.

 

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est bien capable de cet emploi", cette sœur se laisse conduire par la nature. Mais, mes sœurs, c’est ce qui ne nous est pas propre ; et souhaiter d’en venir là, c’est orgueil. Ainsi une chose que nous recherchons comme un bien, parce que nous y trouvons de quoi satisfaire notre esprit, n’est que vanité. De plus, il arrivera des tentations à une pauvre sœur contre la foi, contre l’espérance ou contre la pureté, qui la travaillent en sorte qu’elle n’en peut plus. Elle désire en être délivrée, et pour cela elle parle tantôt à celui-ci tantôt à celui-là. Pourquoi ? Parce qu’elle regarde ces tentations comme son mal ; ce qui ne le peut être tandis qu’on n’y consent pas. La pauvre fille ne sait pas que les meilleures âmes sont traitées de cette sorte.

Que faire donc quand on se trouve en quelque peine semblable ? Faut-il manquer de confiance en Dieu, comme s’il n’avait pas soin de nous ? Ah ! mes sœurs, il faut espérer qu’il fera de deux choses l’une : ou bien qu’il nous tirera de nos tentations, ou nous fera la grâce d’en faire profit. Ne voyez-vous pas que l’or est purifié dans la fournaise ? Ainsi une âme est rendue plus pure et plus belle par la tentation, comme l’or est plus éclatant quand il a passé par le feu. Mes sœurs, cela étant ainsi, que l’on ne se mette point en peine pour se voir tenté, de quelque sorte que puisse être la tentation. Quand Dieu permettra que quelqu’une en soit attaquée, qu’elle dise : "Seigneur, vous avez promis qu’il ne nous arrivera rien qui ne tourne toujours à notre bien. Voilà une tentation que je souffre. Aidez-moi Seigneur, à la supporter, en sorte que je ne vous offense point. Je l’accepte pour l’amour de vous, et j’espère que vous en tirerez votre gloire par la victoire que vous me ferez la grâce de remporter. Je m’en remets à votre Providence."

Il faut donc avoir confiance en la Providence, et pour

 

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vous le dire mes filles, une Fille de la Charité qui n’a pas cette confiance, je né sais à quoi elle est bonne. Dès qu’elle a quelque peine, il lui semble que tout est perdu. Est-elle malade, elle s’inquiète, elle s’en prend tantôt à la nourriture, ou à ce lieu, ou à quelqu’autre chose qui lui fait peine. Pourquoi ? C’est qu’elle n’a point de confiance en la Providence. O mes filles, une des choses les plus importantes et que vous devez le plus demander à Dieu, c’est cette confiance. Si vous vous abandonnez à la conduite de la Providence, comme cette règle vous enseigne, Dieu aura soin de vous il vous mènera, comme par la main, dans les rencontres les plus fâcheuses ; si vous êtes malades, il vous consolera ; si vous êtes en prison, il sera à vos côtés pour vous défendre ; si vous êtes faibles, il sera votre force. Et ainsi vous n’avez qu’à laisser votre conduite à Notre-Seigneur.

L’on demanda un jour à un saint personnage quelle était sa conduite. Il répondit : "Je prends avis d’un tel." — "Mais, vous qui êtes un docteur, comment ne vous servez-vous point de votre savoir pour votre direction ?" lui dit-on. — "Si j’avais à prendre ma conduite de moi-même, répliqua ce saint homme, j’aurais une folle conduite."

Voyez, mes sœurs, si nous avons raison de nous vouloir soustraire de la conduite que Dieu nous a donnée, puisqu’un docteur, tout docteur qu’il est, ne se fie pas à la sienne. Par là, mes filles, apprenez à ne vous appuyer en aucune façon sur vos forces ou votre industrie, mais à mettre toute votre confiance en la Providence. S’il y a personne au monde qui ait besoin de cette confiance, c’est vous, en raison des emplois qui se trouvent en votre manière de vie. Ces filles qui sont renfermées dans les monastères sont éloignées du tracas du monde et comme à couvert des tentations. Mais vous, il n’y a presque pas de moment ni de lieu où vous

 

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ne soyez exposées à la tentation. Et ainsi vous avez besoin d’une grande confiance.

De plus, l’on vous demande en tant de lieux pour le service des pauvres ! Si votre Compagnie est selon la chair, comment serez-vous capables d’entreprendre de si longs voyages ! Une fille qui n’a point de confiance en la Providence dira : "Je suis si infirme, hélas ! Si on m’envoie là, je mourrai par le chemin." Mais celle qui a mis toute sa confiance en Dieu ne craint rien, elle dit : "Puisqu’il plaît à Dieu que je sois envoyée, il me donnera les grâces nécessaires pour cela. Il est mon Dieu. Ainsi j’ai confiance qu’il ne me délaissera point." Vous avez donc besoin de vous donner à Dieu pour obtenir la grâce d’avoir une grande confiance en sa bonté, maintenant qu’il plaît à Notre-Seigneur que la Compagnie soit en quelque bonne odeur, qui vous fait souhaiter de tant de saintes personnes. Eh bien ! on vous demande à vingt lieues, à quarante, cinquante, soixante. Pour y aller, il faut avoir confiance en Dieu. Voilà que la reine vous demande pour aller à Calais panser les pauvres blessés. Quel sujet de vous humilier de voir que Dieu se veut servir de vous en de si grandes choses ! Ah ! Sauveur ! les hommes vont à la guerre pour tuer les hommes ; et vous, vous allez à la guerre pour réparer le mal qu’ils y font ! Quelle bénédiction de Dieu ! Les hommes tuent les corps et bien souvent les âmes, quand ceux qu’ils tuent meurent en péché mortel ; et vous allez pour redonner la vie, ou, pour le moins, aider à la conserver à ceux qui restent, par le soin que vous en aurez, tâchant, par vos bons exemples et instructions, de leur faire concevoir qu’ils doivent se conformer à la volonté de Dieu dans leur état. Oh ! voyez s’il ne faut point de confiance en Dieu pour faire tout cela. Je sais, par la grâce de Dieu, qu’il y en a plusieurs d’entre vous qui sont toutes prêtes à aller, quand on leur ordonnera.

 

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Oui, je sais qu’il y en a qui ne demandent sinon : "Où c’est qu’il faut aller ? Dieu est mon Père. Qu’il me mette au côté droit, c’est-à-dire à mon aise, ou au côté gauche, qui signifie la croix, n’importe, j’espère qu’il me fortifiera." Voilà ce qu’une bonne Fille de la Charité qui n’a d’autre volonté que celle de Dieu doit dire.

Oh ! l’heureuse captivité ! Mes sœurs, pouvez-vous mieux employer votre liberté que de l’assujettir à Dieu, ne faisant jamais autre chose que sa très sainte volonté ! Ainsi la confiance vous est entièrement nécessaire pour aller partout où la Providence vous appellera, comme, par exemple, voilà tant de prêtres de la Mission prêts à partir pour aller, les uns à trois cents lieues, les autres à mille, afin d’aller assister de pauvres misérables. Qui les porte à cela ? C’est l’amour de Dieu, mes sœurs, point d’autre chose, et la confiance en sa Providence.

Vous pourrez dire : "Ce sont des hommes ; mais des filles ? — Savez-vous, mes sœurs, que beaucoup de personnes, même de votre sexe, passent les mers pour aller rendre service à Dieu en servant le prochain. Il y a environ cinq ans qu’une dame me vint voir pour me communiquer le désir qu’elle avait d’aller en Canada. D’abord je trouvai cela difficile, vu la qualité de la personne ; mais, voyant, par sa persévérance, que sa vocation était de Dieu, je lui conseillai de la suivre. Elle y alla et y est encore, où elle fait beaucoup de fruit. N’avons-nous pas vu des religieuses et d’autres personnes passer au delà de la mer pour de pareils sujets ? C’est votre sexe. Voyez si vous avez plus de sujet de craindre qu’elles. Elles font cela pour aider à sauver les âmes. Et si Dieu vous fait la grâce de vous appeler en ces lieux éloignés, ne serez-vous pas obligées de le louer ? C’est, mes sœurs, un grand sujet de remercier Dieu de voir que vous êtes désirées et demandées en tant de lieux qu’à peine pouvez-vous y fournir.

 

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Et voilà que des religieuses dans Paris ont employé tous leurs amis pour fonder deux maisons de leur Ordre, et encore n’ont pu en venir à bout ! C’est donc un grand sujet de s’humilier.

O Sauveur, qui sommes-nous, que vous daigniez vous servir de nous ? De pauvres filles, qui sont la balayure du monde ! N’est-il pas vrai, mes sœurs ? Y a-t-il des filles de bonne condition parmi vous ? La plupart sont des filles de laboureurs ou d’artisans ; et s’il y a quelque noblesse, cela est rare. Oh ! béni soit Dieu si, à cette heure, il y en a quelqu’une de la ville ! Cela vient de pauvres gens, de sorte qu’il y a grand sujet d’admiration de voir que de toute éternité Dieu ait pensé à faire ce que nous voyons, comme s’il disait : "Je veux me faire une Compagnie de pauvres filles et de veuves, qui sera demandée de toutes parts." O mes filles, si vous ne recourez à la confiance en la Providence, que ferez-vous ? Car, les choses étant comme nous venons de dire, vous voyez bien que vous n’êtes pas capables de vous-mêmes de si grandes choses. Pauvres filles, qui pour la plupart à peine savent lire, que feront-elles si elles ne se confient en la Providence ! Oh ! quel sujet de rendre grâces à Dieu de vous avoir mises en cette Compagnie !

Un saint homme me disait un jour, parlant de votre maison : "M. Vincent, qu’on est heureux dans cette maison ! On y vit en paix." Oh ! il ne faut pas s’en étonner, puisque c’est de cette étoffe, c’est-à-dire de pauvres gens. Car c’est ainsi qu’on a commencé l’Église. Les apôtres étaient tous de pauvres gens, ne savaient rien, allaient pieds nus, ne portaient point de linge. Et néanmoins que n’ont-ils pas fait avec la grâce que Notre-Seigneur leur a donnée ! Ils ont converti tout le monde. Quelle grâce, mes filles, que Dieu ait voulu prendre de la même étoffe dont il s’est servi pour sauver tout le monde, pour faire votre Compagnie ! Tenez-vous

 

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prêtes à faire tout ce qu’il veut que vous fassiez. Mais ne prétendez rien, ni d’être en cette maison, ni en cette paroisse, ni aux champs, et n’appréhendez point d’aller où on vous enverra. Estimez que partout Dieu aura soin de vous. Tenez-vous ferme là et ne perdez jamais la confiance que vous devez avoir en la Providence, quand même vous seriez au milieu des armées, et n’ayez pas peur qu’il vous arrive aucun mal. Qu’est-il arrivé à celles qui s’y sont trouvées ? Quelqu’une y a-t-elle reçu du mal, ou y est-elle morte ? Et quand elle y aurait perdu la vie, ce serait un bien pour elle ; elle serait morte les armes à la main et serait allée devant Dieu, chargée de mérites.

L’on me disait, il y a quelque temps, d’une sœur qui était à l’agonie, que, voyant une pauvre personne qui avait besoin d’être saignée, elle se leva de son lit, la saigna, et étant tombée après avoir fait cela, elle mourut incontinent après. Je ne me souviens pas de son nom. Quelques sœurs se disant tout bas qui elle était, notre très honoré Père demanda ce que c’était ; et il fut répondu que c’était de la sœur Marie-Joseph, morte à Étampes, qu’il avait parlé. Il s’en ressouvint fort bien et, continuant, il dit ainsi :

Cette bonne fille peut être appelée martyre de la charité. Pensez-vous qu’il n’y ait de martyrs que ceux qui répandent leur sang pour la foi ? Par exemple, ces filles qui vont trouver la reine, c’est un martyre ; car, encore qu’elles ne meurent pas, elles s’exposent au danger de mourir, et cela pour l’amour de Dieu ; comme tant de bonnes filles qui ont consumé leur vie au service des pauvres, c’est un martyre. Et je crois que, si elles se fussent trouvées du temps de saint Jérôme, il les eût mises au rang des martyrs.

Oh ! béni soit Dieu ! Il y a sujet d’espérer que la Compagnie fera beaucoup de bien, pourvu qu’on se confie

 

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en la Providence et qu’on ne se mêle point de sa conduite. Soyez assurées, dit votre règle, que, pourvu que vous soyez bien fidèles à votre vocation et que vous gardiez vos règles, Dieu vous assistera de tout ce qui vous sera nécessaire, à l’heure même que vous penserez que tout va être perdu. Voilà donc deux choses : qu’il faut persévérer dans votre vocation et garder vos règles. Observez bien cela et la Providence vous gardera, pourvu que vous gardiez vos règles et que vous ayez soin de bien servir les pauvres. Laissez-vous conduire pour le reste par la Providence, encore qu’il vous semble que tout va être perdu et alors que vous avez plus sujet d’espérer que Notre-Seigneur est avec vous et qu’il fera réussir toutes choses à votre bien.

Il y en a qui pensent que leur repos dépend d’être avec une telle sœur, ou de ne pas être avec une qui est de tel esprit, d’être dans un lieu plutôt que dans l’autre, et mettent là leur confiance. Voyez-vous, une fille qui a mis sa confiance en Dieu ne regarde point avec qui on la met. Et quand vous sentez moins de facilité d’aller avec cette sœur qu’avec une autre, il faut se défaire de cela, qui est une tentation et qui mettra la division entre vous, si on n’y remédie pas de bonne heure. Donc, mes sœurs, une Fille de la Charité qui se confie en la Providence ne demande jamais : "Avec qui m’envoyez-vous ?" Il lui suffit de savoir que c’est Dieu qui a inspiré les supérieurs de l’envoyer en ce lieu-là. Ainsi elle va, espérant qu’il ne la délaissera pas.

Le Fils de Dieu, qui doit être votre exemple, a eu une si grande confiance en son Père éternel, qu’il a embrassé le salut des hommes, appuyé sur ce fondement ; car, en tant qu’homme, il se reconnaissait incapable de faire cet œuvre. Abandonnons-nous à la conduite de la Providence ; ne nous recherchons point dans nos emplois nous-mêmes ; regardons-nous comme des personnes

 

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qui ne sont bonnes à rien, et de là vous aurez sujet de mettre toute votre confiance en Dieu, de le remercier de tous les bons succès qui arrivent et de vous avoir attirées à son cher Fils. Qu’auriez-vous fait sans cela ? Vous seriez restées chacune dans votre petit lieu ; vous seriez peut-être dans le ménage. Mais il se trouve peu de personnes qui fassent bon ménage. Si la femme fait son devoir, le mari sera fâcheux et débauché ; il ne se souciera de rien. On ne voit autre chose dans les champs. Quelle peine de se voir réduites à cette misère ! N’êtes-vous pas bienheureuses d’être à couvert de tout cela et de n’avoir autre soin que de votre salut ?

Abandonnez-vous à Dieu et ne dites jamais : "Mademoiselle, envoyez-moi où il vous plaira, mais ne m’envoyez pas en ce lieu-là parmi les soldats." O Sauveur, ne dites jamais cela. Savez-vous, mes sœurs, que j’ai appris que ces pauvres gens ont une si grande reconnaissance de la grâce que Dieu leur fait, que, voyant qu’on va pour les assister et considérant ces filles n’avoir d’autres intérêts en cela que l’amour de Dieu, ils disent qu’ils voient bien que Dieu est le protecteur des pauvres ? Voyez quel bien d’aider les pauvres gens à reconnaître la bonté de Dieu ! Car ils voient bien que c’est lui qui leur fait rendre service. Ainsi ils entrent en de hauts sentiments de piété et disent : "O mon Dieu, voilà que nous reconnaissons qu’il est vrai ce qu’autrefois nous avons ouï prêcher, que vous vous souvenez de tous ceux qui ont besoin de secours et que vous n’abandonnez jamais quand on est dans le danger, puisque vous avez soin des pauvres misérables qui ont tant offensé votre bonté." J’ai su, par des personnes mêmes qui ont été secourues de nos sœurs et par plusieurs autres, qu’ils étaient édifiés de voir la peine que ces filles prenaient à les aller visiter, et qu’ils reconnaissaient la bonté de Dieu en cela et se voyaient obligés à le louer et remercier.

 

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Oui, mes sœurs, ceux qui vous voient et ceux que vous assistez louent Dieu, et avec sujet.

O mes sœurs, donnez-vous à Dieu dès ce moment pour aller partout où il se voudra servir de vous, et dites-lui : "O Seigneur, ne sera-ce point moi qui serai envoyée à Metz ou à Cahors ? Si c’est moi, je suis toute prête, Seigneur. Qui aurait pensé que vous eussiez voulu vous servir de chétives créatures comme nous ! Pour moi, je ne l’eusse jamais cru, si je ne l’avais vu. Quoi ! être choisie pour aider ces pauvres gens à se sauver ! Hélas ! qui suis-je pour entrer dans ce sentiment ! Et dites-lui : "Je m’abandonne à vous et me jette entre vos bras, comme un enfant entre les bras de son père, pour faire toujours votre sainte volonté. Je suis du Havre de Grâce ; si vous voulez, je suis de Metz ou de Cahors, je suis de toutes parts, de partout où il vous plaira ; mais je suis indigne que vous ayez jeté les yeux sur moi. Toutefois, Seigneur, je m’abandonne à vous pour toutes choses."

Il faut donc vous interroger savoir si vous n’êtes point celle-là, comme les apôtres lorsque Judas eut résolu de livrer son Maître à la mort. Numquid ego sum, Domine ? N’est-ce point moi, Seigneur ? (2) Judas savait bien que c’était lui le misérable ; mais les apôtres ne le savaient pas. Ainsi ils craignaient ; mais vous n’avez pas sujet de craindre en disant : "N’est-ce point moi ?" car il ne s’agit point de faire mourir Notre-Seigneur ; au contraire, c’est pour lui rendre service. Que la confiance donc chasse la crainte, et dites : "Je suis une pauvre misérable, incapable de faire aucun bien, eu égard à mon infirmité ; mais, puisque mon Dieu est toujours avec moi, s’il permet que l’on jette les yeux sur moi, j’espère que la grâce ne me manquera pas".

2) Saint Matthieu XXVI, 22.

 

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C’est encore une chose qui regarde la confiance en Dieu d’obéir aux confesseurs qui vous sont donnés et de s’abandonner avec confiance en Dieu à leur conduite.

C’est un manque de confiance d’en vouloir à sa mode. L’une veut aller à celui-ci, et l’autre à un autre. O Sauveur ! si cela arrivait, prenez-y garde ; c’est une marque qu’il y a de la discorde entre les sœurs, et un grand sujet de scandale de voir des Filles de la Charité aller à deux confesseurs. Si celle à qui cela est arrivé avait eu confiance en Dieu, elle n’aurait pas changé de confesseur. Ah ! mes sœurs, s’appuyer sur un confesseur, donner sa confiance aux hommes, n’est-ce pas se retirer de la conduite de la Providence, ou se vouloir faire un dieu à sa mode ? Chose pitoyable qu’une pauvre créature veuille se forger une autre conduite que celle que Dieu lui a donnée, et qu’elle s’y attache tellement que, si on le lui ôte, elle s’afflige, elle n’a point de repos et il semble que tout soit perdu pour elle ! Comme ce pauvre homme qui avait une idole qu’il s’était faite lui-même et qu’il avait perdue, il pleurait et s’affligeait, parce qu’on lui avait ôté son Dieu ; et lorsqu’on lui demanda : "Mais qu’avez-vous à pleurer de la sorte ?" — "Ah ! dit-il, comment pourrais-je faire autrement ? Ils m’ont ravi mon dieu, que je m’étais fait moi-même !" Voilà ce que vous faites quand vous voulez avoir des confesseurs à votre mode et en choisir vous-mêmes. Que cela ne vous arrive jamais de changer de confesseur, car y en a-t-il un qui vous soit donné sinon par l’ordre de vos supérieurs ? Et qui aura juridiction sur vous si on ne la lui donne ? Vous quittez celui qu’on vous a donné, pour prendre celui qui n’a aucun ordre pour cela. Mes sœurs, celui-ci n’a point de pouvoir pour cela, mais bien celui qui vous est destiné. (3).

3). On retrouve ici dans la bouche de saint Vincent une opinion assez

 

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Ah ! dira quelqu’une, mais il est de telle sorte, sa façon me fait peine. — Quel mal vous a-t-il fait par sa manière d’agir, qui ne vous revient pas ? N’a-t-il pas pouvoir de vous absoudre de vos péchés quand vous les lui confessez ? Que voulez-vous davantage ? Avez-vous à faire d’autres choses que de lui dire vos péchés ?

Voulez-vous qu’il vous ôte vos peines ? O mes sœurs, vous n’avez que faire de lui dire vos peines ; il vous suffit de vous confesser de vos péchés. C’est pourquoi, si vous vous sentez portées à ce que je dis, ôtez-vous de là, et sachez que c’est un grand malheur si cela arrivait dans la Compagnie que quelqu’une fût si attachée à ses propres satisfactions que de vouloir prendre sa conduite d’elle-même. Mais, si cela était déjà arrivé, ah ! malheur ! ô Sauveur ! quel désordre !

Mes sœurs, c’est une chose d’importance que ce qui se dit dans cette conférence, et je sais que c’est de là que sont venus tant de désordres dans une maison des vôtres qui était en réputation parmi les vôtres et le peuple. On regardait ces filles venues de Paris avec admiration. Leur conduite faisait qu’elles étaient en odeur de sainteté parmi les personnes de piété. Mais le diable, envieux de la gloire qui en revenait à Dieu, a pensé que, pour empêcher le bien qu’elles faisaient, il fallait leur faire perdre la réputation qu’elles avaient parmi le peuple. Et pour cela il a mis dans l’esprit de l’une d’aller à un autre confesseur que celui qui leur avait été donné de ses supérieurs. Et l’autre s’est toujours tenue à celui qui lui avait été donné. Celle-ci a bien fait de ne point changer. Mais voilà le désordre entre elles. Que peuvent dire ceux qui les voient ?

suivie au XVIIe siècle. En fait, les Filles de la Charité peuvent se confesser à tout prêtre approuvé par l’Ordinaire du lieu ; s’il est bon de leur conseiller de s’adresser au prêtre spécialement désigné pour les entendre, on ne peut leur en faire une obligation.

 

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"Quoi ! ces filles, de qui on faisait tant d’état, ne pas se conformer l’une à l’autre ! Oh ! vraiment, diront-ils, je pensais bien que c’était autre chose !" O mes sœurs, cela vous apprend à vous tenir à la conduite qui vous est donnée. Jésus-Christ n’en a pas cherché d’autre que celle que son Père lui avait donnée. Ne faites donc pas comme ce pauvre misérable dont nous avons parlé, qui n’avait d’autre dieu que celui qu’il s’était fait. Ne vous faites pas un dieu vous-mêmes et sachez que vous ne devez jamais par inclination changer de confesseur.

Suivant cela, je fais une défense aux Filles de la Charité présentes et absentes de quitter les confesseurs qu’on leur aura donnés. Qu’elles se contentent de leur dire leurs péchés, tout ce qu’elles cherchent outre cela, c’est attache. Je répète encore ceci : je défends, de la part de Dieu à toutes les Filles de la Charité, tant à celles qui sont ici qu’à celles qui sont absentes, de ne jamais choisir d’autres confesseurs que ceux qui leur sont donnés de leurs supérieurs, et je veux qu’elles se tiennent toujours au confesseur donné d’ici. S’il y avait quelque chose qui ne fût pas bien, écrivez-en, ce que vous n’aurez jamais sujet de faire si vous faites comme je vous ai dit.

Gardez bien vos règles, ce sont vos directeurs. Si celles qui ont donné ce scandale les avaient gardées, et surtout celle-ci, elles ne seraient pas le jouet du pays. Lorsque vous observerez fidèlement vos règles, vous serez bonnes Filles de la Charité. Vous n’avez que cela à faire. Car quelle peine peut avoir une sœur qui l’oblige à changer de confesseur !

M. Portail, je vous prie de tenir la main à cela. Mademoiselle, je vous prie aussi d’y tenir la main et de ne point souffrir qu’on contrevienne à cette règle. Par ce moyen, vous serez toujours dans l’obéissance, et tant que vous obéirez, vous ferez la volonté de Dieu.

 

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Oh bien ! mes chères sœurs, voilà ce que j’avais à vous dire touchant la confiance en la Providence. Recevez-le comme venant de la part de Dieu, qui vous l’a fait dire par votre règle. Demandez-lui cette sainte grâce et confiance, demandez-lui la grâce de ne jamais penser à avoir d’autre conduite que celle de sa Providence, et faites résolution de ne pas vouloir être vos directrices, mais de vous abandonner à sa bonté. Demandez cette grâce à la sainte messe et faites vos oraisons là-dessus pour vous mieux affermir dans cette résolution de vous -abandonner à Dieu et à ceux qui vous conduisent de sa part.

Disons aussi quelque chose de la 42e règle, encore qu’il soit un peu tard.

Quarante et deuxième règle. "Encore que leur vocation requière qu’elles étudient toute leur vie, etc."

Voyez-vous, mes sœurs, les saints ont pratiqué toutes les vertus, parce qu’ils savaient bien qu’on ne peut arriver à la sainteté sans la foi, l’espérance, la charité et les autres. Voilà pourquoi ils pratiquaient aussi la tempérance, la patience, l’humilité et toutes les autres vertus. Or, mes sœurs, ceux qui prétendent au paradis doivent avoir toutes les vertus. Car on n’est vertueux que si on l’est en tout. Être vicieux en l’un, vertueux en l’autre, ce n’est pas être encore comme Dieu nous veut. Le Saint-Esprit dit que qui pèche en une chose pèche en toutes les autres. Or, suivant cela, vous aurez toutes les vertus lorsque vous en pratiquerez bien une, parce que les vertus ne vont pas l’une sans l’autre. Mais il faut avoir une intention générale de s’appliquer à toutes.

Or, entre toutes les vertus, il y en a quatre qui sont remarquées dans la quarante et deuxième règle, qui composent votre esprit, qui sont représentées par les quatre extrémités de la croix de Notre-Seigneur et auxquelles vous devez faire une attention plus particulière. Je vous

 

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les expliquerai une autre fois, nous ne saurions aujourd’hui. Nous en demeurerons en la confiance en Dieu. Et pour cela il faut avoir un grand désir de vous abandonner à sa Providence, c’est-à-dire au choix qu’il a plu a la Providence faire de vous, sans vouloir autre chose que ce que Dieu veut de vous. Abandonnez-vous à sa conduite. Que l’on vous envoie aux champs ou à la ville, qu’il permette qu’il vous arrive quelque tentation, soumettez-vous à la Providence. Assurez-vous qu’elle vous conservera, mais donnez-vous bien à Dieu et priez-le qu’il lui plaise disposer de vous, en la manière qu’il voudra. Pourvu qu’il vous sauve, que vous importe ? Dites-lui donc que vous êtes toutes prêtes d’aller partout où sa Providence vous appellera, et ne craignez pas qu’il y ait de votre faute tant que vous chercherez à plaire à Dieu. Si vous faites cela, vous ferez un acte d’amour de Dieu très excellent, abandonnant votre vie à sa Providence. Et quand vous mourriez là, vous auriez grand sujet de consolation de pouvoir imiter Notre-Seigneur, qui a été obéissant jusqu’à la mort de la croix.

O mon Sauveur ! serait-il possible qu’une Fille de la Charité qui serait appelée de Dieu par la voix de la sainte obéissance, après avoir entendu ce que nous avons dit, voulût s’excuser et dit : "Monsieur (ou Mademoiselle), j’ai peur de devenir malade, si vous m’envoyez là." O pauvre créature, faut-il avoir tant de soin de conserver une charogne, qui tôt ou tard sera la pâture des vers, et que pour cela tu fasses la sourde oreille à la voix de Dieu ! Il nous appelle toutes les fois que nos supérieurs nous ordonnent d’aller ; et nous faisons la sourde oreille ! Mais quelle excuse aurez-vous devant Dieu ? Partout où l’on va, on trouve toujours Dieu. Si c’est lui que vous cherchez, vous le trouverez partout. Ah ! Seigneur, si vous m’appelez et que je ne vous réponde pas, où me cacherai-je devant vous ? Vous ferez

 

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comme Jonas, qui, après avoir reçu le commandement de Dieu d’aller prêcher aux Ninivites, n’ayant pas assez de confiance, s’en voulut excuser. Et étant dans un vaisseau prêt à être submergé, il eut la simplicité de dire qu’il avait manqué de suivre la voix de Dieu et qu’ils le jetassent dans la mer. Ce qui fut fait, et il fut englouti dans le corps d’une baleine. "Ah ! Seigneur, où m’avez-vous mis ? Je me voulais cacher, et, au lieu de Ninive, où vous vouliez m’envoyer, me voilà dans le ventre d’un poisson. Oh ! misérable !" Voyez quel mal c’est de se méfier de la Providence ! O mes filles, s’il arrivait que quelqu’une, manquant de confiance, se voulût cacher lorsque l’obéissance veut la faire aller, voilà un Jonas. Et que trouvera-t-elle ? Elle se trouvera elle-même. La voilà bien d’être, non dans le ventre d’une baleine, mais dans elle-même, dans une charogne, ou peut-être dans un lieu pour la perdre.

De plus, c’est en cela que consiste la perfection des Filles de la Charité : ne tenir à rien qu’à Dieu. Nos sœurs qui sont allées au ciel ont montré l’exemple de cette confiance. Ne vous ressouvenez-vous pas que l’on a dit d’elles que, quand on leur disait : "Il faut aller en tel lieu", elles étaient toutes prêtes, à quelque heure que ce fût ? Souvenez-vous, mes sœurs. Voilà le chemin frayé. Peut-être est-ce leur bon exemple et le mérite de leur confiance qui fait mettre la Compagnie en l’estime qu’elle est. Que nous serions misérables si, après ceci, nous n’avions grande confiance en la Providence ! Résolvez-vous, dès ce moment, de vous y abandonner. Dites à Dieu : "Ah ! Seigneur, je désire de tout mon cœur me confier en votre bonté ; mais serai-je bien si misérable que de contrevenir à vos ordres ! Assistez-moi de vos grâces, afin que je ne dise jamais : je ne veux pas aller en ce lieu-là. Mourir plutôt, mon Dieu, que ne pas obéir. Et où me cacherai-je, si je fais ce trait de lâcheté !

 

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Mourir plutôt, Seigneur ! J’aime mieux mourir aujourd’hui, si demain je dois commettre cette faute."

Mes filles, voilà la disposition que Dieu demande de vous pour accomplir son œuvre. Estimez-vous bienheureuses qu’il daigne se servir de vous, estimez-vous indignes que Dieu vous ait appelées en cette Compagnie, et dites que ces âmes bienheureuses qui sont au ciel ont obtenu de Dieu tant de bénédictions sur la Compagnie, puisque ce n’est pas vous qui l’avez mise en telle estime. Consolez-vous, mes filles, d’être choisies de Dieu pour le servir en sorte que vous pouvez vous considérer comme ses épouses.

Sauveur de mon âme, qui avez appelé ces pauvres filles…

Une sœur, interrompant sa charité, demanda pardon. A laquelle il dit :

Oh bien ! ma fille, je joins ma prière à la vôtre, suppliant Notre-Seigneur qu’il vous mette et toutes nos sœurs dans la disposition qu’il faut pour les emplois que sa bonté leur donnera. Je le prie derechef qu’il ne permette pas qu’aucune s’en retourne sans une forte résolution de s’abandonner à la Providence de Dieu. C’est la prière que je fais à Notre-Seigneur

Sauveur de mon âme, accordez à nos sœurs cette grâce par la soumission que vous avez eue aux ordres de votre Père et par la soumission que vous avez donnée à nos sœurs ; accordez cela par l’amour de la soumission de la sainte Vierge ; accordez cette grâce que nous ne tenions à rien, par cette conformité que vous avez toujours eue à la volonté de Dieu votre Père.

 

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98. — CONFÉRENCE DU 14 JUILLET 1658

SUR L’HUMILITÉ, LA CHARITÉ, L’OBÉISSANCE ET LA PATIENCE

(Règles Communes, art. 42.)

Mes sœurs, nous voilà enfin parvenus à la quarante et deuxième de vos règles, qui contient ceci : "Encore que leur vocation requière qu’elles s’étudient toute leur vie à pratiquer toutes sortes de vertus pour imiter leur patron Jésus-Christ, elles feront néanmoins une attention plus particulière à celles qui sont représentées par les quatre extrémités de la croix, à savoir l’humilité, la charité, l’obéissance, la patience. C’est pourquoi elles feront en sorte que toutes leurs actions en soient animées, et se représenteront que c’est en vain qu’elles ont toujours sur elles une croix matérielle."

Mes sœurs, cet article dit qu’encore que les Filles de la Charité soient obligées de s’exercer à la pratique de toutes sortes de vertus, elles doivent particulièrement en pratiquer quatre toute leur vie, et faire en sorte qu’en chaque action que vous ferez et en chaque parole que vous prononcerez ces quatre vertus paraissent. Elles sont représentées par les quatre extrémités de la croix du Fils de Dieu, comme la règle porte. Vous avez choisi Notre-Seigneur pour votre Époux, sur qui vous devez jeter les yeux pour vous former, comme tous ceux qui se sont retirés, ou plutôt qu’il a tirés à part de la lie du monde. Or, vous êtes de ce nombre, puisque vous avez pris Jésus-Christ pour votre Époux et puisqu’il vous tient comme ses épouses. Mais ce n’est pas tout. Il faut prendre ses livrées, prendre les armes dont il s’est servi, être habillées comme lui et l’imiter autant que vous pourrez en l’usage qu’il a fait de toute occasion d’agir ou de

Entretien 98. — Ms. SV. 4, p. 302 et suiv.

 

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souffrir qu’il a eue durant sa vie mortelle. Or, puisque Notre-Seigneur a pratiqué toutes sortes de vertus, vous devez donc avoir le désir de l’imiter en toutes les vertus.

Dieu demande cela de vous, mes filles. Il était toujours conforme à la volonté de son Père, et il désire que vous conformiez votre volonté en tout à la sienne. Il dit de lui-même qu’il faisait à la volonté de Dieu son Père, et nous devons être prêts à conformer nos volontés à la sienne, non seulement aux choses divines, mais encore aux temporelles. Il demande de vous que toutes ses vertus soient vos vertus, que vos pratiques soient conformes aux siennes, non seulement aux choses spirituelles, mais même aux corporelles qu’il a pratiquées sur la terre, de sorte qu’il faut faire état que qui dit une Fille de la Charité dit une fille de qui toutes les actions, paroles et pensées doivent être pratiques de vertu. Oui, dire Fille de la Charité, c’est dire une fille qui doit exercer toutes les vertus, et dans les circonstances où l’on doit pratiquer la vertu. Donc, mes filles, représentez-vous chacune que vous n’êtes pas seulement obligées de pratiquer une ou deux vertus, mais toutes. Donnez-vous à Dieu pour pratiquer toutes les vertus qu’il demande de vous, avec les personnes qui vous seront associées et dans les lieux où vous serez envoyées, qui à cent lieues, qui plus loin, et cela pour l’amour de votre Époux, qui vous a donné l’exemple de toutes les vertus et qui vous a inspiré de quitter le monde, les parents et toutes les prétentions que vous pouviez avoir, pour son amour.

N’est-ce pas là, mes sœurs, le motif, qui vous a fait venir ? Peut-on s’imaginer qu’une fille qui, après avoir renoncé à tout ce qu’elle a de plus cher, s’en va à cent lieues, peut être portée à une si généreuse entreprise par autre motif que par l’amour de Dieu et le désir de le servir plus parfaitement que dans le monde ? Quelle raison a-t-on de penser que quelqu’une de vous soit venue ici

 

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par autre motif ou de légèreté ou de curiosité ? Nous n’avons aucune raison de le croire Or donc, mes filles, vous avez quitté le monde et vous vous êtes don nées à Dieu ; vous ne vous en repentez pas. Vous l’avez quitté d’affection ; vous avez dit adieu à toutes ses maximes, vous avez dit : "Je ne veux plus vivre désormais que pour Dieu." C’est, mes chères sœurs, la disposition que vous devez avoir eue quand vous êtes venues et celle que j’espère de vous, c’est celle sans laquelle les saints ne seraient pas saints, s’ils n’avaient quitté toutes choses, du moins d’affection.

Consolez-vous donc à ce moment et dites : "Or sus, mon Sauveur pourquoi suis-je partie de mon pays ? Qui m’a portée à venir à Paris ; Si ç’a été pour votre amour, il est facile d’en juger. Comment ? En venant dans une maison sans autre prétention que celle de vous servir, sans aucun plaisir pour le corps, ni satisfaction pour l’esprit, mais seulement pour nous donner toutes au service des pauvres Oh ! si cela est ainsi, mes chères sœurs, comme il y a sujet de le croire, vous devez espérer toutes les grâces nécessaires pour vous rendre les vraies épouses de Notre-Seigneur par la pratique de toutes les vertus. Courage ! Il faut espérer que Dieu vous fera la grâce de parvenir à la perfection qu’il demande de vous.

Mes sœurs, consolez-vous dans cette pensée, allant visiter les malades, et en tout ce que vous ferez : "Je dois espérer de la bonté de Dieu, puisque c’est lui qui m’a appelée pour faire cela, qu’il me fera la grâce de le faire vertueusement." Quoi ! mes filles, ne devez-vous pas espérer cela ? O mon Sauveur, aller chercher les moyens de vous servir à quarante et cinquante lieues, aller quitter mon père et ma mère et toutes mes connaissances pour cela ! Quoi ! Vous me refuseriez votre assistance ! Non, j’espère que vous me ferez la grâce de vous

 

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être agréable en tout ce que je ferai. Voyez-vous, mes sœurs ayez cette confiance ferme ; car une des principales choses pour acquérir la vertu, c’est la confiance en Dieu, comme vous l’avez entendu dernièrement. Dites donc à vous-même : "Oh bien ! voilà que l’on me dit qu’il faut quitter toutes les coutumes du monde et prendre celles de Notre-Seigneur. De moi je ne le puis, mais j’espère que Dieu me fera la grâce d’en venir à bout et de me comporter en sorte que l’on ne verra rien dans mes œuvres qui ne lui soit agréable, qu’il n’y aura rien dans mes yeux, ni sur mon visage, ni dans ma démarche qui ne soit dans la modestie, qu’il ne sortira point des paroles de ma bouche qui n’édifient le prochain. Je veux espérer qu’avec la grâce de Dieu je pratiquerai toutes les vertus dans la perfection qu’il veut que je les aie." Donc, mes sœurs, ayez cette confiance en Dieu.

Quoi, Monsieur ! espérer qu’une pauvre fille des champs puisse arriver à la perfection que vous dites, cela est-il possible ? — Oui, mes sœurs, vous le pouvez aussi bien que les religieuses.

Quoi ! une pauvre fille peut-elle prétendre à la perfection de ces filles de condition qui sont dans les religions, portées d’elles-mêmes au bien et à tout ce qui regarde l’honnêteté et la civilité chrétienne, qui font tant de difficulté d’en prendre qui n’aient toutes les qualités requises tant de l’esprit que du corps ? Quoi ! ces filles élevées de la sorte, sera-t-il dit que les pauvres Filles de la Charité doivent espérer de les égaler en vertu ! Quoi ! moi qui n’ai été instruite que des choses qui se font aux champs, je dois espérer cette perfection ; et vous dites, Monsieur, que je dois y tendre, et vous voulez que je pratique toutes les vertus ! — Oui, ma fille, espérez que vous le ferez dans la suite. Ah ! mes chères sœurs, si vous saviez ce que c’est que la confiance en Dieu et ce que peut une âme qui y est bien établie ! Or, vous

 

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remarquerez que les tentations de la chair et de l’esprit malin ne manqueront pas de vous porter au découragement.

Quoi ! il faudra que je me lève tous les jours à quatre heures, que j’aille à l’oraison, que je sois prête à aller et à venir, à servir les pauvres sans aucun relâche ! Quoi ! que je fasse toute ma vie cela ! Si ce n’était qu’à Paris, passe. Mais aller à la campagne, être exposée à tant de périls sur les chemins, ah ! ce n’est pas là le fait d’une fille. Je n’ai pas assez de force pour y résister. — Ah ! mes chères sœurs, quand ces pensées-là vous viendront, qui ne peuvent être que du démon, dites : "Tu as raison, esprit malin ; tu as raison, ma chair corrompue, de me faire douter de mes forces ; car de moi-même je ne le puis pas, et, si je ne regarde que moi, je ne me promettrai de rien faire qui vaille. Mais, quand je pense que Dieu travaillera pour moi, ainsi qu’un père qui fait tout pour son enfant, quand je me confie en sa bonté et pense qu’il veille à tout ce qu’il faut pour mon bien, j’espère qu’il sera ma force. Un père travaille pour son petit enfant, parce que celui-ci ne peut pas travailler lui-même ; et l’enfant ne se met en peine de rien, laissant tout le soin de tout ce qui le concerne à son père. Pourquoi n’en ferais-je pas de même, puisque je sais qu’il est un si bon père ? Oh ! je veux espérer que Dieu me fera la grâce de pratiquer mes règles. Et pour ce qui m’épouvante, quand on dit qu’il faut pratiquer toutes les vertus, je ne le puis pas de moi-même." Et dites hardiment : "Je ne le puis par mes seules forces, mais j’ai cette confiance en Dieu qu’il me fera la grâce de le faire et de le faire dans l’esprit qu’il faut, ainsi qu’il est dit dans la Sainte Écriture : dites à l’homme juste que ce n’est pas assez qu’il fasse le bien et pratique les vertus, mais qu’il faut qu’il les pratique comme il faut, c’est-à-dire avec perfection."

 

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Or, mes chères sœurs, entre toutes les vertus que vous devez avoir, en voici quatre qu’il faut avoir et pratiquer particulièrement, par lesquelles on connaîtra si vous êtes Filles de la Charité.

Quand les apôtres commencèrent à prêcher, voyant qu’il fallait se séparer, ils dirent entre eux qu’il fallait s’accorder en la manière d’instruire le peuple et firent le symbole qu’on appelle des apôtres. Saint Pierre commença le premier et dit : "Je crois en Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre." Les autres apôtres continuèrent jusqu’à la fin et résolurent que ce serait la marque par laquelle ils reconnaîtraient ceux qui auraient reçu leur doctrine De sorte que les apôtres, craignant que quelques-uns contrefaisant les chrétiens, ne se missent parmi les fidèles à quelque mauvais dessein, dirent : "Quand nous trouverons quelqu’un qui se dira chrétien nous lui demanderons cette marque. S’il nous la donne nous le recevrons ; et s’il l’ignore, nous lui dirons : Oh ! si vous étiez chrétien vous sauriez le symbole."

Mes sœurs, si on veut connaître quelles sont les vraies Filles de la Charité parmi celles qui en portent l’habit et le nom, ce sont celles qui pratiquent ces quatre vertus : l’humilité, la charité, l’obéissance et la patience. Donnez-moi une fille d’entre vous en qui paraisse l’humilité, une pauvre fille qui ne s’estime rien, qui aime qu’on la rebute, soit ses supérieurs, soit d’autres, qui pense qu’elle ne réussit en rien, qu’elle gâte tout et enfin qu’elle fait fort imparfaitement toutes choses, donnez-moi une fille comme cela, je vous dirai que c’est une vraie Fille de la Charité. Au contraire, donnez-m’en une en qui l’humilité ne paraît point, qui aspire à être plus estimée que les autres, qui désire passer pour une fille de bon esprit dans la Compagnie, parvenir à des charges ou être servante, ô Sauveur ! c’est la racine d’orgueil

 

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et du plus sot orgueil, semblable à celui de l’esprit malin, qui veut avoir un lieu par-dessus les autres. Oh ! une fille qui veut être estimée, qui pense toutes choses à son avantage, qui dit : "Nous avons tant de malades et beaucoup de choses à faire mais, par la grâce de Dieu, tout va bien." Dire cela pour être estimée ce n’est pas d’une Fille de la Charité. La vraie Fille de la Charité c’est celle qui a la robe de la charité et de l’humilité, qui a un grand amour pour le mépris, qui croit qu’elle ne réussit point en ce qu’on lui ordonne et qu’elle gâte tout où elle est. Mes filles, si vous voyez une fille comme cela entre vous, dites : "Voilà une vraie Fille de la Charité ; jamais nous ne lui voyons commettre aucune chose qui puisse tendre à la faire estimer."

Pour les autres qui ont les qualités contraires, si elles en portent l’habit, je vous réponds qu’en vérité elles ne le sont pas. Elles ont le nom de Filles de la Charité, mais elles n’ont pas la charité, dont le propre est de nous faire aimer à être méprisés d’un chacun

La marque d’une vraie Fille de la Charité est au contraire. Une personne qui a bonne estime d’elle-même et qui ne saurait supporter aucun mépris ni de paroles ni de silence, a grand sujet de craindre. Voilà donc, mes sœurs, la grande marque pour voir si une Fille de la Charité est vraie Fille de la Charité, c’est si elle est humble, si elle a cette belle robe, qui est tant agréable aux yeux de Dieu et des hommes. Ne voyez-vous pas en quelle estime vous avez une sœur de la maison que vous voyez dans cette pratique ? Oh ! la bonne fille ! disons-nous, quand nous parlons des défuntes. Ne vous souvenez-vous pas qu’une de leurs principales vertus était l’humilité ? Quand vous en étiez sur cette vertu, vous ne tarissiez point. Je me souviens d’une entre autres qui avait un si bas sentiment d’elle-même qu’elle craignait que tout ce qu’elle faisait ne fût pas bien fait,

 

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comme Job (1), qui disait : "Verebar omnia opera mea" ; je craignais d’offenser Dieu en tout ce que je faisais. Voyez ce grand saint ; il craignait toutes ses actions. Et comment cela ? C’est que, s’il eût été ici, par exemple, il aurait craint de n’avoir pas bien écouté la prédication ou ce que l’on dit, d’avoir donné trop de liberté à son esprit de s’occuper à d’autres choses ; il aurait craint d’avoir manqué d’élever son cœur à Dieu, pour dire, entendant parler de ces vertus que nous avons dites : "Ah ! mon Dieu, donnez-moi cette vertu" ; s’il avait donné l’aumône aux pauvres, il aurait craint que ce ne fût pas tant par un motif surnaturel que par une commisération naturelle.

Voilà comme sont celles qui sont humbles et qui croient qu’elles ne font rien de bien. Elles craignent en toutes leurs œuvres ; comme, au contraire, celle qui pense être expérimentée en toutes choses, qui se plaît à être estimée, n’est pas une vraie Fille de la Charité. O mon Sauveur ! s’il y en a qui se sentent en cet état, ô mes sœurs, que ces pauvres filles ont sujet de s’humilier et de craindre ! Voyez-vous c’est cela qui fait perdre la vocation, car il ne faut pas appréhender qu’une fille humble sorte de sa maison, comme, au contraire, il est impossible qu’une qui n’a point d’humilité y persévère. L’esprit d’orgueil, qui lui fait désirer être estimée, lui mettra bientôt dans l’esprit qu’elle n’est pas en bonne estime auprès de ses supérieurs, que les officières ne lui témoignent pas d’affection et qu’elle est dédaignée des autres sœurs. De là naît en elle la tristesse, la mélancolie et le dégoût de sa vocation. Et tôt ou tard il en faut sortir

Mes sœurs, aimons l’humilité, prenons à tâche de pratiquer cette vertu, tant aimée du Fils de Dieu que,

1) Job IX, 28.

 

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pour la pratiquer, il est mort sur une croix aux yeux de tout le monde, prenons à tâche de faire des actes d’humilité tant intérieurs qu’extérieurs, et pour cela disons à Notre-Seigneur : "Mon Sauveur, faites-moi la grâce que j’aime mon abjection et que je ne recherche point d’être estimée, mais que j’aime tous les exercices les plus bas et la dernière place." Est-il possible qu’il y ait quelqu’une qui voulût être la première ! Quoi ! une pauvre fille, vouloir être estimée quelque chose ! Oh ! pauvre fille ! si cela est ainsi, que feras-tu si l’on t’enlève l’emploi où tu es ? O pauvre fille, en quel déplorable état l’esprit d’orgueil vous a-t-il mise ! Faisons donc résolution, si nous voulons éviter ces malheurs, de prendre à tâche d’acquérir l’humilité, et donnons-nous à Dieu pour cela.

La seconde vertu recommandée aux Filles de la Charité, c’est la même charité. C’est ce que cette règle nous dit en nous recommandant la pratique de cette vertu, qu’il faut être telles que le nom que vous portez. Or, si vous demandez ce que c’est que cette charité, c’est, mes chères sœurs, aimer Dieu par-dessus toutes choses, et, en second lieu, aimer le prochain pour l’amour de Dieu.

Commençant par les sœurs, l’amour du prochain veut que vous preniez à tâche de vous aimer entre vous et de vous supporter en vos petites infirmités, après avoir commencé par vous-mêmes. Il faut que la charité s’étende aux pauvres pour les servir avec amour aux enfants, celles qui y sont employées ; aimez les pauvres forçats. Le nom de la chanté, que vous portez, vous oblige à aimer tous ces emplois. Quand vous êtes là, il faut les regarder comme l’œuvre de Dieu et vous tenir bienheureuses d’être employées à des choses que les saints voudraient faire eux-mêmes, s’ils étaient sur la terre.

Voilà deux marques d’une vraie Fille de la Charité : aimer ses sœurs et tout le prochain, cordialement.

 

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Mes chères sœurs, c’est la marque que Notre-Seigneur donnait pour connaître ses disciples. "En cela, leur disait-il, on connaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous entr’aimez." (2). Mais, si ceux qui ne le font s’en veulent dire du nombre, comme Judas, ce malheureux qui commit ce déicide, ils ne le sont pas en effet. Mes sœurs, tant que l’on verra la charité entre vous, la Compagnie sera à édification. Mais, dès que l’on n’en verra pas et qu’on verra deux filles en une paroisse qui ne s’accordent point, soyez assurées qu’on dira que ce ne sont pas des Filles de la Charité ; et elles n’ont ni l’humilité, ni la charité car, si elles les avaient, elles commenceraient à faire ce qui leur est propre entre elles, et puis après aux autres, parce qu’elles sont appelées à aimer Dieu et le prochain.

D’où vient donc cela ? C’est manque d’humilité. Parce que l’humilité conserve la charité. Une fille qui a de l’humilité n’est point en discorde ; car l’humilité engendre la charité. Qui est-ce qui fait ces petits désordres entre vous ? C’est l’orgueil ; c’est que chacune se veut considérer et satisfaire en ce qu’elle fait ; elle veut qu’on la connaisse et qu’on croie qu’elle s’acquitte bien de sa charge. Et si l’on ne le fait pas, ce pauvre cœur ne le peut supporter. Mes sœurs, je vous assure qu’une personne de cette sorte est cause de grands désordres dans la Compagnie. Je vous le dis selon les sentiments du fond de mon cœur, il vaudrait mieux qu’elle n’y fût pas. Elle est cause que d’autres, à son sujet, murmurent de la conduite des supérieurs et font de petits monopoles (3). Ne vaudrait-il pas mieux qu’une fille qui contrarie tout ce qu’elle voit et qui est un sujet de désunion partout, ne fût pas dans la maison que d’y être ?

2) Saint Jean XIII, 35.

3) Monopole, cabale, intrigue.

 

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Quoi ! être cause que des épouses de Notre-Seigneur, qui lui étaient tant agréables tandis qu’elles conservaient l’union, deviennent laides et odieuses aux yeux de leur Époux ! Car, mes sœurs, Dieu n’aime que la Charité. Et ainsi il vaudrait mieux qu’une fille qui se trouve en cet état se retirât, que d’être cause qu’il y ait des taches si noires dans ces âmes-là.

Le Fils de Dieu disait parlant de Judas : "Ah ! pauvre misérable ! il vaudrait mieux qu’il n’eût jamais été." (4). Ainsi, mes sœurs, je dis qu’il vaudrait mieux qu’une fille de cette sorte n’eût jamais été, ni ne fût jamais entrée dans la Compagnie que de s’y comporter de la sorte. S’il y en a quelqu’une comme cela, il faut prier Dieu pour elle ; car elle est digne de compassion, et faut espérer qu’elle se corrigera avec sa grâce, pourvu qu’elle y travaille.

Voilà donc deux marques qui feront connaître les vraies Filles de la Charité, savoir l’humilité et la charité ; et les contraires de ces vertus sont des marques de perdition.

Restent les deux autres vertus qui composent la croix spirituelle de Notre-Seigneur, représentées par les deux bras de la croix matérielle. La charité dont nous venons de parler, ah ! il ne faut pas demander où est sa place ; elle est représentée par le haut de la croix ; et l’humilité par le bas, pour nous montrer que l’humilité fait aimer les lieux bas, quoiqu’en vérité c’est une vertu qui ne souffre jamais que ceux qui la possèdent demeurent en bas ; au contraire, elle les élève bien haut dans la perfection.

L’obéissance, représentée par le bras droit, vous savez ce que c’est, et Dieu veuille que ce soit par pratique ! Que veut dire obéissance ? C’est à dire que la personne obéissante ne veut rien que la volonté de Dieu en toutes

4) Saint Matthieu XXVI, 24.

 

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choses et la conformité en tout à la volonté des supérieurs, des officières et des sœurs servantes. Quel bonheur ! L’on est quelquefois en peine comme l’on fera pour faire la volonté de Dieu, vous, vous n’avez qu’à obéir à vos règles, et vous faites la volonté de Dieu. Vous êtes assurées qu’en tout ce qu’une sœur fait par obéissance, elle se conforme à la volonté de Dieu ; comme, au contraire, en ce qu’elle fait de sa tête, elle ne fait pas la volonté de Dieu. Jamais nous ne faisons la volonté de Dieu lorsque nous n’obéissons point à nos règles et aux ordres de nos supérieurs. Oh ! belle obéissance ! que tu es belle, puisque tu es si agréable à Dieu qu’il a agréable tout ce que tu fais faire !

Je me suis quelquefois enquis de moi-même comment va la Compagnie de la Charité. Elle est dans l’obéissance de ses règles aux supérieurs, aux officières et aux sœurs servantes hors de la maison. Mes sœurs, je vous dirai que j’ai toujours remarqué qu’elle était en vigueur par la grâce de Dieu, et je l’en remercie de tout mon cœur. Mais depuis quelque temps, comme l’on doit penser aux choses que l’on a en charge, me faisant la même demande, il m’a semblé que cette vertu était en vigueur en la plupart, mais qu’elle est un peu moindre en quelques-unes. Que cela me soit une affliction, je vous le laisse à penser ! Il y en a peu, mais il y en a, qui lâchent pied, que je vois peu soumises à Dieu dans les événements, peu soumises aux règles et aux supérieurs. Je vous laisse à penser si cela m’est une affliction et à Mademoiselle Le Gras encore plus qu’à moi, de voir une Compagnie qui a fait la volonté de Dieu jusqu’à présent, être à la veille de voir que l’esprit malin fasse quelque brèche.

Oh ! quel sujet d’affliction et de crainte ! Je m’assure que chacune se doit dire à elle-même ce que le traître Judas dit avec les autres apôtres la nuit qu’il devait trahir

 

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son maître : Numquid ego sum Domine ? (5) N’est-ce pas de moi que l’on parle ? Voilà qu’il y en a peu, à ce qu’on dit qui sont rétives à l’obéissance, qui ne suivent pas l’esprit des règles et qui font à leur tête. Mon Dieu ! N’est-ce pas moi ? Mes sœurs, n’avez-vous point ces pensées ? L’on dit qu’il y en a dans la Compagnie qui sortent de l’obéissance ; n’est-ce pas moi qui suis si malheureuse ? Il faut que je m’examine et que je fasse demain l’oraison là-dessus. Si je suis dans l’observance de mes règles, j’en remercie Dieu ; si je ne suis pas dans mon devoir, je veux m’y mettre. Hélas ! sans attendre à demain, mes sœurs, la conscience vous le dira, je m’assure. Car, voyez-vous, la syndérèse (6) est un bon témoignage. Dès cette heure, chacune peut s’examiner : "Comment suis-je dans l’obéissance ? Gardé-je mes règles ? Suis-je conforme aux avis de Mademoiselle Le Gras ?" Et si on trouve que non, prendre résolution de se corriger et de se punir, voyez-vous, prendre la discipline et crier miséricorde à Dieu "Quoique je sois inclinée à vivre sans être obéissante ah ! mon Dieu ! plutôt la mort ! Donnez-moi la grâce de ne rien faire que par obéissance, puisqu’elle me fait faire toujours votre volonté, et la désobéissance, au contraire, ne me fait trouver que la mienne propre."

