SAINT VINCENT DE PAUL

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ENTRETIENS

AUX FILLES DE LA CHARITÉ

Pierre COSTE

Tome IX.

 

1. — CONFÉRENCE DU 31 JUILLET 1634

EXPLICATION DU RÈGLEMENT

Le dernier jour de juillet 1634, M. Vincent, dans une troisième et dernière conférence, donna les règlesa et l’instruction pour les pratiquer à la petite congrégation des Filles de la Charité. S’ensuit ce qui a été recueilli.

Il se mit à genoux, ainsi que toute la compagnie, et, après le Veni Sancte, il commença ainsi :

Mes bonnes filles, je vous disais, le jour précédent que je vous parle, qu’il y a quelque temps que vous êtes assemblées pour vivre dans un commun dessein, et que néanmoins vous n’aviez point encore eu de règlement pour votre manière de vie. Et en cela la divine Providence vous a conduites comme il a conduit son peuple, qui depuis la création, a été plus de mille ans sans loi.

Notre-Seigneur en a fait de même en la primitive Église ; car, tant qu’il a été sur terre, il n’y a point eu de loi nouvelle écrite, et ce sont ses apôtres qui, après lui, ont recueilli ses enseignements et ses ordonnances.

La Providence vous a toutes douze ici assemblées, et, ce semble avec dessein que vous honoriez sa vie humaine

Entretien 1. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

a. < En fait, il y aura une succession de règles de vie, et un long travail de rédaction des Règles Communes et des Règles selon des divers emplois. Cf. infra p. 18, 19 juillet 1640, et les références qui y sont données. - B. K. >

 

 

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sur la terre. Oh ! quel avantage d’être en une communauté, puisque chaque particulier participe au bien que fait tout le corps ! Vous aurez, par ce moyen une plus abondante grâce. Notre-Seigneur nous l’a promis, disant. "Quand vous serez assemblés deux en mon nom, je serai au milieu de vous." (1). A plus forte raison, quand vous serez plusieurs dans un même dessein de servir Dieu, mon Père et moi viendrons faire notre demeure en eux, s’ils nous aiment. C’est pour les personnes qui ont même esprit et, dans ce même esprit, se portent les unes les autres à honorer Dieu, que son Fils a prié en la dernière oraison qu’il a faite avant sa Passion, disant : "Mon Père, je vous prie que ceux que vous m’avez donnés soient un, comme vous et moi sommes un". Voyons donc, mes chères filles, de quelle manière vous devrez passer les vingt-quatre heures qui font la journée 2a, comme les journées font les mois, et les mois les années, lesquelles vous conduiront à l’éternité

Il se faut, tant que vous pouvez, ajuster aux heures ; car ce vous sera une très grande consolation, vous levant, de penser : "Toutes mes autres sœurs, en quelque lieu qu’elles soient, se lèvent maintenant pour le service de Dieu."

Votre lever sera donc à cinq heures, tant que les affaires de la Charité pourront permettre que vous vous couchiez à dix, car il vous faut conserver pour le service des pauvres et donner à vos corps ses justes nécessités.

Votre première pensée doit être à Dieu ; rendez-lui grâce de vous avoir préservées la nuit, regardez succinctement Si vous ne l’avez point offensé, remerciez-le ou

1. saint Matthieu XVIII, 20

2. saint Jean XVII, 11.

2a. < S. V. va reprendre le Règlement de vie de Sainte Louise de Marillac (Écrits spirituels, p. 687-689) et celui qu’elle a écrit pour les première filles, en 1633 (Écrits spirituels p. 722-723), qu’il adopte, commente et développe, en les allégeant des listes trop précises de prières à réciter. - B. K. >

 

 

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demandez-lui pardon, offrez-lui toutes vos pensées, les mouvements de votre cœur, vos paroles et œuvres ; proposez-vous de ne rien faire qui lui déplaise ; et tout ce que vous ferez le jour tirera sa force de cette première offrande faite à Dieu ; car, voyez-vous, mes filles, faute d’offrir tout à Dieu, vous perdrez la récompense de vos actions. Saint Paul dit combien vous perdez quand votre esprit, en sa première pensée, se remplit d’autre chose que de Dieu. Le diable fait son possible, à votre réveil, pour jeter d’autres pensées. C’est pourquoi abreuvez-vous bien à ce saint exercice, comme bonnes chrétiennes et vraies Filles de la Chanté.

La première chose que vous devez faire, étant levées et un peu vêtues, est de vous mettre à genoux pour adorer Dieu 2b. Que pensez-vous que soit adorer Dieu ? C’est lui rendre un honneur qui n’appartient qu’à lui seul, et le reconnaître pour votre créateur et souverain Seigneur. Vous lui demanderez ensuite sa sainte bénédiction, vous inclinant un peu pour la recevoir avec dévotion et intention qu’elle rende toutes vos pensées, paroles et actions agréables à sa divine Majesté, et vous donne la volonté de les faire toutes pour la gloire de son très saint amour.

Après vous être habillées et avoir fait votre lit, vous vous mettrez à l’oraison. O mes filles, c’est le centre de la dévotion, et vous devez beaucoup désirer de vous y bien habituer. Non, ne craignez pas que de pauvres filles de village, ignorantes comme vous pensez être, ne doivent pas prétendre à ce saint exercice. Dieu est si bon et a déjà été si bon en votre endroit, que de vous appeler en l’exercice de la charité ; pourquoi penseriez-vous qu’il vous déniât la grâce dont vous avez besoin pour bien faire oraison ? Que cela ne vous entre point en l’esprit. J’ai été aujourd’hui tant édifié, parlant à

2b. < Cf infra 19, 2 août 1640, S. V. IX, 29. - B. K. >

 

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une bonne fille de village, qui est maintenant une des plus grandes âmes que je connaissent !

Commencez toujours toutes vos prières par la présence de Dieu car quelque fois, faute de cela, une action laissera de lui être agréable Voyez-vous, mes filles, encore que nous ne voyions pas Dieu la foi nous enseigne sa sainte présence partout, et c’est un des moyens que nous nous devons proposer, que cette présence en tout lieu, pénétrant intimement toutes choses et même nos cœurs, et cela est plus vrai que de nous croire toutes présentes ici, car nos yeux nous peuvent décevoir, mais la vérité de Dieu en tout lieu ne manquera jamais.

Un autre moyen pour nous mettre en la présence de Dieu, c’est de nous imaginer être devant le très Saint Sacrement de l’autel. C’est là, mes chères filles, que nous recevons les plus chers témoignages de son amour. Aimons-le bien et souvenons-nous qu’il a dit, étant sur terre : "Si quelqu’un m’aime, nous viendrons en lui" (3) parlant de son Père et du Saint-Esprit ; et les âmes seront conduites par sa sainte Providence comme un navire par son pilote.

Soyez soigneuses de rendre compte de votre oraison le plus tôt que vous pourrez l’avoir faite. Vous ne sauriez croire combien cela vous sera utile. Dites-vous les unes aux autres tout simplement les pensées que Dieu vous aura données, et surtout retenez bien les résolutions que vous y avez prises. La bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation 3a s’est servie de ce moyen pour se beaucoup avancer à la perfection. Elle rendait soigneusement compte à sa servante. Oh ! oui, mes filles, vous ne sauriez croire combien cela vous profitera et le plaisir

3. Saint Jean XIV, 23,

3a. < Barbe Avrillot, Madame Acarie, cousine de Bérulle, qui avait travaillé avec lui à introduire de Carmel réformé en France. Elle se fit Carmélite converse après la mort de son mari. M. Vincent aurait pu la rencontrer en fréquentant Bérulle, ou apprendre cela de celui-ci ; on ne trouve pas ce trait dans sa vie par André Duval. - B. K. >

 

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que vous ferez à Dieu en usant de la sorte. Voyez-vous a bonne sainte Madeleine cachait dans son cœur les bonnes pensées qu’elle recueillait des paroles de Notre-Seigneur ; et il est dit de même de la sainte Vierge. Ce sont des reliques que les bonnes pensées que Dieu vous donne en l’oraison ; ramassez-les soigneusement pour les mettre en pratique, et vous réjouirez le cœur de Dieu ; doncques vous serez la joie de Dieu, et tous les saints en feront fête.

Allez à la sainte messe tous les jours, mais allez-y avec une grande dévotion*, et tenez-vous dans l’église avec grande modestie, et soyez exemple de vertu a tous ceux qui vous verront. Et il me faut donner en exemple une bonne dame, nommée Madame Pavillon, qui depuis longues années est en admiration à sa paroisse. (4) Il semble que son marcher et son maintien sont visiblement en la présence de Dieu ; elle paraît presque insensible à toute chose, hormis le péché. Elle se laissera trépigner aux pieds plutôt que de s’en détourner. C’est ainsi, mes filles, qu’il faut être révéremment à l’église, et principalement durant la sainte messe.

Que pensez-vous faire, y étant ? Ce n’est pas le prêtre seul qui offre le saint sacrifice, mais ceux qui y assistent 4a ; et je m’assure que, quand vous aurez été bien instruites, vous y aurez grande dévotion ; car c’est le centre de la dévotion.

Mes filles, sachez que, quand vous quitterez l’oraison et la sainte messe pour le service des pauvres, vous n’y perdrez rien, puisque c’est aller à Dieu que servir les pauvres 4b ; et vous devez regarder Dieu en leurs personnes. Soyez doncques bien soigneuses de tout ce qui leur est nécessaire, et veillez particulièrement à l’aide

* On retrouve cela dans le Réglement des Prêtres des Mardis, n° 5, S. V. XIII, 129.

4). Grandchamp, d’après un manuscrit. — Quel village de l’Yonne, Seine-et-Oise ou Sarthe ?

4a. < C’est l’exercice du sacerdoce commun des baptisés, que le Concile Vatican II mettre bien en relief, en montrant son rapport avec le sacerdoce ministériel. Saint Vincent en parlera également aux missionnaires, le 7 novembre 1659 : XII, 375-376. Saint François de Sales en pare aussi : Introduction à la vie dévote, Livre II, chapitre 14. - B. K. >

4b. < Monsieur Vincent reviendra souvent sur cette pensée. Voir en particulier IX, 42 (16 août 1641) ; 319 (30 mai 1647) ; 414 (31 mai 1648) et X, 693 (8 décembre 1659), pour Vêpres. Par contre, il est moins net pour l’exercice de la lecture : comparer X, 627-628 (16 mars 1659) et X, 612 (25 novembre 1658). - B. K. >

 

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que vous leur pouvez donner pour leur salut : qu’ils ne meurent pas sans les sacrements. Vous n’êtes pas seulement pour leur corps, mais pour les aider à se sauver. Surtout exhortez-les à faire des confessions générales, supportez leurs petites humeurs, encouragez-les à bien souffrir pour l’amour de Dieu, ne vous courroucez jamais contre eux et ne leur dites point de paroles rudes, ils ont assez à faire de souffrir leur mal. Pensez que vous êtes leur ange gardien visible, leur père et mère, et ne les contredites qu’en ce qui leur est contraire ; car en cela c’est une cruauté de leur accorder ce qu’ils demandent. Pleurez avec eux ; Dieu vous a constituées pour être leur consolation.

Vous voyez, mes filles, la fidélité que vous devez à Dieu. L’exercice de votre vocation consiste dans le souvenir fréquent de la présence de Dieu, et pour vous le faciliter, servez-vous des avertissements que le son de l’horloge vous donnera, et lors faites quelqu’acte d’adoration. Faire cet acte, c’est dire en votre cœur : "Mon Dieu, je vous adore", ou bien : "Mon Dieu, vous êtes mon Dieu", "mon Dieu, je vous aime de tout mon cœur.", "je voudrais, ô mon Dieu, que tout le monde vous connût et honorât pour honorer les mépris que vous avez soufferts sur terre." Au commencement de votre acte, vous pouvez fermer les yeux pour vous recueillir.

Vous ferez l’examen avant dîner pendant la longueur de un ou deux Miserere, et ce sur les résolutions que vous aurez prises à l’oraison. Que ces résolutions soient, autant que possible, sur la pratique d’une vertu particulière et que, pour l’ordinaire, elles tendent à combattre l’imperfection à laquelle vous êtes plus enclines ; car, voyez-vous, mes filles, le plus juste tombe sept fois le jour ; les unes sont sujettes à la vanité, les autres à

 

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l’immodestie. C’est à quoi vous devez travailler : vaincre vos mauvaises habitudes. Il faut être grandement modeste et retenu et bien composer la vue. Une œillade a perdu David, qui était si homme de bien. Il est presque impossible qu’une personne immodeste au dehors soit bien modeste au dedans. Et si vous me demandez combien de temps vous resterez sur une même résolution je vous répondrai : tant que vous vous sentirez enclines au vice que vous voulez combattre. Gardez-vous bien de paroles dissolues et trop gaillardes. Le bon moyen d’être retenues, c’est de penser souvent que Dieu vous voit.

Le temps qui vous restera après le service des malades, vous le devez bien employer ; ne soyez jamais sans rien faire ; étudiez-vous à apprendre à lire, non pas pour votre utilité particulière, mais pour être en mesure d’être envoyées aux lieux où vous pourriez enseigner. Savez-vous ce que la divine Providence veut faire de vous ? Tenez-vous toujours en état d’aller, quand la sainte obéissance vous enverra.

Vous garderez le silence depuis l’examen du soir jusques au lendemain après l’oraison, afin que ce recueillement, qui paraîtra au dehors, favorise l’entretien de vos cœurs avec Dieu ; gardez-le surtout après l’adoration que vous rendez à Dieu avant de vous mettre au lit et après avoir reçu sa sainte bénédiction

Couchez-vous modestement et endormez-vous avec une bonne pensée. Ce vous sera un moyen facile de vous souvenir de Dieu à votre réveil ; et le matin vous en aurez l’esprit mieux disposé pour faire votre oraison.

Vous communierez les dimanches et fêtes et quelqu’autre jour de dévotion, mais toujours quand vos confesseurs vous le permettront.

Comme l’obéissance perfectionne toutes nos œuvres,

 

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il est nécessaire que, parmi vous autres, il y en ait toujours une qui tienne lieu de supérieure. Ce sera tantôt l’une, tantôt l’autre. Nous en usons ainsi dans les missions ; cela ne vous semble-t-il pas nécessaire ? Que Dieu ait pour agréable la soumission que vous lui faites pour honorer la soumission de son Fils à saint Joseph et à la sainte Vierge ! Prenez garde, mes filles, de regarder toujours celle qui vous tiendra lieu de supérieure comme la sainte Vierge ; voire même voyez Dieu en elle, et vous profiterez plus en un mois, que vous ne feriez en un an sans cela. En obéissant, vous apprendrez la sainte humilité, et en commandant par obéissance, vous enseignerez les autres utilement. Je vous veux dire, pour vous exciter à la pratique de la sainte obéissance, que, quand Dieu me mit auprès de Madame la générale (5) je me proposai de lui obéir comme à la sainte Vierge ; et Dieu sait combien cela m’a fait de bien !

Honorez les dames de la Charité et tenez-vous toujours près d’elles avec beaucoup de respect ; honorez aussi les malades, et regardez-les comme vos maîtres 5a.

Doncques, ma sœur Marie (6), de Saint-Sauveur, vous serez tout le mois supérieure de votre sœur ; Michelle, de Barbe (7) à Saint-Nicolas ; Marguerite, de ses sœurs à Saint-Paul ; et vous, ma sœur de Saint-Benoît, votre bon ange sera votre conduite ; et pour l’Hôtel-Dieu, Mademoiselle Le Gras. Soyez-vous bien cordiales les unes aux autres, et que celles des autres paroisses viennent de fois à autre ici pour être aidées à la pratique de votre règlement.

Reste à vous dire les fruits que vous tirerez de cette manière de vie. Le premier est que vous devez croire

5. Madame de Gondi. < Voir encore X, 387 et I, 354 ; XI, 26, et XIII, 636-637. - B. K. >

5a. < Vincent gardera toujours cette appellation ; la formule complète est "nos seigneurs et nos maîtres". On ne la trouve pas dans le règlement de la Charité de Châtillon en 1617, ni dans les suivants, alors qu’ils appellent les dames "servantes des pauvres malades", et les hommes "serviteurs des pauvres malades". Or les deux formules sont de Saint Camille de Lellis, fondateur des "Clercs réguliers serviteurs des pauvres malades", ou Camilliens, que Vincent a certainement connus à Rome en 1607-1608 ; il évoquera la formule de leurs vœux, le 19 juillet 1640, infra p. 25, mais il aura oublié leur nom le 11 novembre 1657, en X, 332. - B. K. >

6. Marie Joly.

7. Barbe Angiboust.

 

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que, s’il y a créature qui doive espérer le paradis, c’est celles qui y seront fidèles. Et pourquoi cela ? C’est que Dieu l’a promis. Vous êtes assurées que, l’observant, vous ferez la très sainte volonté de Dieu. Saint Clément (8) avait ce sentiment ; il disait que qui avait vécu dans une communauté en l’observance de sa règle ne devait rien craindre.

En second lieu, c’est le commencement d’un très grand bien, qui durera peut-être à perpétuité. Oui, mes filles, si vous entrez dans la pratique de votre règlement avec le dessein de faire la très sainte volonté de Dieu, il y a grande espérance que votre petite communauté durera et s’augmentera. Mais aussi vous devez craindre que, si vous le négligez et ne l’accomplissez pas, il faudra qu’elle s’anéantisse. Oh ! prenez-y bien garde. Quel dérèglement ! Il n’y va de rien moins que de laisser un bien que peut-être Dieu a décidé de toute éternité et pour lequel il vous a choisies. Quel bonheur si vous le faites selon son bon plaisir ! Votre communauté ne durera pas un temps seulement, mais, après votre vie, elle vous sera un sujet d’augmentation de gloire au ciel.

En troisième lieu, de votre fidélité dépend peut-être la vie de dix mille personnes. Combien de maris rendus à leurs femmes, de pères et mères à leurs enfants ! Vous serez cause peut-être que plusieurs seront sauvés, qui ne l’auraient pas été.

Mais comment Dieu vous a-t-il choisies pour un si grand bien ? Telle est la volonté de Dieu de choisir des gens de peu. Il choisit les apôtres pour renverser l’idolâtrie et convertir tout le monde. Sachez, mes filles, que

8. Louise de Marillac a sans doute mal rendu la pensée de saint Vincent ; car celui-ci veut parler fort probablement du Pape Clément VIII, qui n’est pas canonisé (Cf. p.).

 

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Dieu a commencé l’Église par des pauvres, et dites : "Pource que je ne suis rien, Dieu m’a choisie pour lui rendre un grand service. Dieu l’a voulu. Je ne l’oublierai jamais de ma bassesse et adorerai toujours sa grande miséricorde sur moi."

Quatrièmement, voyez quel malheur ce serait si, Dieu vous ayant choisies pour ce saint œuvre, vous veniez à manquer par votre faute. A l’heure de la mort, Dieu vous le reprocherait et vous dirait : "Allez, malheureuse, pour n’avoir pas suivi votre règlement et pour n’avoir pas secouru les pauvres malades, vous êtes cause que quantité de personnes sont mortes avant le temps et que votre petite Compagnie n’a pas subsisté."

Or, parce que c’est un bien et qu’il est raisonnable qu’il dure, voici des moyens.

Le premier est de demander à Dieu la grâce de vivre dans l’observance du petit règlement qui vous a été proposé.

Le second, c’est qu’il en faut prendre la peine et vous proposer maintenant de l’observer, et dire en vos cœurs : "Oui, mon Dieu, je me propose d’entrer dans la pratique du bien que vous nous avez enseigné. Je sais que je suis infirme, mais, avec votre grâce, je puis tout, et j’ai confiance que vous m’aiderez ; par l’amour qui vous porte à nous enseigner votre sainte volonté, je vous conjure de nous donner la force et le courage de l’exécuter."

Le troisième moyen d’observer votre règlement, c’est de vivre en une grande cordialité et charité les unes vers les autres. Les personnes qui sont choisies pour un même exercice doivent aussi être unies en toutes choses. Ces filles sont choisies pour l’accomplissement d’un dessein ; mais le bâtiment ne durera pas si vous ne vous entr’aimez les unes les autres, et ce lien empêchera qu’il ne se rompe Notre-Seigneur a dit à ses apôtres :

 

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"Vous, mes apôtres, si vous voulez le dessein que j’ai eu de toute éternité, soyez en grande chanté." Mes filles, vous êtes infirmes, il est vrai, mais supportez les imperfections les unes des autres. Si vous ne le faites, le bâtiment se rompra, et d’autres seront mises en vos places. Et parce qu’il peut y avoir des antipathies, il sera bon que vous changiez, avec la permission des supérieurs et le bon plaisir des dames supérieures. Saint Pierre et saint Paul et saint Barnabé ont bien eu des différends. C’est pourquoi il ne se faut pas étonner si de pauvres filles infirmes en peuvent avoir. Il faut avoir disposition d’aller partout où on vous ordonnera, et même le demander et dire : "Je ne suis point d’ici ni de là, mais de partout où il plaira à Dieu que je sois." Ne pas faire comme les enfants de Zébédée, qui, en sous-main, ont fait demander des places que Dieu, pour leur bien, ne leur accorda pas. Vous êtes choisies pour être ainsi en la disposition de sa divine Providence ; et faute de ne vous y pas vouloir soumettre entièrement, vous perdriez beaucoup.

Un autre moyen, c’est un détachement parfait de père, de mère des parents et des amis, de sorte que vous ne soyez qu’à Dieu seul. Et pour avoir ce grand bien, il se faut dépouiller de tout et n’avoir rien en propre. Les apôtres avaient ce détachement. Pour un écu, vous en aurez cent ; autant de dames, autant de mères ; de sorte, mes filles, que la Providence jamais ne vous manquera. N’auriez-vous point le courage de vous donner à Dieu, qui pense tant à vous ? Ne prétendez point vous réserver quelque chose pour votre subsistance ; fiez-vous toujours en la Providence. Les riches peuvent tomber en nécessité par les accidents qui arrivent souvent, mais jamais ceux qui veulent dépendre entièrement de Dieu ne seront en pauvreté. N’est-il pas bon de vivre ainsi, mes filles ? Qu’y a-t-il à craindre ?

 

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Car Dieu a promis que les personnes qui auront soin des pauvres ne manqueront jamais de rien. Mes filles, n’aimez-vous pas mieux les promesses de Dieu que les tromperies du monde ? Dieu s’est obligé à pourvoir à tous vos besoins.

Le sixième moyen, c’est que tous les ans vous fassiez les exercices pour renouveler vos bons propos, et cela chacune au temps et au lieu qu’on jugera à propos et où l’obédience vous enverra. Peut-être qu’il sera bien que ce soit en ce lieu.

Un autre moyen pour tenir la Compagnie dans une exacte observance du règlement, c’est que chacune vous rendiez compte tous les mois à celle qui a charge généralement de toutes, et qu’il se fasse en ce lieu un petit entretien du bien de votre exercice pour vous encourager. Ce sera, moyennant la grâce de Dieu, moi, tant que je le pourrai, ou quelqu’un des nôtres.

Mes filles, pour sujet de votre oraison, exercez-vous, toute cette semaine, à considérer les grâces que vous avez reçues de Dieu, même dès votre petite jeunesse, les dangers dont vous avez ouï dire à vos parents que vous avez été délivrées par la Providence de Dieu et pour cela partagez votre vie en plusieurs périodes, celle du baptême et des autres sacrements, et particulièrement celle de la vocation, et dites : "Lorsque je n’y pensais pas, Dieu pensait à me conduire en une communauté qui me serait un moyen de salut." Et tant de grâces qu’il vous veut faire dans l’exercice de votre charge ! Je sais une personne qui a été extrêmement touchée de l’amour de Dieu par la remarque d’une grâce qu’elle a reçue en sa naissance, sans laquelle peut-être elle n’eût jamais été baptisée. Vous ne sauriez croire combien cela lui a servi. Dites, mes filles : "Quoi ! de toute éternité Dieu a songé à me faire du bien, même au temps où je n’étais pas entrée dans les sentiments de reconnaissance

 

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et de remerciement !" Et pensez en vos cœurs quelle résolution vous devez choisir et proposez-vous d’observer toute la vie, votre règlement de servir les malades. Continuez cet exercice huit jours durant après lequel vous prendrez, pour le reste du mois, les méditations de l’Introduction ; et ne vous en lassez pas, je vous supplie.

Mais, mes filles, toutes nos résolutions ne sont rien sans la grâce. C’est pourquoi il nous faut bien demander à Dieu qu’il nous fortifie et travailler courageusement. Donnez-vous pour cela à Dieu, à la sainte Vierge et invoquez saint Louis et les autres saints, qui ont été si heureux de servir Dieu en votre exercice.

Or sus, mes filles, voyez quelle miséricorde Dieu vous fait de vous choisir les premières pour cet établissement. Quand Salomon voulut bâtir le temple de Dieu, il mit en fondement des pierres précieuses pour témoigner que ce qu’il voulait faire était très excellent. La bonté de Dieu veuille vous faire la grâce que vous, qui êtes le fondement de cette Compagnie, soyez éminentes en vertu ! Car, en étant peu vertueuses, vous feriez tort à toutes celles qui vous suivront s’il plaît à Dieu donner bénédiction à ce commencement. Comme les arbres ne portent fruits que selon leur graine, il y a apparence que celles qui viendront après vous ne prétendront pas à plus grandes vertus que celles que vous avez pratiquées ?

Toutes les filles ont alors déclaré vouloir se soumettre aux avis entendus et pratiquer le règlement donné.

Tout le monde se mit à genoux, et M. Vincent ajouta : Que la bonté de Dieu veuille imprimer de telle sorte en vos cœurs ce que moi misérable pécheur, je viens de vous dire de sa part, que vous vous en puissiez bien souvenir pour le pratiquer et que vous soyez vraiment Filles de la Charité. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit Amen.

 

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2. — CONFÉRENCE DU 5 JUILLET 1640

SUR LA VOCATION DE FILLE DE LA CHARITÉ

 

Le sujet de la conférence est du bonheur des Filles de la Charité ce que c’est et ce qu’il faut pour être vraies et bonnes Filles de la Chanté.

Le bonheur des chrétiens consiste à demeurer toujours en l’état qui les rend plus agréables à Dieu, en sorte qu’il n’y ait rien qui lui puisse déplaire.

Deux sortes de personnes au monde peuvent être en cet état : es unes sont dans leur ménage et ne vaquent qu’au soin de leur famille et à l’observance des commandements ; les autres sont ceux que Dieu appelle dans l’état de perfection, comme les religieux de tous Ordres et même ceux qu’il met en des communautés, comme les Filles de la Charité, lesquelles, bien qu’elles n’aient pas pour maintenant des vœux, ne laissent d’être en cet état de perfection, si elles sont vraies Filles de la Charité.

Or, pour être vraies Filles de la Charité, il faut avoir tout quitté : père, mère, biens, prétention au ménage, c’est ce que le Fils de Dieu enseigne en l’Évangile ; il faut encore s’être quitté soi-même, car, si l’on quitte tout et que l’on se réserve sa propre volonté, qu’on ne se quitte pas soi-même, rien n’est fait. Être Filles de la Charité, c’est être filles de Dieu, filles appartenant entièrement à Dieu a, car qui est en charité est en Dieu, et Dieu en lui. Il faut faire entièrement la volonté de Dieu en observant ses commandements et ceux de la sainte Église, en obéissant à ses supérieurs, en observant son règlement et gardant l’uniformité. Oui, mes filles, il faut travailler à cela tout de bon.

Entretien 2 — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

a. < Cf. S. V. IX, 27 (2 août 1640), 227 (entre 1634 et 1646) et 435 (28 juillet 1648). - B. K. >

 

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Jusques à maintenant les affaires m’ont empêché de vous aider ; mais souvent les remords de conscience que j’en ressens me font prendre la résolution de vous parler tous les quinze jours sur ce sujet. Il faut donc revoir votre règlement et faire en sorte que, quoique vous soyez en divers lieux, vos exercices, votre oraison, vos prières avant le repas se fassent à même heure.

Passons aux moyens d’être bonnes Filles de la Charité. Il le faut demander à Dieu souvent en toutes vos prières, lui offrir toutes vos actions pour ce sujet, car de vous-mêmes vous ne pouvez avoir ce grand bien. Pauvres filles de village, gardeuses de pourceaux, comme moi, nous ne devons rien présumer de nous-mêmes b.

Un second moyen est de vouloir être vraies Filles de la Charité. Ne le voulez-vous pas toutes ? Vous y résolvez-vous présentement ?

Après avoir obtenu le consentement de toutes, M. Vincent ajouta :

Faites-en un acte présentement, dites toutes en vos cœurs : "Oui, mon Dieu, je désire de tout mon cœur et veux être vraie Fille de la Charité, moyennant vos saintes grâces." C’est ainsi que se font les actes intérieurs, comme aussi ceux de foi, espérance et charité.

Pour être vraies Filles de la Charité, il faut faire ce que le Fils de Dieu a fait sur terre. Et qu’a-t-il fait principalement ? Après avoir soumis sa volonté en obéissant à la sainte Vierge et à saint Joseph il a continuellement travaillé pour le prochain, visitant et guérissant les malades, instruisant les ignorants pour leur salut. Que vous êtes heureuses, mes filles, d’être appelées à une condition si agréable à Dieu ! Mais aussi vous devez bien prendre garde de n’en pas abuser et de travailler à vous perfectionner en cette sainte condition. Vous avez le bonheur d’être des premières appelées à ce saint exercice vous, pauvres villageoises et filles d’artisans.

b. < C’est un thème sur lequel M. Vincent revient souvent, depuis ce jour, en passant par le 30 mai 1647, S. V. IX, 312, jusqu’au 26 août 1658, X, 559. On a dit que c’était par humilité ; sans doute, mais aussi par fierté : il tient à ce que l’on prenne conscience de ses racines pour asseoir la confiance en Dieu, et le 11 novembre 1657, on sent la fierté des valeurs du monde rural : "O mes Sœurs, ressouvenons-nous de nos conditions, et nous trouverons que nous avons sujet de louer Dieu", X, 342. - B. K. >

 

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Depuis le temps des femmes qui servaient le Fils de Dieu et les apôtres, il ne s’est fait en l’Église de Dieu aucun établissement pour ce sujet c. Humiliez-vous bien et veillez à vous rendre toutes parfaites et saintes, puisque vous ne devez pas espérer que celles qui viendront après vous pour suivre vos exemples soient meilleures que vous, car, d’ordinaire, chaque chose produit son semblable. N’avilissez donc pas ainsi votre condition, ou plutôt ne la déshonorez pas, ne soyez pas cause par votre exemple que des filles imparfaites soient chargées d’un office si digne.

Comme avec le temps, les filles avaient pris des habitudes qui nuisaient a leur perfection, deux questions furent posées ; et d’abord si elles offensaient Dieu en se plaignant de leurs compagnes les unes aux autres. Monsieur Vincent répondit que rien ne rompait plus l’union et la charité que ce défaut d, et qu’anciennement, dans une communauté, quand les religieux se visitaient, leur première parole était : "Mon frère, dites-moi quelque bon mot qui m’édifie." De même ajouta notre très honoré Père, quand vous vous visitez, prenez garde de ne rien dire qui vous scandalise. Si vous êtes Filles de la Charité, il faut premièrement que vous en ayez entre vous ; ne le voulez-vous pas ?

Et les interrogeant toutes, il leur fit promettre de s’excuser l’une l’autre.

Il fut demandé encore si, quand elles sont mécontentes, soit de leurs supérieures, soit du travail qu’elles ont auprès des malades ou à la maison, ou bien quand elles ont quelque tentation et tristesse, et que toutes ces peines leur donnent pensée de sortir de la Charité, les filles font bien de se soulager les unes aux autres e, et si, quand le supérieur ou la supérieure sont avertis de leurs manquements, elles peuvent porter leurs soupçons sur telle ou telle, s’en fâcher et en médire.

c. < M. Vincent reprendra plusieurs fois cette affirmation, comme le 13 février 1646, IX, 246. Or c’est une erreur : depuis le XIV° siècle les Sœurs de Sainte Élisabeth de Hongrie s’étaient répandues dans le Saint-Empire Romain Germanique, dans le duché de Lorraine - favorisées en particulier par le duc René et sa femme Philippe de Gueldre -, et dans la moitié nord de la France, de Montreuil-sur-Mer à Angers et Nantes, sous divers noms, en France : Sœurs Grises, Sœurs de la Celle, Sœurs de la Faille ; tertiaires franciscaines, elles avaient pourtant les vœux solennels et l’office au chœur, mais étant du Troisième Ordre, elle n’étaient pas tenues à la clôture, et sortaient donc, deux par deux, quelques heures par jour, soigner les pauvres malades à domicile. Monsieur Vincent l’ignorait-il ? Comment pouvait-il traiter de l’établissement de ses Filles dans des endroits où ces Sœurs étaient, sans en rien savoir ? On peut plutôt croire qu’il veut encourager ses filles, leur donner la fierté de leur vocation - qui a de toute façon ceci de propre qu’elles n’auront que des vœux annuels, pas d’office, pas de cloître, mais une chambre de louage, et un service plus long que quelques heures par jour. M. Coste avait déjà lui-même mentionné l’existence des Sœurs Grises dans Monsieur Vincent, I, 267-268 ; il explique les dires de M. Vincent en disant que ces Sœurs étaient peu connues : sûrement pas, quand on voit combien elles étaient répandues. Il est vrai que dans quelques diocèses, les évêques les avaient cloîtrées, dans les années 1635-1685, mais ce n’était pas la pratique générale. Bref, nous ne pouvons pas expliquer les dires de M. Vincent. B. K. >

d. < Cf. en juin 1642, IX, 76, et le 22 janvier 1645, IX, 214. B. K. >

e. < Cf. IX, 76, en juin 1642. B. K. >

 

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Pour le premier point, Monsieur Vincent, notre très honoré supérieur nous a fait voir que ces décharges sont contagieuses et que les filles qui se soulagent ainsi donnent leur mal aux autres et peut-être les blessent à mort. Si celles-ci murmurent et sortent de la Charité, celles qui les ont malédifiées par leurs mauvaises instructions répondront devant Dieu de toute la gloire qu’elles lui eussent donnée, de tout le service qu’elles eussent rendu aux pauvres et de tout le bien qu’elles eussent fait en la Compagnie. Nous avons vu par là combien ce mal était grand et avec quel soin il devait être évité.

Au sujet de l’avertissement des fautes, Monsieur Vincent dit :

Mes filles, non seulement vous ne devez pas être fâchées quand vous savez que quelqu’une de vos actions est manifestée à vos supérieurs, mais vous le devez désirer. Et comment pensez-vous que tous les Ordres religieux et toutes les communautés en usent ? Sans ce bien-là elles ne pourraient pas subsister. Comment un supérieur pourrait-il conduire les siens, s’ils sont éloignés de cent lieues, plus ou moins, sans cette aide ? Comment nous, dans nos maisons et aux paroisses, pourrions-nous vous conduire sans ces avertissements ? Oh ! croyez que c’est tout à fait nécessaire et une des meilleures pratiques des communautés. Un supérieur ou une supérieure charge d’affaires ne pourrait savoir ce qui se passe dans la maison sans ce moyen. Or sus, mes filles, ne jugez-vous pas la chose nécessaire ?

Elles l’avouèrent toutes et promirent de ne le plus trouver mauvais ni de s’en plaindre, comme aussi de ne pas se décharger de ces peines.

Or sus, mes filles, Dieu soit béni des bonnes résolutions que vous venez de prendre pour son service ! Elles vous perfectionneront en la vocation dans laquelle il

 

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vous a appelées. Je supplie sa bonté de vous donner les grâces nécessaires pour les garder, et de vous unir toujours plus parfaitement en son saint amour Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

3. — CONFÉRENCE DU 19 JUILLET 1640

SUR LA VOCATION DE FILLE DE LA CHARITÉ

Le jeudi 19 juillet 1640, Monsieur Vincent nous fit la seconde conférence sur la vocation des Filles de la Charité et commença ainsi :

Or sus, mes filles, nous voici encore assemblés pour nous entretenir de l’excellence de votre vocation et pour vous la bien faire connaître, afin de réparer les fautes dans lesquelles les continuelles affaires m’ont fait tomber en différant trop longtemps de vous enseigner ce que vous devez savoir sur ce sujet. Peut-être, mes chères sœurs, la justice de Dieu m’en saura bien punir en purgatoire. J’ai une consolation pourtant en cela : c’est que, depuis dix ou douze ans que votre Compagnie a commencé, vous avez honoré la conduite du Fils de Dieu en l’établissement de son Église, lequel a été trente ans sans paraître, pour travailler seulement trois, et n’a rien laissé par écrit à ses apôtres. En tout ce que vous avez fait, mes filles, ces années passées, vous avez été guidées par la tradition, mais, Dieu aidant pour l’avenir vous aurez vos petites règles a. La fin de cet entretien sera donc de vous faire connaître le dessein de Dieu en l’établissement des Filles de la Charité, car tous les ouvriers du monde ont quelque dessein en leurs ouvrages.

Entretien 3 — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

a. < Cf supra p. 1, 31 juillet 1634. Le 22 janvier 1645, elles ne sont pas encore rédigées : infra p. 213. Ce n’est que le 1r et le 8 août 1655 qu’il commencera à les présenter à la conférence et le 29 septembre 1655 il annonce qu’il va commencer à les expliquer, en disant : "il y a 25 ans qu’on y est après, qu’on fait observer les mêmes règles et que Notre-Seigneur a fait connaître peu à pu ce que’on devait faire. Enfin elles sont reçues en l’Église". En effet, la Compagnie des Filles de la Charité avait enfin été approuvée le 18 janvier 1655, et canoniquement érigée le 8 août (Documents Le Compagnie des Filles de la Charité aux origines, p. 676 et 700, S. V. XIII, 569 et 572. La suite de cet entretien du 19 juillet 1640 montre qu’il y avait déjà des règles, provisoires, certes, mais précises. - B. K. >

 

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Dieu lui-même n’a jamais rien fait sans quelque dessein. Son dessein, dans l’institution des Capucins, a été de former des hommes qui enseignassent la pénitence par leur exemple ; il a suscité les Chartreux pour honorer sa solitude et chanter ses louanges, les Jésuites, pour mener la vie apostolique ; et ainsi des autres. Il nous faut donc voir le dessein de Dieu en votre établissement. Vous, pauvres filles de couvre-chef, n’êtes-vous pas bien consolées et étonnées tout ensemble d’une si grande grâce de Dieu, que vous ne connaissez pas encore, mais que vous connaîtrez un jour ? Honorez donc bien le dessein que Dieu a eu de toute éternité sur vous en ce sujet, et quoiqu’il vous paraisse jusques à cette heure petit et presque rien, sachez qu’il est très grand, puisqu’il est pour aimer servir et honorer la vie de son Fils sur terre.

Mais peut-être, mes filles, ne savez-vous pas comme l’on peut aimer Dieu souverainement. Je vais vous le dire. C’est l’aimer plus que toute chose, plus que père, mère, parents, amis, ou une créature quelconque, c’est l’aimer plus que soi-même ; car, s’il se présentait quelque chose contre sa gloire et volonté, ou qu’il fallût mourir pour lui, il vaudrait bien mieux mourir qu’agir contre sa gloire et son pur amour.

Voyez, mes filles, comme le dessein de Dieu est grand sur vous, et la grâce qu’il vous fait, vous donnant déjà à servir une si grande quantité de pauvres et en tant de divers endroits ! Cela requiert diverses sortes de règlements. Les filles d’Angers ont le leur ; il en faudra un pour celles qui servent les pauvres petits enfants, un pour celles qui servent les pauvres de l’Hôtel-Dieu, un pour celles qui servent les pauvres des paroisses, un autre pour celles des pauvres forçats et encore un pour celles qui demeurent à la maison et que vous devez regarder et aimer comme votre famille.

 

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Et toutes ces règles doivent êtres dressées sur la règle générale, dont je veux vous parler.

La Providence a permis que le premier mot de vos règles soit ainsi : "La Compagnie des Filles de la Charité est établie pour aimer Dieu, le servir et honorer Notre-Seigneur, leur patron, et la sainte Vierge." Et comment l’honorerez-vous ? Votre règle l’ajoute, en continuant de vous faire connaître le dessein de Dieu en votre établissement : "Pour servir les pauvres malades corporellement, leur administrant tout ce qui leur est nécessaire ; et spirituellement, procurant qu’ils vivent et meurent en bon état." Voyez-vous, mes filles, faites tout le bien que vous voulez, si vous ne le faites pas bien, il ne vous profitera de rien, Saint Paul nous l’a enseigné. Donnez-vous vos biens aux pauvres, si vous n’avez pas la charité, vous ne faites rien ; non, donneriez-vous même vos vies. O mes chères sœurs, il faut imiter le Fils de Dieu, qui ne faisait rien que par le motif de l’amour qu’il avait pour Dieu son Père. Ainsi votre dessein, en venant à la Charité, doit être d’y venir purement pour l’amour et le plaisir de Dieu, et, tant que vous y êtes, toutes vos actions doivent tendre à ce même amour.

Le premier et le plus assuré moyen pour acquérir cet amour, c’est de le demander à Dieu, avec grand désir de l’obtenir. A quoi vous servirait-il de porter un bouillon, un remède aux pauvres, si le motif de cette action n’était cet amour ? C’était celui de toutes les actions de la sainte Vierge, des bonnes femmes qui servaient les pauvres sous la conduite de notre sainte et des apôtres, comme sainte Madeleine, sainte Marthe, sainte Marie, Salomé, Suzanne et sainte Jeanne de Cusa, femme du procureur d’Hérode, auxquelles vous êtes si heureuses de succéder.

Vous honorez encore le Fils de Dieu en procurant

 

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que les pauvres malades soient toujours en bon état, c’est-à-dire en la grâce de Dieu. Quel honneur et consolation ce vous est, mes filles, vous qui de vous-mêmes ne pourriez jamais espérer de faire grandes charités, ni de pouvoir aider au salut des âmes, que Dieu vous ait donné un moyen Si facile de servir les corps ! Que vous le fissiez pour l’amour de Dieu ce ne serait pas assez, car, parmi ceux que vous pourrez servir, il s’en trouvera beaucoup qui seront ennemis de Dieu par les péchés qu’ils ont contractés depuis si longtemps et par ceux qu’ils auront peut-être envie de commettre après leur maladie, si d’ennemis de Dieu vous n’essayez de les changer en amis de Dieu par une vraie pénitence. C’est pourquoi, mes filles, il faut que vous sachiez que le dessein de Dieu pour votre établissement a été, de toute éternité, que vous l’honorez en contribuant de tout votre pouvoir au service des âmes, pour les rendre amies de Dieu, c’est-à-dire en les disposant avec grand soin à recevoir les sacrements, et cela avant même que vous vous occupiez du corps. Il faut leur parler avec tant de charité et d’affabilité qu’ils voient que seul l’intérêt de la gloire de Dieu et de leur salut vous porte à leur faire cette proposition. Représentez-leur l’importance de recevoir les sacrements en telles dispositions, qu’ils profitent à leurs âmes ; et quand ils seront réconciliés avec Dieu, dites-leur qu’il n’y aura aucun moment de leur vie, aucune souffrance que Dieu n’agrée et récompense, quand bien ils ne mourraient de cinquante ans.

Durant leurs maladies, ayez grand soin de les disposer à la mort et à prendre de bonnes résolutions de bien vivre, si Dieu permet qu’ils guérissent b. Ainsi, mes filles, d’ennemis de Dieu qu’ils étaient, ils deviendront amis de Dieu. Quelle consolation dans le paradis, si vous êtes si heureuses d’y voir ces âmes-là, qui, par leur

b. < Ceci est une préoccupation de M. Vincent attestée depuis la première Charité, dès le 23 août 1617 : "disposant à bien mourir ceux qui tendront à la mort et à bien vivre ceux qui guériront", S. V. XIV 126. Cf. infra p. 239, 22 janvier 1646, etc… L’assistance aux mourant est pour lui un des plus importants ministères de la charité, à accomplir par les laïcs et par les prêtres. - B. K. >

 

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présence augmenteront la gloire que Dieu vous y donnera !

Ce n’est pas tout. Dieu a encore un autre dessein, mes chères sœurs : celui de votre propre perfection ; car, mes filles, à quoi vous servirait-il de gagner toutes les âmes à Dieu si vous perdiez la vôtre ? D’autre part, comment travaillerez-vous à votre perfection, ayant tant d’affaires ? Votre règle vous l’enseignera, puisque le second article vous dit de vous entr’aimer les unes les autres comme sœurs que Jésus-Christ a unies du lien de son amour. Cela n’est-il pas bien pressant ? Mes filles, ce serait beaucoup de dire : "Aimez-vous comme sœurs", mais c’est tout à fait vous presser le cœur que de vous dire : "Comme sœurs que Jésus-Christ a unies du lien de son amour." O mes chères sœurs, vous voyez combien vous êtes obligées à une grande dilection les unes vers les autres, si vous ne voulez courir le danger de mépriser la grande grâce que Dieu vous a faite en vous donnant la vocation de ses plus chers amis.

Cette sainte dilection ne saurait permettre, mes chères sœurs, que vous ayez l’une contre l’autre de la rancune dans le cœur. C’est pourquoi, s’il arrivait que vous en eussiez, ou que vous vous fussiez malédifiées, aussitôt demandez-vous pardon mutuellement, cela d’un cœur affectueux et désireux de plaire à Dieu, de l’aimer, de vous entr’aimer pour l’amour de lui et de vous supporter dans vos petites difficultés et imperfections naturelles.

Un autre moyen de vous perfectionner, c’est la mortification des sens. Oh ! quel grand secret saint Paul nous enseigne, dans quelqu’une de ses épîtres, quand, parlant au peuple qu’il avait instruit, il lui dit : "Mes très chers frères, je vous dois parler de choses bien basses et bien ravalées mais il est nécessaire de mortifier

 

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vos membres afin que, comme ils ont servi à iniquité, ils servent maintenant à justice." (1) Je vous dis le même, mes chères sœurs, mortifiez vos sens et bientôt vous trouverez changement en vous et grande facilité au bien. Nous avons cinq sens extérieurs et trois qui sont intérieurs. Les extérieurs sont la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût et le toucher. Ce sont autant de fenêtres par lesquelles le diable, le monde et la chair peuvent entrer en nos cœurs.

C’est pourquoi commencez par la vue ; accoutumez-vous à tenir votre vue basse modérément, car, comme vous êtes pour le service des personnes séculières, il ne faut pas que l’excès de votre modestie les effraie. Cela pourrait empêcher que vous ne fissiez le bien qu’une gaieté modérée pourrait faire. Mais seulement abstenez-vous de ces regards à prunelles longtemps ouvertes pour regarder homme ou femme fixement entre deux yeux et de certains regards affétés qui sont très dangereux et dont on ne sent pas la blessure sur le champ.

Vous pouvez encore mortifier ce sens dans l’église, dans les rues et en beaucoup d’occasions de curiosité, vous détournant de tous ces objets pour l’amour de Dieu.

Notre odorat a encore besoin d’être mortifié, soit en sentant volontiers les mauvaises odeurs, quand elles se présentent, sans faire les délicates, et particulièrement avec vos pauvres malades, et aussi en vous abstenant des bonnes, quand vous en pourrez sentir, mais cela sans qu’il y paraisse.

Interrogé sur le point de savoir s’il y aurait mérite à s’abstenir de mettre des senteurs dans son linge ou ses habits, Monsieur Vincent, ne pouvant concevoir que jamais personne eût la pensée d’une aussi grande vanité,

1. saint Paul aux Romains VI, 19.

 

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témoigna un grand étonnement, et cet étonnement fut presque toute sa réponse. Il ajouta toutefois que ce serait une très grande faute à une Fille de la Charité d’en avoir seulement la pensée.

Nous pouvons aussi fort souvent mortifier notre goût, quand ce ne serait que prendre le morceau de pain qui nous agrée le moins, aller à table sans montrer le grand appétit que quelquefois nous pouvons avoir, nous abstenir de manger hors les repas, laisser ce qui est le plus agréable à notre goût, ou une part de ce qu’il nous est permis de manger.

Le sens de l’ouïe est encore une dangereuse fenêtre par laquelle ce que l’on nous dit entre quelquefois si fortement dans nos cœurs, qu’il s’ensuit mille et mille désordres. Prenez-y bien garde, mes filles. Souvent la charité est en grand danger par la faute des sens. C’est pourquoi mortifiez-les tant que vous pouvez. N’écoutez pas volontiers, mais détournez-vous accortement des médisances, paroles mauvaises et de tout ce qui pourrait blesser votre cœur ou même vos sens sans nécessité.

Le toucher est le cinquième de nos sens. Nous le mortifions en nous abstenant de toucher le prochain et ne permettant pas aux autres de toucher, par délectation sensuelle, non seulement nos mains, mais toute autre partie de notre corps.

La pratique de cette mortification, mes filles, vous aidera beaucoup à vous perfectionner et à accomplir le dessein de Dieu en votre établissement. Encouragez-vous-y bien l’une l’autre. Il en résultera un autre bien, par le bon exemple que vous donnerez à autrui ; car, mes chères sœurs, instruire de paroles, c’est beaucoup, mais l’exemple a un tout autre pouvoir sur les cœurs. Saint François le savait bien, lui qui disait quelquefois à un de ses frères : "Allons prêcher", et puis se contentait d’aller se promener en ville avec lui ;

 

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et comme, au retour, le frère lui disait : "Vous n’avez point prêché". — "Si, mon frère, répondait le saint, car notre maintien et notre modestie étaient une prédication pour ce peuple." Soyez donc modestes, mes filles, je vous supplie, et travaillez fortement à votre perfection. Ne vous contentez pas de faire le bien, mais faites-le en la manière que Dieu veut, c’est-à-dire le plus parfaitement que vous pourrez, vous rendant dignes servantes des pauvres.

Que je fus consolé, mes chères sœurs, un de ces jours ! Il faut que je vous en fasse part. J’entendais lire la formule des vœux de religieux hospitaliers d’Italie, qui était en ces termes : "Moi tel fais vœu et promets à Dieu de garder toute ma vie la pauvreté, la chasteté et l’obéissance et de servir nos seigneurs les pauvres. 1a" Voyez-vous mes filles, c’est une chose bien agréable à notre bon Dieu d’honorer ainsi ses membres les chers pauvres.

La ferveur avec laquelle Monsieur Vincent lut les termes de ces vœux porta quelques sœurs à témoigner le sentiment qu’elles éprouvaient. Représentant le bonheur de ces bons religieux, qui se donnaient ainsi entièrement à Dieu, elles demandèrent si, en notre Compagnie, il ne pourrait pas y avoir des sœurs admises à faire pareil acte.

Sa charité nous répondit ainsi :

Oui-da, mes filles, mais avec cette différence que, les vœux de ces bons religieux étant solennels, ils ne peuvent être dispensés, non pas même du Pape ; mais, pour ceux que vous pourriez faire, l’évêque pourrait en dispenser. Il vaudrait néanmoins mieux ne les pas faire que d’avoir l’intention de vous en dispenser quand vous voudriez.

A cette question : "Serait-il bon que les sœurs les fissent en leur particulier selon leur dévotion ?" sa charité

1a. < Cf. aussi le 11 novembre 1657, X, 332. On pourrait penser aux Frères fondés par Saint-Jean de Dieu, qui était portugais, et qui vinrent d’Italie à Paris au début du siècle ; mais depuis, ceux de Paris étaient français. De plus, les termes sont ceux des quatre vœux des Camilliens, dont le texte est dans sa vie par Cicatelle, p. et la qualification de "nos seigneurs les pauvres" est de Saint Camille, cf sa vie manuscrite par Cicatelle, polycopiée, p. et la biographie par Pierre Alain, p. 91, réédition par Guy de Bellaing p. 77. - B. K. >

<Les pauvres, nos maîtres, nos seigneurs : cf. supra p. 8, 31 juillet 1634, infra p. 119, 14 juin 1643, etc… - B. K. >

 

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répondit qu’il fallait bien s’en garder, mais que, si quelqu’une avait ce désir, elle devrait en parler à ses supérieurs, et après cela demeurer en repos, qu’ils le permettent ou le refusent.

Monsieur Vincent, pénétré d’une grande ferveur, commença à élever son cœur et ses yeux au ciel et prononça ces paroles :

O mon Dieu, nous nous donnons tout à vous. Faites-nous la grâce de vivre et de mourir dans une parfaite observance d’une vraie pauvreté. Je la vous demande pour toutes nos sœurs présentes et éloignées. Ne le voulez-vous pas, mes filles ? Faites-nous aussi pareillement la grâce de vivre et de mourir chastement. Je vous demande cette miséricorde pour toutes les sœurs de la Charité et pour moi, et celle de vivre dans une parfaite observance de l’obéissance. Nous nous donnons aussi à vous, mon Dieu, pour honorer et servir, toute notre vie, nos seigneurs les pauvres, et vous demandons cette grâce par votre saint amour. Ne le voulez-vous pas aussi, mes chères sœurs ?

Toutes nos sœurs donnèrent très volontiers leur consentement avec témoignage de dévotion et se mirent à genoux. Monsieur Vincent nous donna sa bénédiction à son ordinaire, demandant à Dieu la grâce d’accomplir entièrement son dessein. Dieu soit béni !

 

4. — CONFÉRENCE DU 2 AOÛT 1640

SUR LA FIDÉLITÉ AU LEVER ET A L’ORAISON

Dans l’assemblée du jeudi, deuxième jour du mois d’août 1640. Monsieur Vincent, remarquant que quelques sœurs n’étaient point venues sans excuse raisonnable,

Entretien 4. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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commença par nous représenter combien il est important de persévérer dans la vocation en laquelle Dieu nous a appelées.

Voyez-vous, mes filles, nous devons avoir grand soin de ne perdre aucune occasion de nous perfectionner. Vous avez vu que le dessein de Dieu, en vous appelant parmi les Filles de la Charité, est de vous sanctifier, pour honorer la volonté de Dieu et celle de son Fils, qui a passé trente ans à travailler sur terre avant d’instruire et de guérir les pauvres malades. Il faut donc, mes chères sœurs, que vous travailliez à bon escient. Il ne vous suffit pas de porter le nom de Filles de la Charité, c’est-à-dire filles de Dieu a, il faut encore saisir les occasions d’apprendre les moyens de vous perfectionner, comme sont les conférences, qui visent toutes à cela. Dieu veut si fort que vous exécutiez et suiviez la vocation en laquelle il vous appelle, que, au dire d’un grand saint, si votre père et votre mère, pour vous empêcher, se mettaient au travers de la porte que vous devez franchir, vous devriez passer par-dessus eux. Mais vous direz : "C’est mon père, c’est ma mère." N’importe, passez par-dessus. A plus forte raison, mes chères sœurs, devez-vous surmonter toutes les difficultés qui s’opposeraient aux occasions de se rendre parfaites Filles de la Charité. a Mais c’est ma supérieure de paroisse." Serait-ce votre confesseur, il faudrait marcher quand même.

Mes filles, nous commencerons cet entretien par parler de la nécessité que toutes choses ont d’être réglées. Vous voyez que l’ordre de Dieu se manifeste tant en la nature qu’en la grâce ; vous voyez que toutes les saisons ne manquent point à se suivre : le jour succède à la nuit, les oiseaux ont leur retraite pour l’hiver, et celle d’été ; les plantes donnent fleurs et fruits en leur saison. Enfin, nos chères sœurs, si nous ne suivons nos règles,

a. < Cf. supra 14, 5 juillet 1634, infra 52-53, 6 janvier 1642 ; 227, entre 1634 et 1646 et 435, 28 juillet 1648. - B. K. >

 

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nous ne ferons rien qui vaille car le désordre est la voie de perdition. De l’enfer, qui en est le lieu, il est dit que non seulement il n’y a point d’ordre, mais que c’est un désordre et une horreur sempiternels.

Votre lever sera à cinq heures précises. De cette première action dépend tout l’ordre de la journée. Il faut prendre courageusement cette habitude, qui n’est pas bien difficile, pourvu que vous ayez de la santé et que vous ayez pris, la nuit, le repos nécessaire, qui doit être de sept heures ; car, si quelque infirmité vous empêchait, il faudrait réparer, le matin, le temps que nous n’avons pas reposé la nuit.

On demanda alors à Monsieur Vincent, s’il est permis à une fille de reposer le matin quand une légère douleur, ou autre inquiétude l’a réveillée la nuit, ou quand, par sa faute, elle ne s’est pas couchée à l’heure, ou encore quand, étant un peu infirme, elle ne s’endort habituellement que le matin.

Mes sœurs, répondit Monsieur Vincent, il n’est pas raisonnable que celles qui, par leur faute, n’ont pas eu le repos de la nuit, se lèvent tard ; ce serait un continuel désordre ; ce serait sortir de l’ordre dans lequel Dieu veut que nous soyons ; il faut qu’elles aient soin de se ranger aux heures fixées par la règle. Et puis il y aurait lieu de craindre d’habituer la nature à ce sommeil du matin, cela se ferait infailliblement.

Je vous dirai tout simplement comme j’en use. Il arrive souvent que je ne dors pas les nuits ; mais, à moins que la fièvre ne m’oblige à me faire suer, je me lève toujours à quatre heures, qui est l’heure de la communauté, car j’ai expérience que je m’habituerais facilement à me lever plus tard b. C’est pourquoi, mes chères sœurs, faites-vous un peu de violence, et puis vous y trouverez une grande facilité car nos corps sont des ânes : accoutumés

b. < Cf. infra 384, 15 mars 1648, et X 566, 6 octobre 1658. - B. K. >

 

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à un chemin, ils y vont toujours. Et pour vous rendre cette habitude facile, soyez réglées pour votre coucher.

Comme on représentait à Monsieur Vincent que les filles des paroisses sont sujettes à recevoir du monde, quelquefois des pauvres, d’autres fois des voisins, qui empêchent les exercices et font qu’on ne peut toujours se retirer à l’heure, il répondit :

Voyez-vous, mes filles, il faut être généreuses pour acquérir la perfection par la pratique exacte de vos règles. Dites à celles qui vous occupent aux heures où vous devez avoir quelque exercice : "Voici le temps de notre repas, ou celui de nous retirer." Si vous le leur dites doucement, vous ne les fâcherez pas, mais, au contraire, vous les édifierez. Dieu en sera glorifié, puisque en cela vous lui serez fidèles, et vous en tirerez un grand avantage pour votre perfection.

Vous étant donc levées à cinq heures, vous adorerez Dieu à genoux c, vous vous donnerez à sa bonté, le remercierez de toutes ses grâces et lui demanderez sa sainte bénédiction. Vous vous habillerez, ferez vos lits, et, à cinq heures et demie, vous mettrez à l’oraison. O mes filles, aimez bien ce saint exercice de l’oraison et rendez-vous-y soigneuses, car c’est la pépinière de toute la dévotion.

Il ne faut que je vous dise en ce sujet qu’un de ces jours j’ai été grandement édifie par un président, qui lit sa retraite, il y a environ un an, chez nous. Me parlant du petit examen qu’il avait fait sur son règlement de vie, il me dit que, par la grâce de Dieu, il ne pensait pas avoir manqué deux fois à faire son oraison. "Mais, savez-vous, Monsieur, comme je fais mon oraison ? Je prévois ce que je dois faire dans la journée et de là découlent mes résolutions. Je m’en irai au palais ; j’ai telle cause à plaider ; je trouverai peut-être quelque

c. < Cf. supra 3, 31 juillet 1634. Il n’en parle plus ensuite. Dans les textes définitifs, Emploi de la journée, art. 1, et édition Alméras des Règles Communes (chap. IX, 1), on a "à genoux" après "elles s’habilleront", et non plus avant. - B. K. >

 

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personne de condition qui, par sa recommandation, pensera me corrompre ; moyennant la grâce de Dieu, je m’en garderai bien. Peut-être que l’on me fera quelque présent qui m’agréerait bien ; oh ! je ne le prendrai pas. Si j’ai disposition à rebuter quelque partie, je lui parlerai doucement et cordialement." d.

Eh bien ! que vous semble, mes filles, de cette manière d’oraison ? N’êtes-vous pas bien édifiées de la persévérance de ce bon président, qui pourrait s’excuser que la quantité de ses affaires, et néanmoins ne le fait pas, pour le désir qu’il a d’être fidèle à la pratique de ses résolutions ? Et vous, mes chères sœurs, n’avez-vous pas assez de courage pour essayer de suivre le dessein qu’a Dieu de vous perfectionner par la pratique de votre règle ? Vous pouvez faire votre oraison de cette manière, qui est la meilleure ; car il ne la faut pas faire pour avoir des pensées relevées, pour avoir des extases et ravissements, qui sont plus dommageables qu’utiles, mais seulement pour vous rendre parfaites et vraiment bonnes Filles de la Charité. Vos résolutions doivent donc être ainsi : "Je m’en irai servir les pauvres ; j’essaierai d’y aller d’une façon modestement gaie pour les consoler et édifier ; je leur parlerai comme à mes seigneurs. Il en est qui me parlent rarement ; je le souffrirai. J’ai accoutumé de contrister ma sœur en telle ou telle occasion ; je m’en abstiendrai. Elle me donne mécontentement quelquefois en ce sujet ; je le supporterai. Telle dame me gronde, une autre me blâme ; j’essaierai de ne point sortir de mon devoir et lui rendrai le respect et honneur auquel je suis obligée. Quand je suis avec telle personne, j’en reçois presque toujours quelque dommage pour ma perfection ; j’en éviterai, autant que possible, l’occasion." C’est ainsi, ce me semble, mes filles, que vous devez faire vos oraisons. Cette méthode ne vous semble-t-elle pas utile et facile e ?

d. < On trouve déjà un pressentiment de cette "méthode" d’oraison chez Saint Bernard : De Consideratione, I, 7. - B. K. >

e. < 15 jours plus tard, le 16 août, M. Vincent apportera quelque nuance : infra p. 35-36. - B. K. >

 

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Ce fut l’avis de toutes les sœurs, et notre très honoré Père ajouta :

Or bien, mes chères sœurs, pratiquez-la ainsi, je vous supplie.

Comme quelques-unes lui représentaient la difficulté qu’elles avaient à faire oraison, il leur répondit : Une dame que j’ai connue (1) se servit longtemps du regard de la sainte Vierge pour toutes ses oraisons. Elle regardait premièrement ses yeux, puis disait en son esprit : "O beaux yeux, que vous êtes purs ! Jamais vous n’avez servi qu’à donner gloire à mon Dieu. Que de pureté paraît dans vos saints yeux ! Quelle différence avec les miens, par lesquels j’ai tant offensé mon Dieu ! Je ne veux plus leur donner tant de liberté, mais, au contraire, je les habituerai à la modestie."

Une autre fois elle regardait sa bouche et disait : "O sainte bouche combien de fois vous vous êtes ouverte pour donner louange à Dieu pour instruire le prochain et pour l’édifier ! Jamais vous ne vous êtes ouverte pour commettre le péché. Quelle différence avec la mienne qui a toujours fait le contraire ! Je veux, moyennant la grâce de mon Dieu et de votre charité, sainte Vierge, veiller de plus près sur mes paroles et particulièrement m’abstenir de telles et telles, qui sont de mauvaise édification et qui contristent le prochain."

Ainsi cette dame regardait particulièrement la sainte Vierge, ce qui lui servit plusieurs années de sujet d’oraison.

On représenta à Monsieur Vincent que parfois les deux sœurs des paroisses ne savaient pas lire, et on lui demanda s’il était bon qu’elles s’arrêtassent aux principaux mystères de la vie et passion de Notre-Seigneur, de ceux dont elles ont entendu parler plus souvent. Il répondit :

Ce sera très bon, mes filles, mais il serait à désirer

1) Sainte de Chantal (1572-1641) < comme il le dira enfin le 13 octobre 1658, en X 575-576. Il avait encore exposé sa méthode entre temps, le 31 mai 1648, infra p. 426-427. - B. K. >

 

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que vous méditiez, les jours de fêtes, sur les évangiles qui s’y disent. Et ces évangiles, vous pourrez les apprendre par une longue habitude à la maison car il est nécessaire que les filles aiment le lieu où elle doivent être formées, pour se rendre capables de travailler à la sanctification des autres et au service des pauvres. J’ai connu des personnes qui ne savaient ni lire ni écrire, et néanmoins faisaient parfaitement bien l’oraison. Mes chères sœurs, il vous suffit d’aimer Dieu pour être bien savantes.

Mais, me diront quelques-unes, les livres et les sciences aident bien à cela. Vous vous trompez, si vous le croyez. Un jour, un frère de l’Ordre de saint François disait à saint Bonaventure 1a : "Que vous êtes heureux, mon Père, d’être si savant et que vous faites bien l’oraison ! Que cela vous aide bien !" - "O mon frère, pour bien faire oraison, la science n’est point nécessaire, mais il suffit de bien aimer Dieu. C’est pourquoi la moindre petite femme et le frère le plus ignorant du monde, s’ils aiment Dieu, font bien mieux l’oraison que moi." Cela réjouit tellement ce bon frère que, sautant de joie il disait : "Aimons donc bien Dieu, nous autres ignorants, et nous ferons bien l’oraison"

Un autre, s’enquérant de saint Thomas dans quels livres il puisait les si belles et si hautes conceptions qu’il avait de Dieu, reçut cette réponse : "Monsieur, s’il vous plaît, je vous mènerai à ma bibliothèque." Et saint Thomas le conduisit devant son crucifix et lui dit qu’il ne faisait point d’autre étude que celle-là.

Mes chères sœurs, celles d’entre vous qui ne savent pas lire feront bien, tant qu’elles n’auront pas appris les évangiles des fêtes de l’année, de s’arrêter à la passion de Notre-Seigneur. Les religieux de saint François ne prennent jamais d’autre sujet. Il me vient en pensée qu’il leur sera avantageux de se servir d’images. Voyez

1a. < Cf. infra p. 217, 22 janvier 1645, et aux missionnaires, 13 décembre 1658, XII 101. - B. K. >

 

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combien cela fut utile à la dame dont je vous ai parlé. Ayez des images un peu grandes des mystères principaux de la vie et passion de Notre-Seigneur ; et, le soir, après les prières de l’examen, au lieu de la lecture, que la supérieure montre une de ces images à sa sœur et lui dise : "Ma sœur, voilà demain le sujet de notre oraison." Puis qu’elle la place au lieu où elles doivent se réunir le lendemain matin. Si les pensées vous manquent, regardez votre image, servez-vous de la méthode de cette bonne dame et n’oubliez pas aussi celle du président pour vos résolutions, qui doivent être le point principal de votre oraison 1b.

Quelques sœurs se plaignirent alors de l’oubliance des résolutions, ou de quelqu’autre sujet, et Monsieur Vincent leur répondit :

Mes filles, j’ai encore connu une autre dame du monde très vertueuse qui portait dans sa manche une petite image. Elle la tirait, sans que le monde s’en aperçût, la regardait, faisait quelque aspiration à Dieu et la rentrait tout doucement. Cette pratique la tenait fortement attachée à la présence de Dieu. Habituez-vous, je vous prie, vous aussi, à cette sainte présence, qui vous est extrêmement nécessaire. Vous y trouverez un grand aide pour votre perfection. Il y a différentes manières de la pratiquer : vous pouvez voir Dieu dans le ciel, le considérer partout, ou bien en chaque créature visible en particulier, ou même en votre cœur.

Quelques sœurs firent remarquer qu’il leur était difficile de faire l’oraison avant de sortir pour porter les remèdes des malades, particulièrement en été, à cause de la chaleur.

Monsieur Vincent leur dit :

Mes chères sœurs, faites toujours ce que vous pourrez, afin que, l’oraison étant votre première occupation,

1b. < Cette méthode fut abandonnée, dira-t-il en la rappelant, le 22 janvier 1645, infra p. 217. - B. K. >

 

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votre esprit soit rempli de Dieu tout le reste de la journée. Il est vrai qu’il faut lui préférer le service des malades, en cas de nécessité ; mais, si vous y prenez garde, vous trouverez bien le temps. On ne purge guère les malades pendant les excessives chaleurs. Le diable fait tout ce qu’il peut pour nous empêcher de faire oraison, car il sait bien que, s’il est le premier à nous remplir l’esprit de pensées frivoles, il en sera maître toute la journée. C’est pourquoi, mes filles, je vous exhorte, autant que je puis, à faire votre oraison avant de sortir, et à la faire ensemble. Si toutefois vous étiez justement empêchées, vous la feriez plus tard et à l’église. Mais que ce soit le plus rarement possible. Soyez exactes, je vous prie, à la pratique de ce saint exercice, et rendez-vous compte l’une à l’autre de l’emploi du temps de votre oraison, et particulièrement de vos résolutions, que vous vous devez dire tout simplement.

Après avoir entendu quelques sœurs, qui se plaignaient de dormir à l’oraison, Monsieur Vincent ajouta :

Il faut bien prendre garde à cette tentation, car c’en est une pour l’ordinaire. Il est vrai que le sommeil peut être causé par une mauvaise nuit, ou par le trop grand travail du jour précédent. Mais c’est l’exception. Si dormir à l’oraison tournait en coutume, il faudrait, pour s’en désaccoutumer, se tenir debout, baiser la terre, ou renouveler de temps à autre son attention, car, si nous n’y remédions, cette mauvaise habitude reviendra tous les jours. Savez-vous bien qu’il y a un diable dont l’exercice est d’endormir les personnes qui prient ? Il remue les humeurs du corps de telle sorte qu’elles envoient à la tête des vapeurs qui endorment.

Or sus, mes filles, je prie Dieu qu’il vous sanctifie par la pratique de vos règles, vous fasse la grâce d’imiter son Fils, qui a voulu travailler trente ans avant d’enseigner le prochain, et vous donne sa sainte

 

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bénédiction à cet effet. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

 

5. — CONFÉRENCE DU 16 AOÛT 1640

SUR LA FIDÉLITÉ AU LEVER ET A L’ORAISON

Le jeudi 16 août 1640, jour de saint Roch, Monsieur Vincent dit :

Mes sœurs, quoique je sois le plus misérable pécheur de la terre, il plaît à la bonté de Dieu que je vous vienne parler de sa part, et je le supplie que ce puisse être à sa gloire et à votre édification.

Je m’étais promis de vous donner aujourd’hui votre petit règlement, mais quelques affaires m’en ont empêché ; il s’en est même fallu de peu que je ne vienne aujourd’hui, car j’ai dû aller fort loin à la ville ; aussi aurai-Je peu, de temps à vous parler.

La plus ancienne sœur (1) rappela qu’à la fin de la dernière assemblée il fut dit que, le sujet étant de pratique, il serait bon de commencer à rendre compte.

Monsieur Vincent reprit alors les points, en commençant par le lever de cinq heures, et interrogea les sœurs l’une après l’autre. Il se trouva que, par la grâce de Dieu, aucune n’y manquait.

Dieu soit béni, mes filles ! Il faut bien continuer, car ce n’est rien de commencer. Et l’oraison ? C’est à cela qu’il ne faut jamais manquer, s’il y a moyen. Vous êtes-vous souvenues de la méthode de ce bon président ?

Quelques sœurs dirent l’avoir ainsi pratiquée.

Ce n’est pas, mes filles, reprit-il, qu’il faille employer tout le temps de notre oraison à prévoir les choses que

Entretien 5. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

1. Louise de Marillac.

 

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nous avons à faire et les moyens de les bien faire. Mais il faut envisager le sujet à méditer, vous en entretenir avec le bon Dieu et pour son amour, lequel, je m’assure, vous garderez toujours plus fortement 1a. Vous ferez porter vos résolutions sur les actions de la journée, principalement sur celles qui vous font tendre à la perfection et à l’accomplissement de votre règle, pour mieux honorer Dieu en votre vocation.

Eh bien ! mes filles, nous dîmes en la dernière assemblée qu’un des moyens d’être bien réglées, c’était de vous acquitter de vos occupations extérieures avec diligence, de ne tarder en aucun lieu et de congédier les personnes qui viennent chez vous, quelle que soit leur condition, aux heures de vos exercices. Cela s’est-il observé ?

Comme ce point est fort difficile, Monsieur Vincent ajouta : Mes chères sœurs, n’y manquez point, je vous supplie, car de là dépend la pratique de votre règlement. Quelquefois c’est par timidité qu’une sœur n’osera dire à sa voisine : "Ma sœur, il est temps de nous retirer." Voyez comme il faut faire. Vous êtes deux. Imitez la conduite des soldats à la guerre. D’ordinaire l’un est plus doux que l’autre. Celui qui l’est moins pourvoit au nécessaire. De même, il faut que parmi vous, les plus résolues, soit par humeur, soit par vertu, se chargent de mettre un terme aux empêchements qui viennent des entretiens de dehors, mais cela doucement et charitablement. Et surtout que l’autre sœur ne s’y oppose pas, même si les personnes qu’il faut congédier lui sont plus connues qu’à sa compagne.

A la question qui lui fut posée, si les sœurs de la Charité pouvaient recevoir des amies en leur chambre et même les inviter à y coucher, Monsieur Vincent répondit :

O mes filles, gardez-vous bien de jamais attirer personne

1a. < Ceci nuance ce qu’il avait dit 15 jours avant, le 2 août, sur cette "méthode du président", supra p. 29-30. - B. K. >

 

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en vos chambres, sous quelque prétexte que ce soit ; cela serait très dangereux.

— Dites-nous, s’il vous plaît, Monsieur, dit une sœur, comme nous pourrons pratiquer la dévotion de cette dame dont votre charité nous parla la dernière fois et qui tenait en sa manche une image de la sainte Vierge 1b.

— Vous le pouvez ainsi : au commencement de quelque action ou de quelque entretien, de fois à autre le long de la journée, portez la main sur le chapelet qui pend à votre ceinture, ou bien sur la médaille ou la croix qui s’y trouve attachée, élevez votre esprit à Dieu, et dites-lui : "Mon Dieu, que ce soit pour votre gloire et pour votre amour que je dise cette parole, ou que je fasse cette action."

Notre très honoré Père voulut savoir des filles si elles s’étaient souvenues de cette action de cette dame. Quelques-unes répondirent que oui et qu’elles étaient entrées dans la pratique. La petite sœur Marguerite Lauraine, qui pour lors servait les pauvres de Saint-Laurent, raconta que, passant par la place, où se faisaient des sottises et jeux durant la foire, elle eut désir de se retourner pour en voir quelque chose, mais, au lieu d’y céder, elle prit la croix de son chapelet et dit : "O mon Dieu, il vaut bien mieux vous regarder, vous, que les folies du monde."

— Oh ! Dieu vous bénisse, ma fille ! C’est ainsi qu’il faut faire. Pensez-vous, mes chères sœurs, que cette bonne sœur n’ait rien fait, ou pas grand’chose, en cette action. Oh ! que si, elle a fait grand’chose ! Et qu’a-t-elle fait ? Elle a pénétré les cieux et envoyé un trait d’amour dans le cœur de Dieu. C’est Dieu qui le dit lui-même (2) : "La prière courte et fervente pénètre les

1b. < M. Vincent avait parlé de cette dame également 15 jours avant, le 2 août, supra p. 31. - B. K. >

2. Ecclésiastique XXXIV, 21.

 

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cieux." Ce sont des traits d’amour très agréables à notre bon Dieu, et pour cela tant recommandés par les saints Pères, qui en savaient l’importance. C’est pourquoi, mes filles, je vous exhorte à vous y accoutumer et à penser souvent à l’obligation que vous avez de vous rendre parfaites, dans la condition où vous êtes. Vous n’en connaissez pas la grandeur. Je ne me puis lasser de vous dire, mes filles, que c’est une des plus grandes qui soit en l’Église, après celle des religieuses de l’Hôtel-Dieu, dont je vous parlerai un jour. Cela ne vous touche-t-il point le cœur de penser : "Quoi ! Dieu m’a choisie, moi, pauvre fille des champs, pour une œuvre si sainte ! Il a laissé passer ma mère, tous mes parents, tant d’autres de mon village, et il a jeté les yeux sur Geneviève, Jeanne, Marie, etc…, pour être les premières ! Oh ! grande grâce de Dieu ! Oh ! conduite de la divine Providence ! vous serez bénie à jamais !" Cette considération, mes chères sœurs, vous donnera assurément le désir d’une grande perfection.

Nous avons parlé, je crois, à la dernière assemblée de la cordialité que vous devez avoir les unes pour les autres. Je vous ai recommandé de ne rien souffrir dans vos cœurs qui déplaise à vos compagnes, de ne vous jamais malédifier les unes et les autres. Mes chères sœurs, souvenez-vous que c’est là le ciment de votre union, qui vous est si nécessaire. Soyez fidèles à cette pratique, et vous verrez qu’il en résultera un grand bien. Elle préviendra particulièrement quantité de murmures qui arrivent souvent, si l’on n’y prend bien garde. Personne ne déplaît plus à Dieu qu’un murmurateur. Que fait un meurtrier ? Il tue le corps d’une personne dont peut-être l’âme est bienheureuse au ciel. Mais, je vous le demande, que fait le

? Oh ! bien pis. Il ne tue pas le corps, mais d’une seule parole il tue peut-être quantité d’âmes. Oui mes sœurs, une sœur qui

 

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dirait à une autre le mécontentement qu’elle a reçu peut-être du supérieur ou de sa supérieure, qui se plaindrait d’être tenue en un lieu où elle n’a pas de satisfaction, qui aurait tentation de se retirer et le dirait, avec plaintes contre ceux qui seraient cause de son découragement, oui mes filles, je vous dis que cette personne-là serait pire qu’un meurtrier. Les pauvres sœurs qui l’écoutent se malédifieront de tous ces murmures, se mettront elles-mêmes à murmurer davantage, se dégoûteront de leur condition et enfin quitteront leur vocation, par laquelle Dieu les voulait sauver et sanctifier. Cette pauvre sœur qui a murmuré la première n’est-elle pas cause de la perte de toutes les autres ? Et que pourra-t-elle faire pour rendre à ces pauvres âmes la vie qu’elle leur a ôtée ? Ne voyez-vous pas que cette sœur, s’il y en avait. - ce qu’à Dieu ne plaise ! - serait pire qu’un meurtrier puisque la vie du corps n’est rien comparée à celle des âmes.

Mais, me direz-vous, que fera cette pauvre sœur dans son mécontentement ? O mes filles, savez-vous ce qu’elle doit faire ? Elle doit venir me trouver, moi ou votre supérieure, nous dire à l’un ou à l’autre ses peines ; et sa compagne devrait lui dire, au lieu de l’écouter : Ma sœur, au nom de Dieu, souvenons-nous que nous sommes Filles de la Charité et que, comme telles, nous devons ne nous plaindre de rien et aimer cordialement nos sœurs."

Or sus, mes filles, plaise à Jésus crucifié, puisque vous avez été choisies pour imiter sa sainte vie sur terre, vous obtenir de Dieu son Père les grâces dont vous avez besoin pour être vraies Filles de la Charité ! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

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6. — CONFÉRENCE DU 16 AOÛT 1641

EXPLICATION DU RÈGLEMENT

Nous voici assemblés, par la grâce de Dieu, mes chères sœurs. Il y a longtemps que j’aurais dû vous réunir, mais j’en ai été empêché principalement par ma misère et mes affaires. Et puis, mes filles, j’espère que la bonté de Dieu aura par elle-même suppléé à ce que je vous dois. Cette même bonté permet cette assemblée en ce jour de saint Roch, qui est un des saints auxquels vous devez avoir grande affection, puisqu’il a passé sa vie dans l’emploi de la charité, jusqu’à gagner la contagion parmi les pestiférés qu’il servait pour l’amour de Dieu. Que vous êtes heureuses, mes bonnes sœurs, que Dieu vous ait appelées à un si saint emploi ! Il y en a parmi vous qui assistent les pauvres malades avec tant de ferveur qu’elles sont heureuses de s’exposer au même danger que notre bon saint Roch. Nos bonnes sœurs d’Angers entrèrent à l’hôpital dans un air contagieux, et même ont assisté des malades de peste avec autant de facilité que d’autres malades. Il semblait que ce mal s’apprivoisât avec elles ; car elles les soignaient tous sans exception.

Oh ! béni soit Dieu, béni soit Dieu, béni soit Dieu, mes chères sœurs ! C’est bien la charité que le Saint-Esprit nous enseigne, quand il dit qu’il n’y a plus grande charité que de perdre son âme, c’est-à-dire sa vie, pour l’amour du prochain. Que notre condition est sainte, mes chères sœurs ! Car n’est-il pas vrai que le plus grand bonheur que nous puissions avoir, c’est d’être aimés de Dieu. Rien ne nous en assure tant, que l’exercice que notre condition requiert et que vous pratiquez, mes

Entretien 6. — Ms. SV 4, p. 14 et suiv.

 

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bonnes sœurs, puisqu’il n’y peut avoir plus grande charité que d’exposer sa vie pour le prochain. N’est-ce pas ce que vous faites tous les jours par votre travail ? Oh ! que vous êtes heureuses !

Soyez bien reconnaissantes de cette grâce et ayez grand soin de la conserver ; et pour cela soyez fidèles en l’observance exacte de votre petit règlement, que vous soyez hors la maison ou dedans. Oh ! qu’il est dangereux, mes filles, de se mettre au hasard de la perdre ! Fuyez-en bien toutes les occasions, pour éviter les malheurs dans lesquels tombent les âmes qui méprisent leur vocation et abandonnent le service de Dieu. Savez-vous ce qui leur arrive ? Abandonnées de Dieu elles commettent de plus grandes fautes et sont à la merci de leurs sens. Je ne puis mieux représenter cet état que par le malheureux prêtre qui, pour s’être rendu indigne de son caractère par des fautes signalées, a mérité d’être dégradé. Voyez ce que l’évêque fait : il lui arrache des mains le calice, avec des paroles d’exécration, puis l’étole, lui reprochant son indignité, et après, le manipule et les autres habits sacerdotaux, continuant toujours les mêmes malédictions et enfin le livre au bras séculier. Il en est ainsi, mes filles, des personnes qui, par leur inconstance, perdent leur vocation, Dieu leur retire petit à petit ses grâces et finit par les abandonner entièrement. Craignons cette juste punition et faisons notre possible pour conserver ce précieux trésor.

Un des moyens de conserver notre vocation, c’est d’en faire grande estime, et de penser souvent à la grâce que Dieu vous a faite en vous retirant de vos pays, de vos maisons, de vos connaissances, pour vous mettre en un état de vie si saint.

Je m’étais proposé de faire lecture de votre règlement et des saintes pratiques de la maison ; mais l’heure me presse ; néanmoins je ne le laisserai pas.

 

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Dites-moi, je vous prie, les Filles de la Charité se doivent-elles lever à cinq heures et faire l’oraison après ?

Les réponses des sœurs montrèrent qu’aucune n’y manquait, si ce n’est, pour l’oraison, celles qui ne savaient pas lire, et celles qui, à cause de la grande quantité de malades, ne pouvant faire l’oraison a la maison, prenaient pour cela le temps de la sainte messe.

Une des sœurs demanda s’il valait mieux faire l’oraison ou entendre la sainte messe ?

La question est bonne, mes filles, dit M. Vincent, il faut, autant que vous pourrez, entendre la messe tous les jours ; mais, si le service de la maison le demandait, ou celui des pauvres, vous ne devriez faire aucune difficulté de l’omettre. Je vous dirai ce qu’un abbé de l’Ordre de saint Bernard m’a dit là-dessus. De son temps, il n’y avait dans la maison que trois ou quatre prêtres et quantité d’autres religieux, qui, aussitôt après leur prière faite, s’en allaient à leur travail. Un seigneur, témoin de cela, lui dit un jour :

Mon Père, d’où vient que vos religieux n’entendent pas la messe tous les jours ?

— Monsieur, c’est que cela nous préjudicierait beaucoup pour la nécessité du ménage.

— Dites-moi, je vous supplie, combien perdriez-vous chaque année ?

Ils comptèrent le gain qu’ils faisaient, au prorata du temps que chacun emploierait à entendre la messe, et il se trouva qu’ils perdraient quarante écus ; ce qui était beaucoup en ce temps. Ce seigneur leur donna cette somme et, par suite, la commodité d’entendre la messe.

Vous voyez, mes sœurs, par cet exemple, que vous ne devez point faire de difficulté, dans les besoins que je vous ai marqués, de ne pas y assister tous les jours.

Quant à savoir ce que vous devez préférer, de l’oraison ou de la messe, quand vous avez une demi-heure de

 

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temps, je vous dirai que vous pourrez n’omettre ni l’une ni l’autre. Rendez-vous à l’église, et après la préparation, faite en union avec le prêtre, dites le Confiteor pour que, vos péchés étant pardonnés, vos prières soient plus agréables à Dieu. Entrez ensuite dans le sujet de votre oraison, que vous lirez dans le livre, comme vous l’avez lu la veille au soir.

Mais, mes filles, accoutumez-vous, autant que vous pourrez, à faire l’oraison au logis, comme votre règlement et la coutume de la maison le requièrent.

Après la messe, vous devez vous exercer à la lecture, pour vous rendre capables d’enseigner les petites filles. Il : faut, mes chères sœurs vous y appliquer sérieusement, puisque c’est un des deux desseins pour lesquels vous vous donnez à Dieu : le service des pauvres malades et l’instruction de la jeunesse, et cela principalement aux champs. La ville est presque toute fournie de sœurs ; il est donc juste que vous alliez travailler aux champs. N’êtes-vous pas toutes dans cette disposition, mes bonnes sœurs sans avoir égard au pays, aux connaissances, ni aux lieux éloignés ou proches ?

Toutes les sœurs, d’un visage gai, ont répondu que leur intention était d’aller partout où l’obéissance les enverra.

— Et pour votre examen avant le dîner, soyez-y fidèles, mes filles. Vous savez qu’il faut le faire sur la résolution prise en l’oraison du matin et remercier Dieu si, par sa grâce, vous l’avez mise en pratique, ou lui demander pardon si, par négligence, vous y avez manqué.

La plupart des sœurs promirent de ne point manquer cet examen.

— Et le souvenir de Dieu, mes chères sœurs, l’avez-vous souvent ?

 

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Quelques sœurs répondirent qu’elles élevaient leur cœur à Dieu plusieurs fois par heure ; d’autres, dans les occasions des petits mécontentements ; la plupart, toutes les heures ; un petit nombre, presque point.

— Mes filles, la pratique de lire un chapitre de l’Introduction de notre bienheureux Père vous a été bien profitable. Ne négligez pas ce moyen.

Pour la réconciliation, quand il arrive entre vous quelque petit mécontentement, vous mettez-vous à genoux l’une devant l’autre pour vous demander pardon ?

Cette pratique est bien nécessaire, comme aussi celle de vous avertir charitablement, quand vous voyez votre sœur tomber en quelque faute. Mais savez-vous comme il en faut user ? Si une sœur s’aperçoit qu’une de ses compagnes est tombée dans une faute cachée, elle la doit avertir une ou deux fois pour pratiquer la correction fraternelle. Si l’avertissement reste sans effet, elle doit me prévenir, moi ou la directrice, selon sa plus grande commodité. Voyez-vous, mes filles, cela est d’ordre divin, puisque Dieu a dit lui-même qu’il nous demandera compte à chacun de l’âme de notre frère. Nous sommes chargés l’un de l’autre ; et, quant à moi, c’est M. Dehorgny qui doit m’avertir des fautes que je ferai. Qu’il en soit de même de vous autres. Je vous recommande cette pratique ; elle est de grande bénédiction aux personnes qui s’y conforment.

En interrogeant, M. Vincent vit que cet exercice n’était en usage que parmi quelques sœurs, et très rarement chez d’autres.

— O mes filles, soyons fidèles à Dieu et appréhendons ses jugements, particulièrement lorsqu’il lui faudra rendre compte de l’exercice de notre vocation. J’ai grand sujet de les craindre.

L’heure me presse ; il nous en faut demeurer là et remettre

 

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la suite à quinze jours d’ici. Je vous prie de venir sans autre avertissement. Plaise à Dieu, mes filles, tirer sa gloire de ce que nous avons dit, et nous faire la grâce d’imiter la charité de ce grand saint Roch, à ce que, sans rien craindre, nous exercions la charité purement pour l’amour de Dieu ! Je le supplie de tout mon cœur de vous bénir.

Au nom du Père, etc…

 

7. — CONFÉRENCE DU 15 OCTOBRE 1641

SUR LE JUBILE

Mes chères sœurs, cette assemblée n’est à autre fin que pour vous instruire du jubilé, afin que, quand vous saurez ce que c’est, vous ayez plus de désir de le gagner. Je vous dirai ce qu’est le jubilé, pourquoi nous l’avons et les moyens de le gagner.

Le mot de jubilé vient de l’ancienne loi. L’année jubilaire ne venait que de cent en cent ans et apportait de grands privilèges à ceux qui étaient alors sur terre ; mais ce n’était que pour des biens temporels ; ceux dont on avait vendu les biens pouvaient les recouvrer, et ceux qui avaient des dettes en étaient libérés. L’année s’appelait année de joie ou de jubilation ; de là est venu le mot de jubilé.

Or, mes chères sœurs, en la loi de grâce, pour les chrétiens, la joie du jubilé est tout autre. La sainte Église ! conduite par le Saint-Esprit, accorde régulièrement le jubilé de vingt-cinq à vingt-cinq ans, et c’est pourquoi nous l’aurons dans neuf ans. Le Saint-Père, en vertu du pouvoir donné par Jésus-Christ à saint

Entretien 7. — Arch. des Filles de la Charité l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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Pierre, l’accorde même exceptionnellement, en raison de grands besoins, comme nous voyons cette année, non pas de la même manière qu’en l’ancienne loi, mais en nous donnant des moyens de rentrer en la grâce de Dieu, que nous avons perdue par le péché, pour réparer nos forces et compenser le bien que nous aurions dû faire et n’avons pas fait. La raison pour laquelle le jubilé a été établi, mes chères sœurs, c’est le besoin universel qui paraît en toute la chrétienté ; aussi le Saint-Père l’a-t-il étendu non seulement à la France, à l’Italie, à l’Espagne, aux Indes, mais aussi aux antipodes, et cela, afin d’impétrer de Dieu le pardon de nos péchés.

Et savez-vous ce que c’est que la grâce du jubilé ? Le Saint-Père, qui a la clef des trésors de l’Église et le pouvoir de les dispenser aux fidèles, les épanche libéralement. Et savez-vous de quoi ils sont composés ces trésors ? Premièrement, des mérites de la vie, mort et passion de Jésus-Christ, de ceux de la sainte Vierge, des saints martyrs et de tous les saints, qui tirent leur valeur des mérites du Fils de Dieu.

Savez-vous, mes chères sœurs, l’avantage que nos âmes tirent du jubilé, si elles le gagnent bien ? Quand elles offensent Dieu, il y a aversion de Dieu et conversion vers la créature, c’est-à-dire elles tournent le dos à Dieu et le visage vers la créature. Agir ainsi, n’est-ce pas, mes chères sœurs, lui faire une grande injure, à lui si bon et si digne d’être aimé ! Or, mes filles, sachez que, par cette aversion du pécheur à l’égard de Dieu, il mérite l’enfer, et que, par sa conversion vers la créature, il mérite les peines, maladies et afflictions, comme vous voyez souvent arriver aux créatures sur terre, ou comme il arrive dans le purgatoire, quand elles n’ont pas satisfait en cette vie. Il ne faudrait pourtant pas

 

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juger ; mes chères sœurs, que tous ceux qui sont affligés le sont pour la peine due à leurs péchés. Dieu en use quelquefois pour d’autres motifs, par exemple, pour éprouver leur amour et leur fidélité, comme il fit pour Job et Tobie, qui tous deux étaient ses amis. Mais, en ces afflictions générales de tous les peuples, il y a sujet de croire que Dieu veut nous punir de nos péchés. C’est pour cela, mes chères sœurs, qu’il faut tous nous efforcer de gagner ce jubilé.