La quatrième vertu que vous devez particulièrement pratiquer et qui est représentée par le bras gauche, c’est la patience. Or il n’y a presque moment où nous n’ayons besoin de patience. Un malade ne sera pas content ; votre sœur vous dira quelque parole un peu fâcheuse ; ah ! d’abord vous vous sentez le cœur blessé ; quel remède faut-il là ? Point d’autre que la patience. Quelle est donc la vertu de patience ? C’est ce qui fait qu’on

5) Évangile de saint Matthieu XXVI, 22.

6). Syndérèse, instinct moral.

 

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supporte patiemment tous les fâcheux accidents qui se rencontrent dans la vie, sans se fâcher ; ou, si l’on se laisse aller, on rentre d’abord en soi-même pour apaiser le trouble. De là il faut donc avoir une bonne provision de patience, mes chères sœurs ; car, quand il ne vous viendrait rien à souffrir du côté des hommes, hélas ! nous sommes si chétifs que dans nous-mêmes nous en trouverons assez ; et nous sommes si changeants que nous avons assez de choses qu’il faut supporter ; ce qui ne se peut faire sans patience.

Quoi ! Monsieur, une personne qui ne se fâche point en tout ce qui lui arrive, ni lorsqu’on la reprend quand elle n’a point failli, c’est cela la patience ? — Oui, mes sœurs ; et vous devez vous exercer à cela quand il vous vient quelque chose à supporter, soit du côté des dames ou des malades ou des enfants, pour ne rien dire qui témoigne de l’impatience, quoique, quand les pauvres font quelque plainte, ou murmurent contre vous, on les peut avertir, pourvu que l’on ne se fâche point, pour remédier aux fautes qu’ils pourraient faire s’ils continuaient.

Voilà donc, mes sœurs, les vertus que vous devez souvent demander et travailler à avoir. Et les personnes qui n’ont point ces vertus, ô Sauveur ! quelles ont bien sujet de s’affliger ! Car, si une Fille de la Charité n’a point d’humilité, il est certain que la vanité s’emparera bientôt de son pauvre esprit ; et n’y ayant plus d’humilité, il n’y aura plus d’obéissance, ni de patience. Pauvre fille, qui a, tant d’années, exercé ces vertus, qui était si patiente que rien n’était capable de l’ébranler, qui était si ponctuelle en l’obéissance ! Où est allé tout cela ? O mes sœurs, on dira d’elle ce qu’on dit de cette grande ville de Carthage. Il n’y reste que des masures depuis qu’elle a été vaincue par les Romains. Nos gens qui passent par là nous disent qu’il n’y a plus que quelques pierres.

 

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Ces filles qui, dans le commencement, paraissaient avec ces belles vertus, ah ! qu’elles étaient agréables aux yeux de Dieu ! Mais, quand ces belles vertus sont à bas, que reste-t-il ? Ce sont de vieilles masures. Il n’y a plus ces beaux bâtiments de la charité, de l’humilité, ni des autres vertus que l’on y a vues autrefois elles ont été, mais elles ne subsistent plus, l’esprit malin n’y a laissé que des masures. N’est-ce pas là une chose bien déplorable de voir dans une âme ce beau bâtiment spirituel tombé en ruines ! Si nous savions ce que c’est ! Oh ! le bel édifice qu’une fille qui a de l’humilité, de la charité, de l’obéissance, de la patience ! Ah ! mes sœurs, il n’y a rien de plus beau. Les anges en tout le ciel regardent avec plaisir la belle harmonie de ces vertus. Ôtez-moi cela d’une Fille de la Charité, que trouvez-vous ? Ah ! mes filles, vous ne trouvez que le tronc d’orgueil ! O pauvre enfant, que l’on a vue tant d’années si obéissante, faut-il dire que cela n’est plus ! Quel regret de ne voir plus, au lieu de patience, qu’impatience ; où l’on a vu tant de support, n’y trouver plus que de l’emportement ! Qu’est-ce que l’on peut dire sinon que c’est une belle ville de Carthage ruinée. Il ne reste plus que cette pauvre robe grise et le nom de Fille de la Charité. Oh ! quel sujet d’affliction !

Je ne veux pas dire qu’il y en ait qui soient arrivées jusqu’à ce degré ; mais celles qui commencent à se relâcher, si elles ne se corrigent, y viendront bientôt. C’est pourquoi, quand on en voit quelqu’une qui se relâche en la sainte obéissance, il y a grand sujet qu’elle ne devienne comme cette grande ville. La pauvre fille, dira-t-on, elle était si charitable et si patiente ! Mais elle ne l’est plus ; elle est tout autre à présent. Voyez, mes sœurs, les vices viennent quelquefois à un tel point qu’on est pire après avoir quitté la vertu, que l’on n’était avant que de l’entreprendre ; de sorte qu’une fille qui autrefois a

 

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été humble, devient toute vaine et plus qu’elle ne l’avait jamais été ; ainsi des autres vices. Vous ne lui sauriez dire un mot qu’elle ne s’offense. Je veux qu’il n’y ait qu’un mois qu’elle commence à être dans cette disposition ; elle n’est pas encore dans un état désespéré ; mais il y a sujet de craindre qu’elle n’y vienne. Oui, mes sœurs, si cette fille ne se corrige, si elle ne reconnaît son misérable état et qu’elle vienne à tremper là dedans un mois, il est bien à craindre qu’elle ne puisse revenir. Quand on se laisse aller aux vices et qu’on en est venu à un certain degré, il n’y a plus de retour. On devient endurci de telle sorte qu’on ne se soucie plus de rien. Vous avez beau avertir ces filles-là ; cela ne fait aucun effet. Mes filles, je ne veux pas croire qu’il y en ait une d’entre vous qui soit en cet état déplorable ; au contraire, je veux croire que, si la nature a prévalu jusqu’à présent, en sorte que, par faiblesse, ou autrement, vous ayez effacé ces beaux traits que les vertus tracent en une âme, vous laissant aller aux vices contraires, dorénavant vous ferez la guerre à ces mêmes vices ; je veux croire que, si vous prenez de si bonnes résolutions, Dieu vous fera la grâce de vous corriger, si vous la lui demandez comme il faut, à l’oraison. Mais il faut remédier au mal de bonne heure.

Le Saint-Esprit dit : Hodie si vocem ejus audieritis, nolite obdurare corda vestra (7), etc. ; si vous sentez que Dieu vous appelle aujourd’hui pour vous faire sortir d’un état si dangereux, écoutez-le ; si vous sentez qu’il vous appelle à espérer cette grâce, n’endurcissez pas votre cœur, accourez à la sainte Vierge, la priant qu’elle vous obtienne de son Fils la grâce de participer à son humilité, qui la fit dire la servante du Seigneur lorsqu’elle

7) Livre des Psaumes XCIV, 8.

 

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était choisie pour sa mère. Qu’est-ce qui fit que Dieu regarda la Vierge ? Elle le dit elle-même : "C’est mon humilité". Je vous laisse à penser si nos sœurs ont recours à la sainte Vierge, qui a tant aimé cette vertu, comme elle obtiendra de Dieu qu’il leur fasse la grâce de la pratiquer.

Or, concluons de tout ce que dessus que voilà une excellente règle, et bien importante à garder, et que l’esprit des vraies Filles de la Charité consiste en ces quatre vertus : l’humilité, la charité l’obéissance et la patience, et qu’il faut qu’on voie reluire ces vertus en toutes vos actions et paroles, de sorte que, si vous parlez que ce soit avec humilité ; si vous pensez quelque chose, que ce soit dans l’esprit d’humilité.

La charité encore : aimer toutes vos sœurs, regardant Dieu en elles, et ainsi des autres.

Ce sont vos vertus, mes filles ; ce ne sont point celles de Sainte Marie. Elles les peuvent pratiquer, mais vous devez les avoir pardessus toutes, puisque c’est votre marque. C’est ce qui vous fera connaître si vous êtes Filles de la Charité, de sorte que celles qui porteront ces quatre vertus seront reconnues pour de vraies Filles de la Charité ; mais celles qui ne le sont pas et qui ne travaillent pas à le devenir sont en grand danger.

O mon Sauveur, vous vous êtes fait notre exemple dans votre naissance mortelle ; vous nous avez donné des exemples d’humilité pendant toute votre vie, et vous voulez paraître dans la façon la plus humble, qui est celle d’un criminel. Vous voulez vous représenter à nous comme cela et que l’on dise : "Tenez, voilà notre Dieu." Vous vous êtes humilié jusqu’à ce point de vous mettre sous des espèces si chétives que sont le pain et le vin et d’être là sous ces accidents, depuis tant d’années. Ah ! Seigneur, en toutes vos actions vous avez mis ce caractère d’humilité, de charité, d’obéissance et de patience,

 

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et vous voulez que nous vous imitions en la pratique de ces vertus mêmes. Suivant cela, Seigneur, c’est vous qui êtes la source de l’humilité et de toutes les vertus. A qui pouvons-nous nous adresser ? A qui pouvons-nous aller pour avoir ces vertus, sinon à vous, ô Seigneur ? Vous êtes l’auteur de toutes vertus faites-nous-en part, vous qui êtes riche de ces belles vertus. Je vous prie, répandez vos grâces sur ces pauvres sœurs, afin qu’elles vous puissent imiter ; mais répandez-les aussi sur moi, misérable, qui en ai plus besoin que personne, afin que tout ce que je ferai soit accompagné d’humilité, de charité, d’obéissance et de patience. Donnez-nous cette grâce, mon Dieu, pour cette petite Compagnie. Ah ! Seigneur, vous avez appelé ces filles de si loin pour en faire vos épouses, et de la boue en faire des pierres précieuses, comme vous avez fait de celles qui sont là-haut au ciel. C’est avec affection que nous vous demandons cette grâce que, si nous avons été atteintes de l’orgueil, nous nous mettions en la pratique de la vertu contraire et que nous ne cessions point jusqu’à ce que nous soyons humbles.

Sainte Vierge, qui dites à tout le monde dans votre cantique que c’est l’humilité qui est cause de votre bonheur, obtenez pour ces filles qu’elles soient comme Dieu le demande ; ornez-les de vos vertus. Vous êtes mère et vierge tout ensemble. Elles sont vierges aussi. Priez donc votre Fils, par les entrailles de votre ventre, où il a logé neuf mois, qu’il nous donne cette grâce. C’est, Seigneur, ce que je vous supplie d’opérer par les paroles de bénédiction que je vas prononcer de votre part, et qu’à même temps vous fassiez descendre du ciel votre esprit sur nous tous pour nous animer à la pratique de ces belles vertus et pour que ces filles ne cessent jamais qu’elles ne les aient acquises. C’est ce que je demande à votre divine majesté.

 

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Deux sœurs, après la bénédiction donnée, demandèrent pardon, auxquelles M Vincent dit :

Dieu vous bénisse, mes chères sœurs ! Je prie Notre-Seigneur qu’il agrée le sacrifice que vous venez de lui faire et vous donne la sainte humilité, la base et le fondement des vertus, et que vous ne tombiez jamais dans le vice que vous témoignez avoir envie d’éviter de tout votre possible, aidées de la grâce de Dieu. Amen.

 

99. — CONFÉRENCE DU 21 JUILLET 1658

SUR LA FIDÉLITÉ AUX RÈGLES

(Règles Communes, art. 43)

Mes chères sœurs, voici la teneur de la dernière de vos règles : "Elles feront un grand état de tous ces règlements et ensemble de toutes les louables coutumes qu’elles ont observées jusqu’à maintenant, regardant tout cela comme des moyens donnés de Dieu pour mieux se perfectionner et se sauver plus facilement. C’est pourquoi elles s’affectionneront et étudieront à les bien mettre en pratique."

Mes sœurs, ce dernier article de vos règles vous recommande de faire un grand état de toutes vos règles et des saintes coutumes de la maison, c’est-à-dire de faire grande estime de tout ce qui s’y est observé jusqu’à présent. Or, la première raison pour laquelle vous devez observer ces règles, c’est parce qu’elles ont été inspirées de Dieu, de sorte que vous les devez regarder, non pas comme règles d’hommes, mais comme règles données de Dieu et inspirées de Dieu à ceux qu’il a choisis pour vous diriger.

Voilà donc la première raison pour laquelle vous les devez regarder comme règles que Dieu vous a données,

Entretien 99. — Ms. SV 4, p. 315 et suiv.

 

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car il faut que vous sachiez qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme d’avoir une bonne pensée si Dieu ne la lui inspire. C’est pourquoi, quand on regarde les règles non seulement les vôtres, mais généralement parlant, il faut les regarder, non comme pensées et ordres des hommes, mais comme venues de Dieu, qui les a inspirées pour la bonne conduite des communautés. Suivant cela, vos règles, mes chères sœurs, sont données de Dieu pour vous, et vous les devez garder comme venues de Dieu et non pas des hommes. Ainsi, quand vous venez entendre lire vos règles, il faut dire : "Je m’en vais écouter Dieu parler", et recevoir ce que la règle dit, comme si Dieu parlait à votre cœur. Voilà donc le premier motif qui vous doit faire estimer vos règles.

La seconde raison pour laquelle vous devez en faire état, c’est mes chères sœurs que toutes vos règles tendent à vous faire de bonnes chrétiennes, bonnes servantes de Dieu et bonnes Filles de la Charité. Après cela, elles tendent à vous faire des saintes, parce que tout ce qu’elles conseillent sont des choses qui concernent les commandements de Dieu, pour vous les faire mieux observer, et les conseils évangéliques. Bref, elles tendent à vous faire parvenir à la sainteté. Donnez-moi une sœur d’entre vous qui observe bien ses règles, je vous dirai ce que le défunt Pape disait : "Que l’on me rapporte qu’un religieux ou religieuse ou personne de communauté a bien gardé ses règles, je le canoniserai." Quelle puissante raison mes sœurs, pour vous faire observer vos règles ! Car, suivant cela si une Fille de la Charité est exacte à ses règles, nous pouvons dire qu’elle vivra et mourra à la façon des saints qui sont dans le ciel. Ah ! quelles belles vertus vous pratiquerez, si vous gardez vos règles ! Ne vous ressouvenez-vous pas de celles qui ont paru en nos chères défuntes, mais bienheureuses défuntes, de cet ardent amour vers Dieu,

 

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de ce désir de servir le prochain ? Ne vous semblait-il pas entendant faire le rapport de ce qu’elles avaient fait, que ce sont les mêmes choses que nous lisons dans la vie des saints ? Pour moi il me semblait et que ce que nous avons lu dans la vie des saints et dans la vie de Jésus-Christ même est ce qu’elles ont pratiqué de sorte qu’on voyait en elles quelque participation de la divinité. Car, voyez-vous, mes sœurs, les vertus des chrétiens, de ceux qui ont foulé le monde aux pieds pour l’amour de Dieu, c’est une participation des vertus qui sont en Notre-Seigneur, au moyen de laquelle ces personnes humbles, qui ont tout quitté pour le service de Dieu, participent à l’esprit de Dieu, et cette participation est celle que Notre-Seigneur leur a donnée de son humilité. Et ainsi des autres vertus. De sorte que, quand vous voyez pratiquer quelque vertu à une sœur et qu’elle fait cela par rapport à Notre-Seigneur, nous disons de cette personne qu’elle vit de l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Or, mes filles, vos règles vous mettront en cet état de perfection, si vous en aimez la pratique. Oh ! voyez combien vous les devez estimer et aimer, pour ne pas manquer à pas une.

Je sais bien qu’il y a quelquefois deux règles qui se combattent l’une l’autre. La règle de l’ordre de l’emploi de la journée vous appelle à l’oraison le matin, et l’ordre de l’assistance des pauvres vous ordonne de les aller visiter et de leur porter les médecines. Que faut-il faire en ce cas ? Voilà deux règles du bon Dieu. Selon ce que je viens de vous dire, si j’observe l’une et que je laisse l’autre, je ne fais pas ce qu’il veut que je fasse. En ce cas, la sainte obéissance accorde tout cela et veut que vous laissiez l’oraison pour aller servir vos pauvres, comme il vous a été enseigné tant de fois ; et alors c’est quitter Dieu pour Dieu. Or donc, quand il vous semble que vous ne pouvez pas observer une règle

 

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sans laisser une autre règle, il n’en faut point faire de scrupule car cela s’appelle quitter Dieu pour Dieu. Mais, hors de ce qui a été dit, qu’il arrive contradiction entre deux règles, il n’est pas loisible de la laisser ; comme, quand la cloche sonne et vous appelle à l’oraison, il faut tout quitter, car c’est Dieu qui vous dit : "Venez, mes filles". Voilà pourquoi il faut obéir au son de la cloche comme à la voix de Dieu, dans la croyance que, quand vous serez venues à la chapelle, Notre-Seigneur vous regardera et prendra plaisir à vous considérer. Car vous êtes ses épouses, et, en cette qualité, il prend plaisir à vous voir, comme un père en prend à voir son enfant, ne voyez-vous pas comme un père qui a des enfants quitte toute chose pour le plaisir qu’il prend en ses enfants ? Et pourquoi ? Sachez que, d’autant plus une fille sera exacte à l’observance de ses règles, d’autant plus elle approchera de la sainteté. Mais ressouvenez-vous que vos règles doivent être entendues de telle sorte que vous devez vous croire obligées de les garder et ne pas penser à acquérir d’autres vertus que celles qui y sont comprises. Cela vous rendra saintes. Oui, mes sœurs, vous êtes assurées que, si Dieu vous fait la grâce de bien garder vos règles, vous arriverez à une grande perfection. On ne verra qu’ardeur d’amour pour Dieu, qu’ardeur de charité pour le prochain, que le désir d’être méprisées. Vos règles tendent à ces vertus-là.

Cela posé, mes sœurs, ne voulez-vous pas bien faire résolution et dire à ce moment : "Oui, Monsieur, de tout mon cœur je me donne à Dieu pour les observer ; de tout mon cœur je me résous à n’en laisser pas une." Que s’il arrive qu’il en faille omettre, ce sera pour la rencontre de deux règles et pour la charité. Je veux croire que vous le voulez bien, que vous avez toutes cette intention, et d’autant plus volontiers que vous savez qu’il ne faut point autre chose pour arriver à la perfection. Courage,

 

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mes filles ! Si vous êtes fidèles à cela, Dieu vous fera la grâce de faire de grandes choses à son service ; oui, Dieu fera par la Compagnie des choses dont on n’a jamais ouï parler, si vous êtes fidèles à ce qu’il demande de vous.

Ne le voyez-vous pas déjà ? Avait-on jamais ouï dire que des filles allassent servir de pauvres criminels ? Avait-on vu des filles se donner au service des pauvres enfants abandonnés de leurs pères ? C’est ce qui se voit, et Dieu prend plaisir à le voir. Or, si les pères prennent plaisir à voir leurs enfants, qui seront peut-être méchants et les ennemis du père, à combien plus forte raison Notre-Seigneur aimera-t-il une âme qui fait ce qu’elle peut pour lui plaire. Souvenez-vous donc, mes chères sœurs, que, comme les pères prennent plaisir à ce que font leurs enfants, ainsi Dieu se plaît aux actes de vertu que vous faites, de sorte que, comme chères épouses de Notre-Seigneur il prend plaisir à vous voir souvent à l’oraison. Il voit comme l’une est occupée à considérer sa bonté, sa sagesse et ses autres perfections, comme elle s’élève à lui par des actes d’amour. "C’est de tout mon cœur, mon Sauveur, que je vous aime ; et parce que je ne puis vous aimer comme vous méritez, je vous offre l’amour que votre Père a pour vous." Il voit comme l’autre tremble à la vue de ses chutes et comme elle cherche les moyens de s’en relever. Ah ! il regarde cela avec plaisir. Quand quelqu’une y manque par nonchalance, paresse ou autrement, oh ! voyez-vous, mes sœurs, c’est un déplaisir que vous lui donnez, qui ne se peut exprimer. Mais, hors cela, c’est une belle harmonie. Tout ce que l’on fait à l’oraison plaît tant à Dieu qu’il vous attend là pour cet effet. Non seulement ce qui regarde l’exercice de l’oraison est une harmonie qui plaît à Notre-Seigneur, mais tout ce que vous faites donne du plaisir à Dieu quand vous observez vos règles.

 

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Et voyant dans quel esprit vous faites votre travail, la confiance que vous avez en lui, il regarde cela avec tant de plaisir qu’il semble qu’il n’en a pas de plus grand. Pourquoi ? C’est qu’il se voit là-dedans ; il voit ces vertus en vous. Ainsi il ne peut qu’il ne vous aime ; car nous aimons une chose qui nous ressemble. Et quand une fois une personne est arrivée à ce degré, Dieu prend un plaisir en cette âme-là, d’autant qu’il voit en elle les traits de ses divines perfections, qu’il y a mises par sa grâce, de son amour, de sa bonté et de sa sagesse. Le Fils y voit sa conformité à la volonté de Dieu son Père et prend son plaisir là dedans.

Mes chères sœurs, cela posé, ne voulez-vous pas bien vous donner à Dieu pour garder vos règles ? Je crois que c’est votre résolution. Tandis que vous garderez vos règles, vous serez si agréables à Notre-Seigneur qu’il prendra plaisir à vous voir. Pourquoi ? C’est que, quand vous accomplissez vos règles, vous accomplissez toujours la volonté de Dieu. Car vous êtes assurées qu’il n’y a règle, tant petite soit-elle, qui ne soit agréable à Dieu. Quel sujet de consolation pour vous de savoir que non seulement l’oraison est recommandable à Dieu, mais encore toutes les plus basses occupations, quand elles sont selon les règles, comme laver les pieds aux pauvres, baiser la terre, voir un malade, aller vider un pot ! Tout cela est si agréable à Dieu qu’il préfère quelquefois ces moindres choses à de plus grandes, principalement si elles sont faites en la manière qu’il faut ; et les saints estiment que l’observance des plus petites règles est plus agréable à Dieu que celle des plus grandes. Accomplissez vos règles ; elles vous rendront saintes. Mais a-t-on ouï dire jusqu’à maintenant que des filles se soient données à Dieu pour servir des fols que leurs pères chassent de leur maison pour les renfermer dans les cachots ? Continuez, mes filles, continuez. Vous ne

 

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voyez pas ce que Dieu veut faire de vous ; nous ne voyons pas ce qu’il prétend de la Compagnie. Nous voyons bien ce qu’il a fait jusqu’à présent ; mais, au reste, nous ne savons pas ce qu’il veut de vous et de celles dont il veut se servir en des choses que vous et moi ne voyons pas, pourvu que vous gardiez les règles qu’il vous a données.

Mais, Monsieur, que ferons-nous pour cela ? Mes sœurs, il faut que vous ayez une copie avec le temps, imprimée ou autrement, et que vous en lisiez tous les jours quelque article. De plus, il faut les porter sur vous et quand vous serez arrêtées en quelque lieu pour attendre votre sœur, prendre vos règles dans votre poche et les lire. Celles qui ne savent pas lire, in nomine Domini, elles se souviendront que Notre-Seigneur est leur règle et qu’il sera leur lecteur de sorte donc qu’il ne faut point laisser passer un jour sans en lire quelque article.

Ah ! si vous étiez dans la pratique d’un monastère de Paris que je vois quelquefois ! Je ne vois jamais ces filles qu’elles n’aient un livre à la main ; et je crois que c’est leurs règles.

Monsieur, pourquoi les relire tant de fois ces règles que l’on sait par cœur ? Car il est à croire qu’elles les savent. — Ah ! mes sœurs, c’est que l’esprit de Dieu est caché là dedans. Ainsi elles ne se lassent point de les lire et relire, et Dieu donne de nouveaux coups de dévotion pour les pratiquer, aux âmes qui le craignent. Les Capucins les lisent fort souvent. Pourquoi ? Est-ce qu’ils ne savent point leurs règles ? Elles ne sont pas plus amples que les vôtres, et partant ils les savent. Ainsi il semble qu’il ne serait pas nécessaire de les relire néanmoins ils les lisent tous les vendredis parce qu’ils espèrent qu’en les entendant Dieu leur donnera toujours plus de lumières pour les observer. Ainsi il faut vous mettre en

 

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cette pratique, et, au bout de l’an que vous ferez vos retraites, les parcourir toutes pour voir si vous n’y manquez point. Ai-je observé celle-là ? Oui par la grâce de Dieu. Si on y a manqué, il faut s’humilier et faire pénitence des fautes qu’on remarque avoir faites contre les règles. Il y en a qui ont dévotion, de trois en trois mois, plus ou moins, quand elles font la communication au supérieur, ou qu’elles se confessent, de demander pénitence de l’inobservance des règles et Dieu fait la grâce à ces filles de croître de vertu en vertu. On dit. "Comme une telle sœur est exacte à ses règles !" Car cela se voit dans la maison ; comme, au contraire, on voit celles qui ne les observent pas. Les filles qui gardent bien leurs règles, vous les voyez récolligées et la vue basse ; mais celles qui n’en tiennent compte, c’est tout au contraire. C’est pourquoi, mes sœurs, demandez à Notre-Seigneur la grâce de les observer.

Mais, Monsieur, il y a grand’peine d’en venir là. — Mes sœurs j’ai toujours ouï comparer la peine qu’on a à l’observance des règles à celle de porter un anneau au doigt, parce qu’on est accoutumé à cela. Or, quand une personne est accoutumée à l’observance de ses règles, elle n’a pas plus de difficulté qu’on en a à porter un anneau. Quand je vois chez nous qu’on se lève à quatre heures, qu’on va à l’oraison, que de là on se prépare à dire la messe (la matinée se passe presque à cela) je dis en moi-même : "Mon Dieu ! on n’a point de peine au bien, quand on y est habitué." Ainsi celles qui se sont accoutumées à la pratique des règles, les font sans difficulté ; et si elles ont peine, c’est qu’elles ne goûtent pas l’esprit de Dieu, qui est là dedans. Allez-moi dire à un mauvais prêtre, comme je suis : "Avez-vous de la peine à dire l’office ?" il vous répondra : "Oui je le trouve bien long." Demandez à une bonne Fille de la Charité comment elle accomplit les règles qu’on lui a baillées,

 

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elle vous dira qu’elle le fait sans difficulté. S’il y en a quelqu’une qui y trouve trop de peine, c’est qu’elle n’y est pas encore bien habituée. Mes sœurs, demandez bien à Dieu la grâce, principalement demain, jour de sainte Marie Madeleine, de bien garder vos règles et donnez-vous à Dieu pour cela, comme aussi pour l’ordre de l’emploi de la journée, que je m’en vas vous lire, parce que voilà vos règles achevées.

Voici l’ordre de l’emploi de la journée… (Ce qui a été dit de l’emploi de la journée en cette conférence est joint à un autre entretien dudit emploi, fait le sixième octobre suivant).

O Seigneur, ô Seigneur, qui vous êtes fait cette pauvre Compagnie de pauvres filles, vous avez voulu naître d’une pauvre fille, quoique de race royale, et vous voulez qu’elles fassent comme votre père saint Joseph faisait ; vous désirez qu’elles se conforment à ce que vous et votre mère avez fait sur la terre ; nous vous supplions, Seigneur, de faire la grâce à cette Compagnie de filles qu’au moment où elles recevront la bénédiction, elles soient excitées efficacement à entrer dans cette pratique. Faites-nous donc la grâce d’observer nos règles, comme vous avez observé celles que votre Père vous a données. O Seigneur, jamais nous ne voulons faire autre chose. Nos chères sœurs ne désirent pas les abolir, mais les observer elles ne veulent pas les abréger, mais les augmenter, elles désirent observer vos commandements et vos conseils en gardant leurs règles. Faites-leur donc cette grâce. Nous vous la demandons pour l’amour de Notre-Seigneur et pour l’amour de sa sainte Mère, pour l’amour de sainte Marie Madeleine, votre chère amante que, comme elle a été fidèle à garder les règles que vous lui avez données, elles le soient à celles que vous leur avez fait donner. O Sauveur faites-nous cette grâce pour l’amour de sainte Marthe et encore de sainte

 

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Jeanne de Cusa, en sorte qu’elles n’aient point d’autre plaisir que de les observer. C’est ce que je vous demande de tout mon cœur et, de votre part, je donnerai la bénédiction.

 

100. — ENTRETIEN DU 4 AOÛT 1658

A QUATRE SŒURS ENVOYÉES A CALAIS

Le dimanche 4e jour d’août 1658, Monsieur notre très honoré Père eut la bonté de venir céans parler à quatre de nos sœurs que sa charité choisit pour secourir celles qui étaient allées à Calais servir les pauvres malades par l’ordre de la reine.

Sa charité, dès en entrant, témoigna, par une ouverture de cœur, ressentir consolation pour le sujet qui l’amenait, disant :

Mes sœurs, je viens prendre part à votre joie et à la consolation de Mademoiselle Le Gras du choix que Dieu fait de la petite Compagnie qu’il s’est formée lui-même. Quel bonheur, mes sœurs, d’être préférées à tant d’autres Compagnies qui sans difficulté auraient mieux fait que vous ! Et néanmoins ce choix paraît par l’ordre de sa volonté puisqu’il vous y fait appeler par la reine. Que faut-il faire, mes sœurs ? Beaucoup s’humilier et être pleins de reconnaissance. Qui aurait dit, ma sœur Henriette, qui êtes des premières en la Compagnie, que cette Compagnie serait employée en des œuvres si admirables ? Ne vous en étonnez pas, mes chères sœurs, puisqu’il est tout évident que Notre-Seigneur la formait sur le modèle de sa vie. Qu’est-il venu faire au monde sinon sauver les peuples ? Et à quoi sont employées nos chères sœurs sinon à faire leur possible pour sauver la vie à tant de pauvres gens auxquels on l’a voulu ôter ?

Entretien 100. Recueil des procès-verbaux des Conseils, p. 245 et suiv.

 

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Et le bon cœur de notre très honoré Père, s’attendrissant, tira larmes de ses yeux, et il dit :

N’est-ce pas ce que nos sœurs ont fait et font présentement, y en ayant eu quelques-unes qui ont perdu la vie ? Oh ! que bienheureuses sont-elles de l’avoir perdue pour un si digne sujet ! Mes chères sœurs, les autres sont bien malades, et savons-nous ce que Dieu en voudra faire ? Donnons-nous bien à Dieu pour faire toujours sa sainte volonté.

Voilà à peu près ce que notre très honoré Père dit pour un motif général, pour faire connaître aux Filles de la Charité qu’il est très nécessaire d’aller partout où il plaira à Dieu de les appeler pour le service du prochain.

Venons aux raisons particulières. Je ne vous en puis dire d’autres mes sœurs, que celles que Notre-Seigneur avait quand il vint s’incarner, qui n’est autre que l’accomplissement des desseins de Dieu son Père, qui avait vu de toute éternité que cela se ferait pour le salut des hommes, et la vue que Dieu a eue dans la même éternité sur vous car, mes chères sœurs, il vous a vues non seulement en général, comme toutes les créatures, mais en particulier chacune de vous. Vous lui paraissiez toutes comme vous voilà. Il n’en est pas, mes filles, à l’égard de Dieu comme à l’égard des hommes, il n’y a en lui ni passé ni avenir, mais tout lui est présent, de sorte qu’il vous avait devant lui de toute éternité et savait ce que vous deviez faire. Il voyait la Compagnie et les emplois qu’il lui donnerait. Quel sujet de consolation, mes sœurs !

Je disais ce matin à la répétition de l’oraison : "Messieurs, avez-vous jamais ouï dire qu’il y ait eu dans l’Église une Compagnie de vierges et de veuves qui ait eu pour fin principale le service du prochain, comme celle de la Charité ? Avez-vous jamais entendu dire que

 

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des filles abandonnassent leurs parents, leurs biens et, ce qui est bien plus, leur propre personne, pour aller — quoi faire ? — servir de pauvres soldats malades ? Avez-vous entendu que des filles aillent réparer le mal qui se fait à la guerre ? Vous avez bien là des histoires de tout ce qui s’est fait dans les siècles passés ; avez-vous jamais lu choses semblables ? Mais avez-vous jamais ouï dire qu’il se soit trouvé des filles se donner de telle sorte au service du prochain, qu’elles soient vues tantôt dans cette maison pour assister ce malade, tantôt dans cette autre, qu’elles soient prêtes d’aller et de venir dans tous les lieux où Dieu les appellera ? Avez-vous jamais vu cela ? Non, mes sœurs, on n’avait jamais vu faire ce que, par la grâce de Dieu, vous faites à présent ; c’est une chose inouïe. O mes filles, vous faites ce qui ne s’est jamais vu.

Je leur disais encore : "Avez-vous jamais entendu dire que la Reine ait fait demander des personnes de leur sexe pour aller faire ce qu’elles vont faire ? On n’a point vu cela. Quoiqu’il y ait des Filles de la Charité et des frères de la Charité, on a jeté les yeux sur celles-ci, à l’exclusion de toutes les autres. Avez-vous entendu dire qu’il se soit trouvé des personnes si détachées des sentiments de la nature que, sachant que de quatre sœurs envoyées là, une est morte et les autres sont fort malades, nonobstant cela, elles se présentent pour aller en leur places et disent : Monsieur, me voilà prête" comme vous faites toutes, mes filles. Car il n’y en a point qui ne le dise dans son cœur et qui ne l’effectuât, s’il en était besoin, ainsi que nos chères sœurs que Dieu a choisies pour cela. Mes sœurs, c’est continuer ce que les saints ont fait. Autrefois il n’y avait pas plus tôt un Pape créé qu’on lui abattait la tête ; incontinent il s’en trouvait un autre qui prenait la place des autres, quoiqu’il sût bien qu’il ne lui en coûterait rien moins que la vie.

 

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De sorte que nous comptons jusques à trente-cinq Papes qui ont souffert le martyre.

Qu’allez-vous faire, mes sœurs ? Vous allez prendre la place de celle qui est morte, vous allez au martyre, s’il plaît à Dieu disposer de vous. Et pour notre très chère sœur, je crois qu’elle reçoit présentement la récompense des martyrs, et vous aurez la même récompense si vous êtes heureuses de mourir les armes à la main, comme elle a fait. O mes filles, quel bonheur pour vous !

Il me semble que j’entends nos sœurs qui demeurent ici me dire : "Mais, Monsieur, où vont nos sœurs ? Nous en avons vu partir quatre il n’y a pas longtemps ; en voilà une morte (*) les autres malades, qui mourront peut-être aussi, et voilà que vous en renvoyez encore quatre en leur place, que nous ne reverrons peut-être plus. Nous perdrons nos sœurs. Cependant que deviendra la Compagnie ?"

Mes chères sœurs, c’est l’objection que l’on faisait aux saints martyrs qui s’en allaient mourir. L’on croyait qu’à force de martyrs l’Église tarirait et qu’il n’y aurait plus personne pour la soutenir ; mais je vous réponds ce qui fut répondu à ce sujet : "Sanguis martyrum est semen christianorum." Pour un qui souffrira le martyre, il en viendra quantité d’autres ; son sang sera comme une semence qui produira le fruit, mais en abondance. Le sang de nos sœurs en fera venir d’autres et méritera que Dieu fasse la grâce à celles qui demeurent de se sanctifier.

A ces paroles, notre très honoré Père fut contraint de s’arrêter pour l’abondance de ses larmes, puis d’une voix entrecoupée de sanglots sa charité dit :

Mes filles, vous allez donc faire le plus haut acte d’amour de Dieu qui se puisse faire et que vous ayez jamais fait, car il n’y en a point de plus grand que l’acte du martyre. Quel sujet de s’humilier, mes sœurs, que

*) Dans la répétition d’oraison du 4 août 1658, adressée aux missionnaires (t. XII, p. 39), saint Vincent dit qu’il y eut deux mortes ; de même, dans une lettre du 10 août 1658 à sœur Anne Hardemont (t. VII, 233) saint Vincent parle de deux mortes. Il y a sans doute une faute ici. (Note de Combaluzier)

 

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Dieu préfère votre Compagnie à tant d’autres, qui feraient peut-être mieux que vous ! Mais il est le maître, et ainsi il fait ce qu’il lui plaît. Il y en a plusieurs dans la Compagnie qui feraient fort bien si elles étaient envoyées, et Dieu n’en veut point d’autres que vous pour cela. Il vous a encore préférées à toutes vos sœurs pour ce saint œuvre. Quel sujet de s’humilier ! Humiliez-vous donc, mes sœurs, vous estimant indignes de cette faveur. Quoi, Seigneur ! préférer une pauvre fille sans connaissance, dans un pays où elle n’a ni ses parents, ni quoi que ce soit qui la puisse faire regarder, à tant d’autre plus estimées !

Humiliez-vous donc, mes sœurs ; et vous qui venez de prendre l’habit, encore plus que pas une. N’allez pas dire aux hôtelleries où vous vous arrêtez que la Reine vous mande, qu’elle vous a préférées à tant d’autres ; ne dites rien de tout cela. Mais, si on vous demande : "Où allez-vous ?" vous répondrez : "Nous allons où Dieu nous appelle." Ou encore : "Nous allons en un tel lieu." — "Faire quoi ?" — "Ce qu’il plaira à Dieu que l’on nous ordonne de faire." Ne dites rien qui puisse tourner à votre avantage. Humiliez-vous toutes et chacune en son particulier, vous reconnaissant la plus misérable et la plus imparfaite de la Compagnie.

Etablissez-vous bien là-dedans que vous êtes la pire non seulement des Filles de la Charité, mais de tout le monde ; car nous pouvons dire cela, non pas par imagination, mais par vérité, que nous sommes pires que tous les plus grands pécheurs qui soient au monde, à cause de l’abus que nous avons fait des grâces de Dieu et pour nos ingratitudes. C’est le premier moyen de conserver la grâce que Dieu vous a faite de vous appeler pour l’accomplissement de ses desseins.

Un autre est d’y aller avec une grande foi et pleines de confiance, pour ce que vous êtes assurées que c’est la

 

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volonté de Dieu. Quand les puissances de la terre ordonnent de faire quelque chose, c’est faire la volonté de Dieu que de s’y soumettre. Cela étant, il faut espérer que Dieu vous donnera toutes les grâces qui vous seront nécessaires pour l’accomplissement de son œuvre.

A cette heure, il faut avoir grande charité et support entre vous. car il faut que vous sachiez, mes sœurs, que vous aurez à supporter l’une de l’autre, sans vous attendre à cela. Ma sœur Henriette aura quelque chose qui vous pourra peut-être faire peine, qui vous fera penser : "Quoi ! cette fille-là fait cela ! Quoi ! agir de la sorte ! Quoi ! Cet abord !" Et vous, ma sœur, vous aurez quelque chose qui fera peine à ma sœur Henriette ; et vous, ma sœur, vous verrez dans nos sœurs quelque chose qui vous pourra déplaire, et ainsi des autres. Que faut-il faire-là ? Se supporter l’une l’autre. La charité fera cela. Il faudra supporter ma sœur Henriette, et je la prie de vous supporter comme elle voudrait être supportée, compatir. avec celle qui a quelque peine, soit au corps, soit à l’esprit. Car, mes filles, l’amour doit être si solide entre vous que rien ne soit capable de l’altérer ; et ainsi, quand votre sœur est triste, être triste avec elle ; s’il y en a une malade, il faut que toutes soient malades avec elle, comme celui qui disait : "Quis infirmatur, et ego non infirmor ?" Qui est infirme, que je ne le sois avec lui ?

Après, mes sœurs, vous devez servir ces pauvres malades avec grande charité et douceur, en sorte qu’ils voient que vous les allez assister avec un cœur tout plein de compassion pour eux. Il faut encore le support vers les officières, quand vous serez arrivées là. Et si vous voyez que ceux qui servent les malades, ne se prennent pas bien à ce qu’ils font, ne dites rien, non plus qu’à nos sœurs, si ce n’est en particulier.

S’il y a quelque avis à donner, c’est à la servante qu’il

 

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le faut faire en particulier. Et pour cela, mes sœurs, vous regarderez ma sœur Henriette non seulement comme la sœur servante de la compagnie, mais vous regarderez Dieu en elle. Soyez assurées que, tant que vous ferez ce qu’elle vous dira, vous ferez fort bien. Vous avez vu comme l’on fait ici et comme les pratiques y sont observées ; faites comme si vous y étiez. Gardez vos règles autant que vous pourrez et que le service des pauvres le permettra. Quand vous ne le pourrez, à la bonne heure. S’il faut quitter l’oraison pour aller à ce malade, faites-le ; et ainsi vous quitterez Dieu à l’oraison et vous le trouverez chez ce malade. Gardez vos règles et elles vous garderont. Si vous vous rencontrez sur les chemins avec des personnes qui ne soient pas capables de vos petites pratiques, ne laissez pas de faire votre oraison dans le coche du mieux que vous pourrez. Ma sœur Henriette donnera le signe quand il la faudra commencer et parachever.

Si ceux qui sont dans le coche disent quelques paroles que vous ayez peine à entendre, parlant du prochain, ne dites rien pour le moins le premier jour, n’était que l’on vous interrogeât ; car alors il faut soutenir l’intérêt de Dieu et supporter le prochain ; car Dieu attend cela de vous. Ne craignez pas, mes sœurs, si vous faites de la sorte, que vous ne les gagniez, surtout si vous introduisez la pratique de dire la litanie de la sainte Vierge le soir, celle de Jésus le matin et le chapelet tous les jours ; ce que vous pouvez proposer et dire : "Messieurs, la pratique de quantité de diverses personnes est de faire telle et telle chose quand elles voyagent ; auriez-vous pour agréable que nous en usions de la sorte ?" Et si vous voyez qu’elles ne sont pas encore disposées à cela, dites-le entre vous ; que l’une commence tout haut et que les autres répondent.

Quand vous passerez par quelque village, vous saluerez

 

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l’ange gardien de ce lieu-là, et, à l’arrivée du coche, vous vous informerez où est l’église, si elle n’est pas trop éloignée. Pendant que l’une de vous s’arrêtera à l’hôtellerie pour voir s’il y aura une chambre, les autres iront adorer le saint Sacrement.

Allez, mes chères sœurs, soyez fermes dans votre résolution, et quand même il vous arriverait quelque petit refroidissement, ce qui ne vous manquera pas, ne vous étonnez point des pensées que le malin esprit ou la nature vous pourront suggérer. Pour nos sœurs qui sont toutes nouvelles à la Compagnie, elles se regarderont comme les dernières, et pour cela, mes filles, soyez fort soumises, à tout ce que nos sœurs vous diront. Considérez-vous comme novices.

Saint Ignace qui a institué une Compagnie toute dédiée au salut du prochain, étant prié d’envoyer de ses enfants aux armées y annoncer la parole de Dieu, ne faisait point de difficulté d’envoyer des novices ; et Une fois, en ayant envoyé un, celui-ci se rendit si remarquable en la vertu qu’on en était fort édifié ; de sorte que, voyant cet homme d’une vie si exemplaire, on demanda à saint Ignace où il avait fait son noviciat. "Il l’a fait à l’armée", répondit ce saint père. Et de là on jugea qu’on pouvait aussi bien faire choix des novices que des plus avancés pour envoyer, lorsqu’il en est besoin.

Nous envoyâmes une fois avec d’autres plus anciens, deux de nos Messieurs qui étaient tout nouveaux à la Compagnie ; ce qui me donna sujet de les prier de se comporter comme s’ils eussent été au séminaire. Ce qu’ils firent fort exactement pendant les deux ans. Et je ne sache point avoir vu personne rendre plus de service à Dieu et au prochain qu’ont fait ces deux hommes-là. Non, je n’ai point vu de missionnaires qui aient mieux fait que ceux-là, quoiqu’ils n’eussent point fait d’autre

 

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noviciat que parmi les occupations et le grand travail. Ah ! mes filles ne craignez pas, vous ferez bien votre noviciat. Vous ferez bien plus, car vous vivrez et mourrez en martyres, si vous demeurez en la disposition que Dieu vous donne.

Embrassez nos chères sœurs qui restent à Calais, au nom de toutes celles qui demeurent, assurant qu’elles s’estimeraient bien heureuses d’avoir été participantes de la peine qu’elles ont eue. Saluez-les de la part de Mademoiselle Le Gras et de la nôtre, et dites-leur que nous sommes reconnaissants du service qu’elles rendent à Dieu et aux pauvres, jusques aux larmes.

 

101. — INSTRUCTION DU 26 AOÛT 1658

A QUATRE SŒURS ENVOYÉES A METZ

1658. Instructions données le 26 août par Monsieur notre très honoré Père à nos sœurs Madeleine Raportebled, Barbe…, Marie Papillon et Marguerite Ruhaut, qui devaient partir le lendemain pour l’établissement de Metz.

Mes sœurs, il s’agit donc de vous en aller à Metz. Les raisons pour cela, les voici.

La première pour laquelle vous devez vous donner à Dieu est que de toute éternité Dieu a résolu de vous appeler dans la Compagnie de la Charité pour faire ce que vous allez faire. Oui, mes sœurs autant d’années qu’il y a que Dieu est Dieu c’est-à-dire de toute éternité, il a vu que vous seriez ce que vous êtes, pour ce que tout ce qui a été, est et sera ci-après était en Dieu de toute éternité.

Outre cela, sa Providence vous a choisies entre toutes

Entretien 101. — Dossier des Filles de la Charité, original.

 

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vos sœurs pour aller à Metz — faire quoi ? — pour faire connaître sa bonté pour ses créatures. Voilà pourquoi, généralement parlant, vous devez vous donner à Dieu pour le bien servir en ce lieu.

Or, une des raisons particulières qui vous obligent de vous donner à Notre-Seigneur de toutes les affections de votre cœur, pour obtenir de sa bonté les grâces nécessaires afin de le bien servir en ce lieu est que cette ville est dans la Lorraine, où, à la vérité, les personnes ne sont pas mauvaises, mais il y a en l’esprit de ces pauvres gens quelque grossièreté pour les choses divines, qu’ils ont contractée par la fréquentation des huguenots et des juifs qui sont en cette ville. Vous allez donc pour faire connaître à tous, et aux catholiques et aux hérétiques et même aux juifs, la bonté de Dieu car, quand ils verront que le bon Dieu a tant de soin de ses créatures qu’il a fait une Compagnie de personnes qui se donnent pour le service des pauvres, ce qui ne se trouve point dans leurs religions, ils seront forcés d’avouer que Dieu est un bon Père.

Voilà pourquoi vous devez aller en ce lieu, et encore pour faire connaître la sainteté de la religion catholique aux hérétiques et même aux juifs, qui ont fait mourir Notre-Seigneur. Or, cette sainteté se montre en ce que ses enfants imitent la bonté de Dieu, tâchant d’être bons à proportion comme Notre-Seigneur.

Après, mes sœurs, c’est que vous avez un grand œuvre à faire : vous avez à combattre cette grossièreté d’esprit qui fait que la piété en est presque bannie, et à contrecarrer le vice d’avarice, qui règne fort en ce lieu. Je dis ceci à notre confusion : les prêtres mêmes y baillent l’argent à intérêt, non par eux-mêmes, comme le reste du peuple ; ils le font faire par quelqu’autre pour couvrir, en ce faisant, leur avarice. C’est comme une personne qui voudrait donner un coup de couteau à

 

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quelqu’un, mais, ne le voulant pas faire par elle-même, donnerait le couteau à un autre pour le faire. Or, vous devez combattre ce vice par votre exemple ; car, quand on verra des filles travailler, comme doivent faire de bonnes Filles de la Charité, pour le prochain, sans espérer ni rechercher autre récompense que de Dieu, ils connaîtront l’aveuglement où ils sont de faire tant d’état des biens de ce monde.

Joignez à toutes ces raisons que c’est une reine de France qui vous y envoie, et une reine qui vit si bien que fait Sa Majesté, à laquelle il est à croire que Dieu a fait connaître cela ; car jamais je n’ai vu la reine touchée comme lorsqu’elle me parla pour trouver les moyens de remédier au pitoyable état où est cette ville. Quand elle me vit, elle me dit, mais avec empressement : "Monsieur Vincent, que ferons-nous pour Metz ?" Il paraissait bien que ce n’était pas de son esprit qu’elle était portée, mais qu’elle était mue à cela par un mobile supérieur, et qui n’est autre que Dieu, qui a vu de toute éternité ce qui se devait faire par la reine dans Metz et a résolu de lui inspirer les moyens par lesquels elle le ferait.

Selon cela, mes sœurs, vous êtes dès l’éternité dans l’ordre des moyens que Dieu a résolu de tenir pour faire cet œuvre ; et quand on écrira la vie de la reine, comme l’on fait de toutes, principalement de celles qui vivent dans la piété, comme cette bonne princesse l’on y mettra qu’elle a fait faire la mission de Metz, et les moyens qu’elle a tenus pour établir la piété dans cette ville, qui a été fort opulente pendant la paix, mais grandement incommodée depuis les guerres. Eh bien ! on verra qu’elle aura jeté les yeux sur les Filles de la Charité pour seconder ses desseins. Oh ! voyez si vous ne devez pas vous donner à Dieu pour cela et si ce ne sont pas là de grands motifs pour vous y obliger.

 

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Voyons les moyens qui vous pourront aider. Le premier est de demander à Notre-Seigneur qu’il vous donne la grâce de le bien servir en ce lieu-là, selon ses desseins ; car, mes pauvres sœurs, vous ne pouvez rien de vous-mêmes ; pécher, c’est tout ce que peut l’homme ; pour le bien, nous ne le pouvons pas faire sans être aidés de la grâce de Dieu. Hélas ! que sommes-nous sinon de pauvres gueux ! Nous sommes de pauvres gens, vous et moi ; vous êtes, sinon toutes au moins la plupart, de pauvres filles des champs ; mais, par la grâce de Notre-Seigneur, vous êtes ses épouses. Il faut donc demander à Notre-Seigneur qu’il vous donne les dispositions qu’il faut que vous ayez, et qu’il fasse par sa bonté en vous, par vous et avec vous tout ce qu’il veut que vous fassiez.

Un autre moyen, mes chères sœurs, et qu’il vous faut y aller avec grand zèle d’y honorer et faire honorer Dieu, qu’on vous voie remplies de ferveur pour cela. Or, la ferveur est comme un feu qui échauffe tous ceux qui s’en approchent. Ferveur vient du nom de feu ; et quand on veut dire en mots latins : l’eau bout, l’on dit : aqua fervet. La ferveur est un feu qui fait bouillir et enflamme, comme le feu fait bouillir l’eau. C’est, à proprement parler, une charité enflammée ; et c’est ce qu’il faut que vous ayez, car une fille sans charité, c’est comme un corps sans âme. Eh ! qu’est-ce qu’un corps sans âme ? C’est une charogne qui fait mal au cœur à tous ceux qui la voient. Une fille sans cela dira : "Je me contente de faire mon quartier." O mes sœurs, il ne faut pas borner la charité à ne faire que ce qu’il y aura à faire dans le quartier ; la ferveur doit aller plus avant.

Après, vous devez vous comporter de telle sorte qu’il ne paraisse rien dans votre esprit que le sujet pour lequel vous allez, c’est-à-dire qu’il faut oublier l’affection que vous pourrez avoir pour vos sœurs, ou les sujets de peines qu’elles vous peuvent avoir donnés, et les

 

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commodités que vous pouviez avoir au lieu où vous étiez, pour ne penser à autre chose qu’à vous bien acquitter de tout ce que Dieu demande de vous en ce lieu-là.

Ce n’est pas encore assez d’avoir de la ferveur pour vous et de la sentir dans le cœur ; il faut, de plus, que vous tâchiez de la donner aux dames par de bons discours que vous leur tiendrez dans les rencontres, leur disant quelques mots de votre oraison, sans dire que vous avez pensé cela à l’oraison ; et ce que vous aurez dit à une, vous le pourrez redire à une autre. Ainsi vous n’aurez pas de peine à trouver de quoi les exciter. Tantôt vous leur ferez rapport de l’exemple des saints qui se sont adonnés au service des pauvres. Je n’avais jamais entendu ce qu’un des maîtres de l’Hôtel-Dieu m’a dit de saint Louis, il y a quelque temps, qui est qu’il est remarqué dans un registre, ou en quelque titre dudit Hôtel-Dieu, que ce bon roi, visitant un jour les malades, pria qu’on le conduisit à celui qui était le plus infect ; ce que celle ou celui qui faisait voir les malades se mit en devoir de faire ; mais, comme ils furent près de celui qui était le plus mal, on dit à Saint-Louis : "Sire, pardonnez-moi si je ne mène point Votre Majesté voir ce malade, parce qu’il sort une si mauvaise odeur de son corps que l’on n’en saurait approcher ; ce qui a obligé de le séparer des autres."—"Il n’importe, dit-il ; faites-le-moi voir." Quand ce bon roi fut près de ce pauvre ulcéré, il commença à crier : "Eh ! Sire, que voulez-vous faire d’approcher d’un pauvre misérable comme moi ! Ne le faites pas, Sire ; car j’ai le corps si infect qu’à peine me puis-je supporter moi-même."— "Mon ami, lui dit ce bon saint, j’avoue que votre corps n’exhale que puanteur, comme vous dites ; mais les vertus que vous pratiquez en la supportant pour l’amour de Dieu rendent une très agréable odeur." Cela dit, il

 

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s’approche de ce pauvre et le console, puis il dit à quelqu’un, après être sorti de là, qu’il n’avait jamais senti rien de si agréable que lorsqu’il s’était approché de ce malade.

Vous pourrez, mes sœurs, dire cela à ces bonnes dames, comme encore que plusieurs reines de France et de Portugal ont tant aime le service des pauvres, ainsi qu’il se lit en leurs vies, qu’elles ne se contentaient pas de les assister de leurs biens, mais même les servaient en personne. Quelquefois vous leur ferez entendre l’excellence de ces œuvres de charité. "Mon Dieu ! Madame, que vous êtes heureuse de contribuer à cet œuvre !" "Ah ! mon Dieu ! Madame quelle consolation ce vous sera dans le paradis quand vous verrez ces pauvres à qui vous faites la charité, qui diront : voilà celle qui nous a sauvés non seulement des misères corporelles, mais encore a sauvé notre âme." Car c’est aider à sauver les âmes qu’instruire les pauvres en leur faisant l’aumône.

Après, mes sœurs, si vous voulez faire quelque fruit parmi ce peuple, il faut avoir une grande modestie ce sera une prédication qui fera plus que les paroles ; et c’est le moyen par lequel ces bons Messieurs qui ont fait la mission à Metz ont beaucoup profité, en édifiant ce peuple. La modestie, donc mes filles !

Voici comment ils faisaient. Premièrement, en allant, ils faisaient tous les jours une conférence pour aviser par quel moyen ils pourraient établir la piété en ce lieu-là. Si vous en pouviez faire aussi entre vous, cela serait bien ; mais, à cause que vous ne serez pas seules dans le coche, peut-être ne le pourrez-vous pas. Et quand ils furent là, outre les prédications qu’ils faisaient, ils allaient tous deux à deux, la vue basse, avec une si grande récollection que l’on admirait cela ; et on tient que leur modestie a fait pour le moins autant de fruit que tous] es sermons, quoique ce fussent des prêtres qui

 

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n’étaient point stylés à faire les missions, car ils étaient de diverses provinces ; mais ils s’assemblèrent pour aller faire cette mission.

Un autre moyen, mes sœurs, c’est le support l’une de l’autre ; car sans cela il n’y a rien à espérer. Et pourquoi se supporter ? C’est qu’en ce faisant on accomplit la loi de Jésus-Christ : Alter alterius onera portate, et sic adimplebitis legem Christi (1). Il faut donc vous résoudre à vous supporter. Chacune a ses défauts et a besoin d’être supportée. Mais qu’est-ce que supporter ? C’est, mes chères sœurs, se faire tout à tous, compatir aux peines du prochain. Ma sœur est malade, je suis malade avec elle. Ma sœur est triste ; je le suis aussi. Et c’est ce que disait saint Paul : Gaudere cum gaudentibus ; flere cum flentibus (2). Voyez-vous, nous sommes si fragiles que, si bien nous n’avons pas besoin d’être supportés à cette heure, tantôt nous serons dans une autre disposition, où nous aurons besoin, non seulement d’être supportés, mais de nous supporter nous-mêmes, parce que la roue qui tourne n’a pas plus de mouvement qu’il n’y a de vicissitude en notre esprit. Si nous sommes gais à présent, tantôt nous serons tristes, et rarement nous trouvons-nous en même disposition. Vous éprouverez donc cela, mes sœurs. C’est pourquoi donnez-vous à Dieu pour pratiquer le support.

Allez, mes chères sœurs, pleines de confiance en Dieu et de défiance de vous-mêmes ; priez Notre-Seigneur qu’il conserve en vous les dispositions qu’il y a mises. Ceux qui font les verres sont obligés, pour les conserver, de les laisser dans le lieu où ils ont été faits, et de les mettre près du feu ; autrement, ils se casseraient. Ainsi, mes sœurs, si vous vous tenez près du sentiment dans

1) Épître de saint Paul aux Galates, VI, 2.

2) Épître aux Romains, XII, 15.

 

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lequel vous êtes à présent, si vous vous occupez l’esprit de Notre-Seigneur, dont vous êtes occupées à présent, vous serez en Dieu, et Dieu sera en vous, et ainsi vous serez Filles de la Charité d’effet, vous serez, par ce moyen, agréables à Dieu. Qui verrait une personne charitable, ah ! qu’il verrait de belles choses ! La charité, c’est comme une flamme qui s’élève en haut. Quand elle se trouve dans une âme, elle l’élève à Dieu et attire Dieu à elle, de sorte que, si on pouvait voir la beauté de cette vertu, on serait épris d’amour pour elle et ravi d’étonnement.

Voilà ce que j’avais à vous dire. Si vous faites cela, vous recevrez mille consolations par les lumières que Dieu vous donnera. Que si sa Providence permet qu’il vous arrive quelque affliction, comme c’est l’ordinaire aux bonnes âmes d’avoir des difficultés, soit du dehors, soit en elles-mêmes, par des pensées fâcheuses, ce sera un moyen, même pour entrer dans la pratique de ce qui a été dit.

Vous savez qu’il faut se comporter par les chemins avec grande retenue. Si on vous demande où vous allez, ne dites pas que la reine vous envoie, non, cela serait contre l’humilité. Si on vous presse de dire pourquoi vous allez, notre sœur Madeleine prendra la parole pour répondre en peu de mots ; si on tenait des propos qui ne fussent pas bien, ne faites pas semblant de les entendre ; et quand vous passerez par les lieux où il y aura des églises, vous y adorerez le saint Sacrement.

Lorsque vous serez arrivées à Toul, vous verrez Monsieur Demonchy, qui aura ordre de vous accompagner jusques à Metz, ou de vous y suivre, selon qu’il sera jugé à propos. Vous saluerez très humblement, de notre part, Monsieur le premier président, et je m’assure qu’il faudra que vous logiez chez eux car ils m’ont mandé qu’ils vous étaient venus attendre deux lieues par delà

 

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Toul, ayant ouï dire que vous étiez sur les chemins. C’est un grand sujet d’humiliation, mes sœurs.

Mademoiselle Le Gras présente demanda à Monsieur Vincent s’il ne serait pas à propos que nos sœurs fissent leur possible pour s’exempter au moins de coucher chez ce bon Monsieur. Sa charité fit réponse que, comme c’étaient des personnes qui affectionnaient beaucoup la Compagnie, ce serait trop les mortifier.

Elle demanda encore si Monsieur le président voulait qu’elles mangeassent à sa table, au cas qu’elles arrivassent là à telle heure qu’il y fallût coucher. Pour cela, il trouva bon qu’elles le fissent, alléguant pour raison que ce n’était pas la coutume à de pauvres filles de se trouver à la table des grands.

Dieu soit béni !

 

102. — CONFÉRENCE DU 6 OCTOBRE 1658

SUR LE LEVER, L’ORAISON ET L’ANGELUS

(Emploi de la journée, art. I et 2)

"Elles se lèveront à quatre heures, donnant leurs premières pensées à Dieu, s’habilleront diligemment, feront chacune son lit, et, avant que d’achever de se vêtir, prendront de l’eau bénite."

Mes chères sœurs, nous vous avons expliqué vos règles jusqu’à maintenant. S’ensuit l’ordre de l’emploi de la journée, c’est-à-dire ce que vous devez faire le matin jusqu’au soir, le dimanche, le lundi et tous les jours de la semaine. C’est une roue qui tourne toujours et à laquelle il faut que chacune s’ajuste, non pour un jour, mais pour tous les jours de cette semaine et les autres qui la suivent, bref pour toute votre vie. Voilà ce que

Entretien 102. — Ms. SV 4, p. 322 et suiv. Comme il a été dit plus haut p. 547, cette conférence fut commencée le 21 juillet.

 

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Dieu demande de vous, mes filles ; et il faut, pour garder un ordre, que toutes fassent les mêmes choses et à même heure, si cela se peut. Ah ! qu’il y a plaisir à voir une communauté se lever à quatre heures ! Qu’il fait beau voir la diligence que chacune apporte pour aller promptement parler à Dieu ! Il faut donc se lever toutes à l’heure marquée, excepté les infirmes. Pour les autres, qui peuvent, oh ! elles le doivent faire et avoir compassion de celles qui ne le peuvent pas, empêchant même de se lever celles qu’on sait avoir besoin de repos quelquefois, et permettre à celles qui sont infirmes de ne pas se lever. Mais, hors cela, mes sœurs, résolvez-vous toutes à cette pratique. Et ainsi faisant, mes filles, vous réjouirez tout le ciel.

Je vous demanderai en ce sujet comme je demande aux dames de la Charité : aux assemblées, quand on lit quelque règle, je leur demande si cette règle s’observe, et elles me répondent. Or, je demande : cette règle s’observe-t-elle en cette maison ? Mademoiselle se lève-t-on toutes à quatre heures ?

— Oui, mon Père, excepté les infirmes ; mais elles demandent permission de ne se pas lever, dès la veille, si elles prévoient ne le pouvoir ; ou bien à la sœur qui éveille, le matin, quand elles ne l’ont pas fait le soir.

— Voyez-vous, mes chères sœurs, je vous dirai ceci en passant : je visite quelquefois un certain monastère de religieuses, et je demande à la mère supérieure : "Mais, ma mère, vous ne me dites rien de celles qui manquent à se lever."—" Je ne vous en dis rien, dit-elle, parce que toutes se lèvent, par la grâce de Dieu." Or, ce sont toutes personnes de qualité. Voyez-vous, mes chères sœurs ; c’est pourquoi je vous recommande cette première action de la journée. S’il y en a qui aient besoin de repos, pour le grand travail qu’elles auront fait le long de la journée, ou qui se trouvent incommodées, à

 

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la bonne heure ; elles doivent demander permission à Mademoiselle, celles de céans ; et dans les paroisses, la compagne à la sœur servante et la sœur servante à sa sœur compagne. Mais, mes filles, il ne faut faire cela que fort rarement, parce que, comme notre nature demande toujours le repos, si aujourd’hui vous lui donnez ce qu’elle demande, demain elle le désirera encore. Oui, si une fille donne du repos à son corps un jour, le lendemain elle fera la cagne (1) dans son lit. Et voilà une habitude formée, qu’elle aura bien de la peine à rompre. Pour moi, je vous avoue que je ne donne jamais de repos à mon pauvre et misérable corps, qu’il ne me semble que j’aie plus grand besoin de reposer le lendemain que le jour précédent.

Donnez-vous à Dieu, mes chères sœurs, pour bien connaître si, lorsque vous pensez avoir besoin de repos, c’est un véritable besoin ; et pour cela il y faut penser devant Dieu. Et si quelqu’une, après s’être examinée comme cela, trouve avoir besoin de repos pour pouvoir mieux supporter son travail, oh ! qu’elle le demande, mais avec indifférence. Hors cela, levez-vous promptement sans disputer avec votre chevet. Car se tourner de l’autre côté pour voir si l’on se doit lever, ah ! mes sœurs, ne vous laissez pas aller à cette faute. Commencez la journée par cela, et par cette mortification vous ferez un acte qui sera bien agréable à Dieu.

Vous devez donc vous donner à Dieu dès le matin pour bien observer l’ordre de l’emploi de la journée. Pourquoi ? Parce que ce sont des actions de la journée qui sont, à proprement parler, vos règles, lesquelles, si vous les observez bien, seront la cause de votre sanctification et de votre salut. Il y a une maxime que les saints tiennent, que, comme les actions sont de la nature des

1). Cagne, paresseuse, fainéante.

 

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causes dont elles procèdent, l’on sera sauvé pour les bonnes actions que l’on aura produites. Si les saints sont saints, c’est pour les actions qu’ils ont faites, et c’est ce que Dieu sanctifie, ou pourquoi il sanctifie. De là vous voyez l’importance de bien faire les actions de la journée et quelle assurance de salut pour celles qui sont fidèles à cela. Il faut donc apprendre premièrement ce qu’il faut faire ; car comment le pratiquera-t-on, si on ne le sait pas ? Or, mes chères sœurs, voilà ce que vous devez savoir avant toutes choses.

Il faisait beau voir un roi de Pologne allant à la chasse, ou se promenant, se faire apporter un siège, où il s’asseyait, pour instruire son peuple et lui apprendre les choses de son salut. Ils étaient encore tous idolâtres, ou une bonne partie, et ce bon prince prenait la peine lui-même de les instruire.

Mais, sans parler des hommes mortels, parlons de Notre-Seigneur. Comment faisait-il ? N’instruisait-il pas ses apôtres à dire le Pater ? Il faisait beau le voir leur enseigner comme il fallait prier : "Dites : Pater noster qui es in caelis." Voyez si ce n’est pas là un emploi bien relevé et si toutes les âmes qui le font ne sont pas bienheureuses, pourvu qu’elles le fassent dans l’esprit de Notre-Seigneur.

Et vous, mes chères sœurs, qui faites profession d’instruire les petites filles, vous instruisez par ce moyen leurs pères et mères, comme cela se voit dans les missions, parce que les enfants rapportent ce qu’ils ont appris ; ils l’enseignent à ceux qui le leur devraient avoir enseigné. Voyez quel bonheur ! Il faut donc que, comme vous êtes appliquées pour former ces âmes à la vertu, vous appreniez vous-mêmes ce que vous leur devez dire. Il sera à propos de tenir la main à cela et de se faire rendre compte comment ils auront retenu.

Suite du deuxième article. "Celles des paroisses qui

 

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ne savent pas lire méditeront quelques mystères de la passion, ou autres qu’on leur aura assignés."

Mes sœurs, si vous êtes deux dans une paroisse et que vous ne sachiez pas lire, vous êtes un peu à plaindre, et il serait à souhaiter que cela n’arrivât point. Mais quoi ! Mademoiselle Le Gras fait ce qu’elle peut pour vous assortir. Que faut-il donc faire quand cela se rencontre 7 Voici qui le dit : il faut se ressouvenir de la passion de Notre-Seigneur au jardin, s’attendrir, considérant sa tristesse et le sujet qu’il a de faire cette oraison, témoigner grand désir de l’imiter en sa résignation et surtout prier Dieu quand vous serez en quelque détresse. Voyez-vous, mes filles, ne vous découragez point, vous qui ne savez point lire ; pourvu que vous ayez bonne volonté, Dieu vous donnera le don d’oraison et d’autant plus que vous aurez moins de spéculation, pourvu que vous ayez désir de lui plaire. Il se voit des exemples qui nous apprennent que des personnes qui ne savent lire ni écrire, de pauvres paysans qui ne savent rien, ont reçu de Dieu le don d’oraison et dans un plus haut degré que beaucoup d’autres bien savants. Et c’est en ce sens que nous devons entendre ce que Notre-Seigneur disait : "Mon Père, je vous avoue et reconnais que vous avez caché les choses que je viens d’enseigner, aux savants et aux doctes et les avez révélées aux petits" (2).

Oui, mes sœurs, ce que Dieu cache aux savants, il le fait connaître aux ignorants. Pourquoi cela ? C’est que Dieu se plaît avec les petits et avec les pauvres gens- en sorte que bien souvent ils sont plus savants en l’oraison que les personnes doctes. Ne vous découragez donc pas pour n’avoir point d’esprit ; Notre-Seigneur sera

2) Saint Matthieu, XI, 25.

 

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votre pédagogue ; il vous enseignera, comme on fait les enfants qui ne savent encore rien. Ne voyez-vous pas comme, dans les écoles, on montre les lettres aux enfants, et petit à petit on les avance ? Mes sœurs, c’est ainsi que Notre-Seigneur fait aux filles qui ne s’estiment rien et se croient les pires de toutes. N’est-ce pas faire une bonne méditation que d’avoir toujours la pensée de la mort et passion de Notre-Seigneur dans le cœur ? Voyez-vous, mes sœurs, les saints nous disent que Dieu a plus agréable qu’on médite la passion de son Fils, que le jeûne d’un an.

Quelqu’une dira : "Mais, Monsieur, je ne sais pas bien la passion." Il faut, mes sœurs, essayer de l’apprendre, ce qui ne sera pas difficile, et vous ressouvenir des mystères de la vie et de la passion de Notre-Seigneur, pour en prendre tantôt l’un, tantôt l’autre, pour vos sujets d’oraison.

Saint François ne faisait point d’autre oraison que sur la passion, et tous ses religieux n’en faisaient point d’autre. Et les Capucins ne prennent jamais d’autre sujet d’oraison que ceux de la vie, mort et passion de Notre-Seigneur. Or, aucune d’entre vous n’est si ignorante qu’elle ne sache la vie de Notre-Seigneur : comme il s’est incarné, sa naissance dans l’étable de Bethléem, sa circoncision, l’adoration des trois rois, sa fuite en Égypte et le reste de sa vie jusqu’à sa mort. Tenez-vous là, mes sœurs, vous qui ne savez pas lire ; attachez-vous aux mystères de la vie et mort de Notre-Seigneur. Si les pensées vous manquent, élevez-vous à Dieu par quelque aspiration. Que si, après cela, vous n’avez point de pensées, dites le Pater avec Credo et après remettez-vous en oraison. Si vous demeurez à sec, dites me dizaine de votre chapelet. Allez, mes sœurs, consolez-vous ; si vous faites comme cela, je dis que vous ferez bien l’oraison et peut-être mieux que celles

 

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qui savent lire, si tant est qu’elles n’aient pas plus d’humilité que de science.

Pour ce qui est de l’Angelus, qui se dit à la fin de l’oraison, mes sœurs, on commence par le signe de la croix, et puis on dit : Angelus Dornini nuntiavit Mariæ, et concepit de Spiritu Sancto. C’est une prière, mes sœurs, qui se fait pour remercier Dieu de ce qu’il est venu au monde s’incarner pour nous sauver. Voici le sens de cela. Angelus, etc., veut dire que l’ange annonça à la sainte Vierge qu’elle concevrait le Fils de Dieu par l’opération du Saint-Esprit. Et la sainte Vierge, ayant entendu la manière dont ce mystère devait s’accomplir, dit :` a Eh bien ! c’est donc Dieu qui le dit ; je suis la servante du Seigneur ; qu’il me soit fait selon votre parole !" C’est ce que veut dire : Ecce ancilla. Et puis on dit : "Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis" ; le Verbe a été fait chair, et il habite avec nous.

Voilà ce que veut dire l’Angelus. Il faut avoir intention de rendre grâces à Dieu de ce grand mystère toutes les fois que vous entendez le son de la cloche. Vous avez été instruites de cela, mes chères sœurs ; vous devez l’être ; mais il est bon de renouveler la manière de temps en temps.

Bénissez le nom de Dieu et glorifiez-le à jamais. Ce que nous devons retenir de cet entretien, c’est qu’il s’agit d’être bien fidèles à garder l’ordre de l’emploi de la journée, puisque de là dépend la sanctification de vos âmes. Si vous ne le faites pas, vous serez comme des ténèbres, et ce sera une chose bien fâcheuse à voir. Plaise à la bonté de Dieu vous faire la grâce d’être bien exactes à garder cet ordre et avoir agréable la promesse que vous venez de faire d’être fidèles à garder ce que nous venons de dire ! Et parce que c’est Notre-Seigneur qui donne la grâce pour faire ce qu’il commande, ayez

 

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confiance que vous ne serez pas seules, mais que Notre-Seigneur le fera avec vous. C’est ce que je lui demande de tout mon cœur.

O Sauveur, ô mon Sauveur, qui vous êtes assemblé ce petit troupeau, faites-leur la grâce de bien concevoir ceci et de l’exécuter par la pratique de leurs règles. C’est ce que je vous prie, Seigneur, d’opérer par les paroles de bénédiction que, de votre part, je prononcerai.

 

103. — CONFÉRENCE DU 13 OCTOBRE 1658

SUR L’ORAISON

(Emploi de la journée, art. 2)

Mes chères sœurs, dimanche dernier nous vous parlâmes du premier article de l’emploi de la journée et nous dîmes quelque chose du second. Reste aujourd’hui à parler de l’oraison et des prières vocales du matin. Voici ce que l’article contient : "A quatre heures et demie, elles feront en commun les prières vocales ordinaires et ensuite entendront lire les points de la méditation, laquelle on fera pendant demi-heure, commençant par Veni, Sancte Spiritus, etc."

Il s’agit donc de faire la méditation pendant demi-heure, après qu’on est levé. Toutes doivent faire cela, parce que l’oraison est à l’âme ce que l’âme au corps. L’âme est la vie du corps, et l’oraison est la vie de l’âme. Et comme un corps sans âme est un cadavre, ainsi une personne sans oraison n’a point de vigueur. Or, cela posé, toutes les âmes que Dieu appelle à quelque ministère important pour sa gloire doivent s’appliquer à cet exercice et fuir la vaine gloire, comme, par exemple, faire quelque chose pour plaire au monde, ou pour s’en attirer

Entretien 103. — Ms. SV 4, p. 326 et suiv.

 

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l’estime. A Dieu ne plaise que j’ôte la gloire que je dois à Dieu, ni que je fasse quelque chose pour m’acquérir l’affection de ceux avec qui je travaille ! Mais je veux que tout ce que je ferai, dirai ou penserai soit pour son amour. Sortir de l’oraison sans prendre quelqu’une de ces résolutions, principalement celles qui regardent l’observance des règles, ce n’est pas la faire comme il faut.

Ce n’est pas encore tout que de prendre une résolution si, de ce pas, vous ne cherchez quelque moyen pour la mettre en pratique. Quand donc vous prenez la résolution ou de fuir un vice, ou de pratiquer une vertu, vous devez dire en vous-mêmes : "Eh bien ! je me propose cela, mais c’est bien difficile à pratiquer. Le puis-je faire de mes propres forces ? Non ; mais, avec la grâce de Dieu, j’espère y être fidèle, et pour cela je dois me servir de tel moyen."

Voilà, mes chères sœurs, les trois points de l’oraison. Il en reste encore trois autres, et c’est la conclusion.

Le premier de ces trois derniers, c’est de rendre grâces à Dieu. Vous avez vu la beauté de la vertu et avez pris vos résolutions. Reste mes sœurs, à remercier Dieu de la grâce qu’il vous a faite de faire l’oraison, qui est la grâce des grâces que Dieu puisse faire aux chrétiens et par conséquent aux Filles de la Charité. Quelle plus grande faveur pourrait faire Notre-Seigneur à une âme que de lui permettre de traiter et communiquer bouche à bouche avec lui ! Il est donc bien raisonnable de remercier Dieu après avoir fait cette oraison. Et qui vous a fait la grâce de la faire ? N’est-ce pas Dieu ? Il faut donc l’en remercier avec affection. Et ceux qui font l’oraison sans remercier Dieu d’avoir chassé les ténèbres de leur esprit et de les avoir éclairés pour connaître la beauté de la vertu, et échauffé la volonté pour la pratiquer, manquent à un point très nécessaire pour bien faire l’oraison.

 

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Après cela, mes chères sœurs, il faut offrir à Dieu vos résolutions ; il faut lui présenter ce que vous venez de recevoir de sa bonté. Vous venez de recevoir une grâce, mais vous devez croire que vous n’êtes pas dignes de la garder, et pour cela dire : "Ah ! Seigneur, reconnaissant que tout cela vient de vous et que je ne suis pas bastante (1) pour le conserver, voilà pourquoi je vous l’offre." Et enfin nous avons beau nous proposer de faire le bien, si Dieu ne nous fait cette grâce, nous ne le saurions, puisque, comme dit saint Paul (2) nous ne pouvons pas dire : Abba Pater, si ce n’est dans l’Esprit-Saint. Nous avons grand besoin de mettre en pratique nos résolutions ; ce que nous ne pouvons faire sans la grâce de Dieu, puisque, sans lui, nous ne pouvons pas avoir une bonne pensée, ni dire une bonne parole sans que le Père éternel nous en donne la grâce par le mérite de son Fils.

Voilà, mes sœurs, en quoi consiste l’oraison. Le premier point, avec les trois qu’il contient, s’appelle préparation ; le deuxième, le corps de l’oraison ; et le troisième, conclusion. O mes filles, il sera bien difficile que vous reteniez tout cela. Si vous le pouvez faire, à la bonne heure ; mais, si vous ne vous ressouvenez pas de tout, ne vous découragez pas, ressouvenez-vous seulement des affections que Dieu vous aura données dans l’oraison. Puis vous prendrez des pratiques conformes à cela. Ne vous mettez pas en peine ; Dieu, avec le temps, vous fera la grâce de bien faire l’oraison. Il le faut prier qu’il vous enseigne comment vous la pourriez faire, comme les apôtres qui disaient à Notre-Seigneur : Domine, doce nos orare (3) Ah ! Seigneur, enseignez-nous

1) Bastant, suffisant

2) Épître aux Romains, VIII, 15.

3) Saint Luc, XI, 1.

 

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à prier, enseignez-nous comme il faut traiter avec votre Père.

Après avoir prié Notre-Seigneur de vous faire la grâce de bien apprendre à faire l’oraison, vous vous appliquerez intérieurement aux points de la lecture, comme nous avons dit. O Sauveur, faites-moi la grâce d’entrer dans cette sainte pratique. O mes sœurs, si vous faites bien l’oraison, que ne recevrez-vous pas de Dieu ensuite ! Vous rencontrerez, comme dit David, la grandeur de Dieu.

Mais, Monsieur, vous dites que la règle m’oblige à méditer. Comment peuvent faire les pauvres Filles de la Charité qui sont à la campagne et qui ne savent pas lire ? — Mes sœurs, votre règle dit qu’en cela vous pouvez méditer les mystères de la vie de Notre-Seigneur, son incarnation, sa nativité, sa demeure en Nazareth, comme il obéissait à sa sainte mère et à saint Joseph, et enfin les autres passages de la vie du Fils de Dieu, depuis sa naissance jusqu’à sa mort ; après cela, comme il est monté aux cieux.

Mais, Monsieur, je ne sais pas cela, dira quelqu’une. — Mes sœurs, ayez-en quelqu’un en mémoire de ceux dont vous vous souviendrez le mieux. Et pour vous aider à cela, il serait à souhaiter que vous eussiez des images des mystères de la vie de Notre-Seigneur. Je prie Mlle Le Gras que les sœurs qui sont hors d’ici en aient, s’il y a moyen. Et quand vous irez à l’oraison, celles qui ne savent pas lire prendront le sujet de leur méditation sur le mystère qui est représenté en cette image.

Mais, Monsieur, le moyen ? Que faire à l’oraison sans savoir lire ? — Mes sœurs, si vous saviez combien il y a de grands saints qui sans aucune lettre, ont eu le don de l’oraison ! Ne vous découragez pas pour ne savoir point lire ; car il se pourra faire qu’une qui ne

 

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saura rien fera mieux son oraison qu’une autre qui saura beaucoup de choses.

Dans notre siècle, il y avait un religieux carme qui était si ignorant qu’il ne put jamais apprendre à dire l’office, et Notre-Seigneur l’instruisit de telle sorte et lui fit la grâce de faire si bien l’oraison qu’il a été un des plus éclairés et des plus élevés de son temps. Et comment cela ? C’est que, comme il n’avait point de science, il se présentait à Notre-Seigneur et disait : "Seigneur, voici un pauvre ignorant qui implore votre grâce pour faire l’oraison. Je ne sais rien. Mais, Seigneur, dites-moi quelque chose. Laisserez-vous là votre pauvre serviteur sans lui rien dire ? Seigneur, que dira tout le ciel s’il voit que vous n’écoutez pas la prière que je vous fais ? Souffrez mon Seigneur, que je vous dise que je ne sortirai que vous ne m’ayez donné la grâce que je vous demande" Voilà comme ce bienheureux frère parvint à un haut degré d’oraison. C’est pourquoi mes filles, ne vous étonnez pas si vous ne savez pas beaucoup de choses qui donnent facilité à bien faire l’oraison ; pourvu que vous soyez bien humbles et que vous vous présentiez, comme ce bon frère, à Notre-Seigneur jamais Dieu ne vous laissera sortir de devant sa divine majesté que vous ne receviez la grâce de bien faire l’oraison.

Savez-vous comme Mme de Chantal, notre bienheureuse Mère apprit à bien faire l’oraison ? C’est en cette manière que je viens de vous dire que vous pouvez méditer, vous qui ne savez pas lire, sur des images. Comment faisait-elle ? Elle prenait une image de la sainte Vierge, et, considérant ses yeux, elle disait : "O aimables yeux ! Puis après, quand son cœur se sentait ainsi enflammé d’amour par ces considérations, elle priait Dieu de lui faire la grâce de ne le point offenser par les regards : "Seigneur, donnez-moi cette modestie

 

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qu’avait votre sainte Mère." Ensuite elle prenait résolution de bien garder sa vue et de ne laisser point égarer ses yeux sur les choses vaines. Et d’autres fois elle méditait sur les oreilles de la sainte Vierge et pensait : "O oreilles, que vous êtes heureuses d’avoir si bien entendu la parole de Dieu, écouté les commandements de votre Fils !" Puis elle s’arrêtait là et considérait comment elle pourrait faire ainsi.

Si vous faites comme cela, vous apprendrez à bien faire oraison ; ou bien comme frère de l’Enfant-Jésus, qui disait à Notre-Seigneur : "Je suis comme une bête, mais pourtant je désire que vous me parliez. Quoi ! Seigneur, ne me direz-vous rien ? Ne voulez-vous donc point parler aux bêtes ? Je ne bougerai point d’ici que vous ne m’ayez dit quelque chose." — "Sainte Vierge, reprenait cette bienheureuse dame je ne sortirai point d’ici jusqu’à ce que vous m’ayez fait connaître comme quoi vous entendiez les paroles de votre Fils, lorsqu’il prêchait aux juifs et à tous ceux qui le suivaient." Quand elle avait pensé à cela, elle disait : "Sainte Vierge, je sais bien que vos oreilles étaient attentives à écouter ces beaux préceptes qui portaient de la bouche de votre Fils ; mais je sais bien aussi que vous n’écoutiez pas parler mal du prochain, que vous ne vous plaisiez point aux paroles à double entente, parce que vous étiez trop candide." Après qu’elle avait bien discouru, elle prenait résolution de n’écouter jamais de mauvaises choses, et parcourait ainsi tous les membres de la sainte Vierge, se résolvant de se comporter de la sorte. Eh bien ! mes sœurs, qui vous empêchera de faire de même ? Vous n’aurez besoin que d’avoir une image ou un tableau. Notre-Seigneur vous dira assurément quelque chose.

Voilà, mes chères sœurs, ce que j’avais à vous dire sur ce sujet. Je finis en vous disant que, si vous faites

 

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votre possible pour vous mettre en la sainte pratique de bien faire l’oraison, vous aurez un crédit auprès de Dieu pour obtenir toutes les grâces que vous lui demanderez. Mais surtout elle vous obtiendra la grâce sanctifiante. Je dis bien plus, mes filles, celles d’entre vous qui ne sauraient lire ni écrire feront mieux l’oraison, pourvu qu’elles soient bien humbles, que ne feraient celles qui auront appris la méthode de la faire par la science, si cela n’est accompagné d’humilité. Ayez donc confiance, mes filles, que, comme Notre-Seigneur a choisi de pauvres pécheurs pour ses apôtres, encore que vous soyez de pauvres ignorantes, vous ferez bien l’oraison. Non seulement cela, mais vous ferez beaucoup de bien, comme disait la bonne Mme de Goussault. "Monsieur, me disait-elle proche de sa mort, oh ! que Dieu fera de grandes choses par] es Filles de la Charité !" Hélas ! ce ne sont que des gueuses Il n’importe, mes chères sœurs, pourvu que vous soyez bien humbles Dieu fera beaucoup de choses par vous.

Ah ! Seigneur, qui avez fait de pauvres gens vos apôtres, voyez nos pauvres sœurs aux pieds de votre divine Majesté, qui reconnaissent qu’elles sont de pauvres filles ignorantes. Seigneur, enseignez les, mais enseignez-nous à prier. Hélas ! vous avez appris à tous les pauvres comme il le fallait faire. S’il plaît à votre bonté nous faire cette grâce, elles feront bien l’oraison et mieux que de pauvres filles ne se peuvent promettre. Seigneur, dans cette espérance-là, je prononcerai les paroles de bénédiction.

 

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104. — INSTRUCTION DU 4 NOVEMBRE 1658

A DEUX SŒURS ENVOYÉES A CAHORS

1658. Instructions données par M. Vincent, notre très honoré Père, le quatrième jour de novembre, en l’année ci-dessus à nos chères sœurs Adrienne Plouvier et Louise Boucher, qui devaient partir le lendemain pour aller s’établir à Cahors

Mes sœurs, des motifs qui vous obligent de vous donner a Dieu pour l’aller servir en cette ville, le premier, c’est qu’il est à croire qu’il y a vocation de Dieu pour cela. Quand un prélat appelle des personnes en un évêché pour travailler à la gloire de Dieu, comme vous allez faire, c’est marque que c’est plutôt Notre-Seigneur qui fait cela, que les hommes, après le long temps qu’il y a que l’on demande des Filles de la Charité pour ce lieu-là, car je crois qu’il y a quatre ans que Monsieur de Cahors m’en fait des instances, jusques à se fâcher contre moi, pource que Mlle Le Gras n’avait pas moyen de satisfaire à son désir

Un autre motif ou marque de vocation est non seulement quand un prélat appelle dans son diocèse, mais quand c’est un prélat comme celui-là, que l’on tient pour saint en ce pays.

Le troisième, mes sœurs, c’est que vous allez faire ce que Notre-Seigneur et les apôtres faisaient : vous allez pour instruire les enfants orphelins et leur apprendre les choses nécessaires à salut, non seulement pour les instruire, mais encore pour les élever, de sorte que c’est un des grands œuvres qui n’ait encore été fait par vous autres. Vous avez de vos sœurs dans les hôpitaux et

Entretien 104.Recueil des procès-verbaux des Conseils, p.265 et suiv.

 

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dans les paroisses de Paris, aux Forçats et aux Enfants trouvés, mais vous n’avez point encore eu d’emploi pareil à celui-là.

Les moyens qui vous aideront et que vous devez prendre pour bien faire cet œuvre, c’est, mes chères sœurs, qu’il faut renoncer à tout, à pays, parents et à vous-mêmes. Notre-Seigneur nous dit en l’Évangile que nous ne sommes pas dignes de lui si nous avons attache à quelque chose. Il faut se dépayser pour être tout à lui.

Le deuxième, c’est l’humilité, car vous allez combattre le démon de ce pays, qui est l’orgueil ; le démon qui domine en ce lieu-là, c’est un démon d’orgueil, de colère, d’emportement et de suffisance. Voilà les vices de ceux de ce lieu-là. Vous y verrez des personnes qui sont presque toujours en colère, qui s’emportent à la moindre occasion, et vous devez combattre cela par la douceur. Après, ce sont des esprits suffisants, qui aiment beaucoup à parler. Vous allez donc pour faire la guerre à cela. Or les contraires ne se détruisent que par leurs contraires.

Le troisième moyen, c’est qu’il faut quitter ici votre esprit et demander à Dieu celui de Notre-Seigneur, car il ne faut rien moins. Mes filles, ne portez pas le vôtre, laissez-le à la garde du bon Dieu. Eh ! que serait-ce si vous portiez votre pauvre esprit !

Le quatrième moyen que vous devez prendre est la mortification pour supporter les défauts l’une de l’autre ; car vous, ma sœur qui êtes la plus vieille, vous devez croire que vous en êtes toute pleine : et vous, ma sœur qui êtes la plus jeune, il faut que vous vous persuadiez que vous en êtes toute remplie, et de très grands, intérieurs et extérieurs. Vous voulez être supportée avec tout cela, que l’on passe par-dessus vos promptitudes et que l’on vous excuse ; il faut donc faire le même à l’endroit de votre sœur. Vous voulez qu’elle vous aime et

 

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qu’elle vous estime, pource qu’étant votre sœur, vous croyez qu’elle vous doit cela. Ainsi il faut que vous lui rendiez le réciproque, non seulement en la supportant en ses défauts, mais même en ne souffrant pas de pensées contre l’amour que vous lui devez. Voilà ce qu’il faut, mes sœurs : être fidèles vous-mêmes pour ne pas laisser entrer de pensées en votre esprit, qui puisse fâcher votre sœur, si elle le savait. Il faut donc vous munir de ce moyen-là du support et de la mortification, si vous voulez faire quelque chose.

La mortification encore, mes sœurs, pour ne point dire de paroles qui tendent à la louange ou de la Compagnie ou de vous. N’allez pas dire que vous avez été choisies à l’exclusion des Filles de la Croix, de celles de la place Royale et de tant d’autres sur lesquelles on aurait pu jeter les yeux. Non, il n’est pas expédient ; il ne faut jamais lien dire qui tende à vous faire estimer, ainsi vous donner à Dieu pour porter le mépris qui vous pourrait arriver, car, comme il y a là des esprits suffisants, ils pourront dire : "Eh quoi ! est-ce là ces filles venues de Paris desquelles on faisait tant d’état ! Eh ! elles n’ont point d’esprit ! Quoi ! des personnes ainsi faites ont été tant désirées !" Ainsi, mes sœurs, vous montrerez la mortification par votre exemple à ces âmes-là.

Vous aurez encore besoin de mortification, si Monseigneur de Cahors ne trouvait pas que vous vous acquittiez bien de votre devoir en l’administration de l’hôpital, pour recevoir humblement ses avis et ses corrections ; car cette grande austérité qu’il a pour lui-même peut-être le rend un peu sévère. Ce seigneur, c’est une personne qui ferait conscience de dire une parole de complaisance.

Voilà donc, mes sœurs, pourquoi vous devez vous donner à Dieu pour obtenir de sa bonté la grâce de combattre le démon d’orgueil qui règne puissamment en

 

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cette ville ; et, pour cela, il faut avoir l’esprit de Notre-Seigneur. Lorsqu’il vint au monde pour détruire l’orgueil, il y vint avec humilité, inconnu et sans faire rien paraître de ce qu’il était. Mes filles, c’est votre patron et vous devez l’imiter. Et comme Notre-Seigneur, lorsqu’il connut la volonté de Dieu son Père pour le salut des hommes et vit tous les maux qu’il devait endurer pour nous, depuis le plus petit jusques au plus grand, dit à son Père : "Je me soumets à tout cela, puisque c’est votre volonté" et passa par-dessus toutes les difficultés qu’il prévoyait dans l’office de Rédempteur, duquel il s’acquitta si fidèlement qu’il dit en la croix : "Tout est consommé ; je remets mon esprit entre vos mains", ainsi, mes sœurs, représentez-vous que vous trouverez des difficultés dans l’œuvre que vous allez faire. Si je vous disais autrement, je vous tromperais. Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit à ses apôtres : "Voilà que je vous envoie comme des agneaux parmi les loups."

Allez donc, mes filles, en cette confiance que l’esprit de Notre-Seigneur sera avec vous. Je ne vous dis point ce que vous y aurez à faire, sinon que vous suivrez exactement les ordres de Monseigneur de Cahors, que vous pourrez apprendre ou de lui-même ou de M. Cuissot, supérieur d’un petit séminaire, qui est là.

Reste, mes sœurs, à vous parler du chemin. Vous irez d’ici par le coche d’Orléans jusques à Bordeaux.

Et sa charité les adressa à une personne de sa connaissance pour leur donner adresse d’une conduite jusques à [Agen], où devait demeurer un des messieurs du séminaire qui était en leur compagnie quoique dans un autre coche. Et ensuite il les instruisit de la manière dont elles devaient se conduire sur les chemins, leur recommandant particulièrement la modestie et la pratique de leurs règles, beaucoup de silence, se retirer en leur particulier aux hôtelleries pour ne point manger à table

 

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d’hôte, les avertissant aussi d’adorer le saint Sacrement, passant par devant les églises, saluant les bons anges de toutes les âmes des villes et villages qui les habitent. Et ensuite il leur donna sa bénédiction, pleine d’affection et de zèle à son ordinaire, qui fait bien paraître que sa charité demande à Dieu les grâces dont nos sœurs ont besoin pour accomplir sa volonté aux lieux où il les appelle.

 

105. — CONFÉRENCE DU 17 NOVEMBRE 1658

LEVER, ORAISON, EXAMENS ET AUTRES EXERCICES

(Emploi de la journée, art. 1-7)

Mes sœurs, le sujet de la présente conférence sera la continuation de la lecture de vos règles au regard de l’emploi de la journée. Nous ne dirons pas grand’chose là-dessus, parce que ce sont des choses ordinaires, qui ne demandent pas d’explication. Nous demanderons seulement si cela s’observe aux paroisses des champs et finalement si l’on est ponctuel à l’heure.

La conférence dernière fut sur l’oraison mentale. Si j’avais le temps je demanderais à quelques sœurs comme elles la font. Mais parce que nous n’avons pas pu être ici assez tôt, nous passerons à la lecture de vos règles.

Voici donc ce qui suit ; c’est le troisième emploi de la journée : "Après l’oraison, elles s’appliqueront à ce qu’il y a à faire de plus pressé, chacune selon son office."

On suppose donc que l’oraison mentale est faite ; à quoi, mes sœurs, il ne faut jamais manquer. O Sauveur ! le saint exercice ! Voyez-vous, mes filles, l’air n’est pas plus nécessaire pour la vie du corps que l’oraison l’est

Entretien 105. — Ms. SV 4, p. 331 et suiv.

 

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pour la vie de l’âme. Et comme vous voyez que tout aussitôt que l’air manque à l’homme, il meurt, parce que c’est l’air qui anime sa vie, par le moyen des esprits animaux, ainsi mes sœurs, il est impossible qu’une Fille de la Charité puisse vivré sans oraison. Ici je vous demande : comment cela s’observe-t-il ? Pour la maison, je sais que l’on n’y manque pas ; mais je voudrais bien savoir comme l’on s’y comporte dans les paroisses.

Anne, sœur de Saint-Germain-de-l’Auxerrois, ma fille, faites-vous l’oraison mentale tous les matins ?

— Oui, mon Père, demi-heure et parfois trois quarts d’heure.

—- De sorte, ma sœur, que vous ne manquez point à cela ?

— Non, mon Père, par la grâce de Dieu.

— Dieu vous bénisse et fasse la grâce à toutes celles qui ne sont pas animées de cet esprit-là de le leur donner, par sa bonté ! A Saint-Paul, ma sœur, faites-vous l’oraison le matin ?

— Oui, mon Père.

— Ne répétez-vous point quelquefois, ma sœur ?

— Non mon Père, nous n’avons pas le temps. Aussi, lorsque l’oraison est faite, il faut songer à ce qu’il y a à faire.

— Eh bien ! ma fille Dieu vous bénisse ! Il est vrai que, s’il y a paroisse où le travail soit grand, c’est où vous êtes. Peut-être n’est-ce pas la coutume de répéter aux paroisses. Aussi n’a-t-il pas été expédient jusqu’à présent. L’on verra ci-après ce qu’il faudra faire.

Aux Galériens, ma sœur Henriette, y fait-on l’oraison ?

— Mon Père, nous n’entendons pas l’horloge, et cela fait que nous n’y sommes pas si exactes.

1). Henriette Gesseaume.

 

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— Oh bien ! Dieu vous bénisse, ma fille, de ce que vous répondez ainsi candidement ! C’est ainsi qu’il faut faire. Et Dieu vous bénisse pour votre voyage ! (Ce voyage était pour aller à Calais assister les soldats blessés, pour lesquels notre dite sœur s’était offerte à M. Vincent et à Mlle Le Gras.) Oh bien ! ma sœur, ce sera une grande consolation à l’heure de la mort d’avoir fait ce que vous venez de faire, et à toutes celles qui ont la même disposition, d’aller servir le prochain partout où la Providence les appellera.

Y a-t-il ici quelqu’une de Saint-Sulpice ? Ma sœur, êtes-vous exactes à faire l’oraison ?

— Nous la faisons quelquefois ; mais nous ne pouvons pas à cause des médecines des pauvres qu’il faut porter. Quand nous ne le pouvons autrement, nous la faisons à la messe.

— O ma fille, je sais bien que, s’il y a paroisse qui doive être excusée pour la quantité des malades, c’est la vôtre. Mais, tant que vous le pourrez, faites-la chez vous. Il est bien difficile de faire bien l’oraison à la messe.

Les Petites-Maisons, y fait-on l’oraison ?

— Oui, mon Père, nous la faisons deux fois le jour ; et quand, l’après-dînée, toutes n’ont pas le temps de s’y arrêter, nous faisons la lecture du point, et puis chacune tâche de faire ce qu’elle peut en allant et venant.

— Dieu vous bénisse, ma fille !

A une sœur qui depuis peu était revenue de Maule : Ma sœur, faites-vous l’oraison chez vous ?

— Mon Père, nous ne faisons que quelquefois lire les points, puis ma sœur et moi allons aux villages quand il y a des malades ; et nous la faisons du mieux que nous pouvons.

— Et le soir, ma fille, la faites-vous ?

— Oui, mon Père, après que les écolières s’en sont

 

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allées ; mais ce n’est pas à cinq heures et demie ; il en est bien quelquefois six ou sept — Voilà qui est bien, ma fille. Mes sœurs, il faut que je vous avoue que je suis consolé de voir votre fidélité. Oh ! il est bien de faire votre oraison en allant par les champs visiter vos malades. Saint Charles Borromée en usait de la sorte, non seulement pour l’oraison, qu’il faisait chemin faisant, mais même il se confessait à cheval, il faisait approcher son aumônier et se confessait. Hélas ! combien ai-je confessé de pauvres gens chemin faisant par la campagne ! Lorsque nous allions en mission, ils accouraient après nous. "Monsieur, je ne me suis pas confessé ; je vous prie de me confesser ; j’espère que Dieu me pardonnera mes péchés." Ainsi je les entendais tout en marchant. On peut donc faire son oraison de cette sorte.

Pour les Filles de la Charité, elles doivent aimer l’oraison comme le corps aime l’âme. Et tout ainsi que le corps ne saurait vivre sans l’âme, de même l’âme ne saurait vivre sans l’oraison. Et tant qu’une fille fera l’oraison comme il faut la faire, oh ! qu’elle fera bien ! Elle ne marchera pas, mais elle courra dans les voies du Seigneur et sera élevée au haut degré d’amour de Dieu. Au contraire, celle qui abandonne l’oraison, ou qui ne la fait pas comme il faut, cela va traînant. Elle porte la robe, mais elle n’a pas l’esprit d’une Fille de la Charité et si vous en voyez qui sortent, c’est pour cela. Elles font bien en apparence l’oraison avec les autres ; mais, parce qu’elles ne la font pas avec toutes les conditions requises, elles n’en retirent point de fruit et deviennent comme mortes à la grâce. Elles n’ont plus de sentiment pour les choses divines, non pas même pour leur vocation. Pourquoi ? C’est qu’elles ne font pas bien leur oraison.

 

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Voilà donc ce qui vous oblige, mes sœurs, à être fort exactes à faire votre oraison pendant la demi-heure qui vous est donnée pour cela. Si, au matin, vous êtes appelées pour visiter quelque malade auquel il faille porter les médecines, pendant ce temps-là vous devez laisser l’oraison ; mais il faut reprendre le temps pour la faire, et n’y jamais manquer. Ne voyez-vous pas qu’ordinairement nous ornons nos corps avec la robe ? L’ornement de l’âme, c’est l’oraison ; et manquer à la faire, c’est manquer à lui donner la robe ; de sorte qu’il importe que vous vous affectionniez plus que jamais à ce saint exercice. Si vous la faites bien, vous aurez la belle robe de la charité, et Dieu vous regardera avec plaisir ; si vous ne la faites pas, vous tomberez dans un état déplorable. Oui, une fille qui abandonne l’oraison tombe dans un état déplorable : Dieu l’abandonne, parce qu’elle l’a abandonné. Et sachez que sans oraison vous ne pouvez que vous n’offensiez Dieu, ou, pour le moins, que vous ne priviez Notre-Seigneur de la gloire qu’il attend des vraies Filles de la Charité. O mon Sauveur, donnez-nous, je vous prie, cette grâce. Mes sœurs, demandez à Dieu la grâce de vous y affectionner plus que jamais.

Mais qu’est-ce que l’oraison ? Mes chères sœurs, c’est comme qui dirait élévation de notre esprit à Dieu ; c’est une même chose, qui dit oraison dit élévation d’esprit à Dieu pour lui témoigner l’amour que nous lui portons, ou pour lui découvrir nos besoins. Or, pour cela, il faut sortir de soi-même et donner congé à toutes les pensées de la terre pour s’élever à Dieu. Alors qu’on est à l’oraison, il faut dire : "Seigneur, voilà ce pauvre publicain, voilà ce pauvre misérable qui se présente à vous avec affection pour méditer vos mystères." Une personne qui s’élève à Dieu comme cela mérite que Notre-Seigneur lui parle cœur à cœur. Vous savez la manière de la faire,

 

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puisque vous l’avez ouïe plusieurs fois et apprise par cœur ; et peut-être serait-ce en vain que je vous dirais la méthode du bienheureux François de Sales, néanmoins, comme c’est la plus facile, je m’en vais vous la dire.

L’oraison se divise en trois points. Le premier s’appelle préparation, le deuxième, le corps de l’oraison ; et le troisième, la conclusion. Et chacun de ces trois points en contient trois autres.

Le premier de ces trois est la présence de Dieu ; ce qui se fait pas la foi ordinairement, à la réserve de quelques-uns. Il faut donc commencer l’oraison par la présence de Dieu. Quelques-uns se servent de l’imagination. Cela est quelquefois utile. Mais tous ne le peuvent pas, parce que ce bandement d’esprit peut causer mal de tête. on peut se mettre en la présence de Dieu en quatre manières, dit l’auteur. La première manière est de se représenter Notre-Seigneur au Saint-Sacrement de l’autel, par exemple, vous autres qui êtes ici, vous pouvez vous mettre en la présence du Saint-Sacrement à Saint-Laurent. La deuxième, c’est de se le représenter au ciel, concevant de la joie de ce qu’il y est adoré et qu’il nous est permis de l’y regarder avec toutes sortes de plaisirs. Pater noster qui es in cælis. Le regarder donc aux cieux. Et celle-là est une excellente manière de se mettre en la présence de Dieu.

Une autre est de le regarder universellement partout car il remplit toutes choses ; et cela, vous l’apprenez aux enfants à l’école, que Dieu est partout : à dix lieues, à cinquante. Enfin il est partout par sa présence : il est ici pendant que je tiens ce propos ; bien plus il est dans ma tête et dans toutes les parties de mon corps. Dieu est donc partout. Quel bonheur pour les hommes et principalement pour les chrétiens de trouver Dieu partout où ils peuvent aller ! Si je vais au ciel, dit David, il y est ;

 

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si je descends aux enfers, il y est De sorte que, comme un oiseau, quoiqu’il tourne et vire, trouve l’air partout ainsi, où que nous allions, nous trouvons Dieu, car il est non seulement dans les choses qui sont réellement, mais il est encore dans les imaginaires. C’est ce que l’on dit dans l’office de saint Denis, dont nous faisons l’octave. Dieu est un être qui est présent partout. Voilà donc la troisième manière

La quatrième, la voici : Dieu n’est pas seulement partout, mais il se trouve dans une bonne âme qui est pleine de son amour d’une manière toute particulière. Dieu est donc dans les bonnes âmes, comme dans les Filles de la Charité, et ne trouve rien de plus agréable Voyez-vous, mes chères sœurs, il n’y a rien pour quoi Notre-Seigneur ait plus d’amour qu’il en a pour les bonnes âmes. Il ne trouve rien de plus beau, ni au ciel, ni en la terre, que cela. Il se plaît là-dedans, Il y fait sa demeure. Il est au milieu de nous. C’est lui qui nous fait mouvoir, qui nous fait entendre et qui concourt avec nous en toutes les actions naturelles et surnaturelles que nous faisons C’est lui qui nous a donné sa loi et qui nous donne le désir de la garder Voyez quel bonheur d’avoir Dieu présent en cette sorte. Je vous le disais dernièrement ; peut-être ne l’avez-vous pas toutes retenu c’est pourquoi je vous le dis encore : quand une personne sert Dieu par la voie d’amour, tout ce qu’elle fait, ce qu’elle pense et ce qu’elle dit donne un plaisir si grand à Dieu qu’il n’y a point de père qui prenne plus de plaisir à voir ce que fait son fils, que Dieu en prend à voir une Fille de la Charité qui lui offre tout ce qu’elle fait dès le matin. Ce qui se doit entendre de toutes les sœurs de la Charité qui gardent bien leurs règles et qui sont dans la résolution de ne point faire de péché volontairement, mais de servir Dieu dans toute la perfection

 

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qu’il veut qu’elles le servent. Oh ! Dieu habite dans les âmes faites de la sorte.

Voilà donc comme vous pouvez vous mettre en la présence de Dieu en l’une des quatre manières : au saint Sacrement, au ciel, partout et dans le cœur. Quand vous êtes là, il faut l’adorer, après avoir fait cet acte d’adoration : "Je crois que mon Dieu est ici." Il n’est pas besoin de se le représenter par certaines idées, il suffit que vous le croyiez, puisque la foi vous l’enseigne. Celles qui se façonnent des imaginations pour se représenter Dieu, si elles ont facilité à cela peuvent le faire avec utilité ; mais celles qui n’ont point cette grâce ne doivent pas s’en mettre en peine. Vous pouvez vous mettre en la présence de Dieu par un simple acte de foi, sans vous forcer pour avoir des représentations, ni dire : "Je veux voir Dieu ou Notre-Seigneur en cette sorte." Non, mes sœurs, ne désirez point cela. Quand Dieu voudra se façonner à notre esprit, à la bonne heure ; mais, hors de là, contentez-vous de dire : "Je crois que mon Dieu est partout. " Non seulement il faut commencer par là à faire l’oraison, mais il est nécessaire de commencer toutes vos prières par la présence de Dieu, afin qu’elles lui soient agréables. Et quand nous avons à faire quelque chose, comme servir les malades il faut toujours commencer par l’acte de foi de la présence de Dieu, afin qu’elle lui soit agréable. O mes sœurs, que cela est beau et facile ! Qui vous l’apprend ? C’est David, qui disait : "Je vois toujours Dieu devant mes yeux." Et quand les patriarches voulaient assurer quelque chose ils disaient : "Je vous dis cela en la présence de Dieu." Il faut donc commencer par là. Mais, comme je vous ai dit, il ne faut pas se mettre en peine d’avoir cette vue imaginative, ni y être longtemps. Si vous voyez cela facilement, en ce moment on peut faire l’acte de foi, et puis passer aux autres.

 

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Le second point de la préparation se fait par l’invocation de l’assistance divine. Si vous y ajoutez l’assistance de la sainte Vierge ! il ne sera que mieux. Or, il ne faut pas plus manquer à ce point qu’au précédent, parce que nous ne pouvons pas avoir une bonne pensée sans la grâce de Dieu.

Le troisième point de la préparation, c’est se représenter le sujet de la méditation. Or le sujet est ordinairement ce que l’on lit immédiatement avant l’oraison. Vous devez l’écouter avec désir de l’apprendre, et essayer de le bien retenir en votre mémoire pour raisonner là-dessus.

Voilà donc le premier point de l’oraison, qui se divise en trois autres points. Le second point, qui est encore divisé en trois autres, c’est, mes chères sœurs, méditer sur la lecture, raisonner sur ce qu’a dit l’auteur voir à quelle fin tendent les points que vous avez pour sujet d’oraison. Et parce que je crains qu’il y en ait entre vous qui aient peine à savoir ce que c’est que raisonner, je viens de parler à Mademoiselle Le Gras d’un moyen pour vous faciliter cela. Elle le trouve bon. C’est qu’une sœur députée dise tout haut, après la lecture des points de la méditation du lendemain matin, ce qu’il faudra faire pour bien prendre la lecture ; comme par exemple, après le premier point lu, elle pourra dire : "Sur ce premier point nous penserons telle et telle chose." Ainsi, en parlant, elle donnera quelque ouverture à celles qui commencent et qui ne savent pas encore faire l’oraison. C’est le moyen pour faire bien comprendre le sujet de l’oraison et ce qu’elle dira fera plus d’impression dans l’esprit que ne ferait peut-être la seule lecture du sujet. Bien plus, pour celles qui sont déjà avancées, cela les apprendra et formera davantage. Et afin que vous le reteniez mieux, Mademoiselle aura agréable de vous le dire

 

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la première, si elle le trouve à propos, ou le fera faire, ainsi qu’elle le trouvera bon. Elle vous dira donc : "Mes sœurs, le sujet de l’oraison de demain… Et sur cela nous pouvons penser telle et telle chose." Et ce qu’elle vous dira vous servira beaucoup, parce que la lecture ne fait jamais tant d’impression que la parole. Si vous tenez cette pratique, je vous assure que vous avancerez en la vertu par les connaissances que Dieu vous donnera, et que vous éprouverez de grands élans de son amour. Ensuite Mademoiselle commettra quelqu’une pour continuer cette pratique

Voilà le premier point du second, qui est de raisonner sur la lecture. Le second point est qu’après avoir bien reconnu la vertu ou le vice où tend le sujet que vous avez médité (car, si c’est une vertu, le but de l’oraison est de vous la faire pratiquer ; si c’est un vice, elle tend à l’exterminer) vous voyiez les raisons que vous avez d’embrasser l’un et de fuir l’autre. Celles qui observent bien l’ordre de la journée, depuis le matin jusqu’au soir, autant qu’elles le peuvent, voyez-vous, mes sœurs, ces personnes-là se font un vaisseau dans lequel elles iront à Dieu. Au contraire, celles qui ne gardent point leurs règles et qui ne se lèvent point à l’heure marquée, vous les verrez toujours détraquées. Et remarquez, pour ces personnes-là qui ne gardent point l’ordre de l’emploi de la journée, il est comme impossible qu’elles persévèrent. Il faut donc vous donner à Dieu pour être fidèles à garder cet emploi, en sorte que vous n’y manquiez jamais, si ce n’est pour quelque affaire qui ne peut se remettre. Hors de là, mes filles, observez bien cela, sans y manquer, ni se lasser de faire toujours la même chose.

Voyez-vous mes sœurs, Dieu nous donne l’exemple de cette persévérance en toutes les créatures. Je me servirai seulement de celui du soleil. Vous savez que cet astre suit

 

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sa carrière de même sorte depuis tant de milliers d’années que Dieu l’a créé pour éclairer le monde ; et il a toujours observé cette règle sans y manquer. Dieu a ordonné au soleil de se lever à une telle heure, et jamais il n’y manque. Dieu lui a donné des bornes qu’il ne passe point, et il s’approche de nous jusqu’au point que Dieu lui a marqué ; mais, quand il y est arrivé, il ne s’avance plus et s’en retourne d’où il était venu en six mois, et est six autres mois devant que d’arriver. Or, quand il est parvenu à ce tropique, il recommence à venir à nous, mais il ne passe pas sa règle. Lorsqu’il est plus près de nous, c’est environ la saint Barnabé. Et les astrologues disent qu’il s’en faut d’environ quatre heures qu’il n’arrive en deça, et autant qu’il n’arrive au delà. De sorte qu’il lui faut six mois pour aller d’un tropique à l’autre, et il observe toujours son cours tout le long de l’année. Est-il arrivé au point que Dieu lui a marqué, jamais il ne passe.