Je vous ai dit que le péché a deux effets : l’aversion de Dieu et le retour vers la créature. Par nos confessions ordinaires nous effaçons le premier, qui nous fait mériter l’enfer. Par les peines, maladies et afflictions est réparée la conversion vers la créature ; et en gagnant le jubilé, ces peines que nous devions souffrir pour le péché nous sont entièrement remises. Voyez, mes filles, quel profit pour nous de gagner ce saint jubilé !

Songeons bien à ce que nous avons fait quand nous avons offensé Dieu. Quoi ! mes filles, si un courtisan, en la chambre de son prince, lui tournait le dos, ne ferait-il pas grand déshonneur ? Et combien plus si c’était pour se tourner vers une autre créature ! Au lieu de contenter Dieu, prendre plaisir à l’offenser, à chercher nos satisfactions ! O mes filles, que nous sommes misérables quand nous en usons de la sorte ! Efforçons-nous, en ce saint temps, de satisfaire à la justice de Dieu. Peut-être sera-ce le dernier jubilé que nous verrons en notre vie. Ne perdons pas l’occasion de participer à cette année de joie, joie, non de rentrer dans nos biens temporels, mais d’éviter les peines qu’infailliblement il faudrait souffrir, si nous n’y avions satisfait ; c’est l’ordre que Dieu nous a donné quand, dès le commencement du monde, pardonnant à Adam, il lui imposa la peine due à son péché, et quand il dit à David que le fils de

 

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la mère qui partageait sa faute mourrait pour satisfaire à la peine due à sa sensualité.

Voyons maintenant, mes chères sœurs, les moyens de gagner le jubilé. Ce sont ceux que la bulle du Saint-Père ordonne. Premièrement, se convertir à Dieu de tout son cœur par une bonne et entière confession. Oui, mes filles, cette pénitence a si grand pouvoir que Dieu a dit : "Si j’ai dit au pécheur qu’il serait damné, et qu’il fasse pénitence, je ne le damnerai pas" (1).

Disposez-vous donc, mes filles, à faire une bonne confession ; et si toutes n’avaient pas fait une confession générale, qu’elles y pensent. Quel bien ce vous sera, mes filles, car non seulement vos péchés seront pardonnés, mais vos négligences réparées ! Examinez-vous bien, particulièrement sur les commandements de Dieu et sur la pratique de votre règlement, qui n’est pas peu de chose, puisque votre vocation est des plus grandes et des plus saintes qui soient en l’Église. Oh ! qu’il est nécessaire que vous ayez une grande vertu pour persévérer ! car vous n’êtes pas seulement pour servir les corps des pauvres malades, mais encore pour leur donner instruction en ce que vous pourrez. C’est pourquoi il est bon que vous ne perdiez aucune occasion de vous bien instruire vous-mêmes. Et comme une des principales parties de la pénitence est la résolution de nous corriger, il se faut aussi fortement appliquer à cela avant de faire votre confession.

Une autre condition de la bulle pour gagner le jubilé, c’est de jeûner une ou trois fois pendant la semaine choisie pour le gagner. Ceux qui n’ont jamais fait de confession générale et auraient de grands péchés, même des cas réservés, doivent jeûner le mercredi,

1. Ezéchiel XXXIII, 14

 

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le vendredi et le samedi, et les autres le vendredi seulement. Tous les confesseurs approuvés de Monseigneur de Paris, mes filles, ont le même pouvoir d’absoudre que les Papes ; ce qui n’est pas en un autre temps que celui du jubilé.

Une autre condition est de visiter les églises. Il y en a quantité de nommées, mais il suffit d’en visiter une ou plusieurs, Il y faut prier aux intentions de l’Église, qui sont celles pour lesquelles le Saint-Père nous a élargi ses trésors, à savoir pour la sanctification et l’exaltation de la sainte Église, la paix entre les princes chrétiens et généralement pour la conversion des pécheurs.

Ayez aussi, mes filles, l’intention de devenir vraiment bonnes Filles de la Charité, car ce n’est pas assez d’être Filles de la Charité de nom ; il faut l’être vraiment. Il ne servit guère à cinq desdites vierges de l’Évangile d’être vierges et appelées aux noces de l’Époux, puisqu’elles n’y entrèrent pas. L’huile manquait à leur lampe, c’est-à-dire qu’elles n’avaient pas la charité et n’étaient pas exactes à l’observance de leurs règles. Ce n’est donc pas, mes chères sœurs, notre condition, ce ne sont pas nos qualités qui nous rendent agréables à Dieu et qui nous sauvent, mais la façon dont nous nous acquittons des qualités que nous avons. Notre-Seigneur l’a dit lui-même : "A tous ceux qui diront : Seigneur, n’avons-nous pas chassé les diables en votre nom et fait beaucoup d’autres œuvres ? il sera répondu : je ne vous connais point" (2) Et pourquoi cela ? C’est qu’ils n’ont pas fait ces actions en charité. C’est pourquoi, mes sœurs, il faut que vous vous rendiez bien exactes à l’observance de vos règles. Par là vous vous perfectionnerez

2. Saint Matthieu VII, 22-23).

 

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et vous rendrez agréables à votre Époux, qui recevra les services que vous lui rendez en la personne de ses pauvres malades. Voyez-vous, mes filles, examinez-vous, vous trouvez-vous meilleures que vous n’étiez quand vous êtes venues à la Charité ? Un grand saint a dit que qui n’avance en la vie spirituelle recule. N’avez-vous pas beaucoup perdu si depuis 4, 7 ou 8 ans vous n’avez pas avancé en la vie spirituelle, en la correction de vos défauts et en la mortification de vos sens ?

Une des sœurs objecta qu’elle avait grande difficulté à faire oraison et n’y prenait aucun goût.

— O ma fille, je suis bien aise que vous me fassiez cette objection. Il est vrai, celles qui peuvent s’appliquer aux méthodes que l’on donne pour faire l’oraison, et particulièrement à celle qui est dans l’Introduction à la vie dévote, font fort bien. Mais tous ne peuvent pas. Chacun peut se tenir au pied de la croix, en présence de Dieu et si elle n’a rien à lui dire elle attendra qu’il lui parle, et s’il la laisse là, elle s’y tiendra volontiers, attendant de sa bonté la grâce de l’entendre, ou de lui parler. Sainte Thérèse a attendu persévéramment pendant vingt ans que Dieu lui donnât le don d’oraison et elle l’a reçu si amplement que ses écrits sont admirés des plus grands docteurs. Ne vous découragez donc pas, mes chères sœurs, si vous pensez perdre votre temps à l’oraison, c’est assez que vous y fassiez la volonté de Dieu en obéissant à votre règlement. N’êtes-vous pas toutes, mes chères sœurs, dans cette volonté ?

Les sœurs témoignèrent que c’était leur dessein. Et parce que le service des malades empêche souvent les sœurs des paroisses de faire oraison, M. Vincent, avec sa charité ordinaire, proposa de changer l’heure du coucher et du lever ; ce que toutes les sœurs acceptèrent volontiers, non sans avoir représenté quelque difficulté.

 

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Puis Monsieur Vincent nous encouragea encore à ne rien omettre pour gagner le jubilé :

Voyez-vous, mes filles, pensez à vous préparer pour ce saint temps. Si vous le voulez, je vous y servirai ; oui, mes sœurs, je vous donnerai un jour ou deux la semaine pour vous entendre de confession.

Sa charité a paru à sa grandeur ordinaire. Il ne reprit pas les manquements des sœurs, mais les encouragea seulement à mieux faire et écouta avec grande patience beaucoup de propositions qui paraissaient inutiles. Certaines sœurs s’excusèrent de ne pouvoir observer le règlement : les unes, sur ce qu’elles avaient l’habitude de visiter les dames, en vue d’obtenir des aumônes pour des pauvres nécessiteux, et qu’elles devaient, en retour, pour leur être agréables, leur rendre de petits services ; les autres, sur ce qu’elles veillaient quelquefois fort tard pour filer, afin d’avoir de quoi vivre et s’entretenir.

Monsieur Vincent répondit :

Je suis bien aise, mes filles, que vous m’ayez posé ces objections. Voyez-vous, il se faut dégager de ces visites qui vous empêchent de pratiquer votre règlement. La première fois que les dames vous enverront quérir, allez-y, au nom de Dieu, et dites-leur : "Madame, pour vous venir trouver, j’ai manqué mon oraison ou tel autre exercice ; je vous supplie très humblement ne pas trouver mauvais si une autre fois je ne viens pas" Sachez, mes filles, que les dames ne vous en sauront point mauvais gré, mais, au contraire, vous aimeront davantage.

Pour ce qui est de votre travail, ô mes filles, vous avez suffisamment pour vous nourrir. Une de vos sœurs n’a pas plus que vous, et pourtant, depuis un an environ, elle m’a envoyé cinquante francs de son épargne. Ce n’est pas que je vous conseille de ne rien faire, mais

 

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il faut surtout songer au service de vos pauvres et à l’exercice de votre règlement.

Or sus, mes très chères sœurs, je supplie notre bon Dieu, qui a inspiré à notre Saint-Père la pensée de nous élargir les trésors de sa miséricorde, qu’il lui plaise disposer vos âmes à les recevoir. Que son amour, qui vous a appelées à un si saint exercice, vous fasse la grâce de gagner ce saint jubilé et vous donne de nouvelles forces pour entrer dans la pratique de votre règlement ! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.

 

8. — CONFÉRENCE DU 6 JANVIER 1642

SUR LES FAUTES DE L’ANNÉE ÉCOULÉE

Mes très chères sœurs, nous nous assemblons aujourd’hui pour voir, au commencement de l’année, comme vous avez passé la précédente, et tâcher de mieux employer celle-ci. Il faut que vous fassiez grand cas du nom que vous portez. Ce ne sont pas les hommes qui vous l’ont donné ; et c’est là un très assuré témoignage, qu’il vous vient de Dieu lui-même. Les Pères de l’Église tenaient pour certain, au commencement du christianisme, que les écrits dont on ne pouvait découvrir l’auteur après de sérieuses recherches étaient faits par les apôtres. C’est pour vous un sujet de grande consolation, mes filles, car jamais l’on n’a songé à vous donner un nom. Mais, par la suite des temps, le monde, vous voyant toutes appliquées au service des pauvres et autres bonnes œuvres, vous a communément appelées Filles de la Charité. Estimez de beaucoup ce saint nom

Entretien 8. — MS. SV 3, p. 17 et suiv. Les mots mis, dans le manuscrit, en tête de cette conférence : "Instruction donnée… en la maison devant Saint-Lazare", montrent que les sœurs occupaient déjà leur nouvelle demeure.

 

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et faites en sorte, mes sœurs, de vous montrer toujours dignes de le porter. Que pensez-vous, mes sœurs, que veut dire ce beau nom : Filles de la Charité ? Rien autre chose que filles du bon Dieu, puisque qui est charité est en Dieu, et Dieu est en lui. Il faut donc que vous soyez toutes douces et cordiales, et une école de toutes vertus.

Premièrement, entre vous autres vous devez avoir une grande union, et, s’il se pouvait, pareille à celle des trois personnes de la très Sainte Trinité ; car comment, mes chères sœurs, pourriez-vous exercer la charité et la douceur envers vos pauvres, si vous ne l’aviez en vous-mêmes  ?

Nous commencerons donc par une sorte de reddition de compte des défauts de l’année passée. Je vous en dirai sept que j’ai remarqués, ou dont j’ai été averti. Ce vous sera un bon moyen pour vous perfectionner. Je suis fâché, mes sœurs, de n’avoir pu faire cet entretien plus tôt. Il faudra le faire à la fin de chaque année. C’est ce que l’on pratique en beaucoup de communautés en particulier chez nous. Un grand prophète n’a-t-il pas dit qu’il repassait en l’amertume de son cœur ses fautes passées ?

Le premier défaut est de ne se point supporter les unes les autres. Mes chères sœurs, rien de plus nécessaire que ce support parce que d’ordinaire il se rencontre dans les caractères de petites contradictions. Ne voyez-vous pas, que nous-mêmes, en notre particulier changeons si souvent d’état, que nous devenons insupportables à nous-mêmes ? C’est ce qui portait Job à dire : "Mon Dieu, comment m’avez-vous fait aussi discordant à moi-même que je me sens ! Et ne voyez-vous pas que nos boyaux ne s’accordent pas, eux qui sont si unis en apparence ? C’est pourquoi, mes sœurs, il faut nous attacher fortement à la pratique du support.

 

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Les anciennes honoreront l’âge parfait de Notre-Seigneur et le support qu’il a eu pour les hommes si imparfaits de son entourage si elles supportent les jeunes en leurs défauts, voient en elles la vocation de Dieu pour son service, les encouragent et par exemple et par parole. Le Fils de Dieu enseignait les siens encore plus d’exemple que de parole. Imitez-le, mes chères sœurs. Les anciennes doivent être extrêmement exactes en toutes les observances, faire ce qu’elles ordonnent aux autres, choisir le pire, supporter les petits défauts des nouvelles venues, les encourager de paroles, quelquefois les consoler en leurs petits ennuis, leur disant qu’elles ont elles-mêmes éprouvé ces peines ; car, mes filles, toutes en ont eu, et il est bon d’en avoir pourvu qu’on les découvre sincèrement à ses supérieurs, et à eux seuls. Les anciennes doivent encourager les nouvelles, leur témoigner du respect, approuver leurs petits ouvrages, agréer ce qu’elles disent et ce qu’elles font, et surtout se garder de leur parler et de les regarder comme étrangères, de les railler sur leur langage et la forme de leur habit. Quand elles les rencontrent, elles leur doivent toujours dire quelque mot, comme, par exemple : "Eh bien ! ma sœur, êtes-vous bien fervente ? Aimez-vous bien l’oraison et toutes les pratiques de nos petits règlements ? Ayez bon courage. Où en êtes-vous ? Commencez-vous à vous accoutumer à notre vie ?"

Il fut représenté à M. Vincent que plusieurs sœurs se scandalisaient de la sortie des filles qui quittaient la Compagnie, surtout de celles qui y étaient restées huit ou dix ans ; elles murmuraient et se décourageaient. D’autres ont peine de ce que le monde leur demande souvent ce qu’elles gagnent, leur dit qu’elles perdent le temps, ou les traite de fainéantes, et prétend qu’elles restent là pour gagner leur vie bien à leur aise.

 

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Monsieur Vincent répondit :

Mes filles, pour ce qui est de celles qui sont sorties, personne ne s’en devrait étonner. Vous savez bien la patience que l’on a eue à leur égard : tantôt on les a changées de lieu, tantôt on a changé leurs sœurs, dans la pensée qu’elles s’accommoderaient mieux avec celles-ci qu’avec celles-là ; on les a même envoyées aux champs, pour essayer, par toutes sortes de moyens, d’obtenir leur persévérance dans la vocation. Si, après cela, elles n’ont su se surmonter voudriez-vous qu’on les retînt, au risque de faire tort à toute la communauté ? O mes chères sœurs, cela ne serait point raisonnable. Soyez assurées que l’on ne fait rien sans l’avoir bien considéré. Depuis peu, j’ai eu des plaintes d’un homme de condition en la maison duquel sert une de ces filles ; il m’a dit : "Monsieur, si ma femme n’ôte bientôt cette fille de notre maison, je pense que je serai contraint de la quitter, tant c’est une personne dangereuse."

Rendant compte un jour à Monseigneur de Paris d’une visite que j’avais faite à un monastère par son ordre, je lui dis que je n’avais rien trouvé de mal en cette maison, sinon que la plupart des filles se plaignaient de ce que la Mère recevait toutes celles qui se présentaient, et qu’il n’en sortait pas une. "Oh ! me répondit-il, la mauvaise conduite ! Quelle avarice est-ce là !" Tant il est important que les religieuses se purgent des personnes qui peuvent nuire aux autres.

C’est pourquoi, mes bonnes sœurs, vous ne devez pas vous étonner quand quelques-unes se retireront ; car, voyez-vous, vous vous mettez en danger de murmurer contre vos supérieurs ; ce qui serait une grande faute, une faute pire que celle que fait un meurtrier. Voyez-vous, s’il y avait dans votre maison le corps d’un homme tué, le meurtrier aurait moins fait de mal que

 

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le murmurateur ; car il n’a tué qu’un corps, et celle qui murmure se met en danger de tuer plusieurs âmes. O mes chères sœurs, prenez-y bien garde ; car, quand vous murmurez entre vous, ou vous parlez mal de la pauvre fille qui est sortie, ou vous critiquez la conduite de vos supérieurs, fautes que Dieu saura bien punir.

Un jour Noé, qui avait l’esprit affaibli, pour avoir pris un peu trop de vin, était couché tout découvert. Quelques-uns de ses enfants s’en moquèrent ; mais l’un d’eux, sachant le respect qu’il devait à son père, se tourna pour ne le point voir, et le couvrit de son manteau. Savez-vous ce qui en arriva ? Ceux qui avaient murmuré furent maudits de Dieu, eux et toute leur lignée, et le fils respectueux fut béni avec toute sa postérité.

Quand le monde vous demande ce que vous gagnez et prétend que vous perdez votre temps, oh ! mes chères sœurs, il faut fortifier votre esprit contre toutes ces rencontres et répondre que vous vous estimez assez heureuses que Dieu se veuille servir de vous en cette condition. N’ayez crainte, s’ils vous voient ainsi résolues, ils ne vous en diront pas davantage.

Et à ceux qui vous appellent servantes et vous reprochent de gagner votre vie bien à votre aise, répondez-leur : "Nous voudrions bien servir Dieu et les pauvres à nos propres dépens ; et si j’en avais le moyen, ce serait de très bon cœur ; pour témoigner l’amour et l’honneur que nous devons aux pauvres, je me rendrais très volontiers pauvre pour les servir." Dites ces paroles, mes chères sœurs mais à condition de sentir votre cœur dans cette disposition.

Le monde vous oppose encore que, de votre vivant votre Compagnie marchera, mais qu’après vous il faudra tout quitter. Je vous dirai à cela, mes chères sœurs, qu’il n’en arrive jamais ainsi des œuvres de Dieu. Vous

 

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auriez un pauvre appui si vous n’aviez que celui d’une chétive créature. Votre fermeté est la sainte Providence ; c’est elle qui a mis votre Compagnie sur pied ; car qui vous a choisies, je vous le demande, qui vous a faites ce que vous êtes, sinon Dieu ? Je ne saurais assez vous le redire. Nous, nous n’en eûmes jamais le dessein.

Sur quel fondement pensez-vous que Notre-Seigneur ait établi son Église ? Ils étaient nombreux ceux qui le suivaient, et, sur la fin de ses jours, il n’en demeurait que douze, qui ont été tous suppliciés. Oh ! que les œuvres de Dieu ressemblent peu à celles des hommes ! N’en disait-on pas de même des Pères de l’Oratoire, à la mort du Père de Bérulle, et de saint François ? Mais où vais-je, misérable pécheur ! Il n’y a pas de comparaison. Non, mes sœurs, ne craignez point, Dieu ne vous manquera jamais, si vous lui êtes fidèles. Travaillez donc à vous perfectionner en servant les pauvres.

Nous nous assemblerons de nouveau dans un mois et nous parlerons de ce qu’il convient de faire en ce commencement d’année. Je supplie la bonté divine de vous bénir en vous donnant la douce cordialité des vraies Filles de la Charité, le support mutuel de vos infirmités, la grâce de vous réconcilier les unes avec les autres, s’il arrive quelques petites difficultés entre vous. Enfin, mes filles, je supplie la bonté divine de vous bénir en vous remplissant d’une entière confiance en sa sainte Providence, pour accomplir éternellement la très sainte volonté de Dieu qui vous bénisse à jamais par le don de toutes les qualités des vraies Filles de la Charité, selon son dessein.

Au nom du Père, etc…

 

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9. — CONFÉRENCE DU 9 MARS (1642)

SUR LE SERVICE DES MALADES

Le neuvième jour de mars, M. Vincent ne put, pour quelque affaire pressée se trouver au commencement de la conférence que sa charité avait résolu de nous faire sur la manière dont nous devons servir les pauvres malades, à savoir comment les aider à faire usage de leurs maladies selon le dessein que Dieu a sur eux, les préparer à la mort, si leur maladie est mortelle, et, si elle ne l’est pas, provoquer en eux de fortes résolutions d’employer le reste de leurs jours au service de Dieu mieux qu’ils n’ont jamais fait, et de penser plus sérieusement à leur salut.

Monsieur Portail commença la conférence et interrogea plusieurs sœurs, dont les pensées seront rapportées, Dieu aidant, au récit de la dernière conférence sur cette matière. Je rappellerai seulement ici qu’une sœur ayant dit qu’elle croyait nécessaire de disposer les malades à faire une confession générale, Monsieur Portail ajouta qu’en effet c’était très important et que Dieu donnait bénédiction à cette pratique, puisqu’il s’en était servi pour porter Madame la générale à fonder les prêtres de la Mission. Ce qui arriva comme il suit.

Dans une de ses visites à un homme âgé de quatre-vingts ans ladite dame lui conseilla de faire une confession

Entretien 9. Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

1. Seuls le jour et le mois de la conférence sont signalés par le manuscrit. L’année se déduit de ce que l’écriture est de Louise de Marillac, la conférence s’est donnée un dimanche et le dimanche suivant était un des quatre dimanches du carême qui précèdent celui de la Passion (voir la conférence suivante). La première remarque limite le choix aux années 1634-1646, la seconde à 1636 ou 1642, la troisième élimine l’année 1636. Le format du papier confirme cette conclusion.

 

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générale. Après cette confession, entendue par M. Vincent, le vieillard, recevant de nouveau la visite de Madame la générale, lui dit par plusieurs fois : "Madame, j’étais damné sans cette confession, oui, Madame j’étais damné, j’avais des péchés que je n’avais osé confesser, et jamais je ne m’en fusse confessé sans cette confession." Dès lors ladite dame prit la résolution de fonder la Mission.

M. Vincent arriva sur les cinq heures, et sa charité, après avoir entendu les pensées de quelques-unes de nos sœurs, continua :

Mes sœurs, il se fait trop tard ; je ne vous saurais dire la consolation que j’ai de ce peu que j’ai entendu, et je crois que je l’aurais autrement grande si j’avais entendu toutes celles qui ont parlé et celles qui n’ont pas été encore interrogées ; mais il faut remettre à dimanche prochain, Dieu aidant ; car, mes filles, ce sujet est de grande importance, car c’est pour ce sujet que Dieu vous a appelées Vous ferez encore oraison sur les mêmes points, et vous y ajouterez un autre point, que j’ai omis de dire, ou auquel on n’a pas fait attention, à savoir, des motifs ou raisons que nous avons de bien servir les pauvres, non seulement corporellement, mais spirituellement. Ce ne serait pas, en effet, faire assez pour Dieu et pour le prochain, que de donner la nourriture et les remèdes aux pauvres malades si on ne les aidait, selon le dessein de Dieu, par le service spirituel que nous leur devons. Quand vous servirez les pauvres de la sorte, vous serez vraies Filles de la Charité, c’est-à-dire filles de Dieu, et vous imiterez Jésus-Christ. Car, mes sœurs, comment servait-il les pauvres ? Il les servait corporellement et spirituellement, il allait de côté et d’autre, guérissait les malades, leur donnait selon l’argent qu’il avait, et les instruisait de leur salut. Quel bonheur, mes filles, que Dieu

 

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vous ait choisies pour continuer l’exercice de son Fils sur terre ! Vous ferez, dimanche matin, oraison sur ce sujet, et vous considérerez devant Dieu les motifs ou raisons pour lesquels nous devons servir les pauvres spirituellement et corporellement. Un des principaux motifs est d’honorer la sainte vie humaine de Notre-Seigneur, en imitant ses actions en ce sujet. O quel bonheur, mes sœurs, de faire ce qu’un Dieu a fait sur terre !

Il voulait donner un autre motif, ce très cher Père ; il s’en retint et ajouta :

Oh ! non, mes filles, il faut vous laisser libres pour le surplus et se contenter de faire comme les mères, qui, contraintes de sevrer leurs enfants avant qu’ils puissent bonnement manger, leur mâchent un peu le pain au commencement, pas beaucoup ; car elles en tireraient la substance. Ainsi faut-il que je fasse et que devant Dieu vous voyiez et appreniez de lui les autres raisons.

Or sus, mes filles, je supplie Dieu, source de charité, de vous faire la grâce d’apprendre le moyen de servir les pauvres malades corporellement et spirituellement en son esprit et à l’imitation parfaite de l’esprit de son Fils, et de vous bénir. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

10. — CONFÉRENCE DU 16 MARS (1642)

SUR LE SERVICE DES MALADES

Suite de la conférence sur les motifs que nous avons de servir les pauvres malades corporellement et spirituellement et de leur enseigner à faire usage de leurs maladies, à disposer à la mort et à prendre de fortes

Entretien 10. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

1. Le sujet de cette conférence correspond à celui qui fut traité le 16 mars 1642, second dimanche du carême.

 

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résolutions de mieux vivre quand ils seront guéris. Cette conférence fut le (second) dimanche de carême, et M. Vincent nous fit l’honneur d’être présent dès le commencement. Sa charité après avoir posé le sujet, commanda aux sœurs de rapporter leurs pensées.

Premièrement des motifs.

Le premier motif, dit une sœur, est que les pauvres ont l’honneur de représenter les membres de Jésus-Christ, qui tient les services qu’on leur fait comme faits à lui-même. Le deuxième, que les âmes des pauvres ont en elles l’image de Dieu, et partant que nous devons en eux honorer la Sainte Trinité. Le troisième est la recommandation que le Fils de Dieu nous en a faite de paroles et d’exemples. Pour démontrer aux disciples de saint Jean qu’il était le Messie, il leur dit que les pauvres étaient évangélisés et les malades guéris. Le quatrième est que aider une âme à se sauver, c’est coopérer à l’accomplissement parfait du dessein de Dieu en la mort de Jésus-Christ.

Motifs d’une autre sœur.

Un puissant motif est que, par le service des pauvres, nous honorons ce que le Fils de Dieu a fait sur terre et sa sainte humanité. (Plusieurs des sœurs ont pensé à ce motif.) Un autre est l’obligation que nous avons d’aider notre prochain comme nous voudrions être aidés si nous en avions besoin. Puisque Dieu n’a pas permis que nous eussions du bien pour faire de grandes aumônes, au moins devons-nous employer au service des pauvres la force et le peu de capacité qu’il nous donne.

Une autre sœur a remarqué que les pauvres sont délaissés de tout le monde, ont beaucoup de nécessités et besoin de consolation dans leurs afflictions, ne savent pas toujours ce que c’est que Dieu et parfois n’ont point encore pensé à leur salut. Et cette sœur, comme la plupart des autres, s’est fort humiliée, en pensant à la grâce

 

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que Dieu lui avait faite de l’appeler à une si sainte vocation et a pris la résolution de l’estimer davantage et de s’y rendre plus fidèle à Dieu.

Motifs d’une autre sœur.

Heureuse d’appartenir à une Compagnie qui porte le nom de Filles de la Charité, elle y doit honorer les pauvres, regarder les petits enfants trouvés comme tels, et les servir, tant qu’elle y sera employée, comme si c’était le Fils de Dieu même, ainsi qu’il le demande. Comme le principal dessein des Filles de la Charité est d’imiter la vie de Jésus-Christ sur terre, elle veut employer la sienne au service des pauvres, puisque le Fils de Dieu est mort en croix pour eux, comme pour nous. Et ainsi nous serons vraies Filles de la Charité en effet et non seulement de nom. Le dernier motif est de rendre tout le service qu’elle pourra aux pauvres pour l’amour de Dieu et pour le désir qu’elle a de le voir un jour dans sa gloire.

Plusieurs sœurs ont donné comme motif la reconnaissance de la grande grâce que Dieu leur a faite de les appeler en une vocation qui ressemble à celle du Fils de Dieu sur terre ; elles se sont humiliées des négligences qu’elles y ont apportées jusques à maintenant, et ont formé de nouvelles résolutions de plus grande fidélité à Dieu.

La pensée que les pauvres sont membres de Notre-Seigneur a été pour toutes un puissant motif de les servir avec plus de soin et de charité que jamais elles n’ont fait.

Une autre sœur. — Puisqu’elle n’a rien et que néanmoins l’aumône est très agréable à Dieu, elle veut se donner tout entière aux pauvres pour honorer la vie du Fils de Dieu, qui est mort pour eux.

Une autre sœur. — Puisqu’elle est appelée de Dieu en la Compagnie des Filles de la Charité, elle doit servir les pauvres spirituellement, c’est-à-dire les aider à connaître

 

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Dieu et à prendre les moyens de se sauver ; et corporellement, c’est-à-dire leur administrer les vivres et remèdes avec beaucoup de soin et de cordialité.

Une autre sœur. — Puisque Dieu se veut servir de nous en la personne des pauvres, je les regarderai en Jésus-Christ et les servirai pour l’amour de lui.

Une autre sœur. — Regarder Dieu en la personne des pauvres et se représenter, avec volonté de l’imiter, la douceur, humilité et charité que Jésus-Christ pratiquait en les servant sur terre sans faire acception de personnes, tous également selon leur besoin.

Une autre sœur. — Dieu a très agréable le service que l’on rend aux pauvres pour son amour. Elle se reconnaît indigne de sa vocation et croit que toute autre ferait mieux qu’elle. Elle se soumet néanmoins à l’ordre de la divine Providence, qui l’a appelée en la Compagnie, et s’engage à visiter les pauvres dans la pensée d’honorer la sainte vie de Jésus-Christ.

Moyens d’exciter les pauvres malades à faire bon usage de la maladie que Dieu leur envoie, rapportés par les sœurs de la Charité en la conférence susdite.

Après avoir salué les malades d’une façon modestement gaie, vous être informées de l’état de leur maladie, avoir compati à leur peine et leur avoir dit que Dieu vous envoie vers eux pour les servir et soulager en tout ce que vous pourrez, il faut s’enquérir de l’état de leurs âmes, leur faire expliquer qu’ils doivent recevoir leurs maladies de la main de Dieu pour leur plus grand bien et que, dans son amour éternel, il permet cette maladie pour nous ramener à lui, car souvent dans la santé nous ne pensons qu’à travailler pour la vie du corps et n’avons aucun soin de notre salut. Après cela, suggérez-leur un acte de foi sur tous les articles de notre croyance en général et un acte de conformité à la volonté de Dieu, particulièrement en ce qui concerne l’acceptation de la maladie.

 

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Apprenez-leur que quelquefois Dieu nous afflige pour nos péchés, d’autres fois pour nous donner l’occasion de lui montrer notre amour. Parlez-leur avec cordialité, par exemple : "Mon cher frère", ou "Ma chère sœur, dans vos grandes douleurs pensez à celles du Fils de Dieu, priez-le d’unir les vôtres aux siennes et de les offrir à son Père pour vos péchés." Quelquefois dites-leur : "Mon cher malade, pensez que, puisque Jésus-Christ a tant souffert pour vous, vous devez bien souffrir pour son amour et qu’il n’est pas raisonnable que le serviteur aille par un autre chemin que son maître. Songez aussi que Dieu a permis que votre corps soit malade pour la guérison de votre âme, dont il faut faire grand état, puisqu’elle est créée pour le paradis, où vous serez éternellement avec Dieu. Pour vous aider à avoir patience demandez-la souvent à Dieu et ayez souvent en votre bouche le saint nom de Jésus."

"Je sais bien, mon bon ami, que votre pauvreté augmentera bien vos peines à cause des incommodités qu’en recevront votre femme et vos enfants ; mais, pour adoucir ces pensées-là, songez à la pauvreté du Fils de Dieu et de sa sainte Mère, qui n’avait pas de quoi se loger quand il vint au monde ; lui-même a dit qu’il n’avait pas où reposer son sacré chef. O mon frère, que cela est de grande consolation !" — Mon frère, une chose qui vous doit consoler en votre mal, c’est que, encore qu’il soit bien grand, ce n’est rien en comparaison de celui que Notre-Seigneur a souffert pour vous en croix. Si vous le souffrez patiemment et pour l’amour de Dieu, il vous augmentera la gloire que vous aurez dans le ciel. Ce mal passera et la consolation d’avoir souffert pour l’amour de Dieu, de vous être conformé à sa volonté vous demeurera, et il vous aimera davantage." —" Voyez-vous, mon frère, cette maladie, que Dieu vous a envoyée vous aidera peut-être à éviter les peines de l’enfer, qui dureront

 

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une éternité. Soyez assuré qu’elle diminuera beaucoup celles que vous auriez à souffrir au purgatoire pour vos péchés, mais à une condition : c’est que vous en fassiez bon usage et l’enduriez pour l’amour de Dieu. Au contraire, vous perdrez beaucoup si vous vous impatientez en votre mal ; je ne dis pas : si vous vous plaignez, car la plainte n’est pas une impatience."

Une sœur remarqua qu’il était bon, en entrant dans la chambre des malades, de voir en eux Notre-Seigneur en croix, et de leur dire que leur lit devait leur représenter la croix de Notre-Seigneur, sur laquelle ils souffrent avec lui.

Réflexions d’une autre sœur. — Si le malade témoigne quelque petit mécontentement, lui représenter que, quand nous sommes malades, c’est par la permission de Dieu, et que, dans cet état, nous devons nous demander ce que nous voudrions, au moment de la mort, avoir fait en notre vie, et essayer de réparer tous nos péchés en cette maladie par la conformité à la volonté de Dieu, la patience à endurer la pauvreté et les douleurs que nous ressentons et l’union de nos souffrances à celles de Jésus en croix.

Une autre sœur. — Porter le malade à faire bon usage de la maladie, en lui montrant que son mal est permis par Dieu, son créateur, qu’il doit adorer, aimer et auquel il doit se soumettre. Cette sœur a témoigné grande reconnaissance de ce que, par sa grâce, Dieu l’a choisie pour le faire connaître et aimer et pour imiter en cela la conduite de son Fils sur terre.

La plupart des sœurs ont remarqué qu’elles doivent, sitôt qu’elles commencent à servir les pauvres malades, les aider à profiter de leur état, et, pour cela, leur représenter que, si nous sommes en péché mortel, tout ce que nous faisons et endurons ne saurait être agréable à Dieu, nous perdons beaucoup de mérites, toutes nos souffrances

 

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et nos peines deviennent inutiles. S’informer ensuite du temps de leurs dernières confession et communion, et montrer que la grâce de Dieu est la vie de l’âme, comme la nourriture est la vie du corps, et que, si nous étions longtemps sans manger, notre corps cesserait de vivre.

 

11. — CONFÉRENCE DE JUIN 1642

SUR L’OBÉISSANCE

Mes très chères sœurs, notre entretien d’aujourd’hui sera d’un sujet des plus importants qu’il y ait pour votre perfection, la très sainte obéissance, vertu tant agréable à Dieu, que le Saint-Esprit a dit, par les Pères de l’Église, que l’obéissance valait mieux que le sacrifice, et qu’il a voulu que son Fils la pratiquât trente ans durant sur terre, jusques à la mort. Oui, Jésus-Christ a préféré la sainte obéissance à sa vie même. N’a-t-il pas dit à saint Pierre, qui voulait empêcher les Juifs de le prendre : "Ne voulez-vous pas que je fasse la volonté de Dieu mon Père, qui est d’obéir aux soldats, à Pilate et aux bourreaux ? Et si ce n’était pour l’accomplissement de cette très sainte volonté, des légions d’anges ne me viendraient-ils pas bien délivrer ?" (1). O sainte vertu ! Mes filles, vous ne serez agréables à Dieu qu’en tant que vous serez obéissantes.

Mais savez-vous comment il faut pratiquer cette vertu ? En beaucoup de rencontres, car nous devons obéissance au Saint-Père, aux évêques, aux curés, à nos confesseurs, directeurs et supérieurs, au roi, aux magistrats. Et tous ceux qui tiennent lieu de supérieurs sont aussi obligés à

Entretien 11. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

1). Saint Matthieu XXVI, 52-54)

 

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l’obéissance. Moi, chétif que je suis, j’y suis obligé de telle sorte que, si ceux qui me peuvent commander m’envoyaient aux extrémités de la terre, je serais obligé d’y aller ; au reste, par la miséricorde de Dieu, j’aimerais mieux mourir qu’y manquer.

Nous sommes encore obligés d’obéir à nos règles et à la divine Providence ; et vous, aux dames officières de la Charité.

O mes filles, si vous saviez combien l’obéissance est nécessaire aux Filles de la Charité ! Oui, je vous le dis, elle leur est plus nécessaire qu’à toute autre communauté. Qu’est-ce qui vous peut tenir au service de Dieu et en votre sainte vocation sinon l’obéissance ? Savez-vous ce qu’est pour vous l’obéissance ? Elle vous sert comme un bateau à ceux qui sont sur la mer. Le bateau enserre ceux qui sont dedans et les conduit au port. Si le bateau se rompt et se fracasse en pleine mer, tous ceux qui sont dedans périssent. Il en est ainsi de vous autres, mes chères sœurs : tant que vous serez dans une exacte obéissance à vos supérieurs, à votre règle et à la divine Providence, vous irez directement à Dieu ; mais, si vous vous en tirez vous ferez naufrage assurément. Vous n’avez pas des occasions d’obéir au Saint-Père, aux évêques, ni aux magistrats, mais bien à vos supérieurs. Mais voyons comme il convient d’obéir et ce que c’est que la vraie obéissance.

Il faut obéir volontairement, ponctuellement, gaiement, promptement, avec jugement et principalement pour le bon plaisir de Dieu.

Vous devez une entière obéissance à votre directeur. Et puisque Dieu m’a donné en quelque manière votre direction à moi, indigne que je suis, vous êtes obligées à ce que je vous ordonne. A celles d’entre vous que je connais (il y en a quantité) j’ai recommandé de se contenter, dans les confessions ordinaires, de l’accusation de

 

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trois péchés ; car, par la miséricorde de Dieu, j’ose le dire, aucune de celles que j’ai confessées ne fait de péché mortel ; et en ce cas, l’accusation des trois péchés véniels qui vous feront le plus de honte suffit. Votre mémoire aura plus de facilité à les retenir, et il vous sera plus aisé de faire sur chacun les actes de contrition ou d’attrition et de prendre la résolution de vous en corriger. Si vous vous accusiez d’un grand nombre de péchés, comment pourriez-vous arriver à les détester tous et à vous en faire quittes ? O mes sœurs, vous ne le pourriez pas. Pratiquez donc l’obéissance en ce point, et cet acte vous vaudra la miséricorde de Dieu pour l’amendement des péchés que vous n’accusez pas par obéissance.

Il y a quelque temps, j’eus une consolation très grande en ce sujet. Un des plus grands serviteurs de Dieu que je connaisse me disait de nos sœurs d’Angers : "Monsieur, je ne vois personne qui se confesse mieux que vos bonnes sœurs de l’hôpital. Elles ont incontinent fait ; mais cela paraît partir d’un cœur vraiment pénitent. Elles s’accusent si amèrement et promptement que l’on voit bien qu’elles ne cherchent que la grâce de Dieu." Il leur a été imposé la même pratique qu’à vous, mes sœurs. Soyez obéissantes en ce point, je vous prie.

Vous êtes obligées d’obéir à vos confesseurs en ce qui concerne la confession, comme l’accomplissement des pénitences, les moyens pour vous garder d’offenser Dieu, mais non pas en choses qui seraient mal. Aussi n’ont-ils garde de vous rien commander de la sorte, ni de vous rien conseiller contre vos règles, car, en ce cas, vous ne seriez pas obligées de leur obéir.

Vous êtes encore obligées d’obéir à vos sœurs supérieures. A ce mot, mes filles, il me souvient de vous dire qu’un de ces jours, étant en un monastère de filles, celui des Annonciades, ce me semble, je vis que leur supérieure était appelée ancelle. Cela me fit songer à vous.

 

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Ce mot d’ancelle, mes chères sœurs, vient du mot ancilla qui veut dire servante ; et c’est la qualité que la sainte Vierge prit quand elle donna son consentement à l’ange pour l’accomplissement de la volonté de Dieu au mystère de l’Incarnation de son Fils ; ce qui m’a fait penser, mes chères sœurs, que dorénavant, au lieu d’appeler les sœurs supérieures de ce nom de supérieure, nous n’userons plus que de ce mot de sœur servante. Que vous en semble ? dit ce très cher Père à quelques-unes des sœurs. Et sa proposition fut agréée.

Il dit encore :

C’est ainsi que le Saint-Père s’est qualifié, et toutes ses expéditions portent ces mots : "Urbain, serviteur des serviteurs de Jésus-Christ." Et même les supérieures de la Compagnie de l’Hôtel-Dieu ont, au commencement de leur établissement, pris ce nom. Ce fut le désir de la bonne présidente Goussault.

Doncques, mes très chères sœurs, vous devez obéissance à celle d’entre vous qui aura cette charge, en tout ce qui concerne le service des pauvres et la pratique de vos règles.

Vous devez encore obéissance à la conduite de la divine Providence, agréant et recevant de la main de Dieu tout ce qui vous est commandé.

Mais, mes filles, voyons quelles raisons nous avons d’obéir.

La première est que l’obéissance est si agréable à Dieu, qu’il nous a fait dire par les saints Pères de l’Église qu’elle valait mieux que le sacrifice. Or, mes chères sœurs, vous n’ignorez pas la grandeur du sacrifice, puisque de tout temps Dieu se le fait offrir pour apaiser sa divine justice, justement irritée contre l’homme à cause de ses péchés ; et puisqu’il dit, par la voix de l’Église, que l’obéissance vaut encore mieux, voyez quelle estime vous en devez faire.

 

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Une autre raison, c’est que le Fils de Dieu a voulu s’y assujettir et l’a parfaitement bien pratiquée trente années durant, et la sainte Vierge, toute sa vie, avec saint Joseph. Et il est dit du Fils de Dieu qu’il a été obéissant jusques à la mort de la croix. O mes filles, quel plus puissant motif voudriez-vous pour aimer et pratiquer la sainte obéissance !

Un motif encore d’aimer l’obéissance, c’est que d’ordinaire nous nous illusionnons nous-mêmes, et nous laissons aveugler par nos passions, en sorte que nous avons besoin de conduite pour faire le bien. Croyez-moi, mes chères sœurs, l’obéissance doit être votre principale vertu.

Mais, mes filles, comment faut-il obéir ? Promptement, gaiement avec jugement et, c’est le principal, pour plaire à Dieu. En obéissant pensez : "J’agrée à Dieu", ou, cela revient au même : "Je fais plaisir à Dieu." O mes filles, penser que l’on fait plaisir à Dieu, n’est-ce pas un moyen pour nous faciliter les répugnances que nous aurions à obéir ?

Il faut que l’obéissance soit prompte, car, mes filles, aller pesamment, retarder, cela diminue beaucoup le mérite de cette vertu malédifie vos égales et contriste les supérieurs ; d’où il peut arriver que celle qui vous a commandé aimerait mieux faire ce qu’elle vous dit, et quelquefois le fait. Soyez donc, mes chères sœurs, bien promptes à obéir. L’exemple de la sainte Vierge venant à Bethléem et fuyant en Égypte vous doit servir d’exemple.

Il faut encore que votre obéissance soit rendue volontairement et non par force, ni par crainte de déplaire, ou d’être reprises. Et si vous sentez un peu de répugnance, comme cela se peut, oui, mes filles, cela se peut, il faut surmonter ces répugnances courageusement ; autrement, votre obéissance serait sans mérite.

 

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Il faut aussi que l’obéissance soit accompagnée de soumission de jugement. Qu’est-ce à dire, mes sœurs, avec "soumission de jugement" ? C’est faire ce qui vous est ordonné, avec la créance que ce sera mieux, quoiqu’il vous semble que ce que l’on vous commande ne soit pas si bien que ce que vous pensez et ce sera mieux parce que la sainte obéissance est agréable à Dieu. Souvent, mes filles notre jugement est aveugle, et la connaissance du mieux nous est cachée, comme le sont quelquefois les rayons du soleil par quelque nuage qui s’y oppose ; ce n’est pas que le rayon ne soit pas, il ne paraît pas pour un temps. Ainsi arrive-t-il que la connaissance du mieux nous est cachée par la préoccupation de quelque passion ; ce qui nous fait bien connaître que la plus grande sûreté est de suivre l’obéissance.

La principale fin de votre obéissance, mes chères sœurs, doit être de plaire à Dieu. Oh ! quel bonheur pour une pauvre chétive créature de pouvoir plaire à Dieu ! N’est-ce pas un grand bonheur ? Quoi que vous fassiez par obéissance, cela lui est très agréable, puisque c’est se plier à sa volonté ; ce qui est l’exercice des bienheureux. Au contraire, si vous écoutez votre propre volonté, même dans les choses les meilleures du monde, vous vous mettez en danger de suivre la volonté du diable, qui, se changeant en ange de lumière nous excite au bien pour nous porter à quelque mal Aimez donc mes chères sœurs, à plaire à Dieu par votre obéissance.

Vos pratiques d’obéissance sont pour l’ordinaire à l’égard de la sœur qui est avec vous dans les paroisses. Ne regardez pas, mes chères sœurs, si cette sœur vous agrée. Quelquefois la tentation et votre propre volonté vous suggéreront que, si c’était une autre sœur, bien volontiers vous lui obéiriez ; mais, direz-vous, "celle-là

 

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est si maussade, elle me parle si grossièrement, que je n’ai nulle facilité à lui obéir". O mes chères sœurs, prenez bien garde que cette pensée ne s’arrête en votre esprit ; représentez-vous que Jésus-Christ lui-même ou la sainte Vierge, veulent que vous vous souveniez de ce que je vous ai dit, qu’en obéissant à votre sœur vous faites plaisir à Dieu, et assurément cette soumission et obéissance, qui vous était si difficile, vous sera rendue facile.

Il vous viendra encore en pensée : "Elle est de si mauvaise humeur que ce qu’elle dit de faire un jour, elle n’en veut plus un autre jour" O mes filles, ne vous en étonnez pas. Si Job se plaignait à Dieu de ce que souvent il se sentait contraire à lui-même, de telle sorte que, ce qu’il voulait le matin lui était à dégoût le soir, pourquoi vous autres, de si différentes humeurs, n’auriez-vous pas les mêmes peines ? Mais savez-vous ce qui accommode tout ? Un peu de support. Prenez garde, mes chères sœurs, que vos répugnances, quand une sœur vous commande quelque chose, ne vous portent à répondre : "Faites-le vous-même." O mes chères sœurs, quel mot ! Faites-le vous-même ! Mot d’enfer, de désordre et de désunion ! C’est un mot de malheur ! Faites-le vous-même ! Ce mot ne doit jamais sortir de la bouche d’une Fille de la Charité.

M. Vincent insista tant sur ce mot, qu’il nous fit bien connaître que sa signification était très dangereuse.

L’obéissance que vous devez a vos règles vous est aussi de très grande importance. Vous leur devez obéissance dès le jour de votre entrée en la Compagnie, car vous n’y avez pas été admises sans avoir dit que vous le vouliez. L’on vous donne d’ordinaire assez de temps pour y penser ; l’on ne vous en cèle rien. C’est pourquoi, mes chères sœurs, vous devez être extrêmement ponctuelles,

 

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faire cas de tous les avertissements et aller à point nommé aux lieux où la cloche vous appelle pour les exercices, car manquer à un exercice, c’est manquer à tout, comme contrevenir à un commandement, c’est faillir contre tous. Et prenez garde ; si aujourd’hui vous négligez la pratique d’un point de vos règles, demain vous manquerez à deux, puis à trois, et enfin Dieu retirera sa grâce ; et c’est de là souvent que viennent les tiédeurs, les dégoûts de la vocation ; enfin Dieu dédaigne de nous regarder, et nous le méritons bien. Ce bon Dieu ne veut pas que nous donnions satisfaction à d’autres, au préjudice de l’amour que nous lui devons, comme les époux terrestres, qui ne veulent pas que leurs femmes fassent les doux yeux à d’autres qu’à eux. Et il nous enseigne cette vérité, disant qu’il est un Dieu jaloux. Oui, mes filles, c’est un Dieu jaloux et l’époux de nos âmes. Il n’est pas bon de l’irriter.

Une sœur demanda s’il valait mieux obéir aux dames officières, quand elles veulent ce que la sœur ne veut pas.

En ce cas, mes filles, ne vous mettez point en danger de fâcher ces bonnes dames les officières, car sans difficulté vous devez faire ce que vous ordonne la sœur de la maison. Pourvoyez vos pauvres malades de tout ce qui leur est nécessaire et allez où l’obéissance vous appelle, sans leur en parler. Et pour venir aux assemblées, ô mes sœurs, n’y manquez jamais, non pas même pour aller au sermon, car, quoiqu’il soit très bon d’entendre des sermons, néanmoins vous devez préférer ces assemblées, qui ne se font que pour vous enseigner ce que vous êtes obligées de faire ; et tout ce qui s’y dit est pour vous toutes et pour chacune en particulier, ce qui n’est pas des sermons. Je ne dis pas que vous ne les deviez entendre quand vous le pouvez, mais seulement

 

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que, les jours des assemblées, vous devez préférer vous trouver ici.

Savez-vous comme il vous faut pratiquer l’obéissance à la très sainte Providence ? O mes chères sœurs, soyez-y bien exactes quand vous avez occasion de changer de demeure, pensant que c’est cette divine Providence qui l’ordonne, et ne dites jamais : "C’est telle sœur, c’est telle rencontre qui me fait sortir de ce lieu-là" Croyez au contraire, que c’est le soin de la divine Providence pour vous.

Je ne sais si c’est en cet entretien-ci et en ce sujet que Monsieur Vincent nous dit :

O mes filles, vous devez avoir si grande dévotion, si grande confiance et si grand amour envers cette divine Providence que, si elle-même ne vous avait point donné ce beau nom de Filles de la Charité, qu’il ne faut jamais changer, vous devriez porter celui de Filles de la Providence, car c’est elle qui vous a fait éclore.

Vous devez encore pratiquer l’obéissance à la divine Providence ès incommodités que vous rencontrez et changements que je vous ai dits, persuadées que c’est elle qui permet ces incommodités pour votre plus grand bien. Et ainsi vous les aimerez et ne serez point troublées pour aucune peine qui vous puisse arriver.

Que chacune examine en quoi elle a manqué pour la pratique de l’obéissance, et vous trouverez en vous bien des fautes. O mes filles, ce sont pratiques bien importantes, et vous devez vous y appliquer plus sérieusement que vous n’avez fait dans le passé. Avant cet entretien, j’ai parlé à trois sœurs, qui m’ont témoigné avoir bien failli en ce sujet et vouloir s’en humilier devant la Compagnie.

Et M. Vincent les appela l’une après l’autre ; elles demandèrent pardon à Dieu et à la Compagnie des fautes

 

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qu’elles avaient faites dont le monde avait eu connaissance et s’était malédifié, et promirent, avec la grâce de Dieu, de se corriger.

Monsieur Vincent continua en ces termes :

Mes sœurs, il s’est remarqué d’autres fautes de très grande importance en la Compagnie, et vous ne travaillez pas assez à vous en corriger. Vous avez pour la plupart avoué que vos péchés étaient cause de la chute de votre plancher, et moi avec vous, le plus misérable pécheur de tous, et vous avez en particulier reconnu toutes que la plus grande faute qui était parmi vous était la désunion. Un corps ne peut être bien parfait si l’union n’y est entière. Ne faut-il pas, mes sœurs, qu’en un corps humain la tête fît sa fonction, les bras et jambes la leur ? Si les bras voulaient marcher et les autres membre s’appliquer à un autre office qu’au leur, ce serait un corps mal fait sans ordre ni accord. Il en est de même, mes filles, quand deux sœurs ne sont pas bien unies ensemble. Ne voyez-vous pas que si la tête est malade, les autres membres la supportent ? Ainsi faut-il qu’il en soit de vous autres : vous supporter les unes les autres en vos défauts, pensant que, si aujourd’hui vous avez supporté quel qu’une de vos sœurs, soit en ses infirmités corporelles, soit en quelque humeur fâcheuse, demain cette sœur, ou une autre, vous supporter pareillement.

Une autre grande faute, c’est que, quand vous avez quelque difficulté, au lieu de la déclarer à nous ou à la sœur de la maison vous allez vous plaindre à celle de vos sœurs qui peut-être sera aussi mécontente que vous, ou incapable de vous soulager.

Il y avait encore d’autres fautes, dont je ne me souviens pas.

Or sus, continua Monsieur Vincent, mes chères sœurs,

 

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n’avouez-vous pas que la plupart d’entre vous sont tombées en ces fautes ?

Nous nous mîmes à genoux, et quelques-unes avouèrent leurs torts, et nous promîmes d’être plus exactes à l’avenir. Alors Monsieur Vincent demanda cette grâce à Dieu pour la Compagnie et ajouta :

Mes filles, M. Portail m’a fait penser à une chose qui vous sera je crois, utile et agréable ; c’est de faire une conférence sur vos sœurs trépassées depuis que votre Compagnie a pris commencement. Ce sera le premier sujet de notre assemblée, Dieu aidant, dans quinze jours. Je vous prie de vous y disposer par deux oraisons que vous ferez à cette intention l’une dès demain, puisque vous en aurez la mémoire toute fraîche et l’autre chez vous, le matin, dès que vous serez prévenues du jour de l’assemblée.

Le sujet sera celui-ci. Premier point, du profit que pourra tirer la Compagnie de s’entretenir des vertus desdites sœurs tant en leur vie qu’en leur mort ; second point, se rappeler et dire les vertus qui ont paru et excellé en elles ; troisième point, travailler à pratiquer ces mêmes vertus, à leur imitation, pour l’amour de Dieu.

Dieu soit béni, mes chères sœurs ! Je supplie sa bonté de vous faire à toutes la grâce d’aimer la sainte obéissance, de la pratiquer à l’imitation de son Fils, à l’égard de vos supérieurs, de vos règles et de la sainte Providence, et de vous donner à cet effet la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

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12. — CONFÉRENCE DE JUILLET (1642) (1)

SUR LES VERTUS DE MARGUERITE NASEAU

Mémoire de ce qui a été dit en l’entretien que M. Vincent fit faire en sa présence aux Filles de la Charité sur le sujet des huit premières sœurs décédées, dont le premier point se trouve écrit dans l’original.

Deuxième point, qui consiste à considérer les vertus que chacune a remarquées en nos sœurs qui sont allées à Dieu.

Ma sœur Marguerite Naseau est venue la première pour servir les pauvres malades de la paroisse Saint-Sauveur, en laquelle la confrérie de la Charité a été établie en l’année 1630.

Marguerite Naseau, de Suresnes, est la première sœur qui ait eu le bonheur de montrer le chemin aux autres, tant pour enseigner les jeunes filles, que pour assister les pauvres malades, quoiqu’elle n’ait eu quasi d’autre maître ou maîtresse que Dieu. Ce n’était qu’une pauvre vachère sans instruction. Mue par une forte inspiration du ciel, elle eut la pensée d’instruire la jeunesse, acheta un alphabet, et, ne pouvant se rendre à l’école pour apprendre, elle allait prier M. le curé ou le vicaire de lui dire quelles lettres étaient les quatre premières. Une autre fois, elle interrogeait sur les quatre suivantes, et ainsi pour le reste. Après, tout en gardant les vaches, elle étudiait sa leçon. Voyait-elle passer quelqu’un qui avait l’air de savoir lire, elle lui demandait : "Monsieur, comment faut-il prononcer ce mot-là ?" Ainsi peu à peu elle apprit à lire, puis elle instruisit d’autres filles

Entretien 12. — Ms. Déf. 2, p. 101 et suiv.

1). Cet entretien "sur le sujet des huit premières sœurs décédées" est annoncé dans la conférence précédente comme devant avoir lieu quinze jours plus tard.

 

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de son village. Et alors elle résolut de s’en aller de village en village, pour enseigner la jeunesse, avec deux ou trois autres filles, qu’elle avait formées. L’une se rendait en un village, et l’autre en un autre. Chose remarquable, elle entreprit cela sans argent et sans autre provision que la Providence divine. Elle jeûna souvent des journées entières, habita des lieux où il n’y avait que des murs. Elle vaquait quelquefois jour et nuit à l’instruction, non seulement des petites filles, mais encore des grandes, et cela sans motif de vanité ou d’intérêt, sans autre dessein que celui de la gloire de Dieu, lequel pourvoyait à ses grands besoins sans qu’elle y pensât Elle a elle-même raconté à Mlle Le Gras qu’une fois, après avoir été privée de pain pendant plusieurs jours et sans avoir mis personne au courant de sa détresse, il lui arriva, au retour de la messe, de trouver de quoi se nourrir pour bien longtemps. Plus elle travaillait à l’instruction de la jeunesse, plus les villageois se moquaient d’elle et la calomniaient. Son zèle n’en devenait que plus ardent. Elle avait un si grand détachement qu’elle donnait tout ce, qu’elle avait, prenant même sur ses nécessités. Elle a fait étudier quelques jeunes gens, qui n’en avaient pas le moyen, les nourrissait le plus souvent et les encourageait au service de Dieu ; et ces jeunes gens sont maintenant de bons prêtres.

Enfin, dès qu’elle sut qu’il y avait à Paris une confrérie de la Charité pour les pauvres malades, elle y alla, poussée du désir d’y être employée ; et quoiqu’elle eût grande affection à continuer l’instruction de la jeunesse, elle quitta néanmoins cet exercice de charité pour embrasser l’autre, qu’elle jugeait plus parfait et nécessaire et Dieu le voulait ainsi pour qu’elle fût la première Fille de la Charité servante des pauvres malades de la ville de Paris. Elle y attira d’autres filles, qu’elle

 

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avait aidées à se détacher de toutes les vanités et à se mettre dans la dévotion.

Elle avait une grande humilité et soumission. Elle était si peu attachée qu’elle changea volontiers en peu de temps de trois paroisses d’où elle ne sortait qu’au grand regret d’un chacun.

Dans les paroisses, elle se montra toujours aussi charitable qu’à la campagne, donnant tout ce qu’elle pouvait avoir, quand l’occasion s’en présentait-elle ne pouvait rien refuser, et eût voulu retirer tout le monde chez elle. Il faut noter qu’alors il n’y avait point encore de communauté formée, ni aucune règle qui lui commandât d’agir autrement.

Elle avait une grande patience, ne murmurait jamais. Tout le monde l’aimait, pour ce qu’il n’y avait rien qui ne fût aimable en elle. Sa charité a été si grande qu’elle est morte pour avoir fait coucher avec elle une pauvre fille malade de la peste. Atteinte de ce mal elle dit adieu à la sœur qui était avec elle comme si elle eût prévu sa mort, et s’en alla à Saint-Louis, le cœur plein de joie et de conformité à la volonté de Dieu.

 

13. — CONFÉRENCE DU 25 JANVIER 1643

IMITATION DES FILLES DES CHAMPS

Toutes les sœurs se mirent à genoux, supplièrent M. Vincent de demander pardon à Dieu pour elles du mauvais usage qu’elles avaient fait de la grâce de leur vocation et de toutes les instructions qu’elles avaient été

Entretien 13. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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si heureuses de recevoir de sa charité, et promirent de mieux se comporter à l’avenir.

Ce charitable Père, dans sa bonté, demanda aussitôt pardon à notre bon Dieu et la grâce dont toutes ses filles avaient besoin.

Mes sœurs, je m’étais proposé de vous parler le jour de sainte Geneviève ; et comme cette grande sainte était une pauvre fille de village, il me semblait qu’il était bien convenable de vous parler de ses vertus et de celles des vraies filles de village puisqu’il a plu à la bonté de Dieu d’appeler principalement et premièrement des filles de village pour composer votre Compagnie. Et bien que je n’aie pu vous parler ce jour-là, pour quelqu’empêchement qui me survint il m’a semblé à propos de ne point changer de dessein, étant bien raisonnable que cette grande sainte, maintenant au ciel, honorée sur terre par les rois et toutes personnes, nous fasse voir qu’elle s’est rendue agréable à Dieu par les vertus des vraies filles de village, qu’elle a pratiquées dans une grande perfection.

Tout d’abord, mes filles, sachez que, quand je vous parlerai des filles de village, je n’entends pas vous parler de toutes, mais seulement de celles qui véritablement ont les vertus des vraies filles des champs ; comme aussi, en parlant des filles des champs, je n’entends pas en exclure toutes les filles des villes, car je sais que dans les villes il y en a qui ont les vertus de celles des champs ; et nous avons sujet de croire que, même dans votre Compagnie, il y en a, et je ne le puis voir sans une grande consolation. Dieu en soit béni, mes filles ! Oh ! Dieu en soit béni ! Mais aussi il est vrai que dans les villages il y en a, et trop, qui ont l’esprit des filles des villes, et principalement celles qui en sont proches. Il semble que cet air soit contagieux et que la fréquentation des uns

 

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avec les autres communique les mauvaises inclinations.

Je vous parlerai plus volontiers des vertus des bonnes villageoises à cause de la connaissance que j’en ai par expérience et par nature étant fils d’un pauvre laboureur, et ayant vécu à la campagne jusques en l’âge de quinze ans. Et puis notre exercice depuis longues années a été parmi les villageois, tellement que personne ne les connaît plus que les prêtres de la Mission. Rien ne vaut les personnes qui véritablement ont l’esprit des villageois ; nulle part on ne trouve plus de foi, plus de recours à Dieu dans ses besoins, plus de reconnaissance en lui dans la prospérité.

Je vous dirai donc, mes chères filles, que l’esprit des véritables filles de village est extrêmement simple : point de finesse, point de paroles à double entente ; elles ne sont point entières, ni attachées à leur sens ; car leur simplicité leur fait croire tout simplement ce que l’on leur dit. C’est ainsi, mes filles, que doivent être les Filles de la Charité ; et en cela vous connaîtrez que vous l’êtes vraiment, si vous êtes toutes simples, si vous n’êtes pas entières en vos opinions, mais soumises à celles d’autrui, candides en vos paroles, et si vos cœurs ne pensent point une chose tandis que vos bouches en disent une autre. O mes chères sœurs, je veux croire cela de vous. Dieu soit béni ! Dieu soit béni, mes filles !

Il se remarque dans les vraies filles des champs une grande humilité ; elles ne se glorifient point de ce qu’elles ont, ne parlent point de leur parenté, ne pensent point avoir de l’esprit, vont tout bonnement ; et quoique quelques-unes aient du bien plus que les autres, elles ne font point les suffisantes, mais vivent également avec toutes. Il n’en est pas de même des filles des villes, qui souvent même se vantent de ce qu’elles n’ont pas

 

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parlent toujours de leur maison, de leur parenté et de leurs commodités. O mes filles ! les vraies Filles de la Charité sont et doivent bien être éloignées de cet esprit, et il me semble, par la grâce de Dieu, que cela paraît assez, car, quoique parmi vous il y en ait de toutes sortes de conditions, tout est égal, et c’est ainsi qu’il faut être ; les filles de la maison doivent prendre le vrai esprit des bonnes villageoises et vivre tout de même. Il faut que je vous dise, mes chères sœurs, que je reçois grande consolation toutes les fois que je vois celles d’entre vous qui ont vraiment cet esprit ; et il y en a. Dieu en soit béni ! Oui, je vous le dis, mes filles, que, quand j’en rencontre, la hotte sur le dos, dans les rues, j’en ai la joie que je ne vous puis exprimer. Que Dieu en soit béni !

L’humilité des bonnes filles des champs empêche aussi qu’elles n’aient de l’ambition ; je vous dis "des bonnes", mes filles, car je sais bien qu’elles ne sont pas toutes si vertueuses et qu’il y en a même dans les champs qui ont l’esprit aussi ambitieux que celles des villes ; mais je parle toujours des bonnes, qui n’ont aucunement contracté l’esprit des villes. Celles-là donc, mes chères sœurs, ne veulent que ce que Dieu leur a donné, n’ambitionnent ni plus de grandeur, ni plus de richesses, que ce qu’elles ont, et se contentent de leur vivre et vêtir. Encore moins songent-elles à dire de belles paroles, mais parlent avec humilité. Si on leur donne des louanges, elles ne savent ce que c’est ; aussi ne les écoutent-elles pas. Leur parler est tout simple et tout véritable. O mes filles, qu’il faut aimer cette sainte vertu d’humilité, qui fait que l’on ne se met guère en peine si l’on est méprisé, et porte même à aimer le mépris ! Les saints apôtres se faisaient gloire du mépris. Saint Paul dit : "Nous avons été et estimés comme raclures

 

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de pommes et la balayure du monde." (1). O mes chères filles, c’est ainsi que les Filles de la Charité se doivent estimer ; et en cela vous connaîtrez que vous êtes vraies Filles de la Charité, si vous êtes bien humbles si vous n’avez point d’ambition, ni de présomption, si vous ne vous croyez pas plus que vous êtes, ni plus que les autres, soit pour le corps, ou pour les conditions de l’esprit, soit pour votre famille, ou pour les biens, non pas même pour la vertu, ce qui serait la plus dangereuse ambition. Servez-vous bonnement des dons de Dieu ; attribuez-lui la gloire, s’il vous vient en esprit d’avoir fait quelque chose de bien ou imitez les vraies filles des champs qui font et disent tout bonnement tout ce qu’elles savent, sans regarder ce qu’elles disent ou ce qu’elles font. Une marque plus assurée que vous êtes vraies Filles de la Charité, c’est si vous aimez le mépris, car vous ne manquerez pas peut-être d’occasion d’en recevoir. Et pourquoi n’en auriez-vous pas ? Le Fils de Dieu en a bien reçu ; aussi disait-il que son royaume n’était pas de ce monde. Et celui des Filles de la Charité en doit-il être ? Oh ! nenni, mes filles. Et Dieu soit béni de ce qu’elles sont bien éloignées de cette pensée !

Les filles de village, mes très chères sœurs, ont une grande sobriété en leur manger. La plupart se contentent souvent de pain et de potage, quoiqu’elles travaillent incessamment et en ouvrages pénibles. C’est ainsi, mes filles, qu’il faut que vous fassiez, si vous voulez être vraies Filles de la Charité : ne point regarder ce que l’on donne, encore moins si c’est bien apprêté, mais seulement manger pour vivre. Et il faut que celles des villes qui veulent être Filles de la Charité acceptent de vivre ainsi. Elles ne sont pas les seules à vivre de la sorte en quantité d’endroits on mange rarement du

1. Première épître aux Corinthiens IV, 13)

 

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pain. Dans le Limousin et en d’autres lieux on vit la plupart du temps de pain fait de châtaignes. Au pays dont je suis, mes chères sœurs, on est nourri d’une petite graine appelée millet, que l’on met cuire dans un pot, à l’heure du repas, elle est versée dans un vaisseau, et ceux de la maison viennent autour prendre leur réfection, et après ils vont à l’ouvrage.

O mes filles, que la sobriété est nécessaire aux Filles de la Charité ! En cela vous connaîtrez que vous en êtes vraiment, si vous conservez bien cette sobriété des filles de village et particulièrement de celles qui ont été, dès le commencement, appelées à servir les pauvres car elles vivaient dans une grande sobriété.

Je ne vous dis pas de manger peu de pain. Oh ! non, mes chères sœurs saint Bernard dit qu’il faut manger du pain suffisamment ; mais je vous dis que, pour le reste, les Filles de la Charité se doivent contenter de peu. Et Dieu soit béni que déjà il semble que cette pratique soit parmi vous ! Dieu en soit béni ! Conservez-la bien, mes filles si vous voulez avoir l’esprit des vraies filles du village, dans lequel Dieu vous a appelées au service des pauvres malades.

Hélas ! mes sœurs, ne pensez pas être plus mal nourries que les personnes du dehors. En quelque temps que ce soit il y en a toujours de bien plus mal nourries que vous, et il faut bien qu’elles travaillent.

Il y a quelques jours, notre frère Mathieu m’écrivait de Lorraine ; et sa lettre, toute baignée de larmes, me mandait les misères de ce pays et particulièrement de plus de six cents religieuses : "Monsieur la douleur de mon cœur est si grande, que je ne la vous puis dire sans pleurer, pour la grandissime pauvreté de ces bonnes religieuses que votre charité fait secourir, dont je ne vous saurais représenter la moindre partie. Leur habit

 

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ne peut presque être reconnu. Elles sont rapetassées de tous côtés de vert, de gris, de rouge, enfin de tout ce qu’elles peuvent avoir. Il leur a fallu prendre des sabots !"

Du pain, elles n’ont garde d’en avoir à suffisance. Ce sont toutes personnes de maison, qui ont eu beaucoup de bien. Ne serait-ce pas une honte aux Filles de la Charité, servantes des pauvres, si elles aimaient à faire bonne chère, tandis que leurs maîtres souffrent de cette sorte ! Tenez donc pour assuré que, si vous voulez être vraies et bonnes Filles de la Charité, il faut que vous soyez sobres, que vous ne cherchiez point des ragoûts, autant celles qui sont veuves de grande condition, que celles qui sont vraiment des villages. Point de distinction, mes filles, point de différence, quand on est vraie Fille de la Charité. Et savez-vous, mes chères sœurs, de quoi vivait la sainte Vierge, quand elle était sur terre de quoi vivait Notre-Seigneur ? De pain. Il est entré chez le pharisien, dit la Sainte Écriture, pour manger du p, in ; et en plusieurs autres lieux, de même. Il n’est dit qu’une fois qu’il ait mangé de la viande : ce fut lorsqu’il mangea l’agneau pascal avec ses apôtres ; et une autre fois du poisson rôti. Oh ! Dieu soit béni !

Les filles des champs, mes bonnes sœurs, telle qu’était la grande sainte Geneviève, ont encore une grande pureté ; elles ne se trouvent jamais seules avec les hommes, ne les regardent jamais au visage, n’écoutent pas leurs cajoleries. Elles ne savent pas ce que c’est qu’être cajolé. Si l’on disait à une bonne fille de village qu’elle est belle et gentille, sa pudeur ne le pourrait souffrir ; et même elle ne comprendrait pas ce que l’on dirait. Il faut aussi, mes filles, que les sœurs de la Charité n’écoutent jamais telles paroles ; car y prendre

 

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plaisir serait un crime ; qu’elles n’y répondent même pas par des paroles contraires, car toutes ces manières d’entretien ne valent rien. Prenez-y garde.

Et si les paroles sont si dangereuses, que serait-ce des actions ? Oh ! jamais, mes filles, il ne faut être seules avec les hommes, quand même ce serait un prêtre. Toucher les mains des pauvres, oh ! non, il ne le faut pas, si ce n’est par nécessité. Se soucier si on leur plaît ou si on leur déplaît, il n’y faut pas penser, mais sans le montrer et sans les offenser. Enfin, mes sœurs vous connaîtrez que vous êtes vraies Filles de la Charité si votre esprit ne s’arrête en la compagnie des hommes que pour servir vos pauvres, sans autre vue que votre obligation, pour l’amour de Dieu. Et gardez-vous bien de chercher à avoir des attraits pour les hommes, soit par vos yeux, ou par vos paroles. Soyez, aussi, soigneuses de ne rien écouter qui puisse tant soit peu préjudicier à la pureté que vous devez avoir, pour participer à celle des vraies filles de village, telle que l’avait sainte Geneviève qui vous doit beaucoup servir d’exemple. Mes très chères sœurs béni soit Dieu, qui vous a jusques à maintenant préservées de tous ces dangers !

Je vous dirai encore, mes sœurs que les vraies filles des champs sont extrêmement modestes en leur maintien, tiennent leur vue basse, sont modestes en leurs habits, qui est vil et grossier. Ainsi doivent être les Filles de la Charité. Elles ne doivent entrer dans les maisons des grands que si elles y ont à faire pour le service des pauvres, et encore avec crainte, sans remarquer ce qui s’y trouve, et parler à tous avec une grande retenue et modestie. Je fus dernièrement extrêmement édifié. J’avais mené un bon frère : en un lieu où nous fûmes bien du temps ; et comme je lui demandais quelque particularité, il me dit : "Hélas ! Monsieur, je ne

 

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sais rien ; je n’ai rien remarqué ; je ne vous saurais dire ce que c’est." Cette modestie me toucha fort.

Oh ! Dieu soit béni :, mes filles ! Je vous dis cela pour vous encourager à la pratique de cette vertu et pour vous faire connaître que si vous voulez être vraies Filles de la Charité, l’exemple de la sainte Vierge vous doit servir. Elle avait une si grande modestie et pudeur que, quoiqu’elle fût saluée d’un ange pour être mère de Dieu, néanmoins sa modestie fut si grande qu’elle se troubla, sans le regarder. Cette modestie, mes très chères sœurs, vous doit apprendre à ne donner nul attrait aux hommes. O mes filles, que cela est dangereux ! Soyez toujours en défiance de vous-mêmes, et assurément vous acquerrez cette modestie si nécessaire.

Notre bonne sainte Geneviève a encore grandement aimé la pauvreté comme bonne fille de village ; et toutes les bonnes Filles de la Charité doivent prendre à affection la pratique de cette vertu ; je vous dis la pratique, mes filles, car ce ne serait pas assez d’aimer la vertu au dehors ; il faut aimer les besoins qui peuvent survenir, ne se point plaindre de ce que l’on n’a pas. Vouloir avoir ce que l’on n’a pas, 8 mes filles, ce n’est pas la pauvreté des vraies filles des champs, qui se contentent de ce qu’elles ont, soit au vêtir, ou pour la nourriture. Et pour ce qui est de leurs biens, jamais elles n’y songent, et même elles ne font pas état de ce qu’elles ont, mais sont affectionnées à la pauvreté. Elles travaillent comme si elles n’avaient rien ; et en cela, mes filles, l’on connaîtra que vous êtes vraies Filles de la Charité si vous n’ambitionnez rien, si vous vous contentez de ce que l’on vous donne comme par la grâce de Dieu. Celles que Dieu a appelées les premières à votre manière de vie ont déjà fait ainsi. Et, mes filles, que pensez-vous qu’a été la vie du Fils de Dieu et celle de sa sainte

 

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Mère ? Une vie de parfaite pauvreté. Ne vous souvenez-vous pas que tous ceux que le Fils de Dieu a appelés à sa suite ont appris de lui à pratiquer la pauvreté ? "Si vous voulez être parfaits, quittez tout et me suivez." (2). Avez-vous jamais ouï dire, mes chères sœurs, que jamais personne ait été trompé de ceux qui ont eu confiance en Dieu ? Oh ! nenni, mes filles, il est trop bon, et ses promesses sont véritables. Ne savez-vous pas qu’il a promis à ceux qui quitteront tout pour l’amour de lui, qu’ils auront le centuple en ce monde et la gloire en l’autre ? N’est-il pas vrai, mes chères sœurs, que la plupart de vous ont expérimenté la vérité de ces promesses ? Combien avez-vous trouvé de mères et de sœurs pour une que vous avez quittée ? N’est-il pas vrai ?

Et toutes les sœurs ont répondu que oui.

Et pour les biens, je m’assure, mes filles, que vous en avez trouvé bien plus que vous n’en avez quittés, quelque pauvreté que vous ayez gardée. Ces jours passés, mes filles, il a été rendu compte de toute la dépense faite depuis que les premières Filles de la Charité se sont mises en commun. A combien pensez-vous que la dépense a monté ? A vingt mille livres, mes filles. Et d’où tout cela est-il venu, sinon de la Providence de Dieu, en suite de ses promesses ?

O mes filles, Dieu soit béni et qu’il est bon de se fier en lui ! Aimez donc bien la sainte pauvreté, qui vous fera mettre toute votre confiance en Dieu, et ne vous mettez jamais en soin de votre nourriture et de votre vêtir. Celui qui pourvoit aux petits enfants et aux fleurs des champs ne vous manquera pas. Il s’y est engagé de parole, et ses paroles sont très véritables. Avez-vous jamais vu personnes plus remplies de confiance en Dieu

2. Saint Matthieu XIX, 21)

 

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que les bonnes gens des champs ? Ils sèment leurs grains puis attendent de Dieu le bien de leur récolte ; et si Dieu permet qu’elle ne soit pas bonne, ils ne laissent pas d’avoir confiance en lui pour leur nourriture de toute l’année. Leur arrive-t-il des pertes, l’amour qu’ils ont pour leur pauvreté, par soumission à Dieu, leur fait dire : "Dieu nous l’avait donné, Dieu nous l’a été son saint nom soit béni !" Et pourvu qu’ils puissent vivre, comme cela ne leur manque jamais, ils ne se mettent en peine pour l’avenir. Et, mes filles, puisque les premières de vos sœurs ont été appelées principalement et premièrement des bonnes filles de village et de celles qui avaient plus cet esprit de pauvreté n’avez-vous pas sujet de connaître, par la pratique de cette vertu, si vous êtes vraies Filles de la Charité ?

Vous la devez pratiquer en ce point : ne pas vous soucier de l’avenir ; faire votre dépense, toute l’année, selon votre coutume, et, si vous avez de reste, l’apporter à la maison, et cela afin d’aider à élever des sœurs pour servir les pauvres. Vous n’avez droit que de vivre et vous vêtir ; le surplus appartient au service des pauvres. O mes filles, avez-vous jamais ouï dire que Dieu ait choisi les pauvres pour les faire riches en foi ? Et que pensez-vous que soit ce choix fait par Dieu des filles de village ? Jusques à présent les filles appelées au service de Dieu étaient toutes filles de maison et riches. Que savez-vous, dis-je, mes filles, si, Dieu vous appelant pour sa gloire au service des pauvres, sa bonté ne veut point faire un essai de votre fidélité pour montrer cette vérité, que Dieu a choisi les pauvres pour les rendre riches en foi ? C’est une grande possession que la foi, pour les pauvres, puisqu’une foi vive attire de Dieu tout ce que nous voulons raisonnablement. O mes filles, si vous êtes véritablement pauvres vous êtes plus véritablement

 

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riches, puisque Dieu est votre tout. Fiez-vous à lui, mes chères sœurs. Qui a jamais ouï dire que ceux qui se sont fié aux promesses de Dieu aient été trompés ? Cela ne s’est jamais vu et ne se verra jamais. Oui, mes filles, Dieu est fidèle en ses promesses, et il est très bon de s’y confier, et cette confiance est toute la richesse des Filles de la Charité et leur assurance. Que vous serez heureuses, mes filles, si cette confiance ne vous manque jamais ! car vous serez lors vraies Filles de la Charité et participerez à l’esprit et bonnes pratiques des vraies filles de village, qui doivent être votre modèle, puisque Dieu s’est servi d’elles premièrement et principalement pour commencer votre Compagnie. Oh ! béni soit Dieu, mes filles, qui nous fait connaître en sainte Geneviève la bonté des vraies filles des champs ! Que je suis consolé, mes très chères sœurs, quand je rencontre quelqu’une de vous autres que je sais avoir cet esprit et des vertus vraiment généreuses ! Oui, mes filles, il y en a parmi vous autres qui sont à admirer. Oh ! Dieu soit béni, mes filles ! Quand je vois et rencontre par les chemins des filles de condition qui véritablement ont l’esprit des bonnes filles de village, portent une hotte sur le dos, sont chargées dans les rues et marchent avec modestie qui donne dévotion, ô mes sœurs, que cela m’est à grande consolation ! Dieu soit béni des grâces qu’il leur fait !

Une des principales vertus des filles qui ont toutes les qualités des filles des champs, c’est la sainte obéissance. O mes filles, cette vertu vous est nécessaire autant ou plus que pas une autre puisque vous la devez pratiquer également ès choses difficiles et faciles. Vous devez aller aussi bien aux lieux où vous auriez répugnance qu’en ceux que vous souhaiteriez, et cela sans aucun murmure, pensant toujours qu’il le faut puisque

 

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vos supérieurs l’ordonnent et que, par suite, telle est la volonté de Dieu. Soyez souples et maniables à la conduite de la divine Providence comme un cheval à son écuyer ; allez tantôt à droite, tantôt à gauche, ainsi qu’il vous est ordonné. Mais les sens diront : "Je commençais à m’accoutumer à cette paroisse à ce quartier, avec les dames." — "N’importe ! l’obéissance m’en tire ; il en faut sortir promptement et gaiement." Ne savez-vous pas, mes filles, qu’il ne faut point avoir au monde d’amitié qui puisse préjudicier à l’amour que vous devez témoigner à Dieu par votre soumission et obéissance ? Il n’y a plus grande obéissance que celle des vraies filles des villages. Reviennent-elles de leur travail à la maison pour prendre un maigre repas, lassées et fatiguées, toute mouillées et crottées, à peine y sont-elles, si le temps est propre au travail, ou si leur père et mère leur commandent de retourner aussitôt elles s’en retournent, sans s’arrêter à leur lassitude, ni à leurs crottes, et sans regarder comme elles sont agencées. C’est ainsi que doivent faire les vraies Filles de la Charité. Reviennent-elles à midi du service des malades pour prendre leur repas, si le médecin ou l’autre sœur dit : "Il faut aller porter ce remède à un malade", elles ne doivent point regarder en quel état elles sont, mais s’oublier pour obéir, et préférer la commodité des malades à la leur. C’est en cela, mes très chères sœurs, que vous connaîtrez que vous serez vraies Filles de la Charité. Oh ! Dieu soit béni, mes sœurs ! Je crois que vous êtes presque toutes dans cette disposition.

Mais savez-vous, mes filles, comme il faut que ces actes d’obéissance soient faits ? Avec joie, douceur et charité, et non par manière d’acquit, ni d’une façon négligente, mais avec telle ferveur que vous témoigniez ne point vouloir épargner votre corps pour le service de

 

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Dieu en servant ses pauvres, et ne point regarder les lieux où l’on vous envoie, ni les personnes qui vous commandent, mais être aussi promptes à changer de lieu, que ce soit Paris ou les champs, un lieu proche ou éloigné. Ainsi, mes chères sœurs, vous serez vraies Filles de la Charité, vous imiterez Notre-Seigneur et la sainte Vierge dans leur obéissance pour les demeures et changements de lieux, par l’ordre de la conduite de la divine Providence, que vous devez toujours regarder dans les sujets que vous avez de pratiquer la sainte obéissance.

Au nom de Dieu, mes filles, prenez bien garde à l’obligation que vous avez de vous rendre vertueuses, si vous voulez que Dieu vous fasse la grâce d’être vraies Filles de la Charité. Si vous saviez l’obligation que vous avez de vous perfectionner et quel malheur c’est de se rendre indigne d’une si sainte vocation, oh ! mes sœurs, vous pleureriez des larmes de sang. Oui, mes filles, je vous le dis encore : être appelées de Dieu pour un œuvre si saint, et ne pas reconnaître cette grâce par la pratique de ses obligations, cela mériterait d’être pleuré avec des larmes de sang. C’est une pensée que j’ai eue aujourd’hui, mes sœurs, moi misérable, en me voyant tel que je suis, en un état qui me devrait rendre si parfait ; oh ! mes sœurs ayons ensemble grande crainte. Vous devez avoir souvent cette pensée et dire : "Quoi ! mon Dieu, vous m’avez choisie, moi pauvre chétive créature, pour me mettre en un état que vous seul connaissez (oui, mes filles, Dieu seul sait la perfection de votre état) ; et je serais assez lâche pour ne pas travailler à avoir les conditions requises !" Oh ! quel malheur ce vous serait si, par votre faute, vous perdiez votre vocation, ou si, par votre lâcheté, vous ne preniez pas la peine d’acquérir la perfection que Dieu veut en celles qui le serviront en cet

 

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état ! Pensez-y, mes filles, pensez-y souvent, mais sérieusement, et comme à une chose de très grande importance. "Quoi ! j’ai été élue et choisie pour une vocation si sainte, et j’en fais si peu d’état !" Si vous saviez ce que c’est que cette infidélité, vous en auriez horreur. Pour cela mes filles, prenez tout de nouveau de bonnes et fortes résolutions d’estimer plus que jamais votre vocation et d’essayer de travailler avec plus de fidélité à la perfection que Dieu vous demande.

Toutes les sœurs ont témoigné être dans ces dispositions.

Dieu soit béni ! Dieu soit béni, mes sœurs ! Sachez mes filles, que, si jamais je vous ai dit chose d’importance et véritable, c’est ce que vous venez d’entendre : que vous vous devez exercer à vous maintenir dans l’esprit des vraies et bonnes filles des champs. Vous à qui Dieu, par sa grâce, l’a donné naturellement, remerciez-l’en ; et vous qui ne l’avez pas, travaillez à acquérir la perfection que je viens de remarquer dans les vraies filles des villages. S’il s’en présente chez vous de familles plus relevées, avec le désir d’entrer en votre Compagnie, ô mes sœurs, il faut que ce soit pour vivre, selon le corps et l’esprit, comme les filles qui véritablement ont les vertus des filles de village, ainsi que les a eues notre grande sainte Geneviève maintenant si honorée pour sa simplicité, humilité, sobriété, modestie et obéissance et toutes les autres vertus que nous avons remarquées ès bonnes filles des villages. Oh ! Dieu soit béni ! Mais que dis-je, mes filles ? Il y a plus : c’était la pratique du Fils de Dieu sur terre et de sa sainte Mère, dont vous devez honorer particulièrement la vie en vos actions.

Que le Saint-Esprit verse dans vos cœurs les lumières dont vous avez besoin, pour les échauffer d’une grande

 

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ferveur et vous rendre fidèles et affectionnées à la pratique de toutes ces vertus, à ce que pour la gloire de Dieu, vous estimiez votre vocation ce qu’elle vaut et l’affectionniez de telle sorte que vous puissiez y persévérer le reste de votre vie, servant les pauvres avec esprit d’humilité, d’obéissance de souffrance et de charité, et que vous soyez bénies. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

14. — CONFÉRENCE DU 26 AVRIL 1643

SUR L’UNION ENTRE LES MEMBRES DE LA COMMUNAUTÉ

Le vingt-sixième jour d’avril, M. Vincent, notre très honoré Père nous fit la charité d’une conférence sur le danger de la désunion en la Compagnie des Filles de la Charité, et sa charité nous dit :

Mes filles, le sujet que nous avons aujourd’hui est de très grande importance, puisqu’il ne regarde rien moins que la continuation ou l’entière dissolution de votre Compagnie. C’est pourquoi, mes sœurs il nous faut, chacun en particulier, élever nos esprits à Dieu, nous mettre en sa présence et supplier sa bonté de nous donner les pensées dont nous avons besoin là-dessus. Dans les conférences précédentes, j’ai remarqué que vous aviez besoin d’être aidées pour trouver les motifs ou raisons des choses qui vous étaient proposées. C’est pourquoi j’ai pensé qu’il valait mieux changer de méthode, pour vous donner plus de facilité à comprendre les choses qui vous seront enseignées ; et cela vous servira beaucoup à faire oraison. Je vous parlerai par interrogations, comme on ferait au catéchisme.

Entretien 14. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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Cette conférence a trois points. Le premier est des raisons de désirer qu’il n’arrive jamais de désunion en votre Compagnie. O mes filles, comme il est juste de désirer cela ! S’il en est qui ne puissent pas répondre, je les prie de ne pas se mettre en peine ; car celles qui savent peu dire font parfois mieux, et celles qui comprennent et disent facilement les choses qu’on leur propose font quelquefois moins bien, quoiqu’il y en ait qui disent et fassent bien. Il faut, mes filles que celles qui disent bien s’humilient beaucoup (c’est une grâce dont il convient qu’elles témoignent leur reconnaissance à Dieu), et que celles qui ne peuvent comprendre ce que l’on leur propose, ni dire ce qu’elles pensent, se confient en Dieu et prennent de nouvelles résolutions de bien faire.

Or sus, ma sœur, dites-moi quelles raisons nous avons de désirer qu’il n’arrive jamais de désunion en la Compagnie, soit en particulier en quelques-unes des sœurs, soit en général, comme si toute la Compagnie était divisée, les unes voulant une chose et les autres une autre. Premièrement, que vous semble-t-il que signifie le mot de désunion ? C’est une chose qui doit être entière et qui se sépare. Par exemple voilà mon corps : tous mes membres ensemble ne font qu’un corps ils sont en union tant qu’ils sont unis au corps, mais, si ma main venait a être coupée, ne voyez-vous pas qu’il y aurait désunion ? Or, ce qui fait l’union en un corps de communauté, c’est l’uniformité : l’observance des mêmes règles, un même habillement, un même accord. L’union ne serait pas si les sœurs avaient des désirs contraires et faisaient entendre des murmures. Ce que Dieu détourne de votre Compagnie !

Dites donc, ma sœur.

— J’ai eu bien de la peine à comprendre ce que signifiait

 

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ce mot d’union. J’ai pensé, Monsieur, que c’était une vertu que votre charité nous a bien des fois enseignée, et que nous la devons avoir ensemble pour accomplir la volonté de Dieu.

— Et vous, ma sœur, pour quelle raison devons-nous souhaiter qu’il n’arrive jamais de désunion en la Compagnie ?

— Monsieur, c’est que où est l’union et l’accord, est l’amour de Dieu et du prochain ; et où est la désunion, nous trouvons la haine de Dieu et du prochain.

— Et vous, ma sœur ?

— Il me semble que l’union cause la paix et la tranquillité, et que la désunion cause la guerre et l’inquiétude.

— Vous dites vrai, ma sœur. Voyez-vous, mes sœurs, toutes les guerres et les misères que vous voyez viennent de la désunion, qui cause toujours trouble et inquiétude.

Une autre sœur dit : l’union conserve les personnes en leur vocation, et la désunion la fait perdre souvent.

— Cela arrive pour l’ordinaire, mes sœurs. Or sus, continuons ; j’espère que cette manière de conférence servira plus que les autres. Ne vous semble-t-il pas, mes sœurs ?

Toutes témoignèrent que c’était leur sentiment.

— Oh ! Dieu soit béni, mes sœurs ! Je sens mon cœur tout consolé et aussi édifié que j’avais de confusion en la dernière, non pas à votre égard, oh ! non, mes sœurs, mais au mien pour mes misères.

Et vous, ma sœur, quelle raison avons-nous pour désirer que l’union soit toujours en la Compagnie ?

— Monsieur, il me semble que la désunion est semblable à un bâtiment qui s’abat.

— Vous dites vrai, ma sœur. Vous voyez une maison

 

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bien bâtie et qui paraît fort bonne ; si elle se relâchait, par exemple, si une poutre manquait, non seulement la poutre tomberait, mais la planche aussi, et ainsi, au lieu d’union, la maison serait en confusion. C’est pourquoi chaque particulier doit veiller à éviter la discorde, car infailliblement, s’il n’y était remédié, tout le corps s’en sentirait.

Vous, ma sœur, qui venez après, dites-nous quelque raison.

— Monsieur, une forte raison c’est que l’union réjouit ou contente Dieu, qui est toujours où la paix est. Au contraire, la désunion réjouit le diable ; le cœur désuni est semblable à l’enfer ; il est toujours dans l’inquiétude, le trouble ; et la discorde, qui naît de la désunion, le met en continuel désordre.

— O ma fille, que vous dites vrai !

Une autre sœur dit :

L’union est l’image de la très Sainte Trinité, qui se compose de trois personnes, unies par amour. Si nous sommes bien unies ensemble, nous ne serons toutes qu’une même volonté et d’un bon accord ; la désunion, au contraire, nous représenterait l’image de l’enfer, où les démons sont en perpétuelle discorde et haine.

— Voyez donc, mes filles, combien vous êtes obligées de vous maintenir en l’union, si agréable à Dieu si déplaisante au diable et si utile à vous-mêmes ! Oh ! soyez bien reconnaissantes à Dieu de la grâce qu’il vous fait de connaître cette vérité !

Et vous, ma sœur quelle raison avez-vous de désirer que la communauté des Filles dé la Charité soit toujours en une parfaite union ?

— Il me semble, Monsieur, que l’union doit réjouir Dieu, puisque où est la paix, là Dieu est ; et que, au contraire, la désunion fâche Dieu et réjouit le diable, qui

 

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ne cherche que la discorde et désunion pour nous perdre.

— Vous dites bien, ma sœur ; Dieu ne veut point habiter où il y a de la désunion, et c’est pour nous le marquer que, apparaissant à ses apôtres après sa résurrection, sa première parole est souvent : "La paix soit avec vous !"