Or, mes chères sœurs, si le soleil obéit à Dieu exactement, ce grand astre lumineux, qu’on a autrefois adoré comme un dieu à cause de sa beauté et du bien qu’il communique aux hommes (et même il y en a qui l’adorent encore) si, dis-je, le soleil obéit à Dieu de la sorte gardant la règle qu’il lui a donnée, à combien plus forte raison les hommes et les Filles de la Charité sont-elles obligées d’observer les règles que Dieu veut qu’elles observent. O mes filles, il faut s’en tenir là. Si vous le faites, vous serez de vrais soleils et mériterez la louange qu’on donne au soleil ; si vous ne le faites pas, vous serez semblables à la lune, tantôt pleine et puis décroissante ; bien davantage vous deviendrez des nuées ; oui, une fille qui manque à l’ordre qu’elle doit garder, devient ténèbres.

Voilà la différence qu’il y a entre une qui est exacte

 

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et une qui ne l’est pas. Celle qui ne s’observe pas à garder l’ordre, n’a que des ténèbres pour elle et pour les autres. Mais les filles qui sont fidèles à cela sont des soleils parmi les autres, elles sont à édification à tous. Et en effet, ne voyez-vous pas en quelle recommandation est parmi vous une fille qui a bien gardé ses règles ? Vous la louez et dites : "Ah ! que voilà une fille qui est heureuse !" On ne la loue pas durant la vie, mais après la mort. Et prenez-y garde, vous trouverez que vous avez loué nos sœurs défuntes principalement pour avoir gardé leurs règles, non sans raison car les saints Pères tiennent que c’est ce qui fait les saints. Je vous l’ait dit plusieurs fois et vous le dis encore : les saints tiennent, notamment Clément huitième qu’un religieux ou une personne de communauté ou religion qui est exacte à sa règle quand la cloche l’appelle, qui est la voix de Dieu, cette personne mène une vie de saint. Et ce saint Pape, que j’ai eu le bonheur de voir, avait accoutumé de dire que, si on lui donnait ces marques-là en une personne il la canoniserait.

Suivant cela, mes sœurs, lés filles qui garderont l’ordre de l’emploi de la journée vivront comme des saintes. Mais celles qui ne l’observeront pas, qui aimeront mieux leurs vaines satisfactions, vous les verrez toujours déréglées. Tantôt elles feront, puis elles ne feront pas. Ainsi ce seront de pauvres créatures qui n’auront point de vertu. Or, s’il est ainsi, que vous ne gardiez point d’exactitude, donnant à la nature ce qu’elle demande, vous ne sauriez être contentes, ni trouver de vraies satisfactions, quoique vous en cherchiez. Hors de là vous avez beau faire, si vous n’observez vos règles, Dieu n’a point d’yeux pour vous regarder avec plaisir, ni d’oreilles pour vous écouter ni de mémoire pour se ressouvenir de vous, comme il fait de celles qui

 

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lui sont fidèles. Mais, si vous faites ce qui est porté dans l’ordre de l’emploi de votre journée, assurez-vous que vous commencez à former un beau tableau, qui agréera à Dieu et qui vous rendra bienheureuses, et, au contraire, celles qui ne s’en soucieront pas seront malheureuses ; car je ne pense pas qu’il y ait état plus malheureux dans le monde que celui d’une personne qui ne sait pas ce qu’elle doit faire et qui se trouve dans une Compagnie sans y observer les règles.

A Saint-Paul, ma sœur, se lève-t-on à quatre heures ?

— Oui, mon Père, Dieu nous fait la grâce d’y être plus exactes que de coutume.

— Dieu vous bénisse, ma sœur !

Nos sœurs de Saint-Germain-de-l’Auxerrois, vous levez-vous ?

— Mon Père, nous ne nous levons guère à quatre heures, parce que le plus souvent nous ne nous couchons qu’à dix.

— O ma fille, il y a de la différence entre manquer ordinairement à se lever à l’heure et y manquer quelquefois. Il faut être exactes à l’heure et autant que faire se peut. On rapporte qu’il y a des esprits malins qui ont charge, les uns de faire en sorte qu’on ne se lève pas promptement à l’heure ordonnée, et les autres, de faire que celles qui se lèvent, pensent à quelqu’autre chose qu’à Dieu, dès qu’elles sont éveillées. Or, ma sœur, dites à la sœur servante que je la prie et toutes nos sœurs, au nom de Notre-Seigneur, de se mettre en cette pratique.

A Saint-Nicolas-des-Champs, se lève-t-on ?

— Oui, mon Père, nous n’y manquons guère, si ce n’est quand nous nous couchons tard.

— A Saint-Nicolas-du-Chardonnet, est-on exact à cela ?

— Oui.

 

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— Dieu soit béni !

Aux Enfants trouvés, ma sœur, se lève-t-on à quatre heures ?

— Oui, mon Père, si ce n’est qu’il y en ait qui soient incommodées ; et quand elles y manquent, elles en demandent permission.

— Voici la différence qu’il faut faire : quand, le long du jour, on prévoit qu’on ne pourra se lever à quatre heures, il faut demander permission, dès le soir, à Mademoiselle ; si la maladie prend la nuit il faut dire à celle qui a soin d’éveiller : "Ma sœur, je me suis trouvée mal cette nuit ; je vous prie d’en avertir." Voilà comme nous faisons et encore plus ; car, si vous étiez chez nous, vous verriez un frère nous venir rendre compte des frères qui ne sont pas à l’oraison, et cela sur le lieu même ; un clerc, des clercs et des prêtres, et nous dire : "Un tel n’est pas là." Et ainsi, mes sœurs, ne vous étonnez pas si on vous ordonne de demander permission.

Or, il y a certaines occasions dans lesquelles on ne peut garder l’ordre de l’emploi de la journée ; par exemple, on viendra à votre porte au temps de votre oraison, pour qu’une fille aille. voir un pauvre malade qui est pressé, que fera-t-elle ? Elle fera bien de s’en aller et quitter son oraison, ou plutôt en la continuant, parce que Dieu lui commande cela. Car, voyez-vous, la charité est pardessus toutes les règles, et il faut que toutes se rapportent à celle-là. c’est une grande dame. Il faut faire ce qu’elle commande. C’est donc en ce cas, laisser Dieu pour Dieu. Dieu vous appelle à faire l’oraison et à même temps il vous appelle à ce pauvre malade. Cela s’appelle quitter Dieu pour Dieu.

Or, mes chères sœurs, ne voulez-vous pas bien aujourd’hui vous donner à Dieu pour observer vos règles,

 

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voyant les avantages qu’il y a pour celles qui y seront fidèles, et les malheurs dont celles qui les laissent sont menacées ? Je prie Dieu de vous donner un nouveau désir de les garder. Vous en voyez l’importance par ce que nous avons dit.

Mais, dites-moi, mes sœurs, êtes-vous bien résolues à garder l’ordre de l’emploi de la journée ? Je parle à toutes ; je parle à ma sœur Jeanne, à ma sœur Françoise et à toutes en général. Répondez-moi en votre particulier. Sentez-vous cette résolution de bien garder vos règles ? Si cela est, vous êtes bienheureuses, si cela n’est pas, je ne veux pas dire que vous soyez malheureuses, mais pour le moins non heureuses. Ne voulez-vous pas bien vous donner à Dieu pour garder cet ordre ?

Quelques-unes dirent qu’elles le voulaient, et les autres montraient assez par leur composition que c’était leur désir.

Dieu vous bénisse ! Dieu soit béni, mes chères sœurs ! Mais ce n’est pas assez de vouloir, il faut offrir votre volonté à Dieu et dire : "O Seigneur, voilà que je viens de donner ma parole, que je veux observer l’ordre de l’emploi de la journée. Si maintenant on demande si je n’y manquerai point, je dirai que je ne puis y être fidèle sans vous ; et partant donnez-moi la grâce nécessaire pour cela. Ah ! Seigneur, vous avez promis aux âmes qui n’ont point d’autre intention que de vous plaire, que vous observerez par elles, en elles et avec elles les règles que vous leur avez données ; c’est donc à vous que je m’adresse pour vous demander la grâce de bien observer mes règles. De moi je ne le mérite pas ; mais je vous le demande par les prières de votre sainte Mère et pour l’amour que vous portez à mon bon ange."

Mes sœurs, voyez si cela n’est pas raisonnable de garder cet ordre. Voilà donc une parole que vous venez de

 

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donner à Dieu, que vous garderez l’ordre de l’emploi de la journée. Le voici. Commençons à le lire. Nous en avons dit quelque chose dans un autre entretien ; mais je ne sais comment cela fut mêlé. Nous le recommencerons.

Ordre de l’emploi de la journée.

"Elles se lèveront à quatre heures" et se coucheront à neuf ; car, quoiqu’il ne soit pas dit dans cet article, cela se doit entendre. "Elles se lèveront à quatre heures, donnant leurs premières pensées à Dieu." Voilà le premier article. Et avant que de l’expliquer, il faut savoir si vous faites ce qu’il contient. Je sais qu’il y en a qui y sont exactes ; mais il faut savoir si toutes se lèvent à quatre heures. Je sais encore qu’on le fait ici et en quelque autre lieu. Or, il faut être exactes à l’heure aussi bien du coucher que du lever, si ce n’est que ces pauvres filles qui ont quantité de malades fussent occupées dans ce temps-là à préparer les médecines pour le lendemain. Hors de là, il faut être couchées à neuf heures et se lever à quatre. Et l’on remarque que celles qui ne le font pas, encore qu’elles portent l’habit de Filles de la Charité, ne le sont point en effet.

Il est dit dans ce point : "Elles donneront leurs premières pensées à Dieu." Voyez-vous, mes filles, Dieu a fait voir ceci à quelques saints, que le bon et le mauvais ange veillent toute la nuit : le bon ange, pour mettre une bonne pensée en l’esprit de la personne dès qu’elle est éveillée ; et le mauvais ange, afin de lui en présenter une mauvaise. C’est pourquoi vous devez être bien sur vos gardes pour ne point admettre d’autre pensée que de Dieu à votre réveil premier et faire en sorte d’en avoir de bonnes dès que vous êtes éveillées. Quand vous ne diriez que ceci : "O Seigneur, vous êtes mon Dieu ; je vous adore de tout mon cœur", c’est assez ; vous avez

 

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fait ce que le bon ange désire que vous fassiez ; mais, quand une fille laisse vagabonder son esprit où ses passions la portent (car il y en a qui ont des passions ou d’amour ou de haine, et l’esprit malin ne laisse pas de les présenter sitôt qu’on est éveillé), quand une fille s’y arrête, que gagne le diable ? O mes filles, il a ce qui appartient à Dieu. Nous devons à Dieu toutes nos pensées, toutes nos actions et tout ce que nous sommes, et nous manquons à cela quand nous écoutons les pensées qui viennent du diable, lequel dérobe ce que nous devrions donner à Dieu. Or, pour éviter cela, dès que vous êtes éveillées, vous devez être soigneuses non seulement d’ouvrir votre cœur à la pensée que le bon ange vous présente, mais aussi de le fermer à toutes celles que l’esprit malin vous suggère, et dire : "Mon Dieu, je vous adore ; ah ! Seigneur, je vous donne mon cœur, faites-moi la grâce que je ne vous offense point, mais que je fasse votre volonté en toutes choses."

Voilà, mes chères sœurs, à peu près les pensées que vous devez avoir à votre réveil. Vous ne vous souviendrez pas de toutes, ou bien vous en aurez d’autres, n’importe, pourvu que vous pensiez à quelque chose de Dieu, quand vous ne diriez que ceci : "Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur", il suffit, vous acquittant bien de cela, c’est offrir à Dieu les prémices de vos pensées, et c’est ce qu’il demande de vous.

Voici ce qui suit : "Elles s’habilleront diligemment, feront chacune son lit." Il faut donc s’habiller promptement et ne pas faire comme plusieurs, qui traînent et passent leur temps à s’ajuster, pour plaire, je ne dis pas à qui. Or, cela est blâmable, s’il y en a qui le font. Ah ! mes sœurs, il faut être diligentes et prendre votre robe sans tant de façon.

 

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Avant que d’achever de se vêtir, il faut prendre de l’eau bénite. Vous savez que l’eau bénite par l’ordre de l’Église a cette vertu efficace de chasser le démon, qui a voulu vous donner de mauvaises pensées. Ainsi il faut être exactes à s’en servir et à en avoir auprès de son lit ou dans sa chambre.

Après que cela est fait, il est dit : "Elles se mettront à genoux."Pour quoi faire ? Pour adorer Dieu, le remercier de vous avoir préservées durant la nuit. Adorer Dieu, c’est-à-dire le reconnaître créateur et sauveur du monde et souverain seigneur de toutes choses reconnaître qu’on dépend entièrement de lui quant au corps et quant à l’âme, et pour cela lui dire : "Seigneur, je vous reconnais pour celui à qui toute créature doit obéir ; et pour moi, Seigneur, je me soumets entièrement à votre divine majesté."Or, il ne faut presque pas de temps ; tout cela se fait par un seul acte d’adoration, car disant : "Seigneur, je vous adore", l’on reconnaît son empire souverain et absolu sur les choses visibles, spirituelles et sur toutes les bonnes âmes.

Ce n’est pas assez d’adorer Dieu ; vous avez un autre acte qui suit c’est le remerciement de ce qu’il vous a préservées la nuit. Et s’il vous est arrivé de faire quelque péché, même ne le voulant pas, il faut lui en demander pardon ; car il y a certains péchés qui se commettent en dormant, pour lesquels l’évêque de Paris ordonne aux prêtres de s’abstenir d’offrir le saint sacrifice ce jour-là. Je ne veux pas vous les nommer, mais Mademoiselle Le Gras vous les dira. S’il vous était donc arrivé de tomber en quelqu’un, il faudrait s’humilier et en demander pardon à Dieu.

Après cela, il faut s’humilier, s’offrir à Notre-Seigneur, avec toutes les actions de la journée, en cette sorte : "Seigneur, je m’offre à vous et vous donne tout

 

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ce que je ferai aujourd’hui et tout le temps de ma vie." N’est-il pas bien raisonnable, mes sœurs, que le fruit d’un arbre qui est planté dans un jardin soit rendu à qui appartiennent l’arbre et le fruit et le jardin ? Dieu vous a plantées, comme des arbres dans ce monde, pour porter des fruits d’humilité, patience pauvreté et de toutes les autres vertus. C’est cela que Dieu demande de vous ; et ainsi vous voyez l’obligation que vous avez de vous offrir à sa divine majesté avec tout ce que vous pouvez faire.

Que faut-il donc dire pour cela ? Il faut, au moment qu’on est éveillé, élever son cœur à Dieu et dire : "Ah ! Seigneur, je vous adore et vous remercie des grâces que vous me faites. Mon Dieu, je vous offre et moi et toutes mes actions." Car, voyez-vous, mes filles, ce ne serait pas assez de reconnaître que nous dépendons de Dieu ni de nous offrir à lui, si nous ne lui offrions nos œuvres. Ce ne serait pas assez à un arbre de dire à celui à qui il appartient : "Mon maître je suis à vous" ; mais il doit, de plus, dire : "Et tous les fruits que je porte."

Monsieur, me direz-vous, si je fais ainsi, qu’arrivera-t-il de cela ? — Il arrivera, mes sœurs, que toutes vos pensées, toutes vos actions, toutes vos paroles et tout ce que vous ferez sera agréable aux yeux de Dieu, et l’on verra les Filles de la Charité croître en vertu de jour en jour. Pourquoi ? Parce que vous avez fait une oblation de vous-mêmes à Dieu, et en vertu de cette oblation que vous lui faites, vous lui offrez tous ces actes de vertu, et en même temps vous les pratiquez. Il les regarde avec plaisir. Ah ! c’est cela qui s’appelle grâce gratifiante, qui vous rend agréables à Dieu de plus en plus, avec laquelle vous lui êtes toujours agréables, servant les enfants, entendant la messe et faisant l’oraison, bref en toutes choses, tout ainsi qu’un enfant plaît à son père en tout

 

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ce qu’il fait, mais avec cette différence que jamais enfant n’a tant aimé et plu à son père que vous faites à Dieu, quand vous pratiquez ce que vous venons de dire.

Afin de le mieux retenir, relisons encore ce premier point : "Elles se lèveront à quatre heures." Or, souvenez-vous d’avoir toujours quelque bon mot pour dire à Notre-Seigneur à votre réveil, comme celui-ci : "Mon Dieu, vous êtes mon Dieu, je vous donne mon cœur", ou quelqu’autre équivalent. Pourvu que vous lui disiez quelques paroles, cela suffit. Mais il est bon néanmoins, pour s’y habituer, d’en retenir quelques-unes de celles que nous avons dites, comme celle-ci encore : "Mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur."

Voilà huit actes que vous devez faire tous les jours sans y manquer. Voyez si cela est difficile et si vous ne devez pas vous donner à Dieu pour y être fidèles. S’il y en avait parmi vous qui ne s’en soucient pas, nous pouvons dire que, si elles sont fidèles, elles ne le seront pas en beaucoup, et ainsi il n’y a rien à attendre d’elles ; c’en est fait.

Voilà donc, mes sœurs le premier article expliqué. Ce qu’étant fait, il faut venir à la chapelle ici.

Voici le second article : "A quatre heures et demie, elles feront en commun les prières ordinaires et ensuite entendront lire les points de méditation, laquelle on fera durant demi-heure."

Sa charité demanda à Mademoiselle Le Gras comme cela se faisait. Elle dit qu’il y avait un livre imprimé duquel on se servait et que, s’il le jugeait à propos, une sœur les dirait tout haut. Ce qui fut fait par deux sœurs, qui dirent l’une après l’autre les actes de foi, d’adoration, d’actions de grâces, d’offrande, etc. Après quoi M. Vincent dit :

Il y a deux manières de faire ces actes : ou avec intervalle, ou sans intervalle.

 

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Fait-on faire cela à des sœurs tout haut, ou une sœur les fait-elle tout de suite sans faire de pose ?

— Monsieur, répondit Mademoiselle Le Gras, la sœur qui fait les prières les dit tout haut, et les autres la suivent, faisant les mêmes actes tout bas, parce que la plupart les savent par cœur, et celles qui ne les savent pas joignent leur intention.

— Mademoiselle, je pense qu’il sera bon de faire apprendre tout cela par cœur à celles de nos sœurs qui ne le savent pas ; car, voyez-vous, il faut que cela soit bien inculqué dans l’esprit pour pouvoir suivre celle qui les dit tout haut. On n’a pas toujours l’esprit présent. A Sainte-Marie, les directrices des nouvelles venues leur apprennent tout cela et leur en font rendre compte, leur demandant : "Que faut-il faire quand on est éveillé ? Il faut adorer Dieu, il faut faire tel acte." Elles ne se contentent pas de voir qu’elles le savent ; mais elles leur enseignent la manière de le bien faire. Car, mes sœurs, vous dites qu’il faut adorer Dieu ; qu’est-ce qu’adorer Dieu ? Et ainsi des autres actes, jusqu’à ce qu’elles les sachent, lesquels vous devez faire de même, parce qu’ils vous feront entrer dans la connaissance des choses célestes, vous éloigneront de celles de la terre, et votre esprit en sera éclairé pour voir la beauté de la vertu. Car, voyez-vous, moins l’esprit est embarrassé des choses de la terre, plus il est disposé à recevoir les lumières de Dieu. Or, quand vous entrez en oraison, vous élevez votre esprit au ciel et vous l’éloignez de la terre. Là vous voyez les perfections divines, vous entendez des mystères que vous n’avez jamais vus. Mais admirez cela : après, quand on voit la bonté de Dieu et combien il a fait pour les hommes et, au contraire, la laideur du vice, on en conçoit de l’horreur. Et ainsi vous faites des actes conformément

 

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aux affections que vous sentez. Voyant la beauté de la vertu, vous dites : "Ah ! mon Dieu ! voilà qui est beau ; oh ! si je pouvais l’avoir !" Voyez, mes sœurs, ce que c’est que l’oraison. Quand vous y entrez, vous avez l’esprit rempli de ténèbres ; mais, quand vous y êtes, voilà une lumière qui chasse toutes ces ténèbres, ainsi qu’une chandelle allumée dans une chambre. Et par cette lumière vous connaissez chaque chose comme elle est. Voyant la vertu, vous connaissez l’estime qu’il en faut faire. Et parce que nous ne pouvons pas voir le bien comme bien sans nous porter à l’affectionner, ni connaître le vice comme vice sans le détester, voilà pourquoi, si vous êtes fidèles à cette pratique, Dieu vous fera la grâce de connaître et affectionner la vertu ; et pour cela vous direz : "Oh ! que cela est beau ! Oh ! qu’il fait bon aimer à obéir ! Oh ! qu’il est bon de servir les pauvres en l’esprit qu’une bonne Fille de la Charité le doit faire !" Incontinent que vous aurez fini ce deuxième point, vous passerez au troisième, qui comprend les résolutions.

Après avoir vu la beauté de la vertu, il faut passer plus avant et se résoudre à la pratiquer ; autrement, ce ne serait pas avoir bien fait l’oraison. Une personne qui médite sur l’amour de Dieu et qui dit : "Ah ! Seigneur, que vous êtes beau ! Je veux que désormais vous soyez l’objet de mon amour. Je vous demande cette grâce", elle doit ajouter à ces affections cette résolution : "Voilà, mon Dieu que je me résous à faire tout ce que je pourrai pour votre amour" ; et puis après venir à la pratique dans les occasions. Suivant cela, vous voyez combien se trompent ceux qui passent tout le temps de l’oraison à s’imaginer leur sujet, ou qui, se sentant enflammés d’affection, en demeurent là sans faire des résolutions. On se résout donc à pratiquer ce qu’on a vu dans l’oraison, soit pour déraciner quelque vice, si l’on

 

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en remarque en soi, soit pour faire le bien. Voici, par exemple, ce que vous pouvez dire : "Mon Dieu, quand je ferai quelque chose pour les pauvres, je veux le faire pour l’amour de vous, donnant la nourriture à ce pauvre corps, afin qu’il ait des forces pour vous servir. Si je m’emploie à des actions plus relevées, comme d’entendre la sainte messe, faire l’oraison, ou me préparer à la sainte communion, je veux faire tout cela pour l’amour de vous, afin de vous plaire, et ne rien faire pour la considération de la créature."

Quoi ! mon Seigneur ! que désormais je fasse cela ! Il n’y a qu’à se recolliger, et c’était la grande oraison de saint Antoine. O mes filles, voilà qui va bien, je suis consolé. Mais, pour celle du jour, il faut la faire vers cinq heures et demie autant que vous pourrez.

A une sœur de Saint-Germain-en-Laye :

Ma sœur, faites-vous l’oraison ? — Mon Père, non pas toujours, mais nous n’y manquons guère.

— Au nom de Dieu, n’y manquez plus, ma fille, et concevez bien l’importance de bien faire l’oraison. Car, voyez-vous, mes chères sœurs, comme je vous dis dernièrement, l’oraison est aussi nécessaire à l’âme pour la conserver en vie, que l’air à l’homme, ou bien l’eau au poisson pour la conservation de sa vie. Or, comme les hommes ne peuvent vivre sans air, mais meurent lorsqu’il leur manque, de même une Fille de la Charité ne saurait vivre de l’esprit de la grâce sans l’oraison ; et si, lorsqu’elle y manque, elle ne meurt pas quant au corps, elle commence à mourir à la grâce. Voilà pourquoi vous devez faire votre capital de bien établir cela entre vous, et ce doit être le soin des sœurs servantes de le faire bien observer. De temps en temps je le demanderai, s’il plaît à Dieu.

 

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"Après la messe, elles iront déjeuner et reprendront chacune son emploi." Que si on ne pouvait l’ouïr que bien plus tard, on ne ferait point de difficulté de déjeuner avant que d’y aller. Oh ! il le faut principalement avant que d’aller voir les malades, à cause de l’air. Je sais que c’est une bienséance et même un acte de piété de l’entendre à jeun. Mais aux personnes de travail, oh ! il ne faut point prendre garde à cela.

"A onze heures et demie, elles feront l’examen particulier, s’arrêtant sur les résolutions, etc."

Alors M. Vincent demanda à une sœur :

Ma fille, faites-vous votre examen particulier avant le repas ?

— Oui, mon Père.

— Dieu vous bénisse ! Je vous assure que nos pauvres frères de la Compagnie y sont si exacts que cela me console. Voilà M. Portail qui m’en est témoin. C’est une grande bénédiction de Dieu. Vous voyez ces pauvres frères se mettre à genoux en revenant de leur travail pour faire leur examen particulier ; et bien plus les serviteurs s’y mettent avec eux, à leur exemple.

Or, mes sœurs, cet examen peut se faire en deux manières. L’une, en regardant si l’on a été fidèle aux résolutions de l’oraison du matin, car c’est le fruit de l’oraison de prendre de bonnes résolutions et pratiques. Par exemple, voilà une vertu dont j’ai besoin : je suis prompte, j’ai besoin de patience, je suis paresseuse, j’ai besoin de diligence. Et ainsi des autres. Comme l’on s’est proposé cela pour pratique, il faut faire attention, à l’examen particulier, si on a été fidèle, ou non. Ou bien il se fait en une autre manière, qui est que l’on tâche de connaître en particulier le défaut où l’on est plus enclin, pour s’en corriger. Et avant le repas on fait attention si on l’a mortifié. Et ainsi, quand vous faites votre communication au confesseur, soit M. Portail

 

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ou un autre, la principale chose, c’est de lui dire quelle passion vous domine le plus et vous fait plus de peine, afin qu’il vous donne des moyens pour vous surmonter. C’est le fait du directeur ou de la directrice de demander cela à celle qui leur parle. "Ma sœur, voilà votre communication faite ; quelle est la passion qui vous tourmente le plus ?" Elle doit dire : "Mademoiselle, c’est celle-là." — "Oh bien ! ma sœur, tâchez de prendre les moyens pour vous en défaire, et pour cet effet, il faut vous appliquer à la vertu contraire." Ainsi, mes sœurs, faire aboutir là les résolutions de votre oraison, faire l’examen particulier sur cela, non seulement deux fois le jour, à l’heure accoutumée, mais y faire souvent attention, se demander : "Qu’est-ce que j’ai résolu ce matin à l’oraison ?" Si c’est de mortifier l’impatience, par exemple, vous direz : "J’ai coutume de m’impatienter avec ma sœur, comment me suis-je comporté ?" Et si l’on voit que l’on a pratiqué la patience dans l’occasion qu’on a eue de se fâcher, et qu’on ne l’a pas fait, il en faut remercier Dieu ; sinon, en demander pardon et s’imposer pénitence. Car, voyez-vous, il est impossible de bien corriger un vice si on n’est exact à cela.

Les païens mêmes ont connu cette nécessité ; de sorte qu’il importe que vous soyez fidèles à cet examen. Sénèque, qui était un philosophe païen, faisait tous les jours l’examen pour voir s’il avait vécu comme un philosophe est obligé de vivre et s’il n’avait point manqué à pratiquer les vertus d’un philosophe.

Voilà donc la différence d’un examen particulier, tant pour l’acquisition d’une vertu que pour déraciner un vice. Mais souvenez-vous que vous ne devez jamais rendre compte de vos consciences, que vous ne demandiez quel vice particulier vous devez combattre, ou la vertu à laquelle vous devez tendre, et y employer autant

 

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de temps qu’il sera nécessaire pour cela, un mois, trois mois, un an, si l’on trouve ne s’être pas assez exercé, trois ans, si besoin est.

"Ensuite dîneront, disant le Benedicite, et le reste. Après le dîner, la récréation, etc."

Mes sœurs, voilà qui parle de soi-même. Votre récréation doit être faite dans une grande modestie. Et si quelqu’une s’échappait a quelque immodestie, ou entrait en quelque entretien contre la charité, la sœur à ce députée doit dire : "Nous allons entrer, mes sœurs, dans une matière qui ne nous est pas utile." Et cela fera souvenir de la présence de Dieu.

A deux heures, la lecture et le silence, que l’on finit par ces paroles : Christus factus est pro nobis obediens.

Voilà qui est beau. Je ne sais si on garde cela hors la maison.

Aux Treize Maisons (2), ma sœur, le faites-vous ?

— Mon Père, nous le faisons, mais à une autre heure, par l’ordre de Mademoiselle, à cause des enfants.

Oh bien ! mes sœurs, nous en demeurerons là ; et quoique nous n’ayons pas dit grand’chose, vous ne laisserez pas d’avoir le mérite d’avoir pris la peine de venir pour écouter parler un pécheur. Plaise à Dieu donner bénédiction à ce qu’il vous a dit par sa bouche ! Mes sœurs, assurez-vous que, tant que vous garderez cet ordre, Dieu vous gardera, parce que Dieu est auteur de tout ordre ; et la chose la plus agréable à Dieu que vous puissiez faire, c’est de garder vos règles.

Une sœur demanda pardon, voyant que Monsieur Vincent était prêt à finir la conférence ; à laquelle il dit :

Oh bien ! ma sœur, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ,

2). Nom donné au pâté d’habitations qui servaient de demeure aux enfants trouvés, rue au Faubourg-Saint-Denis. Un agrandissement obligea de changer plus tard cette dénomination, et l’on eut les Quatorze Maisons.

 

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qui vous a inspiré de faire cet acte de pénitence, qu’il vous fasse la grâce de vous corriger. Je prie Notre-Seigneur, mes chères sœurs, qu’il fasse connaître à la communauté la beauté de ces actes d’humilité pour commencer cette pratique et la continuer. Je prie Notre-Seigneur qu’il fasse la grâce à toutes nos sœurs d’entrer dans la pratique de tout ce que nous venons de dire, et qu’à même temps que je prononcerai, de sa part, les paroles de bénédiction, il opère dans votre esprit la grâce nécessaire pour bien observer les règles qu’il vous a données.

 

106. — CONFÉRENCE DU 25 NOVEMBRE 1658

EMPLOI DE LA JOURNÉE.

— EXPLICATION DE L’ÉVANGILE DES VIERGES SAGES ET DES VIERGES FOLLES.

— DÉVOTION A SAINTE CATHERINE.

Mes chères sœurs, nous ferons deux choses en cette conférence-ci : la première sera de vous lire quelque articles de vos règles, et l’autre de nous entretenir, par manière de conférence, sur le sujet de la fête de sainte Catherine, qui est aujourd’hui. J’en interrogerai quelques unes, si le temps le permet, vous demandant vos pensées sur l’évangile qui se lit aujourd’hui.

Mademoiselle Le Gras demandant si ce serait les pensées de l’oraison du matin, M. Vincent répondit :

Non, Mademoiselle, ce seront celles qu’on aura sur-le-champ.

Mes sœurs, nous ne faisons donc autre chose que lire vos règles simplement, sans vous les expliquer, pour deux raisons. La première, c’est parce que vous les gardez, que cela est en usage parmi vous et que, par la grâce de Dieu, vous les savez par la pratique. La deuxième, parce qu’en vous expliquant les autres règles, vraisemblablement nous avons expliqué celles-ci.

Entretien 106. — Ms. SV p. 349 et suiv., p. 367 et suiv.

 

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Voici le huitième article de vos règles de l’ordre de la journée.

"8° Après le silence il faut continuer le travail ; l’on pourra encore s’entretenir comme devant de quelque chose d’édification, etc."

Voilà, mes sœurs, ce qui suit l’heure du silence ; l’on vient de dire comme vous la devez passer.

"9° A cinq heures et demie, on fera l’oraison jusqu’à six heures, etc."

Oh ! que cela est beau I avoir vu Notre-Seigneur le matin et lui avoir parlé, et le faire encore après-dînée ! O Sauveur ! quel bonheur ! Mais, s’il en est qui ne soient pas fidèles à bien garder cette règle-là de faire l’oraison de l’après-dînée, oh ! Sauveur ! vous êtes assurées que vous les verrez déchoir petit à petit et tomber en un pitoyable état. Si elles avaient l’humilité avant cela, on n’en verra plus ; si de l’amour pour Dieu et le prochain, elles n’en auront plus. Bref, si elles avaient quelque bonne coutume, comme de s’entretenir de quelque bonne chose, on ne verra plus rien de tout cela, parce qu’elles n’auront pas été exactes à garder cette règle. Et si vous voyez du déchet en quelques-unes parmi vous, si nous en voyons entre nous (oh ! que sais-je s’il y en a, ou s’il n’y en a point du tout !) mais, s’il y en avait, c’est pour n’avoir pas été fidèles à faire cette oraison et les autres, mais surtout celle-ci ; car c’est à cette heure de l’après-dînée qu’il se trouve plus de difficulté.

"10° Après souper, elles se mettront à faire ce qui est de leur office et observeront le reste qui est marqué pour la récréation d’après dînée."

Voilà, il s’agit de bien faire votre récréation. Oh ! que je souhaite que vous la fassiez comme il faut, et que je le demande à Dieu de bon cœur !

"11° A huit heures, elles se rendront au lieu destiné pour faire en commun l’exercice du soir, etc."

 

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"12° Les vendredis, elles assisteront à la petite conférence qui se fait après les prières du soir en la présence de la supérieure ou de celle qui la représente."

O mes sœurs, que voilà un exercice qui est beau et utile, à mon avis, quand il est bien fait ! Je ne sais si on pratique cela aux paroisses. Ma sœur, le faites-vous chez vous ?

— Oui, mon Père, si ce n’est que quelquefois le service des pauvres nous en empêche.

— J’en rends grâces à Dieu. Oh bien ! ma sœur, continuez cette bonne coutume tant que vous le pourrez, si ce n’est que le service des pauvres vous ôte ce temps-là, car il est bien raisonnable de servir les maîtres les premiers. Les pauvres sont nos maîtres ; ce sont nos rois, il leur faut obéir, et ce n’est pas une exagération de les appeler ainsi, parce que Notre-Seigneur est dans les pauvres.

Il faut retenir cela, voyez-vous, que la petite conférence du vendredi a été établie pour s’accuser des manquements contre les règles de la Compagnie et prendre les moyens de s’en corriger pour cet effet. Chacune y dit sa coulpe à genoux. Voilà qui est beau. Mademoiselle, cela se fait-il ainsi ?

— Mon Père, nous commençons par l’invocation du Saint-Esprit, et puis quelquefois, pas toujours, je dis quelque faute que j’aurais remarquée, soit en général, ou en particulier, Si je m’en ressouviens. Puis après, nos sœurs disent leur coulpe.

— Se met-on à genoux ?

— Mon Père, celles qui s’accusent s’y mettent ; quand les officières le font, alors toutes se tiennent à genoux.

— Dieu soit béni ! Voilà un bon ordre. Reçoit-on volontiers les avis et pénitences qu’on y donne ?

— Mon Père, pour les pénitences, cela n’est pas encore en usage. Nous attendons les avis qu’il vous plaira

 

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nous donner là-dessus. L’on ordonne bien de dire quelquefois le Pater, mais nous n’avons osé rien faire encore de plus rude.

— Eh bien ! il faudra aviser à cela et faire que dans les paroisses aux Forçats et aux Treize Maisons on fasse la même chose à peu près. C’est là, voyez-vous, que vous battez l’esprit malin à dos et à ventre car en cette action, si elle est bien faite, vous effacez le mal que vous avez fait en toute la semaine.

Saint Dominique vit un jour le diable, auquel il dit : "Viens ça que fais-tu là ?" Cet esprit malin répondit : "Je fais mon office je vais partout, et partout je gagne quelque chose ; je gagne à l’église par les distractions dans les prières ; je gagne à table par le plaisir que l’on prend aux viandes ; je gagne en la conversation ; enfin je gagne partout, et il n’y a qu’un misérable lieu où je perds tout." — "Je te commande, de la part de Dieu, lui dit ce saint, de me dire quel est ce lieu-là."

—" C’est dit-il, au chapitre, où l’on s’accuse de ses fautes bien humblement."

Oh ! c’est là, mes sœurs, que le diable perd tout ce qu’il a gagné. Et ainsi il faut se donner à Dieu pour faire cette action-là comme il] a faut faire.

Aux paroisses, on peut faire cela en cette manière. La servante commence par dire les manquements contre les règles, par exemple : "Ma sœur, il me semble que nous avons manqué à faire notre oraison à l’heure que nous aurions bien prise si nous avions prévu telle chose" ou bien : "Nous n’avons pas été bien réglées pour la messe, ou pour les autres observances." Puis elle doit demander pardon. Et après que la servante a parlé, sa compagne doit dire pareillement sa coulpe, avec résolution de prendre garde à se corriger l’une et l’autre de leurs manquements.

 

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"13° A neuf heures, après avoir pris de l’eau bénite et fait à genoux sa petite dévotion, etc."

"14° Depuis la fin de l’oraison du soir jusques après l’oraison du matin du lendemain, elles garderont étroitement le silence, etc.

Rendez-vous bien fidèles à cela, mes sœurs, car c’est un temps précieux. Il y a des monastères où l’on n’oserait quasi ouvrir la bouche dans les heures du silence, et s’il y a grande nécessité de parler, on fait signe, demandant permission de dire quelque mot.

15° Celles qui ont permission d’apprendre à lire et à écrire emploieront, au matin, demi-heure pour lire, etc."

Cela s’entend, mes sœurs, quand il y a du temps de reste après le service des malades, car, si les pauvres ont besoin, il faut laisser là la lecture et dire : "Mon Seigneur, qui est en ce pauvre, me commande de marcher ; il faut qu’il soit servi le premier."

Nous voilà au seizième article. Nous en demeurerons là. Voyons la seconde chose que nous avons proposée.

Mes chères sœurs, l’évangile que l’Église fait lire, ce jour, à la sainte messe sur le sujet de la vie de sainte Catherine, ou la parabole de l’évangile, mérite bien d’attirer notre attention. La parabole nous fait voir deux sortes de personnes qui vivent en religion ou communauté, dont les unes furent rejetées de Dieu et les autres acceptées. Des dix vierges dont il est fait mention, cinq furent rejetées de l’Époux, c’est-à-dire damnées. Dire que Dieu rejette quelqu’un, cela veut dire que Dieu l’envoie aux fonds des enfers. Les cinq autres eurent le bonheur de recevoir leur Époux, qui leur a mérité le paradis, parce qu’elles s’étaient préparées. Leur Époux les a enlevées, comme ses épouses, pour leur faire part de la gloire qu’il possède. Voilà donc, mes chères sœurs, Notre-Seigneur qui dit : "Il y avait dix vierges, dont cinq furent damnées et cinq sauvées."

 

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Dix vierges, voyez-vous, qui vivaient ensemble. Et voilà la moitié qui est rejetée de Dieu ; l’autre fut bienheureuse. Or, mes filles, si l’évangile, qui est véritable, n’était pas l’évangile, si nous n’avions point cette certitude-là, on pourrait objecter quelque chose. Mais principium verborum veritas ; la vérité est le principe de ces paroles. C’est pourquoi on ne peut douter de leur vérité ; car les paroles de Dieu sont effectives et portent toujours leurs effets. Si cela est, comme nous l’apprend l’évangile, que, de dix vierges, cinq sont damnées, n’est-ce pas là un sujet à craindre pour les Filles de la Charité ?

Représentez-vous, mes sœurs, que vous voilà peut-être quarante ou cinquante. S’il y en avait la moitié de sauvées, et l’autre du nombre de ces malheureuses vierges, ah ! Sauveur ! chacune aurait sujet de dire : "Numquid ego sum, Domine ?" O Seigneur, ne serai-je point de ce nombre ? Ou encore : "Serais-je bien assez heureuse d’être dans la voie de ces vierges qui ont été trouvées au gré de leur Époux ?"

Mes filles, les paroles de Dieu sont véritables ; elles parlent d’elles-mêmes ; et ainsi qui ne craindra pas, voyant ce qui est arrivé aux vierges folles ? Ce doit donc être un sujet de crainte, non seulement pour les Filles de la Charité, mais pour toutes sortes de personnes, pour les Carmélites et pour les filles de la Visitation aussi bien que pour vous. Et si vous avez sujet de craindre, mes chères sœurs, ah ! quel sujet en ai-je moi, misérable, pour les abominations de ma vie et pour les obligations de prêtre, qui sont si grandes que peu s’en acquittent comme il faut.

La parabole dit qu’elles étaient toutes vierges ; et en voilà la moitié qui va en enfer ! N’avez-vous pas sujet de craindre, principalement celles qui se trouvent comme ces folles, et de dire : "Serais-je si malheureuse que d’être reléguée avec ces pauvres misérables !" Celles

 

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qui avaient leurs lampes allumées furent menées en paradis mais les autres qui n’avaient point d’huile en leurs lampes ont été rejetées. Et ainsi, mes chères sœurs, celles d’entre vous qui n’ont pas l’huile de la charité doivent craindre d’être de ce nombre. Celles qui ne vont pas comme il faut dans l’observance de leurs règles et qui ont une réponse intérieure qui leur dit : "Si je vis comme cela et si je ne mortifie pas mes passions, je suis perdue", oh ! Sauveur ! celles-là doivent faire leur possible pour sortir de cet état.

Voilà, mes filles, une belle leçon que nous avons aujourd’hui. Mais que faut-il faire pour en profiter ? Il faut faire en sorte que nous soyons du nombre des sages, vivant comme elles ont vécu, et sortir de l’état où ont été trouvées les malheureuses, si nous y sommes.

Or, mes filles, je vous ai dit que je vous demanderai vos pensées là-dessus. Conférons entre nous familièrement sur ce sujet. L’évangile dit que ces cinq vierges ne furent pas trouvées veillantes, mais endormies, et que les autres cinq allèrent au-devant de l’Époux. Dites-nous vos pensées sur cela et quelles sont les choses qui les ont endormies ainsi et ce qui a fait que les sages ont été trouvées veillantes et prêtes à suivre l’Époux.

Ma sœur, quel est votre sentiment là-dessus ?

— Mon Père, je crois que, quand une Fille de la Charité ne suit pas ses règles, elle est endormie.

— Oh ! Dieu soit béni ! L’évangile dit que ces filles ne veillaient pas ; mes sœurs, ma sœur dit qu’une Fille de la Charité qui ne suit point ses règles est endormie et ne veille point ; par conséquent, que cinq vierges malheureuses ont été rejetées parce qu’elles ne veillaient pas à faire les choses qu’elles étaient obligées de faire. Et ainsi, mes sœurs, les Filles de la Charité qui ne vivent pas dans l’observance de leurs règles peuvent être appelées endormies, et, si elles ne se réveillent point,

 

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elles seront malheureuses, parce que, si elles sont surprises dans ce sommeil à l’heure de la mort, elles se trouveront comme ces vierges folles, sans huile. Ainsi elles seront damnées. Ne vous semble-t-il pas que c’est bien répondu et que Notre-Seigneur fera justement d’en user de la sorte ? Quoi ! Dieu vous a choisies pour ses épouses ; il vous a retirées de la masse corrompue du monde et, comme votre seigneur, il vous a donné quelques règles pour les observer ; il vous dit : "Faites cela, ce sont des choses faciles et qui ne surpassent pas vos forces." O mes sœurs, manquer à cette observance, c’est être endormies, comme ces vierges folles.

Ma sœur Vincente, dites-moi : ma sœur Antoinette dit que les sœurs de la Charité qui ne gardent pas leurs règles sont endormies, et que, si elles ne s’éveillent, elles ne seront pas reçues de l’Époux comme ses épouses, que vous en semble, ma sœur ? Et quelles sont celles qui peuvent être appelées endormies ?

— Mon Père, il me semble qu’une fille qui ne fait pas ce qu’elle est obligée de faire en sa vocation est endormie, manquant aux œuvres de son salut, ou bien ne s’en acquittant pas comme il faut.

— Mais, ma fille, elle va visiter les pauvres.

— Mon Père, je crois que cela n’est pas grand’chose, si ce n’est bien fait.

— Vous avez bien dit ma sœur, car ce n’est pas assez de servir les pauvres. Le principal est de travailler à sa propre perfection et manquer à cela, c’est dormir, comme vous dites, aux œuvres de son salut de sorte que celles-là sont endormies qui gardent leurs règles, mais qui ne les gardent pas comme il faut ; elles les font, mais non pas avec toutes les circonstances requises, en la vue de Dieu et le plus parfaitement qu’il est possible, qu’elles soient grandes ou petites, et pour l’amour de

 

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Dieu, qui est la seule fin pour laquelle on doit faire toutes choses.

Ma sœur Françoise, qui peut-on encore appeler endormies comme ces vierges ?

— Mon Père, il me semble que c’est être endormies que faire ses actions négligemment, sans application d’esprit, avec quelque mélange du monde, c’est-à-dire mêler les affections de ses parents, de son pays, l’attache à la recherche des plaisirs, et demeurer dans l’irrésolution si on persévérera ou non, demeurer là, s’acquitter des emplois plus par manière d’acquit que par affection à l’obéissance.

— A celles-là, mes sœurs, appartient proprement le nom d’endormies qui ne font pas pour leur Époux tout ce qu’elles font. Ces filles attendent la venue de l’Époux, comme ces vierges folles, qui avaient assurément quelque autre chose à faire qu’à se préparer à recevoir leur Époux, comme il paraît, puisqu’elles s’endormirent. Or, mes sœurs, si les Filles de la Charité et nous, prêtres de la Mission, ne faisons nos règles pour plaire à cet Époux, si, dans tout ce que nous faisons, nous ne recherchons uniquement Dieu et si nous n’avons désir de lui plaire, nous avons grand sujet de craindre. Pourquoi ? Parce que vous faites bien quelque chose d’extérieur ; mais ce n’est pas pour votre Époux. De sorte, mes sœurs, que celles qui sont en l’état que nous avons dit sont semblables à ces vierges.

Je ne vous en dirai pas davantage. Mais souvenez-vous qu’il faut faire tout ce que vous faites pour vous préparer à la venue de l’Époux, et, pour cela, dresser votre intention dès le matin afin de lui plaire en tout, sans y mêler aucun respect humain. Si vous faites cela, lorsqu’il viendra, il vous embrassera comme ses épouses ; car il a un amour si grand pour les âmes qui lui sont fidèles qu’il n’y a point d’époux qui chérisse son épouse

 

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comme il chérit ces âmes-là. Donc celles-là ont sujet d’espérer qu’elles sont du nombre des bienheureuses vierges qui sont entrées avec l’Époux.

Mademoiselle, ayant demande permission de parler, dit :

Mon Père, ne peut-on pas dire que celles-là sont endormies qui manquent à la pratique des règles, ne croyant pas y être obligées, et qui ne les estiment pas.

— Non seulement c’est être endormies, mais elles sont demi mortes, qui est bien pis qu’être endormies ; car l’endormi s’éveille mais le demi-mort ne se relève pas ? Quoi ! une Fille de la Charité reçoit des règles de Notre-Seigneur et ne pense pas y être obligée ! Qui demeure dans un esprit nonchalant, ou ne fait point ses actions pour l’amour de son Époux, qui communie, ou entend la messe, ou fait quelque autre chose, et n’a pas le soin de le bien faire comme y étant obligée, celle-là est pire que ces vierges ; car elles attendaient leur Époux, et leur seule faute fut de ne pas faire tout ce qu’elles devaient pour se préparer à sa venue. Mais une fille qui méprise les ordres que Dieu lui a donnés, ne tenant compte de les observer, ne fait pas ce qu’elle doit faire. Cette fille-là tôt ou tard sera du nombre des réprouvés, si elle ne se corrige. O mes filles, s’il y en avait parmi vous de celles-là, qui veuillent vivre de la sorte, selon leur humeur sans s’assujettir aux règles, ces filles sont en très grand danger de leur salut, et l’on peut dire qu’elles sont en état de perdition, si déjà elles ne sont pas perdues. Ces cinq vierges-ci étaient perdues en l’esprit de Dieu avant que l’Époux arrivât ; et celles qui ne se préparent pas pour aller au-devant de l’Époux, comme les vierges sages, sont perdues devant Dieu, qui voit leur misérable état. Elles ne le sont pas parce qu’il l’a vu, mais il l’a vu parce qu’elles le sont. Il voit simplement la vérité.

 

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Ainsi, mes sœurs, nous avons grand sujet de craindre si nous nous trouvons dans cette disposition.

Tout ce que nous avons dit, mes sœurs, tend à nous rendre généreuses pour faire tout ce que Notre-Seigneur veut que nous fassions comme a fait sainte Catherine, qui, touchée de compassion en entendant parler du carnage que faisait l’empereur Maximin, eut tant de courage qu’elle l’alla trouver pour lui dire qu’elle s’étonnait comment il osait entreprendre sur le sang des chrétiens, et cela, pour le détourner, si elle eût pu, de faire tant de mal. Oh ! qu’elle veillait bien, cette fille-là ! Oh ! qu’elle gardait bien les règles que Dieu lui avait données ! Elle veillait aux règles chrétiennes ; oh ! elle n’y manquait jamais. Elle veillait aux règles de la charité du prochain, ainsi qu’il paraît dans sa vie.

Mes filles, ayez dévotion à sainte Catherine ; demandez à Dieu la grâce de veiller comme elle, qui osa bien porter la parole à un empereur pour le reprendre de sa cruauté ; mais, n’ayant pu rien gagner sur lui, elle gagna cinquante philosophes, Porphyre avec deux cents soldats, et la femme même de Maximin, qui tous furent martyrisés devant elle. Ce roi, ne pouvant supporter en sa femme les maximes du christianisme, comme il était fort brutal, la fit mourir la première.

Ah ! mes filles, nous n’avons pas l’occasion de nous présenter aux tyrans, comme sainte Catherine, mais vous pouvez garder vos règles pour l’amour de l’Époux. Si nous parlons, si nous désirons faire quelque action, donnons-nous à Dieu afin de tout faire tendre à l’Époux, et ayons toujours intention de faire tout pour lui.

O Compagnie des Filles de la Charité, s’il plaisait à Dieu de t’animer de son esprit, que tu ne regardasses plus que Dieu en toutes tes actions et souffrances, oh !

 

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que l’on y verrait mener une sainte vie ! Voyez-vous, mes filles, voilà comme vous serez si vous avez cet esprit et aimez vos règles. Si toutes ne l’ont pas, il est bien à craindre qu’elles ne se perdent ; car la porte du paradis est bien étroite. Bannissons de nos esprits le soin de nos parents, de nos pays, l’amour d’une sœur plutôt que de l’autre, le désir d’être en cette paroisse, l’amour pour cette dame. Ah ! Sauveur ! bannissons tout cela de nous et les soins mêmes de nos propres personnes pour ne penser à autre chose qu’à nous préparer à la venue de l’Époux. Et s’il y a quelque chose qu’on doive craindre, c’est de nous trouver attachées à quelqu’autre chose qu’à notre Époux. Or, celles qui entretiennent des affections pour les choses que nous venons de dire, attendent bien l’Époux, mais elles ne se préparent pas à le recevoir. C’est pourquoi, mes filles, prenons à tâche de bannir de nous tout ce qui nous pourrait faire tomber dans le malheur de ces vierges folles. Faites-en résolution dès ce moment, afin que vous n’entendiez point, à l’heure de votre mort, cette malédiction de la bouche de votre Époux : "Vous vous êtes endormies dans l’observance de vos règles ; maintenant je ne vous connais point pour mes épouses, allez, je vous abandonne." Mes chères sœurs, faisons en sorte de nous exempter de ce malheur par notre fidélité pour avoir le bonheur de voir cet Époux avec assurance et d’être vues de lui de bon œil.

O Sauveur ! à qui pourrait voir l’amour qu’il porte aux bonnes âmes, il serait impossible de n’être pas épris d’amour pour un Époux qui chérit si tendrement ses épouses. C’est un feu qui échauffe tous ceux qui s’en approchent comme il faut. Mais celles qui ne sont pas veillantes, qu’elles s’éveillent et n’attendent pas à demain, de crainte que l’Époux ne vienne et qu’elles ne

 

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soient rejetées. Mes sœurs, emportons cette résolution avec nous, de faire tout pour plaire à l’Époux. Mais, parce que nous ne pouvons rien de nous-mêmes pour cet effet, je prie Notre-Seigneur qu’il nous fasse à tous cette grâce ; et, de sa part, je prononcerai les paroles de bénédiction.

 

107. — CONFÉRENCE DU 8 DÉCEMBRE 1658

RÉCITATION DU CHAPELET.

OCCUPATIONS DES DIMANCHES ET FÊTES.

(Emploi de la journée, art. 16 et 17)

Monsieur notre très honoré Père, après l’invocation du Saint-Esprit à son ordinaire, commença par ces paroles :

Or sus, béni soit Dieu, mes sœurs ! In nomine Domini ! Nous continuerons la lecture de vos règles et cela tout en courant

Voyez ce que dit cet article touchant le chapelet : "16° Outre ce que dessus, on dira son chapelet, et ce à diverses reprises, etc."

Or, l’importance de bien faire cette prière, vous la savez, puisque, de toutes les oraisons, il n’y a que celle-là, c’est-à-dire le Pater, que Notre-Seigneur ait enseignée à ses apôtres ; et c’est la prière, au moins la principale partie, qui compose le chapelet. "Quand vous priez, leur dit-il, dites : Notre Père qui êtes aux cieux, etc." (1) Mes sœurs, représentons-nous qu’il est au milieu de nous et qu’il nous dit la même chose

L’autre prière qui compose le chapelet, c’est l’Ave Maria, qui a été fait par le Saint-Esprit. L’ange le commença en saluant la sainte Vierge, et sainte

Entretien 107. — Ms. SV 4, p. 352 et suiv.

1) Evangile de saint Matthieu VI, 9.

 

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Elisabeth en fit une partie quand elle fut visitée par sa cousine ; l’Église a ajouté le reste. De sorte que cette prière a été inspirée du Saint-Esprit.

Suivant cela, mes sœurs, le chapelet est une prière très efficace quand elle est bien faite. Il y a environ 4 ou 500 ans que Dieu inspira à saint Dominique de mettre cela en usage. Comme ce bon saint voyait le monde tout rempli de péchés, il pensa que, s’il pouvait apprendre ces deux oraisons au peuple, il ferait une chose bien agréable à Dieu et ainsi il commença, lui et tous ses enfants, à l’enseigner par tous les lieux où ils allaient. De sorte que les Papes connaissant l’importance que cette dévotion s’établît parmi les chrétiens, notamment parmi le simple peuple, donnèrent des indulgences à ceux qui diraient le chapelet. Et c’est par ce moyen que nous voyons tant de saintes âmes unies ensemble pour louer Dieu et la sainte Vierge. Ce qui est tellement ordonné qu’à toutes les heures du jour il y en a qui récitent le chapelet. Et cela a été trouvé si beau par les Turcs mêmes qu’ils portent un chapelet quelquefois au col, d’autres en écharpe.

Oh ! savez-vous comment ils disent le chapelet ? Ils ne disent pas comme nous, le Pater et l’Ave, parce qu’ils ne croient pas en Notre-Seigneur et ne le tiennent pas pour leur seigneur, bien qu’ils le respectent beaucoup, lui et la sainte Vierge, au point que, s’ils entendaient quelqu’un blasphémer contre Notre-Seigneur ils le feraient mourir. Ils prennent donc leur chapelet : "Allah, allah, mon Dieu mon Dieu, ayez pitié de moi ; Dieu juste, Dieu miséricordieux, Dieu puissant." Ce sont les épithètes qu’ils lui donnent

Or, si les Turcs ont quelque sorte de dévotion au chapelet, voyez s’il n’est pas raisonnable que vous ayez grande dévotion à la sainte Vierge.

 

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L’on vous marque diverses heures pour dire votre chapelet ; et cela afin que vous ne soyez pas si longtemps occupées et que vous ne manquiez pas au service des pauvres. Vous en devez dire une dizaine le matin après l’oraison, deux à l’église et les deux autres après l’Angelus du midi et du soir.

Voilà donc, mes chères sœurs, comme vous direz votre chapelet mais il faut être soigneuses de vous en bien acquitter, c’est votre bréviaire. Ainsi vous devez avoir grand soin de dire votre chapelet. Or, comme tous les prêtres doivent dire leur bréviaire à l’intention de l’Église, de même vous devez avoir soin de dire votre chapelet à l’intention de la Compagnie, afin que Dieu la sanctifie et qu’il bénisse le travail et tout ce qu’elle fait pour le service du prochain Les prêtres ne se chargent point d’aucune prière qui préjudicie à l’obligation de dire leur bréviaire ; ainsi ne devez-vous point prendre d’autres prières qui vous ôtent le temps de dire votre chapelet. Et comme les prêtres doivent avoir grande attention pour dire leur bréviaire, aussi vous devez réciter votre chapelet avec attention dévotion et révérence, pour obtenir de Dieu, par les prières de la sainte Vierge, les grâces dont la Compagnie a besoin pour lui être agréable. Voilà, mes sœurs, de quelle manière vous devez réciter cette prière, qui est si agréable à Dieu et à la sainte Vierge. Résolvez-vous donc a n’y pas manquer.