Et vous, ma sœur ? —

L’union me paraît être l’image de la Sainte Trinité. Les trois personnes ne sont qu’un seul et même Dieu, étant de toute éternité unies par amour. Ainsi nous devons n’être qu’un même corps en plusieurs personnes, unies ensemble en vue d’un même dessein, pour l’amour de Dieu. Au contraire, la désunion me semble être l’image de l’enfer, où les diables et les damnés sont en perpétuelle discorde et haine.

— O mes sœurs, voyez-vous, cette sœur dit vrai. Dans le ciel il ne peut en aucune façon y avoir de désunion. Il y a en eu une fois savez-vous comment ? Lucifer et une partie des anges, voulant s’élever au-dessus de leur être, furent incontinent précipités en enfer et ceux qui demeurèrent unis dans leur obéissance et soumission à Dieu sont demeurés et demeureront éternellement dans le ciel. S’il y avait parmi vous de la désunion et qu’on n’y pût remédier, il faudrait nécessairement retrancher celles qui la causeraient.

Une autre sœur dit :

L’union est si excellente que Notre-Seigneur s’est voulu donner à nous sous ce beau nom de communion. C’est pourquoi nous devons grandement désirer que l’union demeure toujours parmi nous, puisque Dieu l’aime tant.

— Et vous, ma sœur, que vous semble ?

— Puisque l’union est cause de si grands biens, et que, au contraire, la désunion cause de si grands maux,

 

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il me semble, Monsieur que nous devons faire tout notre possible pour maintenir l’union parmi nous.

— Je supplie Dieu de tout mon cœur, mes filles qu’il vous fasse la grâce de penser toujours à cette nécessité de l’union, et vous conserve le souvenir de tous les maux que cause la désunion et que vous avez remarqués : elle chasse l’amour de Dieu et du prochain, engendre des guerres et l’inquiétude, fait perdre la vocation, contriste Dieu rend les âmes indignes de la sainte communion, vous sépare les unes des autres. Chez vous, mes filles, la désunion provoquerait tous ces désordres et quantité d’autres, tandis que l’union apporte beaucoup de biens dans les communautés et partout où elle se trouve.

Une autre sœur dit :

Il me semble qu’une des plus fortes raisons que nous ayons pour empêcher que la désunion soit parmi nous, est que, si nous étions en discorde, nous déplairions à Dieu, qui aime tant l’union, nous seulement dans les créatures raisonnables, mais même en toutes les choses créées par sa toute-puissance, qu’il les a pourvues, en leur nature de moyens d’union, même en des choses contraires. Et puisque le dessein de Dieu, en la création de nos âmes, a été de nous unir à lui, et que, pour nous y aider, il a envoyé son Fils sur terre, nous serions bien misérables de ne pas aimer l’union, et de nous mettre en danger, par la désunion et discorde, de perdre ce que Dieu nous a donné par son amour. Ce serait s’opposer directement à la très sainte volonté de Dieu.

Une autre raison de nous tenir toujours en une parfaite union est que la désunion en la Compagnie serait un empêchement à la réception des grâces de Dieu, dont elle a grand besoin pour durer, d’où il pourrait arriver qu’elle défaudrait, ou, ce qui serait pire, qu’elle serait

 

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à scandale au monde et que Dieu ne serait pas glorifié par les services que sa bonté veut qu’elle rende au prochain pour son amour.

— Mes filles, s’il arrivait désunion entre vous, il se pourrait faire que Dieu irrité détruisît votre Compagnie. Ce ne serait pas grand dommage pour celles qui l’auraient ainsi offensé car elles le mériteraient bien ; mais quel malheur si l’on regarde le bien que l’on fait et celui, plus grand encore, que l’on pourrait faire ! Y aurait-il enfer assez rigoureux pour punir celles qui auraient fait un tel mal ! O mes filles, prenez-y garde. Béni soit Dieu d’avoir inspiré le sujet de cette conférence ! J’espère qu’il en résultera un grand bien ; j’en suis tout consolé. Et vous, mes filles, ne vous semblait-il pas nécessaire de conférer en cette matière ?

Toutes les sœurs témoignèrent joie de cet entretien.

— Oh ! Dieu soit béni, mes filles ! C’est sa bonté qui vous a inspiré à toutes de dire ce que vous avez dit ; mais efforcez-vous d’en faire votre profit ; car ce vous doit être une notable instruction, voire aussi utile qu’un sermon. Mais que dis-je ? Sans aucun doute ce que Dieu vous fait dire vous doit être un bon sermon. Courage, mes sœurs ! Et regardant toujours celle à laquelle il parlait, il lui dit :

Dites-nous quelque raison, ma sœur.

— Nous devons grandement appréhender la désunion, parce que, si deux sœurs visitent les malades et ont ensemble quelque discorde, il est bien difficile qu’elle ne paraisse ; et comme cela, le prochain en serait scandalisé.

— Voyez-vous, mes sœurs, ce que cette bonne sœur dit est véritable, car la désunion fait que, si l’une veut une chose, l’autre en voudra une autre ; le monde qui

 

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s’en aperçoit en est malédifié, et les pauvres auront sujet de ne pas recevoir en bonne part les conseils qu’elles leur donnent pour leur bien ; ils diront : "Voyez-vous ces Filles de la Charité ; elles ne s’accordent pas." O mes sœurs, que la désunion, même entre particuliers, achemine facilement une communauté vers sa ruine ! Mon corps est un en tous ses membres ; que l’on fasse seulement sur ma main une incision qui sépare les chairs, il s’en ressentira tout entier. Ainsi en est-il des communautés : quand une partie est en discorde, tout le reste pâtit, car ceux qui s’en aperçoivent et s’en scandalisent ne disent pas seulement : ce sont Jeanne et Marguerite qui se conduisent de telle manière ; mais ce sont les Filles de la Charité. Pour deux seulement qui sont en désunion le corps tout entier des Filles de la Charité pâtit et souffre scandale, mais sont-elles toutes unies, oh ! elles édifient le prochain, et Dieu en est honoré.

Une autre sœur dit :

Monsieur, la désunion est une très mauvaise chose, parce qu’elle chasse Dieu de notre âme, et même nous ne devons pas aller à la sainte communion quand nous sommes en discorde.

— O mes filles, voilà une bonne remarque, car Dieu défend d’approcher du saint autel à ceux qui sont en désunion avec le prochain, et il l’a dit en ces termes : "Si tu vas offrir sacrifice et t’aperçois que tu as quelque chose contre ton prochain, quitte ton chemin et te vas réconcilier avec ton prochain" (1). Quoi ! mes filles, aller à la sainte communion avec la désunion au cœur, alors qu’on est en discorde contre le prochain, oh ! qu’il s’en faut bien garder ! Ce serait dépasser en cruauté ce juge qui, pour faire mourir misérablement un homme, ordonna qu’il serait lié avec un cadavre bouche à bouche,

1. Saint Matthieu V, 23-24)

 

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estomac à estomac, afin que, à mesure que ce corps se corromprait, la puanteur infectât le vivant, et le conduisît petit à petit à la mort. Ce serait faire pis et une chose plus indigne de loger Dieu, lui qui est la vie même et l’auteur de vie, en un cœur infecté de la désunion. N’est-ce pas vouloir mettre Jésus-Christ avec les diables ? Voyez donc, mes filles, si nous n’avons pas raison d’empêcher la désunion entre vous, puisqu’elle vous est si dommageable ! Dieu soit béni de la connaissance qu’il vous en donne ! Il vous en faut bien servir.

Une sœur dit :

La désunion entre nous serait un grand mal, parce que Dieu ne pourrait avoir agréable le service que nous lui rendrions ; il serait offensé par celles qui devraient le glorifier. Elle engendrerait parmi nous des aversions et murmures, et les malades ne seraient pas servi avec charité. C’est pourquoi nous devons éviter avec soin qu’il n’arrive de désunion parmi nous, tant en général qu’en particulier.

— Pour mon particulier, dit une autre sœur, j’ai pensé que, si j’étais en désunion, il ne me pourrait arriver rien de pire, et mon âme serait dans de grandes inquiétudes.

— Cela est vrai, ma sœur. Et vous, ma sœur ?

— J’ai pensé, Monsieur, que nous devons désirer être toujours en union ensemble, parce que la désunion est contraire à la charité que nous devons avoir les unes pour les autres, et que Dieu, pour nous punir de ces fautes, nous retirerait ses grâces.

— Et moi j’ai pensé que, s’il y avait désunion entre nous, Dieu ne se servirait plus de nous pour coopérer aux grâces qu’il veut faire aux pauvres que nous devons servir.

— Et vous, ma sœur ?

— Il me semble que nous devons empêcher tant que

 

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nous pourrons que la désunion se mette en notre Compagnie, parce que non seulement nous serions désunies du corps, mais, qui pis est, nous serions désunies d’avec Dieu et ne pourrions pas arriver à la perfection qu’il nous demande.

Une autre sœur a remarqué qu’il nous serait difficile d’avoir union et charité avec des étrangers, si nous nous habituions à être désunies ensemble.

— Il me semble, a dit une autre, que nous devons avoir grand soin de garder toujours l’union parmi nous, pour être l’exemple de celles qui viendront après nous et afin de nous rendre agréables à Dieu ; si nous étions désunies, nous ressemblerions aux vierges folles, qui n’avaient point d’huile en leur lampe, car nous serions sans charité.

Une autre sœur dit qu’il fallait bien désirer l’union entre nous pour l’amour de Dieu, que nous devons bien aimer.

— Et moi j’ai pensé, ajoute encore une autre, qu’il nous fallait beaucoup aimer l’union, puisque la désunion a fait damner Lucifer.

— C’est bien dit, ma sœur, Lucifer était uni à Dieu parfaitement, comme les autres anges ; la désunion se mit entre les anges, et ceux qui la causèrent furent chassés du paradis et envoyés en enfer pour l’éternité. O mes filles, qu’il est dangereux d’être sans union ! Vous êtes heureuses que Dieu vous fasse la grâce de ne pas connaître ce danger.

— Une marque que Dieu nous veut toujours unies ensemble, a remarqué une autre sœur, c’est que, dans les choses mêmes de la nature, les contraires ont les moyens de s’unir. Nous devons croire que sa fin, en notre création, est l’union de nos âmes avec lui, ce qui suppose l’union avec le prochain, car, autrement, nous

 

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serions sans la charité, qui est nécessaire pour l’union avec Dieu.

Une autre raison de la même sœur, c’est que la désunion en la Compagnie mettrait opposition aux grâces dont elle a besoin pour sa durée ; d’où viendrait peut-être qu’elle défaudrait, ou, ce qui serait pire, qu’elle serait à scandale au monde et que Dieu ne serait pas glorifié par les services que sa bonté veut en tirer.

— O mes filles, que Dieu soit béni ! que Dieu soit béni ! Je vous assure que cette manière de conférence m’édifie bien. Je ne vous saurais dire la consolation que j’en ressens, dans l’espérance que cela vous servira et parce que vous apprendrez par ce moyen à découvrir les raisons de faire ou dire les choses qui nous seront proposées. Je pense bien que celles qui n’ont pas parlé en trouveraient encore d’autres ; mais ce qui a été dit nous montre suffisamment que nous avons de très grandes raisons de rester toujours en une grande union les unes avec les autres ; car nous voyons que l’union est la cause de toutes sortes de biens, tant spirituels que temporels, et la désunion la cause de tous maux, comme d’ailleurs l’expérience le fait assez connaître.

Passons au second point, qui est de ce qu’il faudrait faire au cas qu’il y eût quelque désunion en la Compagnie, tant en général qu’en particulier, comme si Marie avait quelque discorde avec Françoise ou Barbe avec Jeanne, ou bien qu’il fût arrivé quelque différend dans lequel la Compagnie serait partie, c’est-à-dire, par exemple qu’une partie d’icelle dît : "Pour moi, je voudrais communier tous les jeudis", et que l’autre choisît un autre jour. Si les unes étaient d’une opinion et volonté, et les autres d’une autre, que faudrait-il faire ? Faudrait-il prendre parti, c’est-à-dire entrer dans l’opinion ou des unes ou des autres ?

 

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La plupart des sœurs dirent que non. Et notre très honoré Père reprit :

C’est bien ainsi, mes sœurs ; il faut toujours suspendre son jugement.

Vous, ma sœur, si vous appreniez que deux sœurs ont quelque division ensemble, que faudrait-il faire ?

— Il faudrait essayer de les accorder en les excusant l’une et l’autre.

— Vous dites bien, ma sœur. Dans ses écrits, M. de Genève dit que quelquefois deux personnes sont fâchées l’une contre l’autre sans y avoir donné sujet, comme seraient deux crocheteurs chargés qui viendraient l’un d’un côté, l’autre de l’autre, la tête basse, sans se voir, et s’entrechoqueraient. Il est vrai qu’ils se sont entrechoqués ; mais c’est sans le vouloir. Il en est quelquefois de même entre vous : sans y penser, l’on se dit ou fait quelque chose qui donne sujet, il est vrai, de se fâcher et si l’on avait la charité, qui nous porte toujours à l’union, l’on ne laisserait pas de se fâcher. Faites comme ces bons crocheteurs, qui ne se querellent pas, et ainsi passent leur chemin. Si quelqu’une vous disait son mécontentement, répondez que la sœur contre qui elle est fâchée n’y pensait pas. Mes filles, nous voyons quelquefois en nous du désaccord et de la désunion. N’y en a-t-il pas même en nos entrailles ? Vous avez pu entendre dire que quelquefois dans nos boyaux il y a de la discorde ; ils s’entortillent ensemble de telle sorte qu’il en arrive de grands maux, et tels que quelquefois on en meurt. Et vous savez bien que ce n’est pas mauvaise volonté de l’un contre l’autre ; ils n’en sont pas capables. De même, mes sœurs, il vous faut toujours vivre en si parfaite union que vous ne soyez pas capables, avec la grâce de Dieu de vous fâcher les unes contre les autres. Il faut aussi, si une sœur vient se

 

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plaindre à vous d’une autre, excuser cette dernière et dire : "Ma chère sœur, notre sœur ne pensait pas à vous fâcher".

Vous, ma chère sœur, que faudrait-il faire ?

— Il faudrait premièrement, pensant aux grands biens qui viennent de l’union, et aux grands maux que cause la désunion, par un esprit rempli de charité, demander à Dieu la grâce de pouvoir servir ses sœurs en cela.

— Et vous, ma sœur, que vous en semble ? Que faudrait-il faire si ce mal de la désunion arrivait ?

— Il faudrait, Monsieur, prier Dieu pour les sœurs qui seraient en cette peine.

— Ne faudrait-il point, mes sœurs, faire quelque pénitence pour elles, comme la discipline, ou autre austérité ? Ce serait un bon moyen. Mais que faudrait-il faire encore, ma sœur ?

— Je pense, Monsieur, qu’il se faut informer en particulier avant de donner tort à l’une ou l’autre, puis les exciter à la réconciliation, c’est-à-dire à se demander pardon.

— O mes filles, l’excellent moyen d’union que de se demander pardon l’une à l’autre !

Une sœur dit alors :

Monsieur, voudriez-vous me permettre de demander pardon présentement à mes sœurs de ce que j’ai murmuré, pensant que quelques-unes dédaignaient de me saluer par les rues, et à celles à qui je m’en suis plainte aussi

— Très volontiers, ma sœur.

Cette sœur se mit à genoux, et toutes les autres avec elle, et elle demanda pardon avec grande humilité, nommant les sœurs l’une après l’autre.

— Dieu soit béni, mes sœurs ! C’est ainsi qu’il faut faire pour conserver une parfaite union. Un jour je

 

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parlai avec une supérieure des Ursulines de Gisors ; et elle me dit l’union et accord qui était parmi ses religieuses. Je lui demandai avec étonnement : "Eh ! ma Mère, que faites-vous pour avoir une telle tranquillité en votre communauté, qu’il n’y ait jamais de différend ?" Elle me répondit : "Monsieur, sitôt qu’il en paraît quelque sujet, nos sœurs ont l’habitude de se jeter à genoux et de se demander pardon l’une à l’autre, en sorte que la désunion n’y peut entrer." Oh ! l’excellent moyen, mes filles ! Aimez bien cette pratique, le plus tôt est le meilleur, quand vous vous apercevrez que quelque sœur est fâchée, ou se doit fâcher contre vous.

Une sœur dit :

Mais, Monsieur, quelquefois, si l’on veut demander pardon à une sœur, celle-ci s’en moque, ou s’irrite davantage ; alors que faut-il faire ?

— Mes sœurs, si vous voyez que la sœur, soit parce qu’elle a été fortement fâchée, soit parce qu’elle n’est pas en bonne humeur, ou a en l’esprit un autre sujet de mécontentement, n’est pas capable de bien recevoir votre humiliation, oh ! il ne faut pas pour lors lui demander pardon ; car ce serait lui jeter des charbons ; vous la mettriez en danger de s’aigrir davantage. Attendez qu’elle soit un peu mieux, puis demandez pardon avec le plus d’humilité que vous pourrez vous reconnaissant devant Dieu cause du mal qu’elle a fait.

Et vous, ma sœur, que feriez-vous si plusieurs de la Compagnie étaient en désunion ensemble, pour remettre l’union si nécessaire en votre Compagnie ?

— Monsieur, j’en donnerais avis aux supérieurs et leur dirais ce que je saurais du sujet du différend.

— C’est bien cela, ma fille, car il faut croire que Dieu donnera grande bénédiction à ce que les supérieurs feront pour ce sujet. Il faut, mes filles, vous

 

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représenter toujours la nécessité de cette union par les grands biens qui s’ensuivent et que vous avez dits, et par les grands maux que la désunion apporte, particulièrement ceux que Dieu vous a inspirés. C’est Dieu, mes filles, qui vous a fait ainsi parler. Qu’il en soit béni à jamais !

Et comment faudrait-il procéder pour s’entremettre ? Faudrait-il parler à toutes ? Voyez-vous, mes filles, si deux étaient en désunion ensemble, il faudrait leur parler séparément et leur représenter après qu’elles ont dit leur mécontentement, le support que l’on se doit les unes aux autres. Car, voyez-vous, mes sœurs, si peu de chose suffit quelquefois à nous fâcher ! Parfois l’on a des aversions les uns à l’égard des autres sans savoir pourquoi. Un peu de jalousie et d’envie souvent. L’aversion contre une sœur vient en l’entendant manger, en lui voyant faire quelqu’autre action. Cette aversion Si on y demeurait, causerait infailliblement de la désunion. Oh ! mes filles, faites tout votre possible pour la surmonter, et, s’il y a de la désunion, parlez aux sœurs en particulier.

Après en avoir obtenu la permission de M. Vincent, une sœur demanda s’il était expédient que toutes les sœurs indifféremment se mêlassent de moyenner une accommodation, en cas de désunion. Notre très honoré Père nous fit entendre que toutes devaient, tant qu’elles pouvaient, contribuer à l’union entre les sœurs encourageant les unes, adoucissant les autres et excusant toujours l’absente mais que, s’il s’agissait de chose d’importance et d’une désunion formée, il faudrait avertir le supérieur ou la supérieure.

— Ne le voulez-vous pas toutes ? Ne vous donnez-vous pas dès maintenant à Dieu pour accepter que vos fautes soient charitablement dites à celle qui vous tient lieu de supérieure ?

 

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Toutes les sœurs répondirent oui très volontiers avec accord et d’un consentement tout cordial.

Le très cher Père dit à son accoutumée :

Dieu soit béni, mes sœurs ! C’est là un fort moyen pour maintenir la Compagnie en grande paix et union, et le sujet de cet entretien est des plus importants que je sache pour l’existence de la Compagnie.

Je parlais aujourd’hui à un bon Père grandement dévot ; c’est le Père Saint-Jure, qui a fait de si belles méditations, dont nous faisons lecture. Je lui demandais d’où il venait que, dans les communautés, quoique toutes les personnes eussent même désir de servir Dieu et même volonté de se perfectionner, il arrive de petites discordes. Il me dit : "Voyez, Monsieur, les personnes grossières se piquent bien plus facilement que de bons esprits et des personnes civilisées. Le moyen le plus facile de les tenir en paix est de les accoutumer à la réconciliation." Or, voyez-vous, mes filles, la plupart de vous êtes de cette sorte, nourries dans la rusticité, aussi bien que moi, pauvre porcher.

Je note ces mots, que le très honoré Père prenait souvent plaisir à dire en de plus honorables assemblées, comme celles des évêques, abbés, princesses et autres grandes dames qui se trouvent aux assemblées de Charité.

Vous vous en devez souvenir, continua-t-il, et prendre garde que, quand vous vous fâchez contre vos sœurs, ce n’est pas le plus souvent pour le sujet que vous croyez, mais à cause de la disposition de votre esprit.

Une autre sœur dit qu’il lui semblait que le mieux était de faire connaître au plus tôt le différend qui serait ès sœurs désunies, puis de demander pardon à Dieu pour elles et de beaucoup s’humilier, à la pensée que chacune est capable de pareilles fautes. Elle ajouta que,

 

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si, par malheur, nos infidélités, le peu de fidélité aux règles, le manque d’obéissance, les murmures et le peu de soin de notre amendement et avancement en la perfection de l’amour de Dieu attiraient sur toute la Compagnie son indignation, il serait à souhaiter que chacune se mît en état de pénitence pour implorer la miséricorde de Dieu, que l’on fît quelque conférence et visite exacte pour découvrir d’où viendrait le mal et que l’on expulsât de la Compagnie celles qui l’auraient causé au cas qu’il n’y eût point d’espérance d’amendement. Et si le mal était sans remède, je crois qu’il faudrait entièrement abolir la Compagnie par des moyens doux et charitables, car, de même que Dieu sera beaucoup honoré par icelle tant qu’elle se conservera dans l’union et l’obéissance aux supérieurs, ainsi la Compagnie serait cause de grands maux, si elle s’en retirait. Je me soumets dès maintenant à subir la confusion qui arriverait à ce désordre, reconnaissant que j’ai en moi assez d’imperfections pour en être seule cause.

Puis M. Vincent interrogea une autre sœur.

— Si ce malheur m’arrivait, Monsieur, répondit-elle, je serais davantage sur mes gardes pour ne plus donner sujet de mécontentement à mes sœurs, et leur souhaiterais de profiter de la peine que je leur aurais causée, pour s’avancer à la perfection que Dieu demande.

Une autre sœur dit que, s’il lui arrivait d’être en discorde avec une sœur, elle lui demanderait pardon en son particulier avant de se coucher, et ensuite à toute la communauté.

Pensées d’une autre sœur :

J’ai pensé en mon oraison que, si je voyais quelque désunion en la Compagnie, en autrui ou en moi-même,

 

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j’en avertirais au plus tôt le supérieur ou la supérieure, disant tout simplement la faute, sans m’excuser, ni m’en plaindre, même à celles en qui j’aurais plus de confiance.

Une autre sœur a dit qu’elle se jetterait à deux genoux devant le crucifix pour demander pardon de sa faute et prier la sainte Vierge d’intercéder en sa faveur puis irait à ses supérieurs tout simplement leur demander quelque pénitence, avec la conviction qu’il n’en était pas d’assez grande pour cette faute, demanderait pardon à la sœur qu’elle a offensée, et lui promettrait, et à ses supérieurs, de mieux se comporter à l’avenir envers ses sœurs, de les aimer plus tendrement et de leur témoigner plus de cordialité et de déférence.

Une autre dit que, si elle avait eu quelque différend avec une sœur elle lui en demanderait pardon, lui témoignerait son regret et essaierait de se comporter vers elle avec plus d’amitié qu’auparavant.

— Et vous, ma sœur, que faudrait-il faire pour remédier à ce grand mal de désunion, s’il arrivait ? Nous devrions être bien aises que l’on nous avertît de notre faute et écouter les avertissements qu’on nous donnerait pour les mettre en pratique.

Il y avait en cette assemblée beaucoup plus de sœurs qu’il n’y a de raisons pour nous faire éviter ce défaut de désunion, et de moyens pour y remédier. Comme plusieurs ont eu les mêmes pensées, je ne les redis pas toutes en particulier.

A la fin, une sœur (2) demanda très humblement à M. Vincent, pour l’amour de Dieu, au nom de toute la Compagnie d’offrir tous les bons désirs des sœurs au saint autel pour nous obtenir de Dieu pardon des fautes

2. Louise de Marillac. Dans les conférences rédigées par elle, elle ne se désigne pas autrement.

 

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contre nos règles et du mauvais usage que nous avons fait des instructions que sa charité nous donnait dès y a longtemps, et de lui demander de nouvelles grâces pour l’accomplissement entier des saints desseins que de toute éternité il a eus sur la Compagnie.

Monsieur Vincent répondit :

Oui, mes filles, très volontiers, je dirai la messe à cette intention, mais non pas ces jours-ci, car je suis obligé de la dire pour notre bon roi. Je vous prie de communier toutes à son intention, à ce qu’il plaise à Dieu lui redonner la santé, ou, si sa bonté juge expédient pour sa gloire, le maintenir en l’état où il était jeudi, qu’il pensait mourir et envisageait la mort chrétiennement et généreusement.

La même sœur demanda à M. Vincent s’il jugeait à propos que les sœurs s’accusent tout haut dans les assemblées, en sa présence et en présence de toutes les sœurs, des fautes qu’elles auront commises particulièrement contre les résolutions qu’elles venaient de prendre présentement.

— O mes sœurs, quel bon moyen de vous perfectionner que celui-là ! Sachez que, si par cette action faite en particulier, vous obtenez de Dieu un degré de grâce, quand vous la ferez en public, vous en obtiendrez autant que vous aurez de témoins de cette action.

Je vous assure encore une fois, mes sœurs, que je suis très consolé de cette conférence. Il nous faut laisser le troisième point pour la prochaine, que nous ferons au plus tôt, s’il plaît à Dieu ; en celle-là nous nous entretiendrons des moyens d’empêcher la désunion en votre Compagnie. Vous ferez encore une fois oraison là-dessus

Que la bonté de Dieu, principe de la vraie union, vous accorde la grâce d’éviter tous les maux que la

 

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désunion peut causer et vous tienne toujours en parfaite union avec lui, avec le prochain par une vraie charité, et avec vous-mêmes par la mortification de vos sens et de vos mauvaises habitudes, le tout pour sa gloire. Que Dieu vous bénisse ! Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

15. — CONFÉRENCE DU 14 JUIN 1643

EXPLICATION DU RÈGLEMENT

Le quatorzième juin 1643, M. Vincent, notre très honoré Père nous fit la charité de nous entretenir sur le règlement et la manière de vie des Filles de la Charité, en suite de ce qu’une sœur de paroisse lui avait demandé par écrit la pratique de ce qui se faisait en la maison. Notre très honoré Père n’avait pu encore se résoudre à le rédiger par écrit en quoi nous avons sujet de reconnaître que la divine Providence s’est réservé la conduite de cette œuvre, qu’elle avance et recule comme il lui plaît.

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien sera des règles et de la manière de vie que depuis longtemps vous vous êtes proposées et même que, par la grâce de Dieu, vous pratiquez. C’est vous qui les avez faites, ou plutôt c’est Dieu qui vous les a inspirées, car, mes filles, nous ne saurions dire qu’elles vous aient été données. Qui eût pensé qu’il y aurait des Filles de la Charité quand les premières vinrent en quelques paroisses de Paris ? Oh ! non, mes filles, je n’y pensais pas ; votre sœur servante n’y pensait pas non plus, ni M. Portail. Dieu y pensait pour vous. C’est lui, mes filles, que nous pouvons dire

Entretien 15. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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auteur de votre Compagnie, il l’est plus véritablement que personne autre. Oh ! béni soit Dieu, mes filles, de ce que vous avez été choisies par sa bonté, vous pauvres filles de village la plupart, pour former une Compagnie, qui, moyennant sa grâce, le servira !

Je crois, mes filles, que vous avez fait oraison sur ce sujet. Le premier point est de la nécessité que chaque Compagnie a d’une règle ou manière de vie convenable au service que Dieu en veut tirer. Et cela est tout clair, car il y a une règle, non seulement chez les religieux, mais partout ; nous autres qui ne sommes pas religieux et qui ne le serons jamais, parce que nous ne le méritons pas, nous en avons une ; les Pères de l’Oratoire, que j’aurais dû nommer les premiers en ont une. Il est difficile et même impossible que les communautés se maintiennent sans règle dans l’uniformité. Quel désordre serait-ce que les unes se voulussent lever à une heure, les autres à une autre ! Ce serait désunion plutôt qu’union.

Je vous dirai donc, mes filles, le peu de réflexions qui me sont venues sur cela, car je n’ai pas eu le temps d’y penser beaucoup.

La première raison est la nécessité que je vous en viens de dire et cela de tout temps. Les règles sont établies dans l’ordre de la nature et même Dieu en a écrit de son doigt pour le peuple israélite, et il voulait que sa loi restât toujours sous ses yeux. Peut-être, mes filles sera-t-il expédient qu’il en soit de même de vos règles. Au moins faudra-t-il que vous en ayez toutes une copie pour vous aider à les pratiquer exactement.

Une autre raison, mes sœurs, c’est que cela plaît à Dieu. O mes filles, quel bonheur de pouvoir plaire à Dieu ! Ne voyez-vous pas mes sœurs, que l’on prend un singulier plaisir à plaire aux personnes que l’on aime ? On tient à grand honneur et contentement de plaire au

 

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roi, un roi terrien, qui, selon la nature, n’est pas plus que les autres hommes est sujet aux mêmes nécessités et incommodités. Nous en avons eu l’exemple, ces jours passés, en la personne de notre bon roi de très heureuse mémoire, qui a tant souffert et qui, après sa mort, avait des vers dans le mésentère et un dans l’estomac. Si, mes filles, tant de personnes travaillent avec un si grand plaisir et assiduité pour agréer à un roi terrien dont on ne peut espérer que des récompenses vaines et terriennes, à plus forte raison devez-vous avoir soin de plaire à Dieu, qui est Roi de tous les rois et qui récompense ceux qui l’aiment et servent d’un bonheur éternel.

Une autre raison, mes filles, c’est qu’il est facile d’observer vos règles. Elles sont divisées en deux parties. La première vous dit en quinze articles ce que doit être l’emploi de la journée, c’est-à-dire tout ce que vous devez faire chaque heure. En la seconde partie sont contenus quelques avis pour vous aider à les bien pratiquer.

Je sais bien qu’il y aura un peu de diversité dans vos règlements, à cause de la différence des pauvres que vous servez ; mais néanmoins, pour le principal de vos exercices, elles peuvent toutes convenir. Et s’il est nécessaire de changer quelque chose pour le service des forçats, des enfants, des pauvres des paroisses et des sœurs qui sont à la campagne, on le fera. Je crois que facilement vous pourrez être semblables à celles de la maison ; il est à désirer que vos exercices soient comme ceux des sœurs de la maison.

Je vous dis donc, mes sœurs, que la pratique de votre manière de vie est très facile. Rien de plus facile et agréable que de se lever à quatre heures, de donner ses premières pensées à Dieu, de se mettre à genoux pour l’adorer et de s’offrir à lui. Cela n’est-il pas bien aisé ?

Pour faire l’oraison, c’est-à-dire pour parler à Dieu

 

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une demi-heure, oh ! quelle facilité et quel bonheur ! On est pour l’ordinaire bien heureux de pouvoir parler à un roi ; ils sont sans jugement ceux qui trouvent difficile de parler demi-heure à Dieu.

Porter les médecines aux malades et entendre la sainte messe au retour, cela n’est pas non plus difficile. Se rendre chez la dame qui fait cuire le pot à l’heure qu’il faut le porter aux malades, ou un peu devant, si besoin est ; et il en est quelquefois besoin, crainte que les servantes ne le trouvent prêt quand il faut.

Avant dîner, faire son examen particulier, dire le Benedicite et les grâces. Quelle difficulté y trouvez-vous ? Après dîner, avoir soin de retirer les ordonnances du médecin, et apprêter et porter les remèdes aux malades. Cela est bien facile.

Après cela, prendre son temps pour lire un chapitre de quelque livre de dévotion. O mes filles, il n’y faut pas manquer ; cela est bien facile, et c’est chose bien nécessaire car, le matin, vous parlez à Dieu en l’oraison, et par la lecture Dieu vous parle à vous. Si vous voulez être écoutées de Dieu en vos prières, écoutez Dieu en la lecture. Il n’y a pas moins d’avantage et de bonheur à écouter Dieu qu’à lui parler. C’est pourquoi je vous recommande bien, tant que cela se pourra, de n’y point manquer et, s’il se peut, de faire un peu d’oraison ensuite.

Faire encore son examen particulier avant souper ; cela se peut facilement. Faire, avant de se coucher, l’examen général ; se coucher à neuf heures et s’endormir avec quelque bonne pensée. Tout cela n’est-il pas bien facile, et quelles raisons pourriez-vous avoir de ne pas le faire ?

Et outre ce que je vous ai dit, vous récitez encore

 

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votre chapelet à plusieurs reprises, comme une dizaine après l’oraison du matin ; deux, à l’église, avant la messe, ou jusqu’à l’évangile, si la messe commence plus tôt ; deux, après la lecture de l’après-dînée ; et une au soir. Il vous est permis de prendre d’autres heures, si celles-ci né vous conviennent pas.

Se confesser et communier les dimanches et fêtes principales, et non plus souvent sans permission du directeur. O mes filles, je vous recommande bien d’être exactes en la pratique de ce point, qui est de grande importance. Je sais bien qu’il pourra y en avoir plusieurs qui souhaiteront davantage ; mais, pour l’amour de Dieu, mortifiez-vous en ce sujet et pensez qu’une communion spirituelle bien faite aura quelquefois plus d’efficace qu’une réelle. Je le sais, mes filles, et je vous dirai volontiers que les communions trop fréquentes ont été cause de grands abus, non pas, à cause de la sainte communion mais par les mauvaises dispositions que souvent l’on y apporte. C’est pourquoi, mes filles, je vous prie de ne point communier plus souvent sans la permission de votre directeur.

Il est encore très important de ne point vous tenir sans rien faire et de vous occuper à coudre ou à filer, quand vous n’avez plus rien à faire pour vos malades. Oh ! il faut, mes filles, travailler pour gagner sa vie et être bien exactes à employer le temps, dont Dieu vous demandera un compte bien étroit. Il l’a dit lui-même : "Je vous redemanderai le temps qui est passé." C’est une chose si précieuse de bien employer le temps, et le temps que nous avons sur terre nous peut être si avantageux, que nous devons bien prendre garde de n’en point perdre. O misérable que je suis, que dirai-je à Dieu quand il me demandera compte du temps que je perds !

La seconde partie de vos règles, mes filles, consiste

 

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en quelques avis, contenus en dix-sept articles, pour bien pratiquer l’emploi de la journée, pour faire tous vos exercices en esprit d’humilité, de charité de douceur, et pour honorer la sainte vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur terre. Pour cela, il faut que vous dressiez votre intention au commencement de chaque action, et principalement quand vous vous appliquez au service de vos pauvres malades. Quel bonheur mes filles, de servir la personne de Notre-Seigneur en ses pauvres membres ! Il vous a dit qu’il réputera ce service comme fait à lui-même.

Portez grand honneur aux dames. N’est-il pas bien raisonnable de leur parler avec respect, de leur obéir en ce qui concerne le service des pauvres ? Ce sont elles qui vous donnent le moyen de rendre à Dieu le service que vous rendez aux malades. Que pourriez-vous sans elles, ô mes filles ? Portez-leur donc un grand respect, de quelque condition qu’elles soient. Il faut que je vous le die, j’ai remarque que plusieurs sont fautées en ce sujet. Oh ! il s’en faut bien garder dorénavant, tant en leur parlant, qu’en parlant d’elles. Elles vous font beaucoup d’honneur et vous aiment, mais il n’en faut pas abuser.

Il faut faire le même à l’égard de Messieurs les médecins. O mes filles, il ne faut pas trouver à redire à leurs ordonnances, ni faire vos médecines d’autre composition ; mettre ponctuellement ce qu’ils vous disent, tant pour la dose que pour les drogues. Quelquefois il y va de la vie des personnes. Portez donc respect aux médecins, non seulement parce qu’ils sont plus que vous, et qu’ils sont savants, mais parce que Dieu vous le commande, et cela en la Sainte Écriture, où il y a un passage exprès qui dit : "Honorez les médecins pour la nécessité" (1). Les rois mêmes les honorent, et tous

1. Ecclésiastique XXXVIII, 1.

 

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les plus grands du monde. Aussi pourquoi vous autres, sous ombre qu’ils vous sont familiers, qu’ils vous parlent librement, ne leur porteriez-vous pas l’honneur et le respect que vous devez ? O mes filles, prenez-y garde, je vous supplie. Et quoiqu’il vous semble que quelquefois un ne fera pas Si bien qu’un autre, gardez-vous bien de les mésestimer, car c’est l’ignorance qui vous empêche de connaître pourquoi les médecins observent diverses méthodes pour traiter les malades, qui néanmoins ont de pareils effets. C’est pourquoi, mes filles, vous devez toujours leur porter un grand respect.

Vous devez souvent penser que votre principale affaire et ce que Dieu vous demande particulièrement est d’avoir un grand soin de servir les pauvres, qui sont nos seigneurs. Oh ! oui, mes sœurs, ce sont nos maîtres. C’est pourquoi vous les devez traiter avec douceur et cordialité, pensant que c’est pour cela que Dieu vous a mises et associées ensemble, c’est pour cela que Dieu a fait votre Compagnie. Vous devez avoir soin que rien ne leur manque en ce que vous pourrez, tant pour la santé de leur corps, que pour le salut de leur âme. Que vous êtes heureuses, mes filles, que Dieu vous ait destinées à cela pour toute votre vie !

Les plus grands du monde tiennent à bonheur d’y employer une petite partie de leur temps, et cela avec tant de ferveur et charité ! Vous voyez, nos sœurs de Saint-Sulpice, ces bonnes princesses et grandes dames, quand vous les y accompagnez. O mes filles, que vous devez estimer votre condition, puisque vous êtes dans les occasions de pratiquer tous les jours, à toutes les heures, les œuvres de charité, et que c’est là le moyen dont Dieu s’est servi pour sanctifier plusieurs âmes ! Oui, mes filles, un saint Louis n’a-t-il pas servi des pauvres dans l’Hôtel-Dieu de Paris avec une si grande

 

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humilité, que cela a servi à sa sanctification ? Tous les saints, ou la plupart, ont tenu à bonheur d’être agréables à Dieu par ce moyen. Humiliez-vous bien fort et pensez que ce vous est une grâce de Dieu bien au-dessus de vos mérites.

Quoi ! le monde vous chérit et vous honore pour ce sujet et admire ce que Dieu veut faire par vous. Je viens de chez la reine. Elle m’a parlé de vous. O mes filles, vous avez grand sujet de craindre de vous rendre infidèles à Dieu et méconnaissantes de ses grâces, si vous ne prenez la peine de mettre en pratique les règles qu’il vous fait donner.

Il faut que vous vous gardiez de trop parler. O mes filles c’est un grand défaut de trop parler et une chose malséante, et particulièrement aux Filles de la Charité, qui doivent avoir beaucoup plus de retenue que les autres. Vous devez encore garder le silence aux heures du lever et du coucher, c’est-à-dire depuis la lecture du soir jusques au lendemain après l’oraison. O mes sœurs, le bon exercice que c’est de garder le silence ! C’est dans le silence que l’on peut entendre Dieu parler à nos cœurs. Ayez-y grande dévotion. Si la nécessité requiert que vous parliez, que ce soit bas et en peu de paroles. Cette observance-là vous donnera de la dévotion.

Le sixième article vous demande d’être bien modestes en tous temps. O mes filles, cette vertu vous doit être en très singulière recommandation ; car, si l’on voyait une Fille de la Charité immodeste dans les rues, regardant de çà et de là, ô mes filles, l’on dirait bientôt : "Cette fille quittera." Si cela était en plusieurs, on aurait sujet de croire que bientôt la communauté manquerait. O mes filles, c’est une chose de très grande importance. Mais aussi nous avons sujet de louer Dieu, et je vous puis dire que je suis édifié de votre modestie quand je rencontre

 

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quelqu’une de vous autres par les rues. Oh ! Dieu en soit béni ! Il m’est toujours demeuré en l’esprit la modestie et retenue d’une sœur, qui venait de quelque lieu, comme je lui demandais avec quelle personne elle avait parlé, elle me dit : "Eh ! Monsieur, je n’y ai pas pris garde." C’est ainsi, mes filles, qu’il faut se comporter.

Vous ne devez faire ni recevoir aucune visite, ni tenir personne dans votre chambre, quand c’est un empêchement à vos exercices. Ce vous serait une faute notable si vous preniez cette habitude petit à petit cela consommerait tout votre temps et vous porterait à servir vos malades avec empressement ; et, qui pis est, il serait à craindre qu’avec le temps vous les négligeassiez de telle sorte que la pensée des personnes que vous irez voir et celles qui viendraient en vos chambres occuperaient la principale partie de votre temps et de votre esprit. O mes filles, que ce point est de grande importance et dangereux ! Prenez-y bien garde et ne craignez point de dire : "Excusez-nous, je vous prie ; voici l’heure de notre repas, de nos prières ; nous ne pouvons remettre en d’autre temps." Voyez-vous, mes filles, quand bien, à l’heure que vous leur parlez, il vous semblerait qu’elles le trouveront mauvais, n’hésitez pas. Réflexion faite, elles vous en donneront plutôt des louanges que des blâmes, et vous aurez la consolation d’avoir répondu, en cette occasion, comme Dieu voulait. Quel bonheur, mes filles, d’avoir assurance, en pratiquant vos règles, que vous faites ce que Dieu veut ! C’est pourquoi, quand l’on vous dit : "Vous ne me venez point voir", répondez résolument : "Madame, excusez-moi, je vous prie ; nous ne devons faire aucune visite."

Vous devez vivre ensemble en une très grande union et ne vous plaindre jamais l’une de l’autre. Pour ce faire, mes filles, il se faut beaucoup supporter,

 

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car personne n’est sans défaut. Si nous ne supportons notre sœur, pourquoi penserions-nous qu’elle nous dût supporter ! Ce n’est pas, mes filles, que quelquefois il n’arrive quelque petite contradiction : l’une pourra vouloir une chose, et sa sœur une autre ; et ce qu’elles veulent n’est pas mal ; néanmoins, s’il n’y a de la condescendance et que l’une ne cède à l’autre, il s’ensuit de la désunion. C’est pourquoi, mes filles, au nom de Dieu, prévenez-vous l’une l’autre et dites : "Eh bien ! ma sœur, puisque vous désirez cela, je le veux aussi." O ma sœur, voilà le vrai moyen d’être toujours en union. N’est-il pas nécessaire que nous en usions ainsi avec nous-mêmes, qui ne sommes pas longtemps en une même volonté car aujourd’hui nous voulons une chose, et demain une autre. Et si nous ne nous supportons dans ces changements, nous n’aurons jamais de paix et tranquillité en nous. Gardez-vous bien de vous plaindre l’une de l’autre, soit aux dames, soit à vos confesseurs, soit à quelqu’une de vos sœurs, ou de vous arrêter volontairement aux pensées d’aversion qui quelquefois peuvent venir.

Voici encore, mes filles, un grand moyen pour vous maintenir en union et cordialité : si vous vous apercevez que vous vous êtes contristées l’une ou l’autre, demandez-vous pardon aussitôt, si vous le pouvez, ou du moins le soir, car si vous vous couchez avec votre courroux, ô mes filles, c’est une très grande lâcheté. Non seulement c’est le devoir des Filles de la Charité, mais celui de tout bon chrétien, puisque Dieu a dit. "Que le soleil ne se couche sur votre courroux (2). Il se trouve des personnes du monde qui font ainsi.

Encore, mes sœurs, que vous soyez toutes égales et

2. Saint Paul aux Ephésiens IV, 26)

 

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en toutes choses semblables, la règle veut néanmoins que, de deux ou trois qui sont ensemble, une soit nommée sœur servante ; à celle-là il se faut soumettre humblement et de bon cœur, la regardant en Dieu, et regardant Dieu en elle. Il vous sera bien aise de vous soumettre si vous considérez qu’elle vous représente la présence de Dieu, et si vous la regardez en Dieu, car c’est par la conduite de la divine Providence que vous êtes ensemble, et par suite vous la devez honorer. De son côté, la sœur servante se doit garder d’agir avec sa sœur avec autorité et empire, mais avec douceur et cordialité, pensant que la charité est douce, bénigne, patiente et souffre tout. Or, ce ne serait pas être une vraie Fille de la Charité si elle n’imitait pas sa mère.

Il faut, mes filles, que vous vous portiez un grand respect les unes aux autres, dans la pensée que vous êtes également au service d’un même Maître ; de quoi vous vous devez plus tenir honorées que si vous étiez au service des plus grands seigneurs du monde. C’est encore un conseil que Notre-Seigneur nous donne : "Prévenez-vous l’un l’autre d’honneur et de bienveillance" (3). O mes filles, si cela est ainsi, que votre Compagnie sera à grande bénédiction et édification ! Ne contestez jamais l’une contre l’autre mais quittez plutôt votre volonté pour faire celle de votre sœur, j’entends ès choses qui ne sont point péché et qui ne contreviennent point à votre manière de vie. Mais il arrive quelquefois des sujets de néant qui donnent occasion de se contrarier de telle sorte que pour un rien l’on fait de grandes fautes. Le diable, notre ennemi et père de discorde, ne demande pas mieux que, par ce moyen, nous nous désunissions. O mes filles, c’est de quoi il se faut bien garder, et mieux

3. Épître de saint Paul aux Romains XII, 10.

 

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aimer contenter Dieu que satisfaire notre propre passion.

Voici un autre article, qui vous ordonne de ne rien donner ni rien recevoir sans permission de la sœur servante qui a la charge de la maison. O mes filles, ce point est de plus grande importance que vous ne pensez. Sitôt que vous vous êtes mises en une Compagnie où il ne doit y avoir rien de propre, tout ce que vous avez n’est plus à vous, mais à vos sœurs comme à vous. C’est pourquoi vous n’avez pas le pouvoir de le donner sans permission. Si c’est chose tant soit peu d’importance, il faut que la sœur servante en demande permission au supérieur. Si la chose est petite, elle peut permettre de donner et de recevoir. Si vous êtes pressées et n’avez pas le temps de demander permission, votre intention doit être d’en parler ensuite à votre sœur servante avec esprit de soumission, prêtes à rendre l’objet, ou à le garder, selon qu’elle le vous ordonnera. Cela n’est-il pas bien ainsi, mes filles ? Oh ! que de forts moyens pour vous rendre vertueuses ! Dieu soit béni !

Voici encore un article bien nécessaire : vous aurez soin de venir tous les mois au moins à la maison, et cela à l’heure la plus commode. Et pourquoi, mes filles ? Pour parler un peu de votre état à la sœur servante, et cela tout cordialement, comme un enfant qui viendrait chercher auprès de sa mère quelque soulagement, pour lui dire vos peines, petites et grandes, lui demander des avis selon vos besoins, lui rendre compte de la pratique de vos règles, de votre conduite, de vos petits différends, s’il en était arrivé, et cela tout sincèrement et cordialement et sans aucune feinte. O mes filles, les petites peines de la vie ne sont plus peines avec ces soulagements ; ou, s’il vous en reste, Dieu vous fera la grâce de les aimer pour l’amour de lui. Il ne faut pas vous contenter

 

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de découvrir vos défauts et vos peines, il est bon de dire aussi tout simplement les grâces que Dieu vous aura faites. Il y a cinq ou six articles dont vous devez parler. Vous en serez averties.

En voici un, mes filles, qui vous aidera fortement à bien pratiquer vos règles et vos exercices : ne pas manquer de vous trouver aux assemblées quand vous en serez averties, quelque prétexte que vous puissiez avoir. Si une dame voulait vous prendre ce temps-là, il faudrait lui dire : "Madame, je vous supplie très humblement de nous permettre de nous trouver à l’assemblée qui se fait au logis. Nous y sommes obligées ; et nous avons pris nos précautions pour que, pendant notre absence, nos malades ne manquent de rien." Si vous leur parlez de la sorte, elles se garderont bien de vous en empêcher. Autrement, vous perdriez beaucoup, car, mes filles, Dieu, qui sait vos besoins, permet quelquefois que vous entendiez en ces assemblées un mot utile, que vous n’entendriez pas ailleurs. Et puis, mes sœurs il y a toujours grande bénédiction à se trouver aux assemblées puisque Notre-Seigneur nous a dit que, quand nous serons assemblés en son nom il sera au milieu de nous. Mes filles, dites-moi, n’est-il pas véritable Notre-Seigneur ? Et puisqu’il ne se peut qu’il ne le soit pourquoi ne le croyons-nous pas ? O mes sœurs, je le crois aussi fermement que si je le voyais ici au milieu de nous, quoique très indigne oui, mes filles, je le crois plus que je ne crois que je vous y vois toutes C’est pourquoi je vous prie de ne pas manquer à vous y trouver.

Il faut encore, mes filles, n’avoir aucune attache, ni aux lieux, ni aux personnes, ni aux emplois, et être toujours prêtes à tout quitter quand l’obéissance vous retire de quelque lieu, convaincues que Dieu le veut ainsi. C’est là chose plus importante que je ne le vous saurais dire.

 

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Sans ce détachement général il est impossible que votre Compagnie subsiste. Et, mes filles, vous ne voudriez pas que, pour votre satisfaction, l’on vous laissât en un lieu d’où il est nécessaire de vous tirer pour vous mettre ailleurs, ou pour venir à la maison. Une autre sœur ferait comme vous, puis encore une autre, et ainsi, ce désordre se multipliant, ce serait la ruine totale de la Compagnie et la cessation de tant de bien qui se fait et qui se pourra faire par vous autres, si vous êtes fidèles à Dieu. O quel malheur, mes filles, à la sœur qui aurait la première causé ce désordre ! A Dieu ne plaise que cela arrive jamais ! Mes filles, prenez bien garde qu’insensiblement il ne se glisse parmi vous des attaches qui vous empêchent d’être souples en la main de Dieu ; car il en pourrait résulter que vous n’iriez pas en lieu où sa bonté vous voudrait faire la grâce de vous employer.

Bien que je vous recommande la pratique exacte de vos règles et de votre manière de vie, et que vous aimiez vous conformer à tout ce qui se fait en cette maison, où est le corps de la Compagnie, néanmoins, comme votre obligation principale est le service des pauvres malades, vous ne devez point craindre de laisser quelques règles dans les besoins pressants des malades pourvu que ce soit par vraie nécessité et non par un sentiment de la nature, ou par paresse.

Voici, mes sœurs, le dernier article de votre manière de vie. Le mémoire vous est donné à ce que vous en fassiez lecture au moins une fois tous les mois. Il est nécessaire que cela soit. Par cette lecture vous connaîtrez la volonté de Dieu et vous vous exciterez à la mettre en pratique.

O mes filles, Dieu vous en fasse la grâce ! Ce vous sera un moye pour vous rendre vraies Filles de la Charité, filles agréables à Dieu je vous le dis, et c’est

 

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vrai, celles qui garderont et pratiqueront bien exactement leurs règles parviendront bientôt à une très grande perfection de sainteté. O mes filles, qu’est-ce qui vous en pourrait empêcher ? Elles sont si faciles ! Vous savez qu’elles vous rendent agréables à Dieu et qu’en les suivant vous faites sa très sainte volonté. O mes filles, si vous êtes bien fidèles en la pratique de cette manière de vie vous serez toutes de bonnes chrétiennes. Je ne dirais pas autant si je vous disais que vous seriez de bonnes religieuses. Pourquoi a-t-on fait des religieux et des religieuses, sinon pour faire de bons chrétiens et de bonnes chrétiennes ? Oui, mes filles, faites grand état de vous rendre bonnes chrétiennes par la pratique fidèle de vos règles. Dieu en sera glorifié, et votre Compagnie à édification à toute l’Église. N’estimez pas peu la grâce que Dieu vous a faite et vous fera, si vous vous en rendez dignes. Pensez qu’en ces derniers temps Dieu veut mettre en son Église une Compagnie de pauvres filles des champs, comme vous êtes la plupart, pour continuer la vie que son Fils a exercée sur terre. O mes filles, ne vous rendez pas indignes de votre grâce. Je prie Dieu, mes sœurs, de vous donner pour cela une parfaite union.

O mon Dieu, nous nous donnons à vous pour l’accomplissement du dessein que vous avez sur nous ; nous nous reconnaissons indignes de cette grâce ; mais nous vous la demandons par l’amour de votre Fils ; nous vous la demandons par la sainte Vierge ; nous vous la demandons encore par nos sœurs, que, dans votre bonté, vous avez bien voulu mettre déjà en votre saint paradis. Donnez-nous-la, mon Dieu, pour votre gloire, et bénissez-nous. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

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16. — CONFÉRENCE DU 7 DÉCEMBRE 1643

SUR L’ŒUVRE DES ENFANTS TROUVES

Une sœur a pensé qu’un motif de servir les petits enfants avec grand soin et affection était que leur âme est faite à l’image de Dieu. Elle a rappelé aussi que Notre-Seigneur a toujours aimé les pauvres petits enfants, car il a dit à ses apôtres de les laisser approcher de lui, et nous a enseigné que, pour entrer dans le ciel, il faut leur ressembler.

Pour les bien servir il est bon de se rappeler toutes ces vérités et d’espérer que leurs petits exemples nous seront utiles pour acquérir les vertus par lesquelles nous seront réputés de Dieu petits enfants.

— Dieu soit béni, ma sœur ! Je suis bien consolé de voir les pensées que Dieu vous donne à toutes. Oh ! n’en doutez pas, il y a lieu d’espérer beaucoup de grâces en servant ces pauvres petites créatures, abandonnées de tous, excepté de la divine Providence, qui vous a choisies pour les servir.

Une autre sœur dit :

Mon Père, nous devons nous estimer bien heureuses que Dieu nous ait donné le soin de ces petits enfants, parmi lesquels plusieurs peut-être rendront beaucoup de gloire à Dieu par eux-mêmes, ou par l’instruction qu’ils pourront donner à autrui.

Une autre raison, c’est la créance en laquelle nous devons être que c’est la volonté de Dieu que nous ayons cet emploi, puisqu’il l’a lui-même inspiré à nos supérieurs, et la crainte que, si nous ne nous en acquittons bien, Dieu ne commette cet œuvre à d’autres, qui feront leur devoir.

Entretien 16. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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J’ai encore pensé que c’est pour nous un moyen de faire notre salut, que de nous bien acquitter de cet emploi.

Réflexions d’une autre sœur :

Mon Père, ces enfants, qui sont, selon toute probabilité, doublement conçus dans le péché, nous représentent une plante très épineuse, que Dieu ne veut pas jeter au feu, mais sur laquelle il veut cueillir des roses ; et ces roses sont leurs âmes raisonnables, qu’il a créées et rachetées du sang et de la mort de son Fils. Cette pensée m’a donné grand désir de les servir.

Réflexion d’une autre sœur :

Mon Père, cinq raisons principales nous doivent donner grand désir de servir ces petites créatures, abandonnées de tout le monde. La première est l’obligation de procurer la gloire de Dieu en tout ce que nous pourrons, comme nous faisons en servant ces petits corps pour l’amour de Dieu, instruisant leurs âmes et leur donnant bon exemple, à ce qu’ils glorifient Dieu un jour en l’éternité.

Second motif. — Comme ces petits corps sont doublement conçus dans le péché, il y a sujet de croire que le diable aura plus de force pour les induire au mal, et fera tous ses efforts pour en avoir le plus grand nombre dans les enfers ; ce que nous devons empêcher, puisqu’il y a obligation, sous peine de péché, d’arracher le prochain à la mort, quand nous le pouvons, et que la mort de l’âme est beaucoup plus importante que celle du corps.

Troisième raison. — L’exemple que Dieu même nous a donné d’un enfant de cette condition, abandonné par sa mère Agar. Agar reçut la visite d’un ange, qui lui commanda, de la part de Dieu, d’avoir soin de son enfant. Elle le reprit, s’humilia et par ses larmes toucha

 

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le cœur de la vraie femme d’Abraham, qui la reçut chez elle (1)

Quatrième motif. — Nous devons faire grand cas du dessein que Dieu a eu en nous choisissant pour cet œuvre, que nous devons estimer au-dessus de ce que nous pouvons imaginer.

Cinquième motif. — Le service rendu à ces petits enfants est un des plus puissants moyens que nous ayons pour nous perfectionner ; nous y apprenons à nous surmonter en beaucoup de nos passions et à fuir l’oisiveté.

Un premier moyen de bien servir ces petits enfants est de penser que nous n’en sommes pas capables, de représenter souvent à Dieu notre insuffisance, et de lui demander la grâce de nous apprendre à les servir bien utilement pour sa gloire et leur salut.

En second lieu, respecter ces petits enfants comme les enfants de Dieu, et nous souvenir que Notre-Seigneur nous a recommandé de leur donner bon exemple, pour ce motif que leurs anges voient continuellement la face de Dieu.

En troisième lieu, avoir un grand soin de ce qui leur est nécessaire, veiller à ce que rien ne leur manque.

Quatrièmement, ne pas témoigner plus d’affection aux uns qu’aux autres, car les préférences causent la jalousie et envie, en laquelle ces petits enfants se pourraient habituer.

Cinquièmement, veiller à la pratique des règles, d’abord pour être fidèles à Dieu, puis pour le bien des enfants, qui, servis aux heures, se porteront beaucoup mieux.

1. Il y a confusion dans l’esprit de la sœur qui parle, c’est dans une autre circonstance qu’Abraham et Sara, sa femme, consentirent à recevoir Agar.

 

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Dieu soit béni, mes chères filles, des pensées qu’il vous a données à toutes ! J’en suis tout consolé et ne saurais vous exprimer la joie que mon cœur en ressent, particulièrement de ce que vous avez presque toutes pris la résolution, quand la sainte obéissance vous enverra au secours de ces petits, d’aller les servir avec charité, douceur et affection. C’est Dieu, mes filles, qui vous donne cette bonne volonté. Conservez-la bien.

Considérant la conduite de la divine Providence à votre sujet, j’ai été extrêmement étonné, mes filles, du choix qu’elle a fait de toute éternité de vous autres, pauvres filles de village, sans expérience, sans science, à l’exclusion de beaucoup, pour lui rendre ce service, le plus important que je sache, avec celui que lui rendent les religieuses de l’Hôtel-Dieu. Mes filles, que vous devez être reconnaissantes de cette grâce ! Quoi ! de toute éternité Dieu pensait à vous pour une affaire de telle importance ! Non seulement il pensait à faire l’établissement d’une Compagnie pour ce sujet, mais il songeait même à vous choisir chacune en particulier pour en faire partie. Mes filles, si vous comprenez bien le dessein de Dieu sur vous, vous vous tiendrez heureuses de cette miséricorde. Que Notre-Seigneur vous accorde cette grâce !

Une seconde remarque, mes chères sœurs, c’est que ces petits enfants appartiennent à Dieu d’une manière toute particulière, puisqu’ils sont abandonnés de père et de mère, et néanmoins ont des âmes raisonnables, créées de la toute-puissance de Dieu. Ils n’appartiennent qu’à Dieu, qui leur sert de père et de mère et pourvoit à leurs besoins.

Voyez, mes filles, ce que Dieu fait pour eux et pour vous. De toute éternité, il a fixé ce temps-ci pour inspirer à quantité de dames le désir de prendre le soin et la

 

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conduite de ces petits enfants, qu’il répute siens ; de toute éternité, il vous a choisies, mes filles, pour leur service. Quel honneur pour vous ! Si les personnes du monde se tiennent bien honorées de servir les enfants des grands, combien plus vous d’être appelées à servir les enfants de Dieu !

J’étais dernièrement en un lieu où le roi se promenait. "Sire, lui dit Madame sa gouvernante, à la vue de M. le chancelier, qui entrait, sire, baillez votre main à M. le chancelier." — " O mon Dieu ! s’écria M. le chancelier, faisant une grande révérence, je n’ai garde de toucher la main du roi ; je ne suis pas Dieu." Voyez, mes filles, parce qu’il est fils de roi, il est roi ; et si M. le chancelier, qui est un des premiers officiers de sa couronne, n’ose, par respect, lui toucher la main, quels sentiments devez-vous avoir en servant ces petits enfants, qui sont enfants de Dieu ! Mes filles, donnez-vous à Dieu pour les servir avec grande charité et douceur, et prenez l’habitude de voir Dieu en eux et de les servir en Dieu et pour son amour. Que ce motif est puissant, mes filles ! Vous devez en conclure que Dieu prend un grand plaisir à voir le service que vous leur rendez.

Un autre motif, mes filles, c’est le grand plaisir que Dieu prend au service que vous rendez à ces petits enfants, comme il en prend à leurs petits gazouillements, voire même à leurs petits cris et à leurs plaintes. Chacun de ces cris touche le cœur de Dieu de confusion. Et vous, mes chères sœurs, quand, à leur cri, vous les soulagez, leur rendant les services dont ils ont besoin, pour l’amour de Dieu et pour honorer l’enfance de Notre-Seigneur, ne faites-vous pas plaisir à Dieu ? Et Dieu n’est-il pas honoré du cri et des plaintes de ces petits enfants ? Courage donc, mes filles ! Aimez bien le service de ces petits enfants par la bouche desquels Dieu reçoit

 

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une louange parfaite. Ce n’est pas moi qui le dis, mes sœurs, c’est le prophète : Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem tuam (2). Mais je le dis en latin. Cela signifie, mes filles : "En la bouche des petits enfants suçant le lait votre louange est parfaite." O mes filles, cela est donc vrai, puisque la Sainte Écriture l’affirme.

Voyez combien vous êtes heureuses de rendre service à ces petites créatures, qui donnent à Dieu une louange parfaite et dans lesquelles la bonté de Dieu prend si grand plaisir, plaisir en quelque sorte pareil à celui des mères, qui n’ont point plus grande consolation que de voir les petites actions de leurs petits enfants. Elles admirent tout et aiment tout. Ainsi Dieu, qui est leur père, prend de grands plaisirs à toutes leurs petites actions. Faites de même, mes chères sœurs. Estimez-vous leurs mères. Quel honneur de s’estimer mères d’enfants dont Dieu est le père ! Et comme telles, prenez plaisir à les servir, à faire tout ce que vous pourrez pour leur conservation. En cela mes filles, vous ressemblerez en quelque façon à la sainte Vierge, car vous serez mères et vierges ensemble. Habituez-vous à regarder ces petits enfants de cette sorte et cela facilitera la peine qu’il y a auprès d’eux, car je sais bien qu’il y en a.

Pensez encore à l’affection que les bonnes mères ont pour leurs enfants. O mes filles, elles s’exposeront à toutes sortes de maux pour les sauver d’une légère peine. Et ce que je dis est vrai même des mères des animaux, comme les mères cailles, qui se laissent prendre par les chasseurs tout exprès pour sauver leurs petits. Quand vous aurez un grand soin de ces pauvres petits enfants et que vous leur donnerez tout ce dont ils ont besoin, c’est alors que vous leur tiendrez lieu de vraies mères.

2. Psaume VIII, * 3. (Math. 21/16)

 

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O mes filles, que notre bon Dieu sera content de vous puisque vous ferez en cela sa très sainte volonté et que, servant ces petits enfants, vous contribuez à lui donner la louange la plus parfaite, laquelle ne lui est pas rendue par les docteurs, mais par la voix et les actions de ces petites créatures !

Un quatrième motif est que toutes les nations adoreront Dieu, parce que ces petits enfants ont donné louange à Jésus-Christ…

Ne devez-vous pas vous estimer bien heureuses, mes chères filles, d’honorer Jésus-Christ en la personne de ces petits enfants et de leur apprendre à donner gloire et adoration à Dieu ?

Mais on me pourrait dire : "Comment servir ces petits enfants si criards, si sales et enfants de méchantes mères qui les ont mis au monde en offensant Dieu, puis les ont abandonnés !" O mes filles, vous aurez grande récompense pour tous ces sujets. Vous réparez en quelque façon l’offense que ces mauvaises mères ont faite en abandonnant ainsi leurs enfants, quand vous prenez soin de les servir pour l’amour de Dieu et parce qu’ils lui appartiennent. Voyez-vous, mes filles, si Dieu ne vous avait appelées à son service, s’il vous avait laissées dans les embarras du monde, vous auriez été mères, et vos enfants vous auraient donné beaucoup plus de peines et de tourments que ceux-ci. Et pour quel profit ? Comme la plupart des autres mères, vous les auriez aimés d’un amour naturel, comme les animaux aiment leurs petits. Quelle récompense en auriez-vous ? Tout simplement la récompense de la nature : votre propre satisfaction. O mes filles, il n’en sera pas de même du service que vous rendez à ces petits enfants pour l’amour de Dieu, car rien n’y induit que cela ; ils sont sales ; puis la pensée de leur mère peut donner un peu de répugnance.

 

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Il y a grande peine, il est vrai, mes filles, mais où n’y a-t-il pas de peine ? Il y en a partout. Quand vous étiez dans le monde, n’y en aviez-vous point ? Si vous y étiez encore, n’y en auriez-vous pas ? Oh ! il y en a en toutes conditions. Mais en la condition de celles qui servent les petits enfants, comme en tout autre exercice de charité la peine est suivie d’une si grande récompense, que ce doit être une peine bien aimée. Vous auriez été mères dans le monde, mais non pas comme vous l’êtes, car ces petits enfants appartiennent si parfaitement à Dieu que nous les pouvons dire ses enfants, puisque personne autre ne leur rend le devoir de père. O mes chères sœurs, concevez bien cette vérité.

Je m’assure que vous aurez grande consolation à les servir, considérant que la parfaite louange qui est rendue à Dieu sort de leur bouche. Les prophètes disent que Dieu est glorifié par les petits enfants. Pourquoi ? C’est qu’ils sont reconnaissants du soin particulier qu’il prend de leur conduite. Mes sœurs, puisque Notre-Seigneur a pensé à vous de toute l’éternité pour le service de ces petits enfants, qui le glorifient, ce vous est un grand honneur, et il faut vous en estimer bien heureuses. Oh ! oui, certainement, mes filles, vous devez faire grand cas du dessein de Dieu sur vous. Il vous a choisies, vous qui ne pensiez pas à lui. Il a laissé passer un grand nombre d’années, pendant lesquelles beaucoup d’enfants sont morts, et, au lieu de s’adresser à tant de personnes que sa bonté eût pu choisir pour ce saint œuvre, il a attendu que vous fussiez en état de vous y employer. O mes filles, que vous devez être reconnaissantes de cette grâce !

Quoi encore ? Au temps où il vous a choisies, il y avait tant de personnes sur terre, et il vous a prises, vous, Anne, Marie, Marguerite et toutes les autres, pour

 

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laisser quantité de filles dans vos villes et vos familles ! Que vous êtes obligées à Dieu et que vous seriez ingrates si vous n’étiez bien reconnaissantes de ces grâces et ne vous acquittiez de ce que Dieu demande de vous vers ces petits ! J’espère, mes filles, que vous n’en serez point reprises ; je l’en supplie de tout mon cœur.

Ne me dites pas : "Mais, Monsieur, faut-il avoir un si grand soin de ces petits enfants, nés de si mauvaises mères et qui nous font tant de peine ?" Oui, mes filles, je vous l’ai déjà dit, il est vrai qu’il y a grande peine, mais cette peine est le sujet du bon plaisir de Dieu. Il l’agrée de telle sorte que certainement il la fait voir à ses saints, et que ses saints l’en glorifient. O mes filles, si c’étaient des enfants du monde, je dis, de familles honorables, vous auriez beaucoup de peine, peut-être plus que ne vous en donnent ceux-ci ; et quelle récompense ? Des salaires bien petits et vous seriez tenues comme servantes. Mais pour avoir servi ces petits enfants abandonnés du monde, que recevrez-vous ? Dieu dans l’éternité. O mes filles, y a-t-il comparaison ?

Et quelle place tenez-vous près de ces petits enfants ? Vous êtes en quelque façon leurs bons anges. Eh quoi ! mes filles, dédaigneriez-vous de vous trouver auprès de ces pauvres petits enfants, alors que leurs bons anges s’estiment heureux d’y être continuellement ! S’ils voient Dieu, c’est de ce lieu-là ; s’ils le glorifient, c’est d’auprès de ces petits enfants ; s’ils reçoivent ses commandements, c’est là encore. Ce sont eux qui élèvent vers Dieu la gloire que lui rendent ces petits êtres par leurs petits cris et leurs gazouillements. Et ils s’estiment très honorés de leur rendre ces services. O mes filles, usez-en de la sorte, puisque vous êtes, avec ces glorieux esprits, commises au soin de ces enfants ; si vous le faites avec le même zèle, regardant Dieu en eux, vous verrez que la

 

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peine que vous aurez vous sera bien douce et facile à supporter.

Un moyen, de bien servir ces petits enfants, mes filles, c’est l’indifférence, qui consiste dans la disposition d’être appliquées à cet office, et en général celle d’aller partout où l’obéissance vous enverra. Sans cela vous ne seriez pas vraies Filles de la Charité. Les animaux obéissent aux hommes ; serait-il possible qu’une Fille de la Charité refusât d’obéir à Dieu ! Oui, mes filles, les chevaux mêmes, quand ils sont destinés à la selle, ne refusent point d’y servir ; ceux qui sont mis aux carrosses ne refusent jamais de conduire. Je n’ai jamais vu de chevaux, sinon une fois, refuser d’aller comme on les voulait mener, à droite, à gauche, en avant, en arrière. Ils obéissent à ceux qui les conduisent, Et vous, mes filles, voudriez-vous qu’il vous fût reproché que les animaux l’emportent sur vous en soumission et indifférence ! O mes filles, c’est de quoi il vous faut bien garder ; et pour cela souvenez-vous souvent de vos bonnes résolutions, pensant que le seul moyen de vous surmonter vous-mêmes dans les difficultés est de regarder Dieu en ces petits et de penser qu’il vous dit : "Mes filles, la peine que vous prenez pour ces petites créatures m’est si agréable que je la ressens, et le service que vous leur rendez, comme fait à moi-même."

Un autre moyen, mes filles, c’est d’observer exactement les coutumes pratiquées dans la maison. Nous n’en avons pas le règlement. S’il s’y trouvait quelque chose à corriger, on le ferait. Mais jusques à ce qu’on ait mis les règles au net, soyez affectionnées à celles qui s’y observent, et tout ira mieux.

"Je le ferais bien, me diront quelques-unes, mais être avec celle-ci ou celle-là m’est trop pénible." O mes filles, ce n’est pas la pratique de vos mères, ni un bon exemple

 

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laissé à celles qui viendront après vous. Anciennement les enfants portaient un tel respect à leurs pères qu’ils les voulaient imiter au péril de leur vie. Ce qu’ils ont fait pour des choses passagères et transitoires, pourquoi ne le ferions-nous pour les éternelles ? Les Saintes Écritures racontent que les enfants de Réchab disaient que jamais leurs pères n’avaient bu du vin, ni logé dans des châteaux ou des maisons ; et pour cela ils n’en voulurent jamais boire, ni loger en autre lieu que sous des tentes. Et encore que cela ne fût plus en usage et qu’on leur voulût persuader de faire comme les autres, jamais ils ne le voulurent, tant ils portaient de respect à l’exemple et coutume de leurs pères ; et ils disaient : "Quoi ! nos pères ont été trois cents ans sans boire du vin, ni loger en des maisons ; à Dieu ne plaise que jamais nous fassions contre leur coutume !" Si bien qu’ils aimèrent mieux mourir que ne pas agir comme leurs pères ; ce qui remplit Dieu de plaisir. C’est ainsi, mes filles, qu’il se faut habituer aux coutumes usitées en la maison, pour imiter les premières sœurs de la Charité, afin que celles qui viendront après vous vous imitent comme leurs mères.

Un autre moyen, mes chères filles, c’est de vous représenter souvent la grâce que Dieu vous a faite en vous appelant à lui rendre service en la personne de ces petits enfants. Depuis que vous les assistez, leur nombre a été de plus de douze cents ou environ ; ils ont tous eu le saint baptême, et peut-être, si vous n’en aviez pris le soin, seraient-ils tous morts sans baptême, et partant privés de la vue de Dieu pour une éternité, qui est la plus grande peine des damnés. O mes filles, quel bonheur pour vous de pouvoir contribuer à un si grand bien, et comme vous vous devez tenir honorées d’avoir eu cette grâce, et cette autre encore que, par votre soin, nombre

 

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de ces petits enfants vivent ! Si cela continue, avant dix ans il y en aura bien au moins sept ou huit cents ; et ceux qui mourront baptisés iront glorifier Dieu pendant toute l’éternité. O mes filles, quel bonheur ! Vous avez part aux louanges qu’ils donnent à Dieu ; ils représentent à Dieu la charité que vous avez eue pour eux et toutes les peines qu’ils vous ont données. Ce vous est un aide bien grand pour faire votre salut, que la charité exercée à l’endroit de ces pauvres petites créatures, auxquelles vous donnez la vie, ou plutôt conservez celle que Dieu leur a donnée, par le soin que vous en avez. O mes filles, quel bonheur ! Reconnaissez-vous bien indignes de cette grâce et essayez de vous en rendre dignes, de peur que Dieu ne vous l’ôte pour la donner à d’autres, qui en feraient meilleur usage et en seraient plus reconnaissants vers sa bonté.

Outre le mérite et la récompense que Dieu donne en servant ces petits enfants, motif assez puissant pour les servir avec soin et diligence, il y a quelquefois le plaisir, et je suis persuadé que vous vous sentez souvent de l’affection pour eux. O mes filles, vous n’en sauriez trop avoir. Vous êtes assurées de ne point offenser Dieu en les aimant trop, puisque ce sont ses enfants et que le motif qui vous fait donner à leur service est son amour. Il n’en serait pas de même si vous eussiez été mères dans le monde, car souvent l’amour naturel des mères pour leurs enfants est l’occasion de péchés ; et puis elles ont de grands regrets et souffrent beaucoup en ce sujet. Mais vous, mes filles, vous serez des mères raisonnables, si vous veillez aux besoins de ces petites créatures, les instruisez de la connaissance de Dieu et les corrigez avec justice accompagnée de douceur. Ainsi vous serez de véritables bonnes mères. Et qu’est-ce qu’il en arrivera, mes filles ? Ces petits enfants s’habitueront de telle

 

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sorte à la vertu, qu’ils seront facilement portés au bien, et feront connaître la puissance de Dieu, en tirant de bons fruits d’arbres viciés.

Souffrez donc avec courage, mes chères sœurs, les petites peines qu’il y a en cet exercice, car je sais qu’il y en a ; mais surtout ayez soin que, dès qu’ils commencent à balbutier, ils prononcent le nom de Dieu ; apprenez-leur à dire : "O mon Dieu !" Faites-les souvent parler du bon Dieu ensemble ; dites-en de petits mots vous-mêmes, selon leur capacité ; quand vous leur portez quelque chose qu’ils trouvent bon ou beau, qu’ils sachent et qu’ils avouent que c’est le bon Dieu qui le leur a donné.

Enfin, mes filles, comme ce n’est que l’amour de Dieu qui vous a fait prendre tant de peine pour eux, essayez d’imprimer fortement en leur esprit la connaissance des obligations qu’ils ont à Dieu et un grand désir de se sauver.

Le bien que vous leur faites ne se terminera pas avec eux, car, s’ils vivent, ils auront de l’emploi dans le monde ; s’ils se marient, ils donneront bon exemple à leur famille et à leurs voisins ; s’ils se retirent du monde, comment, avec les bonnes habitudes prises dès leur enfance, ne seraient-ils pas bien vertueux et n’édifieraient-ils pas les autres ! Vous honorerez bien Dieu en vous acquittant de votre devoir ; mais vous êtes assurées que Dieu vous honorera beaucoup plus en agréant les services que vous lui rendez en ces petits enfants et vous en donnant grande récompense dans le ciel.

Prenez donc un soin particulier à les habituer à parler de Dieu. J’ai vu une mère me dire, après avoir perdu un enfant qu’elle aimait chèrement et qui avait fait bon usage des instructions qu’elle lui avait données : "Hélas ! Monsieur, j’ai été des heures auprès de son lit en

 

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sa jeunesse, attendant qu’il s’éveillât, pour faire que sa première parole fût : mon Dieu !" Et savez-vous pourquoi, mes filles ? C’est que le diable essaie, quand nous nous éveillons, de nous mettre quelque sotte pensée première en l’esprit, pour que le reste de la journée soit de même.

Mes chères filles, le dernier moyen qui me vient en l’esprit maintenant est de vous appliquer à considérer la grandeur de votre vocation. Elle est estimée très grande de tous ceux qui la connaissent ; appréciez-la vous-mêmes à sa valeur. Votre vocation, avec celle des religieuses de l’Hôtel-Dieu, est des plus grandes que je sache en l’Église. Et Dieu vous a choisies, vous pauvres filles ignorantes, pour un si grand œuvre. Ne vous en étonnez pas au point d’en avoir de l’orgueil, car c’est l’ordinaire que Dieu choisit les sujets les plus grossiers et les plus incapables pour faire de grandes choses. En servant ces petits enfants, en servant les pauvres malades, en les allant chercher, vous rendez à Dieu le plus grand service que l’on puisse lui rendre, vous contribuez de tout votre pouvoir à ce que la mort du Fils de Dieu ne leur soit pas inutile, vous honorez la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui souvent a fait ce même exercice, et, en servant les forçats, vous honorez les souffrances et les calomnies que le Fils de Dieu a souffertes sur la croix. O mes filles, vous seriez les plus ingrates de la terre si vous méconnaissiez la grâce que Dieu vous a faite par une si sainte vocation. Mais prenez garde, prenez garde, vous dis-je, de ne pas y être fidèles ! O quel malheur ! Aussi grand sera le bonheur de celles qui seront fidèles, aussi grand le malheur de celles qui ne le seront pas, car il n’est pas raisonnable qu’on reçoive le prix du travail qu’on n’a pas fait. L’exemple de Judas et de quantité d’autres nous doit être un

 

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puissant motif pour nous exciter à la persévérance. Remerciez Dieu, mes filles, d’avoir été choisies pour une si parfaite vocation ; priez-le qu’il vous donne toutes les grâces nécessaires pour lui être fidèles. Je l’en supplie de tout mon cœur, et je lui demande pour vous celle d’imiter la sainte Vierge dans le soin, la vigilance et l’amour qu’elle avait pour son Fils, afin que, comme elle, vraies mères et vierges tout ensemble, vous éleviez ces pauvres petits enfants dans la crainte et l’amour de Dieu, et qu’ils puissent avec vous le glorifier éternellement. C’est le souhait que je fais de tout mon cœur mes filles, priant Dieu de vous bénir. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

17. — CONFÉRENCE DU 1er JANVIER 1644.

SUR LE RESPECT CORDIAL

Le premier jour de l’année 1644, Monsieur notre très honoré Père nous fit la charité de nous faire une conférence sur le respect cordial que les sœurs de la Charité se doivent les unes aux autres. Après avoir fait la lecture du sujet d’oraison sur ce point, il nous dit :

Mes filles, il faut que vous sachiez qu’on se peut porter les uns aux autres deux sortes de respects. L’un est grave et sérieux ; l’autre est cordial et doux. Le respect sérieux est souvent forcé ; c’est celui des inférieurs vers les supérieurs ; il se rend quelquefois plus par crainte que par bonne volonté, et ainsi il n’est ni cordial, ni véritable. Mes filles, le respect que vous vous devez les unes aux autres doit toujours être accompagné d’une solide cordialité, c’est-à-dire d’un honneur véritable, en

Entretien 17. — Arch des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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la manière que les anges se respectent les uns les autres. Quand vous vous rencontrez, vous pouvez vous représenter la présence de vos anges gardiens, qui, par le respect qu’ils portent à Dieu, vous honorent de leur soin très affectionné. Mais, mes filles, de même que le respect sans la cordialité n’est pas un véritable respect la cordialité sans le respect ne serait pas solide, mais engendrerait quelquefois des familiarités peu séantes et rendrait cette cordialité mince et sujette au changement ; ce qui n’arrivera pas si la cordialité est jointe au respect, et le respect à la cordialité. Dieu, par sa grâce, a mis en plusieurs de vous ces deux vertus, qui sont les marques des vraies Filles de la Charité, c’est-à-dire filles de Dieu. Je l’en remercie. S’il en était qui n’honorent pas ces vertus, il serait à craindre qu’elles devinssent, au contraire, filles du diable. Craignez donc mes filles d’être dépourvues de ces deux vertus ; craignez que le défaut de ces vertus ne fasse dire de vous que vous avez l’habit des Filles de la Charité, mais que vous ne l’êtes pas. Ce n’est pas, mes filles, que je vous accuse de manquer toutes en cela ; je sais qu’en plusieurs, parmi vous il y a cordialité et respect ; mais ce n’est pas en toutes. Craignez donc je vous prie, et travaillez à vous rendre familières ces belles vertus.

La conférence d’aujourd’hui a pour premier point les raisons de vous témoigner l’une à l’autre un cordial respect. Voyons, mes sœurs les pensées que Dieu vous a données sur ce sujet ; je m’assure qu’elles vous seront bien chères, vous revenant en l’esprit de cette sorte.

Dites donc, ma sœur.

— J’ai pensé que nous devons nous respecter cordialement toutes pour l’amour de Dieu, et que les supérieurs surtout ont droit à notre respect ; il faut les regarder comme Dieu sur terre et leur obéir indifféremment.

 

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— Et vous, ma sœur ?

— La première raison est que notre bon Dieu nous a tant aimés, et d’un amour si cordial, qu’il s’est voulu livrer lui-même, et s’est abaissé jusqu’à se faire comme pécheur. Pour moi, pauvre et chétive pécheresse, comment n’aimerais-je point mes sœurs et ne leur porterais-je point honneur, puisqu’elles sont les temples du Saint-Esprit et beaucoup plus avancées que moi en l’amour de mon Dieu !

— Dieu soit béni, ma sœur ! Oh ! oui, ce vous est une forte raison d’avoir ensemble ce cordial respect, que de penser à l’amour de Dieu pour nos sœurs et pour nous-mêmes.

Dites, vous, ma sœur.

— J’ai pensé, au premier point, que je dois, pour être agréable à Dieu, respecter cordialement mes sœurs et les regarder comme servantes de Dieu et des pauvres. J’ai résolu, aidée de sa grâce, de leur témoigner grande cordialité par le service que je leur pourrai rendre. J’ai pensé aussi que, si je me maintiens dans ce respect cordial, ce sera un grand bien pour la communauté, que cela nous édifiera les unes les autres et nous affermira en notre vocation

— Vous avez raison, ma sœur, d’avoir eu cette pensée. Oh ! qu’il fait beau voir plusieurs personnes en une grande union ! Oui, mes filles, véritablement vous serez à grande édification à tout le monde.

Et vous, ma sœur ?

— Au premier point, considérant l’importance de ce cordial respect, j’ai vu que c’était le principal moyen de maintenir une communauté en bon ordre, que les premiers chrétiens pratiquaient exactement cette vertu, ce qui les maintenait dans un état de grande perfection et de contentement, et que, quand cette vertu s’est refroidie,

 

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le désordre est venu parmi eux. Il en arriverait de même parmi nous si nous manquions à ce cordial respect ; tandis que, au contraire, si nous le rendons réciproquement, comme le Fils de Dieu l’a recommandé à ses apôtres, leur enseignant de s’aimer comme le Père éternel les a aimés, ce serait l’ordre et l’union.

— Voyez, mes filles, comme Dieu vous ordonne de vous aimer puisque l’amour qu’il nous a porté lui a fait donner son Fils. O mes filles, béni soit Dieu qui nous apprend par lui-même la manière de vous rendre ce cordial respect, à savoir par un amour fort et courageux et non par des témoignages faibles et minces ! Continuons. Ma sœur qui suivez, dites votre pensée sur le sujet d’oraison.

— J’ai pensé que, pour porter à mes sœurs le respect cordial que je leur dois, je regarderai Dieu en elles, je m’estimerai la moindre de toutes, leur parlerai avec grande douceur et me jugerai bien heureuse d’être la servante des servantes de Dieu.

— Et moi, Monsieur, dit une autre sœur, j’ai pensé qu’une raison de nous porter les unes aux autres ce cordial respect est de penser souvent que, si nous y manquons, il en pourra arriver beaucoup de mal, tant en général à toute la communauté, qu’à chacune en particulier. Une autre raison, c’est de me représenter que leurs bons anges sont toujours présents. Sur le second point, j’ai vu que ce cordial respect consiste en pensées, paroles et œuvres ; il se manifeste quelquefois par signes et façons de faire du visage ; sur quoi nous devons souvent veiller et en cela je supplie toutes nos sœurs d’être assez charitables pour m’avertir des manquements qu’elles ont remarqués en moi. Je suis résolue, moyennant la grâce de Dieu, de m’en corriger.

— Et vous, ma sœur qui suivez, j’espère que Dieu

 

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bénira vos pensées, celles de toutes et les rendra utiles.

— Une raison toute particulière de nous respecter cordialement les unes les autres, c’est que toutes mes sœurs sont les épouses de Jésus-Christ, et je dois me regarder toujours comme la plus petite de toutes et indigne de leur compagnie.

Un moyen de pratiquer ce cordial respect, c’est de me représenter souvent les trois personnes de la très Sainte Trinité, qui forment une seule unité. Elles se portent continuellement entr’elles ce respect amoureux comme aussi tous les saints, quoiqu’ils soient allés au ciel par diverses voies, ne cessent de glorifier Dieu unanimement. J’ai pensé que, puisque nous sommes unies toutes ensemble pour une même fin il y faut parvenir par ce moyen du cordial respect. Quand j’aurai l’occasion d’avertir nos sœurs de quelque faute, ce sera avec charité ; ou, si je crains qu’elles ne le trouvent pas bon de moi, j’en avertirai nos supérieurs.

Au troisième point, j’ai pensé que ce cordial respect, uni à une grande douceur, est le meilleur moyen d’éviter les contestations, de conserver l’amour mutuel et de donner le bon exemple au prochain. Je me suis proposée d’honorer mes compagnes et mes supérieurs, regardant Dieu en eux.

— Et vous, ma sœur ?

— J’ai pensé que, étant deux ensemble, il faut nous supporter l’une l’autre, chasser les soupçons et nous souvenir souvent du commandement que Jésus-Christ nous a donné de nous aimer mutuellement. Si nous y apportons grande charité, il en arrivera un grand bien à toute la Compagnie. Pour moi, je n’ai rien fait de ce que je dis, et j’ai pris la résolution, moyennant la grâce de Dieu, de pratiquer cette cordialité envers mes sœurs mieux que je n’ai fait par le passé.

 

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— Dieu soit béni, mes sœurs ! Cette bonne sœur a remarqué une chose de très grande importance et qui serait de grand empêchement à ce cordial respect, à savoir le soupçon que vous pourriez avoir l’une de l’autre. O mes filles, soyez bien en garde contre ce grand malheur. Dès lors que le soupçon entre en l’esprit de qui que ce soit, adieu l’estime, qui engendre le respect ! adieu l’union et la charité, d’où découle la sainte cordialité ! Dieu vous en garde !

Et vous, ma sœur, dites-nous vos pensées.

— Il m’a semblé, Monsieur, que, si nous pratiquons le respect cordial les unes vers les autres. Dieu, qui est charité, en sera heureux, et, par l’union qui sera entre nous, le prochain sera édifié. Le moyen de nous porter à ce cordial respect, quand nous sommes deux sœurs ensemble, c’est un grand support l’une pour l’autre, une telle union qu’il ne paraisse qu’une volonté et mêmes sentiments, et qu’aucune des deux n’estime avoir la supériorité. Ma résolution a été de me croire toujours la moindre de toutes mes sœurs et, comme telle, de leur porter un grand respect, plus que je n’ai fait dans le passé.

— Et vous, ma sœur ?

— Vu l’importance qu’il y a de s’aimer cordialement, j’ai pris la résolution d’avoir une grande estime de toutes mes sœurs et de les respecter le mieux qu’il me sera possible. A cet effet, j’ai pensé qu’il fallait interpréter toutes leurs actions en bien et, s’il arrivait quelque différend entre nous, le supporter avec grande charité, moyennant la grâce de Dieu.

Sur le troisième point, j’ai pensé que, si nous nous portons toutes ce cordial respect, nous serons comblées de grandes grâces, et même la sainte Vierge et les saints en loueront Dieu au ciel et s’en réjouiront.

 

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C’est pourquoi j’ai grande affection à observer ce cordial respect vers toutes mes sœurs. J’ai prié Dieu que ce soit pour sa gloire et le salut de mon âme.

Une autre sœur dit :

La première raison pour laquelle les sœurs de la Charité se doivent le cordial respect se tire de la déférence que les trois personnes de la Sainte Trinité ont l’une à l’autre, comme on le voit en deux actes principalement : la proposition de la création de l’homme et l’Incarnation du Verbe. Il m’a semblé, Monsieur, que ce respect cordial fera de nous un même cœur et une même volonté, quoique nous soyons plusieurs personnes, cela sans comparaison pourtant. La seconde raison est que la sainte Vierge et saint Joseph ont eu ce cordial respect envers Notre-Seigneur sur terre et dans leurs rapports mutuels.

On se rend ce respect cordial quand on vit ensemble avec grande paix et douceur, quand on supporte les petits défauts des autres, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui supportait ceux de ses apôtres et du peuple avec lequel il conversait, et quand on cherche à s’édifier par paroles et actions.

Le bien qui découle de ce respect cordial, c’est que Dieu en sera glorifié et que l’union en sera affermie. Dieu nous fera la grâce de vivre dans cette vertu, si nous parlons peu et évitons de nous plaindre les unes des autres.

— Et vous, ma sœur ?

— J’ai pensé, sur le premier point, que Notre-Seigneur lui-même demande de nous que nous nous respections l’une l’autre cordialement. Un moyen d’avoir cette cordialité, c’est de la demander souvent à Dieu, en la manière qu’il veut que nous l’ayons. Un autre moyen, c’est de nous soumettre par acquiescement les unes aux

 

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autres en tout ce qui n’est pas contraire à nos devoirs. La bonté de Dieu est si grande, qu’à ce que nous aurons fait pour son amour par cette pratique, il répondra par une augmentation d’amour.

— Et vous, ma sœur ?

— J’ai pensé que la pratique de ce cordial respect nous aidera à rester en la présence de Dieu, nous tiendra en telle union ensemble que nous serons de bon exemple à notre prochain, nous empêchera de nous entretenir de discours mondains et nous rendra plus affectionnées à notre vocation. Le meilleur moyen de mettre en pratique cette cordialité respectueuse, c’est de nous montrer toujours déférentes les unes aux autres. Je me suis résolue à y être bien fidèle, dans la vue que je suis servante de Dieu et de toutes mes sœurs.

— Dieu soit béni, mes sœurs ! Voyez combien de bien vous devez attendre de la pratique de ces deux vertus. Oui, vraiment, mes sœurs, elles vous tiendront en grande union, si bien que l’on pourra dire des Filles de la Charité qu’elles sont en un petit paradis sur terre. Mais, si vous ne les aviez pas, votre Compagnie serait un petit enfer, vous ne seriez plus Filles de la Charité, c’est-à-dire filles d’union et filles de Dieu, mais filles de discorde et par conséquent filles du diable. Oh ! gardez-vous bien, mes filles, de ce malheur. Si, par malheur, mes filles, il arrivait quelque défaut contre ces belles pratiques, si, par exemple, vous disiez quelque chose d’une sœur contre ce respect, mettez-vous à genoux aussitôt et demandez-en pardon, disant : "O ma sœur, quand je vous ai dit telle chose de notre sœur, j’étais folle, n’y prenez pas garde, car c’est une bien bonne fille." Si vous faites cela, mes filles, oh ! je vous assure qu’en bien peu de temps vous vous perfectionnerez ; je parle non seulement de la sœur qui, pour

 

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l’amour de Dieu, fera cette humiliation, mais de toutes celles qui verront cet exemple, ou en entendront parler.

Ce cordial respect, mes sœurs, demande que, lorsque vous vous rencontrerez, vous vous saluiez. Et pourquoi vous saluer ? De pauvres filles de village ne se saluent pas. O mes chères sœurs, vous vous devez saluer les unes les autres, parce que vous êtes toutes le temple de Dieu. Si nous saluons les temples matériels, les images de pierre et autres, pourquoi ne nous saluerions-nous pas, nous qui avons plus de rapport a Dieu ? J’excepte les églises, car le Saint Sacrement y est ; Dieu lui-même y habite corporellement. En vous saluant vous saluerez aussi vos bons anges, qui adorent toujours Dieu. Il s’est trouvé des personnes si dévotes à leurs bons anges qu’elles leur faisaient toujours honneur et cérémonie, quand elles passaient par quelques portes et lieux étroits

O mes filles, saluez-vous librement. Le monde ne voit plus en vous seulement des filles de village. Ne vous demandez pas : "Que dira-t-on ?" On dira simplement que vous êtes bien apprises, et ceux qui remarqueront cette action s’en édifieront assurément. Dans Saint-Lazare c’est une habitude, même parmi les frères, de se saluer quand on se rencontre, et de tenir le chapeau à la main quand on se parle Les hommes ont la coutume du chapeau, et vous, vous devez remplacer cet acte par la révérence accoutumée. Pensez, je vous prie, mes sœurs, à cette pratique.

Une sœur demanda

— Mon Père, votre charité trouverait-elle à propos que, lorsque nous nous rencontrons et que nous avons besoin de nous parler, nous nous disions : "Ma chère sœur", pour faciliter ce cordial respect ?

— Sans doute, mes sœurs, cette pratique pourrait servir,

 

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et je sais qu’elle se pratique en quelques lieux, mais je désire y penser avant de vous la conseiller ; nous en reparlerons à la prochaine conférence. Je vous disais tout à l’heure, mes sœurs, que la pratique de ce cordial respect dans Saint-Lazare était d’une grande édification Je vous assure que, parmi les personnes qui viennent faire la retraite il en est qui se convertissent moins par les méditations que par l’exemple de cette cordialité ; elles disent que Dieu est assurément en cette Compagnie, puisqu’il y a une si grande union accompagnée de respect.

Dites vos pensées, vous, ma sœur.

— Monsieur, une raison de nous respecter cordialement, c’est que nous sommes toutes créées à l’image de Dieu, et que, cette cordialité engendrant une étroite union, notre bon Dieu répandra ses grâces plus abondamment sur la Compagnie, et, au contraire, si nous n’avons pas l’union, le diable la détruira. Nous pratiquerons ce cordial respect, si nous avons une grande humilité et soumission les unes vers les autres, tant intérieurement qu’extérieurement, si nous aimons les offices les plus abjects de la maison et nous estimons indignes d’être en la Compagnie.

Et vous, ma sœur, parlez, s’il vous plaît.

- Une raison de nous porter un cordial respect, c’est que Dieu nous a choisies et associées pour lui rendre un même service ; d’où il suit que nous devons nous regarder comme un corps animé d’un même esprit, ou plutôt comme membres d’un même corps. Nous nous respecterons si nous cachons les défauts des autres et portons honneur à nos sœurs.

Comme seconde raison, j’ai pensé à la Sainte Trinité, qui en l’unité de son essence nous fait paraître la distinction des trois personnes en deux circonstances :

 

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en la création du monde, lorsqu’elles délibérèrent de créer l’homme à son image et semblance, et en la résolution de l’incarnation du Verbe éternel. Par le respect cordial nous honorons encore les rapports de saint Joseph, de la sainte Vierge et de Jésus. Pour nous aider à pratiquer cette vertu, il faut avoir bonne opinion de nos sœurs, ne point regarder leurs petits défauts, nous souvenir que Dieu les aime d’autant plus qu’elles l’aiment davantage, sans que sa bonté ait égard aux dispositions naturelles, ni à l’imbécillité des esprits, et que leur simplicité même attire plus abondamment ses grâces.

Il est bon encore de prendre souvent la résolution de nous habituer au respect cordial, pour l’amour de Dieu, de lui en demander la grâce, de conserver en nos cœurs une basse estime de nous-mêmes de dire du bien de nos sœurs dans toutes les occasions, avec jugement pourtant, et sans qu’il paraisse que nous nous voulons faire estimer, d’excuser les défauts des autres et de n’avertir jamais que charitablement, par ce motif de respect cordial.

Il s’ensuivra plusieurs biens de cette pratique : il paraîtra une grande égalité entre les sœurs ; celles qui sont de naissance ou de condition plus relevée verront qu’elles ne sont que ce qu’elles sont devant Dieu, et que plus elles s’abaissent au-dessous des autres plus Dieu les élèvera ; les autres, édifiées par cet exemple, ne s’élèveront pas au-dessus de ce qu’elles sont et se rendront reconnaissantes des grâces que Dieu leur donne.

Cette pratique du cordial respect, en usage dès le commencement de la Compagnie, s’insinuera fortement, deviendra habituelle et durera ; ce dont Dieu tirera sa gloire.

Si elle faisait défaut, il en résulterait la désunion et

 

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le mauvais exemple, que les sœurs pourraient souvent donner au prochain avec scandale.

— Or sus, mes sœurs, Dieu soit béni des pensées que sa bonté vous a données à toutes sur la pratique du respect cordial, et de la résolution en laquelle vous paraissez toutes, de le vouloir pratiquer ! Saint Jean ne cessait de recommander cette vertu en toutes ses prédications et cela jusques à la fin de sa vie. Et que disait-il ce grand saint, qui avait été nourri en l’école de Jésus-Christ ? Mes filles, il disait presque toujours : "Mes enfants, aimez-vous les uns les autres." Et ceux qui l’entendaient s’étonnaient : "Mais que veut ce bonhomme ? Il semble qu’il n’ait autre chose à nous dire que : aimez-vous les uns les autres."

Mes sœurs, je vous tiens le même langage. Il vous suffit de bien apprendre cette leçon et de la mettre en pratique. Le respect cordial vous fera prendre en bonne part tout ce que les sœurs vous diront, car on ne se fâche pas de ce que dit une personne que l’on aime ; au contraire, on l’accepte volontiers, convaincu qu’elle n’a pas l’intention de nous fâcher. C’est là, mes filles, la marque des vraies Filles de la Charité, qui sont filles de Dieu. Celles qui ne suivent pas la maxime que le bon saint Jean donnait à ses auditeurs, se fâchent de tout, interprètent tout mal, n’excusent jamais rien. Oh ! mes filles, c’est la marque des filles du diable d’avoir toujours l’esprit de contradiction, de désunion, d’inimitié, de se laisser toujours guider par des maximes particulières, de n’être jamais de l’avis des autres. Oh ! gardez-vous bien de cette dangereuse pratique ! La pratique de la cordialité produit le respect, que vous vous devez porter l’une à l’autre ; non pas, mes filles, comme le monde se respecte, par mine et apparence, ce qui ne sera jamais, mais par motif de charité et en la manière que

 

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Saint Paul nous l’a enseigné. Savez-vous ce qu’il dit ? "Prévenez-vous l’une l’autre d’honneur (1)". O mes filles, que cet enseignement est doux ! Prévenez-vous l’une l’autre d’honneur. Il ne faut donc pas attendre que notre prochain nous salue. Saluer la première, c’est prévenir.

"Mais, me direz-vous, Monsieur, ne faut-il pas saluer celles qui sont en quelque charge, ou ont quelque perfection plus que nous ?" Je vous dirai, mes filles, que non seulement vous devez prévenir celles-là, mais également toutes les autres. Saint Paul ne fait point de distinction quand il dit : "Prévenez-vous les uns les autres." La prévention d’honneur qu’il nous recommande n’est point fondée sur les qualités ou la condition, mais sur la vraie charité. Partant, mes bonnes sœurs, c’est à vous qu’il fait cette leçon, à vous qui, par une conduite toute particulière de Dieu, portez ce beau nom de Filles de la Charité, qui veut dire filles toutes cordiales, toutes bonnes et toutes sincères. Serait-il possible que je vous visse dans la désunion, la mésintelligence, sans respect et déférence les unes aux autres ! O mes filles, appréhendez cela, appréhendez-le, vous dis-je ; c’est très dangereux.

"Mais, me direz-vous, Monsieur, celles qui savent saigner et panser les maux, qui sont bien entendues, ne faut-il pas que celles-là prétendent plus d’honneur et de déférence que les autres ?" O mes filles, tout cela n’est rien, et tout cela se peut perdre en un instant. On a vu des personnes oublier en une maladie tout ce qu’elles savaient. Si le respect qu’on leur devait, comme chrétien, avait été fondé sur ces qualités-là, adieu donc tout le respect qu’on leur portait ! Oh ! nenni, les dispositions

1. Saint Paul aux Romains XII, 10)

 

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naturelles ou acquises ne sont pas considérées de ce grand apôtre, mais bien la charité, qui donne la grâce. La charité est bénigne ; elle est douce ; elle est patiente ; elle souffre tout sans se plaindre. Voilà les vraies vertus que vous devez avoir, mes filles si vous voulez correspondre fidèlement à la grâce que Dieu vous a faite en vous donnant le nom de Filles de la Chanté. Si vous ne les avez, que deviendrez-vous ? Ne vous rendez donc pas indignes de ce nom. Les grands du monde qui portent le nom de leur seigneurie se gardent bien de diminuer leurs qualités.

Une seconde raison, mes filles, c’est que, par la pratique du cordial respect, votre Compagnie sera un paradis, oui, mes filles, sera un paradis. Qu’est-ce que le paradis ? C’est la demeure de Dieu. Et ou pensez-vous que sur terre soit la demeure de Dieu ? Dans les cœurs pleins de charité et dans les Compagnies où est toujours l’union. Vivez de telle sorte, mes chères sœurs, que dire sœur de la Charité soit dire paradis, car où est Dieu, là aussi est un paradis. Si dans le cœur d’une Fille de la Charité se trouve l’union et la vraie charité, on est assuré aussi que Dieu y est. O mes filles, ô mes filles, considérez bien cette vérité. Si vous avez bien ce respect cordial, vous serez de très bonnes religieuses ; vous trouverez votre cloître dans le bon exemple que les autres vous donneront. N’est-il pas vrai, mes sœurs ? Ne vous semble-t-il pas, que, si vous vivez de la sorte, si vous ne vous contrariez jamais, si vous avez un grand support les unes des autres, vous vivrez comme des anges. Je vous assure, mes sœurs, que dans les religions c’est tout ce qu’il faut pour faire de parfaites religieuses. Vivez donc ainsi, je vous prie, puisque vous y êtes obligées par tant de raisons et particulièrement par toutes vos occupations. Au dedans de la Compagnie,

 

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vous l’avez vu, il est nécessaire de vivre en telle union qu’il n’y paraisse que charité. Au dehors, mes filles, vos emplois ne sont-ils pas ceux des anges, tant pour le service des pauvres malades que pour celui des galériens, que vous aidez de votre mieux à connaître Dieu, à l’aimer et à le servir ? Et que pensez-vous, mes filles, que soit la compagnie des petits enfants que vous servez, quand vous y êtes toutes en union et parfaite chanté ? Un paradis. Les anges qui assistent leurs âmes en grand nombre voient toujours la face de Dieu ; vous qui assistez ces enfants en pareil office, ne devez-vous pas vous estimer aussi en paradis sur terre ? Voila pourquoi, mes sœurs, vous devez travailler à acquérir et à conserver en vous cette union et cordialité. Ne dites pas, comme les personnes du monde qui ne voudraient s’en tenir aux obligations que leur impose la rigueur de la justice de Dieu : "Offenserais-je Dieu en faisant ceci ou cela ?" O mes filles, pensez plutôt : "Si je fais la moindre chose contre les règles, contre ma cordialité respect tueuse que je dois à mes sœurs, je fâcherai Dieu." Si vous saviez ce que c’est que fâcher Dieu, vous auriez un grand soin de ne le jamais contrister ! Avoir tant reçu du bon Dieu, et le vouloir fâcher ! O mes filles, quelle pitié ! Il s’en faut bien garder.

Je vous disais tout à l’heure qu’être en votre Compagnie avec l’union et la cordialité, c’est être en un paradis ; je vous avertis aussi du contraire : être en votre Compagnie sans ces vertus, ce serait un petit enfer. O mes filles, tenez cela pour assuré, car le diable, qui est semeur de zizanie et de désunion, serait parmi vous. Il serait parmi vous Si, faute de support mutuel, vous disiez : "Cette sœur est de si mauvaise humeur !" Mes filles, aujourd’hui cette bonne sœur a quelque peine en l’esprit ou quelqu’incommodité qui la rend un peu

 

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moins accostable qu’à l’ordinaire, pourquoi la dire de mauvaise humeur ? Peut-être demain serez-vous en même état. Si vous n’avez point de chanté pour elle aujourd’hui, comment voulez-vous qu’elle en ait demain pour vous ? Que deux sœurs soient ensemble dans ces dispositions, dites-moi, je vous prie, n’est-ce pas un enfer ? Voyez de quelle importance est la pratique de ces deux vertus, le respect et la cordialité. Il faut les demander à Dieu souvent. Lui seul vous peut donner cette grâce, dont vous avez tant de besoin.

Pour l’obtenir, et pour la conserver quand vous l’aurez obtenue humiliez-vous beaucoup, ayez une basse estime de vous-même et désirez être estimée toujours la moindre. O mes filles, si vous faites cela, en peu de temps vous avancerez beaucoup.

Peut-être, mes sœurs, quelques-unes diront : "Mais que pensera le monde de nous, quand il verra que nous nous respectons l’une l’autre ? Nous sommes connues pour filles de village, et presque toutes en sont." O mes filles, que cela ne vous arrête pas. A qui croyez-vous que s’adressent ces mots de saint Paul : "Prévenez-vous d’honneur les uns les autres." Mes filles, à tous les chrétiens. Vous ne devez donc pas être honteuses ni marries, si l’on vous prend pour des chrétiennes. O mes filles, c’est la vertu de Jésus-Christ ; vous devez faire votre possible pour l’acquérir. D’où pensez-vous que soit venue la pratique de se saluer ? Des premiers chrétiens ; par cette marque ils se reconnaissaient. Les juifs, eux, ne se saluent pas.

Est-il expédient, en vous saluant, d’user de quelque terme de respect ? Non, mes sœurs, saluez-vous simplement l’une l’autre quand vous vous rencontrez. C’est, comme je vous ai dit, ce qui s’observe à Saint-Lazare, et on s’en trouve bien.

 

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Voici encore ce qui s’y fait. Quand quelqu’un des nôtres vient des champs, chacun à son tour le va accueillir d’un visage gai et lui porte avec grand soin ce dont il peut avoir besoin ; et s’il y a nécessité de lui laver les jambes pour le délasser, on le fait. Vous pouvez mes sœurs, en user de la sorte, accueillant les sœurs avec un cordial respect, sans user de termes affectés, qui souvent ne sont pas la marque assurée d’une véritable amitié. Si deux sœurs sont ensemble et que l’une soit supérieure, l’autre doit se soumettre à sa conduite en tout ce qui sera du service des pauvres et du devoir de l’observance ; car, si la supérieure, ce que Dieu ne permette ! conseillait quelque chose à sa sœur contre les règles, oh ! il ne faudrait pas lui obéir, mais avertir les supérieurs ! Si une sœur sentait en elle quelque soupçon, défiance et mésestime de sa sœur, jusqu’à l’avoir à aversion et la traiter de fâcheuse, écrasez ces pensées, mes sœurs, écrasez ces pensées. C’est le diable qui vous les met en l’esprit. O mes filles, qu’elles sont éloignées des pensées que les Filles de la Charité doivent avoir l’une de l’autre ! Soyez donc faciles à contenter et n’obligez pas la sœur ou les sœurs qui sont avec vous à se composer et à se contraindre, de crainte que vous ne preniez leurs paroles ou leurs actes en mauvaise part. C’est pour cela principalement que vous devez essayer d’avoir toujours, en vous abordant, ce cordial respect, que vous vous témoignerez par la révérence et le visage gai. "Mais comment faire, me dira-t-on, pour paraître le visage riant, quand on a le cœur bien triste ?" O mes filles, je vous le dis, que votre cœur soit dans la joie ou non, n’importe, pourvu que votre visage soit gai. Ce n’est pas dissimulation, car la charité que vous avez pour vos sœurs est dans la volonté ; si vous avez la volonté de leur agréer, cela suffit pour que votre visage

 

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puisse manifester la joie. Que de choses ne fait-on pas contraires aux sentiments que la répugnance de la nature produit ! C’est ainsi, mes filles, que les vertus s’acquièrent. Si chacun faisait paraître les sentiments déraisonnables qu’il a, vous en verriez de belles ! Il faut avoir plus de retenue.

Quand vous avez envie de montrer de l’impatience ou du chagrin, mon Dieu ! mes sœurs, ne le faites pas.

Notre bienheureux père M. de Genève nous a donné un grand exemple de cette vertu. Un soir, une personne de grande condition le vint voir et resta avec lui fort tard jusques à la nuit. Ses domestiques oublièrent de porter de la chandelle, comme ils auraient dû faire. Que pensez-vous qu’il leur dit ? Il ne leur reprocha pas leur faute et ne les tança pas, mais se contenta de leur dire : "Ah ! mes enfants, un bout de chandelle nous eût été bien nécessaire." Usez-en de la sorte, mes filles, et ne vous accoutumez pas à crier l’une contre l’autre. Que dis-je ? Que cela n’arrive pas ! Et ne vous dites pas de parole malséante, comme serait : "Vous êtes fâcheuse, obstinée", ou autre semblable. S’il vous arrivait de manquer en cela, mettez-vous aussitôt à genoux et demandez pardon à votre sœur sans différer. Vous le devez, mes filles ; par là vous obtiendrez beaucoup de grâces de la bonté de Dieu. Je le prie de tout mon cœur de répandre sur votre Compagnie l’esprit de cordialité et d’union, par lequel vous honorerez l’unité divine en la Trinité des personnes et le cordial respect qui a été en la famille de son Fils en sa vie humaine, vous goûterez la paix que son Fils a donnée après sa résurrection, vous aurez une grande union ensemble et vous travaillerez utilement au service de votre prochain pour votre propre perfection et particulièrement

 

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pour la gloire de Dieu, lequel vous bénisse au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

Dieu soit béni !

 

18. — CONFÉRENCE DU 11 DÉCEMBRE 1644

SUR L’AFFECTION DÉRÉGLÉE DE SOI-MÊME

Le 11e jour de décembre 1644, toutes les sœurs de la Charité s’assemblèrent, par l’ordre de notre très honoré Père M. Vincent, pour la conférence sur le mal que nous fait la trop grande tendresse de corps et d’esprit sur nous-mêmes, quand nous nous y laissons trop emporter.

Une sœur donna pour raison que plus l’on est quitte du soin de son corps, plus facilement l’on adhère à Dieu.

— En renonçant à cette tendresse, qui nous attache à la chair et nous rend chair, nous devenons un même esprit avec Dieu, qui nous remplit de son saint amour et nous donne une sainte haine de nous-mêmes. J’ai offensé Dieu par un soin trop empressé de mon vivre et vêtir, je n’ai pas été créée pour m’occuper en chose si peu importante, et chaque fois que je m’y suis laissée emporter, il y a eu sensualité et vanité. Le plus sûr et meilleur moyen de me corriger est de m’en rapporter à mes supérieurs pour tous mes besoins et emplois, et de considérer Jésus en sa crèche, sans secours en ses besoins, et saint Jean au désert, revêtu pauvrement et nourri de même.

La sœur qui parla ensuite ne put trouver de raison ; elle dit :

Je crois offenser Dieu par trop de tendresse sur moi-même

Entretien 18. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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au sujet du vivre et du vêtir. Je devrais tout attendre de mes supérieurs et ne me soucier de rien, sinon de faire la très sainte volonté de Dieu. Ce soin excessif de ce que je désire me peut porter à la gourmandise pour la nourriture, et à la vanité pour les habits.

— Et vous, ma sœur, qu’avez-vous pensé ?

— Mon Père, j’ai pensé qu’il est très dangereux de nous laisser aller aux tendresses auxquelles nous porte la nature. Nous devons nous en défaire, parce que ce nous est un très grand empêchement à acquérir un parfait amour de Dieu, qui seul nous peut contenter. Il y a sujet de craindre qu’il ne nous arrive comme au figuier, qui n’avait point de fruit en la saison, et, pour cela, fut maudit par Notre-Seigneur. Nous tomberions dans ce malheur si Dieu nous chassait de sa présence pour n’avoir pas son saint amour.

Le second point de notre oraison est des péchés que ces trop grandes tendresses nous font commettre. Elles nous portent à mépriser les conseils de nos supérieurs, sous prétexte que nous ne sommes pas obligées à suivre tant de règles. Nous excusons notre paresse par la pensée que nous avons trop de peine. La paresse nous met dans l’esprit que nous ne devons pas nous lever si matin. Nous péchons encore quand, à cause de cette tendresse, nous désirons sans grande nécessité plus que nos sœurs n’ont, ou autre chose que ce qu’elles ont, ce qui peut dériver de la jalousie.

J’ai pensé mon Père, qu’il faut avec courage passer par dessus toute difficulté et dire en moi-même :

"Pourquoi suis-je en ce lieu, Ce n’est pas pour donner plaisir ou repos à mon corps", et si j’étais si lâche que de me sentir attachée à quelques-unes de ces tendresses et satisfactions, je devrais le dire à mes supérieurs, afin que, s’ils le jugent à propos, ils m’en éloignent.

 

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— Oh ! c’est bien dit, ma fille ! Voyez-vous, mes sœurs, il n’y a point de meilleur remède. Si vous en usez de la sorte, vous serez bientôt quittes de ces petites et fâcheuses tendresses, qui peuvent tant nuire à votre perfection. Dieu soit béni mes chères sœurs !

Et vous, ma sœur, quelle pensée Dieu vous a-t-il donnée ?

— Mon Père, sur le premier point j’ai pensé que les tendresses, tant spirituelles que corporelles, nous empêchent d’en avoir pour Dieu, qui en a tant pour nous, que c’est de quitter le ciel pour la terre, et aussi que ce soin trop grand de nous-mêmes nous empêche de travailler à notre perfection.

Je me suis demandé ensuite en combien de façons cette habitude nous peut faire offenser Dieu, et j’ai vu que nous péchons contre le premier commandement de Dieu, de l’aimer sur toute chose, car la recherche de ces satisfactions ne vient que de notre amour-propre nous péchons encore contre le Saint-Esprit, qui, par sa bonté, nous donne tant d’inspirations. Cette habitude empêche le soigneux et vigilant soin que nous devons avoir de nos pauvres malades, si, par cette tendresse, nous ne les secourons pas quand il le faut remettant à plus tard, elle porte un grand empêchement à la pratique de nos règles, elle nous peut donner quelque dédain de notre vocation et empêcher d’avoir de la cordialité et douceur pour nos sœurs, quand nous désirons ce qu’il leur est défendu de nous donner. Un moyen de me défaire de ces trop grandes tendresses, c’est de penser souvent combien le Fils de Dieu a été rigoureux, et que tous les saints ont voulu l’imiter.

J’ai pris pour résolution de quitter toutes les tendresses auxquelles jusques à maintenant j’ai eu trop d’attaches et de n’en avoir plus que pour Dieu, qui

 

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en a tant pour moi ; et les tendresses que je veux avoir pour lui, je les lui offrirai en la personne des pauvres, que je servirai pour son amour. Je supplie sa bonté de m’en faire la grâce.

— O mes filles, Dieu soit béni ! C’est ainsi qu’il faut que les Filles de la Charité fassent.

Dites, ma sœur qui suivez.

— Mon Père, ma première raison a été que, travailler à me faire quitte des tendresses que j’ai sur moi-même, c’est m’éloigner de moi-même, et que plus j’en serai éloignée, plus j’aurai de tendresse pour Dieu, qui est mon souverain bien.

Une autre raison c’est que ces tendresses me peuvent porter à avoir quelque chose de particulier, ce qui est contre ma règle, et ainsi j’irais contre la volonté de Dieu.

Sur le second point, j’ai vu que ces tendresses sont cause de beaucoup de péchés, car elles nous excitent toujours à désirer quelque chose de particulier ; ce qui donne de l’envie aux autres, nous tient sans cesse occupées de nous-mêmes et nous empêche de penser à Dieu. De plus, les satisfactions que nous recherchons nous attachent trop aux créatures.

J’ai pris la résolution de ne plus m’arrêter à ces tendresses spirituelles et corporelles sans regarder auparavant si elles ne sont point contre la volonté de Dieu, de ne témoigner point d’amitié particulière à aucune de mes sœurs, de n’avoir aucune préférence pour le vêtement ou la nourriture, de ne rechercher aucun délice, car c’est tout à fait contraire aux Filles de la Charité, et de me défaire de toute tendresse autre que l’amour de Dieu ; ce que j’espère de sa sainte grâce.

— Dites, ma sœur.

— Mon Père, une raison de nous défaire des

 

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tendresses trop grandes que nous avons sur nous-mêmes, c’est que l’union avec Dieu est empêchée. quand on nous dit : "On fait quelque chose contre vous" nous en sommes tellement troublées que nous nous mettons en mauvaise humeur et nous rendons insupportables à nos sœurs et même à nous-mêmes.

Une autre raison, c’est que Dieu m’a fait la grâce de m’appeler à la Compagnie, que je dois estimer plus que tous les contentements du monde ; or, si j’ai trop de tendresse sur moi-même, l’observance de mes règles et des enseignements ne peut qu’en souffrir.

Les tendresses spirituelles sont cause que nous murmurons quelquefois contre nos supérieurs, particulièrement quand, à la confession, nous ne sommes satisfaites ni de ce que nous avons dit, ni de ce que nous aurions désiré que l’on nous dît. De ces tendresses naissent souvent de petites envies et jalousies contre celles de nos sœurs que nous pensons nous être préférées, et nous manifestons ces sentiments. De même, pour les choses corporelles, nous regardons si les autres sont mieux soignées que nous, et, si cela nous semble, nous murmurons les unes contre les autres. Ces tendresses sont un obstacle au support. Elles font, par exemple, qu’une sœur plus civilisée que les autres, à la vue de quelque grossièreté, s’en moquera.

Ma résolution a été, moyennant la grâce de Dieu, de travailler à me défaire de ces tendresses, pour éviter toutes ces imperfections et ces péchés.

Une autre sœur dit :

Mon Père, une raison de me défaire des trop grandes tendresses que j’ai sur moi-même, ce sont les fautes que j’ai commises, car par elles j’ai été empêchée de pratiquer les vertus et particulièrement ce que nos règles nous recommandent.

 

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Sur le second point, j’ai pensé que cette trop grande tendresse nous porte à rechercher toujours nos satisfactions, à ne rien vouloir souffrir et à nous attacher aux créatures ; ce qui fait que, quand nous voulons prier Dieu, notre esprit pense à autre chose. J’ai pris la résolution de demander souvent à Dieu, par l’intercession de la sainte Vierge, la grâce de me détacher des créatures pour m’attacher plus fortement à lui.

— Et vous, ma sœur, dites-nous vos pensées.

— Mon Père, une raison de me détacher de mes tendresses, c’est que, me semble-t-il, je serais plus agréable à Dieu. C’est peut-être pour ce sujet qu’il m’a appelée en la Compagnie des Filles de la Charité et m’a procuré le bonheur de pouvoir imiter la vie de Jésus-Christ et celle de la sainte Vierge, qui en toutes façons pouvaient avoir toutes leurs commodités, et néanmoins ont souffert beaucoup d’incommodités tout le temps qu’ils ont été sur terre, à commencer au jour de leur naissance. J’ai pensé aussi qu’il n’y avait pas de voie plus assurée pour aller au ciel, puisque les apôtres et tous les saints sont passés par là, et que, pour purifier son âme, il faut mater son corps. J’ai eu grande confusion de me voir si peu portée à la pratique de cette vertu.

Nous pouvons pécher sur ce sujet par sensualité en notre manger et dormir, par vanité en notre habit, tout pauvre qu’il paraît, et par murmure contre les sœurs qui ont charge dans la maison.

Le mal qui découle des tendresses spirituelles est grand. Elles nous inclinent vers des entretiens particuliers et autres semblables satisfactions qui ne servent point à perfectionner notre âme, mais seulement à entretenir notre amour-propre.

J’ai résolu, moyennant la grâce de Dieu, de travailler à me défaire de ce grand défaut de ne regarder que

 

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Dieu seul en tout et de m’attacher fortement à lui, à la pensée des souffrances de Notre-Seigneur en sa vie et sur la croix, et en la vue de la sainte Vierge.

— Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai considéré que, le jour où il a quitté le sein de son l’ère, le Fils de Dieu a aussi quitté tous ses délices pour se rendre sujet aux peines et souffrances. Il est donc bien raisonnable que, choisie de toute éternité pour lui rendre, en la Compagnie des Filles de la Charité, des services inconnus aux hommes, et travailler à ma perfection, je m’efforce de surmonter ces tendresses, qui me sont à si grand empêchement.

Sur le second point, j’ai pensé que j’offenserais Dieu si je désirais, en mon vêtir et ma chaussure, quelque chose de particulier ; mes sœurs en murmureraient. J’irais aussi contre nos règles et contre l’obéissance, si je désirais une meilleure nourriture que la communauté ou si je murmurais d’être traitée autrement que je désirerais.

Pour ce qui est des satisfactions de l’esprit, j’ai pensé que nous pouvons offenser Dieu par de petites envies, par exemple, si nous estimions que nos supérieurs eussent plus de soin des autres que de nous, si j’avais attache â mon confesseur, ou que je fisse quelque dévotion particulière, contre la volonté de Dieu.

J’ai pris la résolution de veiller soigneusement sur moi-même de ne point entretenir ces pensées et désirs en mon cœur et de m’abandonner entièrement à la divine Providence.

— Et vous, ma sœur ?

— J’ai pensé, Monsieur, que je ne puis avoir un plus fort moyen pour me défaire des trop grandes tendresses que j’ai sur moi-même que de me détacher de tout et d’aimer la confusion qui me revient de mes défauts. Au second point, j’ai pensé que nous offensons Dieu quand

 

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nous avons soin des choses temporelles et quand nous avons répugnance d’obéir aux ordres qui sont contre notre sentiment. J’ai pris la résolution de quitter toutes les tendresses qui me peuvent empêcher d’être vraie Fille de la Charité.

Une autre sœur dit :

— Mon Père, une raison de me défaire des tendresses sur moi-même c’est qu’elles m’attachent toujours plus fort à ma propre volonté et m’empêchent de faire celle de Dieu. Ces attaches nous empêchent souvent de suivre nos règles et de comprendre le bonheur que nous avons d’être appelées de Dieu pour cette manière de vie. J’ai pris la résolution, quand j’aurai envie de me délicater, de m’encourager, par l’amour de Dieu à n’en rien faire.

— Dieu soit béni, mes sœurs ! Voilà de bonnes pensées. Dites-nous les vôtres, ma sœur.

— J’ai pensé, mon Père, qu’il était raisonnable que je me corrige de ces tendresses, car elles ne procèdent que de mon amour-propre et empêchent l’amour que je devrais avoir pour mon Dieu. Elles nous jettent dans l’impatience contre nos sœurs, et provoquent des dépits et aversions contre celles qui nous refusent ce que nous désirons Four nous satisfaire. Pour m’en défaire, j’ai pensé, Monsieur, qu’il me fallait être indifférente à tout, n’aimer que la volonté de Dieu et me contenter de tout ce que l’on me donnera, pour le vivre, le vêtir et pour tout le reste. Dieu me fasse la grâce d’accomplir parfaitement les résolutions que sa bonté m’a données !

Une autre sœur dit :

Une raison de nous faire quittes de nos tendresses, c’est que l’amour-propre, en tenant notre esprit trop occupé aux choses que nous désirons, le détourne de la pensée de Dieu, notre créateur et notre bienfaiteur, et empêche en nous la demeure du Saint-Esprit, qui est un

 

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Dieu de paix et n’aime pas l’inquiétude dans nos esprits. De plus, ces tendresses déplaisent à Dieu, nous rendent faibles et sont la source de beaucoup de péchés. Elles nous détournent de la pratique des règles et nous portent à murmurer contre nos supérieurs, quand notre esprit n’en est pas satisfait. Je me suis résolue à demander souvent cette grâce à Dieu, avec grand désir de ma perfection, et à travailler à me mortifier.

— Et vous, ma sœur ?

— Monsieur, la plus grande raison de me défaire de mes tendresses qui me portent souvent à rechercher mes satisfactions, c’est que Notre-Seigneur, qui avait un corps tendre et délicat, ne s’est point épargné. Cet exemple m’enseigne à ne me point épargner, moi, pauvre et chétive créature, qui ne suis rien que vice et imperfection, si je veux avoir part à son saint amour et aux mérites de ses souffrances, pour jouir un jour de sa gloire.

Sur le second point, j’ai pensé que nos tendresses spirituelles nous font offenser Dieu. Les sécheresses et les aridités nous découragent et nous font négliger ou omettre nos exercices ; quand nos supérieurs nous avertissent charitablement de nos défauts, nous murmurons en nous-mêmes, ou témoignons notre mécontentement ; ce qui est un grand mal.

Un moyen pour me défaire de ces tendresses, c’est, quand je douterai si ce que je désire est nécessaire à ma perfection, de le proposer à mes supérieurs et de me soumettre à ce qu’ils m’en diront. Notre trop grand amour-propre nous fait tomber dans deux sortes de tendresses préjudiciables à notre perfection, l’une spirituelle et l’autre corporelle. De ces deux tendresses nous avons grand intérêt à nous faire quittes : elles nous empêchent d’agir pour la gloire de Dieu et son amour, et

 

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de profiter des conseils des personnes qui nous peuvent aider à notre avancement, quand elles ne sont pas de notre goût. De plus, il est à craindre que nous ne trouvions dans ces sensibilités la récompense du bien que nous aurons fait, au lieu de la recevoir de Dieu par la libéralité de son amour.

Les fautes que commettent ceux qui se laissent aller à ces tendresses sont en grand nombre : ils méprisent les personnes qui ne leur agréent pas et murmurent contre elles ; ils sont attachés à ceux qui leur agréent ; ils ne se soumettent pas à la conduite de la divine Providence et ne reçoivent pas ce qui leur arrive par l’ordre de la volonté de Dieu. Les sensibilités corporelles nous rabaissent à l’égal des bêtes en quelque manière, nous portent à critiquer tout ce que l’on fait contre notre sentiment, et par là portent obstacle à l’union cordiale. Pour mon particulier, par l’habitude invétérée que j’ai dans ces tendresses pour mon corps, je commets beaucoup de fautes, malédifie mes compagnes et donne mauvais exemple à toute la Compagnie.

Pour me défaire de ces tendresses, moyennant la grâce de Dieu, j’aurai grand désir d’honorer la manière de vie du Fils de Dieu, qui, pour faire la volonté de Dieu son Père, n’avait aucune attache aux créatures, ni affection aux nécessités corporelles, et ne recherchait en tout que l’accomplissement de cette sainte volonté, qui était la nourriture et la loi de toutes ses actions. Je me servirai aussi de l’exemple des saints et prendrai tout de bon à tâche la mortification de mes sens et passions ; et, comme je ne puis, à cause de mes infirmités, vivre comme nos sœurs, je m’humilierai de mes besoins et offrirai à Dieu toutes les peines qui m’arriveront par sa permission, lesquelles j’accepterai comme des exercices de sa justice sur moi.

 

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— O mes filles, je vous puis dire qu’entre tous les sujets que nous pouvions choisir, il n’y en avait point qui fût de plus grande importance que celui-ci. Dieu soit béni d’avoir ainsi ordonné que nous nous en soyons entretenus ! Notre bienheureux père Monseigneur de Genève avait cet entretien en très grande recommandation ; il disait que ces tendresses et satisfactions ne sont autre chose que notre amour-propre. Or est-il que cet amour de nous-même produit ces désirs de tendresse sur nous en deux façons : l’une corporelle et l’autre spirituelle. La première, comme dit la méditation, regarde les habits, la nourriture et les emplois ; la seconde consiste à aimer ses pensées, ses sentiments. Or, mes sœurs, ce sujet intéresse particulièrement les Filles de la Charité, dont la vie doit être un entier renoncement à soi-même. Vous êtes par nécessité dans la pratique de ce renoncement ; n’êtes-vous pas, plus que tout autre, obligées de l’affectionner ? O mes filles, c’est volontairement, pour l’amour de Dieu, qu’il faut l’accepter.

La première raison est qu’il n’y a rien de plus recommandé dans les Écritures. Écoutez Notre-Seigneur : "Quiconque veut venir, après moi et me veut suivre, qu’il renonce à soi-même et porte sa croix !" (1) Voyez-vous, mes filles, renoncer à soi-même, c’est se défaire de ces tendresses qui ne sont en nous que par l’amour déréglé de nous-mêmes. En un autre passage, Notre-Seigneur dit : "Quiconque ne se hait soi-même ne peut être mon disciple" (2) Et encore : "Qui ne hait son père et sa mère, ses frères et sœurs, n’est pas digne d’être enfant de Dieu," (3) ; c’est-à-dire, mes filles, qu’il les faut haïr quand ils nous empêchent de tout quitter pour le suivre.

1. Saint Matthieu XVI, 24.

2. Saint Luc XIV, 26.

3. Saint Matthieu X, 37.

 

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Et c’est saint Paul qui le dit. O mes filles, il faut donc mourir à ses sentiments mourir à ses désirs d’être avec une telle ou telle. Voyez-vous, mes filles, nous sommes contentes d’être bien avec Dieu, et néanmoins nous voudrions avoir tout à gogo, être aimées et estimées, particulièrement des officières des paroisses où nous servons les pauvres être appelées ès assemblées et y dire nos avis ; ce qui nous porte à murmurer de ce qui s’y passe contre notre sentiment, parce que nous n’en sommes pas satisfaites ; et puis on s’échappe à dire : "Mais pourquoi cette supérieure-là ? Celle-là serait bien plus propre." Et ainsi du reste de la conduite des Charités. O mes filles, quel malheur si cela prenait racine en votre Compagnie ! Oh ! gardez-vous-en bien et Dieu ne le veuille pas permettre !

Voilà pour le premier point, qui est de vous défaire des attaches aux vaines satisfactions que l’on peut prendre en ses habits et du plaisir que la chair et le sang voudraient avoir en son manger et c’est Notre-Seigneur qui demande cela de vous, en vous disant que, si vous le voulez suivre, il faut renoncer à vous-mêmes. Voudriez-vous le refuser ? Oh ! nenni, je m’assure mes filles. Une autre raison, c’est que, comme ses premières, vous avez été triées presque toutes d’une basse extraction et que, par conséquent ces vaines satisfactions ne vous sont pas naturelles, ni dans l’habitude de votre jeunesse. Que bienheureuses êtes-vous, et moi avec vous de ce que Dieu nous a fait la grâce de nous choisir de la lie du monde pour se servir de nous ! Cela étant ainsi, est-ce à nous à faire les entendus ? Est-ce à nous à nous élever au-dessus de ce que nous sommes ? Si le monde se méprend en faisant plus de cas de nous que nous ne méritons, est-ce à nous d’en abuser, mes filles ? Je dis plus quand vous seriez d’extraction noble, comme il y

 

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en a quelques-unes parmi vous, vous ne devriez pas vous en prévaloir et seriez aussi obligées de vous défaire de toutes les tendresses et vaines satisfactions que la nature et l’habitude vous auraient acquises. Le Fils de Dieu n’était-il pas plus que vous, non seulement comme Fils de Dieu, mais encore comme homme ? N’était-il pas d’extraction royale ? Et néanmoins vous voyez son abaissement, son travail et sa mortification continuelle dans une si grande pauvreté, qu’il devait gagner sa vie avec saint Joseph. Non, mes filles, il ne serait pas raisonnable que vous vous élevassiez par-dessus ce que vous êtes. Il ferait beau voir qu’une fille accoutumée à vivre grossièrement, qui n’a jamais connu les bons morceaux, ni les vanités, vînt à Paris sous apparent désir de servir Dieu et d’y faire continuellement sa sainte volonté, et, aussitôt arrivée, oubliât qu’elle est issue de parents de basse condition, chez lesquels elle était toujours nourrie d’un peu de potage, de laitage, rarement de viande, et se voulût élever par-dessus ce qu’elle doit. O mes filles, qu’une telle conduite serait déplorable ! Gardons-nous bien de nous laisser décevoir par nos tendresses, qui infailliblement nous causeraient cette misère, si nous les voulions écouter. O mes filles, prenons bien garde ! Si aujourd’hui nous avons fait don à Dieu de tout ce que nous sommes par la grâce de notre vocation, n’y a-t-il pas lieu d’en être bien reconnaissantes ? Vous croyez-vous seules appelées à une continuelle mortification ? Combien de personnes de condition, par le même motif de l’exemple de Notre-Seigneur, quittent tout, et parents et biens et toute propre satisfaction ! Oh ! si vous saviez quel avantage il y a d’être ainsi à Dieu, vous mépriseriez d’une tout autre sorte les vaines satisfactions du monde !

Et pourquoi pensez-vous qu’en ces derniers siècles il

 

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s’élève en l’Église une Compagnie qui lui rend des services plus importants qu’aucune que je sache, et dont Dieu seul connaît l’utilité ! Quoi mes filles ! Quitter tout, sans espérance de rien posséder, sans savoir ce qu’on deviendra, n’avoir d’autre assurance que la confiance en Dieu, n’est-ce pas la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Y a-t-il rien de plus grand, rien de plus haut ? Je vous assure, mes sœurs, que j’y pense souvent, et je vous puis dire que je ne vois rien de semblable. Et néanmoins, comme cela est grand, Notre-Seigneur a choisi les moyens les plus bas pour que son œuvre fût plus facilement reconnue et pour que son Père en fût plus honoré. De sorte que, mes filles, vous vous devez estimer bien heureuses d’avoir été choisies, vous en beaucoup humilier et vous rendre fidèles ; car, quoique vous vous estimiez des sujets faibles et que peut-être vous ne connaissiez pas la grandeur de votre vocation, Dieu la sait pour vous. N’a-t-il pas voulu que son Fils parût d’une extraction si basse que, lorsqu’on lui voyait faire des œuvres au-dessus de ce qu’il paraissait, le peuple se demandait : "Ce Jésus n’est-il pas fils de Joseph le charpentier ?" (4). Oh ! voyez, mes filles, comme les desseins de Dieu sont cachés ! C’est pour cela que celles d’entre vous qui sont d’extraction plus relevée se doivent ajuster à votre manière de vie et au vêtir, et en tout se faire comme paysannes pour suivre le dessein de Dieu en votre établissement et pour le faire subsister, car, sans le fondement de cette bassesse, oh ! tout s’en irait en ruine.

Voyez ces deux extrémités au Fils de Dieu. Y a-t-il rien de plus grand que le Fils unique d’un Dieu, y a-t-il rien de plus grand, en tant qu’homme, qu’être issu de

4. Saint Matthieu XIII, 55.

 

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sang royal, et y a-t-il rien de plus bas et ravalé que sa nécessité et sa manière de vie ? O mes filles, humiliez-vous tant que vous pourrez. Il vous invite à le suivre et à l’imiter ; et quoique vous l’imitiez de bien loin, sa bonté et son amour sont si grands qu’il s’en veut tenir honoré. Cela est admirable. Croyez aussi, mes sœurs, que, tant que vous serez basses, vous serez en assurance.

Puisque la manière de vie des Filles de la Charité est d’imiter celle du Fils de Dieu elles ne doivent avoir d’autre pratique que la pénitence et la mortification. Pour cela il faut refuser au corps et à l’esprit ses sensibilités et vaines satisfactions. L’esprit vous demandera d’être en telle paroisse, ou avec telle sœur, d’aller à cette église pour y faire telle dévotion particulière. O mes filles, tromperies de l’esprit malin, quoiqu’il vous suggère de beaux prétextes, même dans le choix que vous voudriez faire d’un confesseur ! Le corps demandera de petits soulagements, de se dispenser de la pratique des règles, sinon en tout, mais en quelque partie ; il voudra être bien et curieusement vêtu, quoiqu’en une fa, con grossière, et représentera que, pour la conservation de ses forces, il a besoin d’une nourriture plus abondante ou meilleure O mes filles ! gardez-vous bien de tout cela, pour ne pas être du nombre de ceux dont saint Paul dit qu’ils font un Dieu de leur ventre. Ce ne serait pas bien entendre le dessein qu’a eu Dieu en vous appelant en la Compagnie des Filles de la Charité, ni témoigner que vous voulez honorer sa sainte vie sur terre. Et pourquoi pensez-vous qu’il ait presque manqué de tout ici-bas, si ce n’est pour vous apprendre à pratiquer la pauvreté ? Que serait-il dit, mes sœurs, si vous aimiez à faire bonne chère ? Si vous la faisions, si nous aimions la vanité (sachez que, dans notre grossièreté, nous pouvons avoir ces défauts), nous serions à blâmer

 

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et à mépriser. Quoi ! nous sortirions de la simplicité de notre vie villageoise ! Et vous qui êtes d’extraction plus relevée vous vous seriez données à Dieu pour la pratique de cette manière de vie, et vous vous oublieriez ! O mes filles, gardons-nous bien d’irriter Dieu !

Le moyen de ne pas tomber en cet inconvénient, c’est de renoncer continuellement à nos désirs, qui nous portent a vouloir ceci ou cela Du jour où vous changerez votre manière de vie grossière et simple, votre vêtir pauvre et abject, votre coiffure et toutes les pratiques qui vous portent à l’humiliation, vous commencerez à déchoir premièrement de la grâce de Dieu, puis de l’estime que l’on fait de vous. Vous êtes maintenant en l’honneur, à cause que vous paraissez humbles et vertueuses en votre façon de vie ; les dames vous estiment et vous aiment ; vous êtes demandées de plusieurs. Mais, mes filles si la vertu n’est solide en vous et que vous en déchoyiez, craignez Je sais que plusieurs d’entre vous aimeraient mieux mourir que manquer de fidélité à leur vocation, mais non pas toutes Je vous prie par les entrailles de Jésus-Christ, de prendre de nouvelles résolutions de persévérer en votre manière de vivre et en votre vêtir. Ces dames qui vous honorent tant, qui vous aiment et qui ont tant de soin de vous, ces Messieurs les curés, qui en disent tant de bien, que penseraient-ils si vous veniez à changer, s’ils vous voyaient des affecteries si votre intérêt et vanité leur paraissaient ? Aussitôt ils changeraient car toute l’estime qu’ils font de vous, et l’affection qu’ils vous témoignent, n’est qu’à cause du bien qu’ils croient en vous ; et s’ils s’apercevaient du contraire, ô mes filles, vous verriez bien que l’affection et l’estime qu’ils vous portent ne sont pas attachées à vos personnes. Vous leur seriez à mépris ; ils vous laisseraient là et en prendraient d’autres ; ils se soucieraient

 

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bien de vous ! Il vous arriverait ce qui arriva à celui des Apôtres dont il fut dit : "Il lui faut ôter son évêché et le bailler à un autre" (4)

Or sus, mes sœurs, que faut-il donc faire pour ne nous pas causer si grand malheur ? Il faut nous donner entièrement à Dieu et lui demander la grâce de nous connaître nous-mêmes. Car, quand nous nous voulons trop élever, que nous cherchons nos propres satisfactions c’est l’aveuglement de notre amour-propre qui nous cache cette connaissance, qui nous empêche de voir que ce qui paraît de bien en nous n’est pas de nous. A qui vous demanderait : "Comment êtes-vous entrée en la Compagnie ? Qui vous en a donné les premières pensées ?" vous ne le sauriez bonnement dire. C’est la grâce qui a fait cet effet en vous, et non la nature, qui n’y consent que le plus tard qu’elle peut. Non, mes filles, la nature ne nous porte point à quitter tout, à laisser parents, biens et amis pour venir en un lieu éloigné, parmi des personnes dont nous ne connaissons ni la vie, ni les humeurs, pour passer notre vie parmi elles. Il n’appartient qu’à Dieu de nous faire quitter tout, nous créatures chétives et objet de sa justice, pour nous rendre objet de son amour. Heureux échange ! Quitter un amour terrestre pour le céleste, éternel et tout divin ! Portons là toutes nos affections et quittons toutes nos satisfactions particulières. Il se faut résoudre à cela.

Quelque sœur me pourra dire : "Mais, Monsieur, il y a bien de la peine. Quoi ! faudra-t-il, si je suis avec une sœur de mauvaise humeur que je la supporte ! Une autre sera mal mortifiée et ne pourra rien souffrir ; suis-je obligée de la souffrir ?" Oui, mes sœurs, car, si vous ne supportez cette sœur, si vous ne souffrez de celle-là,

5. Actes des apôtres I, 20..

 

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c’est vous qui êtes la mal mortifiée. Mes sœurs, vous aurez peine pour un peu de temps ; mais ce qui vous semble pénible en un temps vous sera facile en un autre. Oui, mes filles, sachez qu’il viendra un temps que ce que vous trouvez malaisé vous sera à plaisir, et il y en a en la Compagnie qui pourraient bien vous assurer qu’elles mettent leurs délices dans les difficultés qu’elles rencontrent pour le vivre ou le vêtir pauvrement. Il en sera ainsi de vous. Il ne faut qu’un peu de courage, et la chose le mérite bien. Vous le savez, mes filles, vous qui y avez déjà travaillé. Souvenez-vous bien que pour y parvenir il vous faut avoir la haine de vous-mêmes ; le Fils de Dieu vous la demande pour aller à sa suite.

Le troisième moyen, c’est de bien prier. Si nous ne pouvons avoir une bonne pensée sans la grâce de Dieu, à plus forte raison devons-nous croire que nous ne saurions avoir cette vertu, si nécessaire à notre perfection, sans cette même grâce. Le Fils de Dieu nous en donne exemple, lui qui a recours à la prière dans les nécessités de sa vie humaine. Lorsque vous avez en aversion l’humeur d’une sœur qui vous est donnée pour compagne, élevez votre esprit à Dieu pour lui demander le support dont vous avez besoin. Si, par amour de vous-mêmes, vous avez répugnance à cette façon de vie, de vêtir, souvenez-vous aussitôt que c’est la volonté de Dieu, puisque vous êtes appelées en la Compagnie, et donnez-vous de nouveau à lui pour mortifier cet amour-propre et sortir de vous-mêmes, afin que ce soit lui qui vive en vous.

Le quatrième moyen est de s’entretenir ensemble du bonheur des âmes qui ont cette vertu. Dites-vous : "Ne vous souvient-il pas que telles et telles de nos sœurs défuntes travaillaient à se mortifier ? Qu’elles sont heureuses maintenant ! Qu’elles jouissent de la récompense

 

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de leurs peines !"Voilà, mes chères sœurs, les principaux moyens pour nous aider à nous faire quittes de notre mauvais amour-propre, d’où découlent toutes ces tendresses qui nous font tant de peine.

O mes filles, que nous serons heureuses si, par ces moyens, nous pouvons parvenir à cette haine de nous-mêmes, si nécessaire à notre perfection ! Oui, mes filles, je vous l’ai fait voir par les avertissements que Notre-Seigneur nous a donnés sur terre. Ce mauvais amour nous fait manquer à Dieu et à notre prochain, nous met en danger de ne le pouvoir jamais aimer. Si, au contraire, vous vous haïssez vous-mêmes, pour un amour mauvais que vous perdez, vous acquerrez un amour surnaturel, qui est le seul vrai amour. O mes filles, je sais que par la grâce de Dieu, il y en a parmi vous qui ont fait progrès en ce céleste amour et que vous y travaillez presque toutes. Consolez-vous si vous n’avancez pas si promptement que vous voudriez. Et vous, mes sœurs, qui êtes toutes nouvelles dans la pratique de cette science, ayez courage, ne craignez point, Notre-Seigneur vous aidera.

Une sœur dit alors sa coulpe de ce que ses tendresses l’avaient fait tomber dans beaucoup de fautes, notamment contre la pratique des règles. Et notre très honoré Père dit :

Dieu soit béni, ma sœur ! Que sa bonté vous fasse la grâce d’accepter cet acte de pénitence pour satisfaire aux fautes que vous reconnaissez en vous. Oui, mes sœurs, c’est un acte de pénitence que de dire ses fautes en public, et cela peut être bien agréable à Dieu. Il faut que je vous dise, mes sœurs, ce que j’ai appris depuis peu d’un grand prélat de notre temps, c’est de Monseigneur le cardinal de La Rochefoucauld, âgé de 80 ans. Il est si exact à sa coutume de vivre qu’il n’y voudrait point

 

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manquer, quoique son âge et plusieurs autres raisons l’en pourraient bien dispenser. Ainsi, mes filles, quand Dieu vous a appelées à une manière de vie, n’y manquez point.

Or sus, mes filles, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est venu sur terre pour nous enseigner ce détachement de notre amour-propre et pour nous aider de son exemple, lui qui n’avait pas une pierre pour mettre sous sa tête et dont toutes les actions n’étaient que mortification continuelle, je le prie qu’il nous obtienne, par ses mérites, le dépouillement de toute sensibilité contraire à sa sainte volonté et, en cette espérance, je prononce la bénédiction, au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit.

 

19. — CONFÉRENCE DU (15 JANVIER 1645)

SUR LES VERTUS DE LA SŒUR JEANNE DALMAGNE

Mes chères sœurs, nous voici assemblés pour nous entretenir, suivant la sainte coutume de cette Compagnie,

Entretien 19. — Déf. 2, 2e partie, p. 1 et suiv. Au début de la conférence le copiste écrit : "En 1639, ma sœur Jeanne Dalmagne est venue à la maison pour le service des pauvres malades, âgée d’environ trente ans. Cette bonne sœur était native de la paroisse d’Herblay, proche Paris. Elle sortait du grand couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle était tourière, pour venir au service des pauvres, comme il se peut voir par la conférence écrite après sa mort de la propre main de notre très honorée Mère Mademoiselle Le Gras laquelle conférence est ici jointe, avec le témoignage de Monsieur le curé de Nanteuil. Il paraît par le même écrit qu’elle fit les vœux le 25e de mars mil six sent quarante-trois et qu’elle mourut le même jour, un an après, ayant désiré revenir de Nanteuil, où elle était malade sans espérance de guérir, pour mourir. la maison ; ce qui lui fut accordé."

Il est impossible d’accepter, pour cette conférence, les dates proposées par le ms. Déf.2 "dimanche, 14 janvier 1644" et par les précédents éditeurs des conférences de saint Vincent "dimanche, 14 janvier 1645" : la première, parce que Jeanne Dalmagne vivait encore le 14 janvier 1644 ; toutes les deux, parce que ni en 1644, ni en 1645, le 14 janvier ne tombait un dimanche. La date que nous adoptons ne soulève aucune de ces difficultés, mais elle est simplement probable.

 

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des vertus de nos sœurs défuntes. O mes filles, qu’il fait bon s’entretenir des bonnes actions des morts ! C’est ce que désire le Saint-Esprit. C’est pourquoi, mes chères sœurs, ce sera à consolation de rapporter ce que vous aurez remarqué de cette bonne sœur, comme déjà vous avez fait des autres. Or sus, mes chères sœurs, commençons. Vous avez fait toutes l’oraison, comme d’ordinaire, sur les trois points proposés. Dites vous, ma sœur, qu’avez-vous remarqué en notre bonne sœur ?

— Monsieur, elle avait en son cœur une grande charité, qui la rendait fort assidue à visiter les pauvres. Elle les visitait l’après-dînée, quand elle n’avait rien à faire, apportait un soin particulier à les instruire et leur parlait toujours avec grande douceur.

— Voilà, mes filles, le devoir d’une vraie Fille de la Charité : donner tous ses soins aux pauvres, à ce que non seulement leurs corps reçoivent le secours que vous leur devez, mais que leurs âmes aient aussi le bien que, avec la permission de Dieu, elles reçoivent par votre moyen.

Et vous, ma sœur ?

— J’ai retenu de notre bonne sœur qu’elle avait une grande modestie et qu’elle marchait toujours en la présence de Dieu. Elle consolait volontiers les sœurs qu’elle voyait contristées ; elle les encourageait avec une si grande douceur que leur peine était soulagée. Elle prenait aussi un très grand plaisir à parler de Dieu, particulièrement avec les pauvres.

— Oh ! la belle remarque, mes sœurs : elle marchait toujours en la présence de Dieu ! Quelle vertu, mes filles ! Marcher toujours en la présence de Dieu, oh ! que c’est un fort bon moyen de se perfectionner ! que c’est un aide puissant pour bien servir les pauvres !

 

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Dites, ma sœur, dites-nous les pensées que Dieu vous a données.

— Monsieur, nous devons nous entretenir des vertus de nos sœurs défuntes pour plaire à Dieu, qui nous a promis d’être au milieu de nous, si nous sommes assemblées en son nom. Nous le devons encore, parce que ce qu’on dit est un encouragement à devenir meilleures et à persévérer dans sa vocation.

Parmi les vertus qu’elle pratiquait, la première qui m’est venue en l’esprit, c’est la présence de Dieu. Lorsqu’elle me rencontrait chargée, venant de la ville, elle me disait : "Courage, ma sœur ! travaillons pour Dieu." Et quand je me relâchais : "O ma chère sœur, que Dieu est bon !" Avait-elle quelques sentiments de joie, je la voyais aussitôt entrer en elle-même, et ces mots s’échappaient de son cœur : "O ma chère sœur, demandez à Dieu pour moi la haine de moi-même."

J’ai encore remarqué qu’elle parlait peu, qu’elle avait une grande modestie et une grande douceur.

J’ai pris la résolution de m’habituer à la pratique de la présence de Dieu et de régler mes passions pour anéantir les premiers mouvements de mes impatiences.

— Dieu soit béni, mes sœurs, des grâces qu’il a faites à cette bonne sœur ! Continuez

Et vous, ma sœur, qu’avez-vous pensé ?

— Mon Père, nous nous entretenons des vertus de nos sœurs défuntes pour glorifier Dieu des grâces que sa bonté leur a faites et pour nous encourager à persévérer dans notre vocation.

Les vertus principales que j’ai remarquées en elle, pendant le peu de temps que j’ai eu le bien de la voir, c’est une grande modestie et retenue et une grande exactitude au règlement de la maison. Elle aimait l’obéissance, paraissait avoir l’esprit attaché à Dieu, n’aspirait

 

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qu’à faire sa très sainte volonté et servait les pauvres avec grande affection, douceur et charité. Elle était dans une très grande indifférence de tout ce qui lui pouvait arriver. Je crois qu’elle aimait beaucoup la pauvreté, d’autant qu’elle n’avait rien à elle.

Un jour, elle me raconta comment elle était entrée en la Compagnie. Ce fut à la suite d’une forte inspiration et pour répondre à l’attrait qu’elle sentait en ses oraisons. Elle vint se présenter, l’esprit plein de soumission à Dieu. "Que je sois reçue ou refusée, se disait-elle, je croirai que c’est la volonté de Dieu, et je serai contente de l’un comme de l’autre." Et nonobstant que les bonnes religieuses avec qui elle était s’opposassent à ses projets, elle ne désista point et persévéra en sa demande.

— Oh ! que de vertus, mes sœurs ! Vraiment nous avions un grand trésor en cette fille. Que de grâces ! O mes filles, véritablement vous avez bien perdu en cette fille ; et Dieu veuille que ce ne soient point les péchés de ce misérable qui aient causé sa mort ! Voyez-vous, mes filles, il la faut considérer dans le ciel comme un tableau que vous devez imiter. Ayez-lui dévotion. Elle voit vos larmes ; oui, mes filles, elle voit les tendresses de vos cœurs et a charité pour vous, beaucoup plus qu’elle n’en a témoigné pendant qu’elle était parmi vous.

Dites, vous, ma sœur.

— Sur le premier point, j’ai pensé qu’il était raisonnable de nous entretenir des vertus de nos sœurs pour en rendre gloire à Dieu et pour voir les défauts qui m’empêchent d’acquérir les vertus qu’elles ont pratiquées.

Lorsqu’elle était aux Carmélites, elle ne pouvait souffrir qu’on dît le bien qu’elle faisait ; si on en parlait, elle pleurait. Au moins, je l’ai vue une fois pleurer, et je

 

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crois que c’était par sa grande humilité, qui ne pouvait souffrir les louanges.

Une autre sœur :

Il m’a semblé, mon Père, que nous devons nous entretenir de nos sœurs défuntes parce que la connaissance de leurs vertus et du zèle de leur perfection encourage toute la Compagnie à faire de même. J’ai remarqué en la défunte une grande humilité. Elle désirait que la supérieure fût avertie de ses défauts. Lorsque nous étions ensemble à Saint-Nicolas, elle avait un grand amour de Dieu, un grand désir de sa perfection et un grand soin du salut des âmes des pauvres, qu’elle assistait et servait avec beaucoup d’affection. Elle était indifférente à tout et soumise au changement des lieux, adorant en tout la conduite de la divine Providence. Elle avait une grande douceur dans sa conversation, une grande sobriété au manger et aucune attache aux biens de la terre.

— Voyez-vous, mes filles, voilà la marque d’une solide perfection être exact à l’obéissance, que les supérieurs soient absents ou présents Oh ! la belle vertu que celle-là et le grand détachement des lieux ! Il faut être ainsi pour être vraie Fille de la Charité ; autrement, on manquerait souvent.

Et vous, ma sœur, qu’avez-vous pensé ?

— Monsieur, nous nous devons entretenir des vertus de nos sœurs défuntes pour nous servir de leurs exemples en les imitant. J’ai remarqué en notre sœur Jeanne une grande douceur et humilité. Elle prenait grand soin d’encourager les sœurs qui s’adressaient à elle. J’ai eu grand désir d’imiter son zèle pour le service des pauvres et de faire tout ce qu’on me commanderait.

— Dieu soit béni, ma sœur, et vous fasse cette grâce !

La plupart des sœurs ont répété ces deux raisons,

 

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à savoir qu’il est bon de s’entretenir des vertus des sœurs défuntes pour glorifier Dieu des grâces qu’il leur a faites, et pour s’encourager à les imiter. C’est pourquoi je ne les répéterai plus.

— Et vous, ma sœur ?

— La vertu principale que j’ai remarquée en elle, c’est une vraie humilité. Elle me dit une fois : "Je ne sais comme on se veut servir de moi ; je ne puis rien faire de bien ; j’ai été comme cela toute ma vie." En sa maladie, je lui demandai un mot d’édification, elle me répondit : "A qui vous adressez-vous ?" C’était deux jours avant sa mort. Ma résolution a été, Dieu aidant, d’imiter son humilité, comme la vertu dont j’ai le plus de besoin.

— Oh ! mes chères sœurs, quelles paroles : "Je ne sais rien faire de bien !" Nous avions en cette sœur un grand tableau de vertus. Soyons-en bien reconnaissants vers Dieu et prions-le de nous donner les vertus que nous lui avons vu pratiquer.

Et vous, dites-nous vos pensées, ma sœur.

— Monsieur, j’ai remarqué en la maladie de notre bonne sœur qu’elle avait une grande patience et résignation à la volonté de Dieu. Elle disait n’avoir d’autre regret en mourant que de n’avoir pas bien servi les pauvres, et que, si Dieu lui rendait la vie et la santé, elle les servirait mieux que jamais. Ma résolution a été de pratiquer ce qu’elle nous a recommandé la veille de sa mort. Après une faiblesse elle fit effort pour parler, et, nous regardant toutes, elle nous dit que nous étions bien heureuses d’être appelées au service des pauvres et qu’il fallait les servir mieux qu’elle n’avait fait.

— O mes filles, cette bonne sœur savait bien estimer comme il faut sa vocation. J’ai le cœur tout plein de consolation d’entendre ses vertus.

 

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Continuez, ma sœur qui suivez.

— J’ai remarqué en notre sœur défunte que son entretien était toujours bon et le plus souvent de la vie des saints, et aussi que, quand elle voyait de nos sœurs en quelque peine d’esprit, elle était fort soigneuse de les consoler ; et, quand on la remerciait, elle disait que cela ne venait pas d’elle, mais de Dieu. Elle me disait fort souvent qu’il importait beaucoup de donner bon exemple aux autres. Elle avait un grand mépris d’elle-même et élevait souvent son esprit à Dieu. J’ai pris la résolution de l’imiter en cette vertu de la pratique de la présence de Dieu.

— Et vous, ma sœur ?

— Je ne sais rien de la vie de notre sœur, n’ayant eu le bonheur que de la voir en sa maladie. Ce que j’ai remarqué en ce peu de temps me donne sujet de croire qu’elle a été vertueuse toute sa vie, car elle était fort résignée à la volonté de Dieu dans les souffrances et ne cessait de faire des actes d’amour de Dieu intérieurement. Elle témoignait souvent n’aspirer qu’à son cher Époux. Je désire m’habituer à en faire des actes souvent pour parvenir où je crois qu’elle est arrivée.

Elle eut une grande maladie à Nanteuil un an avant sa mort. Elle disait à la sœur qui lui avait été envoyée de Paris (1) son grand déplaisir de n’avoir pas servi les pauvres avec l’affection et le détachement nécessaires à une Fille de la Charité, et sa peine de n’avoir pas d’humilité. Elle nous faisait souvent paraître que son esprit était en présence de Dieu.

Elle me dit un jour avec grande affection : "Ma chère sœur, aimez-vous bien votre vocation, servez les pauvres avec grande humilité." Ma résolution a été de

1. Sœur Elisabeth Martin.

 

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travailler à acquérir ses vertus, et particulièrement la fidélité aux saintes inspirations qu’il plaira à Dieu de me donner, son détachement et son indifférence.

Une autre sœur dit :

Monsieur, j’ai remarqué sa constance à vouloir se faire Fille de la Charité. Bien que plusieurs personnes de grande vertu fussent opposées à son dessein, elle disait toujours qu’elle voulait mourir au service des pauvres. Elle résista courageusement à tous ceux qui lui promettaient de l’assurer avec grand avantage pour sa vie, aux religieuses chez lesquelles elle était tourière, qui lui proposèrent de la recevoir dans leur monastère, à Madame la princesse (2) qui lui offrit de choisir elle-même le couvent et l’Ordre qu’elle voudrait. Nous tenons ce fait d’une des tourières du même couvent. Elle fut si pressée qu’elle céda pendant quelque temps. Mais la tristesse l’envahit, la prière lui devint difficile, ses infirmités s’aggravèrent. Elle vit par là que Dieu la voulait au service des pauvres et continua ses démarches. Bien que le diable se soit servi des opérations du monde pour contrarier ses plans, elle fut reçue au nombre des Filles de la Charité. Elle a vécu parmi nous, comme on l’a vu, dans la pratique de ses règles.

— O mes filles que de grâces et de force en une pauvre et simple fille ! Je suis plein de considération pour tant de vertus.

Continuez, ma sœur.

— Un jour, comme je l’accompagnais en ville, elle me dit : "Ma sœur, tâchez de bien retenir les bons exemples et enseignements qu’on nous donne à la maison. Cela nous doit beaucoup servir quand nous en serons éloignées." J’ai pensé ensuite qu’elle ne voulait

2. La princesse de Condé.

 

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pas m’enseigner seulement à les retenir, mais aussi à les mettre en pratique.

Une autre sœur dit :

Monsieur, j’ai remarqué qu’elle avait une si grande crainte de la présomption que plusieurs fois en sa maladie, lorsqu’on voulait la consoler en lui disant que ses souffrances lui serviraient de purgatoire, elle témoignait ne le pas agréer. Elle avait une grande union avec toutes les sœurs et désirait voir cette union en toutes. Un jour, comme il paraissait en quelqu’une un peu d’indifférence, elle nous dit : "O mes sœurs, il se faut bien aimer, et toujours vous serez d’accord ensemble. Elle avait une grande affection à l’obéissance ; et pour la mieux pratiquer, elle eût désiré être toujours à la maison. Lors de son dernier voyage à Nanteuil, elle nous dit : "Hélas ! mes sœurs, je crains bien de m’en retourner encore pour faire ma propre volonté. Priez pour que cela ne soit pas, je vous en supplie." Elle respectait beaucoup les pauvres ; ce qui nous faisait voir qu’elle regardait Dieu en eux.

Une autre sœur dit :

Mon Père, pendant les dix-huit mois que je suis demeurée avec elle, je n’ai remarqué aucune imperfection.

O mes sœurs voilà qui est bien admirable ! Dieu soit béni En dix-huit mois, qu’on n’ait pu remarquer une imperfection en une fille, c’est ce que je n’ai encore entendu dire de personne. Véritablement, mes filles, nous avons grand sujet de remercier Dieu, qui nous a donné cet exemple de vertu. Prenez garde, mes filles, dite moi, je vous prie, dites toutes ingénument, quels défauts avez-vous remarqués en elle ?

Et M. Vincent attendit, laissant à toutes le temps de réfléchir. Une sœur prit enfin la parole :

 

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Ce qui pourrait être vertu dans une autre, dit-elle, est la seule chose dont on la pourrait blâmer ; c’est l’excès du désir qu’elle avait de servir Dieu et de s’occuper à la prière.

— Oh ! cela n’est-il pas beau, mes filles ? Qui a jamais entendu dire pareille chose d’une âme sainte ? Nous parlions, il y a quelque temps, d’une sœur qui était fort estimée et qui avait eu de très grandes perfections ; mais on remarqua que Dieu l’avait exercée par quelques petites chutes et par quelques passions non encore mortifiées. Mais de notre bonne sœur on n’en remarque aucune. Or sus ô Dieu ! quel bien ! Nous avons grand sujet de remercier Dieu, qui a donné à la Compagnie ce trésor. Je vous dirai, mes sœurs, que je ne me souviens point de l’avoir jamais abordée sans m’en être senti édifié.

Une autre sœur :

Mon Père, elle compatissait fort aux pauvres. Quand elle ne les pouvait assister corporellement, elle les consolait, pleurait avec eu les encourageait à souffrir leur pauvreté et maladies et leur enseigna à en faire bon usage. Même dans sa maladie, elle leur parlait avec tant de ferveur qu’il ne semblait pas qu’elle eût elle-même du mal Il nous paraissait que tout ce qu’elle faisait et disait était toujours en Dieu et pour Dieu. Ce qui m’a fait penser que, pour être vraies Filles de la Charité, il nous faut être toutes détachées du monde pour être plus unies à Dieu. Elle avait une grande prudence en son parler, une grande soumission et condescendance au prochain. Quoique la chose lui fût fâcheuse, elle cédait avec grande douceur, quand elle le pouvait sans offenser Dieu. Lorsque quelqu’un lui faisait quelque rapport à son désavantage, elle ne s’en fâchait point, mais lui montrait bon visage, interprétait tout en bien et cherchait toutes

 

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les occasions de s’humilier. Elle ne témoignait aucun sentiment de peine lorsque les médecins lui déclaraient qu’elle ne guérirait pas.

Une autre sœur a rapporté que l’entretien que nous faisons de nos sœurs défuntes manifeste la bonté de la divine Providence, qui par sa conduite toute cachée, a des moyens si forts pour faire des choses si admirables en de si chétives créatures que nous sommes, et nous donne de la confusion en nous montrant notre négligence à prendre les moyens de nous rendre vertueuses, comme nos bonnes sœurs.

Elle a souvent pratiqué l’humilité à mon égard. Quand elle croyait que j’avais quelque mécontentement, elle se prosternait à mes pieds. Et comme je ne pouvais parler à cause de la honte et confusion que je ressentais, elle se tenait en cette posture jusqu’à ce que je lui témoigne que je n’avais plus de peine. Elle ne s’est jamais couchée avec quelque aversion sur le cœur, ou seulement avec le soupçon qu’on eût de l’amertume contre elle. Elle est venue plusieurs fois se prosterner aux pieds de notre lit pour me demander pardon avec beaucoup d’abaissement ; elle me disait ensuite qu’il ne fallait jamais se coucher si l’on avait eu quelque différend avec son prochain et que l’on pût se réconcilier.

Elle avait une très grande charité pour le prochain, mais particulièrement pour les pauvres, quelle que fût leur condition. Pour les secourir elle ne s’épargnait point en tout ce qu’elle pouvait et jugeait nécessaire, tant pour l’âme que pour le corps. Tout son soin était de s’étudier à leur donner quelque soulagement, comme à trouver quelques remèdes à leurs maux. Elle les servait avec grande douceur.

Pour les blessures et diverses plaies, elle a guéri des malades incurables miraculeusement. Et pourtant elle

 

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n’avait aucune expérience, car bien souvent elle ne savait par où commencer, ni ce qu’elle devait mettre, et lors elle s’adressait à Dieu, et, après, elle disait : "Ah ! que Dieu est un bon maître !"

Elle ne craignait pas les mauvaises odeurs qui venaient des malades. Il y avait à Nanteuil une pauvre fille toute mangée d’écrouelles et délaissée du monde pour la puanteur de son mal. Sa mère même ne pouvait plus gagner sa vie à cause de l’appréhension qu’on avait de son enfant. Notre sœur pourvut à leurs besoins avec grand soin. Elle allait deux fois par jour panser et nettoyer les plaies de la malade, malgré ses propres indispositions. Cette mauvaise odeur l’incommodait beaucoup et augmentait ses faiblesses. Quand on m’avertissait de cette disposition et que je la reprenais, elle me disait que c’était son peu de courage et que, puisqu’elle ne pouvait rendre de grands services à Dieu, il lui fallait au moins s’exercer aux petites occasions pour le service des pauvres honteux. Souvent, avant le jour, alors que ces pauvres personnes n’étaient pas levées, elle se trouvait à leur porte avec quelque aumône, lorsqu’elles y pensaient le moins ; et cela se faisait avec grande prudence.

Apprenait-elle la mauvaise conduite de quelqu’un, elle cherchait l’occasion de lui parler, et souvent ses recommandations étaient suivies. Si la personne avertie lui promettait de se corriger et manquait à ses promesses, c’était en se cachant, pour qu’elle ne le sût. Elle ne manquait pas tous les soirs d’aller visiter les pauvres passants qui logeaient à l’hôpital où est aussi le logement des Filles de la Charité. Elle les instruisait le ce qu’elle pouvait, particulièrement des principaux mystères de notre foi. Si elle trouvait un pauvre qui eût besoin de pain, et qu’elle ne pût lui en faire donner d’ailleurs,

 

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elle venait me demander de l’aider à souper, pour ne rien faire que conformément à la volonté de ses supérieurs. Et quand je lui disais : "Ma sœur, voilà du pain dur ; vous pouvez le donner" elle me répondait : "Il ne faut pas, ma sœur, je le mangerai bien ; il ne faut donner à Dieu que du bon."

Elle avait grand soin de visiter les pauvres vieilles gens, de les consoler et de les exhorter à recevoir les sacrements. Elle fit confesser et communier un jour une vieille femme qui en avait grand besoin et qui mourut le lendemain ; ce qui nous fit croire que c’était un grâce spéciale de la divine Providence sur cette pauvre âme.

Sa charité ne se bornait pas à Nanteuil ; avec la permission des supérieurs, elle s’étendait aux villages circonvoisins. Elle y allait quelquefois avec grande fatigue à cause de ses infirmités.

Un jour, une pauvre fille avait besoin d’être saignée du pied, elle lui rendit ce service ; et demi-heure après, il fallut lui donner l’extrême-onction. On crut que notre bonne sœur l’avait fait mourir, et le bruit en courut partout, tant à Nanteuil qu’autre part. Elle s’aperçut que j’en avais peine, me dit qu’il en serait ce que Dieu voudrait et m’exhorta à prier avec elle. Peu de temps après, la fille se porta fort bien et nous vint remercier de l’assistance qu’elle avait reçue. Je connus par là combien notre bonne sœur était résignée à la volonté de Dieu pour souffrir ce blâme, si cette fille était morte. Elle avait grande cordialité et patience. Lorsqu’elle me voyait de mauvaise humeur, elle me prévenait par douceur et par quelques petites inventions ou distractions, et même faisait abandon de sa volonté et de ses sentiments pour me donner de la satisfaction. Quelquefois je lui découvrais mon intérieur elle m’encourageait et me disait qu’elle était pire que moi. Quand elle me

 

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voyait dans des peines extraordinaires dont je lui celais le sujet, elle priait Dieu pour moi. Fort souvent j’en ai ressenti les effets, particulièrement un jour de Pentecôte. Comme je ne pouvais me résoudre à me confesser, vu les grandes appréhensions que j’en avais, j’en fus tout le jour fort triste et abattue ; le lendemain, je me sentis en un instant libre de mes peines, et me confessai avec grande facilité. A la vue de ma satisfaction, dont je ne lui pouvais dévoiler le sujet, elle me dit : "Béni soit Dieu que sa bonté ait bien voulu écouter nos prières !" En bien d’autres occasions j’ai éprouvé le pouvoir de ses prières.

Elle avait une grande liberté d’esprit pour ce qui regardait la gloire de Dieu, et parlait aussi franchement aux riches qu’aux pauvres, quand elle voyait en eux quelque mal. Un jour, sachant que des personnes riches s’étaient déchargées des tailles pour en surcharger les pauvres, elle leur dit librement que c’était contre la justice et que Dieu ferait justice de telles extorsions. Et comme je lui faisais remarquer qu’elle parlait bien hardiment, elle me répondit que, quand il y allait de la gloire de Dieu et du bien des pauvres, il ne fallait point craindre de dire la vérité.

Pour ce qui est de la longueur de sa maladie, elle ne se plaignait que dans l’extrémité et jamais ne perdait aucune pratique des exercices, tellement que j’étais quelquefois contrainte, à cause de sa grande infirmité, de lui défendre ce qu’elle voulait faire, ou de lui commander de prendre un peu de repos. Elle était fort affectionnée à l’oraison, qu’elle faisait deux fois le jour, quelques affaires qu’elle eût, sans rien ôter à ses occupations ; et elle me disait que c’était là qu’elle prenait ses forces.

Elle paraissait toujours dans un grand recueillement,

 

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particulièrement les jours de communion. Ces jours-là, à peine de retour à la maison, elle se retirait seule un bon quart d’heure, outre le temps qu’elle employait à l’église à son action de grâces.

Elle était de si bon exemple qu’étant en compagnie, soit à la maison ou ailleurs, elle ne sortait jamais sans avoir donné quelque édification. Elle avait un grand amour de Dieu ; elle ne soupirait qu’après Dieu et les occasions de faire du bien pour son amour. Elle avait un si grand mépris d’elle-même qu’elle désirait dévoiler ses défauts à tout le monde. Elle me suppliait, quand je venais à Paris, de les dire à nos supérieurs. Elle me priait souvent de l’avertir pour l’aider à se corriger de ses défauts et me demandait ce service comme un témoignage de mon affection.

— O mes filles, nous dit notre très honoré Père, n’êtes-vous pas bien contentes d’entendre dire les grâces que Dieu a faites à notre bonne sœur ? Il faut être bien reconnaissantes de ce que sa bonté l’a donnée à votre Compagnie. Pour moi, il faut que je vous avoue que je suis plein de douleur et de tendresse : de douleur, pour la perte que la Compagnie a faite ; et de tendresse, de voir un sujet si accompli servir d’exemple à vous toutes et à celles qui viendront après vous. O fille pleine de foi ! Voyez-vous, mes filles, la grâce qui était en cette âme se répandait jusqu’à vous par les effets de ce qu’elle opérait en elle. Je vous assure, mes sœurs, que souvent j’ai senti quelque recueillement à sa vue, non pas par ma vertu, pauvre misérable, mais Dieu permet quelquefois que les âmes prédestinées sont comme le musc, qui ne peut être en un lieu sans y répandre une bonne odeur.

A la nouvelle de la mort de notre bonne sœur, une sœur de Saint-Germain-en-Laye manda ce qui suit à

 

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celles de la maison : "Nous avons perdu un grand exemple. J’espère que notre bon Dieu fera paraître les vertus qu’elle a pratiquées sur terre pour sa gloire et notre encouragement."

J’ai appris de sa maîtresse qu’elle a servie il y a huit ou dix ans que, dès lors, elle était fort assidue à prier Dieu ; partout on la sur prenait en cette action aussi bien dans les écuries, ou dans la cave que dans la chambre. Elle se levait de grand matin pour aller entendre la sainte messe, crainte d’en être empêchée, ce que voyant, sa maîtresse lui permit d’y aller tous les jours. Elle jeûnait exactement les jours d’obligation et pendant tout un carême ne fit qu’un repas par jour, et encore de peu de chose. Sa collation et ce qu’elle eût pu manger de plus allait aux pauvres. Elle servait à Saint-Germain-en-Laye, où était la cour ; et quoique plusieurs personnes logeassent chez son maître, cela n’empêchait pas ses dévotions. Elle reprenait les laquais et autres valets quand elle les entendait jurer ; elle catéchisait ceux qui en avaient besoin. On a remarqué que les personnes qu’elle reprenait avaient de la confusion et se retiraient de sa présence ; ce qui n’est pas une petite marque que notre bon Dieu agréait le service qu’elle lui rendait en ce sujet.

Comme c’est presque l’ordinaire, que les personnes du mode veulent gagner sur tout, soit pour l’éprouver, ou autrement, son maître et sa maîtresse lui commandaient quelquefois d’ôter de gros bâtons des fagots qu’ils vendaient. "Si vous croyez y perdre, disait-elle, vendez-les davantage, mais, pour en ôter du bois, je ne le ferai pas." Quoiqu’en tout elle fût fort obéissante, jamais, pour obéir, elle n’aurait fait quoi que ce soit contre Dieu.

Elle était fort charitable et aimait les pauvres dès ce

 

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temps-là ; tout ce qu’on donnait allait à eux. Quand sa maîtresse l’en reprenait, elle disait : "Oh ! je ne le donne pas, je le mets à rente ; il m’en sera rendu cent fois autant."

M. Vincent interrogea une autre sœur.

— Monsieur, Dieu veut que nous nous entretenions ensemble des vertus de nos sœurs défuntes, puisque Notre-Seigneur a permis aux disciples de saint Jean de lui rapporter ce qu’ils avaient vu de ses œuvres, et cela pour les affermir dans la croyance des enseignements qu’ils avaient eus de lui sur le Messie.

Notre-Seigneur nous donne encore un autre motif de nous entretenir de nos sœurs défuntes, en plusieurs enseignements, en sa vie, mais particulièrement lorsqu’il défendit à ses apôtres, en sa transfiguration, de dire ce qu’ils avaient vu avant sa mort ce qui nous fait connaître qu’il le permettait après sa mort.

Une autre sœur dit qu’elle admirait avec quelle fidélité la sœur Jeanne avait correspondu au premier appel de Dieu, qui la destinait au service des pauvres, et cela longtemps avant qu’elle eût connaissance de la Compagnie des Filles de la Charité ; ce qui marque bien que Dieu la voulait en cette vocation. En ce temps-là, elle était en service à Saint-Germain. Elle sut, par rencontre, qu’il fallait une tourière aux Carmélites. Elle y vint. Les Carmélites prirent des renseignements auprès de sa maîtresse, qui la regrettait beaucoup. Ces renseignements leur firent apprécier bien davantage sœur Jeanne. Elles la reçurent ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Peu après, elle résolut de se faire Fille de la Charité. Les instances des créatures ne la purent ébranler. Grande leçon pour nous apprendre à faire la très sainte volonté de Dieu ! Comme elle n’avait pas assez de raison pour convaincre les Carmélites, ni assez de force

 

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pour supporter seule toutes les difficultés, elle remit la décision au Révérend Père dom Morice, religieux barnabite. Celui-ci, après avoir interrogé et bien mûrement considéré la conduite de Dieu sur elle, lui conseilla de se donner au service des pauvres en la Compagnie des Filles de la Charité, qu’il ne connaissait que par la relation de ce qu’elle lui en disait, convaincu que c’était la volonté de Dieu.

Elle a toujours été très exacte à pratiquer les petits règlements ; et quoiqu’elle eût un grand attrait pour l’oraison, ce n’était pas au détriment des pauvres, qu’elle servait sans sortir du recueillement qui lui était presque continuel. Elle quittait volontiers la prière quand la volonté de Dieu le demandait, sachant bien qu’elle ne s’éloignait pas de lui quand elle allait vers les pauvres pour son amour.

Elle était très détachée de toutes choses, même des objets de dévotion. Elle n’avait en tout qu’un rosaire, son petit livre et un étui de chirurgie, et non de ces choses auxquelles les filles s’attachent. Et quoiqu’elle fût aimée aux lieux où elle demeurait et qu’elle eût grand sujet d’y rester, elle témoignait avoir besoin d’en sortir ; elle venait à la maison avec joie et disait : "J’apprendrai à ne plus faire ma volonté."

Un soir, pensant que la mort était proche, elle supplia sa sœur de dire ses imperfections à toutes les sœurs après son décès, pour faire connaître son ingratitude et leur apprendre, par son exemple, à ne pas faire comme elle. Puis, s’efforçant de leur parler, elle leur dit : "Mes sœurs, si j’avais quelque regret, ce serait de n’avoir pas bien servi les pauvres. Je vous prie, servez-les bien. Vous êtes bien heureuses d’être appelées de Dieu à cette vocation."

Comme elle ne pouvait parler facilement, on ne

 

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l’abordait presque jamais, qu’elle ne témoignât des yeux, ou de quelque mouvement du visage, que son esprit était toujours appliqué à Dieu. Et quand elle voyait des jeunes sœurs près d’elle, il semblait qu’elle eût envie de les encourager à la persévérance. Si elle ne pouvait le leur dire, elle le faisait paraître.

— Hélas ! mes filles, dit Monsieur Vincent, quand je la confessai la dernière fois (je puis vous dire cela pour votre édification et sans rompre le sceau de la confession), elle croyait se devoir accuser de la satisfaction qu’elle avait dans ses souffrances. "Dites-moi, ma sœur, lui demandai-je, en qui mettez-vous votre espérance ?" Et elle répondit : "En Dieu seul".

Je vous assure, mes sœurs, que j’ai lu bien des vies de saints ; peu de saints surpassent notre sœur en l’amour de Dieu et du prochain. Mon Dieu ! mes filles, serait-il possible que nous ayons cet exemple sous les yeux et que nous demeurions dans nos mauvaises habitudes, que nous l’ayons vue appliquée à l’observance des règles et que nous continuions d’y manquer !

O mes filles, prenez bien garde à l’avertissement de cette bonne sœur. Il faut que ceci vous serve d’encouragement. Pensez souvent que vous avez eu le bonheur d’avoir en votre Compagnie une sœur en laquelle vous ne vous souvenez pas d’avoir vu une imperfection. Les petits enfants ne sont pas sans faute, et pour l’ordinaire Dieu permet qu’il reste en la plupart des sœurs, toute leur vie, quelque passion pour exercer leur vertu. En celle-ci nous n’en avons remarqué aucune. Encore une fois, mes filles, soyons bien reconnaissants de cette grâce. Souvent on est embarrassé pour trouver quelque bien dans les paroles et les actions des défuntes, et, pour notre sœur nous sommes tous si remplis du bien qui a paru en elle, que, si nous épluchions tout ce qu’elle

 

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a fait en sa vie, nous aurions peine à y trouver quelque défaut. Dieu soit béni, mes sœurs !

Son détachement était grand. Comme on lui demandait un jour si elle voulait voir sa sœur, qui était en cette ville, elle dit : "Laissons les morts ensevelir les morts" (3). La même question lui fut posée au sujet du Révérend Père dom Morice, qui était son directeur avant qu’elle vînt en la Compagnie ; elle répondit qu’il le fallait demander à sa supérieure. Celui qui la confessait avant son entrée aux Carmélites a déclaré qu’elle veillait avec soin sur la pureté de son âme.

Elle avait une grande indifférence pour vivre ou pour mourir. Elle disait parfois, convaincue que cette maladie la mènerait à la mort : "Je m’en vais, oh ! je m’en vais." Je lui répondais : "Eh bien ! ma sœur, allez volontiers à votre Époux, qui vous appelle." A ces mots, son visage témoignait une grande consolation. Elle se baissait souvent ` sur la croix. Après plusieurs assauts (4), dont elle n’avait cru pouvoir se relever, elle demandait à celle qu’elle regardait comme sa supérieure (5) : "Serai-Je encore longtemps ici ?" Celle-ci lui répondit qu’elle ne le pensait pas, mais qu’il fallait être jusqu’à la fin dans la soumission à la volonté de Dieu. Elle témoigna qu’elle y était disposée mais qu’elle craignait beaucoup de manquer de patience à cause de la grandeur de ses souffrances. Elle se plaignait rarement, et c’était une petite plainte fort douce.

Après sa mort, on l’ouvrit et on trouva les poumons bien au-dessus de leur place ordinaire, presque contre le gosier ; ce qui témoigne une grande violence dans les

3.saint Luc IX, 60.

4. Assaut, crise

5. Louise de Marillac Rappelons que le compte rendu de l’entretien est d’elle.

 

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parties intérieures. Il semble qu’elle ait plus souffert que ceux qui meurent du poumon ; c’est que Dieu voulait la conduire à une plus grande perfection.

Que Dieu soit béni, mes sœurs, d’avoir voulu que toutes les pensées, paroles et œuvres de notre sœur nous donnent sujet de le glorifier sur terre et de nous en édifier ! Il est bien étonnant que nous puissions dire n’avoir remarqué en elle aucune imperfection blâmable, quoiqu’il soit écrit du juste même qu’il tombe sept fois le jour (6). Vous pouvez dire d’elle, mes sœurs, que c’était en votre Compagnie un tableau parfait, et en cela vous avez sujet de reconnaître que c’est un grand bonheur d’être Fille de la Charité, je dis bonne et vraie Fille de la Charité, comme elle était.

La dernière fois que je la vis, alors qu’elle ne pouvait presque plus parler, je lui demandai : "Eh bien ! ma sœur, dites-moi maintenant ce que vous aimeriez mieux avoir été en votre vie : grande dame ou Fille de la Charité ?" Cette bonne sœur me répondit : "Fille de la Charité." O bonne parole, qui nous montre, mes sœurs, que la condition des Filles de la Charité est plus grande que toutes les grandeurs du monde ! Et qui en doute, puisque être Fille de la Charité, c’est être fille de Dieu ? O mes sœurs, qui n’aimera mieux cette qualité que celle de fille de roi ? Ne vous mettez donc plus en peine, mes sœurs, de rechercher à qui recourir au ciel pour être aidées à obtenir les vertus de vraie Fille de la Charité, puisque nous pouvons croire qu’elle y est. Oui, il vous est permis de le croire, puisqu’elle a vécu et est morte comme vivent et meurent les justes. Vous la pouvez invoquer chacune en votre particulier. O mes filles,

6. Proverbes XXIV, 16.

 

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c’est une grande perte pour votre Compagnie. Dieu veuille que mes misères n’en soient pas la cause !

Que Dieu ait mis en votre Compagnie un sujet si accompli, ô mes sœurs, grand sujet de reconnaissance ! Que Dieu en tire la gloire que sa bonté prétend que nous lui en rendions ! Il a permis que nous ayons la consolation de la voir mourir parmi nous, et le désir qu’elle en avait montre bien qu’elle était détachée de toutes choses et qu’elle n’avait d’autre désir que celui de faire sa très sainte volonté dans la condition où sa bonté l’avait appelée.

O mes filles, je vous estime bienheureuses d’avoir eu cette bonne fille en votre Compagnie. Béni soyez-vous, ô mon Dieu, pour les grâces que vous lui avez faites et pour la connaissance que vous nous donnez de ses vertus, particulièrement de sa disposition à accepter la mort si Dieu le voulait, et à souffrir le blâme qu’on lui aurait donné si la bonne fille qu’elle avait saignée était morte !

Je supplie le bon Dieu de tout mon cœur qu’il vous rende participantes de ses vertus, qu’il vous fasse la grâce d’imiter son détachement de toutes choses, d’aimer la pratique de vos règles et la condescendance aux sœurs en ce qui n’offense pas Dieu, d’estimer et aimer votre vocation, en sorte que vous y soyez fidèles. C’est la prière que je vous fais, ô mon Dieu, vous priant de bénir toutes nos sœurs au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit (7).