"17° Aux dimanches et fêtes, on gardera le même ordre excepté que le temps qu’on emploie, aux jours ouvrables, au travail manuel sera employé en des exercices spirituels, comme à la lecture des livres de dévotion, etc."

Cet article, mes sœurs, vous marque le bon emploi des fêtes et dimanches. Je ne vous l’expliquerai pas. La lecture de vos règles, si on les imprime, vous l’enseignera.

 

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Cependant j’exhorte nos sœurs de s’exercer à bien faire le catéchisme. Et si celles qui sont aux paroisses savent quelque lieu où on le fasse bien, elles doivent être soigneuses de l’aller entendre, quand cela se pourra. Mais aux Filles de la Croix et aux Ursulines, il faudra penser avec le temps s’il sera à propos de vous le permettre. Il faut tâcher de vous former à bien faire le catéchisme aux enfants.

Je prie Notre-Seigneur qu’il vous bénisse et vous remplisse de son esprit, afin que désormais vous viviez de ce même esprit, humbles comme lui et obéissantes. Ainsi, mes chères sœurs, vous vivrez de sa vie. O Sauveur je vous demande cela, qu’elles ne vivent plus que de votre vie par l’imitation de vos vertus. Mes filles, pour obtenir cette grâce recourons à la Mère de miséricorde, la sainte Vierge votre grande patronne. Dites-lui : "Puisque c’est sous l’étendard de votre protection que la Compagnie de la Charité est établie, si autrefois nous vous avons appelée notre Mère, nous vous supplions maintenant d’agréer l’offrande que nous vous faisons de cette Compagnie en général et de chacune en particulier. Et parce que vous nous permettez de vous appeler notre Mère et que vous êtes la Mère de miséricorde, du canal de laquelle procède toute miséricorde, qui avez obtenu de Dieu, comme il est à croire, l’établissement de cette Compagnie, ayez agréable de la prendre sous votre protection." Mes sœurs, mettons-nous sous sa conduite, promettons de nous donner à son Fils et à elle sans réserve, afin qu’elle soit la guide de la Compagnie en général et de chacune en particulier.

 

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108. — CONFÉRENCE DU 16 MARS 1659

CATÉCHISME. — ACTES D’ADORATION A LA SORTIE DE LA MAISON ET A LA RENTRÉE. — JEUNES ET ABSTINENCES. — CONFESSIONS. — COMMUNION. — COMMUNICATIONS. — RETRAITES. — CONFÉRENCES.

(Emploi de la journée, art. 17-23)

Mes sœurs, nous continuerons et achèverons, si nous pouvons, l’explication de vos règles. Nous sommes arrivés au dix et septième article, qui traite des occupations des dimanches et fêtes. Pour les œuvres des autres jours de la semaine, l’on vous en a parlé dans l’explication de vos règles. Reste à voir ce qui suit : "Aux dimanches et fêtes, on gardera le même ordre, excepte que le temps qu’on emploie, les jours ouvrables, au travail manuel sera employé en des exercices spirituels, comme à ouïr le sermon, le catéchisme, le service divin, les entretiens de piété, ou à s’exercer à faire le catéchisme avec leurs sœurs pour se rendre capables d’instruire les pauvres et les enfants des choses nécessaires à salut."

Cet article, mes sœurs, ne requiert point d’autre explication, car il est assez intelligible de soi. Je vous dirai seulement deux mots sur ce sujet : premièrement, que les dimanches et fêtes sont ordonnés de Dieu pour vaquer à son service et cesser toute œuvre manuelle ; secondement, que vous devez prendre les heures que l’on emploie, les autres jours, au travail, pour faire le catéchisme et autres choses marquées par la règle. Il est à remarquer que cet article dit de le faire entre vous. Ce n’est pas que vous ne le puissiez faire ailleurs, s’il était jugé nécessaire.

Mademoiselle, cela se fait-il ainsi ?

— Oui, mon Père, il y a une sœur, une officière

Entretien 108. — Ms. SV 4, p. 354 et suiv.

 

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ou quelque ancienne, qui instruit les autres soit sur le catéchisme, soit en faisant dire le Pater par pétitions et le Credo par articles. Quelquefois aussi on s’entretient du sermon, quand on l’a entendu.

— Voilà qui est bien, Mademoiselle. Et puisqu’il a été expédient d’en user de la sorte, il sera bon de continuer et que vous ayez des sœurs préposées pour faire le catéchisme, qu’une interroge et que l’autre réponde. Mais, pour les autres qui sont présentes, il faut qu’elles écoutent avec grande modestie et respect. Celle qui préside entend les réponses et leur explique ce qui ne serait pas assez intelligible et qu’elles ne comprendraient pas. Et s’il s’y faisait quelque faute, elle en doit avertir la supérieure. C’est un moyen, mes chères sœurs, de vous instruire vous-mêmes ; et si vous vous en servez bien, vous serez capables de faire le catéchisme aux pauvres.

Cela est conforme à ce qui se fait dans la sainte Église ou dans les assemblées. Il y en a deux qui disputent l’un contre l’autre : l’un argumente et l’autre soutient. Et c’est le moyen de devenir savant. Cela même se pratique dans les séminaires, aux Bons-Enfants et en beaucoup d’autres lieux. Et parce qu’il n’y a pas de meilleur moyen d’apprendre que de voir faire, ils ont cette coutume à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, qu’ils ne permettent à aucun prêtre de baptiser, qu’ils ne lui aient proposé un enfant pour faire les mêmes cérémonies qui sont observées au baptême. Ils en font de même pour la confession : un clerc du séminaire fait comme s’il se confessait et dit tout haut les péchés qui se peuvent commettre ; et le prêtre qui l’entend, s’il ne s’accuse pas bien, interroge son pénitent. Le même se fait pour la communion. Et cela pour se rendre capables d’administrer les sacrements et bien faire leurs fonctions. Or, le moyen de vous rendre capables de

 

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bien instruire les pauvres, c’est de faire le catéchisme entre vous autres. Ainsi il est nécessaire de vous exercer à cela, autant qu’il se pourra, et d’y observer cet ordre dorénavant. Qu’il y en ait donc une qui interroge et une autre qui réponde, et que cela se fasse en présence de la supérieure ; et si elle n’y est pas, celle qui préside à sa place lui rapportera comment on s’y est comporté.

Mademoiselle, trouvez-vous qu’il y ait inconvénient à faire de la sorte ?

— Non, mon Père, il sera bien mieux comme votre charité a dit. Mon Père, vous plaît-il que je propose ce qui m’est venu en pensée au sujet de ce que vous avez dit ?

Ce qui lui ayant été accordé, Mademoiselle Le Gras dit :

Mon Père, c’est qu’il me semble que non seulement il est nécessaire que l’on fasse ce que vous avez dit, pour l’instruction de nos sœurs, mais aussi que les anciennes aient soin d’apprendre le catéchisme aux sœurs qu’on leur baille, non pas aux heures que nous le faisons à la maison, parce que je crois qu’elles ont moins de temps aux dimanches et fêtes qu’aux autres jours ; mais vous pourriez leur donner quelque heure pour cela.

Monsieur notre très honoré Père ayant trouvé ce que Mademoiselle venait de dire très utile et nécessaire, une sœur lui dit :

Mon Père, pour ce qui est de nous, nous ne le pouvons pas, parce que nous n’avons point de temps. Après être revenues des malades il y a toujours beaucoup à faire à la maison, tant pour préparer les remèdes que pour bailler ce que l’on vient demander, tantôt de la tisane, tantôt du sirop. Enfin on ne peut pas dire que l’on aura une heure à soi. Avec tout cela il faut encore

 

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faire les saignées. De sorte que je ne crois pas que nous puissions faire cela.

— Ma fille, jusqu’à cette heure nous ne l’avons pas pu ; mais il faudra dorénavant dire aux pauvres de ne point venir jusqu’à une telle heure que vous leur donnerez. Et ainsi vous aurez assez de temps.

— Mon Père, dit la même, il est bien difficile de leur donner une heure, parce que ce ne sont pas seulement les malades, mais ce sont encore d’autres personnes, comme le médecin, ou celui qui écrit les pauvres.

— Voyez-vous, ma sœur, la Sainte Écriture dit que la charité bien ordonnée commence par soi-même, et l’âme doit être préférée au corps. Or, c’est une chose nécessaire que les Filles de la Charité instruisent les pauvres des choses nécessaires à salut, et pour cela il faut qu’elles soient instruites premièrement elles-mêmes avant que de pouvoir enseigner aux autres.

Quelques autres sœurs représentèrent à M. Vincent les mêmes difficultés à peu près que la première, disant qu’elles n’avaient point de temps, que les pauvres venaient à toute heure et que, si on les faisait attendre, ils murmuraient, qu’il y en avait même qui leur auraient dit qu’elles étaient obligées de les servir. A quoi il répondit qu’il fallait prier les dames de trouver bon qu’on prenne ce temps-là pour soi et que l’on donne avis aux pauvres qu’ils aient à ne point venir jusqu’à une telle heure. Elles ne sauraient trouver mauvais que vous preniez quelque demi-heure pour vous instruire des choses que vous êtes obligées de faire.

— Mon Père, dit une sœur, si nous disons cela aux dames, elles pourront répondre que nous avons une maison pour instruire les filles, et que l’on nous envoie pour servir et non pour autre chose.

— Ma sœur il est juste qu’en servant les autres on ait soin de son âme. Vous avez obligation avec moi de

 

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former la Compagnie. Qui est-ce qui peut trouver à redire qu’on s’acquitte de ce devoir ? Lorsqu’on l’aura fait entendre à M. le curé et aux dames, ils ne sauraient le trouver mauvais. Quant aux pauvres, laissez-les dire et ne laissez pas de faire ce que vous avez à faire. Il est vrai que vous devez les servir, mais vous êtes encore plus obligées à votre salut. Dans nos maisons, nous faisons cela, et ils s’y soumettent. Quand on leur dit : "Nous ne confesserons point qu’à une telle heure", ils ne s’y attendent pas plus tôt, parce qu’ils voient que c’est un ordre que l’on tient. Pourquoi messieurs les curés et messieurs les autres ecclésiastiques ne portent-ils pas les sacrements la nuit dans Paris si souvent que l’on fait aux champs ? C’est qu’ils ont soin d’avertir à leur prône que l’on prévoie de bonne heure. Ce qui fait qu’ils ne le font que dans les besoins pressants et extraordinaires.

"18° Avant de sortir de la maison, elles prendront de l’eau bénite et se mettront à genoux devant l’image de Notre-Seigneur pour demander la bénédiction du bon Dieu et la grâce de ne le point offenser. Au retour, elles en feront de même pour le remercier. etc."

Mes sœurs, je pense que vous êtes dans cette pratique. Je vous prie, si vous l’avez, de la continuer ; si vous ne l’avez pas, prenez résolution de l’avoir. C’est un moyen qui vous est donné pour continuer la familiarité que vous avez eue, le matin, avec Notre-Seigneur en l’oraison. Quand vous sortez, vous lui offrez donc votre voyage. Surtout demandez-lui la grâce de marcher avec grande modestie, comme vous avez accoutumé de faire, par la grâce de Dieu ; car y en a quelques-unes qui sont à édification. Quand vous passez devant les églises, il faut faire la révérence et y adorer le saint Sacrement. Or, pour faire que votre voyage, ou ce que vous allez faire, soit agréable à Dieu, vous devez vous proposer

 

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d’adorer Notre-Seigneur dans les personnes avec lesquelles vous avez à traiter. Si c’est avec les hommes que vous avez à traiter, vous devez vous représenter que c’est à Notre-Seigneur que vous parlez ; si c’est avec les femmes, pensez à la sainte Vierge. Ayant fait ce qui vous était ordonné, il faut vous en revenir avec la même modestie que vous y êtes allées, et, au retour, voir si vous avez bien fait votre voyage, pour en remercier Dieu, et, si vous trouvez y avoir fait quelque faute, lui en demander pardon. Ainsi, mes sœurs, si vous vous comportez de la sorte, vous serez bénies de Notre-Seigneur au dehors, bénies au dedans, bénies en tout ce que vous ferez.

Voyez-vous, mes chères sœurs, cet article vous avertit de ne sortir jamais de la maison que vous ne vous mettiez à genoux devant l’oratoire ou dans la chapelle, et là vous abaisser devant Notre-Seigneur, l’adorer et lui demander la grâce de bien faire l’œuvre que vous allez faire. "Ah ! Seigneur, je m’en vais servir les pauvres ; je vous prie de me faire la grâce de le faire dans l’esprit que vous voulez que je le fasse et comme vous l’avez fait" ; car il a servi et visité les malades, mes sœurs.

Après, il faut prendre de l’eau bénite ; et, au retour, faire de même, pour remercier Dieu de vous avoir préservées ; si vous avez fait quelque faute, lui en demander pardon. Voilà ce que vous devez faire. Ne sortir jamais pour quoi que ce soit, sans offrir à Dieu ce que vous allez faire, parce qu’en vertu de cette oblation tout ce que vous ferez lui sera agréable.

Si vous me demandez sur quoi est fondée cette pratique, je vous dirai, mes chères sœurs, qu’elle est conforme à ce que pratiquaient les premiers chrétiens. Tertullien dit qu’ils faisaient le signe de la croix en entrant, en sortant de la maison, en se levant, en se mettant

 

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à table, bref qu’ils usaient de ce signe en tout ce qu’ils faisaient, parce que la coutume de se mettre à genoux n’était pas encore en usage de ce temps-là. Ils se servaient du signe de la croix pour offrir à Dieu toutes leurs actions, conformément au conseil de saint Paul, qui dit : "Soit que vous mangiez ou que vous buviez, faites tout au nom de Notre-Seigneur" (1) Ainsi, mes sœurs, donnez-vous à Dieu pour être fidèles à cela, et il bénira tout ce que vous ferez.

"19° Tous les vendredis et veilles des fêtes de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, elles jeûneront et tous les mercredis de l’avent elles feront abstinence, en sorte néanmoins que les infirmes, etc."

Voilà ce que porte cet article. Vous pouvez, même aux jours de jeûne de commandement, exposer votre besoin au confesseur, au directeur, parce que c’est à lui à juger si vous devez jeûner ou non. Vous pouvez dire votre disposition, comme, par exemple, une personne dira : "Monsieur, quand je vais aux malades, je me trouve le cœur tout affaibli ; je suis dans une certaine défaillance." Oh ! dans ce cas, il lui ordonnera de prendre quelque chose. C’est donc au confesseur à juger si une personne peut jeûner ; et la dispenser de cela est de sa juridiction.

Mademoiselle Le Gras dit à ce sujet :

Mon Père, nous prenons la liberté, quand nous voyons quelqu’une de nos sœurs avoir besoin, de lui faire prendre quelque petite chose, sans le demander.

— Mademoiselle, vous savez le pouvoir que vous avez d’en user de la sorte, quand vous le jugez à propos. Toutes les supérieures de Sainte-Marie ont un papier où sont écrites toutes les permissions qu’elles me demandent.

1) Première Épître aux Corinthiens X, 31.

 

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Entre autres il y en a une où il est porté que la supérieure a permission de faire donner des bouillons de viande à ses filles au cas qu’elles fussent pressées de quelque nécessité, avant même que le médecin les ait vues.

"20° Tous les samedis et veilles des fêtes, elles se confesseront aux confesseurs que le supérieur aura nommés, et non à d’autres sans sa permission, et communieront les dimanches et fêtes."

Mes sœurs, pour obvier à beaucoup d’abus qui pourraient naître de cette permission générale de communier aux jours susdits, il a été bon de vous ordonner que vous en demandiez la permission à Mlle Le Gras, c’est-à-dire celles qui sont ici, et celles qui sont hors de la maison à la sœur servante, vous mettant à genoux et disant : "Ma sœur, trouvez-vous bon que je communie ?" Et cela, mes sœurs, afin de rehausser par ce moyen le prix de la sainte communion, que vous rendez plus agréable à Dieu, la faisant par obéissance, de sorte que vous ne devez jamais communier sans permission de la supérieure (2). C’est bien le fait du confesseur de permettre la communion parce qu’il connaît la disposition de la personne qui se confesse à lui. Ainsi la première permission de communion dépend de sa juridiction. Mais après il le faut demander à Mlle Le Gras ; car, quand on dit de demander cette permission, cela suppose que le confesseur, qui connaît l’état de votre âme et qui peut mieux juger si vous devez communier que pas une personne, laquelle ne sait pas votre disposition, vous l’a permise ; et en ce cas, vous la demandez pour rendre l’œuvre plus méritoire.

2). Cette pratique, en usage pendant longtemps dans diverses communautés, a été abolie ; elle n’est pas conforme aux instructions données actuellement par le Saint-Siège.

 

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Quant à ce qui est dit dans ce même article : "Elles se confesseront aux confesseurs que le supérieur aura nommés", cela mérite un peu d’explication. Vous devez savoir qu’un curé, dans sa paroisse, permet à ses paroissiens de se confesser aux confesseurs à qui il a donne pouvoir de cela ; et s’ils allaient à d’autres, ils ne feraient pas bien, parce qu’il n’y a que ceux auxquels le curé a donné juridiction qui le Fuissent faire. Il en est de même d’un supérieur de quelque religion ou communauté que ce soit, comme je le suis de Sainte-Marie et de quelques autres. C’est à eux à juger quels confesseurs ils doivent donner. De sorte qu’il n’est pas permis à une Fille de la Charité de se confesser à un autre confesseur qu’à celui qu’on lui aura donné. — Ah ! mais ce confesseur me reprendra toujours sur une même chose cela m’ôte la liberté d’aller à lui, ou bien il n’y sera pas à l’heure que j’ai à faire. — Mes sœurs, en telles rencontres, vous ne devez point changer ; pourquoi ? C’est que, si vous le faites, on dira que cette fille a quelque péché qu’elle ne veut pas dire à son confesseur. Voilà ce que l’on jugera. Voilà pourquoi il vaudrait mieux différer que changer. Ici nous nommons un confesseur ou deux ; et tous ceux de la maison sont obligés de se confesser à ceux-là, et non à d’autres. De là vient que, s’ils n’y sont pas et que quelqu’un ait besoin de se réconcilier, il me vient dire : "Monsieur, celui qui est nommé pour confesseur n’y est pas ; vous plaît-il que je me confesse à celui-là ?" On lui permet, car cela ne se refuse jamais. Mais, hors cela, on ne va point à d’autres qu’à ceux qui sont ordonnés. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a que le supérieur qui puisse donner pouvoir pour cela. Il a donné la juridiction à ces deux confesseurs, et non aux autres ; et ainsi il n’y a que ceux-là qui vous puissent entendre. (3)

3). Ici encore saint Vincent se fait l’écho d’une opinion reçue de son temps et abandonnée de nos jours à la suite des décisions du Saint-Siège. Les Filles de la Charité peuvent se confesser à tout prêtre approuvé par l’Ordinaire du lieu.

 

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Mes sœurs, ressouvenez-vous de ceci, vous qui allez aux paroisses qu’il ne vous est point permis d’aller changer de confesseur sans permission. Encore aujourd’hui qu’il a été question de donner un confesseur extraordinaire à Sainte-Marie, la Mère supérieure m’a envoyé demander permission de faire confesser la communauté extraordinairement selon la coutume de le faire quatre fois l’année.

En suite de la confession, il est dit : "Et communieront les dimanches et fêtes, et non plus souvent, sans la permission du même supérieur."

Il faut savoir que c’est aux fêtes principales, comme celles de Notre-Seigneur, de Notre-Dame, des apôtres, du saint qu’on a pour patron, du patron du lieu ; et à ces fêtes on peut ajouter le jour où l’on a pris l’habit, ou celui où l’on est entré en la Compagnie, celui du saint du mois, le jour où l’on a fait les vœux, celles qui les ont faits. Voilà les jours où vous devez communier. Mais il faut se contenter de cela ; faire le contraire, c’est vouloir être plus capables que les autres ; ce qui ne se peut sans orgueil. Quoi ! se croire plus capable de communier que sa sœur, ah ! Sauveur ! Ressouvenez-vous, mes sœurs qui pourriez être portées du désir de communier plus souvent qu’il y a eu des saints qui ne communiaient que tous les huit jours d’autres tous les mois, d’autre une fois en un an, d’autres jamais, et ils n’ont pas laissé d’être saints. Sainte Marie l’égyptienne communiait-elle dans son désert ? Point du tout. Il y a encore le jour du baptême. Or, s’il faut être exactes pour se garder de ne communier qu’aux jours susdits, il le

 

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faut être pareillement pour ne s’en pas priver de soi-même (4).

"21° Tous les mois, elles feront leur revue au directeur que le supérieur aura député, et par même moyen elles se présenteront à la supérieure."

"22° Tous les ans, elles feront, s’il se peut, la retraite spirituelle et leur confession générale des fautes commises depuis la dernière générale."

"S’il se peut", voyez-vous, mes sœurs, cela ne se prend pas du côté de la sœur. L’expérience nous fait voir que, comme le soleil par ses influences, contribue à la production de tous les biens de la terre, le même s’expérimente des exercices spirituels. Nous disons quelquefois, parlant de la retraite : "O mon Sauveur, que vous avez versé de grâces et de bénédictions sur les exercices spirituels !" Et ce que je vous dis de nous, je vous le dis de toutes les communautés je vous le dis après une supérieure de Sainte-Marie qui, parlant des exercices, me disait il y a quelque temps : "Monsieur, qu’il y a de grâces sur cela ! C’est ce qui raccommode tout." "S’il se peut" ne s’entend donc pas du côté de la sœur, mais du côté de la supérieure car, quant à la sœur, elle le doit demander tous les ans, encore qu’elle prévoie qu’elle ne le pourra pas ; parce que c’est à la supérieure à juger s’il faudra différer à un autre temps. Nous les faisons quelquefois à quatre bandes ; les filles de Sainte-Marie six à six. Retenez donc, mes sœurs, que ce mot "s’il se peut" ne tombe que du côté de la supérieure, et c’est pour cela que je vous recommande d’avoir une dévotion toute particulière pour

4). Il n’est plus permis aux Communautés de limiter par règlement la communion à certains jours particuliers, à l’exclusion des autres. Si la communion quotidienne est recommandée à tous, elle l’est plus particulièrement aux personnes consacrées à Dieu.

 

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ces saints exercices, parce que c’est un moyen de vous tenir unies à Dieu.

"23° Toutes les fois qu’elles seront averties qu’il y aura assemblée ou conférence, etc."

Mes sœurs, vous y voilà. Et encore qu’on ne vous dise pas des choses délectables et que l’on ne prêche pas comme l’on fait aux grandes assemblées, aimez pourtant à y venir. C’est votre mamelle et le lait que vous devez sucer. Car tout ainsi que le chef communique la vie à tous les membres du corps, de même c’est au supérieur, par l’union qu’il a avec les inférieurs, à influer sur tous les membres du corps de la Compagnie dont il est le chef, la vie et l’esprit qui les doit animer. Vous devez prendre ce qui vous est dit ici comme un enfant prend le lait de la mamelle de sa mère. Ce n’est pas qu’il ne soit bon d’entendre les prédications qui se font aux autres lieux, quand vous le pouvez. Mais, parce que Dieu vous a liées à un corps de communauté, vous devez être unies à votre chef parce que Dieu lui a donné la vertu d’animer les membres qui lui sont conjoints. Et il est certain que les supérieurs ont grâce pour cela. C’est donc ici, mes chères sœurs que vous recevez, par le moyen de votre supérieur, les ordres de Dieu c’est par lui que Dieu vous manifeste ses volontés. Voilà pourquoi encore qu’il soit bon d’aller ouïr les prédications, quand il vous sera permis, vous devez avoir une dévotion toute particulière d’entendre les avertissements qui vous sont donnés ici. A ce que dit Notre-Seigneur, le bon pasteur connaît ses brebis, et elles entendent sa voix.

Béni soit Dieu, mes sœurs ! Voilà donc le moyen de bien régler tout ce qui regarde vos personnes et vos conduites au regard du prochain. Servez-vous des règles que l’on vous donne. Suivez ce conseil et vous ne trouverez pas tant de difficulté qu’il vous semble. On le pourra dire

 

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à messieurs les curés et aux dames. Et parce qu’il est vrai qu’en toutes les choses qui regardent la gloire de Dieu et l’utilité du prochain, on rencontre toujours quelque contradiction, adressez-vous à Notre-Seigneur et confiez-vous en sa bonté. Représentez-vous l’exemple de sainte Marie Madeleine et de ses compagnes. Lorsqu’elles allaient au sépulcre, elles disaient entre elles : "Mon Dieu ! qui nous ôtera la pierre ?" Mais un ange avait déjà fait cela quand elles y arrivèrent. Ainsi, mes sœurs, si vous me demandez : "Comment pouvons-nous faire ce que vous avez dit ?" je vous réponds que ce que vous ne sauriez faire de vous, Dieu le fera ; il enverra son ange, qui remuera la pierre.

Et je vous avertis d’une autre chose : c’est que, quand vous aurez des difficultés, vous ne les proposiez jamais dans la compagnie. S’il y a quelque chose qui mérite d’être éclaircie, adressez-vous à la supérieure ; et ainsi elle y remédiera. Mais jamais ne le faites devant la compagnie, parce qu’il se peut trouver des esprits faibles qui prennent les choses tout autrement qu’elles ne sont. Dans les communautés bien réglées on en use de la sorte. Quoi ! qu’on allât parler dans une assemblée ! Jamais cela ne se fait.

Cependant nous finirons en demandant à Dieu la grâce de bien observer vos règles, principalement celle-ci. Et votre grand désir doit aller là, que toutes celles qui sont en la Compagnie gardent bien leurs règlements. Que Dieu donne un grand zèle à toutes nos sœurs pour faire leur possible à ce que le bon ordre soit bien gardé dans la Compagnie en général, que chacune fasse son devoir, qu’on se rende capable de se bien acquitter de ses obligations ! Et pour cela, mes sœurs, je vous prie que la première communion que vous ferez soit à cette intention, afin qu’il plaise à Dieu d’animer toutes nos sœurs de cet esprit, surtout qu’elles soient

 

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zélées pour l’instruction, tant entre elles que pour les pauvres.

Oh bien ! mes chères sœurs, j’espère que vous vous servirez des moyens qui vous sont donnés pour cela. Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est la charité même et qui a fait la Compagnie de la Charité, qu’il vous donne cette grâce au moment que je prononcerai les paroles de bénédiction de sa part, quoique misérable. Humiliez-vous donc pour vous en rendre capables. Mais souvenez-vous que celles en qui vous remarquerez ce grand zèle pour le bien de la Compagnie et pour son avancement spirituel ont une des principales marques des vraies Filles de la Charité.

En cet avis de ne point dire ses difficultés dans la compagnie, donné par M. Vincent aux Filles de la Charité, elles remarqueront une de ses pratiques ordinaires du support du prochain, et, en deuxième lieu sa grande patience, ayant attendu à le donner à la fin de la conférence et souffert que les sœurs disent ce qui était hors de propos, sans pourtant ordonner de cesser, ni donner de confusion. Lesquelles reconnaissant leur faute, en demandèrent pardon à M. Vincent. Cette remarque a été écrite par l’ordre de Mlle Le Gras.

 

109. — CONFÉRENCE DU 27 AVRIL 1659

SUR LES VERTUS DE SŒUR BARBE ANGIBOUST

Le dimanche vingt-septième avril mil six cent cinquante-neuf M. Vincent, notre très honoré Père, nous fit la conférence au sujet des vertus de feu notre sœur Barbe Angiboust, décédée le 27e décembre mil six

Entretien 109. — Ms. Déf. 7, p. 264 et suiv.

 

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cent cinquante-huit à l’Hôtel-Dieu de Châteaudun, où elle servait les malades.

Elle fut reçue en la Compagnie par Mademoiselle Le Gras, notre très honorée Mère, le premier jour de juillet mil six cent trente-quatre. Son père Mathurin Angiboust et sa mère Perrine Blanne étaient habitants de la paroisse de Saint-Pierre de Serville (1), diocèse de Chartres, où elle fut baptisée le 6e jour de juillet 1605. Elle fit les premiers vœux perpétuels avec Mademoiselle et les trois premières sœurs qui en firent en la Compagnie le 2se mars 1642.

Mes sœurs, dit Monsieur Vincent, le sujet de cet entretien est de notre chère sœur Barbe Angiboust, de laquelle Dieu a disposé. On le réduira en trois points à l’ordinaire.

Commençons par le premier point. Ma sœur, pour quelles raisons est-il à propos de parler des sœurs dont Dieu a disposé ?

— Mon Père, entre plusieurs raisons que j’ai vues, celle-ci me paraît d’importance, qu’en rapportant les vertus de notre sœur, ce sera honorer Dieu en elle ; la seconde, pour nous servir d’encouragement à la pratique de ses vertus.

— Dieu vous bénisse ma fille ! Dieu soit béni, mes chères sœurs ! Notre sœur dit que la première raison qui nous doit porter à continuer cette bonne coutume est parce que Dieu sera glorifié par le rapport des vertus des Filles de la Charité, parce que c’est l’œuvre de Dieu en elles ; et avoir mémoire des vertus qu’elles ont eues, c’est honorer l’auteur de ces mêmes vertus. Et ainsi on a raison, quand on voit un beau tableau, d’honorer et d’estimer le peintre qui l’a fait. Et comme tous ceux qui voient ce beau tableau, ne donnent pas la louange au

1). Localité de l’arrondissement de Dreux.

 

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tableau, mais au peintre, qui en est l’ouvrier, ainsi, mes filles en voyant les vertus de nos sœurs, nous en donnerons toute la gloire à Dieu, pource que ce ne sont pas tant leurs vertus, que les vertus de Dieu en elles.

La deuxième raison qu’on a dite, c’est que les sœurs ont là un grand sujet d’encouragement ; oui, parce qu’elles peuvent dire : "Si ma sœur Barbe, avec l’aide de Dieu, s’est rendue si vertueuse et a persévéré jusqu’à la mort dans la pratique de telle et telle vertu, ne puis-je pas faire de même, avec la grâce de Dieu ? Elle s’est surmontée dans les difficultés qu’elle a pu avoir ; eh ! mon Dieu ! ne puis-je pas le faire, puisqu’elle l’a fait ? Oui, je peux, comme elle, si je le veux, pourtant avec la grâce de Dieu, sortir de mes misères, de ma lâcheté, de mes vices et imperfections. Pourquoi ne le pourrais-je pas, puisqu’elle l’a pu ? Si Dieu lui a fait cette grâce, j’espère qu’il me la fera. Allons courageusement."

Voilà donc mes chères sœurs, comme quoi chacun peut profiter de cet entretien, et vous et moi et tous ceux qui sont ici. Quand il y aurait encore cent personnes, toutes auraient assez de quoi faire leur profit.

Sa charité, interrogeant une autre sœur, dit :

Et vous, ma sœur, avez-vous quelques autres raisons qui fassent voir l’obligation que les sœurs de] a Charité ont de conserver cette sainte coutume, qu’il faut toujours garder, voyez-vous, tant que la charité sera charité, de s’entretenir des vertus de nos sœurs après leur mort ?

— Mon Père, j’ai pensé la même chose que ma sœur vient de dire.

A une autre :

Ma sœur avez-vous quelque motif à ajouter pour lequel il vous semble qu’il faille tenir cette sainte coutume

 

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de s’entretenir de nos chères sœurs défuntes et bienheureuses ?

— Mon Père, je n’ai d’autres raisons que celles que nos sœurs ont dites.

— Or sus, Dieu soit béni ! En voilà bien assez ; qu’avons-nous à chercher davantage de raisons pour faire cela, puisque nous savons que Dieu en sera glorifié et que nous-mêmes en seront édifiés ? Dieu donnera un nouveau désir à chacune de pratiquer la vertu car si je ne me trompe, vous direz, entendant le récit de ce que notre sœur a fait : "Voilà qui est beau. Ah ! pourquoi ne fais-je pas ainsi ! Quoi ! voilà une personne qui a vécu si longtemps dans une Compagnie où j’ai le bonheur d’être, et ma vie est toute contraire à la sienne ! Oh ! je veux me corriger."

Mes sœurs, chacune se dira cela, ou, s’il y en a qui ne soient point touchées du désir de profiter de ce que l’on dit, il faut dire que ce ne sont pas des Filles de la Charité et que, si elles en ont la robe, elles n’en ont pas l’esprit. Il faut donc vous donner à Dieu pour profiter de cet entretien, et moi avec vous. Ce que vous pourrez dire de cette sorte : "Si jusqu’à présent j’ai été désobéissante à la sœur servante, si fâcheuse aux supérieurs et à la supérieure, je veux, moyennant la grâce de Dieu, me rendre plus docile et plus soumise, non seulement à ma supérieure, mais à toutes celles de la maison ; et je serais bien malheureuse si je ne le faisais pas, puisqu’une fille l’a bien fait. Voilà, mes chères sœurs, ce qui est du premier point.

Ma sœur Anne Vallin dit avoir demeuré avec la défunte à Saint-Denis.

— Eh bien ! ma fille, qu’avez-vous remarqué ?

— Mon Père, une grande exactitude à bien observer ses règles. Elle n’avait point de respect humain, lorsqu’elle

 

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savait ce qu’elle était obligée de faire, et ne craignait point de refuser l’entrée de notre chambre aux hommes, même aux prêtres.

— Voilà donc deux choses que vous avez remarquées : la première, l’exactitude à ses règles ; et la seconde, qu’elle n’avait point de respect humain. Mes filles, je vous l’ai dit autrefois ; il est impossible qu’une Fille de la Charité qui n’est pas exacte à ses règles puisse être bienheureuse.

La seconde chose que nous avons à remarquer, c’est d’être exactes à garder cette règle qui défend de laisser les hommes entrer en vos chambres. Il n’est pas permis que les sœurs de la Charité laissent entrer les hommes chez elles, et vous devez être exactes à garder et faire garder cela ; non pas même les prêtres, si ce n’est quand la nécessité y oblige, comme quand vous êtes malades. Hors cela, il n’est pas a propos, parce que n’étant pas cloîtrées comme les religieuses, vous avez pour cloîtres vos chambres ; et comme il n’est pas loisible d’entrer dans un cloître à qui que ce soit sans permission, ainsi il n’est pas expédient qu’on entre dans vos chambres. Quand ce serait moi-même, vous auriez droit de me le refuser. Donnez-vous à Dieu pour être exactes à cela ; car, voyez-vous, c’est de telle importance que, quelques-unes n’ayant pas fait comme ma sœur Barbe, il en est arrivé un grand mal. Elles se sont laissées aller à recevoir des prêtres chez elles. Et encore qu’il n’y eût point de mal, cela n’a pas laissé de diminuer la bonne odeur qu’elles avaient. Et Dieu sait le scandale que cela a fait dans le lieu où c’est arrivé. Et si vous n’y prenez garde et que vous ne teniez ferme à ce que je viens de dire, ce sera par cette porte-là que le démon perdra la Compagnie. Pourquoi cela ? Eh bien ! n’est-ce pas la bonne odeur dans laquelle elle a été jusqu’à présent qui a fait encore que les Filles de la Charité sont demandées

 

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en tant de lieux ? Qui est-ce qui doute que ce ne soit la fidélité que l’on remarque pour l’observance des règles ? Mais, sitôt que l’on verra du relâche, non seulement on ne vous appellera plus à de nouveaux établissements mais on vous ôtera ceux que Dieu vous avait donné la grâce de faire.

Or sus, mes chères sœurs, donnez-vous à Dieu. Quant à moi, je m’y donne dès maintenant ; M. Portail s’y donnera aussi, et Mademoiselle Le Gras, pour prendre résolution de faire observer cette règle-là de ne laisser jamais entrer d’hommes dans vos chambres, ni même des prêtres. Ah ! Sauveur, faites-nous la grâce d’entendre de quelle importance est ce point. Quoi ! mes sœurs, les dames de la Charité à qui on dira, des sœurs qui sont exactes à cela que vous ne laissez point entrer d’hommes en vos chambres, si elles savent le contraire de quelques-unes, diront : "Les nôtres ne le font pas" et dès là jugeront de cette fille qui permet l’entrée de sa chambre à son confesseur, qu’il faut qu’il y ait là quelque chose qui n’est pas bien, qu’assurément cette pauvre créature a quelques attaches à cet homme. Donnez-vous donc à Dieu pour faire comme notre sœur Barbe. Je m’assure que cette âme bienheureuse vous offre de bon cœur à Dieu et prie sa divine bonté pour qu’elle donne la grâce à toute la Compagnie de faire ainsi qu’elle a fait, parce qu’elle voit mieux que jamais la nécessité qu’ont toutes les Filles de la Charité de bien observer leurs règles.

Une sœur dit avoir remarqué que la défunte n’avait point de respect humain.

Monsieur Vincent répliqua :

Voilà qui est beau ! Elle ne faisait rien par respect humain. Cela est vrai, mes sœurs, il m’a paru ainsi, car jamais je n’ai vu que notre sœur Barbe ait fait

 

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quelque chose contre ce que doit faire une vraie Fille de la Charité. Je vous en pourrais dire plusieurs exemples ; mais c’est assez de dire que, quand il s’agissait de l’honneur de Dieu, ou de faire quelque chose contre ses règles, elle rompait avec qui que ce fût, elle n’avait point de respect humain. Il y a un exemple de cela qui mente d’être dit.

Une dame de grande condition (1), qui avait plus d’autorité alors dans le royaume que pas une autre, après les personnes royales, eut désir d’avoir une Fille de la Charité auprès de sa personne et me dit : "Monsieur, j’aime tant les Filles de la Charité que j’en veux avoir une auprès de moi ; je vous prie de m’en faire venir quelqu’une." — "J’en parlerai à Mademoiselle Le Gras." Et regardant qui nous choisirions pour cela, le sort tomba sur notre sœur. Je lui dis : "Ma sœur, il y a une grande dame qui désire avoir une sœur de la Charité avec elle. Nous avons pensé à vous pour vous y envoyer ; ne le voulez-vous pas bien, ma fille ?" Incontinent voilà les larmes qui lui viennent aux yeux, sans qu’elle dit aucune chose pour excuse, ni qu’elle était une pauvre fille de village à qui il n’appartenait pas d’être employée en telle occurrence, ou qu’elle n’avait point d’esprit. Elle ne dit rien de tout cela pour cette fois. Je lui dis : "Oh bien ! ma fille, offrez ces larmes à Notre-Seigneur ; il en saura bien tirer sa gloire quelque jour."

Après, comme cette dame pressait fort, je lui dis et lui donnai jour pour se trouver près du lieu, auquel je me trouvai aussi. Ce qu’elle fit. La dame fut avertie que la sœur de la Charité qu’elle avait demandée était arrivée. Elle l’envoya quérir par deux de ses demoiselles, qui, sachant bien pourquoi elle venait, lui dirent : "Ma

2). La duchesse d’Aiguillon.

 

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sœur, soyez la bienvenue ; Madame vous demande." Et je lui dis : "Allez, ma fille." Et elle les suivit et repoussa ses larmes du mieux qu’elle put.

Entrant dans la cour de cette dame, elle vit quantité de carrosses, comme vous pourriez dire au Louvre. Ce qui la surprit, et elle dit à ces demoiselles : "J’ai oublié de dire un mot à Monsieur Vincent ; je vous prie de me permettre d’y aller." Elles lui dirent : "Allez, ma sœur : nous vous attendrons ici." Elle s’en vint et me dit : "Ah ! Monsieur, où m’envoyez-vous ? C’est une cour que cela." Je lui dis : "Allez, ma sœur, vous trouverez une personne qui aime bien les pauvres." La pauvre fille retourne. On la conduit à Madame, qui l’embrasse et lui témoigne grande affection, attendant de lui dire ce qu’elle désirait d’elle lorsqu’elle serait hors de compagnie. Et encore que cette bonne fille sût bien que cette demeure lui était un moyen de faire beaucoup de bien aux pauvres, néanmoins elle paraissait triste, ne faisant que soupirer, ne mangeant presque point. Ce que cette dame ayant reconnu, elle lui demanda : "Ma fille pourquoi ne vous aimez-vous pas avec moi ?" Elle, sans dissimuler le sujet de sa peine, lui dit : "Madame, je suis sortie d’auprès mon père pour servir les pauvres, et vous êtes une grande dame, puissante et riche. Si vous étiez pauvre, Madame, je vous servirais volontiers." Elle disait la même chose à un chacun : "Si Madame était pauvre, je me donnerais de grand cœur à son service, mais elle est riche." Enfin la dame la voyant toujours triste, la renvoya au bout de quelques jours (2).

— Mon Père, dit une sœur, elle avait encore une industrie admirable et fort particulière pour l’instruction de la jeunesse et pour attirer les grandes filles au catéchisme,

2). Les feuilles du manuscrit sur lesquelles ce trait était rapporté ont été déchirées et enlevées ; nous empruntons ce récit au ms. Déf. 2, p. 83 et suiv.

 

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où il en venait quantité, et faisait beaucoup de fruit dans Saint-Denis par ce moyen.

— Dieu soit béni ! C’est comme un onguent précieux qui attire après soi les âmes.

Sœur Jeanne Luce dit :

Mon Père, j’ai demeuré aux Galériens avec elle. Elle avait une grande patience à supporter les peines qui s’y rencontrent à cause de la mauvaise humeur de ces gens. Car, quoiqu’ils fussent animés quelquefois contre elle jusqu’à lui jeter le bouillon et la viande par terre, lui disant ce que l’impatience leur suggérait, elle souffrait cela sans rien dire et le ramassait doucement, leur témoignant aussi bon visage que s’ils ne lui avaient rien fait ni dit.

— Oh ! voilà l’affaire : leur témoigner aussi bon visage qu’auparavant.

— Mon Père, non seulement cela, mais elle a empêché cinq ou six fois les gardes de les frapper.

— Or sus, mes sœurs, s’il y en a ici quelques-unes qui aient demeuré aux Galériens et qui aient voulu tenir tête à ces pauvres gens, leur rendant mal pour mal et injures pour injures, affligez-vous, voyant qu’une de vos sœurs, qui portait même habit que vous, quand on lui jetait la viande qu’elle leur portait, ne disait mot, et, si on les voulait frapper, ne le pouvait souffrir. Oh ! quel sujet d’affliction pour celles qui ont agi tout autrement, qui ont voulu répondre aux paroles de ces pauvres forçats ou aux gardes !

Mes sœurs, pource que vous toutes qui êtes ici pouvez être employées à servir les pauvres gens, apprenez de notre sœur la leçon comme quoi vous vous devez comporter, non seulement aux Galériens, mais partout ailleurs ; apprenez de notre sœur comme il faut supporter les pauvres avec patience.

 

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Notre-Seigneur, lorsqu’on le chargeait d’injures, ne répondait point ; car il est dit de lui qu’il a été mené comme un doux agneau à la boucherie, sans ouvrir la bouche pour se plaindre. Apprenez donc de lui à ne jamais repartir aux injures. Si vous faites autrement, vous les aigrirez contre vous et leur donnerez sujet d’offenser Dieu davantage.

La même sœur dit :

Mon Père, j’ai aussi remarqué son exactitude à ne point laisser entrer des hommes dans nos chambres. Une fois qu’un bon prêtre la venait voir, elle fit dire qu’elle n’y était pas.

— Voilà qui est beau ! Dieu vous bénisse, ma fille ! Mes sœurs faisons comme elle, usons de quelque moyen pour nous aider à cela. Elle fait dire qu’elle n’y est pas, pour ne point mécontenter ce bon ecclésiastique. "Oh ! mais, Monsieur, me dira quelqu’une, c’est mon confesseur." C’est pour cela que vous ne le devez pas laisser entrer pource que la confiance que vous avez en lui vous peut faire contracter quelque mauvaise habitude, à cause de la malignité de notre nature. Ainsi vous devez éviter telles rencontres autant qu’il est possible.

"Mais, direz-vous, c’est une personne de condition." N’importe vous ne leur refuserez jamais l’entrée de vos chambres, que cela ne porte dans leurs esprits un certain respect pour la Compagnie. Et que peuvent-ils dire sinon : "Voilà de vraies religieuses."

La même sœur :

Mon Père, elle avait grand support et charité pour les sœurs.

— Voilà qui est beau ! Monsieur Portail, ne vous semble-t-il pas que cela nous fait voir que cette âme est comme un arbre, et que ce que l’on dit est autant de

 

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fruits de cet arbre ? Ne vous excusez point, mes sœurs, de ce que vous ne pouvez pas supporter votre prochain, puisqu’elle l’a fait ; et vous devez vous donner à Dieu pour vous supporter l’une l’autre, quelque part que vous soyez. Car nous sommes tout pleins de défauts, de sorte que nous n’avons pas seulement à souffrir de l’humeur des autres, mais nous avons peine à nous supporter nous-mêmes, pource que nous sommes continuellement agités. C’est comme une meule qui n’est jamais ou fort peu en repos et même état.

— Enfin, mon Père, je n’ai remarqué que vertus pendant que j’ai été avec elle. Quand je ne cesserais de dire jusqu’au soir, ce ne serait pas fait.

— Ah ! Sauveur ! que voilà qui est beau ! Il est dit dans les Saintes Écritures que, quand bien tous les livres qui sont au monde seraient pleins de ce que Notre-Seigneur a dit et fait, tout ne serait pas écrit. Et notre sœur dit de ma sœur Barbe qu’elle n’aurait pas dit tout ce qu’elle en a remarqué quand elle ne cesserait de dire jusqu’au soir. Quelle confusion d’être sœur d’une telle sœur et de ne pas faire comme elle a fait, d’être d’une Compagnie où il se trouve des âmes si vertueuses et de n’avoir point de ces vertus ! Or sus, mes chères sœurs, que cela nous serve. Et quand il arrivera que, par la suggestion de l’esprit malin, vous trouverez quelque chose de difficile, dites : "Ma sœur Barbe a fait cela ; pourquoi ne le ferais-je pas ?"

Qui est-ce qui a encore demeuré avec elle ?

Sœur Marie Joly :

Mon Père, j’ai été dès le commencement de l’établissement de la Compagnie. Ce que j’ai pu remarquer, ç’a été qu’elle fuyait les hommes et était fort gaie avec ses sœurs.

— Cela est vrai, elle était d’humeur assez gaie. Ce qui

 

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n’empêchait pas qu’elle sût bien se retenir quand il fallait ; mais elle était d’un agréable entretien. Mes sœurs, je ne vous puis assez recommander la pratique de notre chère sœur. Quelle excuse avez-vous d’empêcher les hommes d’entrer chez vous ? Donnez-vous à Dieu pour cela et veillez les unes sur les autres. Ne permettez pas que vos sœurs le fassent. O Sauveur ! souffrir que sa sœur s’entretienne avec des hommes dans sa chambre ! Voyez-vous, gardez vos chambres fermées, comme les religieuses leur cloître ; et si vous apprenez que quelques unes ne soient pas fidèles à cela, avertissez-en Monsieur Portail, moi ou Mademoiselle Le Gras et entretenez-vous les unes avec les autres de la beauté de cette vertu.

Sœur Marie Poulet :

Mon Père, j’ai eu le bonheur de demeurer avec ma sœur Barbe et j’ai remarqué une grande charité pour ses sœurs, en ce qu’une voulant quitter sa vocation, elle fit tout son possible pour l’empêcher, jusqu’à se jeter à genoux devant elle pour la prier de ne point faire cela. Elle m’a dit beaucoup de choses pour mon bien, quoique, à ma confusion, j’en aie bien mal fait mon profit.

Secondement, elle avait grand zèle pour le service des pauvres et un soin tout particulier pour l’instruction des enfants. Elle avait aussi beaucoup d’adresse pour attirer les dames à faire la charité aux pauvres.

Pour l’observance de ses règles, elle y était fort exacte. Quand nous fûmes à Châlons, encore que nous eussions peu de temps, elle ne laissait pas de nous faire l’oraison, aussi elle-même.

— Voilà qui est beau, mes sœurs ! lors du siège ?

— Oui, mon Père, quelques-unes y les blessés à l’Hôtel-Dieu de Châlons.

— Dieu soit béni !

 

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Une autre sœur :

Mon Père, j’ai été avec elle à Saint-Denis, où elle a fait de grands fruits par le moyen de ses instructions. Elle attirait toutes les filles même les femmes, qui venaient à l’Hôtel-Dieu pour entendre tantôt le catéchisme et quelque autre fois la lecture de la vie des saints. Il y en eut une fois jusqu’à soixante. Elle leur faisait quelquefois faire l’oraison après l’instruction.

Il arriva un jour qu’elle dit à une sœur quelque chose qui la fâcha. Celle-ci s’étant couchée sans lui demander pardon, sœur Barbe se leva de son lit pour le faire, afin de l’adoucir.

A la première guerre de Paris, l’hôpital étant pauvre, on avait déjà fait démonter les lits ; mais elle fit tant qu’il lui fut permis de venir ici ; et par votre permission, mon Père, elle fit en sorte que l’on quêta suffisamment pour les rétablir.

Enfin elle a retiré quantité d’âmes du chemin de perdition, et il y en a qui la regrettent encore, quoiqu’il y ait plus de neuf ans qu’elle en est dehors.

Elle portait tant de respect à ses supérieurs qu’elle se mettait à genoux pour lire les lettres qu’elle recevait de leur part.

— O mes sœurs, voilà un grand tableau devant vos yeux ! Mademoiselle, vous plaît-il nous dire ce que vous avez remarqué ?

— Mon Père, je reconnais que tout ce que nos sœurs ont dit est véritable. Elle avait de l’amour pour toutes les choses qui regardent les règles, grande affection pour l’instruction de la jeunesse. Sitôt qu’elle savait les règles, elle ne voulait rien omettre, ni rien innover de ce qui lui était ordonné.

Partout où elle a été, aux Enfants trouvés, auxquels elle a fait] a visiteplusieurs fois, je ne l'ai jamais vue

 

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répugner à rien. Quand on a su sa mort, on a écrit ses vertus de tous les endroits où elle a été.

Quand elle m’écrivait, elle souscrivait : L’orgueilleuse, par un désir qu’elle avait d’avoir l’humilité à quoi elle a travaillé sans se lasser.

Elle avait grand support pour les sœurs avec qui elle était. Une de celles qui étaient avec elle à Châteaudun, lui ayant donné sujet d’exercice, en eut regret et lui en demanda pardon. La voyant malade de la maladie dont elle est morte, elle lui dit : "Ma sœur, ne fallait-il pas faire ainsi ?" comme si elle eût voulu dire que c’est par le support que l’on gagne ceux qui se laissent emporter à quelque chose contre ce qu’ils doivent.

Nos sœurs qui ont demeuré avec elle en ces derniers jours me mandent qu’elles y ont tant remarqué de vertus que huit mains de papier ne suffiraient pas pour les écrire.

Je ne l’ai jamais vue se détourner de ses résolutions. Elle aimait fort tendrement la Compagnie et avait grande douleur quand elle savait quelque chose qui n’était pas bien.

Voici la lettre par laquelle on me donna avis de sa mort : "Vous avez pu savoir la mort de notre chère sœur Barbe par la lettre que nous vous avons envoyée. Nous vous confirmons par celle-ci qu’elle est morte en Dieu, etc."

Mon Père, il est venu une femme de Châteaudun, qui l’a assistée à la mort, qui nous a dit tout ce que la lettre porte et entr’autres choses que, si elle ne l’avait point vue trépasser, elle l’eût méconnue, tant elle était belle après sa mort (c’est ce qui est porté dans la lettre) jusque-là que tout le monde disait qu’on l’avait fardée.

— Or sus, or sus, mes sœurs, quel beau tableau ! Que nous sommes heureux d’avoir conversé avec une âme qui a été dans la pratique de telles vertus ! Mes sœurs, Dieu

 

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a voulu nous représenter ce beau tableau, afin de nous donner confiance d’arriver, avec sa grâce, à la pratique de ces vertus. Que celles donc qui sont pusillanimes s’encouragent et disent à Dieu : "Si jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas fait telles œuvres, si jusqu’à maintenant j’ai manqué de force pour accomplir telle chose, je promets à Dieu d’être plus fidèle et surtout de garder cette règle-là qu’elle a si bien observée."

Rendons grâce à Dieu de ce qu’il a mis des sœurs si vertueuses dans la Compagnie ; rendons-lui grâce de l’usage que notre sœur a fait de la grâce de sa vocation ; prions-le qu’il appelle en cette Compagnie des âmes qui lui soient fidèles comme celle-là ; travaillons de notre côté pour l’imiter. Et pource que le troisième point a été oublié, proposons-nous de travailler à la pratique des vertus de cette servante de Dieu, mais vraie Fille de la Charité, qui veut dire vraie fille de Dieu.

Une sœur demanda permission de parler et dit :

Mon Père, étant avec ma sœur à Saint-Jacques-de-l’Hôpital (3), un prêtre lui demanda s’il ne pourrait pas s’aller entretenir quelquefois avec elle. Elle fit réponse qu’à Dieu ne plaise qu’elle fît une si grande faute contre nos règles. Et comme il lui demandait la raison de ce refus, puisque nous n’étions pas religieuses, elle lui dit : "Monsieur, nous ne sommes point religieuses, mais nous ne laissons point entrer les hommes chez nous, car nos chambres sont nos cloîtres."

Elle a servi beaucoup à une sœur qui est morte à la Compagnie, dans les tentations qu’elle avait contre sa vocation.

Elle avait grande affection pour les enfants et disait qu’elle regardait en eux le petit Jésus, ne plaignant

3). Ainsi s’appelait un hôpital bâti au XIV° siècle rue Saint-Denis pour héberger les pèlerins passant par Paris. Cet hôpital avait son église.

 

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point sa peine pour eux, jusques à les tenir la nuit entre ses bras, faute de berceau.

Sœur Vincent Aucher :

Mon Père, après Dieu c’est à ma sœur Barbe que j’ai l’obligation de la grâce de ma vocation. La maison où je demeurais était le même corps de logis que celui de nos sœurs de Richelieu, où elle vint la première, et ma sœur Louise Ganset, pour faire l’établissement. Je ne pensais guère à me donner au service de Dieu ; au contraire, on parlait de m’engager dans le monde. Elle qui savait cela me dit qu’elle ne me croyait pas propre pour le mariage et que Dieu demandait quelque autre chose de moi, s’offrant à me servir en ce qu’elle pourrait (4).

Elle était fort sobre en son manger et faisait de grandes austérités.

Mademoiselle :

Cela lui a duré toute sa vie, quelques occasions qu’elle ait eues de vivre autrement que l’ordinaire de la Compagnie. Elle se contentait de peu de viande fort grossière.

Sœur Marie Poulet :

Mon Père, faisant voyage avec elle, elle ne se voulut jamais mettre à table avec une grande dame, quoique celle-ci lui fît beaucoup d’instance pour cela. Nous nous retirâmes dans un coin pour prendre notre repas, disant que nous étions pauvres et qu’il nous fallait traiter en pauvres.

— O mes sœurs, que cela est beau ! Oh ! que voilà qui est beau ! Voilà un grand exemple aux Filles de la Charité de ne pas vouloir aller de pair avec les dames, encore qu’elles témoignent affection. Voyez-vous, c’est une prédication muette que Dieu vous fait et à moi.

Une sœur demanda pardon et l’assistance des prières

4) Passage emprunté au ms. Déf. 2, p. 76.

 

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de la Compagnie pour mettre en pratique ce qui a été dit. A laquelle sa charité

Je prie Dieu, ma fille, qu’il vous fasse cette grâce et à nous tous ; j’en prie sa divine bonté, et qu’il ait agréable l’acte de pénitence que vous venez de faire à sa gloire.

 

110. — CONFÉRENCE DU 11 AOÛT 1659

RAPPORTS DES SŒURS DES MAISONS ÉLOIGNÉES AVEC LES SUPÉRIEURS DE PARIS. — CHOIX DES CONFESSEURS.

— OCCUPATIONS AUX HEURES LIBRES.

— LE RÈGLEMENT N’OBLIGE PAS EN CAS DE BESOINS EXTRAORDINAIRES. — LECTURE DES RÈGLES.

(Emploi de la journée, art. 24-27)

Mes sœurs, le sujet de la conférence de ce jour est la continuation de vos règles. J’espère que nous finirons aujourd’hui, et ainsi vous les aurez entendues. Voici la 24e de vos règles et celles qui suivent.

"Celles qui demeurent dans les villages éloignés de la maison de la supérieure et qui par conséquent ne peuvent y aller si souvent que celles qui en sont proches, s’y rendront pour tout ce que dessus lorsqu’elles le pourront commodément, en sorte que celles qui sont éloignées d’une journée ou deux tâcheront d’y aller du moins une fois, l’une après l’autre, pour y faire leur retraite. Mais elles en demanderont auparavant permission par lettres ou autrement."

Remarquez qu’il faut permission, car une fille ne doit jamais quitter le lieu où elle a été envoyée sans en avoir permission par lettres ou autrement. Ainsi est porté par la règle.

"Et quant aux autres qui sont beaucoup plus loin, comme serait de soixante, ou quatre-vingts lieues, ou environ, elles ne bougeront de là, si elles ne sont mandées. Et pour ce qui est de leurs retraites, conférences,

Entretien 110. — Ms. SV 4, p. 364 et suiv.

 

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confessions du mois, communications et autres secours spirituels, elles auront recours aux directeurs ordinaires, qui leur seront donnés pour cet effet sur les lieux. Et quand il y en aura un extraordinaire pour les visiter durant quelques jours, elles s’adresseront à lui pour tout ce que dessus."

De sorte donc, mes sœurs, que, selon votre règle, celles qui sont proches de Paris d’une ou deux lieues peuvent venir, ainsi qu’il a été dit ; mais j’ajoute que la sœur doit, avant de partir pour s’en venir ici, bailler quelque honnête fille ou femme du lieu pour coucher avec sa compagne, parce qu’il n’est pas à propos de la laisser seule, ni de venir sans en donner avis. Mais aussi pouvez-vous demander permission de venir faire, au moins une fois l’an, ce que font celles qui sont dans Paris, et vous qui êtes dans la maison, vous avez cette grâce, tous les mois. Pour celles qui sont éloignées, comme nos sœurs de Sainte-Marie, de Richelieu, de Metz, Cahors et Arras, elles ne bougeront de là si elles ne sont mandées, et feront ce que dessus selon les avis qui leur seront donnés par les directeurs qu’on leur aura donnés sur les lieux. Et quand il sera envoyé un visiteur d’ici pour les visiter durant quelques jours, il faudra s’adresser à lui pour tout cela, c’est-à-dire pour leurs confessions, communications et autres secours spirituels.

Mes sœurs, sur se sujet je vous prie de remarquer que la règle porte de se tenir aux confesseurs qui vous seront donnés. Quand une fille part d’ici pour aller en quelque lieu, on lui dit : "Vous irez à un tel à confesse." Or, vous devez vous tenir là, et il ne vous est point loisible de vous confesser à d’autres qu’à ceux qui vous sont marqués (1). Voyez-vous, ceci est de grande importance, et c’est pourquoi vous le devez retenir.

1) Voir page 631, note 2.

 

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Les Filles de la Charité ont pour supérieur le général de la Mission ou celui qu’il met en sa place ; de sorte qu’il a juridiction spirituelle sur toute la Compagnie, et non d’autres, s’il ne la leur donne. Il en est de même dans les couvents : le général a juridiction sur tous les religieux, et non d’autres, si ce n’est le visiteur, auquel il donne pouvoir d’agir en son absence. Suivant cela, voyez combien il importe que vous ne changiez point le confesseur que celui qui a juridiction sur vous vous a nommé. Pourquoi pensez-vous qu’à toutes les absoutes que les curés font dans leurs paroisses, ils avertissent tous ceux qui ne sont pas leurs paroissiens de se retirer ? C’est que le curé d’une paroisse ayant juridiction sur tous ses paroissiens ne l’a pas sur ceux d’une autre paroisse sans permission de son curé, et en vain une personne se serait-elle confessée à un prêtre d’une autre paroisse sans cette permission. Ainsi parmi nous il n’y a pas un prêtre qui osât prendre la licence de confesser, que celui à qui j’aurai donné permission. Pourquoi ? C’est parce que la juridiction réside en la personne principale et non aux autres, si elle ne la leur communique. Un curé a juridiction sur ses paroissiens, et de là vient qu’aucun prêtre n’a pouvoir de confesser dans sa paroisse, s’il ne le lui donne. Un supérieur dans une communauté, tout de même. Et comme je vous ai dit, chez nous il n’y a personne qui puisse absoudre que ceux à qui ce misérable donne permission, parce que Dieu m’a donné la juridiction ; et pas un ne la peut avoir si je ne la lui donne. J’en suis très indigne, mais c’est un ordre établi de Dieu. Selon cela, si vous étiez dans notre sacristie, vous verriez que, lorsque quelqu’un a besoin de se confesser, il me vient demander à qui il ira, quand celui qui est nommé n’y est pas ; et pour lors je lui dis : "Allez à un tel."

"25° Si, après avoir accompli tout ce qui est prescrit

 

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par règlement, elles ont du temps de reste et manquent d’emploi, particulièrement pour ce qui est du coudre et du filer, elles en demanderont à la supérieure ou à la sœur assistante, etc.

"26° Quoiqu’il faille faire son possible pour observer exactement tous ces règlements, et même l’ordre de l’emploi de la journée, il ne faut pas pourtant qu’une sœur fasse scrupule de changer les heures, et de quitter même les emplois en quelques points, quand les besoins extraordinaires des malades ou des enfants, ou autres semblables nécessités le requerront, etc… (2)"

Mes chères sœurs, il ne nous reste qu’un article de vos règles communes à expliquer, lequel n’a pas besoin d’explication ; il s’explique lui-même ; nous ne nous y arrêterons point ; nous le lirons simplement. Le voici : "27° Elles liront ou entendront lire les règlements et ensemble ceux de leur office une fois le mois, si cela se peut commodément, s’examinant dessus pour voir si on les a bien pratiqués ou non, afin de rendre grâces à Dieu de l’un et lui demander pardon de l’autre."

Voilà donc, mes sœurs, que cela s’entend de soi-même. Il faudra vous donner vos règles ; vous les aurez ; on les fera imprimer ou écrire, et en vous les donnera, et ensemble celles de vos offices, comme de l’assistante, de la trésorière, de la servante, et ainsi des autres ; vous les aurez, et il faudra les lire une fois le mois, si cela se peut commodément. Cela s’entend ainsi ; car quelquefois dans les grandes paroisses l’on a tant d’occupation que l’on ne pourrait pas ; mais il le faut le plus que vous pourrez. Les pères capucins lisent leurs règles tous les vendredis ; et pourquoi cela ? Ces grands hommes, ils les savent si bien ! O mes sœurs, c’est que l’on trouve toujours quelque chose à profiter, et pour s’examiner si l’on

2). Le copiste a écrit ensuite : "Il faut que ce que M. Vincent a dit sur ces deux articles n’ait pas été recueilli, ni le reste de l’entretien."

 

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les pratique ou non, et afin de rendre grâces à Dieu de l’un et lui demander pardon de l’autre.

Voilà, mes sœurs, ce que vous devez faire : avoir vos règles sur vous. Les personnes de religion et communautés bien réglées portent toujours leurs règles sur elles et les lisent là où elles s’arrêtent ; et vous en devez faire de même.

Voilà donc vos règles communes, c’est-à-dire que toutes doivent garder. Elles sont communes à toutes, mais il y a des règles particulières pour les sœurs qui sont aux paroisses de Paris et pour les sœurs qui sont aux champs, d’autres pour les maîtresses d’école parce que ce sont des emplois particuliers.

 

111. — CONFÉRENCE DU 24 AOÛT 1659

PERFECTION NÉCESSAIRE AUX SŒURS DES PAROISSES.

— ATTACHE AUX CONFESSEURS. —

MONASTÈRE, CELLULE, CHAPELLE, CLOÎTRE, GRILLE

ET VOILE DES SŒURS DES PAROISSES.

(Règles des sœurs des paroisses, art. I et 2)

Mes chères sœurs, il ne nous reste qu’un article de vos règles communes à expliquer, lequel n’a pas besoin d’explication il s’explique de lui-même. Nous ne nous y arrêterons point ; nous le lirons simplement :

Voici celles qui sont pour les sœurs des paroisses.

"1° Elles se représenteront que, comme leurs emplois les obligent d’être, la plupart du temps, hors de leur maison et parmi le monde et souvent toutes seules, aussi doivent-elles avoir plus de perfection que celles qui sont employées dans les hôpitaux et autres semblables lieux, d’où elles ne sortent que rarement. C’est pourquoi elles s’étudieront d’une manière toute particulière à se perfectionner par le moyen d’une plus exacte observance de

Entretien 111. — Ms. SV 4, p. 373 et suiv.

 

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leurs règlements, surtout ceux qui les regardent plus particulièrement, comme sont les suivants."

Or, mes chères sœurs, vous n’êtes pas religieuses de nom, mais vous le devez être en effet, et vous êtes plus obligées à vous perfectionner qu’elles. Mais, s’il se présentait parmi vous quelque esprit brouillon, idolâtre, qui dit : "Il faudrait être religieuses, cela serait bien plus beau", ah ! mes sœurs, la Compagnie serait à l’extrême onction. Craignez, mes sœurs, et, Si vous êtes encore en vie, empêchez cela ; pleurez, gémissez, représentez-le au supérieur. Car qui dit religieuse dit une cloîtrée, et les Filles de la Charité doivent aller partout. C’est pourquoi, mes sœurs, encore que vous ne soyez pas enfermées, néanmoins il faut que vous soyez aussi vertueuses et plus que les filles de Sainte-Marie. Et pourquoi ? C’est que celles-là sont enfermées. Quand une religieuse voudrait mal faire, la grille est fermée ; elle ne le saurait, l’occasion lui en est ôtée. Mais il n’y a personne qui aille parmi le monde comme les Filles de la Charité et qui ait tant d’occasions comme vous, mes sœurs. C’est pourquoi il importe beaucoup que vous soyez plus vertueuses que les religieuses. Et s’il y a un degré de perfection pour les personnes de religion, il en faut deux aux Filles de la Charité, parce que vous courez grand risque de vous perdre si vous n’êtes vertueuses, par exemple, si vous vous laissez emporter par malheur à l’argent, à prendre ce qui est aux pauvres. Ah ! mes sœurs, gardez-vous bien de cela.

Gardez-vous encore de la fréquentation des hommes. Se plaire à s’entretenir avec eux, particulièrement avec les ecclésiastiques, fuyez cela, et plus encore ceux-ci, car, sous prétexte de piété, l’on cherche à se satisfaire et l’on commence d’ordinaire par de bons mouvements, ce semble, tant de l’un que de l’autre. L’affection commence petit à petit par le spirituel. L’on vient à le témoigner ;

 

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l’on dira : "Monsieur, au nom de Dieu, je vous prie, pensez à moi ; aidez-moi à me perfectionner ; dites-moi ce que je dois faire sans m’épargner." Voilà qui est bon. Le confesseur dira : "Je le ferai ; j’aurai soin de vous témoigner mon affection." Aussi en cela le pauvre confesseur ne pense point non plus à mal. Mes sœurs, cette petite satisfaction de paroles, qui a commencé par le spirituel, devient peu après sensuelle, et il n’y a que ce confesseur au monde qui puisse contenter. "Un autre ne me dit rien ; un tel ne me contente pas." Puis après, l’on se trouve engagé petit à petit par la chair. Peut-être que le mal vient par le confesseur. Bien souvent la fille n’en a point à son gré que celui-là ; elle veut ce confesseur, et le confesseur veut la fille ; elle dit : "Je trouve quelque satisfaction en mon confesseur." Il le faut avoir à quelque prix que ce soit. Et bien souvent l’on quitte sa vocation pour se satisfaire. Tout aussitôt que vous sentez de l’attache à un confesseur, quittez-le ; il vous perdra. Ah ! mes sœurs si vous saviez le mal que c’est de s’engager à un confesseur ! Vous ne le sauriez croire.

Le remède à cela ? Dans le monde, si c’est une femme, et qu’elle ait un directeur, elle lui dit : "Je me trouve engagée de mon confesseur ; que ferai-je ?" Et il lui répond : "Quittez-le tout aussitôt, quittez-le." Je viens de recevoir une lettre de deux sœurs de la Charité, que vous n’avez pas encore vues ; Mademoiselle le sait ; j’ai été touché et fâché de voir l’effet produit par l’attache que l’une avait envers son confesseur. Tous deux avaient de la complaisance l’un pour l’autre ; si bien que cela a passé bien avant. Le dehors l’a su. Il y a une personne de condition qui s’est entremise pour l’avertir et lui a dit : "Ma sœur, vous témoignez trop d’inclination pour ce confesseur." Dame ! la pauvre sœur, qui était aveuglée, lui dit de fâcheuses paroles. Voilà l’effet de l’attache aux confesseurs.

 

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Vous direz : "Mais, Monsieur, je connais que je profite si bien sous cette conduite !" Amusement, mes sœurs, amusement ! Ce n’est pas le confesseur qui est la cause de votre avancement, c’est Dieu. C’est une finesse du diable qui vous fait croire cela. Mais, mes sœurs, dès que vous sentez de l’attache à un confesseur, parlez m’en, parlez-en à M. Portail ou à Mademoiselle.

Oh ! mes sœurs, quand vous n’auriez aujourd’hui appris que cela, ce serait beaucoup, si vous le mettiez bien en pratique, et une des choses les plus importantes que vous puissiez entendre. Car il y va d’une grande mortification ; et c’est un des plus grands sacrifices que vous puissiez offrir à Dieu, par lequel vous ôtez un piège de Satan. Oui, mes sœurs, c’est un acte de vertu de vous ôter une personne à qui vous étiez attachée. Mais vous le devez, mes sœurs, parce que c’est un grand engagement à la pureté. Je n’en voudrais pas répondre mes sœurs, non moins encore du confesseur, s’il continue de confesser la personne qu’il voit avoir de l’attache à lui. Oui, mes chères sœurs la chasteté de ces personnes-là est bien au hasard. Donc, la chose étant ainsi, je vous conjure, par les entrailles de Notre-Seigneur, dès aussitôt que vous vous sentirez engagées d’affection à un confesseur d’en avertir, parce que c’est là un des moyens dont le diable se servira pour perdre la Compagnie de la Charité, par le moyen des confesseurs si l’on n’a pas le courage de découvrir cette flèche qui est dans le cœur et qui tend à la sensualité. Elle se perdra, cette fille-là, et fera que l’on méprisera la Compagnie. Vous entendrez dire qu’une telle sœur affecte telle et telle chose en tel endroit. Il n’en faudra pas beaucoup il n’en faut qu’une. L’on dira : "Nous nous attendions à elles, et cependant ce sont des vilaines ; elles ne sont plus bonnes à rien ; elles retiennent l’argent des pauvres."

 

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Voilà la seconde chose, mes sœurs. Retenir l’argent des pauvres, ah ! mes sœurs, donnez-vous-en bien de garde. L’on dirait : "Nous les honorions comme des anges, et cependant ce sont des larronnesses. Nous n’avons plus que faire d’elles." Voyez donc, mes chères sœurs, s’il n’est pas nécessaire que vous ayez plus de vertu que les religieuses et plus de pureté qu’elles.

Voici le second article. "2° Elles considéreront qu’elles ne sont pas dans une religion, cet état n’étant pas convenable aux emplois de leur vocation. Néanmoins, à raison qu’elles sont plus exposées aux occasions de péché que les religieuses obligées à la clôture, n’ayant pour monastère que les maisons des malades et celle où réside la supérieure, pour cellule une chambre de louage, pour chapelle l’église paroissiale, pour cloître les rues de la ville, pour clôture l’obéissance, ne devant aller que chez les malades ou aux lieux nécessaires pour leur service, pour grille la crainte de Dieu, pour voile la sainte modestie, et ne faisant point d’autre profession pour assurer leur vocation, et que, par cette confiance continuelle qu’elles ont en la divine Providence et par l’offrande qu’elles lui font de tout ce qu’elles sont et de leur service en la personne des pauvres, pour toutes ces considérations elles doivent avoir autant ou plus de vertu que si elles étaient professes dans un Ordre religieux, c’est pourquoi elles tâcheront de se comporter dans tous ces lieux-là du moins avec autant de retenue et de récollection et d’édification que font les vraies religieuses dans leur couvent. Pour à quoi parvenir, il faut qu’elles s’étudient à l’acquisition de toutes les vertus que leur règlement leur recommande, mais particulièrement d’une profonde humilité, d’une parfaite obéissance et d’un grand détachement des créatures, et surtout user de toutes les précautions possibles pour conserver parfaitement la chasteté du corps et du cœur."

 

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Voilà donc, mes chères sœurs, ce que ce règlement porte. Souvenez-vous bien de cela, je le répète. Votre monastère est la maison des malades et celle où réside votre supérieure ; votre cellule est votre chambre de louage. En cela, vous êtes plus semblables à Notre-Seigneur. Pour chapelle, l’église paroissiale, où vous devez toujours assister au divin sacrifice et donner bon exemple, y être toujours à édification au peuple, ne quittant pas pourtant le service nécessaire des malades. Pour cloître, les rues de la ville, où vous devez aller pour le service de vos malades. Pour clôture, l’obéissance, parce que l’obéissance doit être votre clôture, n’outrepassant point ce qui vous est ordonné, vous tenant enfermées là dedans. Pour grille, la crainte de Dieu. Pour voile, la sainte modestie.

O mon Seigneur, je vous remercie de la grâce que vous avez faite à vos filles de leur avoir fait part de votre modestie. Continuez, mes sœurs, continuez, par la grâce de Dieu. Cela est remarquable parmi vous jusqu’à cette heure. Si vous êtes modestes, vous êtes professes. Que votre modestie fasse que vous ne regardiez point les hommes en face. Et quand il est besoin de leur parler, coupez court.

"Et ne faisant point d’autre profession pour assurer leur vocation" que la confiance en la divine Providence, elles ont "autant et plus besoin de vertu que si elles étaient professes dans un Ordre religieux". C’est pourquoi elles seront exactes à l’observance de leur règlement, et particulièrement dans une profonde humilité, qui consiste à aimer d’être méprisées ; secondement, une parfaite obéissance, troisièmement, un grand détachement des créatures, de père, de mère, de biens, de vous-mêmes, en sorte que vous ne teniez qu’à Dieu. Oui, mes sœurs, vous devez être détachées de tout vous-mêmes. Et si Dieu vous fait la grâce d’en venir là, que ferez-vous ?

 

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Vous ferez, mes sœurs, ce que la bonne Mme de Goussault me dit avant de mourir. Elle me dit : "Monsieur, j’ai vu cette nuit les Filles de la Charité. Ah ! qu’elles feront du bien ! Elles feront tant de bien !" Je suis assuré, mes sœurs, que c’était Dieu qui l’enflammait et lui faisait voir cela. Et vous le ferez, mes chères sœurs, si vous êtes exactes à garder ces saintes pratiques.

Voici une quatrième vertu : "Et surtout user de toutes les précautions possibles" pour se maintenir dans la pureté et chasteté et dire : "Je veux honorer la pureté de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. Comme Dieu est la pureté même, aussi je veux être attachée à lui pour me conserver dans la pureté." Ce que je viens de dire de l’attache au confesseur est tout à fait contraire à la vertu de pureté et de chasteté. Vous ne devez prétendre à autre chose, mes sœurs, qu’à vous rendre agréables aux yeux de Dieu. Oui, ne vous attachez qu’à lui seul.

Voilà donc les quatre vertus qui vous sont nécessaires. Et le contraire de ces vertus, l’attache du confesseur, d’une dame, d’une paroisse, d’une petite satisfaction, vous empêche infiniment. Il faut que vous ne teniez à rien qu’à Dieu.

O mes sœurs, voyez-vous, ce que je viens de dire mérite bien que l’on le repasse. Je m’en vais le redire. Votre monastère et votre maison est celle des malades ; vous n’en avez qu’une. Votre paroisse est votre église, et vous devez assister au divin service avec dévotion votre cellule, une chambre de louage ; et vous devez dire : "Ma cellule est une chambre de louage" ; votre cloître, les rues de la ville, où vous allez en hiver et en quelque temps que ce soit pour chercher les pauvres malades.

O Sauveur ! que nous verrons une grande charité ! Cette bonne dame a bien dit qu’elle voyait que vous

 

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feriez de grandes choses. Et que sera-ce de voir dans le paradis une Fille de la Charité qui aura vécu en ce monde de la manière que je viens de dire et qui n’aura eu pour cellule qu’une chambre de louage, pour clôture l’obéissance ! Oui, mes sœurs, si vous avez l’esprit obéissant, vous serez mieux cloîtrées que les religieuses qui sont enfermées. Pour grille, la crainte de Dieu ; ô mes sœurs, la crainte de Dieu est une bonne grille. Pour voile, la sainte modestie. Si vous avez ces vertus, vous êtes professes

La confiance en Dieu Qu’avez-vous qui vous retienne dans votre Compagnie ? La confiance en Dieu. Retenez bien cela et souvent promenez-vous là dedans. Si vous le faites, oh ! que Mme de Goussault aura dit vrai I Ce que je tiens très véritable ; c’était l’esprit de Dieu qui lui faisait dire : "Oh ! qu’elles feront de bien !"

Les moyens, mes chères sœurs, c’est de vous bien tenir dans votre cloître. Plaise à ! a bonté de Dieu de vous faire cette grâce ! A même temps que, de sa part, je prononcerai sur vous les paroles de bénédiction, je le prie qu’il vous donne cet esprit et la grâce d’imprimer dans vos esprits ce que je viens de dire, pour garder ces quatre vertus : l’humilité, l’obéissance, le détachement des créatures et la sainte modestie, qui a paru par sa bonté en vous autres jusques à présent qu’il lui plaise la conserver et vous détacher de tout ce qui n’est pas lui, pour désormais trouver en Dieu toute la satisfaction que vous sauriez souhaiter sur la terre. Je prie Notre-Seigneur qu’il éclaire vos entendements, qu’il échauffe vos volontés, afin que désormais vous n’aimiez plus rien que lui, en lui et pour lui.

 

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112. — INSTRUCTION DE SEPTEMBRE 1659

AUX SŒURS ENVOYÉES A NARBONNE ET A CAHORS

Avertissement et petite conférence faite à nos quatre sœurs envoyées à Narbonne, dont trois pour ce lieu-là, savoir nos sœurs Françoise Carcireux, de Beauvais, Anne Denoual et Marie Chesse, de Bretagne, de divers endroits, et ma sœur Marie-Marthe Trumeau, proche de Saint-Germain-en-Laye (1).

M. Vincent, notre très honoré Père, ayant à son ordinaire invoqué le Saint-Esprit avant de commencer, dit à nos chères sœurs :

C’est donc vous, mes chères sœurs, que la Providence a choisies. pour ce voyage tant important et désiré par Monseigneur de Narbonne. Déjà il avait demandé de vous autres pour son évêché d’ [Agde]. Et il n’était pas temps, mes chères sœurs. C’était pour celui-ci qu’il vous réservait. C’est un grand serviteur de Dieu et qui a grand désir de faire bien assister les pauvres. Vous voilà donc, mes chères sœurs, choisies de Dieu pour accomplir ses desseins. De dire ce que vous allez faire, je ne le puis ; car je ne le sais pas, ni je crois aussi, ce bon seigneur, quoique je sois bien assuré que vous allez pour sa gloire et le service du prochain. Peut-être fera-t-il un hôpital, et je crois aussi qu’il fera établir la Charité dans la ville, et en l’un et en l’autre, vous vous exercerez, à l’ordinaire des Filles de la Charité, avec grande humilité et respect à tout le monde.

Voyons, mes chères sœurs, pourquoi vous êtes choisies de Dieu pour ce saint œuvre, préférablement aux filles hospitalières religieuses de la Charité et tant d’autres,

Entretien 112. — Cahier écrit de la main de Louise de Marillac. (Arch. des Filles de la Charité.)

1). Marie-Marthe Trumeau était destinée à l’établissement de Cahors.

 

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dont l’on aurait pu faire choix. C’est que Notre-Seigneur l’a ainsi voulu. Et pourquoi faire ? Le premier motif de votre appel, mes chères sœurs, est pour manifester sa Providence. Quelle merveille ! Dieu choisit et assemble des filles de divers lieux et provinces pour les unir et lier ensemble du lien de sa charité, pour faire paraître aux hommes, en tant d’endroits, l’amour qu’il leur porte et le soin que sa Providence en a, pour les secourir dans leurs besoins et ainsi le faire reconnaître. O mes sœurs, quel sujet avez-vous de vous humilier et de vous donner à Dieu pour qu’il vous donne les grâces dont vous avez besoin pour travailler fidèlement à l’œuvre qu’il vous veut commettre ! Il vous faut aussi disposer mes filles, à la souffrance ; car ne pensez pas n’avoir que des roses il y a des épines. Ce peuple est d’esprit subtil et délicat. Il faut vous attendre d’en être moquées. Il est bon ; mais toutes leurs inclinations sont portées au mal. Sur tout vice celui de l’impureté y est. C’est pourquoi, mes chères filles, il faut user de grandes précautions par la modestie, retenue en vos paroles et n’en point écouter. Oh ! qu’il est dangereux d’écouter les hommes ! Souvenez-vous que souvent je vous ai dit que leurs premiers entretiens paraissent bons et dévots mais c’est pour attraper. Donnez-vous-en bien garde. Ne vous tenez jamais seules avec eux. Ne leur témoignez pas les écouter avec plaisir, quand vous êtes engagées en leur présence auprès de quelque malade, et jamais ne leur donnez sujet de croire que vous les estimez ou affectionnez ; car, quand l’estime y est, c’est une avance ou piège pour affectionner. Soyez donc fort modestes et retenues tant à regarder qu’à parler, et ne jamais, en l’un et en l’autre, faire paraître aucune affecterie, cela étant très dangereux.

Le second motif, mes chères sœurs, pour lequel vous êtes choisies de Dieu entre tant d’autres pour aller travailler

 

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à son œuvre est pour aller faire en ce lieu-là ce que le Fils de Dieu a fait sur la terre Oh ! si vous connaissiez la grandeur de la grâce de Dieu sur vous vous seriez dans l’étonnement que Dieu se veuille servir de vous pour de si grandes choses. Quoi ! mes sœurs, être regardées de Dieu tirées de vos pays, de la bassesse et de l’ignorance, pour être envoyées en une province éloignée ! Et quoi faire ? Pour y sauver des âmes.

 

113. — CONFÉRENCE DU 19 OCTOBRE 1659

SUR LE SERVICE DES MALADES

(Règles des sœurs des paroisses, art. 3-5.)

Voici, mes sœurs, la troisième règle qui regarde les sœurs des paroisses, que nous allons lire simplement ; car il ne faut point d’explication ; cela parle de soi-même. "Elles penseront souvent à la fin principale pour laquelle Dieu les a envoyées en la paroisse où elles sont qui est de servir les pauvres malades, et non seulement corporellement, en leur administrant la nourriture et les médicaments mais encore spirituellement, en procurant qu’ils reçoivent dignement et de bonne heure tous les sacrements ; en sorte que ceux qui tendront à la mort partent de ce monde en bon état et que ceux qui guériront fassent une bonne résolution de bien vivre à l’avenir."

Voilà, mes sœurs, cette règle. Cela s’entend de soi-même. Vous êtes envoyées en ce lieu pour aider les pauvres malades à bien vivre ou à bien mourir. Voilà pourquoi vous êtes envoyées en une paroisse.

Voici la quatrième règle : "Et pour mieux leur procurer ce secours spirituel, elles y contribueront autant que leur petit pouvoir et le peu de temps qu’elles ont

Entretien 113. — Ms. SV 4, p. 379 et suiv.

 

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pour cela le leur permettent et selon que la qualité et disposition des malades le requerront. Or, le secours qu’elles tâcheront de leur donner sera principalement de les consoler, encourager et instruire des choses nécessaires à salut, leur faisant faire des actes de foi, d’espérance et de charité envers Dieu et le prochain, de contrition, de pardonner à leurs ennemis et de demander pardon à ceux qu’ils ont offensés, de résignation au bon plaisir de Dieu, soit pour souffrir, soit pour mourir, soit pour guérir, soit pour vivre, et autres semblables actes, non tout à la fois, mais un peu chaque jour, et le plus succinctement qu’il leur sera possible, de peur de les ennuyer."

Voilà donc, mes sœurs, que votre soin doit être de consoler les malades, de faire des actes succinctement et de les apprendre. Cela parle de soi-même. Il faut leur apprendre le moyen de bien vivre et de bien mourir en bons chrétiens.

Il se fait tard. Nous en demeurerons là.

Après, quelques sœurs demandant pardon des fautes qu’elles avaient faites contre les instructions qui avaient été données, M. Vincent dit :

Dieu vous bénisse, mes sœurs, Dieu vous bénisse et vous fasse la grâce d’augmenter de plus en plus en cette vertu de charité les unes envers les autres ! Ce qui vous empêchera de vous plaindre les unes des autres.

Je vous prie, mes sœurs, de bien prier Dieu pour le roi et la reine et pour les affaires du roi. Je vous prie aussi de prier Dieu pour le roi et la reine de Pologne et pour nos chères sœurs, pour qui cette bonne reine a tant d’affection qu’elle veut avoir une de nos sœurs avec elle, qui est la sœur Marguerite. Elle lui a donné, pour ce qui regarde les pauvres, l’emploi qu’avait Mademoiselle de Villers, et veut qu’elle l’accompagne en ses voyages. Voyez quel honneur cette bonne reine a fait à votre

 

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Compagnie et en quelle estime elle vous a. Quelle consolation d’avoir une de vous autres auprès d’elle ! Voyez si cela ne mérite pas, mes sœurs, que vous vous aimiez les unes les autres. Si une reine aime tant la Compagnie, qu’est-ce que vous devez faire pour augmenter la charité de Dieu en vous toutes de telle sorte que vous ne vous aimiez qu’en Dieu et pour Dieu ! et si vous voyez des défauts, ne vous en étonnez point ; qui est-ce qui n’en a point ? Excusez-les comme vous voulez que Dieu excuse les vôtres. Dieu vous bénisse, mes sœurs !

 

114. — CONFÉRENCE DU 11 NOVEMBRE 1659

SERVICE DES MALADES. VERTUS DE SŒUR BARBE ANGIBOUST.

(Règles des sœurs des paroisses, art. 6-11)

Mes chères sœurs, notre entretien sera des règles qui regardent les sœurs des paroisses. Nous avons vu ci-devant les règles communes, qui regardent toutes les communautés. Et comme il y en a parmi vous qui sont employées aux paroisses de Paris, d’autres aux villages, d’autres aux hôpitaux, toutes doivent avoir leur emploi particulier

Nous voici au sixième article, qui dit : "Si les malades reviennent en convalescence et puis retombent une ou plusieurs fois, elles auront soin de les exhorter à recevoir derechef leurs sacrements, même celui de l’extrême-onction, et de leur procurer ce grand bien, si elles se trouvent à leur dernier passage. Elle les aideront à bien mourir en leur faisant faire quelqu’un des actes susdits." L’on a parlé ci-devant mes sœurs, des actes qu’il leur faut faire faire, priant pour eux, leur jetant de l’eau bénite, les avertissant de gagner l’indulgence plénière sur quelque médaille, si, à l’article de la mort,

Entretien 114. — Ms. SV 4, p. 381 et suiv.

 

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ils prononcent le nom de Jésus de bouche ou de cœur, ne le pouvant autrement, et après leur décès, contribuant quelquefois à les ensevelir, si elles le peuvent commodément et si la sœur servante le permet. Cela, mes sœurs, est, je crois, bien difficile dans les paroisses de Paris à cause de la grande occupation ; mais dans les champs on le peut plus aisément.

Mademoiselle, répondant, dit :

Mon Père, nos sœurs ont le plus souvent soin de demander à Dieu et aux dames de quoi les ensevelir, et les ensevelissent bien souvent s’il en est besoin.

Le septième article est : "S’ils guérissent, elles redoubleront leurs soins pour les exciter à profiter de leur maladie et de leur guérison en leur représentant que Dieu les a faits malades du corps, afin de guérir leurs âmes, et qu’il leur a redonné la santé corporelle pour la bien employer à faire pénitence et à mener une bonne vie ; et partant qu’ils doivent faire de fortes résolutions d’accomplir tout cela et de renouveler celles qu’ils ont faites au fort de la maladie, conseillant quelques petites pratiques, selon leur portée, comme de prier à genoux soir et matin, se confesser et communier plusieurs fois l’année fuir les occasions de pécher, et semblables, tout courtement et humblement."

Voyez-vous, mes sœurs, votre soin ne regarde pas seulement les corps, mais principalement les âmes. Notre-Seigneur n’a pas seulement eu soin des personnes malades quant au corps, mais aussi les âmes. Vous lui succédez ; vous devez tâcher de l’imiter, aussi bien que les apôtres, qui ont eu soin des corps et des âmes. Il faut que vous disiez en votre esprit, lorsque vous allez voir un malade : "Dieu m’a donné le soin de ce malade, non pas seulement de son corps, mais aussi de son âme." Et partant il faut que vous ayez soin de leur apprendre comme il faut qu’ils fassent pour vivre en bons chrétiens,

 

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si Dieu leur redonne la santé ; et, s’ils meurent, leur donner les moyens de bien mourir, les exciter à avoir un grand désir de voir Dieu, mais courtement, avec une parole ardente, qui parte de l’esprit, comme dit saint Paul ; une oraison jaculatoire, c’est-à-dire ardente, en sorte que vous tâchiez que ceux qui partent de ce monde partent en bon état et que ceux qui guérissent fassent de fortes résolutions de bien vivre. Si une Fille de la Charité fait cela, oh ! qu’elle sera heureuse ! Voilà, mes chères sœurs, ce que Dieu demande de vous.

Voici le huitième article : "Et pour que ces services spirituels qu’elles leur rendent ne préjudicient en rien aux corporels qu’elles leur doivent rendre, ce qui arriverait si, pour s’amuser trop à parler à un malade, elles faisaient souffrir les autres, faute de leur apporter de bonne heure leurs nourriture ou médicaments, elles tâcheront de bien prendre en cela leurs mesures, réglant leur temps et leurs exercices selon que le nombre et besoin des malades sera grand ou petit. Et parce que leurs emplois du soir ne sont pas si grands, ni si pressants que ceux du matin, elles prendront ordinairement ce temps-là pour les instruire ou exhorter en la forme marquée ci-dessus particulièrement lorsqu’elles leur porteront les remèdes."

Prenez donc garde, mes sœurs, de ne point faire souffrir les malades faute de leur apporter de bonne heure leur nourriture. Cela est bien important. Il y en a eu quelques-unes qui ont excédé en ceci par un zèle indiscret du salut des âmes. Or, il faut une grande prudence Une fille qui voudrait demeurer trop longtemps à instruire un malade au préjudice d’un autre, ferait mal. Il faut qu’elle mesure son temps en sorte que vous ne donniez pas à Pierre le temps qui est dû à Jean. La sœur qui n’observe pas ainsi son temps se met en danger de faire de grandes fautes. C’est pourquoi, mes

 

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sœurs, il faut de la prudence. J’ai su que quelques-unes, éprises du désir de coopérer au salut des âmes, y employaient beaucoup de temps ; et cependant elles y restaient trop longtemps et elles faisaient souffrir les autres. Il faut donc grande prudence, mes sœurs. S’il y a gens au monde qui aient besoin de prudence, ce sont les Filles de la Charité ; car il ne s’agit pas de faire des pots de terre, ni des habits, mais de donner le salut éternel à ces pauvres âmes. Pourvoyez donc, mes sœurs, aux besoins de ces pauvres malades, en sorte que vous ne manquiez jamais à ce qui est nécessaire aux uns et aux autres.

Neuvième article : "Et si le secours spirituel qu’elles donnent à un malade se peut étendre aux autres qui sont dans la chambre où il est, elles tâcheront de le faire avec la discrétion requise ; ce qui se peut aisément quand il y a des enfants, parce qu’en les interrogeant sur les principaux mystères de notre foi, ou leur recommandant leur devoir, les pères et mères et autres qui seront là présents, en pourront profiter, sans qu’ils se puissent apercevoir que c’est en partie pour eux qu’on parle."

Voilà, mes sœurs, comme il faut que vous fassiez. S’il y a des enfants, les interroger, leur demander : combien y a-t-il de dieux ? Combien de personnes en Dieu ? * Combien de personnes en Dieu ? Laquelle s’est fait homme ? Et le reste. Leur dire comme il faut prier Dieu à genoux soir et matin. Et parlant peu à la fois, à même temps vous parlez aux pères et aux mères. J’ai vu des dames qui faisaient comme cela, et excellemment bien pour les pauvres gens ; et je crois qu’on le fait encore.

"10° Elles feront conscience de manquer au moindre des services qu’elles leur doivent rendre particulièrement pour ce qui est de leur donner les remèdes en la manière et à l’heure que le médecin a ordonné, si quelque grande nécessité n’obligeait d’en user autrement, comme si un malade était trop empiré, ou dans le frisson

 

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ou en sueur ou autre semblable empêchement."

Voilà, mes sœurs, comme quoi vous devez être exactes à faire tout ce que messieurs les médecins ordonnent, parce que, s’il arrivait quelqu’inconvénient à un malade, vous en seriez responsables, si ce n’est, comme nous avons dit, qu’il fût survenu quelque empêchement notable, comme ces trois-ci, que je recommence : si le malade était trop empiré ou en frisson, ou en sueur, ou autre chose semblable.

Et outre l’obéissance que vous devez aux médecins, il faut de plus que vous leur portiez honneur et respect ; je vous recommande bien cela encore : un grand respect aux médecins et aux dames, particulièrement aux officières, grand respect et obéissance, mes sœurs, obéissance. Et s’il arrivait, comme l’on m’a dit que quelques-unes ont déjà fait, de suivre leur jugement et de faire quelque chose contre l’intention des dames, passant par-dessus les ordres qu’elles reçoivent d’elles, ce serait une grande faute. Vous leur devez obéir, mes sœurs, en tout ce qui regarde les malades. Estimez que vous faites la volonté de Dieu en suivant la leur ; car elles demandent cela de vous ; et par ce moyen vous maintiendrez la Compagnie. Car, voyez-vous, mes sœurs, il y a tant de facilité à l’anéantissement de votre Compagnie que je ne vois point de Compagnie qui en ait tant que la vôtre. Par exemple, si vous désobéissez aux médecins, ne voulant pas suivre leurs ordres, ils vous décrieront partout. Les dames, tout de même, si vous veniez à leur désobéir et manquer de respect. Ils diraient : "Ces filles-là ne sont plus bonnes à rien ; elles ne veulent rien faire que ce qui leur plaît ; il vaudrait mieux prendre des filles de la paroisse ; elles feraient ce que nous leur dirions.".

Mes sœurs, ce n’est pas tout ; ce n’est pas seulement pour cette raison, mais c’est que vos saintes règles vous

 

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y obligent. Je vous recommande bien cela, mes sœurs.

Le onzième article dit : "En servant les malades, elles ne doivent regarder que Dieu et partant ne prendre non plus garde aux louanges qu’ils leur donnent, qu’aux injures qu’ils leur disent, si ce n’est pour en faire un bon usage, en rejetant intérieurement les premières, se confondant dans leur néant et agréant les secondes pour honorer le mépris fait au Fils de Dieu en la croix par ceux mêmes qui avaient reçu de lui tant de faveurs."

Voilà, mes sœurs, ce que cet article vous dit : en servant les malades vous ne devez regarder que Dieu. Oh ! que c’est une grande chose que cela, de ne regarder que Dieu en tout ce que nous faisons. Les uns vous louent, quelques-uns vous méprisent. En tout cela ne regardez ni les louanges ni les mépris ; ne regardez que Dieu. Si l’on vous donne des louanges, dites : "Mon Dieu, ce n’est pas moi qui fais cela, c’est vous" humiliez-vous intérieurement et agréez les mépris lorsqu’ils se présentent, en regardant les opprobres du Fils de Dieu et voyant comme il s’est comporté (1).

Puis M. Vincent, sachant qu’il y avait des sœurs revenues des champs et qu’elles avaient vu mourir notre sœur Angiboust, dit :

Mes chères sœurs, je serais consolé de savoir comment s’est comportée, en ce qui regarde cette règle, une de nos sœurs qui est allée à Dieu, c’est notre sœur Barbe Angiboust. Où sont les sœurs qui étaient avec elle ?

Je désirerais bien savoir comme notre chère sœur Barbe s’est comportée en l’observance des règles. Je prie notre sœur de nous dire ce qu’elle en sait. Or, sus, ma sœur, notre sœur Barbe Angiboust était-elle bien exacte à l’observance des règles ?

1). Tout ce qui suit est tiré de ms. Déf. 7, p. 283 et suiv.

 

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— Oui, mon Père, je n’ai point remarqué qu’elle ait jamais manqué à ses règles.

— O Sauveur ! ô Sauveur ! ce Pape avait bien raison qui disait qu’il ne voulait point d’autres preuves pour déclarer un religieux saint, sinon l’assurance qu’il avait été exact à observer les règles.

— Mon Père, toute malade qu’elle était, elle ne laissait pas de se lever à quatre heures. Et quelquefois, ne pouvant entendre l’horloge, elle se levait tôt ; et puis elle nous en demandait pardon.

Elle avait une si grande charité pour ses sœurs qu’elle était soigneuse que nous ne manquions point à l’observance de nos règles. Elle-même nous cherchait pour entendre la lecture de deux heures et pour faire ensemble l’acte d’adoration à trois heures. Elle a bien travaillé pour faire des règlements, pour séparer les hommes d’avec les femmes malades et même pour empêcher les prêtres d’entrer parmi nous, et n’avait aucun respect humain pour cela. Un jour qu’un prêtre voulait entrer chez elle, elle le tira par le bras et lui dit : "Quoi ! Monsieur, voudriez-vous bien entrer où il n’y a que des filles !"

— Oh ! quel exemple, mes sœurs ! Voilà qui est beau !

— Une autre fois un bourgeois du lieu voulut encore entrer, elle l’empêcha courageusement. D’abord l’on trouva cela étrange et on en fit quelque bruit, mais après on l’en loua et on approuva sa vertu.

— O mes sœurs, que vous semble de cela ? C’est une de vos sœurs qui a eu un tel courage ; et pourquoi ne l’auriez-vous pas ?

— Mon Père, toute la ville a tellement reconnu sa vertu qu’après sa mort l’on disait que, s’il n’eût tenu qu’à de l’argent, on l’aurait rachetée. A la mort, elle disait souvent : "Ah ! mes sœurs, me, chers supérieurs, si vous saviez l’état où je suis !" Elle était entièrement résignée à la volonté de Dieu et nous recommandait fort de vivre

 

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en grande union et disait qu’elle demanderait cette grâce à Dieu pour toute la Compagnie. Elle nous encourageait à ne nous point épargner au travail pour le service des pauvres, et nous recommandait de ne point craindre les infirmités, et disait. "Il y a vingt ans que je suis en la Compagnie. Dieu merci, je n’ai point d’incommodité. Travaillez, mes sœurs, et ayez bon courage et ne craignez point."

Avant que de mourir, elle fit venir les pauvres petits enfants de l’hôpital pour leur remontrer leur devoir et les exciter à bien vivre.

— Ma sœur, dites-nous comme elle se comportait envers les malades ?

— Mon Père, elle avait un grand soin de les assister elle-même à la mort, leur faisait gagner les indulgences sur quelque médaille ou croix, et elle prit tant de soin d’un homme qu’elle fut cause de sa conversion.

Elle avait un si grand amour pour le très saint Sacrement de l’autel que, ne le pouvant recevoir, elle se le fit a ? porter pour l’adorer. Ce qu’elle fit avec une si grande dévotion et témoignage de joie que cela se voyait sur son visage.

— O mes sœurs, quelle joie devez-vous avoir de voir une fille d’entre vous vous avoir laissé un si grand exemple d’exactitude à l’observance de ses saintes règles ! Quel sujet de louer Dieu, mes sœurs ! Oh ! elle est maintenant au ciel et Dieu lui fait voir ce que l’on vient de dire et lui augmente sa gloire.

Puis, s’adressant à l’autre, il lui dit :

Et vous, ma sœur, qu’avez-vous remarqué ?

— Mon Père, d’abord qu’elle fut arrivée, elle fit un grand retranchement, ainsi qu’a dit ma sœur, pour empêcher l’entrée des ecclésiastiques ainsi que la trop grande fréquentation du monde parmi nous. Ce que le peuple n’approuva pas, en murmura d’abord,

 

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mais peu après le trouva fort bon. Elle était si exacte aux règles qu’elle n’eût pas voulu manquer à quoi que ce fût. Un jour, il vint un garçon des prêtres, qui voulait entrer pour allumer sa chandelle, comme nous étions retirées. Mais elle ne le voulut pas permettre, quoiqu’il fît de grandes instances, de telle sorte qu’il la battit. Elle le souffrit avec tant de paix qu’un peu après il lui vint demander pardon.

— Ah ! mes sœurs, qu’est-ce que cela ! Quel exemple pour nous ! Tenons ferme à l’observance de la règle. Et si l’on use de mainmise sur nous, ressouvenons-nous qu’elle a été battue pour l’observance des règles. Ah ! Sauveur ! Et que voyons-nous dans la vie des saints autre chose que cela !

La sœur, reprenant son discours, dit :

Mon Père, quand les heures des exercices venaient et qu’il y avait quelques-uns de dehors, elle disait : "Madame, trouvez bon que nous vous quittions", et s’en allait. Elle avait soin de conserver l’union entre ses sœurs. Un jour je lui avais donné sujet de mécontentement assez grande elle me souffrit avec très grande charité.

— Or sus, mes sœurs, courage ! Il n’y a nulle d’entre vous qui n’ait sujet d’espérer la même grâce. Elle était de chair et d’os comme nous Animons-nous d’une espérance parfaite et disons : "Eh bien ! si jusqu’à maintenant je n’ai pas été fidèle à mes règles et me suis laissée aller au respect humain, n’ayant pas suivi l’exemple de ma sœur ô mon Sauveur, j’espère que vous me ferez la grâce de l’imiter et de veiller plus soigneusement sur mes actions. Et si, par malheur je me laissais aller à quelque lâcheté, je me donnerais une pénitence." Que ceci, mes sœurs, nous serve pour nous animer à une sainte confiance que Dieu ne nous refusera pas les mêmes grâces qu’il a données à notre sœur. Et comme nous ne le pouvons pas de nous-mêmes, demandons-le

 

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souvent à Dieu. O mes sœurs, que cela serait beau si toute la Compagnie était composée de filles comme cela ! O Sauveur, béni soyez-vous, des grâces que vous avez faites à notre chère sœur, lui donnant une si grande fermeté pour faire que les règles fussent observées, et une si grande charité pour ses sœurs. Elle vous a appris cette leçon, mes sœurs, de ne point souffrir que les hommes entrent dans vos chambres. C’est pourquoi je vous prie de prendre cette résolution, dès à présent, de ne jamais laisser entrer les hommes dans vos chambres. Et si jusqu’ici vous n’avez pas été exactes à cette sainte règle, faites ure bonne résolution d’y être plus exactes à l’avenir, moyennant l’aide de Dieu.

La sœur, reprenant son discours, dit :

Mon Père, après qu’on lui eût apporté le très saint Sacrement pour l’adorer, elle fut un grand temps qu’il paraissait quelque chose d’extraordinaire, et on eût dit qu’elle était dans quelque excès d’amour, disant souvent : "O mon amour !"

— Et à si mort, ma sœur, dit Monsieur Vincent, comment cela se passa-t-il ?

— Mon Père, après sa mort tout le monde vint en foule, le long de la journée pour lui jeter de l’eau bénite. Elle était si belle que quelques personnes me demandèrent si on l’avait fardée. A l’enterrement, tous les messieurs et commissaires y assistèrent avec très grande affluence de peuple. Même on lui faisait toucher des chapelets.

— Quoi ! ma sœur, on lui faisait toucher des chapelets ?

— Oui, mon Père.

— Or sus, mes sœurs, rendons grâce à Dieu de ce qu’il lui a plu ainsi consoler la Compagnie par le récit de telles choses. Prions-le de nous donner la grâce de l’imiter en sa ferveur, en la souffrance des injures et

 

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d’être frappés pour l’observance de la règle. Prions Notre-Seigneur qu’il nous prête la main et nous donne la force de surmonter toutes les difficultés qui nous pourraient empêcher de l’imiter, et qu’il nous fasse la grâce d’être détachés de tout respect humain. C’est ce que je lui demande de tout mon cœur ; et, de sa part, je prononcerai sur vous les paroles de bénédiction, à ce qu’il lui plaise nous en faire la grâce et qu’il ne nous soit point reproché d’avoir vu un si grand exemple et de n’en avoir pas profité. Je prie Notre-Seigneur qu’il ne nous soit point fait ce reproche ; c’est ce que je lui demande par les paroles de bénédiction.

Benedictio Domini notri…

115. — CONFÉRENCE DU 25 NOVEMBRE 1659

— SERVICE DES MALADES. —

— PRÉVENIR Mlle LE GRAS QUAND UNE SŒUR EST MALADE. — GARDE DE L’ARGENT DESTINÉ AUX PAUVRES. —

ABRÉGÉ DES RÈGLES COMMUNES

QUI REGARDENT PLUS SPÉCIALEMENT LES SŒURS DES PAROISSES

(Règles des sœurs des paroisses, art. 12-18 et appendice).

Mes chères sœurs, voici le douzième article, qui dit : "Quoiqu’elles ne doivent pas être trop faciles ni trop condescendantes quand ils refusent les remèdes, ou se rendent trop insolents, néanmoins elles se garderont bien de les rudoyer ou mépriser ; au contraire, elles les traiteront avec respect et humilité, se ressouvenant que la rudesse et le mépris qu’on en fait, aussi bien que le service et l’honneur qu’on leur rend, s’adressent à Notre-Seigneur." Cela, mes sœurs, parle de soi-même, c’est-à-dire que vous devez traiter les pauvres avec grande douceur et respect : avec douceur, pensant qu’ils vous doivent ouvrir le ciel ; car les pauvres ont cet avantage

Entretien 115. Ms. SV 4, p. 385 et suiv.

 

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d’ouvrir le ciel ; et c’est ce que Notre-Seigneur dit : "Faites-vous des amis de vos richesses, afin qu’ils vous reçoivent ès tabernacles éternels" (1). Il faut donc les traiter avec douceur et respect, vous souvenant que c’est à Notre-Seigneur que vous rendez ce service, puisqu’il le tient fait à lui-même : "Cum ipso sum in tribulatione" (2), parlant des pauvres. S’il est malade, je le suis aussi ; s’il est en prison, j’y suis ; s’il a des fers aux pieds, je les ai avec lui. Et une autre raison, c’est que vous devez regarder les pauvres comme vos maîtres.

Voici le treizième article : "Elles ne recevront aucun présent, tant petit soit-il, des pauvres qu’elles assistent, se gardant bien de penser qu’ils leur sont obligés pour les services qu’elles leur rendent, vu qu’au contraire elles en doivent de reste, puisque, pour une petite aumône qu’elles leur font, non de leur bien propre, mais seulement d’un peu de leurs soins, elles se font des amis qui ont droit de leur donner un jour entrée dans le ciel, et même, dès cette vie, elles reçoivent à leur sujet plus d’honneur et de vrai contentement qu’elles n’eussent osé jamais espérer dans le monde, dont elles ne doivent pas abuser, mais entrer en confusion, dans la vue qu’elles en sont indignes."

J’ai déjà dit les raisons pour lesquelles vous devez traiter les pauvres avec douceur et respect. En voici une autre : c’est que vous avez de plus cette promesse qu’a faite Notre-Seigneur, qu’il donnera à ceux qui le suivront cent fois autant dans cette vie et enfin la vie éternelle. N’est-il pas vrai, mes sœurs, que toutes, tant que vous êtes, vous avez votre vie assurée ? Dieu a mis un fonds pour pourvoir à vos nécessités et vous a retirées des soins de la vie. Les gens mariés ont mille soucis :

1). Évangile de saint Luc XVI, 9.

2) Psaume XC, 15.

 

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comment ils passeront l’année et pourront subvenir à leur ménage. Les sœurs de la Charité sont guéries de tout cela. Pour un père et une mère et quelque maison que vous avez quittés, vous en avez trouvé plusieurs, et vous avez plus de sœurs que vous n’en auriez jamais eues dans le monde. Et n’est-il pas vrai mes sœurs, que vous avez autant d’affection l’une pour l’autre que si c’étaient vos propres sœurs ? Enfin vous n’êtes point en peine comme les gens du monde : comment passerai-je cette année ? Dieu a pourvu à tout cela. Voilà donc comme vous avez cette récompense cent fois au double. Voyez le grand plaisir qu’il y a à servir Dieu. "Il m’assure, pouvez-vous dire, de ma vie ; je serai vêtue et nourrie. Je n’ai point de souci pour cela. Quant au plaisir que j’ai de servir Dieu en servant les pauvres, il est plus grand que celui que toutes les personnes mariées peuvent avoir." Si c’est une servante, combien d’ennuis dans cette condition ! Et les uns et les autres sont pleins de soucis et mécontentements ; et le plaisir qu’ils peuvent prendre n’est pas comparable au plaisir et à la consolation d’une sœur de la Charité qui sert les pauvres. Pour moi, mes sœurs, je vous avoue que jamais je n’ai eu plus de consolation que quand j’ai eu l’honneur de servir les pauvres. C’est ce qui fait le plaisir et la consolation des Filles de la Charité. Jucundus homo. L’homme est heureux d’exercer la charité. Entre toutes les œuvres de la charité il n’y en a point qui donnent plus de consolation que la visite des pauvres

Il y a trois choses qui donnent de la consolation c’est d’avoir du bien, du plaisir et de l’honneur. Voyons si cela ne se rencontre pas en vous, si vous n’avez pas ces trois choses plus que vous n’eussiez osé espérer dans le monde. Pour moi, hélas ! si je n’eusse été prêtre, je serais peut-être encore à garder les pourceaux, comme j’ai fait. Et vous pour la plupart auriez-vous jamais osé

 

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espérer dans le monde tant d’honneur que vous en recevez dans votre Compagnie ? Point du tout. Mais, dès qu’une Fille de la Charité est couverte de l’habit elle est honorée dès qu’elle est en une paroisse. Elles vont de pair avec une dame, et elles seraient bien fâchées de passer devant vous sans vous saluer. Que dire de la Compagnie ? Des reines qui vous honorent ! Quand elles parlent de vous, c’est avec grande estime. Hélas ! la reine de Pologne s’estime consolée d’avoir auprès d’elle une de vous pour l’aider à assister les pauvres.

Tout cela, mes sœurs, ce sont des motifs de vous confondre devant Dieu. Pour du bien, les Filles de la Charité sont dans une Compagnie où jamais rien ne leur manquera, avec la grâce de Dieu. De l’honneur, elles en reçoivent trop. Du plaisir, elles en trouvent beaucoup dans le service des pauvres. Cela étant, mes sœurs, combien devez-vous remercier Dieu et dire : "Dieu m’a mise ici dans une Compagnie où j’ai du bien, de l’honneur, du plaisir plus que je n’eusse jamais espéré dans le monde." Cela ne mérite-t-il pas que vous soyez reconnaissantes de la grâce que Dieu vous a faite et ne doit-il pas vous résoudre de plus en plus à porter du respect à vos sœurs, grande estime et respect aux pauvres, à jamais ne se fâcher contre eux ? Il s’en trouve qui vous disent des injures ; d’autres vous louent. Tout cela ne vous doit point toucher : que l’on vous loue, ou que l’on vous dise des injures, ce vous doit être tout un. Et si nous avions à choisir, nous devrions plus chérir et chercher les pauvres qui nous disent des injures, que ceux qui nous louent.

Voici le quatorzième article : "Pour éviter de grands inconvénients qui pourraient arriver, elles n’entreprendront point de veiller les malades, ni les femmes qui sont en travail d’enfant, non plus d’assister les créatures de mauvaise vie. Et si elles en sont requises par les pauvres

 

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ou par les voisins ou autres, elles leur diront bien humblement que cela leur est défendu par leurs supérieurs. Si néanmoins certains cas de nécessité semblent les obliger à servir quelqu’une de ces trois personnes elles ne l’entreprendront point qu’avec ordre très exprès de la supérieure de la Charité, et même, si besoin est, elles en prendront auparavant avis de la supérieure de la maison, sans pourtant témoigner à personne qu’on l’a fait."