Elle resta très longtemps entre la vie et la mort. On

7. Tout le passage qui suit, jusqu’à la fin, se trouve, dans le manuscrit, inséré un peu plus haut, avant les mots : "O ma fille, je vous estime bienheureuse." Nous l’avons reporté ici pour ne pas interrompre la conférence, à laquelle il n’appartient pas, au moins sous cette forme.

 

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nous rapporta qu’elle désirait voir M. Vincent, qui ne pouvait y aller, à cause de ses grandes affaires. Comme on la disait si bas qu’il y avait peu d’espoir qu’elle échappât, notre sœur Elisabeth, une des plus anciennes de la maison, y fut envoyée. Aussitôt que la malade la vit, il sembla que Dieu lui redonnait de nouvelles forces. Elle dit : "Je m’en irai avec vous", et elle continua à se mieux porter, si bien que, le médecin assurant qu’elle pouvait faire le voyage, M. le curé de Nanteuil et les autres administrateurs, quoiqu’ils eussent bien désiré la garder toujours, consentirent à lui donner la satisfaction qu’elle désirait, aux dépens de l’Hôtel-Dieu, et se procurèrent une litière pour nous l’envoyer ; ce qui lui donna grande consolation, quoiqu’elle fût en très piteux état et incapable de faire le voyage sans danger de mort. Néanmoins Dieu permit qu’elle arrivât très heureusement, aidée de notre bonne sœur. Son arrivée donna consolation à toutes, mais à elle particulièrement, qui disait souvent : "Que je suis heureuse d’être ici ! O mon Dieu, que je meure quand il vous plaira !"

Il nous est arrivé de grands biens ensuite, car, comme nous nous étions rendues indifférentes, par soumission à la divine Providence, qu’elle vînt ou demeurât là, je crois que sa bonté a voulu nous faire expérimenter qu’il agrée cette disposition, en donnant, dès ce monde, quelques récompenses, comme il fit en ce que, sans notre choix, son corps fut ouvert après sa mort. Mais ce que j’estime le plus, c’est que, deux ou trois jours avant de mourir, sur sa demande instante, notre très honoré Père vint un soir, et sa charité, voyant que nous craignions sa mort pour la nuit suivante, fit toutes les recommandations de l’âme, avec M. Portail, en présence de toutes les sœurs qui étaient pour lors à

 

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la maison. Et après, la plus ancienne lui demandant sa bénédiction pour toute la Compagnie, tant présentes qu’absentes, à ce qu’il plût à Dieu que toutes eussent, à leur mort, la grâce que l’Église venait de demander pour l’âme de cette chère sœur, sa charité acquiesça très volontiers, proférant de bouche, aussi bien que de cœur, les paroles de la bénédiction.

La veille de sa mort, elle nous demanda encore plusieurs fois à voir ce cher Père, et, dans ses assauts d’oppression et de faiblesse elle tournait toujours les yeux vers Saint-Lazare pour nous témoigner son désir. Notre bon Dieu lui voulut donner cette consolation. M. Vincent approchant de son lit, elle lui témoigna une grande joie. Celle qui savait l’état de son esprits (8) dit : "Mon Père, notre sœur désire avoir l’honneur de vous voir pour remettre entièrement son âme en vos mains ; elle supplie très humblement votre charité de l’offrir à Dieu en la manière qu’elle sait lui être agréable, à ce qu’à l’instant de sa séparation elle soit unie à celle de Jésus-Christ, pour, par ce moyen, obtenir miséricorde." — "Très volontiers, ma très chère sœur, je vous promets de l’offrir souvent à Dieu en la manière que vous désirez. Je supplie sa bonté qu’il vous fasse cette grâce à vous et à toutes les Filles de la Charité qui sont et seront à l’avenir."

Toutes eurent si grande satisfaction à la pensée que le pouvoir de cette prière et bénédiction leur servira à la mort, que j’ai voulu le mettre tout au long, à ce que les pauvres Filles de la Charité connaissent par là le soin de la divine Providence sur leur Compagnie et qu’elles en soient toujours bien reconnaissantes.

Je ne veux pas omettre qu’une de nos sœurs, rencontrant

8. Louise de Marillac.

 

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le Père dom Morice, qui était confesseur de Jeanne Dalmagne avant son entrée dans la Compagnie, lui dit la mort de cette bonne sœur et la recommanda à ses prières. Dom Morice répondit : "Je ne crois pas qu’elle ait besoin de prières, mais qu’elle priera pour nous tous (9)."

 

20. — CONFÉRENCE DU 22 JANVIER 1645

SUR L’OBSERVANCE DU RÈGLEMENT

Le jour de saint Vincent, martyr, en l’année 1645, notre très honoré Père nous fit la charité d’une conférence sur les règles et pratiques de notre Compagnie et nous dit : Mes sœurs, vous savez le sujet de cet entretien ; je dois vous représenter ce qui se pratique en votre Compagnie depuis longtemps. Ce n’est point règles nouvelles ; ce sont seulement vos pratiques. Il se fait tard, mes filles. Je vous ai bien fait attendre. Je vous en demande pardon. Mais je vous assure que j’avais mon manteau pour venir, quand une personne de condition m’a fait retourner. Les trois points de votre oraison

9. A la suite, le copiste ajoute : "Cette bonne sœur est morte dans la 33e année de son âge, après avoir été 5 ans dans la Compagnie des Filles de la Charité le 25e de mars, jour anniversaire de celui où Dieu lui avait fait la grâce de se donner tout à lui pour le service des pauvres. Elle est la première décédée de toutes celles qui s’y sont données de la sorte. Dieu soit béni éternellement !

"Il est à remarquer que, quand Mademoiselle, qui a écrit de sa main cette conférence, parle de la sœur la plus ancienne et de celle qui savait l’état intérieur de ladite défunte, elle dit ce qu’elle même a remarqué, et par humilité ne se nomme que du nom commun de sœur. Mais il est facile de remarquer le style de son rapport d’avec les autres sœurs.

Le manuscrit reproduit, après lu conférence, la lettre qu’écrivit le curé de Nanteuil à Louise de Marillac pour faire l’éloge des vertus de sœur Jeanne.

Entretien 20. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac.

 

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étaient : les raisons que vous avez de pratiquer exactement les anciennes coutumes de la Compagnie ; les fautes qui se font pour l’ordinaire ou qui se peuvent faire contre les anciennes coutumes et règles de la Compagnie ; et les moyens dont vous pouvez vous servir pour garder plus exactement vos règlements à l’avenir.

Or sus, je crois qu’il ne faut pas que nous nous arrêtions beaucoup. Voyons seulement quelques-uns de vos papiers.

Vous, ma sœur, vos pensées sur ce sujet ?

— Mon Père, la première raison est que nous ne saurions être vertueuses si nous ne pratiquons nos règles ; la deuxième, que, sans cette pratique, il ne peut y avoir d’union en la Compagnie. J’ai reconnu que je faisais beaucoup de fautes contre les règles ; j’ai manqué presque en toutes, particulièrement à l’oraison. Je n’ai pas eu de bonnes et saintes pensées le long du jour ; et par mauvaise condescendance et respect humain je ne me suis pas retirée à l’heure, quoique je sentisse en moi un remords de conscience. J’ai donné en cela mauvais exemple à la sœur qui était avec moi, et aussi en plusieurs autres fautes contre les règles. J’ai pensé que, pour mieux pratiquer mes règles, je dois renoncer à moi-même, parce que ma nature répugne toujours quand il me faut surmonter en quelque chose. J’ai pris la résolution d’y travailler, moyennant la grâce de Dieu.

— Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai pensé que, puisque Dieu m’a appelée en la Compagnie des Filles de la Charité, je dois suivre leurs règles, obéir à nos supérieurs et donner bon exemple à mes sœurs en toutes mes actions. Les fautes que j’ai remarquées en moi sont particulièrement les manquements au silence, mon parler trop rude et discours déréglé ; en quoi j’ai souvent malédifié la Compagnie,

 

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comme en beaucoup d’autres fautes, que nous ne voudrions pas commettre devant nos supérieurs. J’ai pris résolution, moyennant la grâce de Dieu, de mettre en pratique les règles que la divine Providence nous a données, d’obéir à mes supérieurs et à toutes nos sœurs. Dieu m’en fasse la grâce !

— Et vous, ma sœur, vos pensées ?

— Monsieur, la première raison, c’est que, puisque Dieu m’a prise à son service, il me demande une grande perfection. Une seconde c’est que Dieu est si bon qu’il mérite bien que nous nous fassions violence. De plus, il nous demandera un compte exact de toutes les grâces qu’il nous aura faites. Les fautes que je commets contre les règles sont causées par mes trop grandes tendresses sur moi-même ; mes lâchetés ont souvent été cause que j’ai servi les pauvres avec négligence. J’ai pensé, comme moyens de mieux pratiquer nos règlements, de renoncer à moi-même, de ne vouloir que la volonté de Dieu et d’obéir exactement à nos supérieurs.

— Dites, vous, ma sœur.

— Il nous faut pratiquer exactement nos règles parce que, par ce moyen, Dieu nous fera la grâce de persévérer en notre vocation Nous allons contre la fidélité que nous devons à Dieu toutes les fois que nous manquons à la pratique de nos règlements. Par là nous nous éloignons de lui ; ce qui me donne grande confusion, car j’ai presque toujours manqué à la pratique de toutes. Pour me corriger de mes défauts, il importe que je m’affectionne davantage à ma vocation, moyennant la grâce de Dieu, le secours de la sainte Vierge et de mon bon ange.

— Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, il m’a semblé que les règles sont données aux Compagnies pour les aider à se perfectionner.

 

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Une seconde raison est ce que Notre-Seigneur a promis à ceux qui garderont les conseils évangéliques et à ceux qui pratiqueront les œuvres de miséricorde. Ces promesses s’adressent particulièrement à celles qui ont le bonheur d’être appelées aux Compagnies établies pour l’exercice de la charité ; à quoi tous les articles de nos règles nous portent, particulièrement à l’instruction des ignorants et à la visite des malades et prisonniers, comme sont les galériens. Une troisième raison, c’est que l’exactitude aux règles en tout, sans jamais passer les bornes de ce qui nous est ordonné nous édifie les unes les autres. Une sœur qui refuse de faire ou dire ou porter ce qui est ordonné peut entraîner les autres en ce même esprit de contradiction et de désobéissance. J’ai été si misérable que d’avoir beaucoup et souvent manqué à notre manière de vie, particulièrement à demander pardon à mes sœurs chaque fois que je leur ai donné quelque mécontentement ; en quoi j’ai malédifié toutes mes sœurs, dont je leur demande très humblement pardon de tout mon cœur.

— Dieu soit béni, mes sœurs !

— Dites, ma sœur.

— Il m’a semblé, Monsieur, que le seul moyen de nous aider à plaire à Dieu et à faire sa très sainte volonté, est l’observance de nos règles, lesquelles nous sont données par l’ordre de sa divine Providence. J’ai souvent failli a la pratique de ces règles par mes manquements au silence et à l’obéissance et par ma grande répugnance à être reprise de mes fautes. Pour les mieux pratiquer à l’avenir, j’en demanderai souvent à Dieu la grâce et je penserai aussi souvent à mes devoirs. Loué soit le saint nom de Dieu !

— Dieu soit béni, mes sœurs ! Continuez, vous, ma sœur, qui suivez.

 

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— Mon Père, au commencement de mon oraison, j’ai admiré les moyens dont Dieu se sert pour nous faire entendre ce qui lui est plus agréable et ce qu’il demande de nous pour l’augmentation de sa gloire en nous. Puisqu’en son principal séjour il y a des règles, très exactement observées par les neuf chœurs des anges, il faut bien qu’il y en ait sur terre dans les Compagnies où il lui plaît d’habiter, et particulièrement en celles qui aspirent à l’imitation de la vie de Jésus-Christ, comme est la Compagnie des Filles de la Charité. Il est très raisonnable qu’elles aient, chacune en particulier et toutes en général, un très grand soin de garder entièrement celles qui leur sont données, et de s’y appliquer comme à un moyen de les perfectionner.

Je reconnais avoir manqué jusques à présent et souvent à la pratique de nos dites règles, presque en tout, et particulièrement à la déférence que je dois à toutes mes sœurs. Pour mieux les mettre en pratique à l’avenir, j’ai pensé qu’il me fallait un grand détachement de moi-même, pour m’attacher fortement à la volonté de Dieu, que je trouve dans nos règles, puisqu’elles nous sont données par nos supérieurs. Ma résolution a été d’avoir plus d’affection que jamais à la pratique des règles. Dieu m’en fasse la grâce, s’il lui plaît !

Une autre sœur dit :

Je ne puis être bonne Fille de la Charité sans mettre en pratique les règles de la Compagnie, auxquelles j’ai manqué presque toujours depuis que Dieu m’a fait la grâce d’y être. Pour ne plus tomber en ces fautes, j’ai besoin de me surmonter moi-même.

— Et vous, ma sœur ?

— Mon Père, j’ai pensé que, par la pratique des règles, nous honorons la vérité et fuyons l’hypocrisie, puisque nos supérieurs, le monde et nos sœurs croient que nous

 

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nous sommes données à la Compagnie pour faire tout ce qui s’y fait. Une autre raison, c’est que Dieu le veut ; il nous l’a témoigné lorsqu’il nous a appelées en cette manière de vie. Il est bon de penser souvent qu’en tous nos actes c’est Dieu que nous servons, qu’il nous voit surmonter les petites difficultés que nous y avons, pour son amour, et nous en sait gré, et enfin qu’il nous donnera l’éternité bienheureuse pour récompense d’un peu de travail. Les fautes contre nos règles ralentissent petit à petit notre ferveur, nous mettent en danger de perdre notre vocation, donnent mauvais exemple à nos sœurs et, qui pis est, fâchent notre bon Dieu.

— Oh ! Dieu soit béni, mes sœurs, de l’estime que vous faites des petits règlements qui s’observent en votre Compagnie depuis longtemps ! Dieu désire qu’en toutes choses il y ait un ordre gardé ; saint Paul nous l’apprend quand il dit que ce qui est ordonné vient de Dieu.

Il se peut dire en vérité que c’est Dieu qui a fait votre Compagnie. J’y pensais encore aujourd’hui et je me disais : "Est-ce toi qui as songé à faire une Compagnie de filles ? Oh ! nenni. Est-ce Mademoiselle Le Gras ? Aussi peu." Je n’y ai jamais pensé, je peux vous le dire en vérité. Et qui donc aurait eu la pensée de former en l’Église de Dieu une Compagnie de femmes et filles de la Charité en habit séculier ? Cela n’aurait pas paru possible. Oui bien, ai-je pensé à celles des paroisses. Encore vous puis-je dire que c’était Dieu, et non pas moi.

J’étais curé en une petite paroisse, quoiqu’indigne. On me vint avertir qu’il y avait un pauvre homme malade et très mal accommodé en une pauvre grange, et cela lorsque j’étais sur le point d’aller faire le prône. On me dit son mal et sa pauvreté, de telle sorte que,

 

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pris de grande compassion, je le recommandai fortement et avec tant de ressentiment, que toutes les dames en furent touchées. Il en sortit de la ville plus de cinquante ; et moi je fis comme les autres, le visitai et le trouvai en tel état que je jugeai à propos de le confesser ; et, comme je portais le Saint-Sacrement, je rencontrai des femmes par troupes et Dieu me donna cette pensée : "Ne pourrait-on point réunir ces bonnes dames et les exhorter à se donner à Dieu pour servir les pauvres malades ?" En suite de cela, je leur montrai que l’on pourrait secourir ces grandes nécessités avec grande facilité. Aussitôt elles s’y résolurent. Ensuite cette Charité est établie à Paris pour y faire ce que vous voyez. Et tout ce bien vient de là. Je n’y avais pas pensé davantage. C’est Dieu, mes filles, qui l’avait voulu, et saint Augustin assure que, quand les choses arrivent de la sorte, c’est Dieu qui le fait. En cette ville de Paris, quelques dames eurent ce même désir d’assister les pauvres de leur paroisse ; mais, quand on en vint à l’exécution, elles furent bien empêchées de leur rendre les services bas et pénibles. Dans les missions, je fis rencontre d’une bonne fille de village qui s’était donnée à Dieu pour enseigner les filles de côté et d’autre. Dieu lui inspira la pensée de me venir trouver. Je lui proposai le service des malades. Elle accepta aussitôt avec plaisir et je l’adressai à Saint-Sauveur, qui est la première paroisse de Paris où la Charité a été établie. Une Charité fut ensuite fondée à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, puis à Saint-Benoît, où il y eut de bonnes filles de village, auxquelles Dieu donna telle bénédiction que, dès ce temps-là, elles commencèrent à s’unir et à s’assembler presque imperceptiblement.

Vous voyez de là, mes très chères sœurs, que véritablement la raison donnée par saint Augustin pour connaître

 

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que les œuvres sont de Dieu est bien manifeste en votre Compagnie, de telle sorte que, si l’on nous demandait comment cela s’est fait, nous pouvons véritablement dire : "Je ne le sais pas".

Et cela étant, mes chères sœurs, que le dessein de vous assembler est de Dieu lui-même, vous devez aussi croire que c’est par la conduite de sa divine Providence que votre manière de vie s’est formée en règle avec le temps, et qu’il est nécessaire de mettre cette règle par écrit, pour conserver la mémoire de ce que Dieu demande de vous et maintenir dans la pratique celles qui viendront après vous.

La seconde raison est que, tant que vous serez liées et unies ensemble par une exacte pratique de vos règles, vous serez en la manière que Notre-Seigneur vous demande, et estimées une petite armée pour combattre les ennemis qui voudraient vous dissiper, et ainsi vous paraîtrez au ciel et en la terre filles de Dieu. O mes filles, vous avez grand sujet de vous humilier des desseins que, semble-t-il, Dieu a sur vous. Si vous saviez… Le dirai-je, mes filles ? Je suis en balance si je le vous dois dire, crainte que quelqu’une s’enorgueillisse. Je suis entre deux, car cela vous peut aussi encourager. O mes chères sœurs, Dieu soit béni ! C’est pour sa gloire. Je parlais un de ces jours à un grand serviteur de Dieu de vous autres, mes filles ; il me dit qu’il ne voyait rien de plus utile en l’Église, et c’était avec grand sentiment, Savez-vous ce qui vous a acquis cette réputation dans la créance du monde ? C’est la pratique de vos règles. Et qu’est-ce qui vous y pourra maintenir ? Cette même pratique, pas autre chose. C’est pourquoi, mes sœurs, tenez-vous y ferme et ne manquez pas en un point, c’est-à-dire ne vous relâchez pas.

N’avez-vous jamais entendu parler de la conduite des

 

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nautoniers qui naviguent en pleine mer, à plus de 500 lieues parfois, sans voir aucune terre ? Les mariniers sont en assurance tant qu’ils suivent exactement les règles de leur conduite ; s’ils manquent de tourner en cale en plein, ainsi que le pilote en avertit ou que la voile soit à contre-temps, le navire est sûrement perdu. Ii en est de même, mes filles, des communautés et particulièrement de la vôtre. Comme un vaisseau sur une mer périlleuse, vous êtes exposées à tant de diverses rencontres ! Votre vocation est votre conduite, et vos règles sont votre assurance.

Vous êtes donc entrées dans le navire où Dieu vous a conduites par son inspiration. Il y faut un pilote qui veille tandis que vous dormez. Et qui sont ces pilotes ? Ce sont les supérieurs. Ils sont chargés de vous avertir de ce que vous avez à faire pour surgir heureusement au port. Vous atteindrez le port, si vous êtes bien exactes à l’observance de vos règles. Si quelqu’une d’entre vous s’en voulait dispenser et qu’elle demandât à sa compagne de ne pas la dénoncer ô mes filles, défiez-vous de cette sœur. Comment voulons-nous que le pilote nous conduise, s’il n’est pas averti des détours dangereux ! O mes sœurs, défiez-vous de celles qui ne voudraient pas que leurs actions ou leurs paroles fussent dites à leurs supérieurs ; défiez-vous de vous-mêmes, si vous aviez ces pensées. Et pourquoi, mes filles, craindriez-vous de découvrir vos infirmités ? Ne savez-vous pas que les supérieurs ont des cœurs de pères et qu’ils sauront bien traiter les infirmes comme infirmes et les fortes comme fortes ? Mais il ne faudrait pas que les fortes veuillent être traitées comme les faibles ; il en résulterait un grand dommage à la Compagnie. Pour éviter ce danger, mes filles je vous dirai qu’il vaut mieux

 

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se surmonter par un peu de courage que se laisser abattre par trop de tendresse et de lâcheté.

Voici un exemple qui peut-être vous servira : Monseigneur le cardinal de la Rochefoucault, âgé de plus de 80 ans, ne manque pas depuis longues années de se lever dès les quatre heures du matin, et je crois qu’il ne se couche pas plus tôt qu’à dix heures. M. le premier président fait de même, quoique souvent il ne se couche pas plus tôt qu’à onze heures.

O mes filles, il est de très grande importance que vous soyez fermes en la pratique de vos anciennes coutumes, si vous voulez que Dieu vous continue ses grâces, sans lesquelles vous ne ferez jamais bien Cette exactitude seule pourra obtenir de sa bonté votre persévérance et faire que vous serez à édification au monde.

La bonne Madame la présidente Goussault est morte en ce désir ; oui, mes filles, elle est morte en pensant à vous. Elle mourut un soir le matin du même jour, elle me dit : "O Monsieur, j’ai pensé toute cette nuit à nos bonnes filles. Si vous saviez en quelle estime je les ai ! Oh ! que de choses Dieu m’a fait voir à leur sujet !" Voyez-vous cette bonne dame ; Dieu lui donnait beaucoup de bonne volonté pour vous. Pour vous encourager encore par son exemple et vous affermir dans l’observance de vos règles, je vous dirai que, longtemps avant sa mort, elle s’en était prescrit quelques-unes, auxquelles elle était extrêmement exacte. Elle s’était habituée à garder le silence pendant qu’elle s’habillait, et elle n’y manquait pas. Pour n’en être pas détournée par le monde qui pouvait entrer dans sa chambre on lui lisait durant ce temps quelque chapitre de dévotion.

Voyez, mes filles, si une personne du monde se rend si exacte en chose à laquelle elle n’est nullement obligée, à plus forte raison devez-vous, mes filles, ne point manquer

 

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à toutes les observances de vos coutumes, vous qui en avez pris la résolution lorsque vous êtes entrées en la Compagnie. Encore que jusques à présent, vous n’ayez pas eu vos dites règles par écrit, néanmoins la coutume des premières sœurs vous y oblige, puisque vous vous êtes associées avec elles et que vous leur devez l’exemple ; cet exemple, les anciennes vous le doivent aussi très exactement. C’est pourquoi, mes filles, gênez-vous un peu et ne pensez pas que les moindres empêchements vous dispensent de vos exercices. Or sus, mes sœurs, il est temps de vous retirer. Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vous a assemblées pour suivre l’exemple de sa sainte vie, de vous donner son esprit pour pratiquer vos règles, de vous faire la grâce de l’imiter en son humilité, sa simplicité et bonté, à ce que vous soyez à édification les unes aux autres et en bonne odeur à tous, selon le dessein de Dieu. Qu’il vous bénisse, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen.

 

Pensées de Louise de Marillac

sur le sujet de la conférence du 22 janvier 1645

Il y a longtemps que la Compagnie désire et demande que la manière de vie soit rédigée en forme de règlement, afin que, par la lecture d’icelui, nous soyons encouragées à le pratiquer. Dieu, qui nous fait aujourd’hui cette grâce, nous demande plus d’exactitude et plus de fidélité que jamais.

Par l’ordre qu’il a mis au ciel et dans la nature dans tous les temps et partout où sa miséricorde règne, Dieu nous fait entendre qu’il le veut aussi dans les Compagnies, afin d’éviter la malédiction du seul lieu où il n’y en a point, l’enfer et ses appartenances.

 

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Troisième raison. — Notre salut dépend peut-être bien de l’observance de ces règlements. Nous sommes en la Compagnie par la conduite de la divine Providence ; c’est par elle que les grâces de Dieu doivent passer pour venir à nous. Ceux qui étaient sur terre du temps de Notre-Seigneur se postaient aux lieux où il devait passer, et c’est là que les uns recevaient la grâce de leur vocation ; d’autres, celle de leur guérison. Ce serait donc en quelque façon mépriser les grâces de Dieu que nous éloigner de la voie en laquelle il nous a mises.

Je me reconnais coupable de toutes les fautes de la Compagnie, en ce que je manque presque à tout et n’avertis pas quand je le devrais, quelquefois par lâcheté et condescendance. Pour suivre mon inclination, j’ai trop tenu la Compagnie en récréation, d’où est venue la mauvaise habitude de perdre le temps ; ce n’est pas qu’on ne fît rien, mais le sujet des conversations n’était pas de choses relatives à l’exacte pratique de ce que Dieu demande aux Filles de la Charité comme d’apprendre à traiter et servir les pauvres malades.

Les principaux manquements au règlement sont le peu de déférence des sœurs soumises à la sœur nommée servante des pauvres et le peu de support des sœurs nommées servantes des pauvres à l’égard de leurs compagnes, qu’elles commandent avec trop d’autorité ; la mauvaise conduite de sœurs qui s’entendent pour faire ou dire quelque chose contre la règle et se promettent mutuellement de le cacher ; la lâcheté et paresse de celles qui, pour se dispenser de l’observance des règles, déclarent n’y être pas obligées.

Un moyen de mieux pratiquer nos règles, c’est de demander à Dieu grâce pour cela, et à mon père spirituel comment je puis accorder le peu d’affaires que j’ai et mes indispositions avec ces règles. Je dois encore être

 

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plus attentive à ce que font nos sœurs de la maison et du dehors, plus exacte à m’informer de leurs déportements et à leur donner le plus d’intelligence que je pourrai de notre manière de vie et de ce que Dieu demande de nous, lequel soit béni à jamais !

 

21. — CONTINUATION DE LA CONFÉRENCE DU 22 JANVIER 1645 (1)

SUR LA PRATIQUE DU RÈGLEMENT

Mes très chères sœurs, en la conférence dernière, vous apportâtes vos billets au sujet des entretiens à faire sur la nécessité des règles dans les Compagnies. O mes filles, il se dit de bonnes choses, qui me consolèrent beaucoup. C’est le Saint-Esprit qui vous les avait inspirées. Dieu soit béni !

Nous demeurâmes, ce me semble, sur la question de savoir s’il était expédient de quitter la règle pour le service des pauvres. Mes filles, le service des pauvres doit toujours être préféré à toute chose. Vous pouvez même laisser d’entendre la messe ès jours de fêtes, mais seulement en cas de grande nécessité, comme serait un malade en danger de mort qui aurait besoin des sacrements ou de remèdes, ou serait en notable péril sans vous. Quand vous vous exemptez de quelque exercice de vos règles, il faut que ce soit avec jugement, et non pour vous flatter. Ordonnez de telle sorte votre temps

Entretien 21. — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac

1. La conférence n’est pas datée. Comme le texte est écrit de la main de Louise de Marillac, elle est de 1646 au plus tard. Malgré certaines difficultés, le mot sur les "billets" et le format des feuilles nous portent à croire qu’elle a suivi la conférence du 22 janvier 1645.

 

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que vous n’en perdiez point, tant pour visiter vos malades, que pour aller prendre les ordres des dames et leur rendre les comptes nécessaires, et vous verrez, mes filles, que le plus souvent vous aurez du temps pour tout. Quand vous n’en aurez pas assez, laissez là ce qui est moins important. De la sorte, vous êtes assurées d’être fidèles à vos règles, et encore plus, puisque l’obéissance est réputée de Dieu pour sacrifice. C’est Dieu, mes filles que vous voulez servir. Pensez-vous que Dieu soit moins raisonnable que les maîtres de ce monde ? Si le maître dit à son valet : "Faites ceci", et que, avant que son ordre soit exécuté, il demande autre chose, il ne trouve point mauvais que le valet laisse ce qui a été commandé en premier lieu ; au contraire, il en est plus content. Ainsi en est-il de notre bon Dieu. Il vous a appelées en une Compagnie pour le service des pauvres ; et pour se rendre votre service agréable, il vous y a donné des règles ; alors que vous les pratiquez il vous demande ailleurs ; allez-y, à la bonne heure, mes sœurs, sans douter que ce soit la volonté de Dieu.

Une sœur dit qu’elle manquait souvent l’oraison de cinq heures et demanda si c’était là, rompre la règle.

— Ma fille, si vous la manquez pour les raisons que je vous ai dites, vous ne violez pas vos règles. Dans ce cas, essayez de vous souvenir que nos sœurs commencent leurs exercices, et offrez-les à Dieu ; vous y participerez. Offrez-lui encore ce que vous allez faire pendant ce temps, qui sera tout consacré à Dieu ; et, par ce moyen, mes filles, vous serez toutes uniformes.

Vous me direz peut-être que vous êtes si diverties, même quand vous priez Dieu, que vous ne pouvez être un quart d’heure sans distraction. Ne vous en étonnez pas. Les plus grands serviteurs de Dieu sont quelquefois en ces mêmes peines. Je parlais un de ces jours à un

 

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bon prêtre, converti depuis quelques années, qui emploie un grand temps à prier Dieu. Il me disait qu’il n’avait souvent ni goût ni satisfaction, hormis celle de dire : "Mon Dieu, je suis ici en votre présence pour y faire votre très sainte volonté. C’est assez que vous m’y voyiez." Faites de même.

Une sœur représenta la difficulté qui résultait de ce que ni elle ni sa compagne ne savaient lire. Monsieur Vincent répondit :

Il est vrai, ma sœur, cela est un peu pénible. Nous parlâmes une fois amplement de ce sujet et proposâmes de se servir des images de la vie de Notre-Seigneur. On s’en servit un peu de temps ; mais il y a apparence que cette pratique ne réussit pas, puisqu’elle a été abandonnée. Il est un autre moyen très facile : prenez comme sujet de vos oraisons la passion de Notre-Seigneur. Il n’en est pas une qui ne sache tout ce qui s’y est passé, soit pour l’avoir entendu prêcher soit pour avoir médité là-dessus. O mes filles, l’excellent moyen de faire oraison que la passion de Notre-Seigneur ! C’est une fontaine de jouvence où vous trouverez tous les jours quelque chose de nouveau. Saint François n’avait jamais autre sujet d’oraison que la passion de Notre-Seigneur, et il recommande à tous ses chers enfants spirituels de s’en servir continuellement. Et où pensez-vous, mes filles, que ce grand saint Bonaventure ait puisé toute sa science ? Au livre sacré de la croix. Vous ferez bien de vous y habituer. Je vous le conseille et ainsi vous ne manquerez pas à l’oraison, faute de lectrice.

O mes filles, il importe que toutes les sœurs soient exactes en cette pratique de l’oraison, comme aussi en tous les autres actes de vos règles, pour être uniformes, et que, dans le temps où les sœurs prient à la maison, celles de Saint-Paul, Saint-Jacques, Saint-Jean, Sedan,

 

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Angers et de tous les autres lieux prient aussi. Il en découlera beaucoup de grâces et de bénédictions sur votre petite Compagnie. Si une sœur était nécessairement empêchée près d’un malade ou ailleurs, par charité ou obéissance, elle pourrait néanmoins en esprit et volonté s’unir à ses sœurs. Tant que vous agirez ainsi, mes filles, vous serez assurées que Dieu sera content de vous. Cette uniformité lui est si agréable, qu’il l’a inspirée pour le bien et la conduite de l’Église universelle. Allez par toute la chrétienté, vous trouverez toujours la messe célébrée d’une même sorte avec les mêmes paroles, le même Pater. Allez au Levant, aux lieux éloignés, aux antipodes, ce sont toujours les mêmes prières ; et c’est en cela particulièrement que l’on reconnaît les véritables chrétiens. S’il en est ainsi de la sainte Église, il n’est pas étonnant que toutes les Compagnies en usent de même. Allez en toutes les maisons des Capucins, vous verrez que partout ils disent l’office de la même manière. Même remarque pour les autres Ordres. Si vous ne les imitiez, il serait à craindre que les dérèglements ne dissipassent bientôt votre Compagnie. Prenez-y bien garde, mes filles ; ce vous serait un grand malheur et à vous et à celles que Dieu appellerait à son service par votre bon exemple, si vous le donniez. Dieu vous préserve, par sa bonté, de causer une si grande perte à nos pauvres chers maîtres ! Ce n’est pas, mes sœurs, que Dieu ne leur suscitât, à votre place, de meilleures servantes. Oh ! n’en doutez pas ; mais que ne perdriez-vous pas pour l’éternité ! Oh ! Dieu soit béni de ce que vous paraissez toutes dans la volonté d’être fidèles à Dieu et reconnaissantes des grâces qu’il vous a faites de vous appeler à son saint service !

Je fus grandement consolé d’entendre une de nos sœurs dire, en la dernière conférence, que, quand elle s’endort

 

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sur une bonne pensée, cette bonne pensée garde le cœur des mauvaises. C’est une bonne coutume, mes sœurs, de s’endormir de cette sorte. Je parlai ces jours-ci avec Mme de Liancourt. Elle me raconta qu’un gentilhomme, M. de Chaudebonne, avait pris l’habitude, par dévotion, de s’endormir toujours les mains jointes. Dieu l’en récompensa par la grâce de mourir en priant. Oh ! il importe beaucoup, mes filles, de prendre de bonnes habitudes.

Votre pratique ordinaire du grand silence, depuis les prières du soir jusques après les prières du lendemain matin, vous doit être aussi en grande vénération. Ne parlez sans nécessité à aucune sœur, de peur d’interrompre le pourparler que son âme a peut-être avec Dieu. O mes filles, ce temps de silence lui est tout consacré ; N.-S. l’a dit : "Je mènerai mon épouse au silence, et là je lui parlerai au cœur" (2). Voyez donc le tort que vous vous feriez les unes aux autres, si vous interrompiez ce sacré entretien. Je vous ai dit en quelqu’autre rencontre que Mme Goussault avait un soin très exact de garder le silence. Si une dame de condition, avec quantité d’affaires et sans aucune obligation, était si exacte, combien, à plus forte raison devez-vous, mes filles, être soigneuses de bien observer vos pratiques, puisque vous vous êtes données à Dieu pour cela et que même Dieu vous a soumises à des règles qui vous y obligent !

Votre règle vous ordonne mes filles, d’apprendre à lire et écrire aux heures destinées pour cela. Je souhaiterais, mes sœurs, que vous eussiez toutes cette connaissance non pas pour être savantes, car cela bien souvent ne fait qu’enfler le cœur et remplir l’esprit d’orgueil mais afin qu’elle vous aidât à mieux servir Dieu.

2. Osée II, 14

 

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Pensez-vous, mes sœurs, que ceux qui enseignent la philosophie, ou ceux qui l’apprennent, soient pour cela meilleurs chrétiens ? Oh ! ce n’est pas pour cela, c’est pour que vous puissiez écrire vos recettes et dépenses donner de vos nouvelles aux lieux éloignés, montrer aux pauvres petites filles de village. Je suis persuadé que la science ne sert pas, et qu’un théologien, quelque savant qu’il soit, ne trouve aucune aide dans sa science pour faire l’oraison. Dieu se communique plus ordinairement aux simples et aux ignorants de bonne volonté qu’aux plus savants, nous en avons quantité d’exemples. La dévotion et les lumières et tendresses spirituelles sont plus souvent communiquées aux filles et aux femmes vraiment dévotes qu’aux hommes si ce n’est à ceux qui sont simples et humbles. Chez nous les frères rendent quelquefois mieux compte de leur oraison et ont de plus belles conceptions que nous autres prêtres. Et pourquoi cela, mes filles ? Oh ! c’est que Dieu l’a promis et que c’est son bon plaisir de s’entretenir avec les petits. Consolez-vous donc vous qui ne savez pas lire, et pensez que cela ne vous peut empêcher d’aimer Dieu, ni même de bien faire l’oraison. Si quelqu’une avait si grande difficulté à faire l’oraison, qu’elle fût complètement impuissante, elle pourrait demander permission de dire le chapelet. Et selon le conseil qui lui sera donné, elle usera de cette belle dévotion. Notre bienheureux Père disait que, s’il n’avait eu obligation à son office, il n’aurait dit d’autre prière que le chapelet. Il l’a recommandé fort, et lui-même l’a dit trente ans durant, sans y manquer pour obtenir de Dieu la pureté, par celle qu’il a donnée à sa sainte Mère, et aussi pour bien mourir. Donc, mes filles, c’est une très belle dévotion de dire le chapelet, particulièrement aux Filles de la Charité, qui ont tant besoin de l’assistance de Dieu pour avoir cette pureté qui leur

 

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est si nécessaire. Oh ! bienheureuses les âmes qui se donnent au service de Dieu pour la pureté ! O mes sœurs, vous avez sujet de glorifier Dieu pour la grâce qu’il a mise jusques à présent en votre petite Compagnie en faveur de cette vertu. Celles qui sont déjà trépassées nous la font assez connaître. La pureté de leur vie nous a beaucoup édifiés. Nous parlerons de la dernière défunte en son temps Dieu en soit éternellement béni ! C’est pourquoi, mes filles, je vous exhorte d’avoir toujours une grande dévotion à la Vierge.

Une autre de vos maximes est de ne point perdre de temps. O le salutaire et nécessaire conseil ! On demandait à saint Antoine en son temps le moyen de se sauver, et sa réponse était toujours : "Occupe-toi". Et il le montrait par ses exemples, puisque, hors le temps de ses prières, il travaillait manuellement. Je vous recommande cela mes sœurs. Êtes-vous revenues de la visite de vos malades et sans occupation, prenez votre quenouille ou autre ouvrage, et travaillez ; ainsi, mes filles, vous édifierez vos jeunes sœurs, qui, après vous feront le semblable. Et vous devez travailler tant que vous pourrez à vous rendre en tout uniformes, car, mes filles, si quelqu’une aimait la singularité, ce ne serait plus une Fille de la Charité, mais une fille d’orgueil. O mes sœurs, Dieu vous en garde !

Votre manière de vie requiert que vous fassiez tous les ans une petite retraite, c’est-à-dire les exercices spirituels, et cela, mes filles pour reconnaître vos chutes de l’année passée et pour vous relever plus courageusement. C’est un temps de moisson que ces huit jours de silence. Quel bonheur si vous employez bien ce temps que Dieu vous donne pour s’entretenir cœur à cœur avec vous ! C’est alors que s’accomplit la promesse que Notre-Seigneur vous a faite de mener l’âme en solitude. C’est

 

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pourquoi, mes filles n’y manquez pas, je vous supplie. Là vous apprendrez à être vraies Filles de la Charité vous y apprendrez aussi la manière de bien servir les malades. Vous repasserez dans votre esprit les actions de Notre-Seigneur sur terre verrez qu’il a employé une bonne partie de son temps à servir le prochain et prendrez résolution de l’imiter. Que pensez-vous que faisait Notre-Seigneur ? Il ne se contentait pas de donner la santé aux malades ; il leur enseignait encore la manière de se comporter en santé. Imitez-le.

Une sœur représenta alors :

Mais nous, Monsieur, qui sommes si ignorantes, devons-nous dire quelque chose ?

— O mes filles, en doutez-vous ? Ne craignez pas de demander à Dieu ce qu’il est bon de leur dire, il ne manquera pas de vous l’inspirer. Y a-t-il rien de plus beau ? Comme il est touchant de voir que, non contentes de la peine que vous prenez, vous avez en bouche des paroles qui témoignent que votre cœur est rempli de l’amour de Dieu et que vous voulez le communiquer à ses chers pauvres, nos maîtres ! Oh ! oui, mes filles, faites pour cela tout ce que vous pourrez donnez-vous à Dieu pour le servir en cette manière et ne soyez plus jamais avec un pauvre sans lui donner quelqu’instruction.

Il faut encore, mes filles, porter un grand respect aux ordres que Messieurs les médecins vous donnent pour le traitement de vos malades, et prendre garde de manquer à pas une de leurs ordonnances, tant pour les heures, que pour les doses des drogues, car quelquefois il y va de la vie. Soyez encore soigneuses de retenir la manière dont les médecins traitent les malades ès villes où il y en a, afin que, quand vous serez aux villages, vous vous en serviez, savoir en quel cas vous devez saigner, quand vous devez souvent réitérer la saignée, quelle quantité

 

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de sang vous devez tirer chaque fois, quand la saignée du pied, quand les ventouses, quand les médecines, et celles qui sont propres à la diversité des malades que vous pouvez rencontrer. Tout cela est bien nécessaire et vous ferez beaucoup de bien quand vous serez bien instruites dé tout. Il est bon que vous fassiez de petites conférences sur ce sujet.

Une sœur dit que cela se faisait parfois en manière de catéchisme

Vous devez vous présenter au moins tous les mois à la directrice pour lui rendre compte de votre conduite. O mes filles, que c’est une sainte coutume en votre Compagnie ! N’y manquez pas. Mais que votre communication soit sincère et cordiale. Parlez-y non seulement de vos manquements, mais encore du bien que vous faites, par la grâce de Dieu, et cela pour l’épurer. Si vous omettez de vous communiquer à elle, vous vous mettez en danger de donner lieu à la tentation ; car, voyez-vous, mes filles, Dieu dit au juste de bien faire le bien qu’il fait. Ce n’est pas assez de porter les médecines, la nourriture et même d’instruire les malades, si vous ne joignez à cela la vertu que Dieu demande de vous, et l’intention qu’il veut que vous ayez en ces bonnes œuvres. La communication avec votre directrice vous aidera beaucoup à l’un et à l’autre, car Dieu donne bénédiction à la soumission et humilité qui vous fait parler pour l’amour de lui. Allez-vous visiter un malade, que ce soit en union avec Notre-Seigneur et pour l’imiter. Par là, mes filles, vous mériterez plus que par de grandes pénitences. C’est tout que l’intention. Une action de petite valeur est relevée par l’intention droite et bonne, et devient grande devant Dieu. Si vous ne le pouvez pour chacune de vos actions, au moins de temps en temps renouvelez vos intentions.

Vous avez encore la coutume de ne sortir jamais sans

 

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permission. Quand vous êtes dehors, gardez-vous bien d’aller autre part qu’au lieu où il vous est permis d’aller. Dès que vous êtes de retour, ne manquez pas de vous présenter à la directrice, ou à celle qui la représente, pour lui rendre compte de ce que vous avez fait dehors.

O mes filles, tant que vous resterez dans l’obéissance, qui est votre cloître, vous serez en sûreté ; si vous en sortez, craignez dès lors et croyez que vous êtes en danger.

Une sœur demanda si elle faisait bien de prier sa sœur de la reprendre de ses fautes.

Après y avoir pensé à son ordinaire, Monsieur Vincent répondit :

Mes filles, quand vous verrez qu’une sœur trouve bon que vous la repreniez, faites-lui la charité de l’avertir avec douceur et cordialité mais, si vous vous apercevez qu’elle s’en lasse et qu’elle le trouvé mauvais, oh ! ne la reprenez pas. La bonne volonté que vous avez eue pour la servir en son besoin, ayez-la encore pour ne la pas contrister. Celle qui ne serait pas docile et ne trouverait pas bon qu’on l’avertît de ses défauts, doit avoir grand sujet de craindre et se défier beaucoup d’elle-même. C’est pourquoi, mes filles, je vous prie de vous donner à Dieu pour agréer les avertissements que l’on vous donnera de quelque part qu’ils viennent ; autrement, il est à présupposer qu’il y a en notre esprit quelque orgueil caché, quelque aversion et répugnance de la nature. Et, mes filles, pourquoi seriez-vous fâchées que l’on vous reprît ? Saint Pierre a trouvé bon que saint Paul le reprît, encore qu’il sût bien que Notre-Seigneur l’avait établi chef de son Église. Usez-en de la sorte, mes filles ; quand une sœur accepte que vous l’avertissiez faites-lui la charité. M. de Genève recommandait tant cela à ses chères filles de la Visitation, non seulement de trouver bon qu’on les reprît, mais encore de témoigner joie

 

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d’être reprises ! Il va même plus loin, car il conseille, après avoir remercié celle qui avertit, de s’accuser à elle d’une faute dont elle ne s’est pas aperçue par exemple, une sœur est reprise de s’être tenue de côté à l’église et avec irrévérence ; qu’elle réponde : u O ma sœur, je vous remercie ; Dieu a permis que vous ayez eu connaissance de cette faute, mais si vous aviez vu mon intérieur, oh ! c’était bien pis, par les divagations de mon esprit." Je vous assure, mes sœurs, que, si vous en usiez de la sorte, vous avanceriez beaucoup.

Mes sœurs, je prie Notre-Seigneur, auteur de toute règle, de vous faire la grâce d’observer bien exactement ces règles qu’il a plu à sa bonté vous donner pour votre manière de vie, à ce qu’étant dans cette pratique comme dans un navire, vous puissiez arriver sûrement au ciel, où vous recevrez le salaire de votre travail. Et pour cela je prie Dieu vous donner sa sainte bénédiction, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

22. — CONFÉRENCE DONNÉE ENTRE 1634 ET 1646 (1)

SUR LA RÉCONCILIATION

Essayez de vous excuser les unes les autres. Dites : "Cette bonne sœur m’a dit cela ; assurément elle n’y pensait pas, on sait qu’elle a été surprise", et non : "C’est une fille de mauvaise humeur, on ne saurait être bien avec elle ; je me garderai bien de lui jamais faire aucune soumission ; c’est une glorieuse." Oh ! non, mes bonnes sœurs, si vous ne pouvez recevoir un rebut, il y a sujet de croire que votre action n’est pas pour l’amour de

Entretien 22 — Arch. des Filles de la Charité ; l’original est de l’écriture de Louise de Marillac. Le début manque.

1. Dates extrêmes des conférences écrites par Louise de Marillac.

 

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Dieu. Pensez plutôt que cette personne, qui vous semble de difficile accord, sera peut-être un jour bien au-dessus de vous au Ciel, qu’elle est l’image de Dieu ; et de plus, mes chères sœurs, honorez le support que le Fils de Dieu a eu des créatures, qui sont si au-dessous de lui. N’est-il pas vrai, mes filles, que vous avez bien manqué à ce support les unes des autres et que souvent, faute de ce support, vous vous êtes fâchées ?

Toutes ont reconnu cette faute et l’ont avouée

Eh bien ! mes bonnes sœurs, ne promettez-vous pas à l’avenir moyennant la grâce de Dieu, de vous corriger ? Toutes ont témoigné le désirer.

Pour la réconciliation que vous vous êtes proposé de faire après avoir eu le malheur de vous fâcher les unes les autres ô mes filles que c’est un grand moyen de vous perfectionner ! C’est une chose bien nécessaire, et Notre-Seigneur l’ordonne, disant : "Que le soleil ne se couche pas sur votre courroux" (2) et : "Si votre présent est sur l’autel et que vous vous souveniez d’avoir quelque différend avec votre prochain, allez premièrement vous réconcilier avec votre prochain avant que de l’offrir. (3). Vous voyez donc, mes filles, que Dieu ne peut agréer du tout ce que vous ferez, si vous êtes mal avec le prochain. C’est pourquoi, sitôt que vous vous apercevez avoir mécontenté l’une de vos sœurs, jetez-vous à ses pieds et lui en demandez pardon disant : "Ma chère sœur, je vous prie de me pardonner, je me suis laissée emporter à la passion, et suis si misérable que de vous avoir fâchée." J’en use de la sorte, mes chères sœurs. Je ne pourrais pas vivre si je pensais avoir mécontenté quelqu’un sans m’être réconcilié.

2. Saint Paul aux Ephésiens IV 26 ;

3. Saint Matthieu, V, 23-24

 

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Une sœur représenta à M. Vincent que la réconciliation se faisait deux ou trois fois la semaine. Il répondit :

C’est fort bien, mais ce serait mieux à l’heure où la faute est faite. Ne vous semble-t-il pas, mes chères sœurs, que l’union est nécessaire entre celles qui la procurent aux personnes éloignées, et que celles qui ont l’honneur de porter ce beau nom de Filles de Charité, qui veut dire filles de Dieu, Dieu en elles et elles en Dieu, ne se doivent pas souffrir un moment dans un état de discorde qui les ôte de leur centre, qui est Dieu ?

Il fut demandé à M. Vincent ce qu’il fallait faire quand une sœur ne voulait pas recevoir l’humiliation de sa sœur, lui répondait quelque parole de mépris, ou ne la voulait pas écouter. Il répondit :

O mes filles, si cela arrivait, ce que Dieu ne veuille permettre ! alors, mes sœurs que celle qui est repoussée ait compassion de sa sœur, prie pour elle, ne se rebute pas et l’embrasse encore une fois, car voyez-vous, mes chères sœurs, elle ne vous aura peut-être pas quittée qu’elle regrettera son acte. Sa faute est grande, plus grande que la faute qui l’a fâchée, car elle s’éloigne de Dieu et afflige le cœur de sa sœur. Cela est-il arrivé, mes chères sœurs ?

Plusieurs sœurs avouèrent cette faute et promirent, moyennant la grâce de Dieu, de n’y plus retomber.

Et pour l’avertissement des fautes, mes chères sœurs, comment vous y comportez-vous ? N’est-ce point quelquefois par passion, par promptitude et rudement ? O mes sœurs, c’est à quoi il faut bien prendre garde, puisque notre intention, en avertissant notre prochain, est que cela lui serve. Avertissons pour l’amour de Dieu, ce qui ne serait pas si nous nous conduisions par la passion. La correction mes chères sœurs, ne se doit pas

 

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faire pour de petites choses ; car ce serait à toute heure à recommencer ; et le support que nous nous devons les uns aux autres doit nous empêcher d’y arrêter notre esprit. Avertissez, non en présence d’une autre, mais bien en particulier, et dites par exemple : "Ma sœur, je vous prie de ne pas trouver mauvais que je vous avertisse de telle et telle chose. Je suis assez misérable pour faire encore pis ; aussi je vous supplie d’avoir la charité de m’avertir lorsque je manquerai." Ces avertissements se doivent faire des fautes contre la règle, quand ces fautes sont suivies de mauvais exemple, et vous y serez fidèles, car nous sommes chargés des âmes les uns des autres, en sorte que Dieu nous en demandera compte. C’est cette pratique qui a porté l’Église à donner, au saint baptême, un parrain et une marraine.

J’ai été grandement édifié un de ces jours. Un homme vint chez nous demander la mission en un village où il avait un filleul et me dit : "Monsieur, je ne vous la demande que pour le salut dé l’âme de mon filleul, espérant que, par ce moyen, Dieu le touchera et le changera." N’est-il pas vrai, mes bonnes sœurs, que vous avez négligé cette pratique si importante pour l’avancement de vos âmes ?

Toutes reconnurent cette vérité et avouèrent que souvent elles avaient repris plus par promptitude et habitude de vouloir corriger, que par pur amour de Dieu ; elles ont résolu, moyennant sa grâce, d’y prendre garde dorénavant.

— Je vous en supplie, mes très chères sœurs, pour l’amour de Dieu, quand vous voudrez avertir une compagne de quelque faute, recommandez à Dieu ce que vous avez à dire et, si la chose le mérite, faites oraison sur ce sujet. Dieu bénira l’avertissement que vous donnerez de cette manière, et votre sœur en profitera.

 

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Une autre chose de grande importance, mes bonnes sœurs, c’est la manière dont les nouvelles venues doivent se comporter vers les anciennes, et les anciennes vers les nouvelles Il faut que les nouvelles venues honorent l’enfance de Notre-Seigneur, qu’elles soient respectueuses des anciennes, les honorent, comme appelées de Dieu avant elles à son service et au service du prochain, leur aient une grande déférence et reçoivent bien humblement leurs avertissements Le Fils de Dieu, quoique plus savant en toute chose que saint Joseph et la Vierge, et bien que tout honneur lui fût dû, ne laissait pas néanmoins de leur être sujet et de servir dans la maison aux offices les plus abjects, et il est dit de lui qu’il croissait en âge et en science. O mes filles, que cet exemple vous doit être un puissant motif pour vous rendre douces, humbles et soumises, et pour ne pas murmurer quand quelque sœur vous avertira de quelque défaut !

 

23. — CONFÉRENCE DU 22 JANVIER 1646

SUR LA SAINTE COMMUNION

Le premier point est des raisons que nous avons de nous disposer à bien faire nos communions ; le deuxième, des moyens de s’y bien préparer ; et le troisième, des marques que nous pouvons avoir pour connaître Si nous les faisons bien.

Étaient assemblées, non seulement les sœurs demeurant à la ville mais aussi sept ou huit des villages, auxquelles la divine Providence semblait avoir inspiré la pensée de venir, sans avoir été prévenues pour entendre

Entretien 23. - Manuscrit SV 9 p. 75 v° et suiv. Nous savons par le manuscrit SV 8 que Louise de Marillac a écrit cette conférence de sa main.

 

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les charitables avertissements de notre cher et bon Père sur un sujet si important.

Après avoir fait la lecture des susdits points, sa charité, s’adressant à une sœur, lui dit :

Ma sœur, dites-nous, qu’avez-vous pensé sur le premier point ? Pour quelles raisons devez-vous vous préparer à bien faire vos communions ?

La bonne sœur, qui n’était pas des plus intelligentes, répondit que c’était un grand bien de bien communier et que nous pouvions connaître avoir bien communié quand nous nous sentions satisfaites.

Et notre très cher Père, selon sa charité ordinaire, qui ne voulait pas donner de la confusion à qui que ce soit, ajouta :

Voyez-vous, mes sœurs, notre sœur veut dire que, quand nous avons communié et que notre conscience ne nous reproche aucune attache au péché et aucun désir de le cacher en confession, ce nous est une marque que notre communion a été bien faite. O mes sœurs, ce peut bien être une marque ; mais elle n’est pas toujours assurée, car il y a des âmes endurcies au péché qui jamais n’en sentent de remords. Dieu vous garde de ce malheur ! Si cela arrivait, mes chères sœurs, que faudrait-il faire ? Il faudrait en avoir grand regret, faire résolution de réparer cette faute et se bien préparer pour la communion qui suivra.

Et vous, ma sœur, dites-nous, je vous prie, pour quelles raisons devons-nous nous bien préparer à la sainte communion ?

— Monsieur, il me semble que, outre que nous faisons un sacrilège en communiant mal, nous recevons Notre-Seigneur à notre condamnation. Une des marques que nous n’avons pas bien communié, c’est que nous ne nous corrigeons pas de nos imperfections. Un moyen

 

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de bien communier, c’est d’être bien exactes à nous y bien préparer par une bonne confession.

— Et vous, ma sœur, dites-nous vos pensées sur le sujet de cette conférence.

— Monsieur, il me semble qu’il est de grande importance de bien communier, que l’on peut faire un grand sacrilège et qu’en communiant mal on ajoute un nouveau péché à ceux que l’on aurait déjà.

— Et de quels moyens se faut-il servir, ma sœur, pour faire une bonne communion ?

— Il me semble mon Père, que le principal moyen est de faire une confession entière et d’avoir un grand désir de la sainte communion.

Une autre sœur dit :

Mon Père, nous avons plusieurs raisons de désirer vivement de communier le plus dignement que nous pourrons. L’une est l’excellence de ce mystère, lequel, compris seulement en la manière que nous le pouvons, mériterait que nous employassions toutes nos pensées à le désirer, que nous fissions toutes nos actions en la vue qu’elles nous soient autant de préparations et de dispositions à bien communier. Une autre raison est le bien qui nous revient d’une communion bien faite, qui est autrement grand, puisqu’il nous peut faire une même chose avec Dieu. Une raison toute cordiale est le désir que Notre-Seigneur nous a témoigné avoir que nous le recevions dignement, lorsque, par son grand amour, il a institué ce très saint Sacrement, dont il soit béni à jamais ! et qu’il a voulu que la sainte Église nous obligeât sous peine de mort.

Une des marques pour connaître si nos communions sont faites selon le dessein de Dieu, c’est quand l’union de notre âme se fait véritablement avec Notre-Seigneur ;

 

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ce qui nous rend en quelque façon semblables à lui par la pratique des vertus dont il nous a donné l’exemple sur terre, en nous corrigeant de nos défauts. Comme aussi nous devons craindre que nos communions soient mal faites quand nous demeurons, par une négligence volontaire, dans nos mauvaises habitudes et inclinations. Si nous étions si malheureux qu’elles nous portassent au péché mortel, ce serait une grande marque que nous aurions mal communié et à notre condamnation. Et s’il arrivait à une bonne âme qu’elle s’aperçût ou doutât de n’avoir pas fait une bonne communion, elle aurait la syndérèse et se dirait à elle-même : "Quoi ! misérable ! tu as été si téméraire que de t’approcher de ton Seigneur avec un tel péché !" Et après en avoir eu regret, elle promettrait à Dieu pour l’avenir de se mieux préparer. Mais, si c’était une mauvaise âme, une âme endurcie, elle ne tiendrait aucun de ces avertissements intérieurs, s’endurcirait davantage et viendrait à un tel point qu’elle ferait communion sur communion sans profit. Et cette âme serait en pauvre état. O mes filles, craignons cette disposition dont Dieu nous garde par sa divine miséricorde !

Pour nous préserver tomber dans ce crime, j’ai pensé qu’il serait bon d’exciter en moi un grand désir de la sainte communion, de faire en sorte que ce désir soit toujours comme un désir nouveau, semblable à celui que j’aurais si je n’avais pas communié depuis longtemps, et de n’avoir d’autre but en ce désir que l’union à Notre-Seigneur.

Un autre moyen, c’est de me disposer à faire une bonne confession, humble, entière et pleine de confiance, avec application à la grâce que nous recevons de Jésus crucifié ; c’est encore d’être bien reconnaissante de la grâce amoureuse que Notre-Seigneur nous fait, nous

 

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ayant témoigné qu’il avait un grand désir de se donner à nous en ce très saint Sacrement.

— Dieu soit béni, mes sœurs, des pensées qu’il vous a données ! Notre sœur a dit que, quand nous sentons paix et satisfaction en notre conscience, ce nous est une marque d’avoir fait une bonne communion. Je vous dirai, mes filles, qu’il est vrai, mais que ce n’en est pas la seule marque et qu’il y en a d’autres. Je vous dirai aussi que cette marque n’est pas toujours infaillible, car il y a des âmes si endurcies au péché que rien ne les touche, et d’autres si stupides qu’elles n’ont point de sentiment de crainte ni d’amour. Pour comprendre cette vérité, pensez à sainte Catherine, qui avait tant d’amour de Dieu et travaillait si fortement à sa perfection. En ce temps de la sainte communion, elle était torturée de si énormes pensées qu’elle craignait d’être abandonnée de Dieu. Dans les moments où Notre-Seigneur se communiquait à elle tendrement, elle lui parlait très cordialement. Un jour, comme elle se plaignait à lui de ces horribles représentations, il l’assura que, lors de ses plus fortes peines, il était au milieu de son cœur. Il en est ainsi, mes chères sœurs, de certaines âmes que Dieu se plaît à exercer de la sorte. J’ai connu une personne de grande vertu si fort travaillée de ces peines fâcheuses, au temps de la sainte communion, qu’elle me faisait pitié. Jamais, hors de là, elle n’avait aucune pensée de ce genre ; c’étaient des pensées si horribles que je n’oserais vous les dire.

O mes filles, puisqu’il plaît à Dieu exercer les siens, ne pensez pas, toutes les fois que vous vous sentirez ainsi peinées, que votre communion n’a pas été bien faite. Il faut pourtant prendre tous les moyens de vous tenir paisibles et d’avoir l’esprit tranquille au temps de la sainte communion.

 

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Notre sœur a ajouté justement que communier sans une due préparation, c’est se mettre en danger de faire un sacrilège, que communier ainsi, c’est communier à sa condamnation. Une autre a dit : "Si je m’en approche indignement, c’est un grand péché" ; et une troisième, que c’est mettre de la boue avec des pierres précieuses. Tout cela est vrai, mes filles. Oh ! quelle injure on fait à Jésus-Christ ! Quel malheur a une personne qui communie indignement ! Eh ! mes filles, mes chères filles, Dieu vous en veuille bien garder ! Oh ! Dieu nous en garde ! Oh ! quel péché, mes filles !

Il est vrai, mes chères sœurs, que communier sans s’y bien préparer nous met en danger de faire un sacrilège ; mais savez-vous ce que c’est que faire un sacrilège ? C’est vouloir unir une chose profane à une sacrée. O mes très chères sœurs, quel mal ! Oh ! Dieu nous en veuille garder ! C’est ôter Dieu de notre cœur pour le donner à la créature ; c’est comme si vous vouliez mettre un précieux trésor dans la boue. O mes filles, prenons bien garde à ce que nous allons faire quand nous voulons communier car un sacrilège, c’est un péché mortel.

Et que pensez-vous qu’a dit celle de nos sœurs qui nous vient de déclarer que, communiant sans y être bien préparés, nous communions à notre condamnation. Ce n’est pas elle, mes filles, qui le dit, c’est saint Paul qui nous le commande, nous disant de nous éprouver nous-mêmes quand nous voulons manger ce pain. Et que pensez-vous que ce soit que cette épreuve, sinon une due préparation ? Autrement, saint Paul le dit tout net, nous le recevons à notre condamnation. O mes filles, quel malheur ! Voyez ce qui est arrivé à Judas. Il communia sans cette préparation parce qu’il avait la volonté de trahir Notre-Seigneur. Et que lui arriva-t-il ? Cela est effroyable, mes filles. Le diable lui entra au corps. Je

 

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vous dis ceci afin que vous appreniez à profiter de la sainte communion. Prenons donc bien garde, mes chères filles, et vous et moi, misérable que je suis, que ce malheur de communier indignement ne nous arrive.

Oh ! Dieu soit béni, mes sœurs ! Voyez-vous, il est bien nécessaire que vous vous appliquiez à penser bien attentivement au sujet que l’on vous donne pour les conférences, afin de les faire utilement. La dernière où j’ai assisté m’a donné une grande consolation. Chacune rapportait ingénument ses pensées, et il me semblait que c’étaient des étincelles qui allumaient un grand feu ; c’était une chandelle qui allumait les autres. O mes filles, que cela vous serait utile, si vous en usiez ainsi !

Pour faciliter et soulager vos mémoires, dorénavant il ne faudra faire que deux points : l’un, des motifs et raisons que nous avons de faire ou de ne pas faire une chose, c’est-à-dire pourquoi faire une chose, ou ne la pas faire, comme on nous la propose ; et l’autre, des moyens de bien faire ce qui nous est proposé. Il faudra, mes filles, quand vous saurez quels sont les points, que devant Dieu vous vous disiez à vous-mêmes : "Voilà que l’on me propose de faire cela. Si je le fais, quel bien m’en arrivera-t-il ? Si je ne le fais pas, quel mal m’en arrivera-t-il ?" Et ainsi, mes sœurs, vous trouverez facilement des raisons, et après les avoir bien considérées en vous-mêmes, par la grâce de Dieu, vous sentirez plus de désir et d’affection d’accomplir la chose proposée. Je vous supplie, mes sœurs, au nom de Notre-Seigneur, de bien faire attention à cela. Béni soit Dieu, mes filles !

Il m’est venu plusieurs raisons sur le sujet, et je me suis arrêté plus particulièrement à deux. L’une est ce que vous avez déjà dit, que, si nous communions mal, nous recevons notre condamnation. Eh ! mes filles, que nous devons craindre ce danger ! En passant par la cour de

 

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Saint-Lazare pour venir ici, j’ai appris que la justice était assemblée pour la condamnation d’un homme. Cela m’a sensiblement touché, et pourtant qu’est-ce que la condamnation temporelle comparée à la spirituelle ? L’état de ce pauvre patient me semblait déplorable, parce qu’il attendait ce jugement de condamnation. De même, c’est une condamnation qui s’exécute devant Dieu pour une communion indigne.

Que pensez-vous que soit, mes filles, à l’approche de la sainte communion, l’état d’une âme qui n’est pas bien préparée ? Si elle pouvait le sentir, oh ! quel serait son effroi ! Et néanmoins, rien de plus véritable, c’est un jugement de condamnation, ou plutôt c’est la condamnation même qui s’exécute, car, au lieu d’être unie à l’auteur de la vie par la manducation de ce divin pain, elle s’en éloigne parles mauvaises dispositions qu’elle apporte pour le recevoir.

La seconde raison, mes filles, c’est que non seulement c’est une condamnation, mais c’est une vraie mort pour l’âme, d’une âme qui ne reçoit pas dignement Notre-Seigneur, nous pouvons dire : "Cette âme est morte", puisqu’elle n’a pas la vie de la grâce, et elle demeure morte tant qu’elle est en cet état. Au contraire, l’âme qui communie avec une due préparation reçoit en même temps cette vie de grâce et la source de toute grâce.

Non seulement, mes filles, la mort entre dans l’âme de ceux qui communient mal, mais quelquefois la mort corporelle s’ensuit. Combien pensez-vous qu’il y ait de personnes dont les jours sont abrégés sur terre peut-être en punition de ce grand mal, et peut-être aussi pour les empêcher de continuer à déshonorer Dieu par le mauvais usage qu’elles font de la sainte communion ! O mes filles Dieu est juste. Et combien d’afflictions, combien de maladies ! Qui sait si ce n’est point en punition

 

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de tels crimes ? Quoiqu’il n’en faille point juger, cela peut arriver.

Un des biens qui nous arrivent en suite d’une communion bien faite, c’est, mes filles, de devenir une même chose avec Dieu. Quoi ! une pauvre Fille de la Charité, qui avant sa communion était ce qu’elle est, c’est-à-dire très peu de chose d’elle-même, devient une même chose avec Dieu ! Ah ! mes filles, qui voudrait négliger ce bien ! Oh ! quelle grâce ! Que pensez-vous que ce soit, mes filles, sinon les arrhes d’une éternité bienheureuse ! Pourrions-nous comprendre, mes chères sœurs, quelque chose de plus grand ! Oh ! non, cela ne se peut qu’une pauvre chétive créature soit unie à un Dieu ; oh ! qu’il soit béni à jamais !

Je passe de ce point, auquel je ne m’arrête pas davantage, pour vous dire, mes filles, qu’une des marques d’une communion bien faite est la paix et tranquillité du cœur. Dans la personne qui a ainsi bien communié, cette paix procède de la confiance qu’elle a fait ce qu’elle a pu, sans que sa conscience lui fasse aucun reproche. O mes filles, il est vrai que c’en est une marque presque toujours infaillible et assurée. Et comment, mes filles, l’âme en grâce, unie à Dieu en ce Saint Sacrement, ne posséderait-elle pas une véritable paix, puisque c’était souvent une des premières grâces que Notre-Seigneur donnait, alors qu’il était sur terre !

Peut-être que quelques-unes d’entre vous diront : "Mais, Monsieur, toutes celles qui communient bien rapportent toujours cette paix." Oh ! nenni, mes filles. Je vous ai déjà dit que quelquefois, au lieu de cette paix, l’âme demeure abattue et sans aucun sentiment. Et il en arrive ainsi quand il plaît à Dieu exercer quelques âmes, parmi celles qui lui sont très chères, comme je vous ai déjà fait voir en sainte Catherine et en cette

 

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autre qui n’était jamais assaillie de mauvaises pensées que dans le temps de la sainte communion.

Une marque presque infaillible, mes filles d’une mauvaise communion, c’est quand on ne voit aucun amendement, quand la personne qui a communié demeure toujours dans l’attache à ses mauvaises habitudes, se laisse emporter à ses petites menteries, à ses désobéissances et obstinations, à ses paresses, dispute toujours avec son chevet si elle le doit quitter pour venir à l’oraison, et tant d’autres petites faiblesses, qui infailliblement dénotent que nos préparations pour la sainte communion ne sont pas telles que saint Paul les désire et qu’il déclare nécessaires pour communier à notre salut. Prenez-y garde, mes sœurs, car la divine Providence vous fait donner ces avertissements afin qu’ils vous servent, et à moi aussi, pour l’avenir. Moi, misérable que je suis, oh ! que j’ai grand sujet de craindre !

Une autre marque infaillible d’une communion bien faite, c’est, mes filles, lorsque nous voyons le contraire de ce que je vous viens de dire et que nous travaillons fortement à nous rendre semblables à Jésus-Christ en notre conversation et en nos mœurs, quand nous nous portons facilement à l’obéissance quand nous nous défaisons de nos attaches particulières, que tous ; es lieux où l’obéissance nous appelle nous sont indifférents, que nous ne regardons que l’accomplissement de la volonté de Dieu en tout ce qu’il lui plaît que l’on fasse de nous soit que l’on nous envoie aux champs, ou que l’on nous mette en une paroisse, ou que l’on nous tienne à la maison. Alors, mes chères filles nous pouvons dire que véritablement une âme a fait son possible pour se disposer à la réception du très saint Sacrement. Au nom de Dieu, mes filles, pensez-y sérieusement et croyez que c’est la

 

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chose la plus importante que vous ayez à faire en toute votre vie que de vous bien préparer à la sainte communion. C’est de là que dépend votre perfection et votre salut.

Or sus, mes chères sœurs, il se fait tard. Nous conclurons de tout ce que nous venons de dire que bienheureuses sont les âmes qui font tout leur possible pour se tenir en état de pouvoir toujours faire de bonnes communions. Ces âmes sont toujours aussi tendrement regardées de Dieu ; jamais, jamais elles ne sont éloignées de sa sainte présence.

Mais, mes filles, une des raisons qui me vient en esprit et que je trouve des plus importantes pour ce qui regarde votre vocation, c’est que vous êtes destinées de Dieu pour disposer les âmes à bien mourir. Pensez-vous, mes filles, que Dieu attende de vous seulement que vous portiez à ses pauvres un morceau de pain un peu de viande et de potage et des remèdes ? Oh ! nenni, mes filles, ce n’a pas été là son dessein en vous choisissant pour lui rendre le service que vous lui rendez en la personne des pauvres, il attend de vous que vous pourvoyiez à leurs besoins spirituels, aussi bien qu’aux corporels. Il leur faut la manne spirituelle, il leur faut l’esprit de Dieu ; et où le prendrez-vous pour le leur communiquer ? C’est, mes filles, en la sainte communion. Les grands et les petits, mes filles, en ont besoin. C’est pourquoi il faut que vous ayez un soin particulier de vous préparer à recevoir ce divin esprit abondamment.

O mes filles, je vous ai parlé plusieurs fois, mais jamais de choses plus importantes. Prenez garde, je vous prie, et considérez la grandeur du dessein de Dieu sur vous : qu’il veuille que vous, pauvres filles, sans capacité, ni étude, vous ayez à coopérer avec lui pour communiquer son esprit ! O mes filles, ne négligez pas cette

 

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grâce, je vous en prie. Mais approchons-nous de ce feu pour en être d’abord embrasés et puis, par notre charité et bon exemple, y attirer les autres. Sachez, mes filles, que la capitale vertu des Filles de la Charité est de bien communier ; et souvenez-vous que la principale préparation est de vous confesser et de vous détacher des mauvaises habitudes et de toutes attaches, comme de parents, d’amis et lieux où votre inclination vous pourrait porter.

Plaise à Dieu, si jusqu’à présent nous avons été dans ces défauts, plaise, dis-je, à la divine miséricorde et à la bonté divine nous faire cette grâce, et à vous et à moi, mes chères sœurs, nous y bien préparer à l’avenir ! C’est ce que je vous recommande ; et comme nous ne sommes pas dignes d’obtenir cette grâce, je supplie la très sainte Vierge, par l’amour qu’elle a pour son Fils, de nous l’obtenir, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. Benedictio Dei Patris…

 

24. — CONFÉRENCE DIT 13 FÉVRIER 1646

AMOUR DE LA VOCATION ET ASSISTANCE DES PAUVRES

M. Vincent, s’étant donné la peine de venir pour faire la conférence, demanda quel en était le sujet, et, l’ayant appris, interrogea une sœur là-dessus Après quoi, il voulut être informé tout au long du danger auquel une de nos sœurs avait échappé il y avait trois ou quatre jours, par une grande grâce de Dieu.

Ma fille, lui dit-il, qu’est-ce qui est arrivé 7 J’ai ouï parler d’une maison tombée. En quel quartier était-ce ? Étiez-vous dedans ou auprès ? Quel jour était-ce ?

Entretien 24. — Ms. SV 9, f° 81 v° et suiv.

 

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La sœur répondit que, le dernier samedi de carnage (l), allant porter la marmite à un de ses pauvres comme elle montait, un pauvre porteur d’eau qui la devançait, s’écria : "Nous sommes perdus." Elle était entre le premier et le second étage ; et aussitôt que le pauvre homme eut dit ces paroles, la maison commença de tomber ; et notre pauvre sœur, tout effrayée, se rangea dans le coin d’un degré. Les voisins, pris de peur coururent à l’heure même au saint Sacrement et à l’extrême-onction pour l’administrer à ceux qui en seraient capables. Mais plus de trente-cinq ou quarante personnes furent piteusement écrasées sous les ruines de la maison, et il n’y eut qu’un petit enfant de dix à onze ans qui put être sauvé.

Les spectateurs, voyant notre pauvre sœur dans un péril qui paraissait inévitable, lui crièrent de se jeter entre leurs bras. Ils se mirent dix ou douze en devoir de la secourir. Elle leur tendit sa marmite, qu’ils tirèrent avec un crochet au bout d’une moyenne perche ; puis se jeta, à la merci de la Providence de Dieu, sur des manteaux qu’on lui tendait. Sans savoir dire de quelle façon elle avait été transportée, elle se trouva, par une spéciale providence de Dieu, hors de péril, et, toute tremblante, s’en alla servir ce qui lui restait de malades.

M. Vincent, après avoir attentivement écouté tout le narré, déploré l’état de ceux qui avaient péri sous le débris de la maison, et noté que la peur de notre sœur était bien légitime, se voyant menacée de si près, s’écria, les mains levées au ciel :

O Dieu ! si la chute d’une maison est si effroyable, que sera-ce, mes filles, au jour du jugement, où nous verrons

1. 10 février, dernier samedi du temps pendant lequel les lois ecclésiastiques permettaient l’usage de la viande.

 

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un nombre innombrable d’âmes misérablement précipitées dans les enfers pour l’éternité. O Dieu ! que sera-ce ! Ah ! Dieu soit béni, mes filles !

Ensuite il demanda les sentiments de plusieurs sœurs sur le sujet de la conférence, et, les ayant toutes écoutées avec une patience admirable, il reprit son discours à peu près en ces termes :

Je rends grâces à Dieu, mes filles, des pensées qu’il vous a données. Celles que j’ai eues ont déjà été dites, et je suis infiniment consolé d’entendre ce que Notre-Seigneur vous a inspiré, car que me reste-t-il à vous dire sinon ce que vous avez déjà dit ? Oui, mes filles, vous m’avez dit vous-mêmes tout ce que je pouvais vous dire. Oh ! Dieu soit beni !

Mais ce qui me touche sensiblement et ce qui vous doit puissamment émouvoir à aimer le service des pauvres, c’est ce que l’une d’entre vous a dit : que Dieu de toute éternité vous avait choisies et élues pour cela. O Dieu ! que cela est pressant ! Oui, il est vrai mes filles, Dieu de toute éternité avait ses pensées et desseins sur vous et pour vous, et de toute éternité vous étiez dans l’idée de Dieu pour l’état où vous êtes à présent ; car, mes filles, non seulement tout ce qui a été et se passe maintenant, mais aussi tout ce qui sera à l’avenir est présent à Dieu, et des millions d’années sont moins qu’un jour devant lui. Oh ! qu’il est donc vrai que de toute éternité il avait dessein de vous employer au service des pauvres ! Quel bonheur, mes filles, et que la considération de cette vue éternelle de Dieu sur vous doit vous obliger à lui être reconnaissantes du choix qu’il en a fait ! Oh ! pensez-y bien mes filles.

Je vous ai dit bien des fois, mes filles, que vous devez être très assurées que c’est Dieu qui est votre instituteur, car je vous puis dire devant lui que de ma vie je n’y

 

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avais pensé, et je crois que Mlle Le Gras non plus. Je vous ai déjà dit comme cela arriva. Mais, parce que beaucoup de celles qui sont ici présentes n’y étaient pas alors, je vous le redirai encore pour vous faire remarquer la conduite de Dieu sur votre établissement.

Vous saurez donc qu’étant auprès de Lyon en une petite ville où la Providence m’avait appelé pour être curé, un dimanche, comme je m’habillais pour dire la sainte messe, on me vint dire qu’en une maison écartée des autres, à un quart de lieue de là, tout le monde était malade, sans qu’il restât une seule personne pour assister les autres, et toutes dans une nécessité qui ne se pouvait dire. Cela me toucha sensiblement le cœur. Je ne manquai pas de les recommander au prône avec affection, et Dieu, touchant le cœur de ceux qui m’écoutaient, fit qu’ils se trouvèrent tous émus de compassion pour ces pauvres affligés.

L’après-dînée il se fit assemblée chez une bonne demoiselle de la ville pour voir quel secours on leur pourrait donner, et chacun se trouva disposé à les aller voir et consoler de ses paroles et aider de son pouvoir. Après les vêpres, je pris un honnête homme, bourgeois de la ville, et nous mîmes de compagnie en chemin d’y aller. Nous rencontrâmes sur le chemin des femmes qui nous devançaient, et, un peu plus avant, d’autres qui revenaient. Et comme c’était en été et durant les grandes chaleurs, ces bonnes dames s’asseyaient le long des chemins pour se reposer et rafraîchir. Enfin, mes filles, il y en avait tant, que vous eussiez dit des processions.

Comme je fus arrivé, je visitai les malades et allai quérir le saint Sacrement pour ceux qui étaient les plus pressés, non pas à la paroisse du lieu, car ce n’était pas une paroisse, mais cela dépendait d’un chapitre dont j’étais le prieur. Après donc les avoir confessés et communiés,

 

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il fut question de voir comme on pourrait secourir leur nécessité. Je proposai à toutes ces bonnes personnes que la charité avait animées à se transporter là, de se cotiser, chacune une journée, pour faire le pot, non seulement pour ceux-là, mais pour ceux qui viendraient après, et c’est le premier lieu où la Charité a été établie.

Or, voyez, mes filles, si c’est œuvre des hommes et s’il n’est pas tout visible que c’est œuvre de Dieu ; car étaient-ce les hommes qui avaient rendu ces gens-là malades ? Étaient-ce les hommes qui avaient mis le feu au cœur de tant de personnes qui se portèrent en foule pour les aller secourir ? Étaient-ce les hommes qui avaient mis dans les cœurs le désir de leur rendre une continuelle assistance, non seulement à eux, mais aussi à ceux qui viendraient après ? Oh ! non mes filles, ce n’est point œuvre des hommes ; il est clair que Dieu y opérait puissamment, car les hommes ne le pouvaient nullement oh ! non, mes filles, ils ne le pouvaient pas du tout.

Je fus appelé pour venir ici ; et après quelque temps, allant en mission à Villepreux, qui est un village à cinq ou six lieues de Paris nous eûmes l’occasion d’y établir la Charité, c’était la seconde. Ensuite nous eûmes pouvoir de l’établir dans Paris, et Saint-Sauveur fut le premier lieu qui la prit, et toutes les autres principales paroisses suivirent. Mais, comme il y a grand nombre de malades dans Paris, ils étaient mal servis, car les dames ne pouvaient s’y assujettir : l’épouse à cause de son mari et de son ménage, la fille à cause de son père et de sa mère. Enfin cela n’allait pas bien, parce que Dieu voulait qu’il y eût une Compagnie de filles qui fût tout exprès pour servir les malades sous ces dames.

La première de ces filles fut une pauvre fille de village ; il faut que je vous le dise, mes filles, pour vous montrer la Providence de Dieu, qui a voulu que votre

 

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Compagnie fût composée de filles pauvres ou par la naissance, ou par le choix qu’elles feraient de la pauvreté oui, mes filles, je dis de filles pauvres, car il faut que vous le soyez en effet.

Cette pauvre fille s’était donnée à Dieu pour instruire à sa connaissance les petits enfants de son village, et, tout en gardant les vaches, elle avait appris à lire presque toute seule, car personne ne lui avait montré. Elle arrêtait ceux qui passaient auprès d’elle et leur demandait : "Monsieur, montrez-moi, s’il vous plaît, ce que sont ces lettres ce que veut dire ce mot" ; et ainsi elle s’apprenait pour montrer aux autres.

Quand elle sut quelque chose elle enseigna à ses compagnes. Nous allâmes faire la mission en ce lieu, et Dieu montra bientôt que cela ne lui désagréait pas. Cette bonne fille, entendant dire que l’on assistait les malades à Paris, désira les servir. Nous la fîmes venir et elle fut mise sous la direction de Mlle Le Gras et au service des pauvres malades de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Après quelque temps, elle fut prise de la peste et mourut à Saint-Louis. A sa place fut mise celle qui servait les malades de Saint-Sauveur.

Et voilà, mes filles, quel a été le commencement de votre Compagnie ; comme elle n’était pas à cette heure-là ce qu’elle est à présent il est à croire qu’elle n’est pas encore ce qu’elle sera, quand Dieu l’aura mise au point où il la veut ; car, mes filles, il ne faut pas que vous pensiez que les communautés se font tout d’un coup. Saint Benoît, saint Augustin, saint Dominique et tous ces grands serviteurs de Dieu dont les Ordres sont si florissants, ne pensaient à rien moins qu’à faire ce qu’ils ont fait. Mais Dieu a agi par eux.

Les œuvres dont on ne peut trouver les ouvriers, sortent, dit-on de la main de Dieu. Votre institution

 

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n’étant point ouvrage des hommes, vous pouvez donc dire hardiment, mes filles, qu’elle est de Dieu et certainement une Compagnie ordonnée pour un emploi si agréable à Dieu, si excellent en soi et si utile au prochain, ne peut avoir d’autre auteur que Dieu même. Qui a jamais ouï parler d’un tel œuvre avant ce jour ? Il s’était bien vu des Ordres religieux ; il s’était bien fondé des hôpitaux pour l’assistance des malades, il s’était bien dévoué des religieux pour les servir ; mais jusqu’à maintenant il ne s’était point vu que l’on eût soin des malades dans leurs chambres. Si dans une pauvre famille quelqu’un tombait malade, il fallait séparer le mari de sa femme, la femme de ses enfants, le père de sa famille. Jusqu’à présent, mon Dieu, vous n’aviez point mis ordre à les secourir ; et il semblait que votre Providence adorable, qui ne manque à personne, n’eût point de regard pour elles.

Et pourquoi pensez-vous, mes filles, que Dieu ait attendu si longtemps pour leur susciter du secours ? Oh ! c’est que cela vous était réservé. Oui, vous étiez destinées de Dieu de toute éternité, comme ma sœur a fort bien remarqué, pour être des premières. Quel avantage mes filles ! Car celles qui viennent dans un Ordre dans les soixante et cent premières années, c’est-à-dire dans le premier siècle qui est le siècle d’or, celles-là sont dites les premières, si bien que vous êtes des premières. Je vous prie, mes filles, de bien regarder à quoi cela vous oblige.

Si ce n’était Dieu, mes filles, qui opérât ce qui se voit en votre vocation, se pourrait-il faire qu’une fille quittât son pays, ses parents les plaisirs d’un mariage, s’il se peut dire qu’il y en ait, ses petites commodités, le divertissement qui se trouve dans les compagnies pour venir en un lieu qu’elle n’aura jamais vu, avec des filles de

 

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pays éloignés du sien, pour se donner, dans une pauvreté volontaire, au service des forçats, des pauvres enfants abandonnés de leurs proches, des pauvres malades qui pourrissent dans l’ordure et de ceux qui sont jusque dans les cachots ! Oh ! non, mes filles, Dieu seul peut faire cela. Il a voulu que l’une fût de Lorraine, l’autre de Sedan, une autre d’Angers et les autres d’ailleurs ; et c’est ici le lieu dont il a dit : "Je vous appellerai de toutes les nations de la terre." C’est donc lui qui a voulu cette Compagnie de filles de différents pays et qu’elles ne fussent toutes qu’un cœur ! Son saint et adorable nom en soit à jamais béni !

Une autre raison, c’est la protection toute particulière que Dieu a pour vous. N’est-elle pas admirable, mes filles ? Vous en avez un exemple de fraîche mémoire en la personne de votre bonne sœur. Cela ne nous fait-il pas voir que Dieu agrée très spécialement le service que vous lui rendez en la personne des pauvres ? Y a-t-il rien de si évident ? Une maison toute neuve tombe ; quarante personnes se trouvent écrasées sous ses ruines ; cette pauvre fille qui tient sa marmite est sur un coin de degré que la Providence conserve exprès pour la soutenir, et elle sort de ce danger saine et sauve. Les anges l’enlèvent de là ; il le faut croire, mes filles, car quelle apparence que ce soient les hommes ? Ils y prêtèrent bien la main, mais les anges la soutenaient. Pensez-vous, mes filles, que Dieu ait permis sans dessein que cette maison neuve soit tombée ? Pensez-vous que ce soit par hasard qu’elle soit tombée à l’heure que notre sœur était là, et pensez-vous encore que ce soit par fortune qu’elle en soit sortie sans mal ? Oh ! que nenni, mes filles ; tout cela est miraculeux. Dieu avait ordonné tout cela pour faire connaître à votre Compagnie le soin qu’il prend d’elle.

 

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Ce n’est point à notre sœur toute seule que s’adresse une grâce si signalée, c’est à vous toutes, c’est pour vous confirmer dans la créance que vous devez avoir, qu’il a vos services agréables ; c’est pour vous faire voir que vous lui êtes chères comme la prunelle de ses yeux ; c’est pour vous obliger à avoir une confiance assurée en sa Providence, qui ne vous abandonnera point du tout ; oh ! non, mes filles, soyez-en assurées, cet exemple en est une marque indubitable. Vous serez conservées en quelque part que vous alliez, Vous verrez souvent la colère de Dieu punir de mort soudaine et violente une multitude de pécheurs, sans avoir loisir de se convertir à lui ; vous verrez même beaucoup d’innocents périr ; et vous serez conservées. Oh ! oui, Dieu prend soin de vous et s’intéresse à votre conservation.

Pensez-vous que ce plancher qui tomba il y a environ un an (2), en soit encore une faible preuve ? C’en est une tout assurée. Qu’une poutre se soit rompue dans un lieu comme celui-ci, et qu’il ne se soit trouvé personne dessous, ni dessus, cela est merveilleux. Mlle Le Gras était là ; une sœur entend craquer et lui dit qu’on n’y est pas en sûreté. Elle n’en fait point de cas. Une plus ancienne le lui répète. Elle déféra à son âge et se retira. Elle n’était pas à la chambre voisine (voyez, mes sœurs, il n’y a pas trois pas), que la poutre rompt et le plancher tombe.

Voyez si cela s’est fait sans vue spéciale de Dieu. Cette même après-dînée, je devais me trouver ici ; nous devions faire assemblée pour quelques affaires importantes. Dans le bruit qui se fait en une assemblée, on ne se serait point aperçu du craquement de cette poutre.

2. D’autres documents (voir t. II Correspondance, saint Vincent p. 258, note 1) porteraient plutôt à placer l’accident en 1642. Il se peut que le copiste ait ici mal rendu l’original.

 

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Cette sœur n’y eût point été, car les sœurs ne sont point à ces assemblées, et nous eussions été tous écrasés là-dessous ; et Dieu fit naître une affaire qui me détourna et qui empêcha toutes les dames de s’y trouver.

Cela ne se fait pas fortuitement, mes filles ; il se faut bien garder de le croire. Un homme, pour fuir la prédiction qu’on lui avait faite, qu’une maison lui tomberait sur la tête, s’en va dans les champs. Une tortue, qu’un aigle emportait, lui tombe sur la tête et le tue. Voyez, mes filles, où on peut être en sûreté ! Et dans des maisons qui tombent vous êtes conservées ! Vous devez toutes ensemble rendre grâces à Dieu de cette particulière preuve de sa Providence qu’il vous a donnée encore tout de nouveau en la personne de votre sœur. Oui, mes filles, vous le devez, et je vous prie d’avoir soin de le faire. Que votre première communion soit donc à cette intention. J’ai dit la messe, quand je l’appris, pour en remercier Dieu ; et, à présent que je le sais plus particulièrement, je la dirai encore, s’il plaît à Dieu. Oh ! son saint nom soit béni à jamais !

Voilà donc, mes chères filles, de fortes raisons pour vous inciter à faire estime de votre vocation et à vous en acquitter avec plaisir, puisque cela plaît à Dieu et que le prochain en est secouru, et sans crainte, puisque Dieu même vous préserve.

Un moyen de le faire comme Dieu veut, c’est de le faire en charité, en charité, mes filles. Oh ! que cela rendra votre service excellent ! Mais savez-vous ce que c’est que le faire en charité ? C’est le faire en Dieu, car Dieu est charité, c’est le faire pour Dieu tout purement ; c’est le faire en la grâce de Dieu, car le péché nous sépare de la charité de Dieu. Je vous ai déjà dit d’autres fois que vous ne serez point vraies Filles de la Charité que vous n’ayez épuré tous vos motifs, que vous n’ayez déraciné

 

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toutes vos habitudes vicieuses, que vous ne vous soyez dégagées de vos attaches particulières. Je vous le dis encore, mes filles, et cela est si nécessaire que, si vous ne le faites, vous n’êtes pas en état de communier ; non-da, mes filles, vous ne l’êtes pas, car il n’est pas permis de s’approcher de la sainte communion avec affection au péché, serait-il simplement véniel. Oh ! que serait-ce donc, mes filles, à une Fille de la Charité de s’en approcher, je ne dis pas avec affection au péché mortel (oh ! Dieu nous en veuille garder ! Vrai Dieu ! ce serait un sacrilège !) mais avec affection au péché véniel ? C’est ne s’en vouloir pas corriger. Une sœur, par exemple, a une attache à une autre sœur ; elle recherche sa compagnie, lui chuchote à l’oreille, lui dit ses mécontentements, lui raconte les mortifications qu’on lui a faites. Cette attache est vicieuse et péché véniel au moins. Une fille qui se sentira prise et qui communie sans avoir dessein de s’en défaire, communie avec affection au péché et en bonne conscience elle ne le doit pas jusqu’à ce qu’elle s’en veuille faire quitte. Je vous ai déjà dit que, sitôt que vous vous sentez attachée à quelqu’un, vous devez en donner avis à votre supérieur ou à votre directeur.

Une autre sœur servira les malades d’une paroisse ; elle aura attache à une dame, à une officière, à un confesseur ; oh ! elle doit promptement en donner avis et écraser la tête de ce serpent, tandis qu’il est encore naissant ; car, si elle ne le fait, ce sera la paroisse qu’elle servira, et non pas les pauvres ; elle le fera pour la satisfaction qu’elle y aura, et non pour le motif par lequel elle le doit faire. Oh ! gardons-nous bien de ces infidélités-là, mes filles, au nom de Dieu. Cela nous éloigne des autels. Dès qu’une sœur verra qu’elle a attache ou à un lieu ou à une dame ou à un confesseur, oh ! qu’elle le dise au plus tôt. Mon Dieu ! cela est si aisé ! Si elle

 

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a envie de s’avancer, elle le fera. Faites-le donc, mes filles, quand cela vous arrivera, afin que l’on voie à vous mettre ailleurs, où vous serviez Dieu pour lui-même sans engagement ni attrait pour personne.

Une autre sœur pourra avoir de l’aversion contre sa compagne. Tout ce que celle-ci fera lui déplaira ; si on lui en parle, elle essayera de ravaler l’estime que l’on en fait ; si cette sœur lui dit quelque chose, elle ne le prendra pas de bonne part ; et, ne s’en corrigeant point, elle communie encore avec affection au péché et ne le doit pas faire. Il est si facile d’y remédier ! J’ai de l’aversion pour une sœur mais je ne veux pas nourrir cela ; je lui parlerai avec douceur si elle me dit quelque chose, je l’écouterai avec docilité ; quand on me parlera d’elle, je m’observerai pour ne rien dire qui abaisse ou diminue l’estime que l’on en fait.

Comme cela, vous avancerez, mes filles, car vous profiterez de vos communions et de vos conférences. Mon Dieu ! que je souhaite que vous compreniez bien l’esprit de Dieu dans les conférences qu’on vous fait, et que vous vous accoutumiez à dire vos sentiments, comme vous venez de faire. Je suis ravi de voir cette disposition en vous car vous voyez ce que vos pensées me fournissent de matière. Je ne dis rien du mien ; je ne dis que ce que vous-mêmes m’avez dit. Oh ! Dieu soit béni ! Je désire cela si fortement que je puis dire véritablement que je ne crois pas désirer quoi que ce soit davantage. Car voyez-vous, mes filles, toutes les attaches, les aversions et ces obstacles qui empêchent le fruit des communions et des instructions, c’est là œuvre du diable, qui crève de voir ce que vous faites et qui fait ce qu’il peut pour vous empêcher d’en profiter. Il suggérera aux sœurs qui sont céans : "Oh ! que fais-je ici ? Je suis venue pour servir les malades, et l’on ne m’y envoie point." A une

 

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qui sera en paroisse : "Si j’étais aux Enfants, je ferais bien mieux." Et tout cela, afin que, communiant ou dans ces attaches, ou dans ces aversions, elle n’en profite point. O mes filles, quand vous sentirez cela en vous, dites-le au plus tôt.

Un autre motif, une sœur l’a encore dit (voyez, mes sœurs, je ne parle que par vous), c’est que, servant les pauvres, on sert Jésus-Christ. O mes filles, que cela est vrai ! Vous servez Jésus-Christ en la personne des pauvres. Et cela est aussi vrai que nous sommes ici. Une sœur ira dix fois le jour voir les malades, et dix fois par jour elle y trouvera Dieu. Comme dit saint Augustin, ce que nous voyons n’est pas si assuré, parce que nos sens nous peuvent tromper ; mais les vérités de Dieu ne trompent jamais. Allez voir de pauvres forçats à la chaîne, vous y trouverez Dieu ; servez ces petits enfants, vous y trouverez Dieu. O mes filles, que cela est obligeant ! Vous allez en de pauvres maisons, mais vous y trouvez Dieu. O mes filles, que cela est obligeant encore une fois ! Il agrée le service que vous rendez à ces malades et le tient fait à lui-même, comme vous avez dit.

Un autre motif donné aussi par une sœur, c’est que Dieu a promis des récompenses éternelles à ceux qui donneraient un verre d’eau à un pauvre ; rien de plus vrai, nous n’en saurions douter ; et ce vous est, mes filles, un grand sujet de confiance, car, si Dieu donne une éternité bienheureuse à ceux qui ne leur ont donné qu’un verre d’eau, que donnera-t-il à la Fille de la Charité qui quitte tout et se donne elle-même pour les servir tout le temps de sa vie ? Que lui donnera-t-il ? Oh ! cela n’est pas imaginable. Elle a sujet d’espérer d’être de celles à qui il dira : "Venez, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé" (3).

3. saint Matthieu XXV, 34.

 

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Un autre motif encore, c’est que les pauvres assistés par elle seront ses intercesseurs auprès de Dieu ; ils viendront en foule au devant d’elle ils diront au bon Dieu : "Mon Dieu, voici celle qui nous a assistés pour votre amour ; mon Dieu, voici celle qui nous a appris à vous connaître." Car, voyez-vous, mes filles, vous avez dit le plus important quand vous avez dit qu’il les fallait assister spirituellement. Ils diront : "Mon Dieu, voilà celle qui m’a appris à espérer qu’il y avait un Dieu en trois personnes, je ne le savais pas. Mon Dieu, voilà celle qui m’a appris à espérer en vous ; voilà celle qui m’a appris vos bontés par les siennes." Enfin, mes filles, voilà ce que vous vaudra le service des pauvres.

Affectionnez-vous donc bien aux pauvres, je vous en supplie, et ayez bien soin de leur apprendre les vérités nécessaires à salut, vous avez remarqué combien cela importait ; et c’est bien vrai, et j’ai bien envie de rechercher quelque expédient à cet effet nous vous en aviserons, Dieu aidant. Cependant faites tout ce qui est en votre pouvoir.

Une sœur a fait une remarque bien juste : "Il faut, a-t-elle dit faire donner les sacrements aux malades avant toutes choses." Oh ! qu’il est expédient, mes filles, en leur portant leurs nécessités de savoir tout doucement avec affabilité, cordialité et compassion s’ils ont été confessés, et, s’ils ne l’ont pas été, de les y bien disposer !

Une sœur a objecté là-dessus que bien souvent les prêtres n’en tenaient aucun compte

O ma fille, répondit M. Vincent, donnez-vous bien de garde de jamais croire qu’ils négligent ce devoir ; mais, quand vous les aurez avertis, votre conscience est dégagée devant Dieu. Une d’entre vous a fort bien remarqué qu’il était bon de leur apprendre à faire un acte

 

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de contrition et de former en eux le désir et la proposition de se confesser Vous le ferez donc, ma fille ; et si leur état empirait, vous pourriez pour la seconde fois avertir M. le curé ; surtout que ce ne soit jamais par plainte, mais doucement. Vous lui pourrez dire : "Monsieur, ce pauvre malade empire ; je crains qu’il n’en arrive faute. J’ai cru être obligée de vous en avertir." Et cela doucement.

Or sus, il se fait tard ; il est temps de finir. En terminant, je prie Dieu qu’il vous donne son esprit, la perfection de votre vocation et qu’il répande sur toute la Compagnie ses bénédictions pour lui faire accomplir sa sainte volonté en ce monde avec telle fidélité qu’elle puisse mériter un jour de jouir de sa gloire en l’autre.

Benedictio Dei Patris….

 

25. — CONFÉRENCE DU 1er MAI 1646

SUR L’INDIFFÉRENCE

Je ne m’attendais point, mes sœurs, qu’il dût y avoir assemblée aujourd’hui ; mon dessein était de la remettre à un autre jour, et je pensais l’avoir fait entendre par un mot de réponse, mais il faut qu’elle n’ait pas été rendue. Je m’étais seulement préparé pour parler à trois ou quatre de nos sœurs qui, par l’ordre de la Providence, doivent partir demain pour aller à une fondation au Mans ; mais, puisque la même Providence vous a fait rencontrer toutes, disons quelque chose, in nomine Domini.

Notre petite conférence sera donc de l’indifférence que les Filles de la Charité doivent avoir dans leurs

Entretien 25. — Cahier écrit par la Sœur Hellot. Arch. des Filles de la Charité.)

 

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demeures et dans leurs emplois, des qualités que doivent avoir les filles qui sont envoyées, et des moyens de s’en bien acquitter.

Nous commencerons par le premier point, qui est de l’indifférence, si nécessaire dans votre Compagnie, que, quand elle cessera de s’y trouver, ce sera une marque assurée de sa ruine. C’est pourquoi il faut que celles qui veulent être vraies Filles de la Charité soient totalement indifférentes à tout ce que Dieu voudra ordonner d’elles : à être envoyées dans ce pays ou dans cet autre employées dans cet office ou dans cet autre, commandées par celle-là ou par cette autre, enfin indifférentes à tout.

Ne voyez-vous pas, mes chères filles, que, tous les dimanches, le peuple fait une protestation publique de l’obéissance qu’il veut rendre à son pasteur, en le suivant à la procession ? En voyez-vous un seul qui rebrousse chemin de ceux qui ont commencé à le suivre ? Quand ils partent de l’église, ils ne savent où ils vont, ni par quel chemin il plaît à leur curé les mener ; ils vont le plus souvent sans savoir ; et cela se pratique ainsi pour faire voir leur disposition à aller partout où il les voudra mener, soit au bannissement, soit à la mort même ; et c’est pour cela que les processions des dimanches ont été érigées.

Bien davantage, il ne s’est jamais vu qu’un soldat, du jour où il est enrôlé sous un capitaine, lui ait désobéi ; oui, jamais un soldat n’a hésité quand un capitaine lui a dit : "Donnez ici, passez là, avancez, reculez, demeurez." Bien plus, je parlais dernièrement à un gentilhomme, qui a l’honneur de conduire un régiment, et je lui demandais : "Mais, Monsieur, êtes-vous toujours bien obéi ?" — "Ah ! Monsieur, dit-il, cela ne manque jamais ; c’est une chose inouïe qu’un soldat n’ait pas avancé, reculé, passé, donné, quand son capitaine le lui

 

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a dit. Très souvent nous voyons un danger manifeste, il faut périr, les ennemis sont en embuscade au lieu même où on nous envoie, il faut monter sur la brèche, où nous serons tirés tout à l’instant, et on marche quand même, dès que le capitaine parle, quoique l’on soit presque assuré de mourir."

O mes filles, se trouverait-il plus d’obéissance en ces gens-là pour aller chercher la mort, qu’en vous pour aller chercher la gloire de Dieu ? Oh ! non, mes chères filles, je n’ai garde de le croire. Et si Dieu voulait punir la Compagnie en permettant que quelqu’une aimât mieux un emploi qu’un autre, une paroisse qu’une autre la compagnie d’une sœur à celle d’une autre et refusât d’aller où on la voudrait envoyer, oh ! qu’à cette heure-là vous devriez élever vos mains et vos cœurs vers le ciel et dire entre vous : "Qu’avons-nous fait à Dieu, qui nous punit si rigoureusement qu’entre nous il se trouve des rebelles à ses volontés !" A cette heure-là, vous devriez vous mettre en prière faire pénitence pour expier ce crime que l’une d’entre vous aurait commis ; à cette heure-là, vous devriez gémir, demander miséricorde, prendre la discipline, vos cilices et vos ceintures, si vous en aviez permission, et ne rien omettre de tout ce qui pourrait apaiser l’ire de Dieu, dont le courroux paraîtrait par un tel abandonnement. Celles qui sont vraiment affectionnées à leur vocation et qui ne demandent que l’accomplissement de la volonté de Dieu sur la Compagnie se trouveront dans ces sentiments-là, quand elles verront arriver de ces désordres qui ruinent toute la perfection.

Ne serait-ce pas pitoyable de voir, entre les Filles de la Charité des affections ou aversions particulières : aimer à être avec une sœur et non pas avec une autre, se plaire à conférer avec une personne et non point avec

 

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sa supérieure, faire ce que l’on doit en cet endroit parce que l’on s’y plaît, mais ne le pas faire en cet autre, parce que l’on ne s’y plaît pas ! O mes chères filles, que ce serait un déplorable état ! Mais j’espère de la bonté de Dieu qu’aucune d’entre vous n’y tombera et qu’il n’y en a pas une qui ne soit prête à tout ce que Dieu voudra faire d’elle. Passons donc à la seconde partie, et disons quelles doivent être les filles qui sont envoyées en fondation.

Quand Salomon édifia le temple qu’il destinait au service de Dieu il fit jeter dans les fondements force pierres précieuses, des diamants des rubis, des topazes, des hyacinthes, des émeraudes, des opales et au dehors ce n’était que de la pierre commune, dont mille ne valaient pas une de celles qui étaient dans les fondements. Que pensez-vous mes chères filles, que Dieu voulût vous signifier par là ? Oh ! cela voulait dire que les Filles de la Charité qui seront choisies à présent et à l’avenir pour aller en fondation doivent être des pierres précieuses des diamants en fermeté dans leur vocation et dans les pratiques de leurs règles, des rubis en l’amour de Dieu et en la charité vers le prochain, des émeraudes, des escarboucles, des topazes, des opales ornées de belles vertus, qui paraissent comme de belles couleurs, de quelque côté qu’on les tourne et qu’on les regarde ; enfin elles doivent être telles que l’on puisse dire d’elles comme de ces pierres fondamentales du temple de Salomon : "Une en vaut mille."

Et savez-vous, mes filles, pour quelle raison celles qui vont en fondation (car ce qui s’érige et où l’on n’a point encore été s’appelle fondation ; vous allez servir des malades dans un hôpital, en lieu où il n’y en a point encore eu de votre Compagnie ; cela s’appelle aller en fondation), savez-vous, dis-je, encore une raison bien pressante ?

 

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C’est que celles qui vont en fondation sont les modèles de toutes celles qui les suivront. C’est pourquoi elles doivent avoir en elles toutes les vertus qui seront à tout jamais dans toutes les autres ensemble. Toutes les bonnes œuvres qui doivent à jamais être faites dans le lieu où elles vont s’établir doivent premièrement être pratiquées par elles. Je voudrais que vous eussiez vu ce que dit sainte Thérèse… (1).

 

26. — ENTRETIEN DE JUILLET (1646) (1)

AVIS POUR LA VISITE DES ÉTABLISSEMENTS DE PARIS

Mes filles, ce n’est pas une petite affaire que de faire la visite, et il se trouve fort peu d’esprits qui soient capables d’y procéder de manière à la rendre utile. C’est une affaire des plus difficiles à bien faire. Entre cent personnes il ne s’en trouvera pas quelquefois une douzaine qui en soient capables. Il faut être si prudente, si accorte, si douce, si secrète, ah ! secrète comme à la confession !

Disons seulement deux mots. Premièrement, mes sœurs, il la faut faire en la vue de Dieu seul et comme la sainte Vierge la fit en allant visiter sainte Elisabeth, c’est-à-dire en toute douceur, en amour, en charité. Elle ne reprit personne, mais, par son exemple, instruisit sainte Elisabeth et toute sa famille de leurs devoirs. Ne reprenez jamais. Notre-Seigneur a été trente ans sur terre avant que de reprendre les hommes, et il était venu exprès pour les visiter. Il ne reprit jamais un prêtre, un

1, La suite ne nous a pas été conservée.

Entretien 26. — Recueil des procès-verbaux des Conseils tenus par saint Vincent et Mlle Le Gras, p. 309 et suiv.

1. Voir note 2.

 

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pharisien, un samaritain, un juif durant tout ce temps-là, et il les voyait bien mal agir. Oh ! non, ne reprenez jamais, jamais. Si une sœur vous dit ses manquements, écoutez-la et encouragez-la doucement : "Oh bien : ma sœur, cela n’est rien. Notre-Seigneur vous accordera la grâce de vous rendre plus exacte. Hélas ! je tombe dans bien d’autres manquements." Et si elle se plaint de sa sœur, ne montrez jamais qu’elle vous en a parlé.

Cette visite se doit faire comme en passant. "Ma sœur, je viens voir comme vous vous portez." Et ne dites jamais aux unes et aux autres : "Je m’en vais là", et ne parlez jamais des défauts que vous aurez remarqués. Surtout gardez-vous bien de penser qu’il faut que vous soyez quelque chose, étant destinée à visiter les autres. O mon Dieu ! ce serait une pensée d’enfer. "Quoi ! parmi un si grand nombre de filles j’ai été choisie pour faire la visite ! Il faut donc que l’on ait bonne opinion de moi !" Oh ! donnez-vous garde d’admettre ces pernicieuses pensées ; mais jetez les yeux sur vos propres défauts et considérez que, si on les savait, on serait bien éloigné d’avoir quelque bonne opinion de vous. "Quoi ! misérable que je suis ! faut-il que mon hypocrisie trompe le monde !" Car, mes filles, quand vous vous regarderez devant Dieu, vous trouverez qu’il n’y en a point de pire que vous. Je dois penser de même de moi, et ainsi chacun de soi. Si vous reconnaissez que cette sœur ne fait point l’oraison, retournez sur vous et dites : "Hélas ! comment suis-je !" Cette sœur est de mauvaise humeur. "Eh ! mon Dieu ! telle que je suis, je suis insupportable à moi-même." Et ainsi du reste. Regardez-vous toujours comme la plus imparfaite.

Or, il me semble que Mademoiselle Le Gras en nomme beaucoup pour visiter (2). Mais, parce que toutes n’en

2. Tout porte à croire que saint Vincent a ici en vue les désignations faites par Louise de Marillac avant son voyage à Nantes, le 26 juillet 1646. (Cf. lettres de Louise de Marillac, lettre 144, page 231.)

 

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seraient peut-être pas capables, je pense qu’il est bon d’essayer d’abord de deux ou trois, pour voir comme cela nous réussira. Vous, ma sœur Anne, vous irez, en passant, à Saint-Jacques et à Saint-Gervais, et vous, ma sœur, à Saint-Leu et aux Galériens, et vous me direz ce que vous y aurez remarqué. Et surtout portez des yeux et des oreilles, mais ne portez point de langue.

 

27. — CONFÉRENCE DU 19 AOÛT 1646

SUR LA PRATIQUE DU RESPECT MUTUEL ET DE LA DOUCEUR

Le premier point a été des raisons pour lesquelles les Filles de la Charité doivent travailler à acquérir ces vertus de respect et de douceur.

Sur quoi il a été dit que :

1° Cela plaît à Dieu et au prochain.

2° C’est imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a été tout plein de douceur.

3° Nous ne saurions être vraies Filles de la Charité si nous n’avions ces deux vertus, parce que sans respect on n’a point de douceur, et sans douceur on n’a point de charité.

4° Il ne suffit pas d’avoir de la charité pour les étrangers, mais nous en devons principalement avoir pour nos sœurs, si nous leur manquons de respect et de douceur, c’est signe que nous n’avons point d’amour pour elles, et partant nous ne sommes Filles de la Charité qu’en apparence et sommes indignes d’en porter le nom et l’habit.

Entretien 27. — Cahier écrit par sœur Hellot. (Arch. des Filles de la charité.)

 

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5° Si nous n’avions ni respect ni douceur, cela serait de très mauvais exemple à nos sœurs nouvelles et pourrait détourner toutes les filles qui auraient dessein d’être de notre Compagnie.

6° Rien ne peut davantage changer les cœurs les plus envenimés que la douceur ; si nous voulons gagner quelque chose sur quelqu’un, nous le demandons avec respect et douceur, et de cette fa, con nous sommes presque toujours assurées de l’obtenir.

7° Si nous avons de la douceur pour nos sœurs, elles en auront pour nous, pour toute la Compagnie et pour les pauvres, envers lesquels nous sommes particulièrement obligées d’en avoir.

8° En considération de la grâce que Dieu nous a faite de nous mettre toutes ensemble dans un état qui semble le plus conforme à la vie laborieuse de Jésus-Christ et aux exercices d’icelle, nous devons travailler à acquérir ces vertus, puisque de toute éternité il a eu dessein que nous servions ses pauvres avec douceur et cordialité ; ce dont il nous a donné de notables exemples en plusieurs circonstances de sa vie, tant envers les malades qui lui furent présentés pour avoir leur guérison, qu’à l’égard des pécheurs et de ceux qui le persécutaient, comme de Judas, qui le trahit, et du valet du pontife, qui lui donna un soufflet.

9° Le respect et la douceur nous ont été recommandés par Notre-Seigneur entre toutes les autres vertus, quand il a dit : "Apprenez de moi que je suis doux et humble (1)"

10° Il donna cette leçon à ses disciples avant de s’en séparer : "A ceci, leur dit-il, on connaîtra que vous

1. saint Matthieu, XI, 29).

 

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serez mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres." (2)

11° De même, à cela on connaîtra que nous serons vraies Filles de la Charité si l’on voit entre nous un mutuel respect et une mutuelle douceur, puisque ces vertus ne peuvent être produites que par la charité.

12° Le respect et la douceur nourrissent la paix ; où est la paix, Dieu habite ; les œuvres faites en esprit de douceur et de paix lui sont bien plus agréables, et, par le bon exemple que le prochain en reçoit, il peut être glorifié.

Au deuxième point, il fallait dire en quoi consistent ce respect et cette douceur et quelles sont les fautes qui se commettent à l’encontre. Sur quoi il a été remarqué : Premièrement, le respect et la douceur consistent à déférer en toutes choses à toutes nos sœurs et à leur montrer, en les abordant, une grande soumission avec un visage content et joyeux, qui témoigne l’amour que nous avons pour elles.

2° Le respect consiste à faire volontiers ce que nos sœurs nous commandent, sans aucun contredit, d’autant que nous ne saurions davantage honorer une personne qu’en faisant ce qu’elle désire de nous, non par contrainte, mais de bon cœur, avec amour et cordialité. La douceur consiste à faire à nos sœurs ce que nous voudrions qu’elles nous fissent et à supporter d’elles ce que nous voudrions qu’elles supportassent de nous.

3° Ces vertus consistent encore à se rendre humbles, serviables et officieuses les unes envers les autres.

4° A se bien aimer l’une l’autre et à se tenir toujours au-dessous, estimant devoir bien plus de respect à la sœur avec laquelle on est, qu’elle ne nous en doit.

5° A ne nous jamais laisser aller à aucune action

2. Saint Jean, XIII, 35).

 

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contraire à l’honneur que nous nous devons rendre l’une à l’autre, nous considérant toutes comme filles d’un même Père, qui nous aime toutes tendrement et nous a toutes choisies pour le servir ès personnes de ses pauvres, emploi qui demande toutes sortes de douceurs, comme lui-même nous en donne l’exemple, dans l’évangile qui nous est proposé aujourd’hui pour méditation, par la guérison si charitable des dix lépreux qui lui furent présentés.

6° A regarder nos sœurs comme servantes et épouses de Jésus-Christ ; si nous avons du respect et de la douceur pour l’Époux, nous en aurons aussi pour les épouses.

7° A être fort franches, aidant et secourant nos sœurs en ce que nous pensons les pouvoir soulager, les saluant et respectant avec un visage gai qui ne soit ni chagrin ni refrogné, et leur témoignant notre contentement des avertissements qu’elles nous donnent. Et si nous en avons à leur donner, que ce ne soit jamais publiquement, mais en particulier.

8° A n’user jamais de paroles piquantes, ni de mépris, mais, au contraire, à être fort sincères, respectueuses, à ne s’entre-reprendre jamais avec aigreur, mais en esprit de charité, et à avoir une grande condescendance à tout ce que la sœur avec qui nous sommes désire de nous.

Des fautes qui se commettent à l’encontre du respect et de la douceur, deux ont été remarquées. C’est :

1° Un grand mépris des unes et des autres ; ce qui fait que l’on se conteste et picote sans cesse, que l’on ne se veut jamais céder l’une à l’autre et qu’on se parle avec rudesse, sans respect ni douceur.

2° Voir ses sœurs dans un rude travail et ne les point aider, sous ombre que c’est leur charge, et se contenter de travailler lentement, sans se hâter de les aller secourir.

 

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3° Trouver à redire à tout ce que font nos sœurs, et, si elles pensent nous demander conseil en quelque chose, les rebuter rudement.

4° Se parler les unes aux autres dans la conversation ordinaire avec une trop grande liberté et sans respect.

5° S’il arrive que l’on ait quelque petit déplaisir ensemble, ne pas s’excuser assez l’une l’autre ; ce qui peut faire naître les ombrages et les murmures et altérer la charité.

Le troisième point a été des moyens de remédier à ces fautes, qui furent trouvées au nombre de huit :

1° Regarder toujours Dieu en la personne de nos sœurs, en avoir une grande estime et se croire indigne d’être en leur compagnie.

2° Prendre une ferme résolution de travailler à l’acquisition de ces deux vertus.

3° Mortifier sa passion et faire paraître de la douceur, encore que notre cœur sente le contraire.

4° Dans les vies des saints, on remarque qu’ils ont principalement excellé en ces deux vertus et les ont exercées même envers ceux qui les persécutaient, et que, quand ils remarquaient quelque faute en quelqu’un, ils ne les avertissaient qu’avec grande modestie et cordialité, et si leurs avertissements n’étaient pas bien reçus, ils demeuraient dans cet esprit de douceur et s’humiliaient devant Dieu, dans la pensée qu’ils étaient peut-être cause que l’on ne profitait pas de leur instruction.

5° Avoir en grande estime le jugement des autres et mortifier le nôtre, nous soumettant toujours à celui d’autrui ; et reprendre les autres avec grande douceur, nous souvenant de celle que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait à l’égard des pécheurs.

6° Prévoir, avant d’aborder nos sœurs, la façon dont nous nous y devons comporter, si nous avons quelque

 

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peine en l’esprit, ne la point faire paraître, et si elles en ont, les supporter avec douceur et leur compatir, sans faire plainte aux autres de ce qui se passe.

7° Concevoir une grande estime de nos sœurs, dans la vue que ce sont personnes sur lesquelles Dieu n’a pas dédaigné de jeter les yeux pour les attirer à son saint service ; l’estime engendre le respect, et le respect fait naître la douceur.

8° Apporter un soin continuel à l’acquisition de ces vertus, afin de détruire l’habitude contraire.

9° Prévoir les occasions où nous pourrons rendre à nos sœurs quelque sorte de respect, ou faire paraître quelque acte de douceur, et n’en négliger aucune.

10° Surtout faire effort pour acquérir la douceur en notre cœur, car il paraîtra toujours au dehors tel qu’il est au dedans ; et, pour cela, ne conserver jamais aucun ressentiment de ce qui arrive entre nous ; mais, aussitôt que l’on s’en aperçoit, aller donner satisfaction ; et par ainsi nous apaiserons le cœur de notre sœur et le nôtre.

Tout ce que dessus fut dit par plusieurs de nos sœurs, que notre très honoré Père se donna la peine d’interroger sur le sujet de la conférence. Ensuite il commença à peu près en ces termes :

Je rends grâces à Dieu, mes chères filles, des lumières et des connaissances que sa bonté vous a données sur le sujet de la présente conférence, plus claires et plus amples, par sa miséricorde, que sur les autres sujets traités depuis longtemps.

Je lui en rends grâces de tout mon cœur et le supplie, lui qui est la douceur, l’amour et la charité, qu’il veuille, par sa divine miséricorde, insinuer dans vos cœurs les vérités qu’il a montrées à vos esprits. Plaise à sa bonté infinie y verser cet esprit de respect et de douceur que, par sa miséricorde, il vous a fait connaître si nécessaire !

 

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Oh ! je pense, mes chères sœurs, que vous avez bien envie de vous y appliquer. Il paraît bien que cela vous tient au cœur ; oui, sans doute, il vous tient au cœur ; vous n’en pouviez pas parler avec plus de connaissance.

Mais il tient bien davantage au cœur de Dieu, qui le demande de vous et qui ne vous les a départies qu’afin que vous en fassiez bon usage, Les théologiens, mes chères filles, ne sauraient mieux parler que vous de la douceur et du respect, par la miséricorde de Dieu ; si vous n’en avez pas parlé avec tant de suffisance, ç’a été avec autant d’affection et en telle sorte qu’il paraît bien que cela vient de Dieu.

On a dit premièrement que cela plaît grandement à Dieu. N’est-il pas vrai, mes chères filles ? Et y a-t-il rien qui lui soit plus agréable que le respect et la douceur, qui sont les vertus du Fils de Dieu ? Comme vous avez fort bien dit, c’est une instruction qu’il nous a laissée. "Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de cœur (3) c’est-à-dire, mes filles, apprenez de moi que je suis respectueux et doux, car par l’humilité il entend le respect, puisque le respect procède de l’humilité. Y a-t-il jamais eu homme plus doux et plus respectueux que Jésus-Christ ? Oh ! non, il était doux et humble envers tous.

Il n’a pas dit : "Apprenez de moi à faire des mondes, ni des anges", car nous n’y pourrions arriver, et cela ne convient qu’à la toute-puissance de Dieu, mais : "Apprenez de moi que je suis doux et humble", et en nous disant que nous l’apprissions de lui, mes chères filles, il a entendu que nous apprissions à l’être. C’est le coin dont sont marqués ceux qui lui appartiennent, et vous en venez d’apporter la preuve. "Si vous êtes en divorce,

3. saint Matthieu, XI, 29.

 

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leur dit-il (4), on ne vous connaîtra point pour être à moi, mais à cela on connaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. Oh ! soyez donc bien assurées, mes chères filles, que cela plaît à Dieu et grandement, et en cela on connaîtra que vous êtes vraiment Filles de la Charité, car qu’est-ce que la charité sinon l’amour et la douceur ? Et si vous n’avez point cet amour et cette douceur, vous ne pouvez être Filles de la Charité, et, comme il a été dit, vous n’en avez que le nom et l’habit ; ce qui serait un grand malheur. Oh ! Dieu le veuille par son infinie miséricorde, détourner de dessus votre Compagnie ! Oui, mes filles, il faut que vous sachiez qu’une Fille de la Charité qui est mal avec sa sœur, qui la contriste, qui la fâche et qui en demeure là, sans essayer de se bien remettre par la pratique de ces deux vertus de respect et de douceur, oh ! dès là elle n’est plus Fille de la Charité ; non, elle ne l’est plus ; il n’en faut point parler, c’en est fait elle n’en a que l’habit. Oh ! tenez-vous-en donc là, mes filles. Cela plaît à Dieu, et cela lui plaît de telle sorte que c’est une des choses du monde qui lui est la plus agréable.

On a dit en second lieu que cela plaît au prochain, oui, au prochain et y a-t-il rien qui lui puisse plaire davantage ? On voit deux sœurs qui vivent ensemble comme dans un paradis, en concorde, en douceur en respect. Ce que l’une veut, l’autre le veut aussi, ce que l’une trouve bon, l’autre s’y accorde. Eh ! y a-t-il rien de plus charmant ? N’est-ce pas commencer le paradis dès ici-bas ? Et le prochain peut-il voir chose qui lui plaise davantage ?

Au contraire, y a-t-il rien de plus vilain, de plus brutal, je dirai même de plus diabolique, que de ne se pas

4. saint Jean XIII, 35.

 

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accorder ? Car c’est ce que font les diables dans l’enfer. Ils se déchirent continuellement de haine et de rage qu’ils ont les uns contre les autres, et c’est un des plus grands tourments qu’aient les âmes damnées que de se vouloir toujours du mal les unes aux autres, d’être dans une haine irréconciliable en perpétuelle discorde et de n’avoir jamais un seul moment de bonne intelligence.

Or, mes chères filles, soyez assurées que, tant que vous pratiquerez le respect et la douceur les unes envers les autres, votre maison sera un paradis ; mais elle cessera de l’être et deviendra un enfer dès que vous ne vous pourrez accorder et que vous n’aurez ni respect ni douceur, et vous serez semblables aux démons et aux âmes damnées.

De quoi le prochain peut-il se scandaliser davantage, que de voir deux Filles de la Charité vivre ensemble dans les querelles et dans la division ? Vous vous devez tenir assurées que cela passe aussitôt à la connaissance des voisins. Ils en entendent parler et s’étonnent avec raison que des filles qui se sont données à Dieu et ont renoncé à tout puissent avoir de l’aigreur l’une contre l’autre. Ah ! il n’y a rien de plus odieux. Je sais une ville où ce malheur est arrivé ; il y a été à tel scandale que, s’il avait dépendu d’elle de renvoyer les Filles de la Charité, elle n’en aurait jamais voulu voir depuis ; et cela. parce dit-on, qu’elles se disent Filles de la Charité et ne le sont pas puisqu’elles ne se sauraient supporter, ni vivre en paix l’une avec l’autre. C’est diminuer la gloire de Dieu, mes chères filles, que de ne pas correspondre par les mœurs au nom que l’on a et à l’habit que l’on porte. Oh ! que c’est faire une grande injure à Dieu ! Vous voyez donc, mes chères filles, l’obligation que vous avez de travailler, toute votre vie à l’acquisition et à la pratique de ces deux vertus pour être vraies Filles de la

 

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Charité, pour plaire à Dieu et pour édifier votre prochain.

Un moyen pour cela est de vous bien donner à Dieu pour la pratique du respect et de la douceur les unes envers les autres, de commencer dès à présent par une ferme résolution de les aimer et de vous y exercer toute votre vie. Il le faut bien demander à Dieu ; et pour cela, mes chères filles, prions-le tous ensemble et dites avec moi : "Mon Dieu, c’est de tout mon cœur que, pour vous plaire, je désire être respectueuse et douce envers mes sœurs ; et je me donne à vous tout de nouveau pour y travailler et m’y exercer d’une tout autre manière que je n’ai jamais fait. Mais, comme je suis faible et ne puis rien effectuer de ce que je me propose, sans votre spéciale assistance, je vous supplie, mon Dieu, par votre cher Fils Jésus, qui n’est que douceur et amour, de me les vouloir accorder, avec la grâce de ne jamais rien faire qui y contrevienne."

Voilà, mes chères filles, pour le premier moyen. Un second, c’est qu’il faut tirer de notre cœur le respect et l’estime que nous devons faire de nos sœurs, car c’en est la source, puisque la source du respect, c’est l’estime, et l’estime se forme dans le cœur, et du respect naît la douceur, comme vous avez fort bien remarqué ; et celle qui l’a dit, Dieu la bénisse ! O mes chères sœurs, pourquoi n’aurions-nous pas une grande estime de nos sœurs, puisque ce sont les épouses de Jésus-Christ, que lui-même a recherchées d’amour !

Mais c’est une pauvre fille ! — Oh ! oh ! c’est une âme qui a été honorée de la recherche d’un Dieu ; elle y a consenti et il l’a prise pour son épouse. Quelle plus haute dignité pourrait-elle avoir ? C’est une fille, si elle est demoiselle, qui a quitté sa coiffure pour prendre cet habit de mépris et se donner à Dieu dans un état de bassesses,

 

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d’humiliations et de peines, parce que Dieu a demandé cela d’elle. Rien n’est plus digne d’une haute estime. Une fille viendra de cent ou de six-vingts lieues, de Flandre, de Hollande, pour se consacrer à Dieu dans le service des plus abandonnées personnes de la terre n’est-ce pas aller au martyre ? Oui sans doute. Un saint Père dit que quiconque se donne à Dieu pour rendre service au prochain, et souffre volontiers tout ce qui s’y rencontre de difficile est martyr. Les martyrs ont-ils plus souffert qu’elles ? Nenni sans doute, car avoir la tête tranchée, c’est un mal qui passe vite. S’ils ont enduré de plus grands tourments, encore n’étaient-ils pas de longue durée, ils étaient incontinent terminés par la mort. Mais ces filles-là qui se donnent à Dieu dans votre Compagnie, c’est pour être tantôt parmi des malades remplis d’infection et de plaies et souvent d’humeurs fâcheuses tantôt avec de pauvres enfants à qui il faut tout faire parmi de pauvres forçats chargés de chaînes et de déplaisirs, et elles viennent sous la conduite de personnes qu’elles ne connaissent point, pour être, dans toutes ces manières d’emplois, sous leur obéissance. Et vous n’estimeriez pas ces filles dignes de respect ! Ah ! elles le sont au delà de tout ce que je vous saurais dire, et je ne vois rien de semblable. Si nous voyions sur terre la place par où un martyr est passé nous n’en approcherions qu’avec respect et nous la baiserions avec grande révérence ; et nous pourrions mépriser nos sœurs, qui sont des personnes que Dieu conserve et fait subsister dans le martyre ! O mes chères filles, ayons-les en haute estime, gardons-leur cette estime, quoi qu’il puisse arriver, et regardons-les comme martyres de Jesus-Christ, puisqu’elles servent le prochain pour son amour.

Mais c’est une fille qui est si prompte et de si fâcheuse humeur ! — Eh ! mes filles, qui n’a point de défaut ?

 

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Aucun homme au monde non, aucun. Saint Paul, qui était un si grand saint, n’était-il pas des plus prompts et des plus colères qui se puissent rencontrer ? Il n’était que feu. Y eut-il homme plus attaché que saint Pierre ? Regardez-les tous, et vous n’en verrez point qui n’ait sa tare. Mais regardez-vous auprès, et vous verrez bien d’autres fautes ; car sachez mes filles, que quand nous nous comparerons à notre prochain, nous verrons bien nos fautes autrement que les siennes, et nous trouverons que tout le tort est de notre côté.

Oh ! mais cette sœur est si triste ! — Eh ! saint Pierre pleurait continuellement. Si vous voyez votre sœur triste, édifiez-vous en pensant qu’elle demande miséricorde à Dieu, et confondez-vous de n’avoir point de douleur de vos péchés et d’être insensible aux offenses qui se commettent contre Dieu.

Mais elle est de si mauvaise humeur que l’on n’a jamais de joie ni de consolation avec elle ! — Eh ! sainte Catherine prit auprès d’elle une femme qui ne lui en donna jamais, et elle la servait chèrement, pensant que son salut y était attaché.

Oh ! non, mes filles, rien ne doit diminuer quelque chose de l’estime que nous avons de nos sœurs. Il faut toujours tout interpréter en la meilleure part. Comme dit Monsieur de Genève, si une affaire avait cent faces, il la faudrait toujours regarder par la plus belle. Aussi mes chères filles, s’il se présente quelque chose à vous au désavantage de vos sœurs, refusez d’y croire, Il est des actes dont il faut avertir les supérieurs ; mais que cela ne change rien à l’estime que vous devez avoir de vos sœurs ; car ce n’est pas une petite faute de juger mal de quelqu’un ; c’est contre la charité de juger de votre sœur ; ô mes chères filles, c’est un grand mal, et quelquefois même ce pourrait être péché mortel, si la chose était

 

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d’importance. Par exemple, je soupçonne une personne d’une chose qui est péché mortel, et je le dis à quelqu’un ; je fais un péché mortel. O mes chères filles, ne tombez pas dans ce défaut, car il ruine l’estime sur laquelle vous devez établir le respect et la douceur que vous devez avoir les unes envers les autres.

Celle-là a fort bien dit qui s’est proposée de mortifier sa passion et de faire paraître de la douceur, encore que son cœur sente le contraire. Mais, dites-moi, ma fille, ne croyez-vous point que ce soit hypocrisie ? Car c’est faire paraître autre chose que ce que l’on a dans le cœur.

A quoi la sœur répondit que non. Et notre très honoré Père reprit :

Oh ! non, ma fille, ce n’est point hypocrisie, point du tout ; au contra*e, c’est vertu et prudence de ne pas faire voir à sa sœur la blessure que notre cœur ressent de ce qu’elle nous a dit ou fait, mais de lui montrer un visage gai et de faire toutes sortes d’actes de douceur !

Mais mon cœur gronde ! — O ma fille, il n’importe ; cela fait bien voir que vous n’y adhérez pas. Oh ! ne laissez pas, encore que votre pauvre cœur soit triste et tout rempli d’amertume pour le déplaisir de ce que vous aura dit ou fait votre sœur, ne laissez pas, dis-je, d’être respectueuse, cordiale, humble et douce envers elle, et ce cœur en recevra de la consolation.

Il me semble qu’il a encore été dit qu’il était bon de condescendre toujours au jugement de sa sœur. Mon Dieu ! mes chères sœurs, qu’elle a bien eu raison celle qui l’a dit ! car il n’y a rien de plus doux et de plus facile, et un grand docteur conseille, en tout ce qui n’est point péché, de condescendre, s’il est possible, à ce que notre prochain désire de nous. Une sœur dira : "Allons en telle part" ; il est si aisé de dire : "Allons, ma sœur, je le veux bien". "Ma sœur faisons cela de cette façon."

 

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— "Ma sœur, faisons ceci, j’en suis contente." Et encore que quelquefois il vous pourrait sembler que la chose serait mieux d’une autre sorte, condescendez pourtant, pourvu qu’il n’y ait point d’offense, et croyez-moi, mes chères filles, votre cœur aura plus de douceur et de consolation en condescendant qu’en suivant votre sentiment. Oh ! que vous en serez bien plus en repos !

Faites grand cas, mes chères filles, du jugement les unes des autres et rendez-vous-y autant que faire se pourra ; car c’est un grand témoignage de respect et une pratique d’humilité de croire autant que possible que sa sœur juge plus sainement des choses que soi. Oh ! que cela plaît à Dieu, et qu’il saura bien les faire réussir en la manière qu’elles doivent être pour sa plus grande gloire !

Je serais encore d’avis, mes chères filles, que ce respect passât jusques à l’extérieur par quelque action qui en rendît témoignage comme serait de s’entre-saluer, de se faire la révérence l’une à l’autre. Dans des religions des mieux réglées qui soient en l’Église de Dieu les religieuses ont pour règle, quand elles se rencontrent dans les cloîtres de se faire un enclin l’une à l’autre ; et, si elles y manquent, quand on fait la visite, elles s’en accusent et en demandent pénitence.

Eh ! pourquoi, mes filles, ne le feriez-vous pas, puisque Dieu a voulu que vous eussiez l’honneur de faire un corps dans son Eglise ? Ne faut-il pas respecter celles qui le composent ? C’est l’épouse de Jésus-Christ que vous rencontrez ; n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire que de la saluer ? Cela se doit faire spécialement, mes filles, quand c’est par les rues, et, en beaucoup de rencontres aussi dans la maison. Pour ce qui est de cette chambre, je ne pense pas qu’il soit nécessaire ; mais en entrant, cela est fort bien. Pourtant si une sœur va le

 

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long de cette chambre et que l’on vienne à sa rencontre, je ne trouve point de difficulté qu’elles se saluent. Mais, si l’on ne bouge d’une place, ou que l’on se contente de se lever pour aller quérir ou porter quelque chose, et cela fort souvent, il n’en est pas besoin.

Les sœurs des paroisses qui vont et viennent ensemble dans leur chambre n’ont pas à faire la révérence à toute rencontre. Mais, si une sœur vient du dehors et trouve sa sœur en la chambre, eh ! qui empêchera qu’elle ne la fasse à Dieu, qui est dans le cœur de sa sœur et que la sœur ne la lui rende. Oh ! je pense, mes chères filles, qu’il

l est bien à propos que cela se fasse ainsi ; c’est une marque d’estime, de respect et d’amour.

Quand une sœur de dehors vient à la maison, la saluer humblement gaiement et suavement, lui témoigner que l’on est joyeuse et consolée de la voir et lui faire un accueil qui la puisse contenter.

Il faut veiller aussi à ne point parler trop haut, mais modestement et avec grande suavité. Mon Dieu ! il y en a qui ont tant de grâce pour cela, qui parlent si doucement et si cordialement, que ce qu’ils disent fait une forte impression. Je sais bien qu’il y en a qui, pour avoir les organes mal disposés, ont naturellement le ton haut et rude et ne le peuvent pas adoucir, parce qu’elles n’en ont pas la disposition mais du moins qu’elles fassent toujours en sorte qu’il paraisse que ce qu’elles disent part de l’affection de leur cœur.

On pratique encore le respect, quand, se trouvant ensemble à une porte pour passer, on dit à sa sœur : "Ma sœur, vous plaît-il passer la première ?" Si elle s’y refuse, ne laissez pas de passer. Mais cela se doit-il faire partout où on se rencontre ? Car il y a beaucoup de portes dans la maison, et on s’y rencontrera peut-être dix fois par jour. Je vous répondrai, mes filles, qu’en

 

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tous ces rencontres ce n’est pas nécessaire ; mais je pense que ce sera bien en] a plupart. On se rencontre à une porte pour sortir de la maison, pour entrer à l’église, etc. ; en tout cela suivez cette pratique.

Mais, ce faisant, mes filles, il se faut bien garder de tomber dans une autre faute, de devenir cérémonieuses ; ce qui irait contre la simplicité ; oh ! il s’en faut bien garder. Si vous présentez la porte à une sœur et qu’elle vous die : "Ma sœur, passez", vous le devez faire sans contredit et en cela vous pratiquerez deux vertus, l’obéissance et la simplicité, vous satisferez au respect et à votre devoir en lui présentant la porte, et vous ferez un acte d’obéissance et de simplicité en passant quand elle vous le dira. Et surtout, mes chères filles ne vous rencontrez jamais par la rue sans vous faire la révérence je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète encore.

Dans une conférence que nous fîmes il y a quelque temps sur ce même sujet, je vous ai donné une autre pratique de respect et de douceur, de laquelle, par la miséricorde de Dieu, on a vu un notable fruit ; et pour cela on a pensé qu’il serait bon d’en faire encore une pour se renouveler dans la pratique des instructions qui y furent données et prendre de nouvelles résolutions. C’est, mes chères filles, de se demander pardon l’une à l’autre quand il s’est passé quelque chose qui a tant soit peu contrevenu au respect, ou altéré la douceur. Quand votre cœur aura murmuré, que vous aurez dit quelque parole aigre ou piquante, oh ! demandez pardon, car il le faut, mes filles, il faut apaiser le cœur de votre sœur et le vôtre aussi, qui sans doute aura peine de cette faute, Et ce que je vous conseille, je vous assure, mes chères filles, que je l’ai encore fait aujourd’hui, moi pauvre misérable. Il m’arriva hier de parler à un prêtre de notre Compagnie sèchement, aigrement, rudement. Ce que je

 

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lui dis, je le lui devais dire avec plus de douceur. Je m’en aperçus après, et, comme je savais qu’il devait sortir ce matin, j’ai fait dire à la porte que je le priais de ne point aller en ville que je ne lui eusse parlé. Il est venu et je lui ai demandé bien humblement pardon ; de sorte, mes filles, que, ce que je vous conseille, je tâche de le pratiquer.

Sur quoi une sœur s’informa de la conduite à tenir vis-à-vis d’une compagne qui a refusé de lui pardonner, lui reprochant de tomber souvent dans les mêmes fautes, et même s’est moquée d’elle. Elle ajouta que sa promptitude la faisait fréquemment faillir, mais que, depuis le jour où elle s’est vue rebutée, elle n’a osé redemander pardon.

Sur quoi, notre très honoré Père, reprenant la parole :

Ma fille, je suis bien aise que vous m’ayez fait cette objection, et je m’en vas vous y répondre. Mais avant il faut que je vous die que celle qui a fait cela a très mal fait, mon Dieu ! qu’elle a fait une grande faute ! S’être moquée de sa sœur qui était à ses pieds pour lui demander pardon et dire : "Je me moque de ce pardon", oh ! c’est une très grande faute ! Qu’elle s’en accuse et qu’elle s’en confesse hardiment !

Je vous dirai donc, ma fille (mais je ne vous parle point à vous, je parle en général), qu’il y a des personnes qui s’accusent toute leur vie et qui ne s’amendent jamais ; jamais on ne les voit avancer d’un pas, jamais se corriger de rien, toujours promptes, toujours fâcheuses, toujours brouillonnes ; et cela est un peu dur à celles avec qui elles sont. C’est pourtant fort mal de les rebuter. Quand une sœur se met à genoux, il s’y faut mettre aussi et dire : "Hélas ! ma sœur, c’est moi qui suis cause, par ma mauvaise humeur, que vous vous êtes fâchée", ou : "C’est mon orgueil", ou quelque autre chose

 

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comme cela, selon le sujet, et ne jamais blâmer sa sœur. O mon Dieu ! quelle grande faute ! Il faut toujours nous donner le tort et croire que c’est à cause de nous que notre prochain est fâché, ou a fait quelque autre faute. Et pour le regard de celles qui, par malheur, ne s’amenderaient point (je ne le dis pas de vous, ma fille, et je ne parle à personne en particulier), il ne faut pas qu’elles cessent de continuer. Assurez-vous, mes chères filles, que, si vous le faites avec un vrai déplaisir de votre faute, vous vous en corrigerez, par la grâce de Dieu ; et si vous voyiez que vous ne vous amendiez point, je vous conseillerais alors d’avoir recours à la pénitence, c’est-à-dire de vous imposer à vous-mêmes quelque peine un peu dure ; car, malgré la répugnance, on s’accoutume à demander pardon, et cela devient quelquefois fort facile ; mais, quand on le fait en esprit d’humilité et que l’on y joint la pénitence, oh ! infailliblement on en profite.

Un homme avait une très mauvaise et dangereuse habitude de jurer à tout rencontre. Dieu lui inspira, un jour de fête de la Vierge, d’aller à confesse à une église de Notre-Dame, et il fut si touché qu’il prit la résolution de ne jamais plus jurer. On lui donna pour pénitence de donner un sou aux pauvres chaque fois qu’il jurerait. Revenu chez lui, il recommence à jurer. Il tire tout aussitôt un sou de sa pochette et le donne à un pauvre. Nouveau jurement, il tire encore un sou ; comme il n’y avait point de pauvre, il le met dans l’autre pochette pour le donner à la première occasion. Et cela continua A la fin, voyant que son argent s’en allait, comme il n’en avait peut-être pas trop, il se corrigea, et, par la miséricorde de Dieu, il devint si homme de bien qu’il fuyait comme l’enfer ceux qui juraient, et ne les pouvait souffrir.

 

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De même, mes chères filles, quand vous aurez contristé votre sœur, ou l’aurez malédifiée par quelque faute habituelle, oh ! imposez-vous pénitence, par exemple, privez-vous de la moitié de votre dîner, vous qui le pouvez sans en être trop affaiblie, ou bien prenez la discipline ou la ceinture, baisez la terre, privez-vous de parler un certain temps, à moins d’être interrogée ; vous verrez alors, mes chères filles, qu’en peu de temps vous deviendrez humbles respectueuses douces traitables et toutes suaves. Je sais bien que ce sera un peu difficile à quelques-unes et qu’il y en a peut-être qui sont d’humeur un peu fâcheuse à supporter ; mais je sais bien aussi, mes chères filles, que ce n’est pas le plus grand nombre, par la miséricorde de Dieu, et que parmi celles qui ont ces imperfections à combattre, une bonne partie se sont amendées depuis la conférence que l’on fit sur ce sujet. Si, ce que Dieu ne veuille ! quelqu’une était dans le malheureux dessein de ne se pas corriger, elle serait beaucoup mieux hors de la Compagnie. Si elle y demeurait davantage, ce serait au grand déshonneur de Dieu, qu’elle avait protesté de servir, et au scandale du prochain, qu’elle doit édifier. Si vous vous aperceviez de cela, mes chères filles, il faudrait pleurer sur cette pauvre fille, gémir, faire pénitence, demander pardon à Dieu pour elle et pour celles à qui ce désastre est arrivé. Et dès à présent, mes filles, je vous prie de le faire, et pour cela suivez-moi et dites de tout votre cœur : "Mon Dieu, nous vous demandons très humblement pardon pour nos sœurs et pour nous, qui avons été si misérables que de nous courroucer les unes contre les autres et nous départir du respect que vous nous avez si amoureusement recommandé, et de la douceur qui convient au nom de Filles de la Charité, que, par votre volonté, nous avons l’honneur de porter. Nous vous supplions, par

 

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l’extrême douceur de votre très cher Fils, de vouloir effacer ces fautes et de nous faire la grâce que dorénavant nous ne soyons toutes qu’un cœur et qu’une âme pour votre amour et en votre amour."

Voilà, mes chères filles, ce que j’avais à vous dire sur le sujet de la présente conférence, réduite en quatre principales pratiques, dont la première est de demander bien à Dieu ce respect et cette douceur, de vous donner à lui pour cela et de prendre une inviolable résolution ; en second lieu, de les faire paraître au dehors, en vous faisant la révérence ; en troisième lieu, de vous demander pardon ; et en quatrième lieu, de vous imposer pénitence.

Plaise à la bonté de Dieu, mes très chères filles, vous départir abondamment son esprit, qui n’est qu’amour, douceur, suavité et charité, à ce que, par la pratique de ces vertus, vous puissiez faire toutes choses en la manière qu’il désire de vous, pour sa gloire, votre salut et l’édification du prochain ! Et moi, quoique de tous les hommes le plus rude et le moins doux, je ne laisserai pas, me confiant en la miséricorde de Dieu, de prononcer les paroles de bénédiction sur vous, et je le supplie de tout mon cœur qu’à mesure que je les proférerai, il veuille remplir les vôtres de ses saintes grâces.

Benedictio Dei Patris…

 

28. - — CONFÉRENCE DU 22 OCTOBRE 1646

CACHER ET EXCUSER LES FAUTES DES SŒURS

Conférence du 22e octobre 1646 sur les obligations que les Filles de la Charité ont de ne point mettre les

Entretien 28. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité)

 

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fautes qui se glissent dans leurs exercices sur les sœurs avec qui elles sont.

Le premier point a été des raisons que nous avons de cacher les fautes de nos sœurs à ceux qui ne les doivent pas connaître.

Sur quoi il a été dit que :

Premièrement, nous ne pouvons faire connaître les imperfections de qui que ce soit sans offenser Dieu.

2° C’est contre la charité, et partant nous ne devons plus être appelées de ce nom si nous faisons des actions contraires à cette vertu.

3° C’est de mauvaise édification ; nous sommes cause que l’on mésestime la sœur de qui nous avons mal parlé, et celles qui auraient désir de s’unir à notre Compagnie, à la vue du peu de support et de charité qui est entre nous, s’en détournent.

4° Le mépris que nous faisons de nos sœurs retombe sur nous-mêmes, comme si nous jetions une pierre vers le ciel, qui nous vînt choir sur la tête.

Notre très honoré Père dit là-dessus :

O mes filles, que cela est vrai et que notre sœur a bien dit ! Car quelle estime peut-on avoir pour la Fille de la Charité qui méprise sa sœur et qui la déchire ? Hélas ! on n’en a aucune ; et bien que pour lors on semble s’accorder à ce qu’elle dit, et que même on soit bien aise de l’entendre, quand on y pense ensuite et que le sentiment qui nous a porté à l’écouter est passé, on dit : "Il faut que cette fille ait bien peu de vertu, puisqu’au lieu d’excuser sa sœur et de la supporter, elle la blâme et en médit." Et ainsi on accuse sa sœur et on la condamne ; de même que, si quelqu’un était si mal avisé que de cracher contre le ciel, le crachat lui reviendrait sur la face, ainsi le blâme qu’elle aura voulu procurer à sa sœur retombera sur elle-même. O mes filles, remarquez bien ce

 

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qui se dira sur ce sujet ; c’est un des plus importants que nous avons à traiter car c’est par là que le diable vous veut détruire. Mais j’espère que le Saint-Esprit, qui a inspiré de le prendre, donnera les lumières et les affections à vos cœurs pour en connaître l’importance et en embrasser les pratiques. Oh ! bien ! in nomine Domini, in nomine Domini, in nomine Domini ! Continuons, s’il vous plaît.

5° Comme Notre-Seigneur dit à ses disciples, "si vous vous aimez les uns les autres, on vous reconnaîtra pour mes disciples" (1), ainsi, si nous nous aimons l’une l’autre, nous supporterons charitablement les défauts de nos sœurs, et à cela on connaîtra que nous serons vraies Filles de la Charité.

6° Si nous excusons ces fautes de nos sœurs, nous attirerons leur confiance et les pourrons corriger avec plus de fruit que si nous les disions tout haut, ou que nous les reprissions aigrement.

7° L’habitude de s’excuser soi-même fait que l’on commet souvent des fautes, que l’on n’aperçoit pas de suite, mais seulement après quand on vient à s’examiner ; ce qui trouble quelquefois le repos de nos consciences et nous empêche de faire fruit de nos oraisons et autres exercices.

8° Notre-Seigneur nous a chargés de porter le faix les uns des autres, et même nous l’a enseigné durant sa vie, et cette pratique apportera l’union entre nous.

9° Rien n’altère tant la charité et l’union que le défaut de support, et cela offense toute la Compagnie, que l’on pense n’être point dans la pratique de cette vertu, quand on nous en voit dépourvues.

10° C’est faute d’humilité et de connaissance de notre faiblesse que nous accusons nos sœurs, et c’est le trop

1. saint Jean XIII, 35.

 

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grand amour de nous-mêmes et notre propre estime qui fait que nous nous déchargeons sur elles des fautes dont nous sommes coupables.

11° C’est une instruction que le Père éternel nous a donnée par son Fils, qui l’a pratiquée toute sa vie et jusques à sa mort, où il excusa l’ignorance de ceux qui le crucifiaient.

12° En pratique de cette vertu nous accomplissons la loi de Jésus-Christ ; ce qui n’est donné qu’à ceux qui portent les défauts de leurs frères.

13° Notre règlement nous ordonne la pratique de cette vertu, ce qui semble être de grande obligation pour ne pas vivre en désordre, contrairement à nos règles.

Le deuxième point fut de la manière de cacher et d’excuser les fautes de nos sœurs. Sur quoi il fut dit que :

1° Quand nous voyons tomber nos sœurs en quelque faute, nous devons penser que c’est par inadvertance et qu’elles ne croyaient pas mal faire, et que nous, nous tombons bien plus souvent et par pure malice.

2° Si elles sont nouvelles en la Compagnie, nous pouvons dire que c’est qu’elles ne sont pas encore accoutumées à la communauté que ce sont encore les maximes du monde, et croire que cela leur fait beaucoup de peine.

3° Si elles sont anciennes, songeons qu’il y a à travailler toute notre vie et que, par la permission de Dieu, les saints eux-mêmes sont quelquefois tombés, afin que chacun connaisse qu’il ne peut rien de lui-même, sinon pécher.

4° Il sera bon, quand quelqu’une s’adressera à nous pour se plaindre de sa compagne, de ne la pas écouter, ou de changer de discours.

Sur ce point, notre très honoré Père parla ainsi à toute l’assemblée :

 

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Voilà un bon expédient, mes filles, pour couper la racine de ce maudit péché, car, comme l’on dit que, s’il n’y avait point de receleur, il n’y aurait point de larron, de même, s’il n’y avait point d’écouteurs, il n’y aurait point de médisants. Oh ! mes sœurs, ne prêtez point l’oreille, n’écoutez jamais. Votre sœur vous viendra porter ses plaintes ; la pauvre fille sera peut-être en mauvaise humeur ; et cela passe. Elle voudrait bien ne vous avoir pas dit cela. Cependant ses paroles auront fait impression dans votre esprit et vous aurez conçu mauvaise opinion de l’autre, qui peut-être est innocente. Eh ! il y a bien à regarder, mes filles, car celle qui se plaint a souvent le tort, et celle qui est accusée ne pensait pas mal faire comme il a été fort bien remarqué. La première n’était pas en disposition d’entendre ou de voir ce qu’elle a vu ou entendu ; voilà pourquoi, au lieu de renseigner charitablement sa sœur, elle est bien aise, vous rencontrant, de se décharger à vous. Oh ! qu’il faut bien empêcher cela, mes filles ! car, quoique, par la miséricorde de Dieu, je ne sache point qu’il s’y soit fait de grandes fautes, il peut pourtant en arriver. Le diable, qui est subtil, commence par de petites altérations, de petits murmures, de petites plaintes, pour en venir aux divorces notables et aux détractions manifestes. Car, voyez-vous, mes filles, le prince des démons, ennemi capital des œuvres de Dieu, qui redoute le bien que fera cette Compagnie, a pris à tâche de la renverser et a commis un démon tout exprès pour vous tenter. Ce démon n’a que cela à faire ; il vous observe de toutes parts pour voir l’endroit par où vous pourrez être prises. Comme Dieu vous a donné un ange exprès pour vous garder, ce démon est exprès pour vous détruire ; et il ne vous prendra que par le manquement de support, les plaintes qui en découlent, bientôt suivies de détractions, puis de

 

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grands divorces. Qu’est-ce qui soutient ce bâtiment ? La pierre de dessous en soutient une autre, celle-ci une autre, et ainsi chaque pierre se soutient l’une l’autre, et c’est ce qui maintient l’édifice. Oh ! Dieu, par son infinie bonté, nous veuille bien garder de ce malheur ! Mais pour l’empêcher absolument, n’écoutez jamais les plaintes. C’est le moyen que notre sœur vient de dire, et il est infaillible.

Mais, Monsieur, me dira quelqu’une, comment ferai-je taire ma sœur ? Lui dirai-je qu’elle ne parle pas bien ? Elle le trouvera mauvais. — O mes filles, que je vous die un moyen qui me vient en pensée et qui me pourrait peut-être échapper si j’attendais à tantôt. C’est de ne rien répondre du tout, de vous mettre à genoux et de prier Dieu qu’il envoie à votre sœur quelque pensée contraire à ce qu’elle vous dit. Et quand elle vous verra comme cela, elle rentrera en elle même bien plus tôt que si vous lui aviez parlé.

Je pensais dernièrement en moi-même : qu’est-ce qui pourra empêcher cette Compagnie de subsister ? Il ne me vint en l’esprit que ce malheureux vice, car, pour ce qui s’appelle le grand mal, par la grâce de Dieu, je ne le vois pas. Ce ne sera pas non plus faute de sujets très bons qui affectionnent leur vocation ; ni de la part du peuple car il vous aimera et vous recevra toujours volontiers, il a trop d’intérêt à ce que les pauvres soient servis ; mais ce sera par vous-mêmes, si vous n’y mettez de bonne heure la main et n’y travaillez à bon escient. C’est pourquoi, mes filles, il faut que vous preniez résolution dès maintenant de lui faire courageusement la guerre ; faut que toutes tant que vous êtes, vous ayez cet ennemi en horreur. Et s’il y en avait quelqu’une qui ne se sentît pas en disposition de lui résister, je lui conseillerais de se retirer de la Compagnie plutôt que d’y être à

 

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scandale ; et si la moitié d’entre vous était entachée de ce mal, qui est très grand, mes filles, car ce n’est pas toujours une simple imperfection, mais c’est quelquefois péché, et même péché mortel, comme, quand vous révélez le péché mortel d’une sœur, vous commettez vous-même un péché mortel, je dis donc, mes filles que, si la moitié d’entre vous était dans cette habitude de ne pouvoir supporter les défauts des autres et d’en détracter, et n’avait aucune volonté de s’en faire quitte, je serais d’avis que cette moitié se retirât pour ne point porter de préjudice au reste de la Compagnie, car, mes filles, vous serez comptables devant Dieu, non seulement du mal que vous aurez fait, mais aussi de celui que vous aurez causé, ou de la diminution du bien, qui eût été plus grand sans votre mauvais exemple. Oh ! prenez-y bien garde, mes filles, car peut-être que quelqu’une d’entre vous se perdra pour abus des grâces que Dieu lui fait céans, ou pour donner occasion aux autres d’offenser Dieu, ou pour empêcher une plus grande perfection. Et peut-être celle-là se serait-elle sauvée chez elle, où Dieu ne lui aurait pas tant demandé. Oh ! prenez-y bien garde, mes chères filles, au nom de Dieu, et retenez bien le moyen qui vient d’être donné par notre sœur. Continuons nos moyens.

5° Il est bon de regarder si nous ne sommes pas nous-mêmes cause des fautes que commettent nos sœurs.

6° De ne point charger nos sœurs auprès de nos confesseurs, à qui nous parlons quelquefois de nos différends.

Sur quoi, notre vénérable Père, s’arrêtant derechef, dit :

Oh ! jamais, mes sœurs, jamais aux confesseurs ! Bon Dieu ! ce serait un sacrilège ! Et si c’est hors la confession, c’est détraction. Aller noircir sa sœur auprès d’un

 

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confesseur, cela est odieux. En confession parlez de vous et ne parlez jamais de personne. Des docteurs tiennent que, si l’on ne peut se confesser d’un péché sans faire connaître la personne avec qui on l’a commis, il vaut mieux ne s’en pas confesser. La charité, mes sœurs, est la reine des vertus y a-t-il rien qui la blesse tant, que de noircir le prochain ? La confession est nécessaire, mais elle est subalterne. La charité va la première, et si la charité y peut être offensée, laissez-là la confession car la confession n’est que la servante de la charité, et elle ne se doit point faire à son préjudice. La charité tient le dessus. Si vous avez quelque chose contre votre sœur, dites-le à ceux qui le doivent savoir et qui peuvent y porter remède, dites-le à votre supérieur, à votre supérieure, mais jamais à vos confesseurs, qui ne sont que pour vous reprendre des fautes que vous confessez et pour vous donner l’absolution, mais non pour connaître ce qui se passe entre vous. Oh ! je vous le dis encore après les docteurs qui l’ont avancé les premiers, il vaudrait mieux ne se pas confesser que faire connaître la faute de quelqu’un en confession ; au lieu de recevoir le mérite du sacrement, vous ajouteriez un sacrilège à vos péchés.

Si c’est hors la confession, hélas ! mes filles, vous parlez à un homme sujet aux mêmes faiblesses que vous, qui n’est point obligé de vous garder le secret. et, après vous avoir quittées, aura pouvoir et liberté de répéter ce que vous lui aurez dit. Et qu’arrive-t-il quelquefois de cela ? Hélas ! mes filles, nous en avons vu qui, pour avoir attache ainsi à leur confesseur, se sont perdues, non que, par la miséricorde de Dieu, il soit rien arrivé de mal, mais le confesseur en prenait une plus en affection que l’autre, mettait toujours le droit du côté de celle-ci ; si elle lui disait quelque différend, il donnait tort à l’autre,

 

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et jamais ne leur procurait la paix. Que voilà une utile remarque faite par notre sœur ! O mes filles, prenez bien garde à cela n’abusez jamais de la confession, regardez toujours à quoi la charité vous oblige, et hors la confession ne dites jamais rien. Les confesseurs à qui vous découvrez les fautes de vos sœurs savent fort bien que vous ne les devez pas dire. Se trouvent-ils en lieu où on parle de vous, hélas ! ils diront librement : "Ces filles s’entre-mangent ; vous pensez peut-être qu’elles valent quelque chose ; si vous les connaissiez vous verriez ce que c’est ; elles ont toujours maille à partir ensemble ; et au premier qu’elles voient elles disent leurs différends sans charité, ni support. J’en ai la tête rompue." Voilà, mes filles, comme vos confesseurs vous accommodent, si vous n’avez la discrétion nécessaire pour traiter avec eux ; vous vous perdez de réputation, vous vous scandalisez vous-mêmes et faites tort à toute la Compagnie.

7° S’il arrive que les pauvres ne soient pas servis à l’heure, ou n’aient pas quelque médicament, n’en point imputer la faute à notre sœur, mais tâcher de l’excuser ; et si quelque dame en a du mécontentement, faire tout de même.

8° Si nous avons un peu d’amour de Dieu, il nous sera facile de supporter les imperfections de notre prochain ; et si nous avons désir d’avancer dans la vertu, nous serons bien aises que ces petites occasions nous arrivent, afin de travailler à notre perfection.

9° Quand on parlera d’une sœur, nous essayerons de l’excuser en disant que c’est par surprise, et que, si Dieu ne nous arrêtait toutes, nous ferions bien d’autres fautes.

10° Penser qu’en nous justifiant au préjudice de nos sœurs, nous déguisons souvent les choses pour les rendre plus à notre avantage, et par conséquent offensons la vérité.

 

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11° Si nos sœurs s’échappent à dire quelque parole par promptitude, au lieu de juger qu’elles ont mal fait, nous devons jeter les yeux sur nous-mêmes et voir si ce n’est pas à cause de nous qu’elles ont failli, si nous n’aurions point fait pis qu’elles, si elles nous auraient traitées en la manière et avec la rudesse que nous les traitons, et par ces réflexions tacher de les excuser toujours en nous-mêmes. Si nous ne le pouvons vis-à-vis de ceux qui ont vu leurs fautes, il est bon de justifier leur intention.

12° Penser que, si nous supportons nos sœurs en cachant leurs fautes ou les excusant, Dieu permettra qu’elles nous rendent pareille charité, et il y a lieu de reconnaître que nous en avons chacune très grand besoin.

13° Tâcher d’oublier les fautes des autres, et, pour y réussir, les excuses et croire qu’elles ont agi par mégarde et sans aucune mauvaise volonté.

14° S’il nous arrive de montrer au prochain que nous sommes offensées de ce qu’il a dit ou fait, lui en demander pardon au plus tôt et lui témoigner n’avoir aucun ressentiment.

15° Quand la faute d’une sœur paraîtra au dehors, soit aux dames ou au médecin, la cacher, si nous le pouvons sans mentir, sinon, nous tenir pour obligées de l’excuser et d’essayer de réparer la faute, sans qu’elle paraisse. Puisque nous ne sommes qu’un corps, il faut qu’un des membres satisfasse et répare ce que l’autre a gâté, mais cela sans le faire connaître, si nous le pouvons, pas même à la sœur, à moins que cela doive servir une autre fois.

16° Pour nous engager à taire les fautes de notre sœur, nous devons penser que les dire, c’est lui donner la mort.

Notre vénérable Père insista sur cette remarque :

 

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O ma fille, que vous dites bien sans le savoir ! car il est très vrai que ceux qui ôtent l’honneur à quelqu’un le tuent. Les jurisconsultes mettent deux sortes de vies en nous ; la vie du corps et la vie civile qui est la bonne renommée. La Fille de la Charité qui déchire sa sœur lui ôte cette bonne renommée ; elle lui ôte cette grâce qu’elle avait chez ceux qui la connaissaient ; elle la fait mourir dans leur estime. Ils n’en font plus de cas, comme on ne fait plus de cas d’un homme que la justice condamne à la mort civile, qui est le bannissement ; il n’a plus d’honneur. De même, une personne de qui on médit n’a plus d’honneur dans l’opinion de ceux à qui on en parle.

On voit une bonne Fille de la Charité qui a grand soin pour les pauvres, fait son affaire à point nommé, contente bien les dames. Tout le monde en est édifié, et vous allez dire : "Elle est de si mauvaise humeur ! On ne peut vivre avec elle, elle n’est pas tout ce qu’elle paraît." Vous la tuez, vous lui ôtez la réputation par laquelle elle vivait dans l’estime de ces gens. C’est pourquoi notre sœur a fort bien dit, et elle ne savait pas pourtant ce qu’elle voulait dire.

Réfléchissez là-dessus, quand vous vous verrez d’humeur à parler en mauvaise part, pensez en vous-mêmes : "Je m’en vais dire cela, qu’ils ne savent point, je satisferai à ma passion, mais aussi je vais tuer ma sœur, je lui vais ôter l’honneur, et désormais elle n’aura plus de réputation." Oh ! je ne pense pas, mes filles, que, si vous faites ces réflexions-là, vous passiez jamais outre. Ma fille, vous avez de grandes raisons de dire que publier les défauts de quelqu’un, c’est tuer, et vous ne pensiez point pourtant ce que cela voulait dire. Oh bien ! in nomine Domini !

Le troisième point est des biens qui nous arriveront à

 

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chacune en particulier et à la Compagnie en général, si nous sommes fidèles à la pratique de la vertu de support, c’est-à-dire si nous cachons et excusons les fautes de nos sœurs pour nous accuser plutôt nous-mêmes.

Sur quoi il a été dit que :

1° C’est un moyen d’acquérir l’humilité, par laquelle nous attirerons les grâces de Dieu sur notre Communauté, serons de bon exemple au prochain et ferons que nos sœurs estimeront leur vocation, voyant que l’on se supporte les unes les autres et que l’on se donne plutôt tort à soi-même qu’à sa sœur.

2° Par le support que nous aurons l’une de l’autre, Dieu sera glorifié, parce que cela empêchera l’envie de naître entre nous, par laquelle il est souvent offensé.

3° Nous sommes tenues dans le mépris de nous-mêmes, parce que, quand nous verrons quelque faute en nos sœurs, nous nous humilierons, reconnaissant que, sans la grâce de Dieu, nous serions bien pires.

4° Notre prochain en sera édifié ; nous ferons nos exercices avec plus de sentiment de la présence de Dieu, plus de gaieté, une intention plus pure et nous nous aimerons davantage les unes les autres.

5° Il s’ensuivra en général une grande union, concorde, paix et amitié, et en particulier une grande tranquillité d’esprit, nécessaire pour acquérir la persévérance.

6° La paix naîtra dans notre Compagnie de ce réciproque support de nos sœurs envers nous. Nous mortifierons les passions de notre cœur qui voudraient s’élever contre cette vertu ; nous deviendrons plus modérées en nos paroles ; nous insinuerons cette pratique par nos exemples en l’esprit des nouvelles venues, qui ne la savent peut-être pas ; et quand nous y serons fidèles, notre Compagnie sera alors vraiment de la Charité.

 

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7° Par la pratique de cette vertu en tout le corps Dieu sera glorifié, parce que nous honorerons par ce moyen les enseignements et les pratiques de son Fils sur terre.

8° Le mérite de pareilles vertus pratiquées par Notre-Seigneur se répandra sur les nôtres, si nous les faisons pour son amour.

9° Si nous entrons dans cette pratique de support et excuse de nos sœurs, nous ne ferons qu’un corps et un même esprit, et par là nous aurons bien plus de pouvoir d’attirer les grâces de Dieu dont nous avons besoin pour l’affermissement et durée de notre emploi au service de Dieu et des pauvres.

10° La pratique de cette vertu tiendra toujours notre esprit paisible et humble, nous rendra aimables à notre prochain et nous aidera beaucoup à le servir ; et dès ce monde nous pourrons en quelque façon avoir part à la récompense que Notre-Seigneur promet aux pacifiques, car nous pourrons plus facilement nous mettre et tenir en la présence de Dieu.

La plupart de nos sœurs parlèrent en cette conférence et dirent en substance une partie des choses que nous avons mises ici sur les mémoires que plusieurs avaient faits de leur oraison.

Quand elles eurent fini, notre très honoré Père commença à parler à peu près comme il s’ensuit :

Il se fait tard, mes filles, et vous avez si bien conçu l’importance du sujet de cet entretien, qu’il n’est pas nécessaire que je m’arrête beaucoup à vous en parler. Vous avez reconnu vous-mêmes les maux que ces défauts causent, le scandale qu’ils donnent au prochain, l’offense qu’ils font à Dieu, le désordre qu’ils mettent entre vous, combien ils divisent l’union, combien ils troublent la paix et combien ils vous rendent ennuyeuses à vous-mêmes. Sans eux combien seriez-vous heureuses ! Ah ! ce

 

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serait le paradis, si vous le saviez bien prendre. Où est la charité, là Dieu habite. Le cloître de Dieu, dit un grand personnage, c’est la charité, c’est là que Dieu se plaît, là qu’il loge, là que se trouve son palais de délices, là le séjour ou il prend son plaisir. Soyez charitables, soyez bénignes, ayez l’esprit de support, et Dieu habitera avec vous, vous serez ses cloîtres, vous l’aurez chez vous, vous l’aurez dans vos cœurs.

Or, par sa miséricorde, mes chères filles, il y a sujet d’espérer que vous le voulez et que vous travaillerez de bon cœur pour acquérir cette charité. C’est pourquoi, vu la disposition qui paraît en vous, je ne chercherai pas davantage à vous montrer combien il est utile d’excuser et de cacher les fautes de notre prochain, puisque Dieu lui-même vous a fait connaître suffisamment les avantages qui vous en reviendront à chacune en particulier et à la Compagnie en général. Nous parcourrons seulement en peu de mots les moyens que Dieu nous donne pour travailler à l’aimer ; car, mes filles, il y faut travailler à bon escient.

Le premier moyen, c’est de le demander à Dieu. Oui, mes filles, il le faut demander à Dieu ; mais que ce soit de tout notre cœur ; et maintenant que je vous parle, élevez votre cœur pour le lui demander, et prenez la résolution de ne point laisser passer d’occasion d’excuser votre sœur, de la supporter et de l’aider de tout votre pouvoir, sans vous en servir.

Le second moyen a été dit ; mais, pour que vous le reteniez mieux, j’en reparlerai : c’est de se mette à genoux quand quelque sœur parlera mal d’une autre. Ah ! c’est un grand moyen. Vous ne direz mot ; mais elle verra fort bien ce que vous voulez dire. Elle rentrera en elle-même, concevra à l’heure même le déplaisir de sa faute, et peut-être que, par la grâce de Dieu, elle se

 

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résoudra à n’y retomber jamais. Vous ferez encore que celles qui l’écoutaient avec plaisir seront touchées par votre exemple et se donneront bien de garde de l’imiter. Vous-même, en vous mettant à genoux, vous humilierez et excuserez en votre cœur celle dont on parlait et celle qui a failli. Vous pourrez dire : "Hélas ! qu’est-ce que de nous ! Cette sœur a tant de bonnes parties, et le démon ne cesse de l’attaquer. Eh ! si Dieu ne me défendait de lui, que serais-je ?" Tenez-vous assurées, mes filles, que ce démon a mainlevée de Dieu pour vous exercer en cela et qu’il ne laissera passer aucune occasion de vous tenter. C’est pourquoi tenez-vous toujours sur vos gardes.

Si c’est vous qui êtes tombée dans la médisance, dans le murmure, ou dans la détraction, oh ! rentrez en vous-même et dites : "Qu’as-tu fait misérable ? Tu t’es laissée aller à l’ennemi, tu as tué ta sœur, tu lui as ôté la réputation, tu as scandalisé les sœurs auxquelles tu l’as dit. Quelle estime auront-elles d’elle à présent !" Et à l’instant, mes filles, pour que l’impression mauvaise donnée par vos paroles n’aille plus loin, et aussi à cause de la charité, qui veut que vous contribuiez à la bonne estime du prochain, à l’instant, dis-je, et sans différer davantage, allez trouver votre sœur, mettez-vous à genou à ses pieds et dites-lui : "Ma sœur, me voici ~ vos pieds pour vous demander pardon. Il m’est arrivé, tant je suis misérable, de dire telle et telle chose de vous ; je vous prie de me le pardonner et de prier Dieu qu’il me soit miséricordieux." Après cela, allez trouver les autres et dites-leur : "Hélas ! priez pour moi ; je suis si misérable que je me suis laissée aller à dire telle chose de ma sœur ! Au nom de Dieu, ne vous en malédifiez pas, mais priez Dieu qu’il me fasse miséricorde."

Le troisième moyen est, quand nous sommes dans une compagnie où l’on parle en mauvaise part d’une sœur,

 

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de demander à Dieu qu’il touche le cœur de la pauvre sœur qui nous parle, d’aller par esprit dans le ciel et, s’il faut ainsi dire, de contraindre Dieu à lui donner quelque bon mouvement d’aller prendre quelque bonne pensée dans le sein de Jésus-Christ, de prier le Saint-Esprit de lui donner une inspiration convenable à l’état où elle est, et, j’y reviens encore, de se mettre à genoux Si c’est en lieu propre et où personne ne la voit, pourquoi pas ? Mais, si le lieu n’est pas convenable, ou qu’elle n’en ait pas le mouvement, alors qu’elle ne die mot, mais qu’elle élève son esprit et qu’elle demande à Dieu de tout son cœur qu’il touche le cœur de sa sœur. Je ne pense pas qu’il soit à propos de lui rien dire, car peut-être qu’elle n’est pas en humeur d’écouter. Elle vient présentement d’être mécontentée, et peut-être qu’elle s’animerait encore si on lui parlait. Il vaut bien mieux recourir à Dieu, à ce qu’il plaise à sa bonté lui donner les dispositions nécessaires, et par votre silence et votre exemple la bien édifier, car aucune parole n’a tant de pouvoir non, mes sœurs, rien, je vous l’ai déjà dit et je vous le dis encore, de tout ce que nous pouvons dire pour exhorter notre prochain à faire son devoir, n’est si fort que l’exemple ; et tôt ou tard vous en verrez les fruits.

Le bienheureux Jean de Montmirail, qui était un des grands seigneurs de la cour, connétable de France, qui avait défait les Anglais devant Compiègne, dont le fils aîné épousa la fille du roi d’Angleterre l’un des plus grands terriens et des plus puissants du royaume, après avoir longtemps travaillé pour la couronne de France, eut envie de se faire religieux. Il dit au prieur du couvent qu’il avait choisi : "Mon Père, je ferai bien tout ce que vous faites céans, je me lèverai à pareille heure que vous, je mangerai au réfectoire comme vous, et ainsi

 

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pour le reste. Mais une chose me peine, c’est que je ne saurais nettoyer mes souliers. J’espère bien venir à bout de tout le reste mais, pour cela, je vous avoue ma faiblesse. Donnez ordre qu’on me les nettoie et qu’on me les apporte tous les matins."

Le prieur, qui avait l’esprit de Dieu et prévoyait bien qu’il n’en demeurerait pas là, lui dit : "Oui-da, Monsieur, c’est peu de chose que cela ; j’en donnerai le soin à un frère, qui n’y manquera pas." Ainsi fut fait, et tous les jours on lui portait les souliers dans sa chambre. Comme cela continuait plus longtemps qu’il n’avait pensé, le prieur prit lui-même les souliers du bienheureux, les nettoya et les reporta tous les matins. Le religieux l’entrevit un jour, et, comme il n’en était pas bien assuré, il regarda de plus près et en acquit la certitude. Il commence à rentrer en lui-même. "Comment, misérable ! ton prieur te nettoie tes souliers ; tu veux être religieux, et où en est ta disposition ? Il te faut un valet. Tu ne saurais nettoyer tes souliers, et ton supérieur les nettoie ! " Dans ce sentiment, il se jeta à genoux devant son prieur, le pria de cesser demanda pardon publiquement, fit pénitence particulière pour cela et depuis les nettoya toujours. Vous voyez par cet exemple, mes filles, combien l’exemple a de force.

Mais cette sœur est paresseuse ; elle ne se lève point avec vous ! Eh ! ne lui dites rien. Oh ! mais elle ne fait rien, elle ne balaye point la chambre ! Balayez-la. Si elle ne fait point son lit, faites-le. Toute la besogne qu’elle devrait faire et qu’elle ne fera point faites-la et vous verrez qu’elle ne vous laissera pas faire longtemps. Mais surtout, quand on parlera de quelqu’une, adressez-vous à Dieu sans rien dire et vous verrez qu’elle se taira bientôt, car, s’il n’y avait jamais dés sœurs pour écouter, il n’y en aurait jamais pour se plaindre.

 

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Un quatrième moyen, j’y reviens encore pour vous le recommander, c’est de n’en point entretenir vos confesseurs. Au nom de Dieu mes filles, ne les entretenez jamais de vos discordes ; portez-leur du respect. En confession, comme je vous ai dit cela ne se peut, et hors la confession c’est médisance. Cachez tant que vous pourrez vos petits différends, sauf à ceux qui en doivent avoir connaissance. Surtout portez en paix le fardeau les unes des autres.

Le cinquième moyen pour empêcher les plaintes et faire que chacun se corrige, c’est, je pense, de ne se point avertir. J’ai déjà dit de ne point avertir celle qui parle mal de quelqu’un je vais plus loin maintenant : n’avertissez jamais. Les Pères jésuites, qui sont des gens sages, s’il y en a au monde, s’entr’avertissaient au commencement de leur Institut, comme ils ne laissaient pas de faire des fautes ils voulurent essayer d’un autre moyen à savoir de ne se point avertir mais seulement, en cas de faute notable, en avertir le supérieur. Ils s’aperçurent qu’il en arrivait de meilleurs effets qu’au temps où ils s’avertissaient et résolurent de ne se plus avertir et ils ne le font point, de sorte que, je pense, si nous prenons cette pratique, infailliblement nous en verrons du profit.

Mais, Monsieur, le moyen ? Cette sœur parle toujours et ne garde point de silence — Gardez-le aux heures et la laissez parler.

Mais elle ne fait rien du tout, j’ai toute la peine et toute la charge ; si je continue, je serai malade. — Continuez, faites tout ce qu’elle devrait faire, et vous verrez qu’elle ne vous le laissera pas faire longtemps.

Elle n’a point fait le lit de la semaine. — Faites-le un mois tout entier, deux mois, s’il est nécessaire, avant la fin du mois, vous verrez de l’amendement. Si pourtant il n’y en avait pas, ne laissez pas de continuer.

 

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Nous essayerons de ce moyen pendant trois mois je vous en prie, que de trois mois on ne s’avertisse de rien que par exemple, à moins que je vous le die autrement. Dans trois mois nous ferons un autre entretien sur ce sujet, et vous nous direz le fruit obtenu. Que durant ces bois mois on ait soin de faire ses examens là-dessus avant de dîner et de souper, que l’on voie si l’on n’a rien dit contre sa sœur si l’on ne s’est pas plaint, si l’on n’a pas murmuré. Faites cela, mes filles donnez-vous bon exemple et ne dites mot.

Ne dites mot, mais que ce ne soit pas par dédain, oh ! nenni-da. Que vous grondiez. encore moins ; car en cela il y aurait bien de l’imperfection. Les instructions que l’on vous donne ne sont que pour empêcher les imperfections, de sorte que je ne vous dirais pas de faire la besogne de votre sœur pour lui donner bon exemple, si, en la faisant, je pensais que vous lui dussiez faire mauvais visage, ou manquer de cordialité. Oh ! non, j’entends que vous la conviiez à manger aux heures, que vous parliez ensemble des pratiques de vos règles quand il en est temps, que vous fassiez la lecture, que vous l’entreteniez durant les repas, que vous l’excitiez à faire la récréation, que vous ayez toute sorte de cordialité et de respect, que vous lui demandiez son avis quand il conviendra. Croyez-moi, mes filles, il faudrait avoir bien peu de disposition à la vertu si, par cet exemple-là, on ne se corrigeait. Soyez fidèles à cette pratique ; soyez toujours modestes, paraissez joyeuses et de bonne humeur, quand même la peine qu’elle vous donne vous en empêcherait ; car, mes filles, elle ne vous verra pas faire longtemps comme cela, qu’elle ne fasse après plus que vous ne voudriez.

Le sixième et dernier moyens, c’est la confession et la sainte communion. O mes filles, ce sont de grands

 

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moyens ; ils attireront infailliblement sur vous des grâces suffisantes pour vous aider à supporter et excuser les défauts des autres et à vous amender. Approchez-vous-en, mes filles, au nom de Dieu. Avez-vous remarqué que vous êtes tombées, oh ! ayez recours à la sainte confession, allez à la sainte communion chaque fois que la bonté de Dieu vous le permet. — Mais je n’y ai point de goût. — Oh ! n’importe, ne laissez pas d’aller. C’est Dieu qui vous appelle. Il n’y a remède plus efficace contre les maladies de nos âmes. C’est là qu’il se faut aller fortifier, c’est là qu’il faut aller dire ses peines car là est le vrai médecin qui sait les remèdes convenables ; c’est là qu’il faut aller étudier l’amour, le support, la cordialité, l’exemple du prochain et toutes les autres vertus qui nous sont nécessaires. Allez donc là, mes chères filles, quand Jésus-Christ vous y appelle et ne regardez pas si vous y êtes portées par un goût sensible, car votre ennemi essayera de tout son pouvoir de vous empêcher d’en approcher, afin de vous frustrer des grâces que Dieu vous y veut départir pour vous faire entrer dans la pratique des divines vertus de son Fils. Oh ! demandons-lui tous ensemble ces vertus de charité et de support qu’il a exercées tout le cours de sa vie et que je lui vas demander pour vous.

Mon Seigneur et mon Dieu, Jésus-Christ mon sauveur, le plus aimable et le plus aimant de tous les hommes, qui incomparablement plus que tous ensemble avez pratiqué le plus de charité et le support, qui avez reçu le plus de torts et d’affronts et qui en avez moins eu de ressentiment, écoutez, s’il vous plaît, la très humble prière que nous vous faisons, à ce qu’il vous plaise départir à la Compagnie l’esprit de charité dont vous avez été embrase, et l’esprit de douceur et de support que vous avez eu envers vos ennemis, afin que, par la pratique de

 

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ces vertus, les desseins éternels de l’adorable volonté de Dieu soient accomplis sur elle, afin qu’elle puisse glorifier Dieu en vous imitant, et gagner, par son exemple, les âmes à votre service, et surtout, mon Dieu, afin que, par le mutuel support, cette Compagnie vous soit agréable. Ne regardez pas, mon Dieu, la voix du pécheur qui vous parle, mais regardez les cœurs de nos pauvres sœurs présentes et absentes, qui le désirent et qui vous le demandent par ma bouche. Accordez-les, mon Dieu, accordez-les à la Compagnie, je vous en prie par votre très sainte Mère, je vous en prie par tous les saints qui vous glorifient dans le ciel et par tous ceux qui vivent sur la terre ; je vous en prie par les anges gardiens de nos pauvres sœurs et par l’envie qu’elles ont d’être fidèles à vos grâces. J’espère, mon Dieu, que vous m’accorderez cette grâce, et, en cette confiance, bien que, misérable pécheur j’aie beaucoup contrevenu aux préceptes que vous m’avez donnés et aux inspirations que vous m’avez envoyées pour la pratique de ces vertus, je ne laisserai pas, plein de confiance en votre miséricorde infinie, de prononcer les paroles de bénédiction sur cette Compagnie et j’espère qu’à même temps que je les proférerai, vous remplirez leur cœur de votre esprit de charité.

Benedictio Dei Patris…

 

29. — CONFÉRENCE DU 2 FÉVRIER (1647) (1)

RAPPORTS DES SŒURS AVEC LE DEDANS ET LE DEHORS

Conférence du 2 février sur les raisons que les sœurs

Entretien 29. — Cahier écrit par la sœur Elisabeth Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

1. C’est probablement à cette conférence que faisait allusion Louise de Marillac le 21 avril 1647 dans une lettre à saint Vincent. (Cf. t. III de la Correspondance page 171, lettre 937.)

 

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servantes ont de se bien acquitter de leurs devoirs tant vers Messieurs les ecclésiastiques que vers les dames de leur paroisse et leurs sœurs associées ; comme aussi les sœurs associées vers leurs sœurs servantes et entr’elles ; et ce qu’il convient que les unes et les autres fassent pour se bien acquitter de leurs devoirs en toute leur conduite.

Notre très honoré Père, après avoir lu le sujet de la conférence commença son discours à peu près comme il suit :

Mes filles, ce sujet est de très grande importance, plus grande encore que je ne le vous puis dire. Nous faisons aujourd’hui ce qu’a fait saint Paul de son temps, quand, écrivant aux chrétiens de la primitive Église, il enseigne comme le mari doit vivre avec sa femme le père avec son enfant, le maître avec ses serviteurs, et les serviteurs et servantes avec leurs maîtres et maîtresses. Ainsi, mes filles cette conférence est pour vous enseigner comme vous devez vivré avec Messieurs les ecclésiastiques vos confesseurs dans les paroisses où vous êtes, et avec ceux qui sont députés pour visiter les malades que vous servez, avec les dames officières de la Charité, et finalement comme vous devez vivre les unes avec les autres, c’est-à-dire la sœur servante avec son associée et l’associée avec sa sœur servante. Et s’il plaît à la divine bonté donner la bénédiction que j’espère sur ce qui s’y dira, vous en retirerez un grand profit.

Je crois qu’il serait bon d’y ajouter encore le médecin mais comme ce sujet est fort ample et ne demanderait pas seulement une conférence, mais que chaque point n’en aurait pas trop d’une, je suis d’avis, joint à ce qu’il se fait tard et que vous êtes de loin, de ne nous arrêter aujourd’hui que sur un, savoir comme vous devez vivre a l’égard de Messieurs les ecclésiastiques qui

 

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visitent les malades. Et à la prochaine conférence, nous continuerons le sujet.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées là-dessus ? Sur quoi la sœur dit qu’il était nécessaire de traiter avec Messieurs les ecclésiastiques en tout respect, avec les dames en toute soumission et avec sa sœur fort cordialement, mais qu’il arrivait quelquefois qu’une sœur associée était d’un avis et sa sœur servante de l’autre, et que du manque d’accord résultait parfois quelque petite altération ; et elle supplia notre très honoré Père de lui faire la charité de lui dire ce qu’il fallait faire en pareil rencontre. A quoi il répondit :

Oui-da, ma fille, bien volontiers et pour vous et pour toutes nos sœurs qui sont ici présentes et pour celles qui n’y sont pas, à qui elles le diront, parce que ceci peut arriver à toutes ; et je commencerai où je devrais finir, qui est comme les sœurs doivent vivre l’une envers l’autre.

Donc, mes filles, quand il arrivera entre vous de ces sentiments contraires, c’est à la sœur associée à céder à la sœur servante, à moins d’en donner avis à Mademoiselle ou au supérieur. Dans les communautés bien réglées cela se pratique de la sorte.

Les supérieurs ou supérieures ont leurs conseillers, à qui ils proposent les affaires. Quand ils en ont recueilli les avis, ils les suivent, si bon leur semble, car un supérieur et une supérieure ont pouvoir quelquefois de ne point suivre l’avis de leurs conseillers. S’ils trouvent qu’il soit plus à propos d’agir d’une autre façon, ils peuvent dire : "Nous penserons encore à cela", et, s’ils le jugent nécessaire, faire le contraire de ce qui leur a été conseillé. Au temps de la visite, les officières pourront dire au visiteur que, tel jour, la supérieure leur demanda

 

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conseil sur telle affaire, qu’elles furent d’avis, pour telles raisons, que la chose se fît, et que la chose ne se fit pas ; et le visiteur s’informera et ordonnera ce qu’il jugera à propos. C’est ce qui peut vous arriver, mes filles, quand vous êtes ensemble. Si une sœur associée ne trouve pas bon ce que sa sœur servante lui propose, il lui est permis de dire ses raisons une fois ou deux mais, si la servante ne s’y rend pas, elle n’a qu’à se soumettre. Si c’est en lieu commode et que l’affaire ne presse pas, je suis bien d’avis que la sœur servante ne passe pas outre sans auparavant l’avoir communiquée à Mlle Le Gras, ou, en sa place, à la servante de céans. Si c’est en lieu éloigné, il sera bon, que, le plus tôt qu’elle pourra, elle mande à Mademoiselle : "Il nous est arrivé telle affaire ; ma sœur était de tel avis, et moi de celui-là. J’ai fait selon mon sens ; je vous prie de me mander si j’ai bien fait."