Mes sœurs, voilà donc trois choses que vous devez observer : ne point veiller les malades, parce qu’il en est arrivé tant d’inconvénients que l’on a été contraint de le défendre ; même les religieuses de l’Hôtel-Dieu, qui y allaient autrefois, n’y vont plus à présent, à cause des inconvénients ; ni aller aux femmes qui sont en travail d’enfant cela n’est pas à propos pour vous ; cela peut donner mille mauvaises pensées ; non plus qu’assister des créatures de mauvaise vie, parce que, d’ordinaire, elles sont en de mauvais lieux. Que sait-on s’il ne viendra point quelqu’homme ? Car ordinairement le mal ne les empêche pas. Enfin cela n’est pas bien. Ces trois sortes d’actions vous sont défendues, et vous le pouvez dire, si on vous prie de les faire, si ce n’est, en cas de grande nécessité, en demander permission à la supérieure, et auparavant à Mademoiselle Le Gras, sans que cela paraisse pourtant.

Le quinzième article : "S’il se trouve des malades si abandonnés qu’il n’y ait personne pour faire leur lit, ou leur rendre quelqu’autre service encore plus abject, elles pourront le faire, selon leur loisir, si tant est que la sœur servante le trouve à propos. Elles tâcheront néanmoins de moyenner que quelqu’autre personne leur continue, s’il se peut, la même charité, craignant que cela ne retarde l’assistance des autres pauvres." Cela, mes sœurs, ne se peut pas faire aux grandes paroisses, mais

 

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l’on pourra prier quelque personne de la maison de leur faire cette charité.

Seizième article : "Quand quelque sœur sera malade et alitée elles en donneront avis à la supérieure au plus tard le troisième jour de leur maladie, afin qu’elle l’envoie visiter et puisse faire ce qu’il sera nécessaire là-dessus."

Cet article, mes sœurs, recommande que vous donniez avis de la maladie de vos sœurs au plus tard le troisième jour. Ce qui fait que l’on contrevient quelquefois à cet ordre, c’est que, quand deux sœurs s’aiment et s’accommodent bien ensemble, elles ont peine à se séparer et appréhendent que l’on les retire de cette paroisse où elles se plaisent. L’expérience a fait voir que si, de deux filles qui s’aiment en une paroisse, l’une est tombée malade, l’autre n’avertit pas de sa maladie, de peur qu’on ne la retire. C’est pourquoi l’on a trouvé que le troisième jour qu’elles seront alitées au plus tard, il faut qu’elles en donnent avis. Et celles qui y manqueront feront mal, et il faut qu’elles s’en confessent, car c’est manquer à une de vos règles.

Dix et septième article : "Elles seront soigneuses de bien ménager et conserver l’argent qu’elles ont en maniement. A cet effet, la sœur servante gardera sous la clef celui qui est destiné pour les pauvres et son assistante, celui qui est pour elles sous une autre clef, qu’elle gardera, mais n’achètera rien sans le consentement de la sœur servante, si ce n’est qu’en nécessité pressante et en chose ordinaire et de peu de conséquence."

Mes sœurs, cela a été bien prudemment examiné. Cela est fort bien que la sœur servante ait la clef de l’argent des pauvres ; et l’assistante, de celui qui est pour elles. Il faut faire cela, mes sœurs ; mais, s’il arrivait que, comme vous avez une mutuelle confiance l’une pour l’autre, vous laissiez les clefs aux coffres, ne vous mettant

 

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point en peine de les serrer, cela ne serait pas bien ; il en pourrait arriver de l’inconvénient. Il peut entrer quelque personne dans votre chambre et aussi arriver quelqu’accident. Il ne faut pas faire cela ; il les faut serrer. Il n’est pas que vous n’ayez deux différents lieux qui se ferment.

Dix et huitième article : "Elles feront encore une attention toute particulière à quelques autres articles de leurs règlements communs qui les regardent plus particulièrement."

Voilà donc les règles qui regardent les sœurs des paroisses. Il y a encore ici l’abrégé des règles communes qu’elles doivent garder, savoir :

"1° Préférer le service des pauvres malades à tous exercices soit corporels, soit spirituels, et ne faire point de scrupule de quitter tout pour cela, pourvu que ce soit la nécessité pressante, non la paresse, qui les porte à en user de la sorte.

"2° Porter un grand respect aux dames de la Charité, aux médecins et surtout à messieurs les curés, aux confesseurs des pauvres et autres ecclésiastiques, agissant avec toutes ces personnes-là dans une grande retenue, bien loin de se familiariser avec elles, ou de s’y attacher." Le respect donc, mes sœurs, et l’amour aux dames mais il ne faut pas s’y attacher, ni que ce soit un amour d’inclination. Cela est charnel. Le saint évêque de Genève dit que c’est un amour de bête. Ne pas s’amuser à parler avec les externes allant et venant par les rues et dans les maisons où elles sont d’obligation d’aller, s’il n’y en a grande nécessité, et alors elles trancheront court, particulièrement avec les personnes de l’autre sexe.

Mes sœurs, je reviens toujours à cette chambre : je vous en prie soyez soigneuses de n’y laisser entrer personne, particulièrement les prêtres, ni les confesseurs.

 

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Je ne vous puis dire le mal qui est arrivé aux lieux où l’on n’a pas voulu observer cela, de ne laisser entrer les prêtres. Je ne vous le saurais trop recommander.

"4° N’entreprendre de traiter aucun malade, ni donner rien à aucun pauvre contre l’ordre prescrit, ni contre l’intention des dames officières." Ceci, vous l’entendez bien : vous ne devez pas vous amuser à vouloir entreprendre de traiter, ni rien donner contre l’intention des dames officières.

Oh ! c’est ici que j’aurais à m’écrier contre une sœur (je ne sais si elle est ici ; je ne la nommerai pas), à qui on avait donné ordre de ne recevoir aucun malade sans l’ordre du médecin ; et, les dames assemblées, on lui avait donné l’ordre de ce qu’elle devait faire. Cette pauvre créature (Dieu lui pardonne !) a heurté son jugement, a fait tout le contraire de ce qu’on lui avait dit, si ce n’a été dès le même jour, du moins dès le lendemain, et ne s’est pas contentée de sa désobéissance, mais a fait une menterie, car elle a dit qu’elle ne l’avait pas fait. Quoi ! mes sœurs, une fille désobéissante et, outre cela, menteuse ! Oh ! voilà qui a fait un désordre qui n’est pas petit et n’est pas encore guéri ! Voilà qui courra ; l’on saura qu’une sœur aura menti ; toutes auront à souffrir pour celle-là ; l’on dira qu’elles ne sont point véritables. O mes sœurs, obéir et ne jamais mentir.

"5° N’user d’aucun médicament ni de saignée pour leurs personnes, ni consulter de médecin pour le même effet, sans la permission de la supérieure de la maison.

"6° Étant malades, se contenter d’être traitées comme les pauvres qu’elles assistent, n’étant pas raisonnable que les servantes soient mieux traitées que leurs maîtres. Si pourtant elles ont grand besoin de quelque petite douceur et que les dames ou la supérieure de la maison leur ordonnent, elles pourront s’en servir." Mes sœurs, c’est là imiter Notre-Seigneur, qui a été si amateur de

 

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la pauvreté qu’en sa naissance il n’a eu qu’une pierre pour reposer son chef. Ah ! mes sœurs, il faut aimer à être traitées comme les pauvres. Combien pensez-vous qu’il y ait de pauvres gens au monde qui vivent si pauvrement ! Je connais des évêques qui vivent l’un de pain et d’eau, l’autre de pain et de quelques herbes. Ah ! contentons-nous d’être nourris en la manière que Notre-Seigneur l’a été en sa vie et à sa mort, qui a été toujours fort pauvrement.

"7° Ne rien acheter pour leur vêtement ni autres meubles pour elles, mais se contenter de ce que la supérieure leur fournira pour leur besoin ; et s’il faut qu’elles achètent quelque petite chose, lui en demander la permission." Vous ne devez donc jamais rien acheter sans permission.

"8° Ne manquer pas d’apporter à la supérieure, au plus tard au bout de l’an, le surplus de l’argent destiné pour leurs personnes, leur nourriture prise, pour être employé à payer leurs vêtements, qu’elle leur fournit. ö Mes chères sœurs, vous devez avoir dévotion et affection toutes particulières à cette règle, parce que la Providence l’a établie de la sorte. En second lieu, les sœurs de la Charité doivent être comme des enfants qui sont grands, qui gagnent leur vie et s’épargnent pour donner à leur père et mère en leurs besoins. Vous avez votre mère qui est la Compagnie ; elle a des enfants à élever ; vous devez la secourir ; et en cela vous ferez une action très agréable à Dieu, et si vous en usez de la sorte, vous imitez Notre-Seigneur, qui, avec la sainte Vierge, a gagné sa vie jusques à l’âge de trente ans. Mais lorsqu’il commença à prêcher, à prendre des disciples, les bonnes femmes qui le suivaient commencèrent à dire : "Notre maître n’a point d’argent ; il n’en peut pas gagner ; il faut lui en fournir." Il faut donner cette louange à votre sexe : les dames fournissaient ce qui était nécessaire

 

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pour subvenir à Notre-Seigneur et à ses apôtres. Et comment aurait fait Notre-Seigneur si ceux qui le suivaient n’avaient eu soin de lui subvenir ? Oserai-je le dire, mes sœurs ? Si vous discontinuez à en user de la sorte, je ne sais si la Compagnie pourrait subsister.

Je ne sais comme vous avez pu arriver en l’état où vous êtes, si ce n’est par la grâce toute particulière de Dieu et la bonne conduite de Mademoiselle Le Gras. Vous devez bien prier Dieu qu’il la conserve. Elle a si bien conduit la Compagnie que, par la grâce de Dieu, je crois qu’il n’y a point de communauté qui ne soit endettée, et la vôtre ne l’est point par sa bonne conduite. Car vous avez quelque petite chose sur les coches, encore quelque peu d’ailleurs, mais c’est peu. Dieu bénit plus un écu d’aumône donné d’un bon cœur que beaucoup de grandes richesses qui ne sont pas données de bonne volonté. Un jour, Notre-Seigneur vit une bonne vieille femme avec son bâton approcher du gazophylace, qui était ce que nous appelons à présent tronc, et mit dedans un pauvre denier d’aumône, n’ayant que cela. Il prit plus de plaisir à voir la bonne volonté de cette bonne femme qu’il ne fit de ceux qui mettaient de grosses aumônes ; tant il est vrai que Dieu n’a en garde que la bonne volonté. Et ainsi, mes sœurs, l’on ne vous demande d’apporter que ce que vous avez de reste, votre nourriture prise. Si vous avez besoin pour votre nécessaire, oh ! l’on n’entend pas que vous manquiez ; celles de près, si vous avez besoin de quelque chose, vous avez votre maison ; celles de loin, il faut que vous gardiez ce qui vous est nécessaire raisonnablement. Mais, si quelqu’une voulait épargner pour son particulier ou pour ses parents, ô mes sœurs, ce serait un grand mal. Une fille qui s’est donnée à Dieu doit avoir renoncé à tous ses parents et ne doit être qu’à la Compagnie. C’est votre mère, mes sœurs, que la Compagnie, à laquelle vous donnez,

 

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et c’est pour aider à élever ses enfants, qui sont vos sœurs.

"9° Se bien donner de garde de s’attacher par affection déréglée à la paroisse où elles sont, à raison de la grande satisfaction qu’elles pourraient prendre d’être avec ure sœur, ou de parler aux dames, ou de s’entretenir avec leur confesseur. Cela étant, tâcher de rompre cette attache en représentant de bonne heure à la supérieure leur faiblesse en cela et le besoin qu’elles ont d’un prompt secours."

Mes filles, c’est ce que je vous recommande, de ne vous point attacher à une paroisse, à certaines personnes, aux confesseurs, mais d’en avertir promptement. Si je vous avais dit le mal qu’a causé cette attache en certains lieux ! Il vaut mieux que je me taise. Ne s’attacher au confesseur, ni à aucune chose. Ah ! mes filles, il y a certaines choses qui sont capables de détruire la Compagnie. En voilà une. Mais un bon moyen pour empêcher cette attache, c’est, dès que vous la sentez, de venir dire à M. Portail ou à moi ou à Mademoiselle : "Je sens mon cœur engagé en ce lieu pour telle et telle chose ; je vous prie, retirez-moi de là". Mes sœurs, j’espère que, si vous en usez de la sorte, vous ne saurez croire le bien et avantage qui en reviendra.

"10° Ne manger ni boire chez autrui, non pas même chez les dames de la Charité, mais toujours dans leurs chambres.

"11° Ne laisser entrer les externes dans leurs chambres si ce n’est pour saigner ou panser quelque pauvre, bien loin de les y faire manger ou coucher, quand ce seraient même de leurs parents, particulièrement de l’autre sexe.

"12° Ne point aller chez les prêtres, s’ils ne sont pauvres et malades ; auquel cas les deux sœurs iront ensemble et non jamais seules ; et s’il n’y en a qu’une qui

 

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puisse y aller, elle s’accompagnera de quelque femme ou fille du logis." N’allez jamais, mes sœurs, seules chez les prêtres ; il en est arrivé de trop grands accidents. Craignez, car le diable ne dort jamais. Et comme il voit le progrès de la Compagnie, ne doutez pas qu’il ne cherche tous les moyens qu’il pourra pour la perdre ; et en voilà un dont il se servira, s’il peut. Prenez-y garde, je vous prie.

"13° Ne point sortir de leurs paroisses sans nécessité, non pas même pour aller ouïr le sermon, ou gagner les pardons, si ce n’est avec la permission de leur supérieure ou du supérieur, auquel elles le demanderont, et non à d’autres, et prendront leur temps pour cela.

"14° Se diligenter en tout ce qu’elles ont à faire, et, quand elles ont du temps de reste, se mettre à travailler à la couture, ou à filer ; et, si elles n’ont point d’ouvrage, en demander à la supérieure.

"15° Être bien soumises à la sœur servante et lui porter un grand respect, quoiqu’elle soit plus nouvelle ou plus jeune, n’entreprenant rien sans son ordre ou sa permission, non pas même de donner un œuf ou une plus grosse portion, ni aucun remède, ni d’aller chez les dames, ni leur parler d’aucune chose si elles n’en sont interrogées.

"16° Ne point manquer d’aller, au moins une fois le mois, faire sa revue au confesseur de la maison et rendre compte de leurs emplois à la supérieure." Il faut bien estimer cette règle.

"17° Pour ce qui est de l’ordre de l’emploi de la journée, elles s’ajusteront, autant qu’il se pourra raisonnablement, à celui qui est pour toute la communauté, préférant néanmoins le service des malades et voici à peu près l’ordre qu’elles pourront garder pour l’ordinaire :

"1° Aussitôt après l’oraison du matin, ou, si c’est en été, après la lecture du sujet, elles seront soigneuses de

 

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porter les médecines aux malades ; et, au retour, elles iront à la messe, pendant laquelle elles pourront aussi faire leur oraison, quand elle n’auront pu la faire le matin à quatre heures.

"2° Après la messe, elles déjeuneront dans leur chambre d’un morceau de pain.

"3° Puis après, elles se rendront en la maison de la dame où est le pot des malades, à l’heure ordinaire, ou plus tôt, si besoin est, afin que leur dîner puisse être prêt précisément à l’heure marquée.

"4° Après le dîner, elles auront soin de retirer les ordonnances du médecin et d’apprêter les remèdes, pour les porter aux malades à l’heure qu’il faut, et placer le pot pour le lendemain chez la dame qui est en jour.

"5° Après souper, elles apprêteront les médecines pour le lendemain matin ; et s’il y a autre chose qui presse à faire, elles la feront en diligence, sans s’amuser, afin de pouvoir se coucher à neuf heures.

"6° Quand elles pourront instruire les petites filles de la paroisse, sans que cela empêche d’aller aux malades, l’une des deux s’y appliquera, sauf à se faire soulager par l’autre, quand il en sera besoin ; et tout cela, supposé que la supérieure le trouve bon. Et cela étant, elles observeront, en ce qu’elles pourront, les règles dressées pour la maîtresse d’école, lesquelles on leur donnera à cet effet."

Mes sœurs, voilà les règles que les sœurs des paroisses doivent garder. Il reste encore celles des champs. Ce sera pour quelqu’autre fois. J’ai bien envie que nous recommencions nos entretiens en la manière que nous avions accoutumé. Ce sera, s’il plaît à Dieu, à la première fois.

Il se fait tard. Rendons grâces à Dieu. Il n’ennuie point, mes sœurs quand l’on traite des affaires de Dieu. Adressons-nous au sanctificateur des âmes et que chacune de vous lui dise : "Je vous remercie, mon Dieu, de

 

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ce qu’il vous a plu me retirer de mon pays pour me mettre en une si sainte Compagnie. Je vous demande pardon des fautes que j’ai faites depuis que vous m’avez appelée à votre service, et vous demande la grâce de ne me point arrêter là, mais d’avancer toujours de plus en plus dans la pratique des vertus que vous désirez de moi." C’est ce que, mes chères sœurs, je demande de tout mon cœur pour vous et lui demanderai demain à la sainte messe, que je dirai, s’il lui plaît, à cette intention, et ce que vous demanderez aussi toutes à celle que vous entendrez.

Cependant je prie Notre-Seigneur qu’il vous bénisse et vous remplisse de son esprit à même temps que je prononcerai les paroles de bénédiction.

 

116. — CONFÉRENCE DU 8 DÉCEMBRE 1659

SUR L’INDIFFÉRENCE

Notre très honoré Père, après avoir dit le Veni Sancte Spiritus pour invoquer l’assistance du Saint-Esprit, dit :

Oh bien ! mes chères sœurs, il est déjà tard ; ne peut-on pas faire en sorte que vous pourvoyiez de bonne heure à vos affaires, afin que vous puissiez venir plus tôt ?

— Mon Père, dit une sœur, si nous étions assurées que l’on commençât de bonne heure, nous pourrions bien venir

— Oui, ma fille, on le fera. Il est vrai que advienne que pourra, je quitterai tout.

c’est ma faute. Mais advienne que pourrai, je quitterai tout.

Mademoiselle dit :

Entretien 116. — Ms. SV 9, f° 357 v° et suiv.

 

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Mon Père, nos sœurs sont bien venues de meilleure heure, mais elles vont à vêpres.

— O mes sœurs, comme c’est une assemblée qui regarde Dieu il l’aura aussi agréable que les vêpres. C’est quitter Dieu pour Dieu. Je vous prie que pendant l’hiver vous tâchiez de vous trouver prêtes en sorte que nous commencions à trois heures précises ; et ne vous mettez point en peine d’entendre vêpres ; saint Thomas dit que c’est quitter Dieu pour Dieu.

Donc, mes chères sœurs, le sujet de notre entretien consiste en trois points : le premier est des raisons qu’ont les Filles de la Charité d’avoir l’indifférence à l’égard des emplois ; le second, des fautes qu’elles commettent contre cette vertu ; le troisième, des moyens de l’acquérir et de la bien pratiquer, afin de s’y bien établir et venir en cet état où Dieu les demande.

Ma sœur, pour quelles raisons vous semble-t-il que les Filles de la Charité doivent être dans cette indifférence ?

— Mon Père, il m’a semblé que, comme nous nous sommes données à Dieu, nous devons être indifférentes à tout, car nous ne sommes plus à nous-mêmes, et ce serait vouloir nous retirer de Dieu que de ne pas être dans cette indifférence.

— Dieu vous bénisse, ma sœur ! Voilà une bonne raison. Voilà ce qu’elle dit : une raison, c’est que nous nous sommes données à Dieu et partant nous ne sommes plus à nous-mêmes ; et si, nous étant données à Dieu, nous nous retirons de cette indifférence, nous nous retirons de Dieu. Voilà une bonne raison et prise à fond. Voyez-vous je me suis donnée à Dieu pour faire ce qu’il lui plaira. Si je veux quelque chose, comme d’être avec cette sœur, en ce lieu ou en cet autre avoir soin des enfants ou servir les malades ou si je ne suis

 

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indifférente en toute chose, je me retire de Dieu, je ne suis plus à lui, car je veux être à moi-même.

Avez-vous encore quelque raison, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai encore vu que nous devions nous laisser plier comme l’osier, dont on fait ce que l’on veut.

— Voilà ce que dit notre sœur. Les sœurs de la Charité doivent avoir la souplesse de l’osier entre les mains de celui qui l’emploie. L’osier se laisse plier comme on veut, mettre en haut ou en bas ; il ne résiste pas. Ainsi donc une Fille de la Charité qui n’est point dans cette indifférence de se laisser mettre où l’on veut, en ce lieu ou en cet autre, tantôt servante, tantôt compagne, n’est pas si bonne que l’osier et n’est pas si agréable à Dieu, parce qu’elle n’a point la souplesse d’une chose irraisonnable. Ah ! mes sœurs, quelle confusion de voir une fille pleine de raisons !

Voilà donc deux grandes raisons. Je prie Notre-Seigneur qu’il nous fasse cette grâce et à vous et à moi d’être indifférents en toutes choses, en la maladie, en la santé et en tout ce qu’il plaira faire de nous.

Puis s’adressant à une autre sœur :

Ma sœur, quelle raison vous semble-t-il qu’ont les Filles de la Charité d’être indifférentes à tout ?

— Mon Père, il me semble que, si nous voulons être agréables à Dieu, il faut être indifférentes aux volontés des supérieurs.

— Elles ne sont pas d’eux, mes sœurs, ces volontés, mais de Dieu. C’est pourquoi, parlant aux personnes désobéissantes, il dit : "C’est à moi que vous désobéissez."

Et s’adressant à ure autre :

Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, je pense qu’il faut être prêtes à faire tout ce qu’on veut de nous.

— Dieu vous bénisse, ma fille !

 

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A une autre sœur :

Dites-moi, ma fille ; pour quelles raisons devez-vous toutes avoir nos supérieurs cette indifférence d’être envoyées aux écoles, aux Enfants, au Nom-de-Jésus, aux Forçats et partout, en tel emploi qu’on voudra vous employer, avec cette réticence qu’il faut toujours s’éloigner des emplois hauts, comme d’être servante ? S’il s’en trouvait qui eussent cette ambition, ce serait un grand défaut.

— Mon Père, la première raison, c’est qu’étant indifférentes, en faisant la volonté des supérieurs l’on fait la volonté de Dieu ; et quand l’on répugne, c’est qu’on veut faire sa propre volonté.

— Oui, ma sœur, c’est la volonté de la chair, c’est une volonté de péché, comme, quand Adam eut péché, ce fut par la volonté de la chair, il perdit la grâce. Dieu lui avait donné une grande pente à son amour ; mais par une volonté de la chair il se laissa aller au mal. Comme en Adam la grâce fut perdue, ainsi ce que demande notre nature, c’est péché ; les inclinations de la chair ne sont que péché ; c’est pourquoi il les faut fuir.

La sœur, recommençant à parler, dit une seconde raison : c’est que, si l’on n’a pas cette indifférence, il est impossible d’avoir du repos en son intérieur.

— Vous avez raison, ma fille ; car comment est-ce que l’on aura repos pendant que l’on sera toujours dans la crainte ? Par exemple, une sœur désire être sœur servante ; l’autre, compagne. Ces deux filles-là, ont-elles du repos, ma sœur ?

— Nenni, mon Père.

— Oh ! point du tout, elles n’en ont point toutes deux ; car celle qui désire être compagne est toujours dans l’appréhension qu’on la laisse, et celle qui désire être servante a peur qu’on ne la retire ; au moindre billet qu’elle reçoit de ses supérieurs, elle s’imagine que c’est pour la retirer. Ainsi celle qui désire l’être et celle qui

 

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désire ne l’être pas ont toutes deux de la peine. Apprenez de là que le seul moyen d’être en repos, c’est de ne rien désirer. Or sus, Dieu vous bénisse, ma sœur ! Vous avez dit une bonne raison.

Et à une autre sœur :

Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai pensé qu’il ne faut rien désirer sinon que la volonté de Dieu s’accomplisse en nous. J’ai pensé aussi qu’il faut être indifférentes en toutes choses.

— Dieu vous bénisse, ma sœur !

A une autre :

Et vous, ma sœur quelle pensée vous est-il venue ?

— J’ai pensé qu’il se faut conformer à la volonté de Dieu.

Une autre sœur dit :

Mon Père, j’ai vu qu’il nous faut écouter la voix de Dieu en celle de nos supérieurs.

Puis Mademoiselle donna un billet qu’une sœur empêchée de venir avait envoyé, après y avoir marqué les pensées que Dieu lui avait données sur ce sujet ; ce que notre très honoré Père trouva fort bien ; et il dit :

Voilà qui est bien, mes sœurs, il en faut faire ainsi quand on ne peut venir : envoyer un billet ; car il est raisonnable de faire part à la Compagnie des pensées que Dieu vous a données. Et voici ce que le billet porte :

Les raisons que nous avons de bien recevoir les emplois qui nous sont donnés par nos supérieurs, c’est que je crois que c’est une chose tout assurée que c’est la volonté de Dieu qu’il nous donne cet emploi pour y faire notre salut et pour procurer celui de notre prochain et son service comme le nôtre propre.

Au second point, j’ai vu que, refusant les emplois qui nous sont donnés, l’on pèche contre la volonté de Dieu, qui nous veut en ce lieu et non pas en un autre. C’est une grande faiblesse de souhaiter d’être dans un autre

 

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lieu, où le plus souvent la croix est plus pesante qu’aux lieux qui nous sont donnés par nos supérieurs.

Au troisième point, pour bien pratiquer l’indifférence, j’ai pensé qu’il fallait s’abandonner fortement à la volonté de Dieu, agréer toutes ses volontés et penser que c’est peut-être la dernière fois de notre vie. Oh ! si j’avais la force, que je souhaiterais servir les pauvres jusqu’à la fin de ma vie et à la fin du monde pour rendre service à Dieu !

— Voilà qui est beau ! La bonne fille ! Dieu la bénisse ! Mes sœurs, il se fait tard. Nous ne pouvons pas parler des autres points. Je me tiendrai prêt, s’il plaît à Dieu, pour dimanche prochain, si cela ne vous incommode point, à trois heures précises. La chose est de grande importance. Je vous prie que celles qui n’ont point fait l’oraison sur ce sujet la fassent, et que toutes réfléchissent bien là-dessus et disent : "Je veux vivre et mourir dans l’indifférence." Et pource que la chose est de grande importance, nous ferons ce que nous faisons à Saint-Lazare et comme nous faisons les mardis à l’assemblée des prêtres : on recommence un sujet plusieurs fois afin de se l’insinuer dans l’esprit, et l’on en a recommencé, ces jours passés, jusqu’à quatorze fois.

Ainsi, comme la chose est grande et qu’il s’agit de vous bien donner à Dieu pour vous disposer à être dans cette sainte indifférence et pour nous dire les pensées que vous aurez eues sur ce sujet, nous attendrons à dimanche pour parler des fautes qu’on peut faire là-dessus et des moyens de s’en corriger. Et pource que cela répugne à la nature, qui veut toujours faire sa propre volonté, vous demanderez cette vertu à Notre-Seigneur et lui direz : "Seigneur, faites-moi la grâce d’être comme vous avez été." Et comment a-t-il été ce Seigneur ? Il le dit lui-même : il a été comme une jument, comme un mulet ou comme un cheval de

 

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carrosse (1). Oh ! voyez comme les chevaux de carrosse se fassent conduire et mener où l’on veut ; car on n’a jamais ouï dire qu’ils aient résisté aux volontés de leurs maîtres. Et Notre-Seigneur, pour montrer qu’il était indifférent, dit : "J’ai été comme le cheval et comme le mulet, qui se laissent mener où l’on veut." N’est-ce pas une grande pitié que les bêtes sans raison nous apprennent cette leçon de l’indifférence et que nous ayons tant de peine à la pratiquer ! Eh ! mes sœurs, retenons bien cette leçon de Notre-Seigneur, qui a été soumis à toutes les volontés de son Père ; ressouvenez-vous bien de cela et demandez-lui bien dans vos oraisons la grâce d’être toujours indifféremment en toutes sortes d’emplois, en un lieu ou en un autre, en haut ou en bas, prêtes à tout ce qu’il lui plaira. C’est ce que je lui demande pour vous et pour moi de tout mon cœur, et supplie sa bonté nous faire cette grâce.

Sub tuum praesidium confugimus…

Benedictio Domini Nostri…

 

117. — CONFÉRENCE DU 14 DÉCEMBRE 1659

SUR L’INDIFFÉRENCE

Monsieur Vincent, notre très honoré Père, étant arrivé, après avoir dit le Veni Sancte Spiritus pour implorer l’assistance du Saint-Esprit à son ordinaire, commença en cette sorte.

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est celui de la dernière fois, la vertu de l’indifférence : n’affectionner rien, ne refuser rien, mais être dans une disposition intérieure de ne rien refuser ni désirer, d’être en

1) Psaume LXXII, 23.

Entretien 117. — Ms. SV 9, f° 360 et suiv.

 

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un lieu ou en un autre, en cet emploi ou en cet autre, aux Enfants, aux paroisses, aux champs et partout. Or, mes chères sœurs, plusieurs d’entre vous ont parlé la dernière fois, dont j’ai été fort consolé ; mais je demande encore : ma sœur, vous semble-t-il que ce soit une chose fort importante d’avoir cette indifférence ?

— Oui, mon Père, parce que cela nous rend agréables à Dieu et à nos supérieurs.

— Voilà qui est bien dit, ma fille. Une sœur qui n’est pas dans cette indifférence ne fait rien de bien. Vous avez dit une grande parole et un mot bien véritable : une personne qui n’est point indifférente ne fait rien de bien. Et pourquoi ? Parce que son cœur est toujours déchiré de mille inquiétudes, parce que la volonté de Dieu est que vous soyez dans cette indifférence, de sorte qu’une fille qui ne désire en toute chose que la volonté de Dieu est heureuse et, au contraire, une personne qui ne veut pas ceci ou cela, qui désire ce lieu et appréhende cet autre n’est pas heureuse, ou même peut-être est malheureuse.

Notre-Seigneur nous a donné un exemple en cela, comme je vous disais l’autre jour ; il s’est rendu comme un cheval, ainsi qu’il le dit par le prophète : Factus sum sicut jumentum (1) Comme une jument, comme un cheval n’a point de volonté que celle de son maître, ainsi je mets mon bonheur à faire la volonté de Dieu mon Père.

Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, dit Mademoiselle, c’est la sœur qui envoya son billet l’autre jour.

— Et vous, ma fille, Dieu vous bénisse ! Vous fîtes bien. Mes filles, je vous prie quand vous ne pourrez pas venir, écrivez et envoyez le billet à Mademoiselle.

1) Psaume LXXII, 23.

 

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Cela est bon, mes sœurs : on trouve toujours à profiter. Nous faisons de même en la Compagnie de nos Messieurs les mardis.

Et à une autre sœur :

Vous semble-t-il, ma fille, que ce soit une grande chose que l’indifférence ?

— Oui, mon Père.

— Et qu’est-ce que l’indifférence ?

— C’est être prêtes à tout ce que l’on veut.

— Voici, mes sœurs, ce que c’est que l’indifférence : c’est une vertu qui fait que l’on ne refuse rien et ne désire rien. Ne souhaiter rien, ne rejeter rien, mais agréer ce que Dieu nous envoie par nos supérieurs, en un mot c’est mes filles, qui ne veut que la volonté de Dieu. Voilà ce que c’est qu’être indifférentes.

Et vous, ma sœur, qu’est-ce qu’une personne indifférente ?

— Mon Père, c’est une personne qui soumet sa volonté à celle de ses supérieurs.

— Et vous, ma sœur, cette personne-là veut-elle et refuse-t-elle quelque chose ?

— Non, mon Père, mais elle a une grande paix intérieure.

— C’est bien dit, ma fille ; Dieu vous bénisse !

A une autre sœur :

Ma sœur, expliquez-moi je vous prie, ce que c’est que l’indifférence.

— Mon Père, c’est vouloir ce que Dieu et nos supérieurs veulent, ne désirant rien, ne refusant rien.

— Vous semble-t-il, ma sœur, que ce soit un état heureux ?

— Oui, mon Père, et il semble que nous n’aimons pas Dieu si nous ne sommes en cet état, car nous voyons qu’un valet qui aime son maître se plaît d’aller partout.

 

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— Mais, ma sœur, une fille vit-elle dans une grande paix quand elle a cette indifférence ?

— Oui, mon Père.

— O mes sœurs, être indifférentes en toutes choses, aux emplois, à être sœur servante ou compagne, à l’hôpital, aux Enfants, aux paroisses, aux champs, à la ville, partout où l’on voudra, c’est le moyen d’être dans une grande paix intérieure.

Une autre sœur dit :

La première raison, c’est que nous sommes assurées que toutes sortes d’emplois viennent de Dieu, nous étant donnés par nos supérieurs et non par notre propre choix. Une seconde raison, c’est qu’il est assuré que nous pouvons nous sauver en tous les emplois, car Dieu ne nous met point en un état, que ce ne soit pour notre plus grande perfection.

Au second point, il y a faute contre cette indifférence, ce me semble, si nous procurons nos emplois directement ou indirectement. Une autre faute, c’est de s’attacher tellement aux emplois que l’on a, que, quand on vient à nous les ôter, on s’en fâche et on se relâche, ne se souciant pas de bien faire dans ceux où on nous met, les exerçant à regret, murmurant et se plaignant facilement. Cela est quelquefois capable de nous faire perdre notre vocation.

Au troisième point, un moyen d’être dans cette indifférence, c’est de ne s’attacher à Dieu et de ne vouloir plaire qu’à lui seul, ne cherchant point à nous satisfaire nous-mêmes, étant assurées que nous trouverons Dieu en toutes sortes d’emplois. Un autre, c’est de n’être point attachée à sa propre volonté, mais entièrement soumise à celle de ses supérieurs, et ç’a été ma résolution, par la grâce de Dieu.

— Voilà qui est bien, ma fille ; Dieu vous bénisse ! Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

 

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— Mon Père, une raison m’est venue en l’esprit, outre celles que nos sœurs ont dites, c’est que Dieu veut être glorifié en nous en toutes les manières, ce qu’il fait en usant de nous comme lui appartenant à beaucoup de titres, et ainsi il nous peut faire faire tout ce qu’il lui plaît, mais il veut que nous coopérions avec sa volonté, et il est bien raisonnable que nous lui fassions un sacrifice de ce libre arbitre qu’il nous a donné, et que, par ce moyen, nous nous mettions dans cette sainte indifférence à tous les emplois où il plaira à sa bonté nous placer par l’ordre de nos supérieurs.

Une autre raison est que, nous étant données à Dieu pour former un corps en son Église, il est raisonnable que chacun des membres fasse ses fonctions ; ce qui ne se pourrait s’ils n’étaient disposés aux ordres des supérieurs qui en sont les chefs.

Les inconvénients qui en pourraient arriver seraient : premièrement, le dommage que la sœur se ferait à elle-même, se mettant dans l’état de ne pouvoir accomplir la volonté de Dieu et de ne rien faire qui lui soit agréable.

Un autre, que sans l’indifférence il y aurait le désordre en la Compagnie, le service des pauvres souffrirait, ce serait de mauvais exemple aux autres sœurs, et peut-être plusieurs se laisseraient-elles gagner.

Un des moyens les plus puissants que nous ayons pour nous aider à acquérir cette indifférence, c’est l’exemple de Notre-Seigneur, qui a témoigné en tant d’endroits, durant sa vie, qu’il n’était sur terre que pour pratiquer cette vertu, en faisant la volonté de Dieu son Père, et s’est rendu obéissant jusqu’à l’âge de trente ans.

— Dieu vous bénisse, Mademoiselle ! Voilà qui est beau ! Mes chères filles, je vous dirai mes petits sentiments. L’état d’indifférence, c’est l’état des anges, car ils sont tellement indifférents qu’ils sont toujours prêts

 

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à faire la volonté de Dieu ou au ciel ou en la terre, dans le paradis ou dehors. Dieu n’a qu’à leur signifier sa volonté ; ils sont tout prêts à l’exécuter sans regarder en quoi, de sorte qu’ils ne désirent autre chose que ce à quoi ils sont employés de la part de Dieu. Ainsi, mes sœurs, qui dit une Fille de la Charité indifférente dit un ange. Et en quoi lui ressemble-t-elle ? C’est qu’elle est toute prête à faire tout ce que l’on veut d’elle. Qu’on la mette aux Enfants aux paroisses ou ailleurs, elle est toute prête. En cet état, elle a l’esprit d’un ange, je le dis encore, en ce que les anges sont toujours prêts à vouloir tout ce que Dieu veut. Ainsi est une fille qui dit : "Voulez-vous que je sois aux Enfants, je le veux ; à cent lieues, me voilà prête."

Les anges, en quelque emploi qu’ils soient, ne perdent jamais la présence de Dieu, ni sa vue ; ils le contemplent partout. Ainsi la sœur de la Charité indifférente, qui regarde l’emploi qu’elle reçoit comme venant de la main paternelle de Dieu, se réjouit de pouvoir accomplir sa divine volonté en ce monde. Qu’on la mette où l’on voudra, elle est contente. Les anges auxquels Dieu confie la garde des méchants sont contents, eux aussi, d’accomplir la volonté de Dieu.

Ainsi une sœur indifférente ressemble aux anges en trois manières : elle est aussi contente aux emplois bas qu’aux grands ; elle est toujours prête à faire la volonté de Dieu en quelque manière que ce soit elle accepte aussi volontiers d’aller auprès d’un méchant que d’un homme de bien, ne faisant pas de différence entre les emplois où Dieu la met.

O Sauveur ! s’il plaît à Dieu donner cette grâce à la Compagnie de la Charité, que ne feront-elles pas ! Demandez-la bien à Notre-Seigneur, mes sœurs. Vous voyez l’importance de cet entretien.

Au contraire, d’une sœur qui veut cet emploi et non

 

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l’autre, on peut dire que c’est un démon. Mes sœurs, remarquez que c’est l’esprit du démon de ne vouloir jamais faire la volonté de Dieu, mais toujours la sienne. Dans les enfers, le démon fait, à la vérité la volonté de Dieu en faisant souffrir les damnés, mais malgré lui ; il faut qu’il obéisse. Dieu lui commanda un jour de se mettre dans un pourceau ; il le fit par contrainte.

Ainsi une fille qui accepte les emplois qu’on lui donne, par contrainte, a l’esprit du démon. Pourquoi ? Parce qu’elle ne se veut pas soumettre à faire la volonté de Dieu, mais suit toujours la sienne. L’esprit d’une fille qui est toujours dans le désir de faire sa volonté, c’est l’esprit du diable, qui n’a jamais pu se soumettre à Dieu et jamais ne se soumettra. Et qu’arrive-t-il ? C’est qu’il porte son enfer partout. Qu’il soit où il voudra, même dans le corps d’un possédé, il est toujours dans les flammes continuelles. Ainsi une sœur qui est toujours agitée par une multitude de désirs, qui veut être tantôt en un emploi, tantôt en un autre, est dans l’état du démon parce qu’elle n’a point de paix ; oui, celles qui affectent des emplois n’ont jamais de vraie paix.

Une servante qui n’est point indifférente s’attachera à son office et pensera que les autres ne doivent pas entrer en comparaison avec elle. Ah ! mes sœurs se complaire dans les charges qui donnent de l’honneur, c’est un état diabolique ! Que fait cette pauvre fille ? Elle entre en appréhension qu’on ne la change, ou qu’on ne la mette compagne. Voilà une peine bien cuisante et voilà l’état diabolique. En demeure-t-elle là ? Oh ! non. Elle tâche de gagner la sœur, sa compagne, pour que celle-ci dise à Mademoiselle que tout va bien. Elle laisse sa compagne libre d’agir à sa volonté, d’aller, de venir, d’observer les règles ou non de se lever à n’importe quelle heure. Pourvu qu’elle ait son amitié et reste servante, elle ne s’en soucie pas. Qu’appelez-vous cela, mes

 

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sœurs ? N’est-ce pas là un enfer ? Si elle vient vous voir, demandez-lui comme tout va en sa paroisse. Oh ! elle dira que tout va fort bien et ne parlera que de ce qui est bien. Mais, s’il y a quelque mal, elle n’en dira rien, parce que ce démon d’être servante la met comme dans un enfer continuel.

Que fait-elle de plus ? Lorsque sa compagne vient à la maison, elle lui dit : "Voici comme vous vous comporterez à l’égard de Mademoiselle ou de M. Portail, veillez sur ce que vous leur direz ; s’ils vous demandent telle ou telle chose, répondez-leur ainsi." Ah ! mes sœurs, je ne dis pas que cela se fasse, mais il est impossible qu’une personne qui affectionne des emplois ne fasse quelque chose d’approchant.

Faire des équivoques, c’est l’esprit du démon. Quoi ! la servante qui doit donner le bon exemple à sa compagne lui conseillera de faire des équivoques à ses supérieurs ! Ah ! mon Sauveur ! cela est diabolique ! Quoi ! voir des filles qui doivent être en tout véritables se servir d’équivoques ! Oh ! mes sœurs, si jamais vous vous étiez portées à cela, demandez-en humblement pardon à Dieu et prenez garde de n’y plus retomber. Les personnes qui ne sont point indifférentes sont sujettes à ces fautes.

La servante qui tient à son office vient-elle à tomber malade, la pauvre fille ! elle est plus malade d’esprit que de corps. Que ne fait-elle pas de peur qu’on ne la retire de la paroisse ! Elle fait intervenir une dame, un médecin pour dire qu’il n’est pas nécessaire ni à propos de la transporter ; et cela de peur qu’on en mette une autre en sa place. Ah ! mes sœurs, quel pauvre état est cela !

Quelquefois une sœur me viendra trouver moi ou Mademoiselle ; elle dira : "Je vous prie, déchargez-moi de mon office, je vous prie d’en mettre une autre à ma place." Et elle fait cela à dessein de passer pour

 

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n’avoir point d’attache, ou parce que sa charge est trop lourde et occupe beaucoup. Le poids du travail la fatiguera quelquefois ; elle n’aura point de satisfaction de sa sœur, c’est pourquoi elle demande d’être déchargée de l’office de sœur servante et qu’on la mette compagne.

Devenue compagne, comment agira-t-elle avec sa servante ? Elle ne voudra pas que celle-ci la prie de quoi que ce soit, mais répondra en murmurant : "Pourquoi me priez-vous ?" A l’entendre, il faudrait lui commander à la baguette. Et si la servante lui parle un peu rudement, elle s’en fâchera. La servante ne sait comment la prendre Si elle lui demande conseil, elle n’a pour toute réponse que ces mots. "Faites ce que vous voudrez, ne savez-vous pas bien ce que vous avez à faire ? Cela ne me regarde pas." Cette fille trouve à redire à tout ce que sa sœur fait. Si elle ne le montre pas au dehors du moins dans son intérieur elle voit tout renversé et dit : "Ce n’est pas mon affaire", et elle est en trouble continuel.

Eh bien ! mes sœurs, voilà l’état d’une fille qui n’est pas indifférente ; n’est-ce pas une grande misère ? N’est-ce pas vrai que c’est un enfer, ou du moins un purgatoire ?

Ainsi en est-il de la compagne qui n’est pas indifférente : elle est en une continuelle peine, elle se déplaît d’être sous la conduite d’une autre ; elle pense que, étant plus ancienne dans la Compagnie et plus capable, elle serait mieux à sa place comme servante. N’est-ce pas là commencer son enfer ?

Voici encore une autre misère : une compagne à qui la sœur servante ne revient pas. Que celle-ci parle agisse, commande, rien ne lui va. N’est-ce pas une grande misère ? Se trouve-t-elle en lieu où l’on parle de sa servante, tout lui déplaît, elle montre une humeur mélancolique. Pauvre compagne ! Elle fait pitié. Si elle vient voir les supérieurs et qu’ils lui demandent : "Eh bien ! ma sœur,

 

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comment vont les affaires de votre maison ?" elle répondra à demi-mot : "Si on savait tout…" ; en sorte que, si on interprète ce qu’elle veut dire, on jugera que tout est en pauvre état.

Et les servantes et les compagnes, mes sœurs, tomberont dans bien d’autres misères, que je ne dis pas. Il n’y aura point de paix en ces filles-là ; elles ne s’aiment point. La plupart des différends viennent de là. Vous voyez de là, mes sœurs, quel mal c’est de n’être pas indifférentes.

Il s’en trouve encore qui ne veulent point être sœurs servantes faute de cette indifférence ; elles sont toujours dans la crainte qu’on les y mette.

Tout cela fait voir le mal que fait le manque d’obéissance et d’indifférence. Mes chères sœurs, vous savez bien que cela est vrai.

Le moyen de sortir de cet état, c’est de penser souvent à ce que nos sœurs ont dit et à ce que je viens de dire. Quoi ! des filles qui font profession d’être à Dieu ! Ah ! mon Sauveur ! je vois le mal que c’est d’être sans cette indifférence ; ôtez-moi, mon Dieu, l’affection d’être servante ou compagne ; ôtez-moi tout cela, mais donnez-moi la grâce de ne jamais vouloir que ce que vous voulez.

L’autre moyen, c’est de se demander : "Suis-je en cet état ? Ai-je de l’aversion à ceci et à cela ? Si oui, je suis en pauvre état, je suis en l’état du démon. Oh ! je veux en sortir." A cet effet, s’exercer à la mortification intérieure, mortifier cette propre volonté, cette affection désordonnée et se dire : "J’y renonce entièrement. Sitôt que je m’apercevrai de cette attache, je le dirai à mes supérieurs et je combattrai cette passion valeureusement." Il faut aussi prier Dieu qu’il nous fasse la grâce de bien connaître le bonheur de cette vertu d’indifférence. "Mon Dieu, faites-moi connaître cet état, faites que je

 

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ne veuille désormais que la volonté de Dieu. O sainte Vierge, j’ai recours à vous."

Hélas ! mes sœurs, il n’y a point de religieuses qui aient plus besoin de cette indifférence que vous. Les religieuses sont enfermées, mais vous, vous avez différents emplois. Ayez recours à Notre-Seigneur qui a été si indifférent en toutes choses qu’il n’a jamais voulu faire sa volonté, mais toujours celle de son Père.

Ah ! mon Sauveur, qui voyez le mal causé en mon âme, délivrez-moi de ces affections déréglées, de ces désirs, vous qui rendez semblables aux anges les âmes qui sont indifférentes. Ne permettez pas que nos sœurs tombent en ce misérable état. Je vous le demande par les entrailles de votre miséricorde ; je vous le demande par le précieux sang que vous avez répandu pour nous, afin que nous ressemblions tous à des anges par la pratique de cette vertu. Je sais que, par votre grâce, beaucoup de sœurs sont dans cette sainte indifférence. C’est ce qui fait que cette chétive Compagnie est en si haute estime dans le monde. Je vous prie de les y conserver toutes. Je vous le demande de tout mon cœur par votre sainte indifférence, par toutes les douleurs que vous avez endurées sur terre, par les mérites de votre sainte Mère et par nos chères sœurs qui sont au ciel pour avoir pratiqué cette sainte vertu.

C’est pourquoi, mes chères sœurs, je vous prie de méditer demain sur ce sujet et d’y repenser souvent. Seigneur, je vous le demande par la bénédiction que, de votre part, je vais donner à nos sœurs de faire descendre sur elles cette sainte indifférence, pour qu’elles comprennent l’importance de cette vérité.

Benedictio Domimi Nostri…

 

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118. — CONFÉRENCE DU 3 JUILLET 1660

SUR LES VERTUS DE LOUISE DE MARILLAC

Monsieur notre très honoré Père, étant arrivé au lieu de la conférence, après avoir invoqué l’assistance du Saint-Esprit à son ordinaire,

Mes chères sœurs, je rends grâces à Dieu de m’avoir encore conservé jusques à présent et de faire que je puis encore vous voir assemblées toutes ensemble. J’aurais bien souhaité vous réunir durant le fort de la maladie de la bonne Mademoiselle, vous le pouvez bien penser ; mais j’ai eu aussi une maladie, qui m’a beaucoup affaibli. Ç’a été le bon plaisir de Dieu que tout ait été ainsi, et, à mon avis, pour la plus grande perfection de la personne de qui nous allons parler, qui est Mademoiselle Le Gras. Et le bon Monsieur Portail, qui a toujours été si zélé pour la sanctification de la Compagnie, quoique ce ne soit pas là le sujet de cet entretien, néanmoins, si quelques-unes en disent quelque chose par-ci par-là, à la bonne heure. Le sujet est de Mademoiselle Le Gras, des vertus que vous avez remarquées en elle et du choix de celles que vous désirez imiter. Mon Dieu, soyez béni à jamais !

Puis, commençant à interroger les sœurs, il dit :

Le premier point de cet entretien est des raisons que les Filles de la Charité ont de s’entretenir des vertus de leurs sœurs qui sont allées à Dieu, et particulièrement de celles de leur très chère Mère feu Mademoiselle Le Gras ; le second point, quelles sont les vertus que chacune a remarquées en elle ; le troisième point, quelles

Entretien 118. — Recueil écrit de la main de sœur Marguerite Chétif, p. 618 et suiv. (Arch. des Filles de la Charité.)

Sœur Chétif écrivait à sœur Guérin le 2 septembre 1660 : "Je crois que ma sœur Jeanne vous mande que nous avons eu le bonheur de voir notre très honoré Père et qu’il nous a fait des conférences sur le sujet de notre chère défunte, Vous pouvez penser comme toutes étaient touchées. L’on a trouvé moyen de le voir, sans qu’il descende, car il ne le peut plus." (Archives nationales L, 1054, n° 17).

 

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sont les vertus qui les touchent davantage et qu’elles se proposent d’imiter, moyennant l’aide de Dieu.

Or sus, ma sœur, quelles raisons avez-vous de vous entretenir de vos sœurs défuntes et particulièrement de votre chère Mère ?

— Mon Père, la première raison qu’il m’a semblé est pour en rendre grâce à Dieu ; la seconde, pour encourager à imiter ses vertus ; et si nous ne le faisons, cela nous servira de grande confusion devant Dieu, parce qu’il nous l’avait donnée pour cela.

Les vertus que j’ai remarquées en elle, c’est qu’elle avait toujours l’esprit élevé à Dieu dans les peines et maladies, et regardait toujours le bon plaisir de Dieu en cela. On ne l’a jamais entendue se plaindre de ses infirmités, au contraire, elle témoignait un esprit gai et content.

Elle avait grande affection pour les pauvres et prenait grand plaisir à les servir. Je l’ai vue recueillir des pauvres qui sortaient de prison ; elle leur lavait les pieds, les pansait et les revêtait des hardes de Monsieur son fils.

Elle avait aussi grand support pour les sœurs infirmes, les allait souvent visiter à l’infirmerie, était bien aise de leur rendre quelque petit service, était bien aise de les assister à la mort, et, si c’était la nuit, elle se relevait, à moins d’être bien mal ; et si, étant malade, elle ne le pouvait elle envoyait tous les jours la sœur assistante les voir de sa part, leur donnant le bonjour et leur mandant quelque mot de consolation. Celles qui sont mortes aux paroisses de Paris, elle tâchait aussi de les aller voir, et avait tant de tendresse qu’il fallait bien user de précaution pour l’avertir de la mort des sœurs. Tout cela la touchait jusques à répandre bien des larmes quelquefois.

 

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Elle avait aussi grande tendresse naturelle pour Monsieur son fils et sa famille.

Elle était la première à dire sa coulpe et demandait pardon à toutes les sœurs. Je l’ai vue se coucher en terre, voulant qu’on la foulât aux pieds. Elle lavait aussi les écuelles et eût bien voulu faire tous les bas ouvrages de la maison, si elle eût eu les forces. Elle servait quelquefois au réfectoire et parfois y a demande pardon et fait des actes de pénitence, comme de s’y tenir les bras étendus, ou couchée contre terre.

— Ah ! Sauveur ! Et vous, ma sœur, qu’avez-vous remarqué ?

— Mon Père, Mademoiselle avait une très grande prudence en toutes choses, et il semble qu’elle savait les défauts d’un chacun, car elle nous en disait avant que l’on lui en eût parlé. Mais elle usait de grande prudence dans les avertissements. Elle recommandait toujours de ne point chercher nos intérêts en nos actions. Elle avait aussi un grand intérieur.

— Mes sœurs, voilà ma sœur qui a remarqué une vertu principale, qui est la prudence. Il est vrai que je ne sache point avoir vu personne qui ait plus de prudence qu’elle. Elle l’avait en un haut point, et je souhaite de tout mon cœur que la Compagnie ait cette vertu. Elle consiste à voir les moyens, le temps, les lieux que nous devons faire les avertissements et comme quoi nous nous devons comporter en toutes choses. O Sauveur ! ce n’était pas une prudence telle quelle que la sienne ; mais elle l’avait en un haut point. Ainsi, mes sœurs, je prie Dieu de vous donner cette vertu ainsi qu’il sait que vous en avez besoin ; car, mes sœurs, vous avez à converser avec des personnes de condition, avec des pauvres. Il faut savoir se comporter en toutes les rencontres. Et qui fait cela ? C’est la prudence.

Il y a une prudence fausse, qui fait que l’on ne regarde

 

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point le temps ni le lieu et qui fait faire inconsidérément toutes choses. C’est pourquoi, mes sœurs, ressouvenez-vous du temps que Dieu vous a assemblées et combien il en a coûté cher à celles qui manquent de prudence. Elles se sont laissées aller à des choses qui enfin leur ont fait perdre leur vocation. Il est bien difficile de ne point tomber en cette faute. Hélas ! mon Dieu ! en toutes les religions il s’en est trouvé qui ont manqué de cette vertu.

Que ne fera donc point parmi vous, mes sœurs, l’imprudence ? Elle fera que l’on dira du bien de vous d’un côté, et, de l’autre, l’on vous blâmera. A Narbonne, l’on dit tant de bien de nos sœurs ! Ce sont des filles qui sont dans une modestie et édification admirables. Et ailleurs l’on dira : "Voilà des filles qui ne sont point prudentes et ne regardent point à ce qu’elles font.."

La prudence donc, mes chères sœurs, est une vertu qui fait que l’on tâche de faire toutes les choses en la manière qu’il le faut. La prudence, mes sœurs, la prudence partout. Et que ferons-nous mes chères sœurs ? Vous prendrez résolution de bien pratiquer cette vertu toute votre vie et de demander le secours du bon Dieu. Et qui vous aidera à cela ? C’est, mes chères sœurs, votre bonne mère qui est au ciel. Elle n’a pas moins de bonté pour vous qu’elle avait, et même sa charité est bien plus parfaite, car les élus aiment en la manière que Dieu le veut. La prudence donc, mes sœurs. Dieu vous la donnera si vous la lui demandez pour l’amour d’elle car, quoique l’on ne doive pas prier les morts qui ne sont pas canonisés, en public, on le peut en particulier. Vous pouvez donc demander à Dieu la prudence par elle.

Mettez la prudence en toutes vos actions, vous aurez la paix et tranquillité partout au contraire, sans cela désordre partout. Or sus, Dieu soit béni ! Vous connaîtrez sa valeur. Béni soit Dieu ! Oui, cette vertu était en

 

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Mademoiselle Le Gras en un point qu’en aucune personne que je connaisse.

Puis notre très honoré Père demanda à une autre sœur :

Et vous, ma sœur ? — Mon Père, j’ai remarqué qu’elle avait un grand soin et désirait fort que la Compagnie se conservât dans l’esprit d’humilité et de pauvreté, et disait souvent : "Nous sommes les servantes des pauvres ; partant, nous devons être plus pauvres qu’eux."

— Vous dites là, ma sœur, un mot bien véritable, ce me semble, à son égard, qu’elle aimait beaucoup la pauvreté. Vous voyez comme elle était tellement en elle qu’elle m’a demandé autrefois de vivre en pauvre. A l’égard de la Compagnie, elle a toujours recommandé qu’elle se conservât dans cet esprit, et c’est un souverain moyen de la maintenir. C’est une vertu que Notre-Seigneur a pratiquée sur la terre et qu’il a voulu que ses apôtres pratiquent. C’est pourquoi il est dit : "Malheur aux riches !" Et le contraire fait voir la beauté de cette vertu. Et puis vous êtes servantes des pauvres ; c’est la seule qualité que l’on vous donne en toutes les lettres tant du Saint-Père que du Parlement.

C’était aussi l’esprit de Notre-Seigneur, qui était pauvre partout, en ses vêtements, en son vivre, en son esprit. Et il dit lui-même, parlant de lui : "Les renards ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids ; et le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête."