Voilà, ce me semble, mes filles, comme il se faut comporter. Reste maintenant sur ce sujet à vous dire comment l’associée et la servante doivent vivre l’une avec l’autre.

Je pense premièrement que, pour bien faire, elles doivent vivre de telle sorte que l’on ne connaisse jamais qui est l’associée, ou qui est la servante. La servante ne doit point affecter de paraître la première, d’être mieux habillée, de marcher au haut bout. Qu’elles aillent toujours comme elles se trouveront, et comme cela, ce sera tantôt l’une, tantôt l’autre, et jamais ceux de dehors ne s’apercevront qui sera la première.

Il faut aussi qu’elles aient un grand respect l’une pour l’autre. Pour cela, que la sœur servante se persuade que sa sœur vaut beaucoup mieux qu’elle, et est bien plus capable d’occuper la place qu’elle tient. C’est, mes

 

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filles, où il en faut venir : estimer toujours qu’un autre vaut beaucoup mieux que nous. Et il n’y a point homme de bien qui ne le pense ; non, il n’est pas homme de bien qui ne pense qu’il est le plus méchant homme du monde et que tout autre vaut mieux que lui. Croyez-moi, mes filles, si nous ne pensons cela de nous nous sommes bien en danger ; je vous le dis, mes filles, dès lors qu’une sœur s’imagine qu’elle est plus considérable que sa sœur, elle n’est plus rien devant Dieu, et sa sœur, tout imparfaite qu’elle est, vaut mieux qu’elle. Si quelqu’une croit avoir un autre port, une autre mine, un autre esprit, c’est l’esprit d’orgueil qui se glisse en elle l’esprit de démon, l’esprit d’enfer, car c’est l’orgueil qui est cause de l’enfer.

Ne dites jamais : "Cette sœur est fâcheuse, de mauvaise humeur n’a point de vertu." O mes filles, quand cela vous viendra en pensée jetez les yeux sur vous ; vous direz bientôt : "Mon Dieu, elle vaut bien mieux que moi, qui ne fais rien qui vaille ; je ne fais que tout gâter ; je ne sais comment l’on me peut souffrir." Voilà, mes filles où il en faut venir : il ne suffit pas de le dire, il faut en avoir le vrai sentiment ; car, je vous le répète, il est impossible à un homme de bien de se regarder devant Dieu, qu’il ne se trouve le plus méchant homme du monde. Ainsi, mes filles, la sœur servante doit toujours penser que sa sœur associée vaut mieux qu’elle, est beaucoup plus capable d’occuper sa place qu’elle. Et pour bien faire, il n’y en a point qui ne doive demander d’être déchargée, et cela tout au moins tous les six mois. Hélas ! je sais, peut-être ne devrais-je pas vous le dire, je sais, dis-je, le supérieur d’une pauvre petite Compagnie la moindre et la plus inutile qui soit dans l’Église, qui ne manque point tous les ans au moins, d’écrire pour supplier qu’on le décharge. "Mon

 

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Père, dit-il, au nom de Dieu, je vous prie de me décharger. Que pensez-vous faire de moi où je suis ? Je gâte tout et ne fais rien."

Or, mes filles, celles qui sont dans Paris peuvent demander leur décharge elles-mêmes à la servante de céans, Mlle Le Gras, ou au supérieur ; et celles qui sont éloignées le doivent écrire, mais de bonne sorte et sans feinte, et reconnaître vraiment qu’elles gâtent tout.

Ce qu’elles ont encore à faire, c’est de ne jamais commander à leurs sœurs associées, mais de toujours leur parler avec grande douceur, en sorte que cela ne sente point la personne qui veut trancher par elle-même, comme qui dirait : "Faites cela, allez-là, venez ici." O mes filles, ce sont paroles de démon ; c’est ce que les démons font. Gardez-vous-en bien. Que jamais il ne se trouve qu’une Fille de la Charité parle de cette sorte ! Oh ! Dieu nous en préserve ! Quand vous désirerez quelque chose d’une sœur, dites-lui : "Ma sœur, auriez-vous agréable de faire cela ?" Et ajoutez : "Pour l’amour de Notre-Seigneur." Ainsi elle aura le mérite de l’obéissance, et de l’obéissance pour l’amour de Notre-Seigneur. Je vous supplie donc, mes filles, dites, quand vous voulez quelque chose : "Ma sœur, je vous en prie, pour l’amour de Notre-Seigneur." Et que personne ne puisse juger par votre manière d’agir qui est sœur servante ou sœur associée.

Quand il faut parler, c’est à la sœur servante à parler. Ce n’est pas que l’autre ne puisse parler aussi ; mais, de même que quand on se promène avec une personne de condition, on doit rester d’un pas en arrière, ainsi la sœur associée, quand elle est avec sa sœur Servante, peut bien parler quelquefois ; mais a-t-elle dit quelque chose, elle doit laisser le discours à sa sœur. Et

 

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cela se doit faire imperceptiblement, sans que l’on s’en aperçoive.

Voilà donc, mes filles, comment vous devez vous conduire l’une à l’égard de l’autre. Disons maintenant un mot de Messieurs les ecclésiastiques. O mes filles, comme elles ont bien dit celles qui ont remarqué qu’il les fallait traiter avec un grand respect ! Ah ! respect tel qu’il n’est personne au monde à qui on le doive si grand !

Pour vous le persuader, mettez-vous devant les yeux que ce sont personnes qui ont le pouvoir de faire que du pain devienne le corps du Fils de Dieu que, par leur ministère, vous rentrez en la grâce de Dieu, que d’un ennemi de Dieu elles font un ami de Dieu, que Dieu autorise leurs procédures a l’égard des pécheurs et qu’elles ont le pouvoir d’arracher une âme d’entre les mains du diable pour la rendre à Dieu. O mes filles, vous ne sauriez trop les honorer. C’est pourquoi ne leur parlez jamais qu’avec une singulière modestie, telle que vous n’osiez presque pas lever la vue en leur présence. Respectez leur sainteté, s’ils en ont ; et s’ils n’en ont pas qui vous soit connue, respectez la sainteté de leur ministère et le rang qu’ils tiennent dans l’Église de Dieu.

Quand vous leur parlerez pour les nécessités de quelque malade, que ce soit brièvement et succinctement et jamais en leur logis, oh ! non, mes filles, jamais ; il vaut mieux les attendre à l’église. S’il y a quelque nécessité pressante, je dis bien pressante, et que vous ne puissiez pas remettre, alors vous y pourriez aller, mais jamais seule. Hélas ! et qu’irait faire une fille toute seule chez un prêtre ? Que dirait-on ? Oh ! non, il ne le faut pas absolument. Vous pourrez, quand le cas pressera, prendre une sœur avec vous, lui dire l’affaire qui vous mène et eu partir aussitôt. Si le prêtre vous voulait

 

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arrêter pour parler d’autre chose, il ne le faudrait pas. Toutefois, pour une fois ou deux, on pourrait répondre ; mais, après cela, s’il vous voulait tenir plus longtemps, dites : "Monsieur, excusez-moi, s’il vous plaît ; j’ai à faire ; je suis un peu pressée." Car, voyez-vous, mes filles, quoique ce soient des hommes que la sainteté de leur ministère et le sacré caractère qu’ils portent élèvent beaucoup au-dessus du reste du monde, il se pourrait pourtant de quelques-uns que, si vous leur parliez longtemps et de chose non nécessaire, ils ne laisseraient pas de l’écouter ; et les uns et les autres vous perdriez votre temps. C’est pourquoi il faut toujours traiter avec eux fort sérieusement et courtement.

Au regard des dames, vous devez leur obéir en tout ce qu’elles vous ordonneront, leur donner grande connaissance des malades, prendre leurs ordres en tout et les suivre très exactement, ne jamais rien changer de ce qu’elles vous diront et reconnaître que c’est à elles d’ordonner et à vous d’obéir. Mais j’ai un avis bien important à vous donner : c’est de ne vous point faire pair et compagnon avec elles, ni d’empiéter sur leur autorité en ordonnant les choses par vous-mêmes car vous gâteriez tout, mes filles, vous ruineriez la Charité, elles ne voudraient plus de vous et laisseraient tout là. Elles fournissent de leur bien pour l’entretien de la Charité ; vous n’y donnez que votre temps, qui ne servirait de rien sans leur bien ; elles sont comme le chef d’un corps, et vous n’en êtes que les pieds. Oh ! que serait-ce si les pieds voulaient ordonner et faire passer la tête par où bon leur semblerait ! Ce serait une chose bien ridicule, car c’est le propre du chef de commander et c’est le rôle des pieds de se porter où la tête leur ordonne. Or, mes filles, si vous voulez voir la Charité subsister et les pauvres continuer d’être assistés, il vous faut agir ainsi à

 

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l’égard des dames ; sinon, elles s’en lasseraient. Tâchez donc, mes filles, de travailler de toutes vos forces à la pratique des trois points que nous avons remarqués, qui sont un grand amour, une grande cordialité et une grande estime l’une de l’autre, un grand respect et une parfaite retenue envers les ecclésiastiques, une grande dépendance, soumission et obéissance aux dames, une parfaite charité envers vos pauvres et une entière soumission à tous pour l’amour de Dieu.

Je prie de tout mon cœur Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a voulu venir en terre pour être soumis, non seulement à ses parents, mais aux plus méchants de tous les hommes et à ses ennemis ; qui n’est pas venu en terre pour faire sa volonté, mais celle de son Père ; qui n’est pas venu pour commander, mais pour obéir ; je le prie, dis-je, qu’il mette dans vos cœurs le vrai désir de la parfaite obéissance, le vrai esprit d’obéissance que lui-même a eu, et vous donne son vrai esprit pour agir avec tous en toute matière selon sa sainte et divine volonté. Je prie le Père éternel par le Fils, le Fils par sa sainte Mère, et toute la Trinité par nos pauvres sœurs qui sont maintenant dans le ciel.

Benedictio Dei Patris…

 

30. — CONFÉRENCE DU 30 MAI 1647

SUR LES RÈGLES

Mes filles, le sujet de la présente conférence est de l’importance qu’il y a de bien garder ses règles, du bien et de l’utilité qui reviennent de leur observance et du mal qui arrive de s’en relâcher. Ce discours se divise en

Entretien 30. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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trois points. Je viens de vous dire le premier ; le second est des fautes qui se commettent le plus ordinairement et dans lesquelles on se laisse le plus facilement aller ; le troisième, des moyens de remédier aux défauts que l’on aura remarqués. Plaise à la divine bonté nous faire la grâce de tirer, tous tant que nous sommes, fruit et utilité de ce discours !

Ma sœur vous plaît-il nous dire vos pensées ?

Sur quoi la sœur répondit qu’il était bien nécessaire de garder jusqu’à la plus petite de ses règles, parce que, si la nature commence à se relâcher, elle demandera bientôt davantage. Si on néglige une chose aujourd’hui, demain on en négligera une autre.

Sur quoi, notre très honoré Père reprit :

Ce que ma sœur veut dire est bien remarquable, voyez-vous, mes filles ; car c’est une subtilité de la nature, qui cherche ses aises. Si aujourd’hui, par exemple, on s’est levé tard, demain le corps se trouvera pesant, parce qu’il n’aura pas eu tant de repos ; si aujourd’hui on s’en est donné à cœur joie de s’aller promener, de faire des visites, demain l’esprit et le corps ne voudront s’assujettir à être contenus dans les bornes de la règle. C’est pourquoi, mes sœurs, il n’est rien comme s’accoutumer à faire tout ce qu’il faut, pour ne trouver rien de difficile. Quand le corps est une fois accoutumé, il n’a plus de peine et se porte fort bien. Voilà, par exemple, un pauvre soldat qui aura été longtemps à l’armée, mal nourri, couché sur la paille ; et encore bien heureux s’il y en a ! De retour à sa maison, dès qu’il a un peu plus de repos, qu’il est mieux couché, il devient malade. C’est pourquoi, mes filles, ma sœur a bien raison de dire que si l’on fait aujourd’hui peu, demain l’on voudra faire moins. Continuez, ma sœur.

La sœur ajouta que, pour entrer dans la pratique des

 

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règles, il lui semblait bon de se proposer tous les jours d’y être fidèle, et le soir de faire son examen dessus pour voir en quoi on aurait manqué.

— C’est, ma fille, que chaque jour le matin, vous vous diriez : "Je veux garder ma règle aujourd’hui (ne point parler de demain) ; Dieu aidant, je n’y manquerai en rien." Et le soir, même le long du jour quelquefois, aux examens généraux ou aux particuliers, vous verriez en quoi vous auriez contrevenu ; et cela, c’est, je pense, ce que vous avez voulu dire, ma sœur, pour en faire pénitence ; car c’est nécessaire ; il se faut punir, si l’on a manqué, soit dire une dizaine de son chapelet, soit baiser la terre ou même prendre la discipline. Si vous suivez ce conseil, vous remarquerez bientôt du progrès dans l’observance de vos règles. Quand le corps se voit ainsi traité, il s’assujettit bientôt. Oh ! Dieu vous bénisse, ma sœur !

— Et vous, ma sœur, vous plaît-il nous dire ce que vous avez pensé ?

— J’ai pensé que, dès notre entrée à la maison, nous sommes obligées de pratiquer les règles, puisque nous avons promis à Dieu de vivre conformément à icelles et à l’esprit de la Communauté ; et y manquer, ce serait être infidèle à Dieu.

— Ah ! il est vrai, ce serait être infidèle à Dieu ; vous dites vrai, ma fille, ce serait être infidèle à Dieu ! Continuez, s’il vous plaît.

La sœur ajouta que, pour être vraie Fille de la Charité, il ne suffit pas d’en porter le nom et l’habit, qu’il faut en faire les œuvres sinon, on donnerait mauvais exemple à toute la Compagnie ; ce qui lui serait à grand préjudice. Sur le second point, elle dit que les défauts les plus ordinaires sont : la négligence et le peu d’amour avec lequel chacun s’acquitte de sa charge ; l’absence de

 

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cordialité, de support et de déférence au jugement de nos sœurs, d’où vient habituellement le peu de charité qui est entre nous ; enfin les manquements au silence aux heures ordonnées. Sur le troisième point, elle a remarqué qu’un bon moyen était d’avoir pour les règles une grande estime et un grand amour, car elles sont la voie par laquelle nous arriverons au ciel ; et de prendre soin de ne rien faire qui puisse malédifier nos sœurs.

Une autre sœur observa qu’il n’était pas de meilleur moyen que la pratique des règles pour plaire à Dieu et avancer dans la vertu qu’on y manquait souvent en parlant des défauts des autres et que ce défaut se corrigerait en s’exerçant à la présence de Dieu.

Une autre sœur donna pour raisons de l’observance de nos règles qu’il n’y a rien en icelles qui ne tende à la gloire de Dieu, que Notre-Seigneur a voulu accomplir fidèlement sur terre tout ce que les prophètes avaient dit de lui, sans en laisser une circonstance, et que les règles prescrites dans les communautés sont des lumières que Dieu a données aux supérieurs pour les annoncer à ceux et celles qui les veulent embrasser et y être fidèles. Su} le second point une des principales fautes est que nous ne réfléchissons pas assez sur l’excellence de nos règles ; d’où vient que nous n’en concevons pas la valeur, et que peu à peu nous nous laissons aller à la négligence. Le remède est de s’animer par les deux raisons du premier point, qui sont que nous rendrons gloire à Dieu et lui donnerons du contentement.

Une autre sœur dit qu’une raison, c’est que, appelées où nous sommes par la volonté de Dieu, nous devons croire que c’est un chemin sûr pour arriver à la perfection où il nous veut. La faute la plus générale, source de beaucoup de fautes particulières, c’est de ne pas

 

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estimer assez nos règles, de nous persuader que nous pouvons en être facilement dispensées sur le moindre empêchement qui arrive. Le remède à cela, c’est d’en concevoir une haute estime et de nous donner à Dieu tout de nouveau pour entrer dans une plus fidèle pratique.

Une autre sœur dit que, si nous gardons nos règles, nos règles nous garderont aussi ; qu’une faute assez fréquente est de manquer de douceur et de compassion envers les malades qu’un bon remède est de nous exciter, au commencement de nos actions, à les faire pour l’amour de Dieu.

Plusieurs autres sœurs parlèrent ; mais, comme la plupart n’avaient point écrit, on n’a pas pu tout retenir. Mademoiselle, requise par notre très honoré Père de dire ce qu’elle avait pensé, bailla son billet, qui portait ce qui s’ensuit.

Une raison est la reconnaissance des obligations que nous avons à Dieu, qui sait que nous avons besoin des règles pour notre salut, et nous a donné ce moyen pour y coopérer avec sa grâce. Une autre raison est que, si, dans les Compagnies, les règles ne sont observées, aussi bien en ce qu’elles conseillent, qu’en ce qu’elles défendent, le désordre et la désunion y seront continuels, et Dieu y sera plus déshonoré que glorifié.

Les fautes les plus ordinaires sont d’apporter peu de soin à s’appliquer à l’oraison, de ne pas assez estimer nos règles, de nous persuader qu’elles ne nous obligent pas, de trouver mauvais que nos supérieurs soient avertis de nos fautes et de prendre la liberté de dire les fautes d’autrui aux unes et aux autres, avec toutes nos peines et petits mécontentements, avec murmure souvent contre les supérieurs.

Comme moyens, faire tout le contraire, s’informer souvent de ce qui est de nos règles, déclarer à nos supérieurs,

 

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le plus tôt que nous pouvons, les fautes que nous avons faites contre, se donner tous les jours à Dieu pour les pratiquer, lui en demander la grâce et prier pour cela la sainte Vierge et notre bon ange.

Notre très honoré Père, après avoir approuvé tout ce qui s’était dit, tant des raisons que des remarques et des moyens, commença son discours à peu près en ces termes.

Je rends grâces à Dieu, mes chères filles, des lumières qu’il a données à vos esprits sur le présent sujet, qui sont telles, par sa miséricorde, qu’il paraît sur vos visages que vos cœurs en sont touchés. Il me semble que j’y lis le désir d’entrer tout de bon dans la fidèle pratique de vos règles. Je vois en vos façons tout autre chose qu’à l’ordinaire. Oh ! je lui en rends grâces de tout mon cœur et supplie sa bonté de nous faire entrer dans la vraie connaissance de la gloire qui lui en reviendra.

Savez-vous, mes filles, un puissant motif d’embrasser vos règles, ah ! vous-mêmes l’avez dit, c’est que Dieu les a inspirées aux supérieurs pour vous les donner. Vous avez dit que c’était Dieu qui les avait faites. Ce n’est pas vous qui avez dit cela ; c’est saint Paul, mes filles. "Tout bien, dit ce grand saint (1), vient de Dieu" ; rien ne se fait pour Dieu que ce ne soit lui qui le fasse. Or, mes filles, quelle œuvre Dieu a-t-il plus faite que la vôtre ? Qui aurait su la faire comme il l’a faite ? Comment Dieu même eût-il pu faire pour la mieux faire ?

Premièrement, il a pris de pauvres filles. S’il en eût pris de riches, eussent-elles fait ce que faisaient celles-ci ? Eussent-elles servi les malades dans les plus bas et pénibles services ? Eussent-elles été porter une marmite,

1. Seconde épître aux Corinthiens V, 18.

 

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une hotte au marché, acheter les provisions ? Et quoique, par la grâce de Dieu, il y en ait parmi vous à présent d’assez bonne condition, il est bien croyable que, dans le commencement, elles ne s’y fussent pas mises.

Après cela, Dieu pouvait-il mieux faire que de mettre parmi vous la frugalité qui s’y observe ? Et n’est-ce pas une marque que c’est Dieu ? Si vous aviez été bien nourries, si vous aviez eu des viandes délicates, hélas ! mes filles, la nature, qui recherche les aises, ne se serait guère souciée d’aller secourir les autres ; vous vous seriez mises à fainéanter dans la bonne nourriture ; et puis on ne vous aurait pas voulues ; car, comme vous deviez dépenser peu, pour n’être point à charge aux lieux qui vous demandaient, il fallait nécessairement être dans cette frugalité de vie, qui vous est une marque tout assurée que votre œuvre est l’ouvrage de Dieu.

Et ne voit-on pas encore cela tout clairement dans son commencement et dans son progrès ? Une marque pour reconnaître les œuvres de Dieu, c’est, dit saint Augustin, quand elles se font par elles-mêmes. Cela va d’une certaine manière que l’on ne peut remarquer ; et enfin cela se fait, sans que l’on puisse dire comment. Il en est ainsi de votre établissement, mes chères filles, car l’on ne peut dire comme il s’est fait, ni qui l’a fait, si ce n’est Dieu. Demandez à Mademoiselle Le Gras si elle y pensait. Hélas ! à rien moins. De moi je vous puis dire devant Dieu que je n’y pensais point du tout. Et qui y pensait donc, Monsieur ? Oh ! c’était Dieu, mes filles qui savait bien ce qu’il voulait faire. Et partant, aimez sa conduite sur votre Compagnie et tenez-vous attachées à l’esprit qu’il y a mis et à la pratique des règles qu’il y a introduites, lesquelles contiennent en soi les moyens les plus assurés pour vivre en vraies

 

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chrétiennes. Et non seulement cela, mais, observées dans l’esprit de Dieu, elles vous feront atteindre à la plus haute piété religieuse et à la plus solide vertu qui se puisse pratiquer dans le christianisme.

Premièrement, elles sont conformes à l’Évangile. Elles contiennent tout ce que Notre-Seigneur nous a enseigné de plus parfait, tout le chemin qu’il a montré pour arriver au royaume des cieux. Elles vous le marquent ; je vous le ferais voir en tout, si je n’étais point pressé d’ailleurs ; mais je vous en remarquerai seulement deux ou trois articles.

Le premier conseil évangélique enseigne la pauvreté, et c’est par où Notre-Seigneur commence quand il enseigne le chemin de la perfection à celui qui le veut suivre ; et, par la miséricorde de Dieu, mes filles, c’est par où vous commencez. Car, à votre entrée ici, vous ne possédez rien ; si vous avez quelque chose, vous y renoncez, selon le précepte évangélique. A la maison, vous avez pauvreté en tout. vous êtes vêtues de la moindre étoffe, aucune coiffure n’est plus simple que la vôtre, dans votre vivre se remarque la frugalité que je vous disais tantôt être une marque de la conduite de Dieu sur votre œuvre ; et tout le reste, par sa grâce, est dans une très grande pauvreté.

O mes filles, pour votre consolation, je vous dirai que rien n’est plus saint, ni plus parfait, dans les conseils évangéliques, que cela même qui vous est prescrit par les règles que Dieu vous a données ; et c’est, par sa grâce, ce que vous faites toutes.

En suite de la pauvreté, Notre-Seigneur ordonne de se quitter soi-même ; n’est-ce pas, mes chères filles, ce que vous faites en venant dans la Compagnie des Filles de la Charité ? Car, dans tous les Ordres qui sont en l’Église de Dieu, qui doit renoncer autant et plus

 

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continuellement à soi-même que vous ? Pour moi, je n’en sais point. Quitter sa volonté, dès que l’on vient, n’avoir jamais pensée de se pouvoir satisfaire en rien, être dans une entière et continuelle dépendance de la volonté des supérieurs pour aller, demeurer, avoir cet office, ou cet autre, c’est tout à fait renoncer à soi-même.

En troisième lieu, Notre-Seigneur conseille le mépris de soi-même ; et, par son infinie miséricorde, c’est ce que vous cherchez. Y a-t-il rien de plus méprisable aux yeux du monde qu’une pauvre Fille de la Charité ? Les saintes règles qu’il a plu à la bonté de Dieu vous donner ne vous enseignent-elles pas le mépris, quand elles vous ordonnent de soumettre votre jugement, d’avoir toujours une haute opinion de votre sœur et de croire que ce qui est mal fait vient de vous ?

O mes filles, qu’elles contiennent de perfection et que vous devez être assurées que c’est la main de Dieu qui vous les a données, puisqu’elles sont remplies des pratiques les plus saintes que Jésus-Christ a enseignées à ceux qui le voudront suivre, et que les apôtres et les saints ont tenues !

L’une d’entre vous a dit, et il est très vrai, qu’il est bien difficile de persévérer en sa vocation dans la négligence de ses règles. Hélas ! mes filles, c’est Dieu qui vous a fait parler comme cela car non seulement il est difficile, mais je dis plus, il est impossible ; car comment une personne se rendra-t-elle digne des grâces de la persévérance si elle méprise ses règles ? Et c’est bien les mépriser que ne les garder pas. Vous avez dit encore que, si vous les gardez, elles vous garderont ? De quoi, mes filles, pensez-vous qu’elles vous garderont ? Oh ! elles vous garderont d’être infidèles à Dieu car il ne s’est point encore vu qu’une personne attachée à la pratique de ses règles soit tombée dans la perte de sa vocation.

 

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Si elle commet d’autres fautes, Dieu lui donne grâce pour s’en relever.

Voilà un puissant motif, mes filles et une forte raison pour vous animer à l’exactitude et au soin de la pratique de vos règles. C’est vous-mêmes qui l’avez dit, ce n’est pas moi. Mais j’y reviens pour vous en marquer l’importance, qui est telle, à la bien prendre, qu’il y va du salut éternel ; car, bien que vous ne soyez pas obligées à vos règles sous peine de péché, il est pourtant vrai que, puisque vous êtes dans la Compagnie, vous êtes obligées de les observer. C’est un chemin que Dieu a marqué, ce sont les sentiers par où il vous veut conduire ; et si on s’en détourne, croyez, mes chères filles, que l’on est bien en danger de s’égarer.

En cinquième lieu, la pratique des règles est méritoire et satisfactoire aux personnes qui les ont embrassées. Tout péché mérite peine, ou en ce monde, ou en l’autre. Or, si une personne vraiment et de bon cœur se donne à Dieu dans un genre de vie qui tend à sa gloire, pour y réparer le temps qu’elle a perdu, toutes ses observances lui sont satisfactoires pour les peines dues aux péchés qu’elle a commis, de sorte qu’elle peut appliquer tout ce que ses règles lui ordonnent pour quittance de ses péchés passés. Eh ! mes filles qui d’entre vous négligera un tel avantage ? Qui n’a point été entachée de vanité ? Combien de mensonges, de médisances, de mauvaises pensées entretenues, et combien d’autres fautes que vous ne connaissez pas, pour lesquelles vos règles nous sont de douces pénitences ?

Elles sont méritoires encore par elles-mêmes, car en satisfaisant aux péchés passés, elles acquièrent nouveau mérite, et tel mérite, qu’il ne faut que cela pour rendre une personne sainte, si elle y a été fidèle. J’ai vu un saint Pape, qui était Clément VIII, un fort saint

 

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homme, tellement saint que les hérétiques mêmes disaient : Le Pape Clément est un saint". Il était tellement touché de Dieu et avait le don des larmes en telle abondance que, quand il montait un chemin que l’on appelle l’échelle sainte (2), il baignait tout en larmes. Or, ce saint personnage disait : "Que l’on m’amène une personne religieuse, soit une fille, ou femme, qui ait persévéré dans l’obéissance à ses règles, que l’on m’en donne suffisant témoignage, je ne veux point d’autre marque de sa sainteté et je la canoniserai. Je ne veux point de résurrection de mort ; je ne veux point de guérison de malade, ni d’autres miracles, mais seulement qu’elle ait gardé ses règles ; je la ferai inscrire au calendrier et ferai faire fête."

Ce saint personnage, qui a été pape de notre temps, avait en estime la pratique des règles. Vous voyez par là, mes chères filles, de quel mérite elles sont devant Dieu et à quelle perfection de vie elles mènent les âmes qui s’y rendent exactes, puisque ce saint homme ne demandait pas d’autre témoignage de sainteté que la fidélité aux règles pour canoniser une âme. N’y a-t-il pas là de quoi vous animer à les aimer, à en faire estime et à n’y manquer jamais ?

Et ne suffit-il pas de penser que l’on fait la volonté de Dieu pour en éprouver de la satisfaction ? Y a-t-il rien de plus puissant ? Une âme désireuse de plaire à Dieu peut-elle désirer autre chose que faire sa volonté ? Et faisant ce qui vous est prescrit par vos règles, mes filles, vous êtes tellement assurées de faire la volonté de Dieu que, quand il vous le dirait de sa bouche même, vous ne le sauriez être davantage. Puisque vos règles viennent de lui, votre Compagnie vient de lui, et il vous

2. La Scala Sancta près de Saint-Jean-de-Latran.

 

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y a appelées pour y faire ce qu’il a ordonné à toutes les autres. Oh ! béni soit Dieu, mes filles, et donnons-nous a lui pour à jamais faire cette très sainte volonté !

Voilà donc des motifs, mes chères filles, pour vous exciter à l’amour, à l’estime et à la fidélité que vous devez à vos règles. Le premier est que votre œuvre est l’ouvrage de Dieu ; le second, que vos règles contiennent les moyens de vous acheminer à la perfection chrétienne ; le troisième, qu’elles sont conformes à l’Évangile et composées de ce qu’il y a de plus clair dedans pour acheminer l’âme à la vertu ; qu’il est difficile de persévérer en sa vocation dans la négligence de ses règles ; qu’elles sont méritoires et satisfactoires ; et que, quand il n’y aurait d’autre motif que de penser que l’on fait la volonté de Dieu ce motif serait assez puissant pour nous obliger à ne nous en départir jamais.

Reste maintenant à donner des moyens pour cela ; in nomine Domini. Entre tous ceux, mes filles, que Dieu vous a inspirés, j’en trouve principalement un d’une merveilleuse efficace, qui est d’en demander la grâce à Dieu, mais la lui demander d’une bonne manière, je veux dire dans le dessein d’y correspondre de tout notre pouvoir, dans le dessein d’être fidèles jusques aux plus petites circonstances, parce que, comme vous avez remarqué, qui est fidèle en peu et dans les petites occasions le sera en choses grandes. Or, mes filles, il ne faut point penser qu’il y ait des choses de peu d’importance dans les règles ; car tout ce qui regarde Dieu et sa gloire est sacré et auguste, et nous ne devons laisser chose aucune qui soit en notre pouvoir. Il le faut demander à Dieu tous les matins, il le faut demander le long du jour, il le faut demander les soirs et ne se lasser jamais de le demander.

Oh ! mais, Monsieur, objectera quelqu’une, c’est bien aisé à dire, mais il est bien difficile de pouvoir faire

 

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toutes choses comme elles nous sont dites. Mille occasions surviennent qui nous empêchent de faire aux heures fixées ce que l’on fait à la maison. — O mes filles, pour la consolation de celles qui sont dans des emplois difficiles, je vous dirai qu’il ne faut pas de retardement en ce qui est du service des pauvres. Si, à l’heure de votre oraison, le matin vous devez aller porter une médecine, oh ! allez-y en repos ; après un acte de résignation a la sainte volonté de Dieu, offrez-lui votre action, unissez votre intention à l’oraison qui se fait à la maison ou ailleurs, et allez-vous-en sans inquiétude.

Si, quand vous serez de retour, votre commodité vous permet de faire quelque peu d’oraison ou de lecture spirituelle, à la bonne heure ! Mais il ne vous faut point inquiéter, ni croire avoir manqué, quand vous la perdrez ; car on ne la perd pas quand on la quitte pour un sujet légitime. Et s’il y a un sujet légitime, mes chères filles c’est le service du prochain. Ce n’est point quitter Dieu que quitter Dieu pour Dieu, c’est-à-dire une œuvre de Dieu pour en faire une autre, ou de plus grande obligation, ou de plus grand mérite. Vous quittez l’oraison ou la lecture, ou vous perdez le silence pour assister un pauvre, oh ! sachez, mes filles, que faire tout cela, c’est le servir. Quelle consolation a une bonne Fille de la Charité de penser : "Je vais assister mes pauvres malades, mais Dieu agréera cela au lieu de l’oraison que je devrais faire à présent", et de s’en aller gaiement où Dieu l’appelle !

Quand Moïse fit lecture au peuple d’Israël de la loi que Dieu lui avait donnée sur les pierres, il lui demanda : "Ferez-vous bien cela ?" Et il s’éleva une voix, qui dit : "Nous ne le saurions de nous-mêmes, mais nous le demanderons à Dieu." Ainsi en est-il de vos règles, mes filles. De vous-mêmes, vous ne vous y pouvez rendre exactes ;

 

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mais il le faut demander à Dieu. Ah ! mon Seigneur Jésus-Christ, il est vrai que, de nous-mêmes, nous sommes de pauvres sujets capables seulement d’offenser votre divine Majesté et de déshonorer par nos lâchetés le choix que votre bonté a fait de nous pour vous servir, en la manière de vie où vous nous avez appelées. Mais, nous confiant en cette même bonté et miséricorde divine nous vous demandons de tout notre cœur la grâce pour toutes tant que nous sommes et serons en notre Compagnie, d’accomplir les règles que vous avez voulu nous donner, en la manière dont vous avez accompli en ce monde la très sainte volonté de votre Père Éternel, de mourir plutôt que de commettre jamais une seule infidélité avec connaissance, et, si nous sommes si fragiles que de nous laisser tomber, de nous prêter votre main secourable dans votre immense charité, pour nous relever de nos chutes. C’est ce que nous vous demandons toutes unanimement, mon Dieu, et nous protestons vouloir mourir plutôt que de manquer à un seul point de ce que vous voulez de nous. Plaise à votre bonté nous donner suffisamment la grâce de l’accomplir avec la perfection que vous voulez ! C’est, mes chères filles, la prière que j’adresse de tout mon cœur à Dieu pour vous ; je le supplie de vouloir répondre au désir que vous en avez. Si vous lui demandez souvent la grâce d’accomplir vos règles et vous donnez à lui pour les pratiquer, il ne permettra pas que vous tombiez en infidélité.

Un autre moyen, et bien efficace, mes filles, c’est de vouloir bien être averties des fautes que vous commettez contre vos règles d’accepter que l’on en avertisse les supérieurs et que l’on vous en reprenne, de le souffrir en esprit de douceur, d’être bien aises que l’on vous fasse cette charité, de prier la sœur avec qui vous êtes d’en prévenir Mademoiselle et de me le dire à moi, mais cela

 

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tout bonnement et tout sincèrement : "Mon Dieu ! ma sœur, je vous prie, pour l’amour de Dieu, d’avertir Monsieur Vincent et Mademoiselle des fautes que vous me voyez faire."

Vous ne sauriez croire, mes filles, combien cela sert ; car, hélas ! nous ne voyons que la moindre partie de nos fautes, nous perdons même de vue des fautes de damnation, comme il arriva à David après qu’il eut fait mourir Urie. Il n’y pensait pas et Dieu lui envoya un prophète pour l’avertir de sa faute, et aussitôt il se reconnut "Quoi ! dit-il, hélas ! J’ai fait ce péché-là !" Et le sentiment lui en demeura si fort imprimé que, depuis, il disait tous les jours : "Seigneur, pardonnez-moi mes péchés." Et saint Pierre, quand il renia Notre-Seigneur, ne pensait point mal faire. Et du jour où il fut averti, il ne cessa de pleurer, tant il connut que c’était une faute énorme.

Mais croyez-vous, mes filles, qu’il y en ait dans votre Compagnie et parmi vous qui soient dans cette disposition-là de vouloir bien être averties de leurs fautes et qui veuillent bien que l’on en avertisse les supérieurs ? Oh ! par la miséricorde de Dieu, il y en a, oui, il y en a, je le sais bien, qui voudraient que toutes leurs fautes fussent connues, et j’en sais qui sont très aises qu’on les avertisse et qu’on le die aux supérieurs. Je passe bien plus avant, mes filles, car je veux croire que vous êtes toutes dans la disposition non seulement d’être averties en particulier, mais encore en public.

Voyez, mes filles, les miséricordes de Dieu sur une âme de votre Compagnie (je ne la nommerai pas, au moins pour le présent). Des champs, où elle est restée, elle écrit une lettre à sa sœur venue à Paris ; en voici la teneur : "Ma très chère sœur, je vous salue au pied de la croix de notre cher Sauveur souffrant pour nous. Je vous fais

 

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ce petit mot pour vous prier de me tant obliger que de dire toutes mes fautes à Mademoiselle, sans lui en rien celer du tout ; et ce sera le plus grand témoignage d’amour que vous me puissiez jamais montrer ; car, si vous m’aimez, vous aimerez aussi ma perfection, et, ce faisant, vous ne me refuserez pas ce qui y peut beaucoup contribuer. Et pour vous obliger davantage à faire ce dont je vous prie, voilà une petite Vierge que je vous envoie, laquelle vous convie, par les mérites de son Fils Jésus-Christ, de ne me pas refuser une chose si juste comme est celle-là ; car vous savez, ma chère sœur, le bien que l’on vous a fait lorsque l’on vous en a fait autant ; et croyez donc, s’il vous plaît, qu’avec l’aide de Dieu, cela me sera profitable. Espérant cela de votre charité, je demeure à jamais, en l’amour de notre cher Sauveur, votre très humble servante. Sœur…"

Voilà, mes filles, quels sont les sentiments d’une d’entre vous. Mais je ne la nommerai pas, au moins pour le présent. Que dites-vous de cela, mes sœurs ? Peut-elle, pour demander quelque chose qui lui serait bien avantageuse, mettre plus d’instance qu’elle ne fait pour supplier que l’on die ses fautes ? "Et pour vous obliger, dit-elle, voilà une Vierge que je vous envoie, qui vous y conviera par les mérites de son Fils." Remarquez cela : donner pour obliger une personne à dire ses fautes, et donner une Vierge, image qui lui était peut-être bien chère, afin que, si sa sœur oubliait, elle s’en ressouvînt à cette vue. Oh ! que Dieu la bénisse ! Croyez, mes filles, que, quand nous sommes fidèles à la grâce, elle fait d’admirables effets dans nos âmes. J’ai vu des personnes en venir à ce point de vouloir que tout le monde eût connaissance de leurs fautes. Je confessais aux champs une pauvre femme qui parlait tout haut, de sorte que chacun pouvait entendre ce qu’elle disait, et j’avais beau lui

 

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dire : "Ma fille, parlez bas, on vous entend." — "N’importe, Monsieur, me répondit-elle, je veux bien que tout le monde sache que j’ai été si misérable que de faire tout ce mal." C’est à une pauvre fille de village que Dieu avait donné ces sentiments-là. J’ai vu encore un pauvre homme qui, après s’être confessé, me dit : "Monsieur, si vous me vouliez permettre, j’irais par toute la terre publier mes péchés, afin que chacun me connût pour tel que je suis."

Voilà, mes filles, des effets de la grâce sur les âmes qui n’y résistent point. Oh ! croyez-moi, il en faut venir là. Qui veut avancer à la vertu doit vouloir que ses fautes soient connues ; il doit les découvrir lui-même, et être heureux que d’autres les découvrent. Venez-vous au logis, ne manquez jamais de dire en quoi vous avez failli contre vos règles. Si votre sœur y vient avant vous, priez-la de dire à Mademoiselle en quoi elle vous a vu faillir. Si vous ne pouvez voir Mademoiselle, dites-le à ma sœur Jeanne, dites-le à ma sœur Anne, dites-le à ma sœur telle ; dites-le, je vous prie, et n’y manquez pas.

Voilà, mes filles, des moyens que nous vous avons donnés ; voilà des motifs pour vous porter à l’observance de vos règles. Mais en voici encore un autre, mes filles, que Dieu vous envoie. Jusques à présent vous avez travaillé par vous-mêmes et sans autre obligation, de la part de Dieu, que de satisfaire à l’ordre qui vous était prescrit et à la manière de vie qui vous était donnée ; jusques à présent vous n’avez point été un corps séparé du corps des dames de la confrérie de la Charité ; et maintenant mes filles, Dieu veut que vous soyez un corps particulier, qui, sans être séparé pourtant de celui des dames, ne laisse pas d’avoir ses exercices et fonctions particulières. Jusques ici vous avez travaillé sans autre obligation ; et maintenant Dieu vous veut lier plus

 

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étroitement par l’approbation qu’il a permis être faite de votre manière de vie et de vos règles par Monseigneur l’Illustrissime et Révérendissime archevêque de Paris.

Voici la requête qui lui a été présentée, et voilà les règles, puis voici l’approbation. Je vous en vais faire lecture de l’une après l’autre.

Ce que sa charité se donna la peine de faire, quoiqu’il y eût beaucoup d’écritures.

Le premier article de la règle porte que la Compagnie sera composée de veuves et de filles, qui en éliront une d’entr’elles, à la pluralité des voix, pour être supérieure pendant trois ans, et le pourrait être continuée trois autres, et non plus. Monsieur Vincent dit que cela s’entendait après que Dieu aurait disposé de Mademoiselle laquelle se mit à genoux et le supplia de commencer dès à présent. Il répondit :

Vos sœurs et moi, Mademoiselle, avons à prier Dieu qu’il vous laisse encore longues années. C’est l’ordinaire de Dieu de conserver par des moyens extraordinaires ceux qui sont nécessaires à l’accomplissement de ses œuvres ; et si vous y prenez garde, Mademoiselle, il y a plus de dix ans que vous ne vivez plus, au moins de la manière ordinaire.

Puis il continua la lecture jusques à l’article qui dit : "Ce sera une confrérie, qui portera le nom de Confrérie des Sœurs de la Charité servantes des pauvres malades." Sur quoi il s’écria doucement :

Ah ! le beau titre, mes filles ! Mon Dieu ! le beau titre et la belle qualité ! Qu’avez-vous fait à Dieu pour mériter cela ? Servantes des pauvres, c’est comme si l’on disait Servantes de Jésus-Christ, puisqu’il répute fait à lui-même ce qui leur est fait, et que ce sont ses membres. Et qu’a-t-il fait en ce monde, sinon servir les pauvres ? Ah ! mes chères filles, conservez bien cette qualité, car elle est

 

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la plus belle et la plus avantageuse que vous puissiez avoir. Savez-vous (je ne sais si je ne vous l’ai point déjà dit), savez-vous quelle qualité prend le Pape ? Son titre le plus beau et le plus vénérable, celui dont il se sert dans l’expédition des plus importantes affaires, c’est Serviteur des serviteurs de Dieu. On met : un tel Clément, Urbain, Innocent, à cette heure Serviteur des serviteurs de Dieu. Et vous, mes filles, vous pourriez mettre Servante des pauvres, qui sont les bien-aimés de Jésus-Christ ! Saint François, quand il donna sa règle, prit le titre de mineur qui veut dire petit. Si ce grand patriarche s’est dit petit, ne devez-vous pas tenir à grand honneur de le suivre et de vous dire Servantes des pauvres ?

Notre très honoré Père continua la lecture jusques à l’article qui porte que les sœurs entretenues à la maison y seront nourries du peu de revenu de ladite maison et du travail et de l’épargne des sœurs, puis il dit :

Mes filles, voilà qui est beau : de vos épargnes, c’est-à-dire de ce que vous mettez en réserve par votre frugalité de vie et de votre travail manuel, voyez-vous, travail manuel, cela s’entend de ce que vous faites hors les heures où vous êtes employées pour les malades. Dans les temps que vous avez de reste, vous gagnez de quoi contribuer à en instruire d’autres, qui feront après, le même bien que vous. Oh ! que Dieu vous bénisse, mes filles, et vous donne abondance de grâces !

Monsieur Vincent poursuivit la lecture de la règle, et il s’arrêta sur l’article qui porte qu’elles se garderont d’offenser Dieu mortellement, surtout en ce qui concerne la chasteté, apportant toutes sortes de précautions pour la conserver, ne laissant point entrer d’hommes dans leur chambre et ne s’arrêtant point à parler dans les rues

 

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avec personnes de sexe différent ; que si elles y sont obligées, elles couperont court.

Mes filles, dit-il, cela s’entend des hommes, avec lesquels vous ne vous arrêterez jamais dans la rue que par un extrême besoin. Il vous faut couper court. Dites ce que vous avez à dire, le plus succinctement qu’il se pourra, et puis congédiez-les.

Là-dessus, M. Vincent lut la suite du règlement ; arrivé à l’article du silence, il ajouta :

C’est à quoi je vous exhorte, mes filles. Honorez en ce temps la vie cachée du Fils de Dieu. — Oh ! mais, Monsieur, dira quelqu’une, cela est bien difficile, nous avons affaire à cette heure-là. — Oh ! en ce cas, mes sœurs, souvenez-vous de ce que je vous disais tantôt touchant l’oraison, que servir un malade, c’est faire oraison. Il en est de même du silence mais au moins le faut-il garder exactement depuis la lecture du soir et depuis le lever du matin jusques à la fin des prières. Et si vous y prenez bien garde, rien ne vous en peut empêcher. Il ne faut qu’un peu de soin et de réflexion, mais surtout de désir de satisfaire à la règle.

Après avoir achevé la lecture du règlement, notre très honoré Père ajouta :

Nous avons voulu, mes filles, qu’il fût dit de vous ce qui a été dit de Notre-Seigneur, qu’il commença à faire, puis à dire. Ce que vous venez d’entendre, mes filles, n’est-ce pas ce que vous faites ? Y a-t-il quelque chose que vous n’ayez pas fait ? Non, par la miséricorde de Dieu, ce qui vous est commandé aujourd’hui, vous le faisiez avant. Il est vrai j’en avais déjà reçu ordre du feu Pape ; mais vous n’en aviez point encore eu commandement exprès. Des milliers d’années avant que Notre-Seigneur vînt au monde, Dieu avait envoyé Moïse, à qui il avait donné une loi, figure de celle que Notre-Seigneur

 

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devait apporter. Le peuple l’observa toujours. Mais, quand Notre-Seigneur eut donné la sienne, chacun s’y rangea. Ce n’est pas que Notre-Seigneur ait détruit la première, car les commandements contenus en elle sont en la nouvelle, mais il l’a perfectionnée.

Or, mes filles, voici des règles, approuvées, par la miséricorde de Dieu qui vous font une confrérie de la Charité, séparée de la Confrérie des Dames de la Charité, avec lesquelles vous avez été liées jusques à présent. Elles ne vous dégagent pas de celle des dames, auxquelles vous êtes toujours sujettes en tout ce qui concerne le service des malades, mais elles vous rendent différentes en votre manière de vie, de sorte que la confrérie que vous aviez avec les dames n’est plus à votre égard que comme la loi de Moïse l’est à l’égard de celle de Jésus-Christ. Vous devez considérer ces règles comme vous étant données de la main de Dieu même, puisque c’est par l’ordre de Monseigneur l’archevêque, de qui vous dépendez. Quelle consolation, mes filles, ne devez-vous point avoir de voir un tel effet de la conduite et de l’esprit de Dieu sur vous ! Rendez-lui grâces de ce que vous les avez déjà gardées, rendez-lui grâces de ce que maintenant vous êtes encore plus obligées à les observer et de ce qu’il a plu à sa divine bonté vous en faire donner ordre, et, par cela même, témoignage et assurance qu’il l’agrée. Que votre prochaine communion, mes chères filles, soit pour l’en remercier. Remerciez-le toutes dans la sainte communion de dimanche, et je le voudrais aussi, dans celles du jour de la Pentecôte et de la Trinité ; qu’elles soient toutes trois à cette intention, et aussi pour remercier Dieu de votre vocation et lui demander nouvelles grâces pour sa gloire et l’accomplissement de son œuvre.

Quand Moïse donna la loi de Dieu au peuple d’Israël,

 

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il lui dit, après avoir vu les désirs qu’il en avait : "Peuple, cette loi vous est donnée de la part de Dieu. Si vous l’observez, je vous promets, de sa même part, mille bénédictions en toutes vos œuvres quand vous serez dans vos maisons bénédiction quand vous en sortirez, bénédiction en votre travail bénédiction en votre repos, bénédiction en ce que vous ferez, bénédiction en ce que vous ne ferez pas ; bref toutes bénédictions abonderont en vous et sur vous. Si, au lieu de la garder, vous la méprisez, je vous promets tout le contraire de ce que je vous viens de dire, car vous aurez malédiction dans vos maisons, malédiction hors de vos maisons malédiction quand vous entrerez, malédiction quand vous en sortirez, malédiction en ce que vous ferez et malédiction en ce que vous ne ferez pas ; bref toutes malédictions viendront en vous et sur vous" (2).

Ce que Moïse dit au peuple de Dieu, je vous le dis mes filles. Voilà des règles qui vous sont envoyées de la part de Dieu. Si vous êtes fidèles à les observer, toutes les bénédictions du ciel se répandront sur vous : vous aurez bénédiction dans le travail, bénédiction dans le repos, bénédiction en entrant, bénédiction en sortant, bénédiction en ce que vous ferez, bénédiction en ce que vous ne ferez pas, et tout sera rempli de bénédiction par vous.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise ! quelqu’une n’était pas dans ce dessein, je lui dis ce que Moïse disait à ceux qui n’accompliraient pas la loi qu’il leur enseignait de la part de Dieu : "Vous aurez malédiction dans la maison, malédiction dehors, malédiction en ce que vous ferez et malédiction en ce que vous ne ferez pas, etc."

Je vous ai déjà dit d’autres fois, mes filles, que celui

2. Deutéronome XXVII.

 

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qui se met dans un navire pour faire un long voyage, doit s’assujettir à tout ce qui se fait dans le navire, s’il ne s’assujettissait à toutes les lois qui s’y gardent, il serait en danger de périr. De même, celles qui sont appelées de Dieu pour vivre en une sainte communauté doivent en observer toutes les règles.

Je crois que par la miséricorde de Dieu, mes filles, chacune de vous est dans le dessein de les mettre en pratique. N’êtes-vous pas toutes dans ce sentiment-là ?

Toutes d’une voix répondirent que oui.

Et notre très honoré Père reprit :

Quand Moïse donna la loi au peuple de Dieu, tous étaient à genoux, comme je vous vois maintenant, et j’espère que sa miséricorde secondera vos désirs en vous faisant accomplir ce qu’il demande de vous. Ne vous donnez-vous pas de bon cœur à lui, mes filles, pour vivre dans l’observance de vos saintes règles ?

Toutes répondirent : oui.

Et il reprit :

Ne voulez-vous pas de tout votre cœur y vivre et y mourir ?

Toutes répondirent : oui.

Oh ! je prie, dit-il, la souveraine bonté de Dieu qu’il lui plaise, par son infinie miséricorde, verser abondamment toutes sortes de grâces et de bénédictions sur vous, à ce que vous puissiez accomplir, parfaitement et en tout, le bon plaisir de sa très sainte volonté dans la pratique de vos règles.

Sur quoi, une sœur ou plusieurs demandèrent pardon des fautes qu’elles avaient commises.

Je prie Dieu de tout mon cœur, mes filles, qu’il vous pardonne vos manquements. Et moi, misérable, qui ne garde pas mes règles ! Je vous en demande pardon. Je suis bien coupable envers vous en ce qui concerne votre

 

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œuvre. Priez Dieu, je vous supplie, qu’il me fasse miséricorde. De mon côté, je prierai Notre-Seigneur Jésus-Christ de vous donner lui-même sa sainte bénédiction et n’en prononcerai point les paroles aujourd’hui, parce que les fautes que j’ai faites à votre égard m’en rendent indigne. Je prie donc Notre-Seigneur que ce soit lui.

Et sur ce, il baisa la terre. Ce que voyant, Mademoiselle et toutes nos sœurs, affligées de ce qu’il ne voulait point donner sa bénédiction, le supplièrent plusieurs fois avec tant d’instance et d’importunité, qu’à la fin, il céda.

Priez donc Dieu qu’il ne regarde point à mon indignité, ni aux péchés dont je suis coupable, mais que, me faisant miséricorde, il verse ses bénédictions sur vous à même temps que j’en prononcerai les paroles. Benedictio Dei Patris…

 

31. — CONFÉRENCE DU 18 AOÛT 1647

SUR LA SAINTE COMMUNION

Mes filles, le sujet de cette conférence est de la sainte communion. Le premier point est des raisons que les Filles de la Charité ont, comme tous les autres chrétiens, de se donner à Dieu pour bien communier, c’est-à-dire, mes filles, de l’importance qu’il y a de bien communier, pour les biens qui en reviennent, ou pour les maux qui s’ensuivent. Le second point est de ce que l’on pensera devoir faire pour cela, c’est-à-dire des moyens que chacune aura reconnus nécessaires et propres pour faire une bonne communion. Nous n’avons qu’une heure, mes filles,

Entretien 31. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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et il faut essayer de la bien employer, avec l’aide de Dieu.

Pour quelles raisons, ma sœur, les Filles de la Charité se doivent-elles donner à Dieu pour bien communier ? Quel bien s’ensuit-il d’une bonne communion et quel mal d’une mauvaise ?

La sœur répondit qu’il lui semblait qu’une personne qui avait bien communié faisait tout bien.

— Oh ! la bonne parole, la bonne parole ! La personne qui a bien communié fait tout bien ! Et il est vrai, car comment pourrait faire quelque chose de mal celle qui a été si heureuse que de faire une bonne communion ! Elle porte Dieu dans son cœur, elle porte une bonne odeur partout, elle ne fait rien qu’en la vue et pour l’amour de Dieu. Donc, mes filles, vous êtes assurées qu’une Fille de la Charité qui a bien communié fait tout le reste bien. Son cœur est le tabernacle de Dieu, oui, le tabernacle de Dieu. La Fille de la Charité le doit toujours être, elle doit toujours être en Dieu, et Dieu en elle, et de cette sorte elle ne fera jamais rien que de bien. Et quel mal, ma sœur, revient-il à la personne qui communie mal ?

La sœur répondit que cette personne perdait le mérite de toutes ses autres communions et pouvait même perdre sa vocation.

— Arrêtez un peu là, ma fille. Voilà deux ou trois grands maux que notre sœur a remarqués, qui doivent être bien attentivement pesés et considérés. La personne qui fait une mauvaise communion perdra, dit-elle, le fruit et le mérite de toutes ses communions passées ; elle perdra le mérite de toutes celles qu’elle fera après, si elle ne fait pénitence ; elle perdra tout le bien qu’elle avait jamais fait et qu’elle pouvait faire. Tout cela lui sera compté pour rien, et, pour comble de mal, elle perdra sa vocation. N’est-ce pas ce que fit Judas ? Judas avait reçu

 

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grâce de Notre-Seigneur, tout ainsi que les autres : il avait été appelé à l’apostolat, il avait prêché, il avait fait des miracles il avait l’honneur de suivre le Fils de Dieu, il assista à l’institution du très auguste sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ. Il communia indignement, et que lui arriva-t-il ? Il perdit sur l’heure sa vocation, se retira de la sainte compagnie des apôtres, dont il était, alla vendre son Maître et finalement se damner éternellement. Notre sœur a donc eu grande raison de dire que l’on pouvait perdre sa vocation.

On la perdra même infailliblement, car comment serait fidèle à sa vocation celle qui n’est pas fidèle à Dieu ! Il ne s’y faut point attendre. Celle qui ne fait rien pour se rendre digne des grâces et des fruits de la sainte communion ne se rendra point exacte dans la pratique de ses règles ; elle tombera dans la négligence, puis dans le dégoût, et enfin dans la perte totale des grâces qu’elle a reçues de Dieu. Prenez-y garde, mes filles, car il ne se faut point assurer sur les premières ferveurs que l’on a fait paraître, on oublie tout cela, et celle-là ne se souciera pas du tout des promesses qu’elle aura faites aux hommes qui ne garde pas celles qu’elle a faites à Dieu.

Eh ! quel bien, ma fille, peut-il revenir à une Fille de la Charité qui aura fait une bonne communion ?

La sœur répondit que, quand une personne avait bien communié elle faisait tout bien, qu’elle en était plus douce, plus charitable à l’égard des malades et de plus grande édification à tout le monde.

— Oh ! la grande remarque, que la personne qui a bien communié fait tout bien ! Si Elie, avec son double esprit, faisait tant de merveilles, que ne fera point la personne qui a Dieu en soi, qui est remplie de Dieu ! Elle ne fera pas ses actions, elle fera les actions de Jésus-Christ, elle servira les malades avec la charité de Jésus-Christ elle aura dans sa conversation la douceur de Jésus-Christ elle aura dans ses contradictions la patience de Jésus-Christ ;

 

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elle aura l’obéissance de Jésus-Christ. Bref, mes filles, toutes ses actions ne seront point les actions d’une pure créature, ce seront les actions de Jésus-Christ.

De cette sorte, mes filles, la Fille de la Charité qui a bien communié ne fait rien qui ne soit agréable à Dieu, car elle fait les actions de Dieu même. Le Père éternel regarde son Fils en cette personne ; il regarde toutes les actions de cette personne comme les actions de son Fils. Quelle grâce, mes filles ! Être assuré d’être regardé de Dieu, considéré de Dieu, aimé de Dieu ! Donc quand vous verrez une sœur de la Charité servir les malades avec amour, douceur, grand soin, vous pourrez dire hardiment : "Cette sœur a bien communié." Quand vous verrez une sœur patiente dans ses incommodités, qui souffrira gaiement ce qui se peut rencontrer de pénible à supporter, oh ! soyez assurées que cette sœur a fait une bonne communion et que ces vertus-là ne sont point vertus communes, mais vertus de Jésus-Christ. Affectionnez-vous, mes filles, à imiter la très sacrée et auguste personne de Jésus-Christ, et pour lui-même, et parce qu’il vous rendra agréables à Dieu son Père.

Je pense, mes filles, que, comme il nous reste peu de temps, ce qui a été dit sur l’importance de se donner à Dieu pour bien communier suffira pour vous faire connaître l’avantage et le désavantage qu’il y a à bien communier, ou à mal communier, car, si la personne qui a bien communié fait tout bien, comme il a été dit, et il est vrai, celle qui a mal communié fait tout mal.

Que reçoit celui qui communie dignement ? Il reçoit Jésus-Christ et, avec lui, mille grâces et mille bénédictions efficaces pour opérer son salut et contribuer avec

 

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Jésus-Christ à celui des autres ; enfin il reçoit la vie éternelle.

Et que reçoit celui qui communie indignement ? Hélas ! mes filles, il reçoit sa condamnation. C’est saint Paul qui le dit, et il est vrai ; car le monde périrait plutôt que la vérité des paroles prononcées par les serviteurs de Dieu, qui étaient les organes du Saint-Esprit. Or, c’est la Sainte Écriture, il n’en faut point douter. "Celui qui reçoit dignement le corps et le sang de Jésus-Christ au Saint Sacrement de l’autel aura la vie éternelle, dit ce grand apôtre (1) ; et celui qui le reçoit indignement reçoit sa condamnation et sera éternellement damné, s’il ne fait pénitence."

Puis donc que celui qui communie bien fait des actions qui ne sont pas des actions ordinaires, mais des actions de Jésus-Christ, celui sans doute qui communie mal fait des actions, non pas d’homme, mais de démon, et pires même que de démon, s’il se pouvait. Car le démon pouvait-il rien concevoir de plus sacrilège et de plus abominable que ce que fit Judas après avoir communié indignement ? Se bander contre Dieu après en avoir reçu des grâces si signalées ! Il semble qu’il n’y ait que le démon capable de cela. Et Judas le fait après avoir communié ! Abomination des abominations ! Quitter le parti de Dieu, se bander contre lui, le vendre et le livrer ! Oh ! que celles qui quittent leur vocation ont bien à craindre et à prendre garde que ce ne soit la punition de leurs communions mal faites et sans correction ni amendement ! Je ne parle de personne en particulier, mais j’avertis seulement qu’on prenne garde à ne pas abuser de la bonté dont Dieu use envers nous en ce saint et très auguste Sacrement. Il ne nous châtie pas des premières

1. 1ère épître aux Corinthiens XI, 29-30.

 

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fautes que nous faisons contre lui ; mais craignons que, pour ne nous pas corriger de ces fautes, nous ne venions à communier mal, et que cette communion mal faite n’attire sur nous la punition de tous nos autres crimes ; car Judas (je reviens à cet exemple) avait commis d’autres crimes contre le Fils de Dieu ; il avait conçu en son cœur contre lui une envie qui n’avait point eu son effet ; et sitôt qu’il eut communié, le diable s’empara de son cœur et l’engagea dans ses abominables entreprises.

Mais, Monsieur, direz-vous, qu’est-ce qu’une communion mal faite ? O mes chères filles, Dieu nous en garde ! J’espère de sa bonté que pas une d’entre vous n’est en état de péché mortel. Mais il y a tant à regarder pour faire les communions avec fruit et profit, qu’il est bon, encore que, par la miséricorde de Dieu, nous n’ayons pas la conscience en cet état, de regarder ce qui peut empêcher notre avancement, et si ce n’est point quelque indisposition à la communion, et de voir aussi ce qu’il est besoin de faire pour bien communier.

Que pensez-vous, ma sœur, qu’il soit nécessaire de faire pour bien communier ?

La sœur répondit qu’il lui semblait nécessaire d’en bien demander la grâce à Dieu.

— C’est assez, ma fille, et c’est par où il faut commencer. Car qui peut espérer faire une bonne action, si Dieu ne nous en fait la grâce ? Et qui peut de soi-même former une bonne pensée ? Nul homme vivant, mes filles, ne le peut de lui-même ; c’est saint Paul qui le dit. Oh ! qui pourra donc se disposer à faire une bonne communion, si Dieu ne lui en donne la grâce ! Ma sœur a eu grande raison de trouver ce moyen-là. C’est la base et le fondement de tous les autres ; et Dieu ne le déniera jamais à qui le lui demandera comme il faut. Dieu vous bénisse, ma fille !

 

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Et vous, ma sœur, quel autre moyen pensez-vous être nécessaire pour bien communier ?

La sœur répondit qu’il lui semblait nécessaire de le désirer ardemment.

— O ma fille, vous avez bien raison. Remarquez, mes sœurs, ce qu’elle dit : il le faut désirer ardemment ; ardemment, car Dieu ne veut pas être désiré froidement, ni tièdement, mais de toute la force et de toute l’ardeur de la volonté, tout ainsi que lui-même désire se communiquer à vous, Quand il institua le saint Sacrement,- il dit à ses apôtres : Desiderio desideravi hoc pascha manducare vobiscum (2) ; ce qui veut dire : j’ai désiré ardemment manger cette pâque avec vous. Or, puisque le Fils de Dieu, qui, en la sainte Eucharistie, se donne lui-même, l’a désiré d’un si ardent désir, desiderio desideravi n’est-il pas juste que l’âme qui le désire recevoir et de qui il est le souverain bien, le désire de tout son cœur ?

Ce qu’il a dit à ses apôtres, soyez assurées, mes filles, qu’il le dit encore à chacune de vous. C’est pourquoi il faut essayer d’exciter votre désir par quelque bonne pensée. Vous désirez venir à moi, mon Seigneur ; et qui suis-je ? Mais moi, mon Dieu, je désire de tout mon cœur aller à vous, car vous êtes mon souverain bien et ma fin dernière. Feu Monsieur l’évêque de Genève disait qu’il célébrait toujours comme si c’était la dernière fois, et communiait comme si c’était en viatique. La pratique est excellente, et tant que je puis, mes chères filles, je vous la conseille.

Les jours de vos communions sont assez réglés ; vous les pouvez savoir et, dès la veille, disposer votre cœur. Je vous recevrai demain, mon Dieu. Hélas ! que je voudrais bien que Ce fut avec la préparation que la très sainte

2. saint Luc XXII, 15.

 

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Vierge et tous les saints ont eue ! Je voudrais bien, mon Dieu, avoir tout l’amour des Séraphins pour vous le donner. Que ferai-je, mon Dieu ? Que dira mon entendement ? Que fera ma mémoire ? Que vous donnera ma volonté ? Seigneur mon Dieu, mettez vous-même en moi tout ce que vous y voulez. Que cette communion répare les défauts de toutes les autres, dont j’ai été si malheureuse que de ne pas profiter, et que je puisse, mon Dieu, être comme je voudrais être, si c’était la dernière de ma vie et que je dusse mourir incontinent après l’avoir faite !

Vous pouvez, mes filles, faire sur cela un acte de contrition de tous les péchés de votre vie passée, une nouvelle détestation et résolution de les éviter ; et de cette manière, Dieu bénira votre disposition et ne manquera pas de se communiquer à vous et de vous donner son esprit pour opérer ce qu’il veut de vous pour la vie ou pour la mort.

Et vous, ma sœur, que pensez-vous qu’il faille faire pour bien communier ?

— Je pense, Monsieur, qu’il est très nécessaire pour profiter de la sainte communion d’avoir grand soin de rendre grâces à Dieu.

— Vous avez raison, ma fille. Ce que nous avons dit ci-devant touchait la préparation ; et après la sainte communion il est tout à fait nécessaire de remercier Dieu. Si l’épouse venait à faire mauvais accueil à l’époux le jour des noces, que celui-ci a longtemps désiré et où il attend plus de témoignages d’affection, combien demeurerait-il blessé et outré de douleur ! Combien aurait-il sujet de se plaindre du mauvais traitement de son épouse ! Et s’il était de condition à l’avoir fort honorée en l’épousant, combien demeurerait-il indigné et offensé !

Si un ami, depuis longtemps absent de son ami, désirait avec passion le revoir, s’entretenait en lui-même

 

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de cette espérance, se réjouissait à la pensée de cette consolation, si, le jour où il le revoit, au lieu de l’ami qu’il se promettait, il trouvait un ennemi, prêt à lui mettre le poignard dans le sein et à lui ravir la vie, que deviendrait-il ? Cet époux, au lieu d’une épouse, trouverait une effrontée ; et cet ami, au lieu d’un ami, trouverait un ennemi. Or, mes filles, tel est Jésus-Christ aux âmes qui se sont données à lui. Il est époux plus que tous les époux de la terre, et d’une manière tout autre, car elle est toute céleste et toute divine. Il est ami plus que tous les amis du monde, puisqu’il a donné son sang et sa vie pour le salut de chaque âme. Que dira-t-il donc si, ayant désiré d’un grand désir (desiderio desideravi) s’unir à vous, vous faire participantes de ses grâces, de ses mérites et de sa gloire, que dira-t-il si, demeurant dans le silence et dans l’ingratitude, vous le méprisez et lui tournez le dos ? N’aura-t-il pas sujet d’entrer dans une juste colère et de retirer toutes les grâces qu’il vous avait si abondamment départies ? C’est de là, mes filles, que s’ensuivent les pertes de la vocation, et ç’a été le motif pour lequel le malheureux Judas a été abandonné au démon, qui le sollicitait. Il aurait reçu le remède contre la tentation, s’il avait voulu s’en servir ; mais il le méprisa, et vous voyez ce qui lui est arrivé.

Il me souvient qu’il y a six ou sept ans le feu roi Louis XIII fut sept ou huit jours fâché de ce que, au retour d’un voyage, comme il s’était donné la peine de mander Monsieur le dauphin pour le voir, celui-ci ne le voulut pas regarder (c’était un enfant) et lui tourna le dos. Le roi, fâché, s’en prit à ceux qui étaient près du dauphin. "Si vous aviez, dit-il, disposé mon fils, si vous lui aviez montré combien il lui importe de me voir, il serait venu au devant de moi, comme il y était obligé, et aurait témoigné de la joie de mon retour."

 

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Or, mes filles, si un roi de la terre se fâche avec raison de ce que son fils, à son arrivée, lui tourne le dos, que fera Jésus-Christ, roi du ciel et de la terre, en comparaison duquel tous les rois ne sont rien ? Que fera-t-il, dis-je, s’il se rencontre quelqu’une d’entre vous qui, pour ne s’être pas préparée par la considération de ce qu’est Dieu et du bien qu’il apporte à l’âme, au lieu de s’appliquer tout entière à le remercier, à lui donner son cœur, à lui offrir son âme, à se quitter toute pour être à lui demeure froide et inutile ! Oh ! que sa divine bonté aurait sujet dêtre offensée ! Mes filles, prenons-y bien garde, je vous prie, et pour l’amour de ce que nous devons à Dieu, et pour le bien qui en reviendra à nos âmes, et pour la gloire que nous rendrons à Dieu, si nous ne nous rendons point indignes des grâces qu’il nous veut faire.

Et vous, ma fille, qu’est-il nécessaire de faire pour bien communier ?

— Je pense, Monsieur, que, si nous communions bien une fois, cette communion servira de préparation à bien communier une autre fois, et comme cela nous attirerons les grâces de Dieu sur nous, pour n’en point faire de mauvaises.

— Voilà qui est fort bien, ma sœur. Vous voulez dire que, quand nous serons une fois bien préparés, que nous communierons dans la résolution d’être fidèles à Dieu, que nous y travaillerons tous les jours ; car, mes chères filles, c’est où il en faut venir, et que, pour bien communier, nous aurons soin de rendre actions de grâces à Dieu, cette communion nous sera une préparation pour en faire une suivante, et l’autre une autre ; et ainsi nous attirerons toujours nouvelles grâces de Dieu pour monter à un plus haut degré d’amour et de perfection.

Et vous, ma sœur, avez-vous quelqu’autre bon moyen ?

 

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— Monsieur, il me semble qu’une des choses nécessaires pour se disposer à bien communier, c’est de se tenir retiré, comme faisait la sainte Vierge, de ne point faire de visite et de parler peu.

— De sorte donc, ma sœur, que vous pensez que pour bien communier il faut parler peu et ne point faire de visite en ville.

— Monsieur, c’est ma pensée.

— Oh ! Dieu vous bénisse, ma fille, vous avez bien raison ! Hélas ! y a-t-il rien qui dissipe plus le cœur que les paroles et rien qui nuise plus à la récollection et à l’avancement spirituel que les visites inutiles ? Oh ! si quelqu’une d’entre vous, mes filles, sous quelque spécieux et pieux prétexte, car vous ne le voudriez pas autrement, se laissait aller à en faire dont elle ne vît point de profit devant Dieu, qu’elle s’en défasse. La très sainte Vierge sortait pour les nécessités de sa famille et pour le soulagement et la consolation de son prochain ; mais c’était toujours en la présence de Dieu ; et hors cela, elle demeurait paisible au logis conversant de l’esprit avec Dieu et les anges. -Demandez-lui, mes filles, qu’elle vous obtienne de Dieu cette récollection intérieure pour vous disposer à la très sainte communion du corps et du sang de son divin Fils, afin que vous puissiez dire : "Mon cœur est préparé ; mon Dieu, mon cœur est préparé !"

Et vous, ma sœur, que croyez-vous nécessaire ? Donnez-nous quelque bon moyen pour bien communier.

La sœur répondit qu’il lui semblait nécessaire non seulement de n’avoir point d’affection au péché mortel, mais même de se défaire de tout ce que nous pouvions avoir de vicieux, soit dans l’habitude, soit dans la volonté, etc.

— Voyez-vous, mes filles, il ne suffit pas, pour communier souvent, de n’avoir point d’affection au péché mortel, mais il se faut encore défaire de toute affection déréglée, car toute affection

 

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déréglée est vicieuse. Or, aimer cette sœur ardemment et s’y attacher, c’est une affection déréglée ; aimer être en ce lieu plutôt qu’en cet autre, ou dans cet emploi plutôt que dans un autre, c’est une affection déréglée, et il s’en faut faire quitte pour se rendre digne de communier souvent.

Vous, ma sœur, avez-vous quelque autre moyen ? Dites-nous un peu ce que vous faites quand vous voulez vous préparer à la sainte communion ?

La sœur répondit qu’elle se donnait toute à Dieu, disant avec sainte Thérèse : "Mon Dieu, donnez-vous tout à moi, je me donne toute à vous" ; et qu’il était nécessaire, pour profiter de la sainte communion, de mortifier ses sens et particulièrement la curiosité de voir et d’entendre les choses inutiles, qui nous occupent l’esprit et empêchent de nous unir à Dieu.

— Vous plaît-il, Mademoiselle, nous dire vos pensées sur l’un et l’autre points ?

Sur quoi Mademoiselle fit lecture de son oraison, qu’elle avait rédigée par écrit en ces termes :

Sur le premier point, il m’a paru deux raisons principales, dans lesquelles sont comprises toutes les autres dont l’une est la crainte et l’autre l’amour. Le commandement de l’Église de communier tous les ans sous peine de péché mortel fait connaître que Dieu veut absolument que nous communiions ; et il y a apparence que cette menace nous avertit de communier plus souvent, sous peine de perdre beaucoup de grâces qui nous seraient données par la sainte communion.

Il nous importe encore beaucoup de nous donner à Dieu pour bien communier, puisque, sans cela, nous serions en danger que les menaces, tant de ceux qui ne communient pas, que de ceux qui communient mal, ne s’adressassent à nous pour nous punir.

 

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L’autre raison que nous avons de nous donner à Dieu pour bien communier est la reconnaissance que nous devons avoir du grand amour qu’il nous fait paraître, se donnant à nous en la sainte communion ; ce que nous ne pouvons faire qu’en témoignant à Notre-Seigneur un amour en quelque manière réciproque, en désirant de tout notre cœur le recevoir, puisque de tout son cœur il se veut donner à nous. Son amour m’a paru encore plus grand en ce que, son Incarnation ayant suffi pour notre Rédemption, il semble qu’il se donne à nous en la sainte hostie seulement pour notre sanctification, non seulement par l’application des mérites de son incarnation et de sa mort, mais encore par la communication que sa bonté désire nous faire de toutes les actions de sa vie, et pour nous mettre dans la pratique de ses vertus nous désirant semblables à lui par son amour.

Au second point, qui est de ce qu’il nous convient de faire pour nous donner à Dieu pour bien communier, il m’a semblé qu’il faut que nous ayons une si grande estime de la communion, que cela nous donne crainte de n’avoir pas en nous les dispositions pour bien communier et que, comme un des effets de la sainte communion, et le principal est de nous unir à Dieu, nous devons, tant que nous pouvons, ôter les empêchements à cette union. Et voyant que le plus dangereux est d’être trop à nous-mêmes, par l’amour de notre propre volonté, il faut nécessairement que nous nous donnions à Dieu pour n’avoir plus qu’une même volonté avec lui, pour participer aux fruits de la sainte communion ce que j’ai désiré faire après que tant de fois Dieu m’a fait connaître que j’étais incapable de toute sorte de bien et tout indigne de la sainte communion.

Ce qu’il m’a semblé devoir faire, c’est une attention plus forte sur les actions du Fils de Dieu pour essayer

 

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d’y unir les miennes aidée de sa grâce. Et parce que je sais que Dieu voit tout, je pensé qu’il faut que nous ayons toujours une droite intention pour communier, sans mélange d’aucun respect humain, mais par l’amour que nous devons porter à l’humanité sainte et divine de Jésus-Christ, pour être fidèles à correspondre à l’amour qu’il a pour nous en ce très saint Sacrement.

La connaissance que Dieu m’a donnée de l’abus que j’ai fait souvent en ma vie de la sainte communion, menant une vie qui m’en rendait indigne, par la violence de mes passions, m’a inspiré le désir de travailler à les mortifier, à ce que je n’aie pas la haine de Dieu au lieu de son amour, si je continuais à faire mauvais usage de cette divine nourriture

— Voilà, mes chères filles, des moyens suffisants pour vous disposer à bien communier et à profiter de vos communions. Et quand vous communierez de cette sorte et avec les dispositions que vous-mêmes avez dites, car c’est à vous que la bonté de Dieu a communiqué toutes ces vérités, et je n’ai fait que les repasser, quand, dis-je, vous communierez en cette manière, vous pouvez vous assurer d’avoir bien communié. Vous avez dit qu’il fallait en demander la grâce à Dieu. Rien de plus facile que de la demander, et on l’obtient si on la demande comme il faut, c’est-à-dire de bon cœur, dans le désir d’en faire usage.

Les moyens ne manquent pas : mortifier ses passions, mortifier ses sens, parler peu, ne point faire de visite inutile, se disposer d’une communion à l’autre, et dans ce temps, mes filles, avancer toujours de quelque degré en vertu et en l’amour de Dieu, et tous autres moyens efficaces dont vous avez parlé, sur lesquels je n’ai pas eu loisir de faire des remarques. Il en est un, mes filles, dont vous n’avez rien dit qui est de se confesser ; oh !

 

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oui, mes filles, il se faut confesser. C’est la préparation prochaine et celle qui répare les défauts qui pourraient être dans toutes les autres. Elle supplée à leur imperfection et confère la grâce qui rend nos âmes si agréables à Dieu. Il y faut donc aller tant qu’il se pourra ; car nous ne saurions être trop purs pour approcher de Dieu ; mais surtout il y faut aller avec résolution de travailler à notre amendement

Un autre moyen encore pour obtenir le pardon de toutes les fautes que nous pouvons avoir commises dans nos communions, vous, mes filles, et moi, misérable pécheur, c’est de demander miséricorde à Dieu pour le passé, et grâce pour l’avenir. Faites cette demande de tout votre cœur, chacune en particulier ; et moi, comme le plus coupable, je la ferai à haute voix et pour vous et pour moi, le cœur plein de confiance que Dieu ne regardera pas mes péchés, mais votre désir.

Mon Dieu, de tout mon cœur je vous demande miséricorde. Miséricorde, mon Dieu, miséricorde pour tous les abus que nous avons faits de vos grâces ! Pour la négligence que nous avons eue à nous amender des fautes qui vous déplurent en nous, miséricorde, mon Dieu ! Pour toutes les fois que nous avons traité indignement vos sacrés mystères miséricorde, mon Dieu ! Ne vous souvenez point de nos péchés. Que ces jours malheureux soient rayés et que votre miséricorde les oublie pour jamais ! Je vous le demande, mon Seigneur, et pour toute cette Compagnie et pour moi, et en même temps je vous supplie, mon Dieu, de nous donner grâce à ce que jamais plus nous n’approchions de vos saints autels qu’avec la préparation que vous désirez, à ce que nous puissions pratiquer les moyens que vous nous avez fait connaître nécessaires pour cela, et à ce que nous puissions être fidèles et à vos grâces et à votre saint amour.

 

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Ne considérez pas, mon Dieu, la voix du pécheur qui vous parle, mais daignez regarder les cœurs de ceux qui vous demandent et cette miséricorde et cette grâce ; et moi, quoique le plus indigne qui soit, je ne laisserai pas, me confiant en vos promesses ! mon Dieu, de proférer les paroles de bénédiction qui confèrent votre esprit et votre grâce. Plaise à votre bonté, à mesure que je les prononcerai, en remplir les esprits de ceux qui les reçoivent de votre part !

Benedictio Dei Patris…

 

32. — CONFÉRENCE DU 22 SEPTEMBRE 1647

SUR LA PERSÉVÉRANCE DANS SA VOCATION

Le sujet de la présente conférence, mes chères filles est de la persévérance en votre vocation. Le premier point est des raisons que chacune de nous a de persévérer en sa vocation jusques à la mort, moyennant la grâce de Dieu ; et le second, de ce que l’on doit faire quand on se sent ébranlé.

Ma fille, vous plaît-il nous dire vos pensées là-dessus ? La sœur lui bailla en main le billet qu’elle avait fait écrire, et sa charité prit la peine de le lire.

Sur le sujet de la conférence, qui est des raisons que nous avons de persévérer en notre vocation, j’ai pensé qu’il nous fallait regarder l’instituteur d’icelle, qui n’est autre que Dieu. Secondement, j’ai pensé que ce jeune homme de l’Évangile qui s’était retiré tout triste, entendant Notre-Seigneur lui dire qu’il vendit tout ce qu’il avait, pour le suivre, était tombé dans l’oubli des hommes. De même, il est à craindre qu’une Fille de la Charité,

Entretien 32. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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infidèle à sa vocation, ne soit oubliée de Dieu et des hommes.

Le deuxième point est de ce que nous devons faire quand nous nous sentons ébranlées. J’ai pensé qu’il fallait repasser quelquefois en notre esprit les motifs qui nous avaient menées à nous donner à Dieu en cette vocation, et nous rappeler la ferveur avec laquelle nous pratiquions ce qui nous y était prescrit quand nous avons commencé.

Un autre moyen est de regarder souvent Notre-Seigneur en ses souffrances, qui ont été grandes et ont duré toute sa vie jusques à la mort.

— Voilà donc deux raisons que notre sœur dit sur ce premier point. La première, regarder qui est l’instituteur du genre de vie que nous avons embrassé, lequel n’est autre que Dieu. Il est vrai, mes filles, la raison est très bonne. Car, quand la Fille de la Charité qui sera tentée de quitter sa vocation viendra à considérer que c’est Dieu qui en est auteur, ne verra-t-elle pas que c’est le diable qui, par son artifice, l’en veut tirer ?

La seconde raison qu’elle propose pour se tenir ferme, c’est la crainte qu’il ne nous en arrive autant qu’à ce jeune homme qui fut trouver Notre-Seigneur pour lui demander ce qu’il fallait faire pour gagner le royaume des cieux ; et Notre-Seigneur lui ayant répondu qu’il vendît ce qu’il avait et le suivît, l’Évangile dit qu’il se retira tout triste, et depuis n’est fait aucune mention de lui et on ne parle point du tout de ce qu’il advint. Or, ma sœur veut dire qu’il en est de même de la personne qui quitte sa vocation ; retirée du lieu où Dieu l’avait placée, elle tombe dans l’oubli et de Dieu et des hommes. Cette fille qui pouvait faire tant de bien, qui avait talent pour servir les pauvres avec tant de profit, qui pouvait rendre de la gloire à Dieu par tant de bons emplois

 

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qui auraient fait son bonheur si elle s’était laissé conduire, cette fille s’est-elle retirée, l’on n’en parle plus, l’on ne s’informe point de ce qu’elle fait ou ne fait pas, mais on la laisse là pour telle qu’elle est.

Sur le second point, notre sœur fait encore deux remarques, dont la première est de repasser par notre esprit les motifs qui nous ont porté à faire choix de notre vocation. Oh ! que c’est un grand moyen, mes filles, pour se renouveler ! Car ordinairement, quand on est tenté, on oublie tout, et il ne nous paraît de raisonnable que ce qui nous porte encore à la tentation.

Oh ! mais je ne sais pas si c’est Dieu qui m’a appelée en cette manière de vie. — Eh ! qu’est-ce qui vous a pu faire quitter ce que vous étiez, si ce n’est Dieu ? Est-ce le sang ? Est-ce la chair ? Hélas ! par la miséricorde de Dieu, ils n’ont pas si fort leur satisfaction dans la Compagnie.

Oh ! mais, dira quelqu’une, peut-on être tentée de quitter sa vocation quand elle vient de Dieu ? — Je réponds : Oui, mes filles, on le peut. Mais, si la tentation durait un jour, ou huit jours, ou un mois si elle durait six mois, si elle durait des années, mes filles ce ne serait pas un argument pour faire croire que votre vocation ne serait pas de Dieu.

Mais les saints ont-ils été tentés ? — Oh ! je vous réponds que oui, mes filles, et de tentations très fortes.

Eh quoi ! aussi longtemps que moi ? — Quelques-uns, toute leur vie. Et Dieu l’a ainsi permis pour manifester sa gloire et sa puissance, en montrant que, quoique le diable fasse ses efforts pour détourner ses serviteurs, ils ne manquent pourtant point à la fidélité qu’ils lui doivent.

Or, les tentations viennent en ces deux manières. Quelquefois de la part de Dieu, qui propose ses serviteurs au

 

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diable pour lui faire honte, ainsi qu’il fit de Job. "Vois-tu, dit-il, mon serviteur Job, combien c’est un homme fidèle à ma loi." Et aussitôt le diable lui demande permission de le tenter, et Dieu la lui accorde pour faire voir que son serviteur serait aussi ferme dans l’épreuve qu’il l’avait été dans la tranquillité, et même pour lui donner l’occasion de mériter la couronne en gagnant la victoire.

Le diable tente encore les serviteurs de Dieu par envie du bien qu’ils font et à eux-mêmes et au prochain ; il veut leur chute pour les empêcher de le continuer. Voilà, par exemple, une Fille de la Charité qui va porter un pot à un malade. Ce n’est pas grand’chose ce n’est qu’un peu de bouillon. Mais, en le portant, elle dira au malade quelque bon mot, et Dieu lui touchera le cœur. Oh ! c’est ce qui fait crever le diable de dépit. Elle lui ôte cette âme qu’il croyait sienne ; par vengeance, il fera son possible pour la perdre elle-même et commencera petit à petit : premièrement, en lui donnant de la peine dans ses exercices, puis en lui procurant de petits chagrins qui la rendent de mauvaise humeur ensuite en la portant à né plus aller que lâchement et par manière d’acquit. Elle vient après à se relâcher des pratiques de sa règle, puis à les avoir à dégoût et enfin à tout quitter. Et d’où vient qu’elle en est venue là ? Oh ! c’est qu’elle n’est pas demeurée ferme à croire que l’Institut vient de Dieu et qu’il l’y a appelée pour faire son salut. Et pour n’avoir pas eu une assez haute estime de ce qu’elle était, elle est misérablement déchue. Oh ! bien ! n’entrons point en jugement ; il n’y a que Dieu qui le sache.

Mais qu’arrivera-t-il ensuite, mes filles ? Il arrivera que cette pauvre fille, pour s’être rendue indigne du choix de Dieu, sera dépouillée de la grâce qu’il lui avait donnée, grâce suffisante pour se sanctifier. Nous autres prêtres,

 

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quand nous sommes si misérables que de commettre quelque crime qui mérite la mort, nous sommes condamnés par les juges et renvoyés à l’évêque pour être dégradés. Quand le criminel est arrivé devant l’évêque, on le revêt des habits sacerdotaux, puis l’évêque fait une imprécation en latin, disant que, pour avoir malheureusement abusé de sa vocation, il s’est rendu indigne de la chasuble ; et ainsi on lui ôte premièrement la chasuble. Puis l’évêque recommence et dit que, pour avoir abusé de sa vocation, il s’est rendu indigne de l’étole sainte ; et on lui ôte l’étole. Puis c’est le manipule, la ceinture, l’aube et tous les autres habits ecclésiastiques.

Or, mes filles, il en est de même, à l’égard de Dieu, d’une Fille de la Charité qui perd sa vocation. Dieu l’a miséricordieusement appelée ; il lui a montré le bien qu’elle embrassait ; il lui a donné grâce pour s’acquitter de ce qu’elle y devait faire. Et cette fille négligera ses règles, ne tiendra aucun compte de l’obéissance, aimera sa propre volonté, méprisera les avertissements qui lui sont donnés par ses supérieurs. Dieu la souffre quelque temps, lui manifeste son état, permet que ses fautes soient connues et qu’elle soit avertie de s’en corriger. Et comme elle méprise tout, Dieu dit : "Je t’avais appelée d’un tel lieu pour jouir des récompenses que j’ai promises à ceux qui me servent, et tu t’en es rendue indigne ; et pour cela je donnerai à une autre la couronne que je t’avais préparée" ; et il appellera une fille de Touraine, de Saintonge, de Bretagne pour venir ici recevoir la couronne qu’il avait destinée à Marie, Françoise, Jeanne, que sais-je moi ? lesquelles il avait miséricordieusement appelées et qui s’en sont rendues indignes. Voilà, mes chères filles, ce que Dieu fait quand, par nos lâchetés, nous avons donné lieu à son juste courrouxde se décharger sur nous.

 

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Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— J’ai pensé qu’une des raisons de tenir ferme en notre vocation, c’est que Dieu y est glorifié par les exercices de piété que nous pratiquons tous les jours, en servant les pauvres. La seconde raison est que ce n’est pas tout de bien commencer, si nous ne persévérons pour augmenter la gloire de Dieu…

— Voilà donc deux raisons que ma sœur remarque sur le premier point : que Dieu, dit-elle, est glorifié en nous par l’exercice des vertus que nous pratiquons, et que ce n’est pas assez de bien commencer, si nous ne persévérons pour augmenter la gloire de Dieu. Qu’il est bon, mes filles, de vouloir tirer sa gloire des actions d’une pauvre fille des champs ! Jeanne, Marie, Françoise souffriront volontiers ce qu’on leur dira en passant, quand elles vont servir les malades. Voilà une pratique de patience. Ce malade ne se contentera pas, et elles ne laisseront pas d’essayer de le tirer de chagrin de lui parler de Dieu, de lui apprendre à former un acte de foi et voilà une pratique de charité. Si le malade leur dit qu’il est mai servi, elles s’excuseront ; et voilà une pratique d’humilité. Ainsi elles trouveront occasion de pratiquer mille vertus, par lesquelles Dieu sera glorifié. Les filles qui ne regardent point leur intérêt, ni leur commodité, vont également en tout temps ; eh ! n’est-il pas manifeste qu’il y a un Dieu pour qui elles travaillent ? Mais, quand on les verra augmenter en vertu et travailler jusques à la mort oh ! elles montreront que véritablement elles l’aiment et que rien ne les peut séparer de lui.

Eh ! que doit faire, ma fille, une fille qui se sent ébranlée, tentée, poussée de tout quitter ?

— Je pense qu’il se faut découvrir à nos supérieurs comme à personnes que Dieu nous a données pour conduite dans notre vocation.

 

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— Pensez-vous, ma fille, que cela soit un moyen pour abattre la tentation ?

Oh ! oui, certainement c’en est un, et très infaillible, pourvu que ce soit ingénument et dans le dessein de suivre les avis qui nous seront donnés ; car rien ne rompt les coups du diable comme de les dire ; dès qu’il se voit découvert, il quitte la partie. C’est pourquoi il est bon, mes filles, que celles qui se sentiront tentées s’adressent au supérieur et lui disent franchement et vraiment les choses comme elles sont : "Monsieur, je me sens tentée pour tel et tel sujet ; cela me donne telles pensées, et je vous prie de me dire ce qu’il faut que je fasse." Et croyez, mes filles, ce que le supérieur vous dira ; car ce n’est pas tout de demander conseil, si l’on ne le suit. Quand un malade mande le médecin pour savoir quel régime suivre, si, au lieu de l’écouter, il fait tout au contraire, le mal empirera. Il en est de même des peines de l’esprit, si vous ne vous conformez pas aux conseils que Dieu vous fait donner par vos supérieurs, si, au lieu de les suivre, vous faites des retours : "Oh ! mais il m’a dit cela ; mais il ne sait pas comme cela va", vous êtes bien assurées que votre mal, au lieu de s’amender, empirera.

Est-ce bien, ma fille, à une personne qui se trouve en cet état de l’aller dire à une autre ?

— Monsieur, je pense que non, parce que celle à qui je le dirais pourrait tomber en pareille tentation.

— Non, ma fille, vous avez raison, il ne le faut dire qu’à ceux à qui Dieu a donné grâce pour vous y assister. Une pauvre sœur travaille en paix sans penser à autre chose qu’à ce qui est de son emploi, si vous allez lui dire votre peine, au lieu de vous y aider, elle se trouvera elle-même embarrassée, et vous vous perdrez toutes deux. Et puis cela est de mauvais exemple ; c’est se scandaliser soi-même. Cette sœur vous croyait des plus affectionnées

 

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à votre vocation, elle s’effrayera de vous voir tentée, ne sachant pas que cela se fait par la conduite de Dieu ; et, au lieu de vous aider, elle vous nuira et se perdra peut-être avec vous.

Un autre moyen, ma fille ? N’en savez-vous point ?

A quoi la sœur répondit qu’il fallait résister aux tentations sitôt qu’elles nous viennent, et ne leur point donner entrée en notre cœur.