Voyez donc, mes sœurs, le Fils de Dieu a eu cet esprit et vous a donné cette qualité, que Mademoiselle Le Gras a toujours fait observer depuis vingt-cinq ans : pauvreté en vos habits, en la nourriture, en ce qu’il faut pour vous subvenir ; et elle a toujours estimé que le bonheur de votre Compagnie était la pauvreté de votre réfectoire.

 

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Si ce que l’on vous donne ne vous suffit pas, c’est que vous n’avez pas cet esprit. D’où vient que l’on vous demande en tant d’endroits ? C’est que l’on dit : ce sont des filles qui se contentent de cent livre s chacune pour leur nourriture et entretien. On admire cela, et on dit "Voilà des filles qui viennent de Paris et qui se contentent de pain et de fromage", ou quelque chose comme cela.

Et au contraire, si quelques-unes se relâchent de cet esprit de pauvreté, peu à peu ce que l’on vous donne ne suffit pas, comme l’on a vu en quelques-unes, qui étaient bien aises d’aller dîner chez les dames. Ah ! mes sœurs, j’ai toujours estimé que le bonheur de votre Compagnie était la frugalité. Tant que vous serez frugales, l’on vous donnera la bourse, comme l’on fait.

C’est le propre de la vertu que toutes les personnes qui se donnent à Dieu pour obéir à une autre deviennent en quelque façon maîtresses. Si c’est une servante qui obéit à son maître ou à sa maîtresse, comme à Dieu ou à la sainte Vierge, cette personne devient bientôt maîtresse parce que les maîtres, qui la voient dans cet esprit, condescendent à sa volonté, qu’ils voient très bonne, et ainsi lui obéissent. Et par ce moyen, elle devient maîtresse. Je m’assure que vous voyez cela en vos paroisses.

C’est donc cette belle vertu qui vous fera estimer parmi les personnes de condition. S’il arrivait que quelqu’une dit : "Nous ne sommes pas bien nourries ; le moyen de subsister de la sorte !" mes sœurs, s’il arrivait que cette proposition se fît, il faudrait renvoyer cet esprit comme l’esprit du démon, qu’il faut saper dès le commencement. Si cela arrivait, il faudrait tenir ferme et crier : "Au loup ! On nous veut habiller de haillons, à la bonne heure !" Conservez bien l’amour de la sainte pauvreté, il vous conservera.

Seigneur, imprimez cela dans nos cœurs, en sorte que,

 

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voyant une Fille de la Charité, l’on voie cet esprit de pauvreté. Béni soit Dieu qui a donné cet esprit à Mademoiselle Le Gras ! Pensez-vous comme elle y a tenu ferme. Attachons-nous, mes chères sœurs, à son exemple, à cette vertu de la pauvreté.

La sœur, recommençant à parler, dit :

Mon Père, elle témoignait autant d’affection à l’une qu’à l’autre de nos sœurs, de sorte qu’elle tâchait de satisfaire tout le monde.

— Je dirai cela, mes sœurs : cette effusion de cœur ne paraissait pas à toutes ; et néanmoins, je sais bien qu’elle avait de l’amour pour toutes.

— Mon Père, elle avait un grand soin du salut des âmes. Elle était fort intérieure, s’occupait beaucoup de Dieu.

— Ah ! ma sœur, que veut dire être intérieure et comment cela se faisait-il ? C’est qu’elle était bien élevée à Dieu, et cela venait de ce qu’elle avait fait un grand fonds à l’intérieur dès longtemps. L’intérieur donc consiste à se retirer d’affection du monde, des parents, du pays et de toutes les choses de la terre. Demandez bien cela à Dieu, mes sœurs, et dites souvent : "Ruinez en moi, Seigneur ce qui vous déplaît et faites que je ne sois plus si pleine de moi-même. Mademoiselle Le Gras avait ce don de bénir Dieu en toutes choses.

Si, par infirmité humaine, elle tombait quelquefois en quelque petite promptitude, il n’y a pas lieu de s’en étonner ; les saints remarquent qu’il n’y a personne qui n’ait ses imperfections. Nous le voyons en ce qui est arrivé à saint Paul, à saint Pierre. Dieu permet cela pour en tirer sa gloire. Souvent aussi ce qui paraît à nos yeux défaut ne l’est pas, comme nous voyons en Notre-Seigneur même. Il est dit qu’il se fâcha lorsqu’il chassa les vendeurs du temple. Au contraire d’être défaut, c’était un acte de piété et zèle de la gloire de Dieu. Ainsi

 

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il y a des choses qui paraissent fautes et qui sont des vertus. Ainsi il a paru quelquefois en Mademoiselle Le Gras quelques petites promptitudes. Cela n’était rien, et je suis bien empêché d’y remarquer du péché. Elle était toujours ferme. Ainsi, mes sœurs, vous vient-il quelque mouvement, il faut incontinent s’humilier, comme elle faisait. Oh ! voyez ce que c’est qu’une personne craignant Dieu ! Mes sœurs, demandez bien à Dieu qu’il vous fasse la grâce, par les prières de Mademoiselle Le Gras, de faire un bon fonds de vertu.

Je pensais tantôt devant Dieu et disais : "Seigneur, vous voulez que nous parlions de votre servante", car c’est l’ouvrage de ses mains ; et je me demandais : "Qu’as-tu vu depuis trente-huit ans que tu la connais ? Qu’as-tu vu en elle ?" Il m’est venu quelque petit moucheron d’imperfection, mais des péchés mortels, oh ! jamais ! Le moindre atome de mouvement de la chair lui était insupportable. C’était une âme pure en toute chose, pure en sa jeunesse, en son mariage, en son veuvage.

Elle s’épluchait pour dire ses péchés, avec toutes ses imaginations. Elle se confessait avec beaucoup de netteté. Jamais je n’ai vu personne s’accuser avec tant de pureté. Elle pleurait en sorte que l’on avait bien de la peine à l’apaiser.

Or sus, vous devez penser que votre mère avait un bon fonds et intérieur pour régler sa mémoire, en sorte qu’elle ne s’en servait que pour Dieu, et de sa volonté pour l’aimer.

Mes sœurs, une fille intérieure est une fille qui ne s’applique qu’à Dieu. Car que veut dire intérieure, sinon être occupée de Dieu ? Cela se remarque bien. Au contraire, repassez en votre mémoire et voyez ce que c’est qu’une fille qui n’a point d’intérieur. Vous l’avez vu en celles qui sont sorties. Hélas ! Comment étaient-elles faites ? Elles n’avaient point de paix intérieure et étaient

 

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à peine à tout le monde. Or sus, mes chères sœurs, tâchons de nous bien établir à être bien intérieures. Celles qui savent lire, vous lirez, pour vous y aider, un livre que l’on vous donnera, qui parle de la vie intérieure.

Et comment acquérir cela ? Si une personne de votre Compagnie était tentée de se laisser aller à ces mouvements déréglés, il faudrait qu’elle se dît en elle-même : "Quoi ! je suis Fille de la Charité et par conséquent fille de Mademoiselle Le Gras, qui était une femme si intérieure, encore que sa nature eût quelque pente contraire. Je me veux surmonter par son exemple."

Mes chères sœurs, voilà la clef de la perfection ; dire souvent : "Oh ! je ne veux plus vivre selon mes inclinations ; j’y renonce entièrement pour l’amour de Dieu."

Mes sœurs, si vous saviez le bonheur que c’est d’en user de la sorte ! Tant que vous vous étudierez à être intérieures, vous serez au chemin de la perfection.

Oh ! il y en a, par la grâce de Dieu, parmi vous qui marchent dans cette pratique de bonnes filles. Je ne les nommerai pas. Je ne vous quasi jamais quelque personne de condition qui ne me dise du bien de leurs servantes des pauvres. Il y en a plusieurs. Ne craignez pas, mes sœurs vous n’avez pas sujet d’appréhender ; Dieu ne vous manquera pas. De sorte que celles à qui Dieu a fait tant de grâce de travailler à cette vertu prennent de fortes résolutions de s’y avancer de plus en plus. Et celles qui, par malheur, se sont laissées aller à l’estime de leurs sentiments et immortifications, ces filles-là, mes sœurs… Courage ! vous avez au ciel une mère qui a beaucoup de crédit et qui obtiendra de Dieu pour vous la grâce de vous faire quittes de ces défauts. Tenez ferme ne vous relâchez point ; car, quand on a lâché pied une, deux, trois fois, tout est perdu. O Sauveur ! ah ! mes

 

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sœurs, demandez bien à Dieu cette vertu ; souhaitez-la souvent.

Ah ! mon Dieu ! quoi ! faut-il qu’une sœur de la Charité dise, s’il y a du mal : "C’est pour moi." Ah ! mes sœurs, c’est le langage de Judas : "Numquid go sum ? N’est-ce pas moi qui suis ce méchant ?" Ainsi vous pouvez dire avec Judas : "N’est-ce pas moi qui empêche que la Compagnie n’avance ?" Mes sœurs, il ne faut qu’une personne pour empêcher toute une Compagnie d’avancer à la vertu. Savez-vous ce qui empêche un vaisseau d’avancer ? Il ne faut qu’un petit vent, il arrête tout.

Mes sœurs, n’est-ce pas une chose odieuse que tant de saintes âmes, la plupart du temps, auront bien travaillé à leur avancement, et néanmoins, Une petite chose les arrête, et une seule en perd plusieurs !

Courage donc, mes filles ! Courage ! Dieu maintiendra votre Compagnie, lui qui l’a déjà bénie en tant d’endroits. Nos messieurs de Pologne me mandent que la reine a été faire un grand voyage, pendant lequel nos pauvres sœurs ont eu tant de soin du bon gouvernement de leurs œuvres qu’elles ont attiré quantité de bonnes filles et se sont conduites avec tant de prudence que cette bonne reine a été si satisfaite, à son retour, qu’elle a demeuré ure journée chez elles en leur maison avec ces filles avec une joie et des témoignages d’affection admirables.

Voyez en quelle odeur est votre Compagnie. Ôtez ce lustre, vous ôtez tout. Ah ! quel mal ne fait pas une fille qui ôte le lustre d’une Compagnie ! Elle donnera à parler à toute une ville, que dis-je ? à toute une province et plus. Les prêtres, les princes mêmes le sauront. Oui, mes sœurs, le mal qui se fait par une personne est capable de perdre toute une Compagnie. Cela, mes filles, vous doit donner un grand zèle que toute la Compagnie se sanctifie,

 

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et chaque personne en particulier, et vous verrez que la Compagnie se multipliera.

Et vous, ma sœur, qu’avez-vous remarqué ?

— Mon Père, je ne saurais dire autre chose sinon que la vie de Mademoiselle Le Gras est un miroir sur lequel nous n’avons qu’à nous mirer. J’ai toujours reconnu qu’elle avait une grande charité et support pour nous, en sorte qu’elle s’est toute consommée.

Une autre sœur :

Mon Père, elle avait une si grande charité pour moi que quelquefois, voyant que j’avais de la peine en l’esprit, elle me prévenait avec grande douceur.

Une sœur qui avait été interrogée dès le commencement et n’avait pu répondre parce que les larmes l’empêchaient de parler, se leva et dit :

Mon Père, si vous trouvez bon que je parle, je tâcherai de le faire.

Notre très honoré Père répondit :

— Vous me ferez plaisir, ma fille.

Et il ne put retenir ses larmes en entendant la sœur parler, tant il était touché.

La sœur, commençant, dit :

Mon Père, la première raison que nous avons de nous entretenir de notre chère Mère est afin que Dieu en soit glorifié ; la seconde, afin que nous nous souvenions toute notre vie de suivre les exemples qu’elle nous a donnés, y étant obligées, puisque c’est d’elle que Dieu s’est voulu servir pour apprendre à la Compagnie la manière en laquelle il veut qu’elle le serve pour lui être agréable. Pour les vertus qu’elle a pratiquées, il faudrait un livre entier pour les pouvoir écrire, et des esprits bien plus relevés que les nôtres pour les rapporter. Néanmoins, puisque l’obéissance m’y oblige, il le faut faire. Mais, quand j’aurai dit tout ce que la mémoire me peut fournir, il en restera encore bien plus à dire.

 

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Premièrement, elle avait une humilité admirable, qui paraissait en tant de rencontres que cela ne se peut dire ; ce qui lui faisait porter un grand respect à toutes les sœurs, leur parlant toujours par prières et supplications, les remerciant si affectueusement du service qu’on lui rendait, ou des autres peines extraordinaires des emplois de quelques-unes, que quelquefois j’en ai été toute confuse.

Je l’ai vue s’humilier à ce point de me prier de l’avertir de ses fautes avec grande humilité, dont je me suis trouvée bien empêchée, n’en pouvant remarquer, quoique j’y fisse attention pour lui obéir.

— Vous avez raison, ma sœur ; voilà ce que je vous ai déjà dit. On eût bien de la peine à pouvoir remarquer une faute en Mademoiselle Le Gras, ce n’était pas qu’elle n’en fît, oh ! non, mais si légères que l’on ne les pouvait remarquer. Continuez, ma fille.

— Mon Père, quelquefois quelques sœurs n’ayant pas bien pris les avertissements qu’elle leur avait donnés et ayant fait paraître de la fâcherie devant moi, elle me demandait après si elle n’en était pas cause, si elle n’avait pas parlé trop rudement, ou autrement qu’il ne fallait. Je lui disais qu’il me semblait que l’on ne pouvait pas agir autrement. Elle excusait toujours celle qui s’était fâchée, et aussi, quand on lui rapportait les fautes de quelques-unes, toujours elle les excusait et disait : "Il nous faut souffrir ; Dieu nous a choisies pour cela ; il faut montrer l’exemple aux autres ; il faut être bien courageuses à supporter nos sœurs."

Elle m’a quelquefois envoyé quérir exprès pour me demander pardon, quand elle croyait m’avoir donné quelque peine, quoique ce fût moi qui eus failli, et m’a prévenue bien des fois, alors que j’aurais dû le lui demander la première.

Elle s’accusait toujours avec grande humilité dans les conférences, les vendredis, et se rendait tout à fait criminelle

 

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et coupable de toutes les fautes de la Compagnie.

Elle a fait aussi souvent des actes d’humilité en plein réfectoire, y demandant pardon, y étant les bras étendus, ou couchée contre terre et y servant à table. Elle a aussi aidé à laver les écuelles et eût bien désiré faire tous les autres emplois de la maison.

Elle avait aussi une très grande charité pour les pauvres, était bien aise quand elle les pouvait servir. Elle avait grand amour et charité pour toutes les sœurs, les supportant et excusant toujours quoiqu’elle les avertît avec sévérité quand il était nécessaire. Mais c’était par un principe de charité, portant compassion à celles qui étaient dans quelque peine de corps ou d’esprit, supportant, bien des années, des filles qui eussent dû, pour leurs imperfections, être renvoyées. Elle attendait toujours pour voir si elles se corrigeraient.

Elle avait un si grand amour pour la sainte pauvreté que l’on ne pouvait la faire consentir à avoir quelque chose de neuf pour son usage, quoiqu’elle donnât aux autres ce qui leur était nécessaire bien volontiers. Elle a gardé cinq ou six ans de la serge que l’on lui avait donnée pour lui faire un manteau, sans vouloir consentir qu’on le lui fît. Cette serge n’a point été employée, bien que son manteau fût plein de pièces, tout usé et de différentes couleurs, en sorte qu’on a tâché bien des fois de le lui faire quitter.

Il lui fallait faire croire que l’on achetait ses coiffes à la friperie. On réussissait parfois à lui faire mettre quelque chose de neuf sans qu’elle s’en aperçût. Sitôt qu’elle en avait connaissance, elle l’ôtait vitement et témoignait être fâchée de ce qu’on lui avait donné et il fallait bien la prier de le remettre longtemps après.

Elle avait aussi un grand désir que toute la Compagnie se conservât dans cet esprit de pauvreté et frugalité en toutes choses, et elle a toujours bien recommandé

 

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qu’on l’observât après sa mort comme un moyen pour conserver la Compagnie.

C’était avec grande peine qu’elle se nourrissait autrement que la communauté à cause de ses infirmités. Cela lui donnait bien de la confusion, ainsi que de ne pouvoir pas observer toutes les règles ce dont elle demandait souvent pardon.

Elle avait une confiance admirable en la Providence de Dieu pour toutes choses et principalement pour ce qui regarde la Compagnie nous recommandant de nous y confier, à toutes les conférences qu’elle faisait.

Grande était sa soumission aux volontés de Dieu, comme il a paru en sa dernière maladie. En toutes elle a souffert avec toute la soumission possible ses peines et maux, qui étaient bien violents. De plus, elle a supporté la privation des personnes qui lui étaient les plus chères au monde, sans en témoigner aucune peine, quoique cela lui fût bien sensible

Elle avait une très grande douceur et était d’abord facile.

Elle a eu une conduite admirable pour le bon gouvernement de la Compagnie, comme il paraît, l’ayant laissée en si bon état, tant pour le spirituel que pour le temporel, par sa prudence. Elle rapportait le tout à Dieu, sans la grâce duquel, disait-elle, rien ne se serait fait.

J’ai pris résolution, avec la grâce de Dieu, dès l’instant de sa mort, de travailler à l’imiter en tout ce qui me sera possible, mais principalement en son humilité, sa charité et l’amour de la pauvreté.

Mon Père, j’ai encore écrit quelque chose de sa dernière maladie, mais je crains que cela ne soit trop long.

Notre très honoré Père, recommençant à parler, dit :

Mes chères sœurs, voilà des paroles qui vous font

 

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bien voir comme elle était faite. Reste maintenant à avoir une mère : mais où la trouvera-t-on ? Car il serait à souhaiter qu’elle fût semblable à celle-là.

La question a été faite, savoir si l’on en chercherait une au dehors, ou si on en prendrait une du corps de votre Compagnie. Dieu a permis, après beaucoup de prières pour cela, que la résolution a été d’en prendre une parmi vous. Voyez laquelle parmi vous est la plus rapportante à celle que vous aviez. Mais, afin qu’il plaise à Dieu vous en donner une bonne, qu’il ait formée lui-même au ciel, comme il avait formé la vôtre, et qu’il lui donne ce qui sera nécessaire pour cela, mes sœurs, vous ferez deux choses.

En premier lieu, il faut beaucoup prier Dieu, mes sœurs. Que toutes les prières que vous ferez soient pour demander cela à Dieu. Les apôtres, voulant élire un autre à la place de Judas, priaient et disaient : "Seigneur, montrez-nous celui que vous avez élu." Or sus, mes chères sœurs, priez donc bien Dieu qu’il vous donne une bonne supérieure.

En second lieu la Compagnie doit travailler en général et en particulier à ce qu’il plaise à Dieu la former de sa main au ciel, oui, former de sa main la Compagnie. Selon cela, chacune doit retrancher de soi, car c’est comme un coup de rasoir, et s’étudier à bien reconnaître les grâces qu’elle a reçues de Dieu et à bien connaître ses défauts. Oui, mes sœurs, il faut que vous retranchiez de vous ce qui déplaît à Dieu. Il résultera de là que vous obtiendrez de Dieu les grâces nécessaires pour celle qu’il vous veut donner.

Une autre chose, mes sœurs, que je vous recommande est de ne point parler de vos affaires au dehors. Le secret, mes sœurs. Notre-Seigneur recommandait toujours à ses apôtres de ne point faire savoir au dehors ce qu’il faisait. "Gardez-vous, disait-il, du levain des pharisiens."

 

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Vous savez combien l’on vous a toujours recommandé le secret en toutes choses.

Vous direz : "Mais y a-t-il du mal à parler de cela ? Ce n’est pas du mal que nous disons, c’est du bien." Oui, mes sœurs, en soi ce n’est pas du mal que vous dites. Mais, parce que c’est un mystère et qu’il s’agit des affaires de Dieu, il faut garder le secret. Tant que les choses demeurent dans le secret en la Compagnie, le diable ne s’en mêle pas, mais, dès que le monde le sait, le prince du monde le renverse. Donc, mes chères sœurs, tenez vos affaires dans le secret et dites comme l’épouse du Cantique : "Mon secret est à moi" ! O mes sœurs, que c’est une grande chose que le secret !

L’on vous pourra dire : "Eh bien ! ma sœur, vous avez été à Saint-Lazare ; qu’avez-vous fait ?" Vous pourrez répondre simplement : "L’on s’est entretenu des vertus de défunte Mademoiselle Le Gras, comme l’on a accoutumé à faire de nos sœurs." Mais l’on passera plus outre : "Ne parle-t-on point de faire une supérieure ?" Dites : "Nous ne nous mettons point en peine de cela."

O mes sœurs, si vous vous occupez bien dans le secret, tout ira bien. Vous vous entretiendrez demain de cela dans l’oraison. Et pource que l’on a fait pour quelques sœurs plusieurs conférences, une ne suffisant pas, ainsi, mes sœurs, nous en ferons encore une sur le même sujet, et l’on vous fera avertir.

Cependant je vous prie de bien prier Dieu et faire prier, sans dire pourquoi, mais pour une affaire d’importance.

Voilà, mes sœurs, ce que j’avais à vous dire de votre chère Mère et cependant priez Dieu qu’il vous en donne une bonne, qui soit semblable à elle.

Une sœur dit :

Mon Père, nous n’avions pas pensé que l’on dût parler de feu Monsieur Portail ; mais, comme vous avez dit

 

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que l’on en pourrait dire quelque chose, j’ai remarqué une grande charité en lui pour toutes nos sœurs. Il ne craignait pas d’aller jusqu’à La Chapelle, pour confesser une sœur, en plein hiver et dans la boue et il dis lit que Notre-Seigneur avait bien pris de la peine pour la Samaritaine seule.

Il avait aussi une grande humilité et un grand zèle pour le salut des âmes, jusques à pleurer en voyant quelqu’une perdre sa vocation.

— Dieu vous bénisse, ma sœur, et soit à jamais béni ! Or sus, il se faut retirer.

Je prie Notre-Seigneur, quoiqu’indigne et misérable pécheur, qu’il vous donne sa sainte bénédiction, par les mérites de la bénédiction qu’il donna à ses apôtres, se séparant d’eux, qu’il vous détache de toutes les choses de la terre et vous attache à celles du ciel.

Benedictio Domini Nostri…

Sub tuum praesidium…

 

119. — CONFÉRENCE DU 24 JUILLET 1660

SUR LES VERTUS DE LOUISE DE MARILLAC

Monsieur notre très honore Père, après avoir récité le Veni Sancte dit :

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est de feu Mademoiselle Le Gras, votre chère Mère, comme vous l’avez vue et eue parmi vous. Vous êtes obligées de suivre ses exemples ; si vous désirez être bonnes Filles de la Charité, vous êtes obligées de jeter les yeux sur ses vertus. Ah ! mon Dieu ! à quoi sommes-nous obligés ! Nous avons vu ce beau tableau devant nous ; il est maintenant là-haut. Il reste maintenant à faire un modèle ; et pour le faire, il en faut prendre

Entretien 119. — Recueil écrit de la main de sœur Marguerite Chétif, p. 635 et suiv. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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connaissance. Et pource que Dieu a inspiré à la Compagnie de s’entretenir des vertus des sœurs défuntes, comme l’on a fait jusques à présent avec si grande bénédiction qu’après les entretiens vous êtes restées tout édifiées de voir des filles à qui Dieu a fait tant de grâces, leur donnant une si grande humilité, charité, don d’oraison et tant d’autres vertus, et que vous avez eu sujet de louer des exemples qu’elles vous ont laissés et que vous devez imiter ; cela étant, à combien plus forte raison devons-nous jeter les yeux sur celle qui est votre mère, parce qu’elle vous a engendrées ! Vous ne vous êtes pas faites, mes sœurs, c’est elle qui vous a faites et engendrées en Notre-Seigneur.

Le premier point de cet entretien, mes sœurs, est des raisons que nous avons de nous entretenir des vertus de nos sœurs qui sont ailées à Dieu et particulièrement de Mademoiselle Le Gras, votre chère Mère ; le deuxième point, des vertus que vous avez remarquées en elles ; le troisième point, de la vertu que vous vous êtes proposé d’imiter.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui du premier point ; cela serait trop long. Dieu nous fasse la grâce de bien faire cet entretien !

Puis Monsieur notre très honoré Père, commençant à interroger une sœur, dit :

Ma sœur, dites-nous, je vous prie, quelles vertus avez-vous remarquées ?

— Mon Père, Mademoiselle Le Gras avait une grande présence de Dieu en toutes ses actions et elle élevait toujours son esprit à Dieu avant que de donner un avertissement à une sœur. Elle voulait bien savoir les choses au vrai avant que d’avertir quelqu’une. Et au lieu d’exagérer les choses, elle excusait toujours celle de qui l’on parlait.

— Vous dites vrai, ma fille, elle faisait cela excellemment bien.

 

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Elle excusait toujours ; ce qui est une grande leçon et à vous et à moi de ne point exagérer jamais, mais d’excuser toujours notre prochain.

— Mon Père, elle faisait voir que c’était par charité qu’elle nous reprenait de nos fautes, se jugeant elle-même coupable du mal que la Compagnie faisait. Elle disait souvent que c’étaient ses péchés qui en étaient la cause.

— Dieu vous bénisse ma fille ! Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai remarqué en feu Mademoiselle Le Gras une grande humilité et l’ai vue, un jour du vendredi saint, baiser les pieds de toutes les sœurs avec de grands sentiments d’humilité et laver la vaisselle.

S’il lui arrivait de reprendre une sœur aigrement, elle lui faisait voir que c’était pour son bien qu’elle en usait de la sorte.

Elle nous enseignait aussi de nous beaucoup supporter l’une l’autre et nous montrait elle-même l’exemple en nous supportant avec grande charité.

— Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai remarqué en ses lettres un style de grande humilité. Alors que bien des fois j’aurais mérité d’être reprise, elle prenait la faute sur elle et parlait avec grande douceur. Elle avait aussi beaucoup de compassion pour les infirmes.

Elle avait toujours l’esprit occupé de Dieu, comme il a été déjà

Elle avait grande charité pour les sœurs et avait peur de les fâcher. Elle faisait son possible pour ne mécontenter personne et excusait toujours les absentes. Cela n’empêchait pas qu’elle ne reprît des fautes, mais c’était toujours avec grande adresse et douceur.

Elle recommandait toujours que l’on eût bien soin des pauvres et tenait pour fait à elle-même le service qu’on leur rendait. Elle conseillait souvent par ses lettres d’observer

 

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les règles et de vivre en grande union l’une avec l’autre.

— Et vous, ma fille ?

— J’ai remarqué, mon Père, que tout ce que nos sœurs ont dit est très vrai. De plus, elle avait une patience de sainte, une grande charité, une humilité admirable. Un jour que j’allais avec elle et que, sans m’en apercevoir, je marchais devant, sitôt que je le remarquai, je lui témoignai en être fâchée. Elle me dit : "Hélas ! ma sœur, je suis bien plus méchante que vous."

— Et vous, ma sœur ?

— J’ai remarqué une grande humilité en toutes ses paroles. Elle disait souvent que c’était elle qui était cause de toutes les fautes de la Compagnie. Un jour, elle se trouva obligée de parler à un ecclésiastique un peu rudement. Néanmoins, elle en eut tant de peine qu’elle lui en demanda pardon à genoux, les larmes aux yeux, avant que de sortir.

Elle disait que ses infirmités étaient causées par ses péchés.

Sitôt qu’elle était seule, elle était toujours en oraison. Aussitôt qu’on l’abordait, elle avait un visage gai et ne témoignait jamais qu’elle se trouvât importunée, quoiqu’il fallût quitter ses prières. Quelquefois un grand nombre de sœurs lui parlait en même temps de différentes affaires. Elle répondait à toutes avec une grande tranquillité d’esprit, sans les presser de la laisser en repos.

Quoique quelquefois elle fût bien mal, elle n’en tenait aucun compte. Souvent elle était fatiguée de trop parler ; mais elle ne voulait pas que les sœurs s’en retournassent avec quelque peine, faute de l’avoir entretenue, encore bien qu’elle fût malade. Si elle ne leur pouvait parler, elle leur montrait un visage plein de bon accueil et d’affection. toujours, dans ses maladies, elle faisait paraître un visage gai et content.

 

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Elle avait une grande tendresse et dévotion à la sainte communion ; elle y versait tant de larmes que quelquefois la nappe en était toute mouillée.

Je lui ai ouï dire qu’elle aimait beaucoup toutes nos sœurs et qu’elle désirait que nous fussions toutes parfaites comme notre patron Jésus-Christ.

Elle a fait quelquefois pénitence pour les fautes de nos sœurs.

Elle avait une grande charité pour les pauvres. Un jour, elle nous vint voir, comme nous étions malades, deux ou trois sœurs, à Bicêtre. Quand nous l’eûmes vue, il nous semblait que nous étions guéries. Nous lui dîmes qu’elle nous avait guéries ; elle dit que c’était Dieu.

Un jour, dans sa dernière maladie, je lui demandai ce qu’elle demanderait à Dieu pour moi et pour toutes nos sœurs. Elle me dit qu’elle le priait de nous faire la grâce de vivre en vraies Filles de la Charité dans une grande union et charité, ainsi qu’il désire de nous, et que celles qui feraient cela auraient grande récompense, et celles qui ne le feraient pas… Elle n’acheva point. Elle me dit bien d’autres choses ; mais, comme je ne suis pas dans la pratique, je ne le puis dire. J’en demande, mon Père, très humblement pardon à Dieu.

— Dieu vous bénisse, ma fille, de l’acte d’humilité que vous venez de faire ! Ah ! mes sœurs, quel tableau Dieu met devant vos yeux et que vous peignez vous-mêmes ! Oui, c’est un tableau que nous avons et que vous devez regarder comme un prototype qui vous doit animer à faire de même, à acquérir cette humilité, cette charité, ce support, cette fermeté en toutes ses conduites, à vous ressouvenir comme, en toutes choses, elle tendait, en la sienne, à conformer ses actions à celles de Notre-Seigneur. Elle faisait ce que dit saint Paul : "Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi." Ainsi elle tâchait de se rendre semblable à son Maître par l’imitation de ses

 

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vertus. Et c’est ce que l’on a vu en cette bonne âme, qui s’est formée sur les vertus de Notre-Seigneur. C’est donc ce tableau, mes sœurs, que vous devez regarder, tableau d’humilité, de charité, de douceur, de patience en ses infirmités. Voyez quel tableau ! Et comment en usez-vous, mes chères sœurs ? C’est en tâchant de former votre vie sur la sienne.

Beau tableau, ô mon Dieu : cette humilité, la foi, la prudence, ce bon jugement et toujours le souci de conformer ses actions à celles de Notre-Seigneur ! O mes sœurs, c’est à vous à conformer vos actions aux siennes et à l’imiter en toutes choses, particulièrement en la modestie. Celle vertu, paraît, par la grâce de Dieu, en une bonne partie comme l’abstinence. Mes filles, il faut prendre garde que cela ne disparaisse, et particulièrement la modestie. J’ose bien dire, mes sœurs que là-dessus on commence à se relâcher. Il ne paraît plus cette modestie, ce silence, cette récollection. Mais, par la grâce de Dieu c’est en peu. Au contraire, il ne paraît point de déchet dans les vraies Filles de la Charité, qui sont à édification à tout le monde. Combien de personnes de condition m’ont dit que rien ne les édifie tant que les Filles de la Charité !

La modestie donc, mes filles ! Entrez en la vie intérieure par la recherche de cette vertu. O mes sœurs, vous ressouvenez-vous, par les entretiens que nous avons faits de nos sœurs défuntes, combien cette vertu a paru en plusieurs, qui ont été à si grande édification à tout le monde, et comme nous avons dit que ces filles-là marchaient en la présence de Dieu et étaient dans la pratique de l’humilité, de la charité, de la douceur, du zèle pour le service des pauvres et de tant d’autres vertus ? Cela se pratiquait en elles en sorte que l’on aurait peine d’en trouver davantage en la vie de plusieurs saints.

Mes filles, c’est à quoi il se faut habituer. Celle qui ne

 

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fait pas cela, mais fait tout le contraire, une fille qui porte le nom d’amour de Dieu et se contente de cela sans se soucier de la vie intérieure, se laisse emporter au courant de ses passions. Mes filles, quelle douleur aurez-vous de voir des filles qui portent le nom de Filles de la Charité et ne le sont pas d’effet !

Travaillez surtout, mes sœurs, à la sainte modestie. Il y en a de deux sortes. La première regarde la composition du corps. La modestie extérieure consiste en ce qu’il faut faire ses actions tout posément, bonnement, que les yeux ne soient point vagabonds, que les oreilles ne soient point attentives à écouter les défauts du prochain. O mes sœurs, où va la médisance ? Cela est bien dangereux.

La deuxième regarde la modestie intérieure, qui consiste à avoir son intérieur, volonté, mémoire et entendement, occupé de Dieu.

Mais que ferez-vous pour acquérir cette vertu ? Vous travaillerez à ôter de vous tout ce qui déplaît à Dieu ; et pour vous aider à cela vous lirez quelque bon livre, vous vous tiendrez en la présence de Dieu. Cela vous éloignera des occasions, et Dieu vous fera la grâce de vous défaire de vos mauvaises habitudes.

Cela fera que votre petite Compagnie, que Dieu a instituée, qu’il a tirée de la masse corrompue du monde pour en être servi, lui plaira. De chaque Fille de la Charité on dira qu’on ne saurait approcher d’elle, que l’on ne sente de la dévotion. La fille modeste en attirera d’autres, car rien ne gagne tant le cœur que la modestie. Ainsi la Compagnie fera un progrès merveilleux, et vous vivrez de la vie de Dieu.

La modestie donc, mes filles, surtout, et le zèle de travailler toute sa vie à se rendre vertueuse. Évitez de parler mal les unes des autres. Si vous tombez dans ce défaut en la maison de votre mère Mademoiselle Le Gras,

 

 

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dites incontinent : "Où suis-je pour me laisser ainsi parler ?" Mes filles, à l’exemple de votre bonne mère, prenez la résolution de travailler à vous rendre parfaites et de vous détacher de ce qui déplaît à Dieu en vous.

Voici un sujet qui vous presse davantage : ce sont les accidents qui sont arrivés par-ci par-là à des filles qui font bien, à d’autres qui font mal et qui gâtent tout. On m’a écrit, ces jours passés, de Narbonne, et on me mande des merveilles de nos sœurs. Ma sœur Françoise a été à une ville, bien loin de là, où Monsieur de Narbonne l’a envoyée pour apprendre une excellente méthode que l’on y tient pour l’instruction de la jeunesse (1). Elle l’a apprise et l’applique avec grande édification de tout le monde.

Mais il en est d’autres qui ne sont point à édification. Elles déchirent la Compagnie comme un poulet que l’on déchire par pièces. Des filles déchirer leur mère ! Ah ! mes sœurs, depuis peu nous avons eu un sujet semblable.

Nous avons grand besoin de prier Dieu et de prendre une bonne résolution de rompre avec nous-mêmes. Rendez-vous exactes à l’observance de vos règles et surtout de celle qui dit qu’il faut faire de vos chambres un cloître, n’y laissant jamais entrer les hommes, surtout les prêtres (qu’a-t-on à faire des entretiens des confesseurs, sinon en confession ?) pas même les femmes sans nécessité. C’est pourquoi je vous recommande surtout cela. Je me ressouviens d’un accident arrivé en quelque lieu. Je ne nommerai personne. Il a fallu employer du monde pour faire sortir un garçon de quelque endroit. Je vous dis cela, afin que vous voyiez l’obligation que vous avez de vous tenir sur vos gardes.

On me mande de nos sœurs de Pologne qu’elles ont en une maison quantité de filles à gouverner et qu’elles

1) Françoise Carcireux était allée se former à l’instruction de la jeunesse dans une institution du diocèse d’Alet.

 

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le font avec tant d’édification que le roi et la reine, de retour d’un long voyage, ont voulu passer une journée dans cette maison, tant ils étaient ravis de cela. Ah ! mes sœurs, c’est un sujet de remercier Dieu.

Mes sœurs, venez-vous-en en votre maison tous les mois faire votre petite revue. Si l’on voyait en une paroisse deux sœurs aller à deux confesseurs différents, cela serait un grand désordre et un scandale. Et qu’a-t-on à faire aux prêtres sinon pour se confesser ou pour leur parler de nos malades ? Mais que ce soit en l’église et les regardant en Dieu. Ne souffrez jamais qu’ils entrent en vos chambres, si ce n’est pour les malades. Or sus, mes sœurs, prenez cette résolution de ne jamais souffrir que les hommes montent dans vos chambres, ni même les femmes, sans nécessité. Vos chambres, c’est un lieu de délices. Dieu prend plaisir à voir une Fille de la Charité qui garde bien sa chambre. Dieu prend son plaisir à être dans la solitude avec son épouse ; c’est dans la Sainte Écriture qu’il le dit : "Deliciae meae", et le reste. Ah ! mon Dieu ! que cela est beau !

Une sœur qui, au sortir d’ici, s’en retourne, le cœur plein de cette onction divine, et dit en son intérieur. "Je ne veux plus être en moi-même, mais je veux, en tout ce que je ferai, chercher Dieu et aller droit à lui", cette sœur plaît à Dieu, qui regarde ce qu’elle fait comme fait à lui-même, qui prend plaisir à voir cette marmite, ce panier qu’elle porte. Mademoiselle Le Gras et ses bonnes filles qui sont maintenant au ciel voyaient bien la vérité de cela.

Or sus, mes sœurs, concluons. Vous devez, à quelque prix que ce soit, chercher à devenir vertueuses. Faites, mon Dieu, qu’elles commencent à vous aimer parfaitement, à faire tout pour vous, à faire leur capital de vous plaire en toutes choses. Ah ! mes sœurs, que c’est beau de voir une fille comme cela ! Et au contraire, une

 

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fille qui agit autrement, combien n’est-elle pas désagréable ! Et moi misérable, qui pèche continuellement, qui n’ai pas encore commencé à faire tout pour Dieu et qui suis plein de défauts, comment suis-je fait ?

Ah ! mes sœurs, encore que je voie en quelques-unes de l’immodestie, ce n’est pas en beaucoup, par la grâce de Dieu. Au contraire, je vois en beaucoup une effigie de Dieu. Encouragez-vous par l’exemple de Mademoiselle Le Gras, de nos bonnes sœurs qui sont au ciel et préparez-vous à faire une bonne confession générale. Quant aux autres que je ne vois pas en cet état, qu’elles prient Dieu de leur faire la grâce de faire toujours de mieux en mieux. Courage ! La bonne Mademoiselle Le Gras vous aidera. Elle a été présente à tout ce que nous avons dit.

Voilà, mes chères sœurs, ce que vous ferez, et moi misérable tout le premier. Et cependant il faut procéder à faire élection d’une supérieure à la place de Mademoiselle Le Gras. Et où la prendrons-nous parmi vous, mes sœurs ? Il faut bien prier Dieu et vous détacher de toutes vos satisfactions. Ah ! mon Dieu ! où prendrons-nous une fille pour la mettre à la place d’une sainte ? Mes sœurs, si quelqu’une avait désir d’être supérieure, qu’elle dise : "J’y renonce mon Dieu." Il ne faut pas non plus vous en entretenir et dire : "Je voudrais une telle officière et une telle." Faites comme les filles de Sainte-Marie, qui ont ordre de ne jamais parler de l’élection. Car dès que l’on s’amuse à parler de cela, l’on vient à dire : "Vous semble-t-il qu’une telle a les conditions pour être officière ?" Ainsi d’une autre. Tout est perdu. Chacune juge selon son inclination. On suggère de l’estime de celle où va son affection. Jamais donc, mes sœurs il ne faut parler de cela ; car, comme je vous ai dit, les choses de Dieu qui sortent au dehors ne deviennent plus affaires de Dieu — Oh mais si mon confesseur m’interroge, si une dame ? — Mes sœurs il faut

 

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dire : "Je suis fille d’obéissance, je ne dois point parler de cela ; il faut me soumettre ; cela m’est défendu." Comme, en effet je renouvelle la recommandation que je vous ai faite de tenir le secret Qu’arrivera-t-il mes sœurs, si vous le gardez ? Cette dame, au lieu de se fâcher, reviendra à elle et dira : "Voilà une bonne fille, elle tient bien compte de ses règles." Si, au contraire, vous étiez faciles à dire tout, l’on ne ferait pas grand compte de vous. Ne dites donc rien, mes sœurs, à personne, mais bien au bon Dieu. "Ah ! mon Dieu vous voulez choisir de notre petite Compagnie, quoique boue et cendres, une personne pour tenir la place d’une sainte, je ferai ce que je pourrai, de ma part, pour contribuer à vous prier de faire voir votre sainte volonté, comme aux apôtres. Nous ne voulons point de supérieure ni d’officières de la main des hommes, mais de vos mains ô mon Dieu." Donc, mes sœurs, un cadenas à votre bouche.

Nous ferons encore une conférence. Je vous ferai avertir et vous dirai les prières qu’il faut faire pour cela. Il faudra que l’on soit en plus grand nombre, s’il se peut.

Renouvelez la résolution que vous avez prise de travailler tout de bon à votre perfection et surtout à la sainte modestie. Remerciez Dieu des grâces qu’il vous fait, vous qui êtes dans la pratique, et vous qui n’y êtes pas, corrigez-vous. Je ne peux passer sans les avertir afin que la Compagnie se perfectionne. Quelquefois il arrive des accidents en des Compagnies, et Dieu le permet, il ne faut pas s’étonner de cela, mes sœurs. Il y eut des défauts dans la compagnie des apôtres : Judas vendit son bon Maître et saint Pierre le renia. Il permet cela pour vous humilier et pour sa gloire. Il tira sa gloire des fautes des apôtres ; priez-le qu’il tire sa gloire des fautes de celles qui sont en cette Compagnie.

C’est, mon Sauveur, la prière que je vous fais pour toute cette Compagnie et pour moi, misérable pécheur,

 

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qu’il vous plaise tirer votre gloire de nos fautes et nous les pardonner. C’est la prière que je fais à Dieu de tout mon cœur.

Benedictio Domini Nostri… et Sancta Maria, succurre miseris.

 

120. — CONFÉRENCE DU 27 AOÛT 1660

ÉLECTION DES OFFICIÈRES

Monsieur notre très honoré Père après l’invocation du Saint-Esprit dit :

Mes chères sœurs, le sujet de cette assemblée est l’élection des officières. L’usage, comme vous savez, est d’avoir des points, afin que chacune pense devant Dieu ce qu’il y a à faire là-dessus. J’aurais eu grande consolation à vous entendre dire les raisons que nous avons de bien faire cette élection ; en second lieu, quelles sont les qualités requises en une officière ; en troisième lieu, comme il faut procéder à cette élection.

Mais, comme je pensais vous faire venir, une personne de condition est venue, qui m’a retardé, de sorte que le temps nous presse. Je vous prie de m’excuser ; cela serait trop long ; il faut en demeurer là. Je n’interrogerai point.

Pour le premier point, mes sœurs, je dirai une raison que vous jugerez vous-mêmes : c’est que tout le bien de votre Compagnie, comme de toutes les autres, dépend des officières ; tout dépend de là. Vous le jugez vous-mêmes. Tout le bien des Compagnies, tant des hommes que des femmes, dépend des officiers et des officières. Au contraire, tout s’en va en désordre quand les officières

Entretien 120. Recueil des procès-verbaux des Conseils, p. 233 et suiv.

 

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abandonnent tout, veulent gouverner autrement qu’il ne faut et faire tout à leur tête. Ah ! mes sœurs, s’il y a une Compagnie qui ait besoin de bonnes officières c’est la Compagnie de la Charité, à cause de la diversité des esprits et parce qu’il faut qu’elles servent de conseil aux supérieurs et qu’elles donnent leur voix. Il faut avoir la tête bien faite. Jusques à cette heure, par la grâce de Dieu, les filles qui ont été appelées au Conseil pour le gouvernement de la Compagnie ont agi par l’esprit de Dieu. Car, depuis qu’elles ont été employées, par la grâce de Dieu, cela est bien allé. Et si cela n’avait pas été, si les filles n’avaient pas agi selon l’esprit de Dieu, que serait-il arrivé ? Ayant plu à Dieu appeler cette grande servante de Dieu, rien n’a changé, mes sœurs, comme vous voyez. On les a appelées, et toutes ont paru avoir grâce de Dieu, et en celles qui les ont précédées toutes ont bien fait. Et en des occasions, lorsque l’on pensait que tout était perdu, elles ont eu de bons avis, qui ont fait cela. Lorsqu’il a été question d’opiner sur des difficultés, elles ont donné leur avis sans regarder les créatures. Car quelquefois, Mademoiselle n’étant pas de même sentiment, elles n’ont pas laissé de dire le leur devant Dieu. Et cela a bien réussi, par la grâce de Dieu. Ce n’est pas que je veuille dire qu’elles n’aient leurs imperfections ; oh ! non, il n’y a personne qui n’en ait, et elles ne seront pas excusables devant Dieu.

Quant aux moyens de connaître les sœurs propres à être officières, la première marque, qui plus qui moins, est que ce soit une fille née de bons parents, de gens de bien, une fille sage en sa jeunesse, qui a été à exemple en sa paroisse, reconnue pour telle, et, après, a été à édification à la Compagnie et a vécu en vraie Fille de la Charité, dans l’observance des règles, une bonne fille qui a été à exemple partout. Point de celles qui ne sont pas faites en vraies Filles de la Charité, qui ont des maximes

 

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toutes contraires à l’esprit de la Compagnie, qui veulent s’arrêter à leur sens et opinion ; ô mes sœurs, il ne faut point de ces filles-là.

Mais, Monsieur, me direz-vous, s’il s’en trouvait qui eussent vécu contre l’observance des règles, les pourrait-on élire officières ? Oh ! non. S’il ne s’en trouvait point d’autres, l’on pourrait passer ; et encore il n’y faudrait pas retomber souvent, mais rarement. Dire qu’on ne tombe point en faute, c’est dire l’impossible ; il n’y a personne qui n’en fasse.

Mais enfin les moyens de parvenir à cette élection ? Mes sœurs l’on a fait plusieurs assemblées, l’on a vu celles qui semblent avoir les qualités requises. Il en est quelques-unes en qui il semble qu’il y ait quelque chose à désirer, mais peu. L’on a observé toutes les choses nécessaires à l’égard du dehors. Et ainsi Dieu bénira cela. Si nous ne rencontrons pas des sœurs parfaites, il bénira le tout.

Enfin il faut dire les choses qui regardent les sœurs, touchant les qualités requises en celles sur qui l’on doit jeter les yeux pour être proposées.

Premièrement, il faut des filles de bon sens ; car il faut que vous sachiez que l’on ne regarde pas seulement des filles pour exercer leur emploi, mais des filles capables de donner leur avis sur les choses qu’il faut faire. J’abrégerai en vous disant les qualités requises pour être officières et supérieure. Les voici.

Premièrement, quant à l’âge, elle doit être, en la supérieure, de trente ans et dix de communauté, car il faut des têtes si fortes que de plus jeunes ne pourraient pas résister..Quant aux officières, il faut au moins vingt-huit ans d’âge et huit de communauté ; car, voyez-vous, mes sœurs, entre les raisons qui vous obligent de choisir de bonnes officières, c’est que les officières doivent être appelées au conseil, où tout se résout. Voyez, mes sœurs,

 

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tout ce que l’on fait est passé par là : c’est que l’on s’assemble et demande l’avis de nos sœurs. Du vivant de Mademoiselle Le Gras, l’on faisait ainsi ; il y avait Monsieur Portail, Mademoiselle, nos sœurs et moi ; l’on s’assemble et l’on propose ce qui est à faire ; l’on demande l’avis de nos sœurs, et puis chacune dit son avis, nous le nôtre ; et nos sœurs n’ont aucunement égard à l’opinion des autres et sont quelquefois contraires à l’opinion de Mademoiselle et des autres enfin on ne regarde là que Dieu. Or, mes sœurs, je vous dis cela afin que vous voyiez la grandeur de votre condition et que vous louiez Dieu. Cela supposé, mes sœurs, que les filles sont destinées pour le gouvernement de la Compagnie avec le supérieur général de la Mission, jugez combien il faut que ces filles soient vertueuses, aient du sens, et, c’est le principal de leur office, aient de l’humilité ; car ce qui n’est pas fait dans l’humilité n’est rien ; une fille qui ne fait pas les choses dans l’esprit d’humilité n’est Fille de la Charité que de nom.

Mais, Monsieur, du vivant de Mademoiselle Le Gras, me direz-vous, donnait-on son avis comme cela ? — Oui, mes sœurs, on le faisait ; mais il faut que vous sachiez que l’on ne dit jamais les fautes en détail. L’on dit bien : "Elle a tel défaut, à quoi il faut remédier", mais jamais en détail.

Voilà donc pour les officières. Il faut qu’il y ait vingt-huit ans d’âge et huit de communauté ; car, mes filles, que l’on mette en charge des filles toutes nouvelles qui ne savent pas les règles, il n’y a pas d’apparence.

Les autres, pour avoir droit à donner leur voix, doivent avoir six ans de communauté. Autrefois quatre suffisaient, mais l’expérience a fait voir que ce n’est pas assez.

Voilà donc, mes sœurs, celles qui ont plus de huit ans peuvent être élues officières. C’est que la faculté de cet âge est plus assurée. Vingt-huit ans d’âge et huit de

 

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Compagnie. Il est vrai, mes sœurs, qu’il y a sujet d’espérer que les prières de feu Mademoiselle Le Gras nous aideront à obtenir de Dieu la grâce de bien choisir de bonnes officières. Vous avez sujet d’espérer, avec l’aide de Dieu et du supérieur général, que tout ira bien, pourvu que la Compagnie se tienne dans l’humilité et dans le désir de se corriger.

Si vous me dites : "Monsieur, qui peut soutenir la Compagnie de la Charité ?" je vous dirai, mes sœurs, que c’est l’humilité. Et quoi encore ? L’humilité. Rien que cela, avec un détachement de toutes les choses de la terre. En sorte que vous ne regardiez que Dieu qui vous y a appelées. Oui, il la soutiendra tandis que vous serez dans l’humilité.

"Mais, Monsieur, me direz-vous, venez au point. Qui avez-vous pour être supérieure et où prendre une bonne fille qui puisse être élue ?" Mes sœurs, quant à la supérieure, voici ce qui se passa en une maladie de Mademoiselle Le Gras, non pas à la dernière, car comme vous le savez je n’ai pas eu le bien de la voir, mais en celle d’auparavant. Je lui dis : "Mademoiselle, ne jetez-vous point les yeux sur quelqu’une de vos filles pour être en votre place ?" Elle jetait les yeux tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre ; enfin, elle me dit : "Monsieur, comme vous m’avez choisie par la divine Providence il me semble que, pour la première fois, il est expédient que ce ne soit point à la pluralité des voix, mais que vous la nommiez pour une fois seulement. Et pour moi, je trouve que ma sœur Marguerite Chétif serait bien propre. C’est une fille qui a paru sage partout et a réussi partout. Et où elle est, à Arras, elle a bien fait et a été fort courageuse parmi les soldats." Car, mes sœurs, il faut une bonne tête, de sorte que nous en demeurâmes là. Et pour cela je demeure à son avis. Ce sera donc ma sœur Marguerite Chétif pour supérieure. Il y en a d’autres qui

 

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sont bien propres ; mais je demeure là à son avis ; je le fais pour cette fois seulement.

Pour les officières, en voici six, deux pour chaque office ; vous en choisirez une. Je ne l’ai pas fait moi-même, mais les sœurs qui ont été assistantes ont donné leur avis et l’on en a mis deux, afin que nous imitions les apôtres en l’élection qu’ils firent d’un apôtre en la place de Judas. C’est donc, mes sœurs, que vous verrez devant Dieu celle qui est la plus propre. Mais il faut bien prendre garde de ne pas donner votre avis à celles qui reviennent le plus à votre inclination. Au contraire, prenez résolution de regarder tout en Dieu.

Voici quelles sont les trois officières : la première, c’est l’assistante ; la seconde, la trésorière ; et la troisième, la dépensière. Or, l’on a regardé de tous côtés et l’on a bien pensé à cela devant Dieu. Ce n’est pas une nomination de l’esprit des hommes. C’est procéder en la forme des apôtres. Ce n’est pas vous ni moi qui les avons choisies, mais Dieu, et de l’avis de nos anciennes officières, de Monsieur Dehorgny et moi.

Voici comme l’on en use à Sainte-Marie. L’on fait un catalogue des sœurs que l’on juge être propres. Le supérieur, la supérieure, les sœurs, pour élire, donnent chacune leur voix à celles qui sont proposées ; et si elles sont conformes, cela est fait, toutes trouvent bon ce que celles-là ont fait. Nous avons fait comme cela. Voici un catalogue de toutes celles qu’on a jugées plus propres.

Premièrement, l’on estime propres pour assistante ma sœur Julienne et ma sœur Jeanne-Christine (1) ; pour trésorière, ma sœur Louise-Christine (2) et ma sœur… ; pour dépensière, ma sœur Philippe (3) et ma sœur Marie

1. Jeanne-Christine Prévost.

2. Louise-Christine Rideau.

3. Philippe Bailly.

 

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Donjon. Chacune dira celle qu’elle pensera devant Dieu être propre.

Puis les sœurs qui sortaient de charge ayant demandé pardon des fautes et des mauvais exemples qu’elles pensaient avoir donnés à la Compagnie pendant leur temps d’office, Monsieur notre très honoré Père leur dit :

Dieu vous bénisse, mes filles, et vous rende la charité que vous avez faite à la Compagnie ! Vous avez fort bien fait, et toutes nos sœurs qui vous ont précédées. Mais vous faites bien de demander pardon, car l’on ne peut que l’on ne fasse beaucoup de fautes. Mes sœurs, consolez-vous et priez Dieu qu’il donne de bonnes officières.

Puis, les sœurs ayant donné leur voix, notre très honoré Père dit :

Mes sœurs, la pluralité des voix va à ma sœur Jeanne-Christine. Mais il faut que vous sachiez que nous aurons grand’peine et difficulté de la retirer de là, car les messieurs de Sedan ne la laisseront point aller, d’autant que depuis peu ils ont encore un emploi extraordinaire, qui est le soin des personnes nouvelles converties. Or, le moyen de l’arracher de là ? Les messieurs ne le permettront point. Que fera-t-on ? C’est, mes sœurs, que, quand une fille qui est élue ne peut pas, pour ses infirmités ou autres raisons, le sort va à celle qui est proposée avec elle. C’est donc ma sœur Julienne pour assistante, ma sœur Louise-Christine trésorière et ma sœur Philippe dépensière. Pour celles-là, il s’en faut tenir là. Pour supérieure, ma sœur Marguerite Chétif. Elle ne sait rien de rien. Nous lui écrirons.

Voilà donc ma sœur Chétif pour supérieure, pour assistante ma sœur Julienne Loret, pour trésorière ma sœur Louise-Christine, pour dépensière ma sœur Philippe Bailly. Tout cela est dans l’ordre. Or sus, mes sœurs, rendons grâces à Dieu.

 

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J’oubliais à vous dire que l’on change tous les ans une des officières l’une après l’autre, et la supérieure tous les trois ans.

Ah ! mes sœurs, rendons grâces à Dieu et le remercions de bon cœur de toutes les grâces qu’il a faites à la Compagnie. Mes filles, renouvelez dès maintenant je vous prie, la résolution que vous avez faite de vous donner à Dieu tout de nouveau. Ah ! mes sœurs, si vous êtes fidèles à Dieu et à garder vos règles, quelle joie vous donnerez à Mademoiselle Le Gras, à Monsieur Portail et à toutes nos bonnes sœurs, qui sont maintenant au ciel et qui prient pour vous !

Oui, mes sœurs, Mademoiselle Le Gras prie pour vous au ciel et elle ne vous sera pas moins utile qu’elle était et encore plus, pourvu que vous soyez fidèles à Dieu. Je vous prie, mes sœurs, derechef de garder le secret et de ne rien dire à personne de ce que nous venons de faire ; car, comme je vous ai déjà dit, les affaires de Dieu qui vont au dehors ne sont plus affaires de Dieu.

Je supplie sa bonté de vous donner ses grâces pour lui être fidèles à faire ce qu’il demande de vous. Je l’en supplie de tout mon cœur

Benedictio Domini Nostri…

Sancta Maria, succurre miseris…

La Chesnaye, le 17 fév.1992

 

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