— C’est le grand et le souverain remède, car, si nous fermons notre cœur et nos oreilles à la tentation, oh ! difficilement le diable viendra-t-il à bout de ses desseins. Pour nous y aider, il est bon de recourir à Dieu, dès que nous la sentons, et de dire : "Mon Dieu, vous voyez de quel côté mon ennemi m’attaque, et vous savez combien je suis faible ; aidez-moi, s’il vous plaît, et soutenez-moi, de peur que je ne tombe." Et il serait bon que celles à qui Dieu a fait la grâce de se donner plus parfaitement à lui, et qui lui ont promis de le servir en la Compagnie, renouvelassent leurs vœux ; oh ! oui, il serait bon. Cela donne de nouvelles forces et attire de nouvelles grâces. Celles qui le peuvent et sont en cet état, qu’elles prennent ce moyen avec humilité, et avec confiance que Dieu les assistera ; celles qui ne sont pas encore liées par les vœux, qu’elles renouvellent leur résolution, aussitôt qu’elles se sentiront ébranlées : "Hélas ! mon Dieu, je suis toute prête à succomber, si vous ne me tenez ; prenez pitié de ma faiblesse et ne me laissez pas aller." Et qu’elles découvrent leur tentation.

Une autre sœur dit, sur le premier point, que la récompense était une forte raison pour persévérer. Une autre, c’est la crainte que Dieu ne nous abandonne dans un état non conforme à sa volonté.

— Que devient, ma fille, une Fille de la Charité qui aura fait banqueroute à sa vocation ?

 

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— Je pense, qu’elle court grand hasard de se perdre.

— O mon Dieu, dit Monsieur Vincent, joignant les mains, et les yeux levés au ciel, ô mon Dieu, ô mon Dieu, il ne faut pas entrer en jugement ! Cela est réservé à Dieu. Il faut prier pour elle et nous humilier cependant, sans rien dire ni penser de celles qui sont sorties. Il y a sujet de croire que celles qui sont mortes dans la Compagnie sont maintenant en lieu de repos, par la miséricorde de Dieu. Oh bien ! in nomine Domini !

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Outre une raison particulière qui m’oblige à rester dans ma vocation, j’ai encore vu que la première vocation vient ordinairement de Dieu, et que les suivantes sont plutôt tentation que vocation. Une autre raison est que la fin de toutes nos bonnes actions couronne l’œuvre ; et partant, si nous voulons être couronnées, il faut persévérer jusques à la mort, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui ne s’est pas contenté de se faire homme, mais a persévéré en l’œuvre de notre rédemption jusques à la mort.

Sur le second point, il m’a semblé que, quand on se sent ébranlé, il faut essayer de ne point donner entrée à ces dégoûts, fuir, comme le poison de notre âme, tout ce qui nous les peut causer, avoir recours à Dieu, dire ce que disait Pilate du titre de la croix : "Ce qui est fait est fait", et mépriser toute pensée contraire à notre résolution première. Nous pouvons encore prier nos supérieurs de nous aider à résister à la tentation.

— Mes filles, avant de passer plus avant et pour apprendre à celles qui ne le sauraient pas de quoi nous traitons, il faut que je vous die ce que c’est que la vocation. La vocation est un appel de Dieu pour faire une chose. La vocation des apôtres était un appel de Dieu pour planter la foi par toute la terre ; la vocation du

 

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religieux est un appel de Dieu dans la pratique des règles de la religion ; la vocation des mariés est un appel de Dieu pour le servir dans la conduite d’une famille et l’éducation des enfants ; et la vocation d’une Fille de la Charité est l’appel de Dieu, le choix que sa bonté a fait d’elle, plutôt que de tant d’autres qui se sont présentées à lui, pour le servir dans tous les emplois qui sont propres à ce genre de vie, auxquels il permettra qu’elles soient appliquées. Tellement, mes filles, que vous qui êtes aux enfants, vous qui êtes aux forçats, à la maison, aux hôpitaux, aux villages, aux paroisses, Dieu vous regarde entre mille millions et a dit, en vous choisissant l’une d’une part et l’autre d’une autre : "Je veux que cette âme se sanctifie en me servant dans tel emploi."

Voilà, mes filles, votre vocation. Le choix de Dieu fait, il vous appelle souvent par des moyens qui vous sont inconnus, le plus souvent pourtant par le désir qu’il vous en donne et par la persévérance avec laquelle vous cherchez à être reçues. Après cela, mes filles, il ne faut pas se demander : "Mais est-ce Dieu qui l’a voulu ?" Car, quand vous raisonnez ainsi, c’est bien souvent parce que votre esprit trouve de la difficulté dans la pratique de l’humilité, de la soumission et de l’obéissance, qui vous sont nécessaires et que le diable essaye de vous rendre impossibles. Dieu est arrêté en ses jugements, mes filles. Le salut des âmes lui est si cher qu’il prend tout le soin nécessaire de les mettre en la voie la plus facile pour arriver au chemin du ciel. Mais il faut essayer de n’en pas sortir ; car, dès qu’un homme qui entreprend un grand voyage quitte le grand chemin, ou se détourne, il est en danger de ne trouver que des sentiers qui l’éloignent du lieu où il allait.

Celui qui transplanterait des arbres peu avant la saison des fruits puis les lèverait encore pour les porter ailleurs,

 

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ne recueillerait jamais aucun fruit ; les arbres, ainsi changés de place et de terroir, seraient même en danger de mourir.

Judas, que Dieu avait appelé à l’apostolat et auquel il avait donné tant de grâces, crut mieux faire d’une autre sorte. Vous en savez l’histoire et comme il se perdit. Mais, par la miséricorde de Dieu, sa place ne demeura pas vide, et Dieu appela saint Paul de la gentilité où il était plongé, pour le faire un digne vaisseau d’élection.

Continuons, in nomine Domini. Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— La raison que nous avons de persévérer jusques à la fin, c’est que la persévérance mérite la couronne, et qu’au contraire, faute de persévérer, nous pourrions perdre le mérite de tout ce que nous avons fait, et tomber dans un déplorable abandon, en punition de la perte de notre vocation ce que j’appréhende si fort que tous les jours je demande à Dieu de mourir plutôt.

Sur le second point, j’ai pensé qu’il est bon de s’attacher fortement à Dieu, qui est inébranlable ; de s’exciter à l’observance des pratiques propres à notre vocation par la considération de la gloire que nous lui pouvons rendre et par l’espérance des récompenses promises à ceux qui feront ce que nous devons faire ; surtout de croire fermement que nous avons été appelées de Dieu, et que toute pensée contraire vient du diable ; de veiller à ne pas se ranger du côté de la tentation, mais de la représenter amoureusement à Dieu, de lui demander son assistance et de se recommander à l’ange gardien de la Compagnie.

— Et vous, ma sœur, dites-moi, je vous prie, pour quelle raison sommes-nous obligés de persévérer en notre vocation ?

 

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— Parce que Dieu nous y a mises.

— Y aurait-il danger, ma fille, à sortir de la place où vous savez que Dieu vous a voulu mettre ?

— Je pense que ce serait irriter Dieu contre nous et l’obliger à nous laisser là. — O mon Dieu, que voilà une grande parole qu’elle vient de dire ! Mes filles, remarquez-la bien, je vous prie. "Parce que, dit-elle, Dieu nous y a mises." Avez-vous jamais ouï dire qu’un soldat placé en quelque lieu par son capitaine en soit jamais sorti ? Un soldat posté en sentinelle par son capitaine y demeure, qu’il vienne de la pluie, du vent, de la grêle, qu’il gèle de froid, que les canons déchargent sur lui ; il ne lui est pas permis de s’en retirer, en dût-il mourir. Et s’il est si lâche que de se retirer, il n’y a point de miséricorde pour lui ; il est passé par les armes, parce qu’il n’est pas demeuré en la place où son capitaine l’avait posté.

— Quelle autre raison, ma fille, avez-vous encore ?

— Il me semble, Monsieur, qu’il vaudrait mieux n’y être jamais venu qu’en sortir, parce que l’on a l’âme bourrelée, et je crois que l’on ne peut être en repos.

— Oh ! je vous en réponds, ma fille, l’on n’y saurait être. Hélas ! j’en sais qui sont tous les jours après moi pour me faire prier de les reprendre par toutes sortes de personnes. L’on vint encore hier pour une, et l’autre jour pour une autre, et l’on me dit : "Monsieur cette pauvre fille n’aura jamais de repos ; elle sèche." Or, mes filles toutes n’en sont pas là, car il y en a qui sont dans l’insensibilité. Mais la plupart sont si inquiétées qu’elles ne savent de quel côté tourner ; et il est bien vrai qu’il vaudrait mieux qu’elles n’y fussent jamais venues. Hélas ! elles ne seraient pas comptables des grâces qu’elles ont recélées. Le Maître des Sentences estime la persévérance d’une fille et d’une femme si importante qu’il dit

 

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que la femme qui sait résister aux tentations précipite le démon dans les enfers. Le diable est condamné à être éternellement dans les enfers ; et encore qu’il sorte du lieu pour tenter, il ne laisse pas de porter son enfer avec lui. Et la femme qui a la force de lui résister le rend confus de sorte qu’elle le précipite dans le fond des enfers pour n’en sortir jamais. C’est le Maître des Sentences qui dit ceci, mes filles, le premier auteur de la théologie. Or, comme cela plonge le démon dans une profonde tristesse, cela donne aussi de la joie à Dieu, oui, de la joie à Dieu. Qu’une femme, qu’une pauvre fille, puisse causer de la joie à Dieu ! Oh ! oui, elle le peut. Dieu regarde et prend plaisir à voir notre fidélité parmi les tentations. Et c’est sa joie quand malgré tous les combats de la chair et du sang, malgré toutes les astuces du malin esprit, nous persévérons en ce que nous avons entrepris pour son amour.

Et vous, ma fille, que doit-on faire quand on se sent tenté ? Quel moyen croyez-vous qui nous puisse servir pour résister ?

La sœur répondit qu’il serait bon de relire les résolutions prises durant les retraites.

— O mes filles, que c’est un bon moyen ! Car ce sont pensées qui nous sont venues de Dieu au temps où nous avons traité le plus familièrement avec lui ; ce sont des provisions qu’il nous a données pour la nécessité. C’est pourquoi il est très bon de les recueillir pour s’en servir dans le besoin. Que celles qui ne savent point lire les fassent lire et que chacune pense : "N’est-ce pas Dieu qui m’a donné cette pensée ? N’est-ce pas poussée par quelque motif de bien, que j’ai pris cette résolution ?" Oh ! que vous trouverez là, mes filles un excellent moyen pour vous remettre à suivre ce que vous avez commencé !

Quelqu’une dira : "Mais n’y a-t-il personne qui ne

 

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soit point tenté ? Car c’est un joug assez difficile. Le moyen de connaître toujours si ce sont tentations ?" A cela, mes filles, je vous réponds que oui : il y a des personnes qui ne sont point tentées, et ces personnes sont de deux sortes. Les premières sont celles qui font tout ce qui leur vient en pensée. Dès qu’elles ont une envie, elles la contentent. Elles ne sentent point la tentation, parce qu’elles y adhèrent aussitôt. Et comme elles ne résistent pas, elles disent qu’elles ne sont point tentées. Les autres sont personnes spirituelles, à qui les choses de Dieu sont si douces et si suaves que jamais elles ne sentent de dégoût. Mais je vous réponds que, généralement parlant, tous les serviteurs de Dieu sont tentés. C’est saint Paul qui l’a dit. Je n’ai connu que deux serviteurs de Dieu qui ne fussent point tentés. L’un s’était converti de la religion et s’était fait prêtre. Depuis sa conversion il n’eut jamais aucune peine, jamais aucun dégoût, pas la moindre pensée du monde contraire à la perfection, si content en son état qu’il ne se pouvait rien de plus. L’autre était une femme, qui s’était mise dans les bonnes œuvres et dans la dévotion, où elle faisait de grands progrès. Elle ne sentit jamais aucune tentation contraire au bien qu’elle faisait. Or, qu’arriva-t-il de ces deux personnes ? Elles furent tentées de n’être point tentées. Elles disaient : "Je sais bien que tous les serviteurs de Dieu sont éprouvés et sujets aux tentations et que le diable ne laisse en repos que ceux qui lui appartiennent. D’où vient-il donc que je ne suis point tenté, que je ne sens rien de contraire ? Sans doute Dieu ne se soucie pas de moi." N’être point tenté était pour eux une tentation plus forte que s’ils l’eussent été, ce leur était la croix la plus pénible qu’ils pussent porter.

Ma sœur, dites-nous, s’il vous plaît, quelle pensée avez-vous eue sut le sujet de la conférence ?

 

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La sœur répondit que, tant que nous aimerions nos règles, Dieu ne permettrait point que nous perdions notre vocation.

— Oh ! Dieu soit béni, mes filles ! Voilà quantité de motifs et de moyens d’être fidèles à votre vocation et de résister aux tentations qui vous viendront au contraire. Le temps me presse et je ne m’arrêterai pas à les récapituler ; mais je vous dirai sur le dernier : il est vrai, mes filles que, tant que vous aimerez vos règles, Dieu ne permettra point que vous perdiez votre vocation. Parmi celles que vous avez vu sortir, y en avait-il une qui fût exacte en ses règles ? Vous ne le trouverez pas. L’une manquait à un article, l’autre à un autre ; aucune n’avait affection à tout. Vous voyiez en leurs déportements une certaine négligence à faire les choses par manière d’acquit, et jamais cet esprit de ferveur et de recueillement que l’on doit avoir quand on se propose de plaire à Dieu. Aimez donc vos règles, mes chères filles, et tenez-les comme la voie par laquelle Dieu vous veut conduire à lui, et assurez-vous que, tant que vous les suivrez, Dieu, qui vous les a prescrites, qui vous les a données et qui vous a mises dans le chemin de les pratiquer, assurez-vous, dis-je, qu’il ne permettra pas que vous vous égariez.

Quand Notre-Seigneur eut dit à ses apôtres tout ce qu’ils avaient à faire, il ne leur promit point de bien en ce monde ; il ne leur dit point : "Vous serez en repos, vous serez en paix, vous n’aurez qu’à me servir, rien ne vous empêchera" ; mais bien : "Vous aurez à répondre devant les rois, etc." Il leur promit les croix, les peines et les souffrances et, en eux, à tous ceux qui le voudraient suivre. Saint Paul n’a pas été exempt de tentations. Il les a souffertes très pénibles et très violentes. Ne nous étonnons donc pas, mes filles si parfois nous sommes exercés ; mais servons-nous des moyens que Dieu nous donne

 

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pour y résister, et surtout demandons-lui la grâce pour nous et pour toutes nos sœurs de mourir mille fois, s’il se pouvait, plutôt que d’adhérer jamais aux tentations que notre ennemi nous pourrait livrer contre notre vocation.

C’est ce que je vous demande, mon Dieu, pour moi, pour toutes nos sœurs qui sont ici présentes et pour celles qui n’y sont pas. Nous sommes faibles, mon Dieu, et capables de succomber dès le premier assaut. Vous nous avez appelés par une pure miséricorde ; que votre infinie bonté nous conserve, s’il lui plaît ; et de notre part, moyennant votre sainte grâce, nous contribuerons de tout notre pouvoir à vous rendre tous les services et toute la fidélité que vous attendez de nous. Donnez-nous donc, mon Dieu, donnez-nous la grâce de persévérer jusques à la mort. C’est ce que je vous demande, par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en la confiance que vous me l’accorderez. Je prononcerai les paroles de bénédiction, avec lesquelles je vous supplie de donner à toute la Compagnie l’esprit que, de toute éternité, vous avez voulu qu’elle eût.

Benedictio Dei Patris…

 

33. — CONFÉRENCE DU 11 JUILLET (1) (1646-1649)

SUR LA PURETÉ D’INTENTION

Le premier point de cette conférence est des raisons qu’ont les Filles de la Charité de faire toutes leurs actions

Entretien 33. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

1. L’année de cette conférence n’est pas marquée sur le manuscrit. Comme c’est sœur Hellot qui l’a écrite, il faut la placer entre 1646 et * 1649. nous pouvons même dire entre 1646 et 1649, car la conférence 48 se donna le 14 juillet 1650.

 

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avec esprit de charité et vue de Dieu, c’est-à-dire, mes filles, avec intention de plaire à Dieu le deuxième, des moyens à prendre pour faire ainsi toutes ses actions ; et le troisième, des maux qui peuvent arriver, ou du dommage qu’il y a à ne pas faire ses actions avec cette intention.

Voilà, mes sœurs, le sujet du présent entretien. Il y a longtemps que nous n’en avons eu de plus grande importance, car c’est l’intention qui donne le poids à toutes nos œuvres pour les rendre méritoires devant Dieu.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire les raisons que vous avez pensées sur ce sujet ?

La sœur répondit que, si nous faisons toutes nos actions dans le dessein de plaire à Dieu, il sera lui-même notre récompense. Avoir le dessein de plaire à Dieu, cela veut dire qu’il ne faut pas rechercher la récompense, mais agir purement pour son amour. Faute de cette intention il nous serait impossible de persévérer en notre vocation.

— Voilà qui est beau, mes filles, je ne puis le laisser passer sans le vous faire remarquer. Si les Filles de la Charité en étaient à ce point, qu’elles rendraient de gloire et de service à Dieu et comme Dieu même prendrait de plaisir et de complaisance en elles !

Et vous, ma sœur, pourquoi est-il bon que les Filles de la Charité fassent leurs actions en esprit de charité ?

— Parce que, Monsieur, cela plaît davantage à Dieu.

— Et comment faut-il faire, ma fille, pour avoir cette vue de plaire davantage à Dieu ?

— Il faut, dès le matin, demander à Dieu la grâce de ne rien faire que pour son amour tout le long de la journée.

— Et, au défaut de cela, qu’arrive-t-il à la personne qui se tient en besogne dès le matin, sans songer à autre

 

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chose qu’à avancer son ouvrage, sans aucune vue de Dieu ?

La sœur répondit qu’au défaut de cette vue, nous travaillons en vain, et ce que nous faisons ne nous est en rien compté.

Une autre sœur dit que, pour nous obliger à bien faire toutes nos actions, il était bon de se représenter la grandeur de Dieu ; une autre, qu’il les fallait faire avec une modérée promptitude et sans empressement, d’autant que c’est ce qui nous empêche quelquefois d’élever notre esprit à Dieu.

Une autre sœur dit qu’une raison de faire toutes nos actions en esprit de charité, c’est que nous sommes bien éloignées de cette vertu, qui est si nécessaire, et sans laquelle nous portons indignement le nom de Filles de la Charité, puisqu’il est à craindre que nous ne le soyons qu’en apparence et non pas d’effet.

Une autre raison est que si nous n’agissons en vue de Dieu, nous agissons pour plaire aux créatures, et par conséquent nous recevons notre récompense dès ce monde et ne recevrons point celle de notre Père qui est ès cieux, puisque nous ne travaillons pas pour lui.

Une troisième raison est l’avertissement que nous donne saint Paul, que, quand nous ferions toutes sortes de bonnes œuvres, si nous n’avions la charité, qui veut dire le pur amour de Dieu, tout cela ne nous servirait de rien.

Un bon moyen, c’est de se tenir dans une grande présence de Dieu, afin de nous exciter par là à plaire à celui qui nous voit continuellement, de faire plus souvent des revues sur nous pour voir si nos intentions ne sont point mêlées de fins autres que l’amour de Dieu, et de nous étudier a les arracher, si nous en remarquons d’impures.

Un autre moyen est de nous persuader fortement que

 

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les pauvres sont les membres du Fils de Dieu et qu’en eux nous servons la personne de Jésus-Christ.

Sur le troisième point, j’ai pensé que, faute de cet esprit, il peut arriver une grande désunion dans la communauté, d’autant que où manque la charité manque l’union, et par conséquent il n’y a point de communauté, puisque ce qui la maintient c’est la liaison des cœurs ; il en résulte même que plusieurs perdent leur vocation, parce que, si les actions que l’on y fait sont basses et ravalées et que l’on ne les relève de l’esprit de charité et de la vue de Dieu avec laquelle on les doit faire, l’on se laisse aisément persuader et décourager par l’esprit du monde, qui n’est qu’un esprit de superbe et d’ambition et qui ne peut goûter les bassesses de Jésus-Christ.

Ma résolution a été de n’envisager que Dieu en toutes mes actions, afin de les faire pour son amour, moyennant sa sainte grâce.

Une autre sœur dit, sur le premier point, qu’il est juste de regarder la souveraine majesté de Dieu, que la fin principale de nos actions est de lui plaire, et qu’elles ne lui sauraient être agréables, si elles étaient dépourvues de l’esprit de charité.

La seconde raison est que, si nous ne faisons nos actions en cet esprit et dans cette vue, elles sont perdues pour nous et ne nous sauraient être méritoires devant Dieu.

La troisième raison est que nous sommes appelées Filles de la Charité ; nous contreviendrions à ce que signifie ce nom, si nous avions d’autres motifs en nos actions que celui de plaire à Dieu et de les faire en esprit de charité.

Pour que nos actions soient animées de cet esprit, il est bon de les unir aux actions semblables de Jésus-Christ et d’avoir recours à la continuelle vue qu’il a eue

 

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de plaire à son Père éternel, pour suppléer à celle qui nous manque, et à l’esprit de charité dont toutes ses actions étaient animées, pour échauffer la tiédeur des nôtres.

Un autre moyen est d’élever notre esprit à Dieu chaque jour, et, s’il se peut, à chaque action principale, pour lui demander la grâce de la faire en esprit de charité et en vue de ne plaire qu’à lui.

Sur le troisième point, j’ai remarqué trois principales fautes contre cette sainte pratique, dont la première est que, si nous n’avons point la vue de plaire à Dieu, ni l’esprit de charité, nous ne faisons nos actions qu’avec indifférence, où il n’y a aucun mérite.

L’autre faute serait de les faire pour notre seule satisfaction, sans autre vue que notre propre contentement. La troisième et la pire de toutes serait de les faire pour plaire à autrui et nous acquérir de l’estime.

— Oh bien ! mes chères sœurs, voilà qui va bien, par la miséricorde de Dieu. Vous avez apporté de très bonnes raisons, et de l’air que vous les avez dites, il paraît que vos cœurs en sont touchés et que vous êtes toutes résolues d’entrer dans la pratique de ne rien faire dorénavant qu’avec vue et intention de plaire à Dieu. C’est ce que saint Paul a entendu dire par les mots : "Soit que vous buviez soit que vous mangiez, faites-le pour l’amour de Dieu" (2). Si, mes sœurs, les actions de cette nature sont rendues méritoires et agréables à Dieu, en tout faites pour son amour, que seront les actions excellentes en elles-mêmes, comme l’oraison, la pratique des règles, l’assistance des pauvres, etc ! Et cependant nous les faisons bien souvent et sans intention et sans attention. O mon Dieu ! mes chères sœurs, combien perdrons

2) Première épître aux Corinthiens X, 31,

 

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nous faute de nous appliquer à ce que nous faisons, et combien en ôtons-nous à Notre-Seigneur faute de les lui donner !

Pensez-vous, mes sœurs, le plaisir que Dieu prend à considérer une âme attentive à lui plaire, soigneuse de lui offrir ce qu’elle entreprend de faire ? Ah ! cela n’est pas imaginable, mes sœurs, et l’on a eu grande raison de dire que cela donnait de la joie à Dieu. Ah ! oui, c’est sa joie, c’est son bon plaisir, ce sont ses délices. Il en est comme d’un enfant qui a soin d’apporter à son père tout ce qu’on lui donne si quelqu’un lui donne quelque chose, il n’a point de repos qu’il n’ait trouvé son père : "Tenez, mon papa ; voila ce que j’ai ; l’on m’a donné ceci ; j’ai fait cela." Et ce père prend un plaisir indicible à voir la docilité de cet enfant et ces petites marques de son amour et de sa dépendance. De même, mes chères filles, en est-il de Dieu, et à un degré bien autre. Quand une âme, dès le matin, lui dit : "Mon Dieu, je vous offre tout ce qui m’arrivera en ce jour", et que, de plus, aux principales occasions qui se présentent de faire ou de pâtir elle jette une œillade intérieure vers sa divine Majesté pour lui dire d’un langage muet : "Voilà, mon Dieu, ce que je m’en vais faire pour votre amour ; ce rencontre m’est fâcheux et dur à supporter ; mais pour votre amour rien ne m’est impossible" ; alors, mes filles, Dieu augmente la grâce à mesure que sa bonté voit l’usage que l’âme en fait, et, si elle a eu aujourd’hui de la force pour surmonter une difficulté, elle en aura demain pour passer par-dessus une autre ou plusieurs, beaucoup plus grandes et fâcheuses.

L’on a dit beaucoup d’autres choses, qui vous ont pu faire comprendre l’importance de cette pratique, la gloire qui en revient à Dieu, le bien qui en revient aux âmes qui s’y adonnent, et je serais trop long à vous les

 

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répéter. Que faut-il donc faire ? C’est tout de le voir. L’on a dit premièrement qu’il fallait s’adresser aux bons anges et il est vrai… (3)

 

34. — CONFÉRENCE DU 22 JANVIER 1648

SUR LE BON USAGE DES AVERTISSEMENTS

Premier point : les raisons que nous avons d’agréer que nos fautes soient connues et que nous en soyons avertis.

Deuxième point : les moyens de profiter des avertissements qui nous sont donnés.

Il y a longtemps, mes filles, que nous n’avons traité un sujet d’aussi grande importance. Il s’agit de montrer les raisons pour lesquelles il est expédient et même nécessaire que nos fautes soient connues et que nos supérieurs ou autres nous fassent la charité de nous en avertir. C’est une pratique à laquelle la nature répugne ; mais la grâce nous la rendra facile, si nous sommes dans la vraie disposition que Dieu demande de nous, en la manière de vie qu’il a plu à sa bonté choisir pour nous.

Ma fille, est-il bon que nos supérieurs soient avertis de nos fautes ?

— Oui, mon Père.

— Pour quelle raison est-il nécessaire qu’ils les sachent ?

— Parce que cela nous donne plus de soin de veiller sur nous.

— Et vous, ma fille, trouvez-vous bon que, quand nous avons failli, nos supérieurs le sachent ?

— Oui, Monsieur, car quelquefois nous faisons des

3) Le reste de la conférence s’est égaré.

Entretien 34. — Ms. SV I p. 1 et suiv.

 

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fautes sans les connaître ; et quand nos supérieurs nous font la charité de nous en avertir, nous les connaissons et nous donnons de garde de les éviter.

— Mais, ma fille, si c’est une faute dont on se reconnaît coupable qu’on veut peut-être continuer ? Je ne pense pas qu’il y en ait dans la Compagnie, et Dieu nous en veuille bien garder ! mais cela peut arriver quelquefois. Une sœur aura quelques petites indispositions, en lesquelles elle verra un empêchement à se lever le matin, et, de peur d’en être incommodée, elle restera au lit. Elle sait que c’est contre sa règle ; mais, parce qu’elle voit quelque raison de s’exempter, elle se croit exempte ; est-il bon que la supérieure en soit avertie ?

— Oui, mon Père, parce que l’avertissement de la supérieure combattra la lâcheté qui nous empêche de faire ce que nous devons.

— Et les sœurs qui ne sont pas au logis, ma fille, comme celles qui sont dans les paroisses ou à la campagne ou aux hôpitaux, est-il aussi bon, si elles font quelques fautes, qu’on les sache, soit Mademoiselle, si c’est en lieu où cela se puisse, soit la sœur servante des lieux où elles sont ?

— Monsieur, je pense que partout où nous sommes, si nous faisons quelques fautes, il est nécessaire qu’elles soient connues de nos supérieurs et des autres aussi, parce que la confusion qui s’ensuit nous porte à ne plus recommencer.

— Eh quoi ! ma fille, si quelquefois on vous en imputait à tort, que faudrait-il faire ? Ne serait-il pas mieux de montrer qu’on s’est trompé ?

— Je pense, Monsieur, qu’il serait plus agréable à Dieu de ne rien dire et de souffrir cette calomnie avec humilité, parce que nous faisons bien d’autres fautes que l’on ne sait pas.

 

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— A ce que je vois, ma fille vous estimez que, si on nous reprenait injustement de quelque faute il serait plus à propos de souffrir la correction sans rien dire, que de nous justifier. Oh ! certainement, je suis bien de votre sentiment, et je tiens que, à moins que le silence ne soit péché, ou blesse les intérêts du prochain, il est bien plus à propos d’en user ainsi. C’est imiter Notre-Seigneur. Combien de personnes l’accusaient, blâmaient sa vie, reprenaient sa doctrine vomissaient des blasphèmes exécrables contre sa personne ! Jamais pourtant on ne le vit s’excuser. Il a été mené à Pilate et à Hérode et pourtant il n’a rien dit pour se décharger et s’est enfin laissé crucifier. Il n’est rien de mieux que de suivre l’exemple qu’il nous a donné. Mes chères sœurs je vous dirai, à ce propos, que je n’ai jamais les connaître ; et quand nos supérieurs nous font la charité de nous vu arriver inconvénient à personne pour ne s’être pas excusé ; en avertir, nous les connaissons et nous donnons de garde de les jamais. Ce n’est pas à nous à donner des éclaircissements ; si l’on nous impute ce que nous n’avons pas fait, ce n’est pas à nous à discernement des choses. Il saura bien, en temps opportun, en faire connaître la vérité. Si vous saviez comme il fait bon lui abandonner tous ces soins, ah ! mes filles, jamais vous n’en prendriez pour vous justifier. Dieu voit ce que l’on nous impose, et le permet sans doute pour éprouver notre fidélité. Il connaît la façon dont vous le prenez, le fruit que vous en tirez, ou le mauvais usage que vous en faites ; et si pour lors il permet que vous demeuriez chargées, oh ! qu’il saura bien dans la suite manifester la vérité ! C’est une maxime vraie et infaillible, mes filles, que Dieu justifie toujours ceux qui ne se veulent pas justifier.

Dites-moi un peu, ma fille, fait-on bien de ne rien dire quand on nous avertit de quelque faute que nous n’avons

 

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pas faite ? Avons-nous exemple de cela ? Notre-Seigneur nous en a-t-il donné quel qu’un ?

— Oui mon Père.

— Oui mes filles, nous en avons l’exemple en lui, non pas en une seule action, mais en tout le cours de sa vie. Est-ce une bonne pratique, ma Fille, dans ces rencontres-là, de regarder Notre-Seigneur devant Pilate, où la populace l’accuse à tort sans qu’il se défende ?

La sœur lui répondit que cette pratique lui semblait bonne et utile, parce qu’ordinairement nos sentiments s’élèvent, et la nature nous domine aussitôt, si nous n’y prenons garde.

— Et en ce cas, ma fille, ne serait-il pas bon d’aller trouver une de ses sœurs, la plus intime, et de lui dire son déplaisir : "Je viens de parler à la supérieure, qui m’a dit que j’avais fait telle faute. Et cependant ce n’est pas vrai. J’ai bien dit ceci, mais non dans le sens qu’elle entend. Ne m’est-il pas permis de me justifier ? O bon Dieu ! sera-ce toute ma vie comme cela !" Que vous semble, ma fille ? Pourrait-il y avoir inconvénient à se décharger en cette sorte ?

— Oui, Monsieur, répondit la sœur, car je pourrais attirer cette sœur de mon côté, et, au lieu de m’en bien trouver, je ferais du mal en murmurant et donnerais sujet à ma sœur de murmurer une autre fois quand quelque chose la mécontenterait.

— Vous estimez donc, ma fille, que ce serait un mal de murmurer ?

— Oui, Monsieur.

— Oh ! vous avez raison, et c’en est un si grand qu’en la sainte Écriture il est fait mention de sept péchés que Dieu a en horreur, et de ces sept péchés il est dit que le murmure est abominable devant Dieu. Oui, mes filles, entre ces sept péchés il n’y en a point dont il paraisse

IX.- 24

 

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que Dieu ait plus d’horreur que du murmure ; et si, entre ces sept, le meurtre et le larcin sont spécifiés, cependant le murmure est plus abominable. Toutes vous avez horreur d’entendre seulement nommer le meurtre ; et cependant, si nous ne tenons la bride serrée à nos malheureuses inclinations, nous nous laisserons souvent aller au murmure. Oh ! prenez-y bien garde, mes filles. Que pensez-vous que soit le murmure dans votre communauté ? C’est une peste qui gâte tout. Il suffit d’une qui murmure et d’une qui l’écoute, pour tout perdre. C’est la mère de la division.

Dites-moi, ma fille, d’où vient-il que l’on s’excuse ordinairement des fautes que l’on nous accuse d’avoir faites ?

— Je crois, Monsieur, que c’est l’orgueil qui fait cela ; et je le dis parce que je l’ai bien des fois senti en moi-même et me suis laissée emporter quelquefois à des murmures contre mes supérieures et supérieurs, dont je demande pardon à Dieu et à vous, mon Père, et à toutes mes sœurs.

— Dieu soit béni, ma fille, de la connaissance que sa bonté vous a donnée de l’origine de ce mal ! Il est très vrai qu’il vient de l’orgueil, qui ne peut souffrir que l’on pense de nous autre chose que du bien. C’est pourquoi, mes filles, il faut s’efforcer d’arracher ce malheureux et détestable vice de la Compagnie ; et pour y arriver plus facilement, nous avons convenu avec Mademoiselle qu’il sera bon, dans les conférences ordinaires des vendredis, où vous faites vos accusations, si quelqu’une ne s’accuse pas d’une faute, qu’une des sœurs qui aura été témoin de cette faute se mette à genoux et dise : "Ma sœur, en esprit de charité je vous avertis que vous fîtes dernièrement telle faute. Je suis si misérable que j’en fais bien d’autres, que je ne connais pas ; mais, parce que la règle

 

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l’ordonne, je vous avertis de celle-ci ; et si quelqu’une a remarqué les miennes je lui demande très humblement la charité de m’en avertir." Et elle baisera la terre. Voilà comme nous avons jugé expédient que l’on avertît des fautes, en ces termes, ou autres à peu près semblables, mais toujours fort humbles et charitables. Jugez-vous, ma fille, que cela servira ?

M. Vincent eut la charité d’interroger l’une après l’autre plusieurs sœurs, même des plus anciennes, puis toutes en général ; et elles acquiescèrent toutes.

Mademoiselle répondit qu’elle jugeait cette pratique très nécessaire, pourvu que la Compagnie non seulement la trouvât bonne, mais, entrant dans le sentiment du bien qui lui en reviendrait, la désirât.

Sur quoi notre très honoré Père dit :

Vous avez vu, mes filles, le grand aveuglement qui nous ferme les yeux à nos propres défauts ; vous avez vu l’avancement que nous pouvons faire, si nous sommes avertis en la manière qu’il faut ; vous avez déjà approuvé le moyen que je vous ai proposé ; le désirez-vous, mes filles ? Toutes témoignèrent qu’elles le désiraient.

Mademoiselle le supplia de permettre que quelqu’une de nos sœurs lui fit aussi la charité de l’avertir. A quoi il repartit :

Il ne serait pas juste, Mademoiselle, que, toutes nos sœurs ayant ce bonheur d’être averties de leurs fautes, vous et moi fussions seuls privés de ce bien et assez malheureux pour ne recevoir cette charité de personne. Dans certaines communautés, une personne est particulièrement chargée d’avertir la supérieure. Il faudra donc qu’une sœur, qui sera comme votre coadjutrice et tiendra votre place en votre absence, reçoive les plaintes que l’on aura à faire, puis, après les avoir écoutées, fasse son oraison là-dessus et vous le dise. Mais j’ai à me plaindre de

 

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celui qui a charge de m’avertir, parce qu’il n’a pas assez de charité et m’en laisse souvent passer de bien considérables.

Voilà donc, mes filles, les moyens dont Dieu veut que la Compagnie se serve pour travailler à son avancement et à la destruction de l’orgueil. S’il s’en trouve qui ne puissent souffrir les avertissements oh ! c’est un très mauvais signe, c’est une marque qu’elles veulent donner un grand empire à l’orgueil ; et il est bien à craindre que sans une grâce toute spéciale, elles ne fassent pas de progrès. Elles se rendront indignes d’en profiter si elles ne prennent la peine, de bonne heure, d’en faire usage. Si la sœur qui n’est pas en cette disposition est jeune, et qu’après avoir été avertie, elle ne change point je pense que la Compagnie ne la doit pas garder ; si c’est une ancienne oh ! il faut, à quelque prix que ce soit, qu’elle se corrige, car elle doit l’exemple. Sachez, mes filles, qu’il ne faut point que les unes soient d’un sentiment, et les autres d’un autre ; il faut que tout soit uniforme et que toutes, avec l’aide de Dieu, demeuriez dans le désir que vous venez de manifester.

Un empereur avait plusieurs fils, dix ou douze, je ne sais. Avant de mourir, il voulut leur montrer combien l’union importe à la paix d’un État et au bonheur de tous. Il se fit apporter à son lit un grand faisceau de flèches et dit au plus petit : "Viens, mon fils, prends ce faisceau de flèches et romps-le en deux." — "Mon père, dit celui-ci, je ne saurais." Il s’adressa à un autre, qui répondit de même, puis au troisième, au quatrième, au cinquième, au sixième et à tous les autres, qui reconnurent tous leur impuissance. Alors le père dit à l’aîné : "Prends-en une part et vois si tu la rompras." Ce que l’aîné fit fort aisément. Le père ajouta : "Mes enfants, ceci vous enseigne que, tant que vous serez unis et étroitement

 

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liés ensemble, toutes les puissances du monde ne pourront rien contre vous ; mais, dès lors que vous commencerez à être divisés, vous serez aisément défaits."

Je vous dis de même, mes sœurs, si vous êtes toujours toutes d’une même volonté, toutes d’un même accord, oh ! votre Compagnie que la bonté de Dieu a eu soin de former, se maintiendra avec fruit et exemple, et toutes les puissances du monde et de l’enfer ne pourront rien contre elle. Mais dès qu’il y en aura qui seront attachées à leur sentiment particulier, adieu les pauvres Filles de la Charité, si Dieu n’y met la main. Oh ! plaise à sa bonté qu’à jamais tant que le monde sera, cette pauvre Compagnie demeure dans les bornes qui lui ont été prescrites, et puisse, en humilité, rendre au prochain les secours et les assistances auxquels elle s’est obligée !

Parce qu’il se fait tard, mes filles, et que la plupart d’entre vous êtes de loin, nous achèverons la présente conférence un autre jour. Cependant nous prierons Dieu de bénir la résolution que vous avez maintenant prise de vouloir toutes, tant que vous êtes, être averties de vos fautes par qui et en la manière qu’il le permettra, sans conserver aucun sentiment contre la personne qui les aura dévoilées. Plaise à sa divine Majesté avoir agréable la disposition qu’il paraît que vous avez, et vouloir lui-même en bénir le commencement, tandis que, misérable que je suis, je profère les paroles :

Benedictio Dei Patris…

Pensées de Mademoiselle

La première raison d’agréer qu’on nous avertisse de nos fautes, c’est que, si nous les connaissions bien, nous aurions plus de crainte des jugements de Dieu.

La seconde est que, si nous sommes bien aises que nos fautes paraissent et que cela nous fasse bien connaître

 

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notre faiblesse, nous supporterons plus aisément et charitablement notre prochain.

La troisième est que nous sommes aveugles en ce sujet, et si, pour en être averties, nous les connaissons bien, nous en tirerons grand profit pour notre avancement en la perfection que Dieu veut et demande de nous, et pour nous faire connaître les obligations que nous avons à l’humanité sainte de Notre-Seigneur ; ce qui nous aidera à augmenter l’amour de reconnaissance que nous devons avoir pour lui.

Un des moyens de faire notre profit des avertissements est de témoigner bien vouloir que, non seulement on nous avertisse de nos fautes, mais aussi que l’on en avertisse nos supérieurs.

Un second moyen est de témoigner bon visage et affection à la sœur qui nous aura fait cette charité.

Un autre moyen, si nous sentons notre cœur s’élever par la superbe et vouloir murmurer contre celle qui nous aura fait du bien, c’est de nous mettre à genoux au pied de la croix, si nous le pouvons, ou de prendre notre crucifix dans nos mains, et penser combien de fois Notre-Seigneur a été accusé à tort, sans qu’il s’en soit plaint, et qu’au contraire il a dit que, si on l’avait vu faillir, on aurait dû l’en avertir

Ma résolution a été, moyennant la grâce de Dieu, de faire meilleur usage que je n’ai fait par le passé, de la moindre parole que l’on me dira pour m’avertir de quelque faute, avouant devant Dieu et vous, mon Père, et toutes mes sœurs y avoir bien manqué par mon orgueil.

 

35. — CONFÉRENCE DU 15 MARS 1648

SUR LE BON USAGE DES AVERTISSEMENTS

Cette conférence, mes sœurs, est une continuation de la dernière qui fut faite sur le sujet des avertissements, c’est-à-dire des raisons que nous avons d’agréer que nos fautes soient connues, cela s’entend de la supérieure et des officières et que nous en soyons averties.

Cette matière a été trouvée si importante au bien de la Compagnie en général et à l’avancement de chacune en particulier que l’on a jugé à propos d’en faire un second entretien, où chacune, ou la plupart, rapportera l’usage qu’elle aura fait, dans les occasions qui se sont présentées, de ce qui fut dit en la dernière ; si nonobstant la résolution prise en la vue de Dieu et la promesse faite d’un commun consentement, l’on ne s’est point échappé à dire des paroles d’aigreur ou de dédain contre les sœurs soupçonnées d’avoir rapporté des fautes ; si, au lieu de profiter de l’avertissement, l’on ne s’est point amusé à rechercher de quelle part il venait ; et si l’on n’a point fait quelque murmure.

Dites-nous, ma sœur, s’il vous plaît pourquoi une Fille de la Charité doit-elle être bien aise que sa supérieure soit avertie de ses fautes et lui en fasse la correction ?

A quoi la sœur répondit que c’était un moyen pour nous empêcher d’y retomber, et que néanmoins elle avait été si faible qu’ayant été avertie de quelque chose, elle ne pouvait demeurer d’accord qu’il y eût faute ; elle s’était opiniâtrée à la soutenir, avait en cela manqué de soumission et ensuite était tombée dans une mauvaise

Entretien 35. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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humeur qui avait pu, en bien des occasions, donner mauvaise édification à la Compagnie ce dont elle demandait pardon à Dieu à notre très honoré Père, à Mademoiselle et à toutes nos sœurs.

— Vous reconnaissez donc, ma fille, que ce sont là des fautes ?

— Oui, mon Père, dit la sœur, fautes qui venaient de ma malice et de mon orgueil.

— Oh ! Dieu soit béni ! Vous avez bien raison, ma fille, de le croire ainsi ; et je remercie la bonté de Dieu, qui vous l’a si bien fait connaître, que, voyant que c’est une infidélité contre Dieu d’avoir manqué à agréer volontiers, comme vous lui aviez promis, les avertissements qui vous seraient donnés, et que cela vous a fait tomber dans la fâcherie, le chagrin, le murmure, le mauvais exemple, vous voulez bien désormais être avertie. Car, dites-moi, mes filles, celle qui aurait une souillure apparente au visage et, sans en être avertie sortirait de cette sorte, n’aurait-elle pas raison de se plaindre et dé dire : "Vous avez fait qu’on s’est moqué de moi." Et cependant il en est de même de nous. Nous ne connaissons pas nos fautes ; nous sommes aveugles en ce point. Ceux à qui Dieu a donné charge de nous, et beaucoup d’autres encore, le voient bien s’ils ne nous le disaient pas, n’aurions-nous point raison de nous en plaindre, ou de penser qu’ils ne nous jugent pas assez avancés pour profiter des avertissements ? Oui, certainement. Si vous considérez les avantages qui reviennent à l’âme qui est avertie de ses fautes, et le désavantage de celle qui ne reçoit pas cette charité, vous direz. "Oh ! je veux être avertie ; c’est le plus grand bien et la plus grande charité que l’on me puisse faire. Quoi ! toutes les autres connaîtraient leurs fautes et moi je serais comme une punaise dans la maison ! Chacun se retirera de moi à cause de

 

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mes imperfections, et je serai comme une punaise, qui infecterai tout et ne le sentirai pas !"

Je vous ai dit ce mot de punaise, mes sœurs, parce que c’est une maladie ignorée de ceux qui la portent. Ils ont un estomac gâté, une haleine puante, qui infecte tous les autres, et ils ne le sentent pas eux-mêmes. Un empereur en était atteint si fortement que personne ne pouvait s’arrêter auprès de lui. Le cœur bondissait aussitôt à ceux qui en approchaient, et il n’en savait rien. Un de ses amis lui dit un jour : "Sire, vous devriez consulter sur votre punaisie quelques habiles médecins ; ils vous donneraient peut-être quelque remède." — "Eh quoi ! dit-il, suis-je punais ?" — "Vous l’êtes à un point, lui dit l’autre, que personne ne peut durer auprès de vous." — "Eh ! comment me l’a-t-on si longtemps celé ! Comment mes amis ne me l’ont-ils point dit ! Comment ma femme ne m’a-t-elle point averti !" Il s’en alla trouver l’impératrice : "Comment, ma mie ne m’avez-vous jamais dit que je suis punais ?" — "Hélas ! sire, dit-elle, je n’avais garde, car je pensais que l’haleine de tous les autres hommes sentait comme la vôtre." Grande innocence de cette princesse ! Mais voyez, je vous prie, quelle est la nature de ce mal !

Or, il y a la punaisie du péché qui infecte les âmes, comme l’autre infecte le corps, et vous en seriez toutes pleines que vous ne penseriez pas en être le moins du monde entachées si ceux qui n’ont autre intérêt que la gloire de Dieu et votre salut ne vous en avertissaient.

Mademoiselle, vous plairait-il nous dire si vous avez remarqué quelque progrès dans la Compagnie depuis qu’il a été arrêté que l’on s’avertirait des fautes ?

— Mon Père, l’on n’est pas encore bien entré dans cette pratique, et cela peut-être parce que je n’ai pas encore prié la sœur que votre charité a désignée pour me

 

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faire celle de m’avertir. Elle ne l’a pas entrepris pource que peut-être mon orgueil ne l’eût pas si facilement supporté. Je vous demande très humblement pardon, mon Père, et à toutes nos sœurs de cette négligence et de toutes les fautes que j’ai commises. En esprit d’humilité et de charité, je vous dirai que depuis le dernier entretien, encore que nos sœurs aient donné leur consentement pour être averties de leurs fautes, il est souvent arrivé que quelques-unes ne l’ont pas bien pris, ont murmuré et dit entre elles : "Qui donc a déjà été dire cela ?" ou quelque chose semblable, qui montrait leur mécontentement de ce que l’on connaissait leurs fautes.

Quelques-unes aussi se permettent de ne pas communier les jours qui sont ordonnés, et cela sans demander d’en être exemptes. Il s’est aussi glissé, mon Père, une certaine liberté de ne se point lever à l’heure le matin. On demeure au lit jusques à cinq heures, cinq et demie et six, sans demander permission, ni avertir de ses besoins. Il y a d’autres manquements encore, que je n’ai pas présents à cette heure. Je demande pardon à toute la Compagnie de n’en avoir pas averti quand je m’en souvenais.

— Voilà donc principalement trois choses, mes filles, dans lesquelles, remarque Mademoiselle, la Compagnie se relâche ; il y faut bien prendre garde, car elles sont d’une grande importance.

La première est le lever du matin. Je voudrais que, pour vous le faciliter, vous vous proposiez, dès le soir, d’être fidèles à répondre à la voix de Dieu, qui vous appellera le lendemain. La voix de Dieu, mes filles, c’est la cloche qui vous appelle pour aller adorer Dieu. Pensez qu’elle vous dit : "Dieu vous attend ; venez toutes l’adorer." C’est la coutume de l’Église, quand elle commence matines, de dire : "Venez adorer Dieu, venez tous."

 

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Elle semble appeler toutes les nations, les princes et les peuples pour venir adorer Dieu ; et, mes filles, c’est la pensée que vous devez avoir en vous levant : "Je m’en vais adorer Dieu, et il m’attend pour recevoir l’oblation de mon cœur."

Pour la communion, ô mes filles, sachez qu’il faut aussi demander dispense pour ne la pas faire aux jours commandés, et permission pour la faire aux autres jours (1). Du jour où vous êtes entrées dans une communauté sous l’obéissance d’une supérieure, vous ne pouvez plus disposer de vous comme vous le jugez et entendez. Elle vous connaît bien mieux que vous-mêmes ; c’est à elle à vous prescrire ce qu’il faut faire.

L’autre manquement est le sujet que nous traitons ; nous en avons déjà dit quelque chose. Je vous dirai bien encore, mes filles, que, quoique vous sentirez répugnance à être averties de vos fautes, il ne vous en faut pas étonner, car il se voit peu de personnes qui entendent dire leurs fautes et n’en sont pas émues. La nature, amoureuse d’elle-même, ne peut entendre parler de ses imperfections sans peine ; mais il la faut accoutumer ; et pour cela, mes filles, il la faut punir quand on s’aperçoit qu’on est tombé en quelque faute. Ma sœur m’aura avertie, et, au lieu de m’en humilier, j’essayerai de me justifier et de lui montrer qu’elle a tort ; ou bien, si je ne puis, je me contenterai de dire aux unes ou aux autres : "On m’a dit cela tantôt, mais il n’en est rien ; c’est que l’on a mal entendu, ou mal rapporté. Qui sont ceux qui font ces contes ? Si je le savais, je le leur dirais bien." O mes filles, dès que l’on s’aperçoit qu’on en est venu là,

1. Actuellement le droit canon recommande au Supérieurs de promouvoir parmi leurs inférieurs la communion fréquente et même quotidienne. La discipline sur ce point s’est donc nettement modifiée depuis le temps de St. Vincent. Il serait le premier à recommander l’obéissance à l’Église. (Note de Combalusier)

 

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il se faut punir pour vaincre cette maudite nature, gâtée par le péché, qui nous suggère toutes ces raisons. Il faut l’aller dire à la supérieure, ou, si c’est une sœur : "Ma sœur, je vous demande pardon, j’ai mal pris l’avertissement que vous m’avez fait la charité de me donner. Mais j’essayerai néanmoins d’en faire usage, et je vous supplie encore, si vous voyez que mon amour-propre s’élève, de ne pas cesser de continuer."

Je vous dirai à ce propos, mes filles, qu’un saint religieux, grand personnage, avait grande répugnance à être averti ; et néanmoins, quand ses premiers mouvements étaient passés, car il se mettait toujours en colère, il revenait à lui, demandait pardon et suppliait que lion continuât. Il fut trois ou quatre ans en ce combat, puis il réussit à se surmonter si bien lui-même que l’on ne lui pouvait faire plus grand plaisir que de le reprendre. Il en sentait alors plus de joie qu’il n’avait eu de répugnance, et en était venu à ce point par la violence qu’il s’était faite à souffrir les avertissements et à s’en humilier.

Dites-nous, ma sœur, pourquoi est-il à propos que l’on nous avertisse de nos fautes ?

— Parce que c’est un moyen de nous en corriger et que cela nous fait conserver notre vocation

— Voilà qui est bien ; voilà deux grands moyens que notre sœur nous a rapportés : un moyen de se corriger, car qui est-ce qui ne se corrigerait pas à la suite d’un avertissement ? et un moyen de conserver sa vocation ; rien ne la peut mieux conserver que de se relever, par le moyen des avertissements, des fautes qui nous la pourraient faire perdre, si nous n’en étions avertis.

Les filles de Sainte-Marie ont une belle pratique, que je trouve extrêmement utile, quand l’une d’elles avertit une autre d’une faute, celle qui reçoit l’avertissement se

 

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met à genoux et dit : "Il est vrai ma sœur, que j’ai fait cette faute par malice, ou par orgueil, ou par quelqu’autre motif ; en tel temps j’en fis encore une autre par telle ou telle intention." Voyez-vous, mes filles, au lieu de s’excuser elles avouent leurs fautes, les montrent encore plus grandes qu’elles ne paraissent, et, de plus, en ajoutent une autre. Oh ! s’il plaît à Dieu que cela s’introduise dans la maison et se fasse en esprit d’humilité, je défie tous les démons de l’enfer, quand ils seraient encore dix fois plus nombreux qu’ils ne sont, je les défie, dis-je, de la pouvoir renverser.

Ma sœur qui êtes là-bas, vous semble-t-il qu’il soit à propos de s’avertir de ses fautes ?

— Mon Père, il me semble que c’est le meilleur moyen que nous puissions avoir pour nous en corriger. Je fus si orgueilleuse dernièrement qu’avertie d’une faute par une de mes sœurs, à qui j’avais moi-même demandé la charité, je témoignai que je ne le trouvais pas bon. Je vous en demande très humblement pardon, et à vous, ma sœur, qui m’avez fait cette charité.

L’autre sœur se mit à genoux et dit : Ma sœur, c’est moi qui vous le demande. Je ne vous fis pas l’avertissement à propos, parce qu’il y avait du monde présent.

— Oh ! que voilà qui va bien ! L’une s’accuse de n’avoir pas bien pris l’avertissement l’autre de ne l’avoir pas bien donné, et ainsi chacune veut mettre la faute sur soi. Je demandais dernièrement à un de nos frères, qui n’est pas de la maison d’ici : "Comment va votre famille, mon frère ? Vivez-vous bien au pays ?" — "Hélas ! Monsieur, dit-il, il n’en peut être autrement, car c’est à qui s’humiliera davantage ; s’il y a quelque faute, chacun s’en dit coupable et la prend sur soi, de sorte que nous n’avons garde de bien vivre en paix. Nous

 

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sommes comme des enfants, et c’est une bénédiction de Dieu admirable."

Ce bon frère me consola extrêmement par là et me fit voir que leur grande paix et union venait de ce que chacun trouvait bon que l’on l’avertît, et même s’estimait coupable des fautes ; et, par une sainte émulation, c’était à qui s’humilierait le plus.

Oh ! c’est une clef de la vie spirituelle, mes filles, que de vouloir bien être averti, de le bien prendre et d’estimer que, si l’on nous connaissait, on nous ferait bien voir d’autres fautes. Cela nous humilie en nous-mêmes, car, si nous nous regardons bien, nous trouverons qu’il n’y a pas plus méchante personne que nous ; et parce que nous négligeons de nous regarder, à raison des laideurs que nous apercevons en nous, les avertissements nous montrent ce que l’amour-propre nous cachait ; et si nous le prenons bien, nous trouverons que cela nous mènera petit à petit à une plus grande perfection.

Levez-vous, mes filles, dit-il aux sœurs qui étaient demeurées à genoux. Mais la sainte coutume est de baiser la terre quand on a dit sa coulpe…

Oh ! voilà qui va bien ! Tant que les Filles de la Charité en useront de la sorte, c’est-à-dire qu’elles s’entr’avertiront en esprit de charité, qu’elles s’humilieront et demeureront dans la connaissance et dans l’aveu de leurs fautes ah ! tout l’enfer ne prévaudra pas contre elles et ne leur saura nuire. Mais aussi, si quelqu’une d’entre vous avait cette mauvaise disposition qu’elle ne voulût point être avertie, et qu’au lieu de s’humilier elle se cabrât et communiquât sa mauvaise humeur aux autres oh ! le plus petit démon de l’enfer vous renverserait aisément. Prenez-y bien garde, je vous prie.

Ma sœur vous plaît-il nous dire pourquoi on doit souhaiter d’être averti de ses fautes ?

 

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— Mon Père, il me semble que cela nous perfectionne de plus en plus et donne occasion à la sœur qui avertit de faire un acte de charité, et à celle qui est avertie d’en faire un d’humilité et de soumission.

— Voilà qui est bien. Vous avez raison, ma fille, de dire et que cela nous perfectionne et que la sœur qui avertit fait un acte de charité et que celle qui reçoit l’avertissement en fait un de soumission ; car quelle plus grande facilité peut-on avoir pour se perfectionner, que de savoir ses imperfections, et quelle plus grande charité peut-on faire à une personne qui ne les connaît pas, que de les lui montrer !

Hélas ! dès que l’on voit un peu de boue sur le linge ou sur les habits de quelqu’une, on dira aussitôt : "Ma sœur, prenez garde, voilà qui s’est gâté." Et nous lui verrions des taches de l’âme sans le lui dire ! Oh ! ce serait manquer de charité. Retenez donc, mes filles, que ce serait manquer de charité de ne pas avertir sa sœur, si on la voyait tomber dans une faute notable et qu’elle ne s’en aperçût pas. Ce n’est pas que tout le monde doive avertir, ni à toute rencontre, mais il faut prendre son temps pour que l’avertissement profite.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées sur le sujet dont nous traitons ?

— Mon Père, il m’a semblé, au peu d’oraison que j’ai fait, qu’il était nécessaire d’être averties pour nous rendre soigneuses de nous corriger, connaissant, par ma propre expérience, que je fais beaucoup de fautes, dont je m’aperçois et ne me corrige pas, parce que l’on ne m’en dit rien. J’en ai fait beaucoup, tant depuis que je suis à la maison, que depuis la dernière conférence, en la pratique de mes règles, où je ne me suis point rendue soigneuse. Au contraire, je me suis souvent servie de quelque léger prétexte pour m’en exempter, et spécialement

 

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du lever du matin. Et en cela j’ai bien malédifié la sœur avec qui j’étais, qui pouvait bien remarquer qu’il n’y avait pas de sujet légitime.

J’ai aussi beaucoup manqué au sujet des avertissements, car j’ai négligé de me corriger de fautes dont on m’avertissait avec tant de douceur, pour compatir à ma faiblesse, que je ne prenais pas garde que ce fût avertissement.

J’ai aussi, par orgueil, contesté à Mademoiselle, quand elle m’a fait la charité de m’avertir de quelque faute, ne demeurant pas d’accord que ce fût faute, et me voulant justifier avec trop de présomption

De tout cela, mon Père, je demande très humblement pardon à Dieu, à votre charité, à Mademoiselle et à toutes mes sœurs. Je les supplie de tout mon cœur de dire ce qu’elles trouveront de fautes en moi, afin que je m’en corrige.

— Dieu soit béni, ma sœur, de l’aveu que sa bonté permet que vous fassiez de vos fautes ! C’est une grande disposition pour vous en corriger.

Quant au lever du matin, nous en avons déjà parlé. Il serait à craindre, si chacune n’y apportait remède, qu’à la fin il n’y eût plus d’observance. Un moyen d’empêcher ce désordre, c’est de n’écouter pas les petites indispositions qui nous voudraient arrêter au lit ; car si vous demeurez aujourd’hui pour celles-ci il en viendra demain d’autres, et toujours vous en trouverez quelqu’une. J’excepte les infirmes, mais notablement infirmes, et qui souffrent de ne pouvoir être dans l’observance. Hors cela, je n’estime pas que, pour de petites incommodités qui ne sont pas considérables, on doive s’exempter. Si vous vous sentez un peu mal, que vous vous arrêtiez au lit aujourd’hui, et puis encore demain, et que cela ne passe point, ce n’est pas le repos qu’il vous faut, et j’estime

 

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que vous ferez mieux pour votre santé de prendre le train de la communauté. Nous avions chez nous un prêtre qui était fort tendre sur lui-même. Il avait quelques indispositions et pensait que le lever du matin y contribuait quelque peu. On lui dit : "Bien, Monsieur, il faut voir ; demeurez un mois sans vous lever, et on verra dans ce temps comme vous vous porterez." Il fut donc un mois s’en donnant à cœur joie de dormir ; et au bout de ce temps il me vint trouver. "O Monsieur, dit-il, j’avoue qu’il faut que je suive la règle. Il y a tant de temps que je me repose, et je suis encore pis que je n’étais. Je vous prie de me permettre de me lever." Nous le lui accordâmes ; et il fait fort bien. Tant il est vrai que le lever matinal ne gâte jamais rien ; au contraire, il dissipe les humeurs que le trop dormir amasse ; et vous verrez toujours qu’une personne qui se lèvera régulièrement le matin, se portera mieux que celle qui paressera et se lèvera tantôt tôt et le plus souvent tard. Rien n’amasse plus de mauvaises humeurs que le trop dormir Cela vous donne des catarrhes, des fluxions et mille autres incommodités que l’exercice dissipe.

Outre cela, c’est le premier acte de fidélité que nous rendons à Dieu que celui du lever, quand la cloche nous y convie ; et ordinairement de celui-là s’ensuit tout le reste du jour. Croyez-moi il ne faut point marchander avec son chevet, car l’on n’y trouvé pas son compte.

Oh bien ! mes sœurs, il se fait tard, et il est temps que chacune de vous et moi le premier, qui en ai le plus de besoin, fortifiés de la grâce de Dieu, qu’il ne nous déniera pas, pourvu que nous lui soyons fidèles, nous prenions une bonne résolution de chérir et de caresser avec une tendresse toute particulière ceux qui nous feront tant de bien que de nous avertir de nos manquements estimant

IX. - 25

 

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qu’il n’y en a point de plus véritables témoignages que ceux-là.

— Mais, mon Père, dit une sœur, si une sœur priait quelqu’autre de lui dire ses fautes et que celle-ci s’excusât sur ce qu’elle est trop jeune, serait-ce bien ?

— O ma fille, celle qui s’excuserait serait entre deux vertus : entre l’humilité, qui lui suggérerait qu’elle est trop jeune, et entre la charité, qui l’obligerait à avertir sa sœur. Or, comme l’humilité en ce point ne regarde qu’elle, la charité, qui regarde le prochain, est plus parfaite et elle en doit, en ce cas, préférer l’acte à celui de l’humilité. Bien mieux, elle fait et l’un et l’autre : elle s’humilie, par la pensée que ce n’est pas à elle, la plus jeune, à avertir sa sœur ; elle pratique la charité en acceptant, parce que cette vertu le requiert et que la règle l’ordonne.

Voyez-vous, mes filles, ce que vous voulez faire maintenant est ce que l’Église a fait dans la ferveur des premiers chrétiens. Quatre cents ans durant elle a été dans cette pratique, et non seulement à l’égard du simple peuple, mais encore à l’égard des princes, des rois et des empereurs. Le diacre, sur le rôle qu’il avait, avait soin d’écrire les fautes dont il était averti, et cela se faisait suivant la parole de Notre-Seigneur, qui avait dit que, si le prochain ne se corrigeait pour être repris en particulier premièrement, puis en présence de deux ou trois personnes l’on eût recours à l’Église.

L’évêque le disait bien aussi lui-même, quand le cas le requérait, comme saint Ambroise à l’empereur Théodose. "Vous avez, lui dit-il, fait mourir tant de monde, et pour cela vous êtes souillé de sang innocent. Je ne vous ouvrirai point la porte de l’église que vous ne vous soyez lavé par une due pénitence, et je vous défends d’y entrer." — "Eh ! Père, lui dit l’empereur, j’ai péché, je le

 

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confesse. Vous êtes mon Nathan, vous m’avertissez de ma faute et je la reconnais. Aidez-moi à en obtenir pardon de Dieu je ferai tout ce que vous m’enjoindrez." — "Vous avez, lui dit le saint, suivi David pécheur, suivez-le pénitent, et je vous ouvrirai l’église." Et il le renvoya comme cela jusques à ce qu’il eût fait pénitence.

Un roi de France et empereur subit la discipline en public pour une faute dont il était coupable ; et Henri premier, roi d’Angleterre qui fit mourir saint Thomas, archevêque de Cantorbéry, fut condamné par le Pape à la discipline en public pour satisfaire à son offense. Et il la supporta humblement, tant il est vrai qu’il faut que les rois reconnaissent qu’ils dépendent de Dieu, qui est plus grand qu’eux. Dieu nous fasse la grâce à tous, tant que nous sommes, de connaître de quelle importance est cette pratique et combien elle peut contribuer à l’avancement particulier de chacun de nous et à l’avancement général de toute la Compagnie ! Plaise à sa bonté bénir la résolution que nous avons prise encore de nouveau, d’agréer et de désirer que toutes nos fautes soient connues de nos supérieurs et, avec sa bénédiction nous donner son vrai esprit pour en faire usage !

Benedictio Dei Patris…

 

36. — CONFÉRENCE DU 1er MAI 1648

SUR LE BON USAGE DES INSTRUCTIONS

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence se réduit a deux points : le premier est des raisons que nous avons de tirer profit des instructions qui nous sont données dans les conférences et ailleurs par nos supérieurs ;

Entretien 36. — Ms. SV 9, p. 139 et suiv.

 

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le second est des moyens dont nous nous servirons pour mettre en pratique lesdites instructions.

Ma sœur qui êtes là-bas, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Monsieur, je crois qu’une raison pour tirer profit des instructions qui nous sont données dans les conférences est de considérer que vous nous tenez la place de Dieu, et partant que nous devons vous écouter et profiter de tout ce que vous nous dites, comme venant de sa part.

— Hélas ! ma fille, je suis un misérable pécheur et non autre chose.

Et vous, ma sœur, avez-vous fait l’oraison sur le présent sujet ? Vous plaît-il nous dire ce que vous avez pense ?

— J’ai pensé, mon Père, que, quand nous nous sommes oubliées de notre devoir, Dieu permet que nous en soyons averties dans les conférences ; et cet avertissement venant de Dieu, ce nous est une raison pour en profiter. Et sur le second point, qui est des moyens, j’ai pensé que, écouter ces instructions avec humilité, c’était un bon moyen d’en profiter ; et ç’a été ma résolution.

Les deux sœurs qui furent interrogées ensuite répétèrent en substance ce qu’avait dit la première. Une autre dit que c’était un moyen de nous avancer en la vertu ; une autre, que c’était la voix de Dieu qui nous instruisait dans les conférences par la bouche de nos supérieurs, et qu’un moyen d’en profiter, c’était de se persuader que les avertissement qu’ils nous y donnent sont justes.

Sur quoi notre très honoré Père dit :

Non seulement les avertissements, ma fille, mais tout ce qui se dit, et non seulement ce que le supérieur dit,

 

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car hélas ! je ne suis qu’un pauvre misérable pécheur, mais tout ce que les sœurs disent car, voyez-vous, mes filles, c’est Dieu qui vous parle et vous instruit par vous-mêmes de ce qu’il veut que vous fassiez. Avant d’avoir su le sujet dont nous parlerions, vous n’y aviez pas pensé, vous vous êtes mises en la présence de Dieu, il a dit à votre cœur et vous a fait comprendre pour quelle raison vous deviez profiter de ce qui se dit dans les conférences ; ou, si c’est un autre sujet de conférence, il vous instruit des raisons que vous avez de pratiquer la vertu dont on traite et de quel moyen dorénavant vous vous servirez pour cela. Interrogées là-dessus, vous nous rapportez les pensées que vous avez eues, et partant il nous faut les écouter comme une inspiration que Dieu vous a donnée et pour vous et pour nous.

Ma sœur, pourquoi vous semble-t-il qu’une Fille de la Charité doive tirer profit de ce qui se dit dans les conférences ?

— Parce que, Monsieur, Dieu en est glorifié.

— Vous voulez dire, ma sœur, que Dieu, par sa bonté, voulant donner à la Compagnie les vertus dont elle a besoin, permet qu’elle en reçoive les instructions, et qu’il est glorifié quand nous sommes fidèles à la pratique de ce qu’il ordonne et qui nous a été enseigné.

Et pourquoi encore ?

— C’est pour notre avancement.

— De sorte, ma fille, que vous croyez que le dessein de Dieu, quand il vous a fait donner quelques instructions, c’est de vous aider à avancer en la perfection de votre état ; et vous avez bien raison.

Et que doit faire une Fille de la Charité a qui Dieu a donné, en l’oraison qu’elle a faite sur le sujet d’une conférence, quelque lumière pour la conduire dans la pratique de quelque vertu, ou pour se retirer de quelque

 

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imperfection ? Ne faut-il point qu’elle la manifeste ? Faut-il qu’elle la tienne cachée pour elle toute seule ? Oh ! non, il faut qu’elle la dise ingénument et humblement, dans la connaissance et le sentiment qu’elle ne vient pas d’elle, mais que Dieu, qui la lui a donnée, veut qu’elle en fasse part aux autres, comme toutes lui font part de ce qu’elles ont eu.

Ma fille, dites-moi un moyen pour profiter des instructions données dans les conférences ?

A quoi la sœur répondit qu’elle croyait qu’il était expédient pour cela d’en conserver la mémoire.

— Pensez-vous, ma fille, qu’une Fille de la Charité qui a la mémoire de ce qui a été dit dans une conférence ait quelques avantages ?

— Oui, mon Père, parce que cela lui servira dans les occasions et que le prochain en sera édifié.

— Vous pensez donc, ma sœur, qu’une bonne Fille de la Charité qui vient à la conférence, bien disposée et dans le dessein de faire bon usage des instructions qui s’y donnent tant par la supérieure que par le supérieur et les sœurs, qui l’écoute avec grande attention et intention de plaire à Dieu, et qui s’en retourne l’esprit et le cœur remplis des choses dont Dieu l’a touchée, vous pensez, dis-je, ma sœur, que cette fille peut servir à son prochain. Et comment lui peut-elle servir ? Oh ! elle lui servira par sa modestie, par son exemple, par ses paroles, remplies de l’esprit de Dieu, qu’elle aura conservé ; elle le servira encore en se rendant plus ponctuelle à lui donner en temps propre ce qui lui est nécessaire, touchée qu’elle sera du désir de plaire à Dieu et de le servir en ses membres, qui sont les pauvres. Et pensez-vous, ma fille que Dieu ne se communique pas à une pauvre Fille de la Charité, qui, avant d’y être, n’avait que fort peu d’instruction et ne savait quasi ce que c’était que

 

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Dieu ; pauvre fille, qui n’avait peut-être bougé du travail des champs ? Oh ! sachez, mes filles, que c’est à ces âmes que Dieu se communique plus intimement et plus efficacement. Du jour où elles se sont une fois abandonnées à Dieu et consacrées à le servir, à l’aimer et le connaître, ah ! ces âmes sont élevées, et sa bonté leur communique une plus grande connaissance.

Mais, Monsieur, qu’apprennent-elles et quelles instructions ont-elles en la Compagnie ? Sachez, mes filles, que, quand vous n’en auriez point d’autres que les conférences de temps en temps et que vous en fissiez bon usage, cela suffirait pour vous faire atteindre à un haut degré de vertu et de connaissance de Dieu ; oui, cela suffirait. Il est des âmes, mais des âmes saintes et bonnes, à qui il ne faut qu’une parole pour leur donner de profondes connaissances de Dieu. Nous avons l’image de cela chez nous : je parle d’un pauvre laboureur de ces montagnes d’Auvergne, qui, toute sa vie, avait travaillé à la charrue et à garder les chèvres, et, dans Cet exercice, s’était appliqué à Dieu de telle sorte et en parlait si dignement qu’il n’y a prélat, théologien, ni qui que ce soit, qui en pût parler de la sorte ; et je n’espère pas en entendre jamais si bien parler. Et où s’est-il instruit ? Oh ! il s’est instruit en quelque sermon, auquel il avait prêté toute son attention, et qu’il avait ensuite médité ; et Dieu, qui se plaît avec les âmes simples et humbles, s’était abondamment communiqué à lui.

Si Dieu a fait cette grâce à un pauvre paysan qui labourait à la charrue et gardait les chèvres de son père, pensez-vous qu’il la dénie à une Fille de la Charité qui se donne et consacre pour le service de ses membres et qui, dans son travail, recueille, comme une abeille, le miel des sacrées paroles qu’elle aura ouïes en une conférence, en un sermon, ou dans une instruction, ou un avertissement

 

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qu’elle aura reçu de sa supérieure ou de quelque officière. Oh ! il ne faut point douter, mes filles, que celles qui seront dans ce chemin n’avancent beaucoup en peu de temps ; si elles s’en écartent, elles reviendront et vous les verrez croître en vertu, comme l’aube du jour, qui n’est qu’un point à son lever et qui croît toujours jusqu’à son midi.

Croyez-moi, mes filles, la bassesse n’éloigne pas le Fils de Dieu de nous ; il n’a point à faire de la grandeur, il est la grandeur même, mais il veut des cœurs simples et humbles ; et quand il les a trouvés, oh ! qu’il le fait beau voir y faire sa résidence ! Il se vante dans les Saintes Écritures que ses délices sont de converser avec les petits. Oui, mes sœurs, le plaisir de Dieu, la joie de Dieu, le contentement de Dieu, s’il faut ainsi dire, c’est d’être avec les humbles et simples qui demeurent dans la connaissance de leur bassesse. Grand sujet de consolation et d’espérance pour nous, et grand motif de nous humilier !

Et vous, ma sœur, pour quelle raison pensez-vous être obligée aux instructions que l’on donne dans les conférences ?

— Parce que Dieu, qui nous les fait donner, nous en demandera compte, si nous n’en tirons fruit.

— Ah ! ma fille, vous avez bien raison de craindre que Dieu ne vous en demande compte, parce que c’est sa parole. Avec quelle attention n’écouterions-nous pas un messager qui nous viendrait de la part du roi ou de quelque grand seigneur ! Ah ! cette pensée et cette parole que nous dit cette sœur, c’est la parole de Dieu, c’est la pensée de Dieu. Oh ! combien avec juste raison devons-nous craindre, si nous n’en faisons le cas et l’estime qu’elle mérite !

Ma sœur, vous plaît-il nous dire encore quelque chose là-dessus ?

 

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Cette sœur lut son billet, qui contenait ce qui suit :

La première raison que je trouve pour tirer profit des instructions qui nous sont données dans les conférences est que Dieu en sera glorifié et nous instruit pour accomplir les actes de notre vocation avec plus de vertu et de perfection. Une autre raison est pour nous avancer dans la vertu, et pour notre instruction et celle du prochain. Une autre pensée m’est venue : c’est que les conférences sont l’école de Jésus-Christ, à laquelle il nous appelle quand nos supérieurs nous ordonnent d’y venir. C’est pour cela que nous devons nous y rendre, avec grand désir d’en profiter ; car, sans ce désir, nous ne profiterons jamais. Un autre moyen, c’est de les écouter avec grande attention. Un autre, c’est d’y penser souvent et de s’en entretenir l’une avec l’autre.

Une autre sœur fut interrogée et dit qu’une raison pour nous obliger à tirer profit des conférences, c’était que dans icelles nous étions instruites de ce qui concernait nos règles. Un autre motif, c’est que si nous n’en faisions fruit, il serait à craindre que Notre-Seigneur ne nous abandonnât à nous-mêmes et nous laissât sans instruction comme il commanda aux apôtres de faire dans les villes où ils ne seraient pas écoutés. Un moyen d’en profiter, c’est de mettre soudain en pratique ce que nous y avons entendu.

Une autre sœur dit que, les conférences étant suggérées par le Saint-Esprit, il était à croire qu’il ne se traitait rien qu’il ne fût nécessaire de savoir et de pratiquer. Une autre raison est que, si nous les négligeons, Dieu nous en demandera un compte très exact, comme des moyens qu’il nous aura donnés pour aller à lui et dont nous ne nous serions pas servis.

Moyens pour cela : faire une haute estime des entretiens ; demander l’assistance du Saint-Esprit avant et

 

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après les avoir ouïs, afin qu’il lui plaise imprimer dans nos cœurs ce que nous avons entendu ; dans les occasions qui se présentent de pratiquer la vertu ou de fuir le vice dont on a traité, nous souvenir de ce qui a été dit, pour en être fortifiées.

Mademoiselle, priée de faire connaître ce que Dieu lui avait inspiré sur le sujet, dit qu’une raison de profiter des instructions données dans les conférences était que Dieu, voyant que nous ne tenions pas compte des instructions qu’il nous donne par lui-même, par les bons mouvements et saintes inspirations, ou par le moyen de nos bons anges, avait permis que nos supérieurs nous avertissent des fautes où nous pourrions tomber ou du chemin qu’il nous faut suivre pour arriver à la perfection de notre état. Si nous négligeons cette grâce, il serait à craindre que sa bonté ne la retirât de nous, et que nous ne demeurassions sans lumière, ce qui serait pour nous un grand malheur : pour chacune en particulier, vu le danger de perdre sa vocation, pour toute la Compagnie en général, qui serait près de sa ruine. Et nous frustrerions notre prochain de l’assistance qu’il doit attendre de nous ce qui nous ferait tomber dans l’infidélité aux grâces de Dieu.

Pour s’en bien pénétrer, il nous faut penser que, cette parole venant de Dieu, nous la devons estimer comme lui-même et n’en pas laisser passer une sans en tirer profit.

Un autre moyen est de venir avec grand désir de devenir meilleure ; et pour cela demander ardemment cette grâce au Saint-Esprit avant l’entretien, pour qu’avec son assistance, nous l’écoutions avec dévotion et attention et nous en entretenions ensemble après l’avoir entendu, et y pensions souvent.

Plusieurs autres sœurs furent interrogées, qui toutes,

 

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en termes différents, dirent à peu près les choses ci-dessus ; c’est pourquoi nous ne mettons pas ici ce qu’elles ont dit, mais seulement ce qu’a dit notre très honoré Père.

Mes sœurs, je rends grâce à Dieu des lumières qu’il vous a données sur le présent sujet ; mais, avant de revenir sur les pensées que vous avez eues, il est à propos que vous sachiez d’où sont venues les conférences et depuis quel temps elles sont en usage.

Vous savez, mes sœurs que les conférences ont servi à Notre Seigneur pour l’établissement de son Église. Dès le jour où il assembla ses apôtres, il leur en fit ; puis, quand sa Compagnie fut plus grande et eut apôtres et disciples, il tint parfois avec eux des assemblées ; et ce fut dans une conférence comme cela que saint Philippe, dont nous faisons aujourd’hui la fête, dit à Notre-Seigneur : "Seigneur, vous nous parlez de votre Père, mais faites-nous voir votre Père" ; et Notre-Seigneur lui répondit : "Qui me voit voit mon Père ; mon Père et moi ne sommes qu’un." (1).

Les apôtres proposaient leurs difficultés dans ces conférences, et Notre-Seigneur leur répondait. Il traitait de l’avancement de l’Église et des moyens dont Dieu se servirait pour la faire fleurir.

De sorte, mes chères sœurs, que l’on peut dire, et c’est certain, que Jésus-Christ même a institué les conférences et s’en est servi pour le commencement, le progrès et la perfection de son Église ; et après sa mort et son ascension glorieuse il ne se faisait d’autres instructions entre les fidèles par les apôtres et par les prêtres que sous forme de conférence. Il n’y avait point de sermon ; quand les chrétiens étaient assemblés, on commençait la conférence.

1) saint Jean XIV, 8-9.

 

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Depuis les apôtres et bien longtemps dans la primitive Église, l’usage des conférences a continué de se pratiquer ; mais, le nombre des chrétiens devenant si grand qu’il eût été difficile de contribuer à les instruire en cette sorte, on commença à prêcher en public ; les conférences ne laissèrent pas de demeurer entre les chefs de l’Église : les prêtres, les diacres et ceux qui étaient employés à son établissement.

De là nous conclurons combien grande et très grande doit être l’estime qu’il nous faut faire des conférences, puisqu’elles sont instituées de Jésus-Christ même, lequel s’en est servi avec ses apôtres pour l’établissement de cette grande monarchie de l’Église, qui est venue au point que nous la voyons. Il a permis qu’après un long usage la coutume en fût quelque temps délaissée, et de nos jours il permet qu’elle se renouvelle, et il nous donne ce moyen-là pour notre avancement, comme celui dont il s’est servi, pour l’avancement de son Église. Grande grâce, grande miséricorde de Dieu, mes sœurs que dans la Compagnie des Filles de la Charité il y ait cette bénédiction qu’elles puissent faire entre elles ce que Notre-Seigneur a fait avec ses apôtres !

La seconde chose à remarquer, c’est que Notre-Seigneur est au milieu de nous quand nous sommes assemblés pour sa gloire ; et nous n’en pouvons douter, car il le dit lui-même : "Quand vous serez deux assemblés en mon nom, je serai au milieu de vous" (2) Or, mes chères sœurs, si Dieu promet sa présence à deux, à plus forte raison la donnera-t-il à toute la Compagnie, composée d’un grand nombre, qui s’assemble en son nom et pour son amour et pour essayer de travailler à sa gloire. Cela posé, il faut conclure que cette action est de très grande

2) saint Matthieu XVIII, 20.

 

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importance à la gloire de Dieu et à notre avancement, et qu’il la faut faire avec intention de plaire à Dieu et de recevoir l’instruction qu’il nous y fait donner pour la mettre en pratique, afin de lui être agréable.

Avec intention, puisque c’est sa parole. Il dit, parlant aux supérieurs : "Qui vous écoute m’écoute" (3). Car ce n’est pas la parole de votre supérieur, hélas ! pauvre misérable ! oh ! non c’est celle de Dieu, qui daigne, par lui, ou par celle qui parle (car vous pouvez recevoir instruction d’une sœur, oui, d’une sœur), qui daigne, dis-je par ce moyen vous faire entendre ce que vous devez faire.

Avec respect, puisqu’il est présent, qu’il vous y regarde et vous y écoute et remarque de quelle sorte nous prenons ce qu’il nous fait dire. Cela posé, mes chères sœurs premièrement que les conférences sont du temps de Jésus-Christ ; secondement, que, quand nous sommes assemblés pour les faire, il est au milieu de nous, il faut savoir que Notre-Seigneur, pour nous donner à connaître et nous faire entendre l’estime que nous devons faire de la sainte parole, à une bonne femme qui lui disait : "Bienheureux le ventre qui t’a porté et les mamelles qui t’ont allaité", répondit : "Plus heureux ceux qui écoutent ma parole et qui la gardent (4)

Voyez, mes sœurs, l’état que Notre-Seigneur fait de sa parole : il avoue sa mère bien heureuse de l’avoir porté, une mère choisie de Dieu de toute éternité pour être la mère de son Fils, une Mère bénie entre toutes les femmes qui confesse que Dieu a fait en elle de grandes choses et que toutes lés générations la tiendront bienheureuse ; et N.-S. met au-dessus d’une telle mère "celui qui entendra sa parole et la gardera".

De sorte que, mes filles, nous devons avoir grande joie

3) saint Luc X, 16,

4) saint Luc XI, 27-28,

 

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quand nous apprenons qu’il se présente une occasion d’entendre cette parole sacrée, parole de vie et de vie éternelle. Quand le billet vous est porté, que vos supérieurs vous donnent avis que tel jour se fera la conférence, oh ! grande réjouissance entre vous, mes sœurs ! Celle qui a oui ou reçu la première le billet, doit dire à l’autre, quand elle la verra : "Ah ! ma sœur la bonne nouvelle que j’ai à vous donner ! Nous aurons la conférence demain ; nous entendrons de la bouche de nos supérieurs ou de nos sœurs votre sainte parole, mon Dieu. Ce sera votre parole, mon Dieu car c’est vous qui la leur inspirerez."

Notre-Seigneur, pour exprimer la différence qu’il y a entre les personnes qui écoutent sa parole déclare dans l’Évangile que la parole de Dieu est semblable à la semence que le laboureur jette dans son champ. Une part dit-il, tombe sur le chemin, et les oiseaux viennent qui la mangent, et elle est foulée aux pieds des passants, et par ainsi ne fait aucun fruit. Une autre partie tombe entre les pierres ; elle germe quelque petits brins d’herbes, meurt avant de produire aucun fruit et est perdue pour le maître, comme la première. Une troisième partie tombe dans les épines, et, au lieu de prendre racine, est incontinent suffoquée et demeure là aussi infructueuse que les autres. La quatrième partie tombe dans une terre bien labourée, trouve un bon fonds ; oh ! elle germera et prendra racine, croîtra et fructifiera, en sorte qu’un grain en rapportera cent, ou tout au moins soixante (5).

Notre-Seigneur nous a voulu montrer par là la différence des personnes qui assistent aux conférences. Toutes s’y rendent à la vérité, mais il est à craindre qu’il en soit comme de la semence du laboureur. Cette belle

5) Saint Matthieu XIII, 1-9,

 

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semence de la parole de Dieu est jetée dans tous les cœurs qui l’écoutent ; cette belle parole, cette sainte et vivifiante parole est pour servir de nourriture à toutes les âmes.

Il en est comme du grain que le semeur porte, lequel deviendrait un bon aliment s’il trouvait partout une terre fertile où il pût fructifier

Il y a des âmes qui entendent la parole de Dieu et la reçoivent mais les oiseaux du ciel qui sont les distractions, l’emportent incontinent comme la semence qui tombe sur le chemin, et il n’en demeure rien pource qu’elle n’a pas eu le loisir d’y germer. Aussitôt entendue aussitôt perdue, parce que la première pensée qui s’est présentée à leur esprit les en a diverties.

D’autres la reçoivent jusque dans leurs cœurs et en parlent en quelque rencontre ; mais, parce que la mortification n’avait pas préparé leurs cœurs c’était une terre dure et non labourée. La semence a bien voirement germé et produit quelques herbes, mais cela meurt incontinent sans porter aucun fruit.

D’autres âmes figurent la semence qui tombe dans les épines. Elles reçoivent, à la vérité, cette divine parole, mais les chagrins, les soucis et l’empressement dont elles sont pleines suffoquent la parole qu’elles ont reçue ; car, pour avoir un esprit trop chagrin, elles ne s’alimentent pas de cette sainte nourriture.

Il est vrai, mes chères sœurs, qu’il faut aller aux malades pour leur porter les remèdes, que le quartier est étendu et le nombre des malades très grand ; mais il est vrai aussi que cela ne doit pas préjudicier à la pratique de vos règles et spécialement de l’oraison, qui vous dispose à recevoir la parole de Dieu avec fruit et profit. Il y a parmi vous de bonnes âmes, toutes pleines de l’estime de la parole de Dieu, et convaincues du besoin

 

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qu’elles en ont, humbles, soumises, mortifiées, tranquilles et sans empressement ni chagrin, dans une sainte joie fondée sur Dieu et tendant à Dieu.

Ah ! mes sœurs, ces âmes sont comme une bonne terre bien labourée et cultivée, qui reçoit la semence, lui donne le suc nécessaire et la fait foisonner en son temps. Oh ! il y en a parmi vous, par la grâce de Dieu. je ne dirai pas combien, mais par la miséricorde de Dieu, c’est beaucoup. Prenez garde, mes sœurs, que chacune de vous soit du nombre ; faites en sorte que cette divine parole trouve un bon fonds pour s’enraciner.

Ces fondements posés, pourquoi, mes sœurs, devons-nous profiter des conférences et instructions qui nous sont données ? Vous avez dit : parce que Dieu parle par la bouche de celles qui sont interrogées. Dieu a promis de se communiquer aux petits et aux humbles et de leur manifester ses secrets.

Pourquoi donc ne croirions-nous pas que ce qui est dit est de Dieu, puisque c’est dit et par des petits et à des petits ? Oui, mes sœurs, Dieu prend un tel plaisir que, on peut le dire, c’est son grand plaisir de se faire connaître aux humbles. Belles paroles de Jésus-Christ qui montrent bien que ce n’est pas dans les Louvres ni chez les princes que Dieu prend ses délices ! Il le dit en un endroit de l’Écriture : "O mon Père, je vous loue et vous remercie de ce que vous avez caché vos mystères aux grands du monde et les avez manifestés aux humbles." (6). Il n’a que faire de la pompe et de l’ornement extérieur ; mais il se plaît dans une âme humble, dans une âme qui est instruite de lui seul et ne fait point de cas de la science du monde. Quel motif, mes sœurs, de vous affectionner aux conférences, puisque c’est là que Dieu

6) St Matthieu XI, 25.

 

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vous fait voir ses secrets, c’est là qu’il vous découvre les moyens de votre avancement !

Si l’on traite d’une vertu, celle-ci en dira une raison, celle-là une autre ; celle-ci un moyen, celle-là un autre ; et Dieu veut que chacune soit excitée par toutes les raisons qui sont dites, et instruite par tous les moyens qui sont découverts.

Mais c’est une fille qui a trouvé cette raison et ce moyen. — N’importe ! C’est Dieu par elle ; c’est Dieu qui les lui a communiqués c’est de lui qu’ils viennent, et, parce que c’est Dieu, ils vous doivent être précieux et vous devez les recueillir soigneusement.

La troisième raison, comme on a bien dit, c’est l’utilité qu’on tire des instructions pour sa conduite. Une Fille de la Charité se trouvera chez une dame, chez un malade, chez quelqu’autre, et là se présentera l’occasion de pratiquer la vertu de modestie, de souffrir quelque chose qui répugne à la nature, qu’elle se souvienne de quelque bon mot entendu dans une conférence, ah ! elle sera tout animée et n’aura plus de difficulté. Elle aura eu quelque petit différend avec sa sœur, et le diable essayera de la détourner de s’humilier, qu’elle se souvienne d’avoir entendu dans une conférence combien un acte d’humiliation est chose agréable à Dieu, oh ! elle s’ira jeter aux pieds de sa sœur, et toutes deux tireront fruit de la conférence qu’elles auront ouïe il y a longtemps ; tant il est vrai que les conférences sont extrêmement nécessaires et d’un grand fruit.

Si vous me demandez ce qui vous peut maintenir, mes chères sœurs, chacune en particulier, je vous dirai que c’est l’oraison, car c’est la manne journalière qui descend du ciel. Mais, voyez-vous, si vous me demandez ce qui maintiendra toute la Compagnie, oh ! c’est la conférence. Rien ne donnera plus de lumière à la communauté ;

IX. - 26

 

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rien ne lui donnera plus d’instruction ; rien ne redressera si bien ses chutes et n’empêchera qu’elle ne tombe en faute comme les conférences. C’est par là que Dieu vous parle, c’est par là que ses conduites vous sont découvertes et ses voies enseignées. Vous devez louer Dieu, mes sœurs, d’être entrées dans l’usage des conférences, d’avoir été choisies pour cela, car, comme je vous ai dit, on n’en usait plus et vous avez été élevées pour les mettre en usage. Oh ! gardez-vous bien, mes sœurs, d’en abuser.

Avant de passer plus avant, je vous dirai (car il est nécessaire que vous sachiez cela) que, si vous ne profitez point dans l’oraison, vous ne ferez pas grand fruit des conférences ; car, voyez-vous, mes chères sœurs, comme les jardiniers prennent leur temps deux fois le jour pour arroser les plantes de leur jardin, qui, sans ce secours, mourraient durant les grandes chaleurs, et qui, au contraire, grâce à cette humidité, tirent leur nourriture de la terre, car une certaine humeur, née de cet arrosement, monte par la racine, s’écoule le long de la tige, donne la vie aux branches et aux feuilles, et la saveur aux fruits ; ainsi, mes chères sœurs, nous sommes comme ces pauvres jardins dans lesquels la sécheresse fait mourir toutes les plantes, si le soin et l’industrie des jardiniers n’y pourvoient ; et pour cela vous avez le saint usage de l’oraison, qui, comme une douce rosée, va tous les matins humectant votre âme par la grâce qu’elle attire de Dieu sur vous. Êtes-vous fatiguées des rencontres et des peines, vous avez encore le soir, ce salutaire rafraîchissement, qui va donnant vigueur à toutes vos actions. Oh ! que la Fille de la Charité fera de fruit en peu de temps, si elle est soigneuse de se rafraîchir par cet arrosement sacré ! Vous la verrez croître tous les jours de vertu en vertu, comme ce jardinier qui tous les jours voit ses plantes

 

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grandir, et en peu de temps elle avancera comme la belle aurore qui se lève le matin et va toujours croissant jusqu’au midi. Ainsi, mes filles, ira-t-elle jusqu’à ce qu’elle ait atteint le soleil de justice, qui est la lumière du monde et se soit abîmée en lui, comme l’aurore se va perdre dans le soleil.

Pour toutes ces raisons, que vous-mêmes avez dites et que Dieu vous a suggérées, mes chères sœurs, vous avez peut-être été pleinement persuadées de l’importance de ces entretiens.

Passons au second point. On a eu grande raison de dire que, pour en profiter, il fallait les estimer. Ce que nous avons dit au premier point nous a pu faire comprendre l’estime que nous devons faire de cette action.

Que faut-il faire ensuite ? Ah ! on l’a dit aussi, on l’a dit, par la grâce de Dieu ; on a trouvé et les raisons et les moyens accessoires pour faire usage des instructions. On a dit qu’il fallait prier Dieu au commencement. Oh ! l’excellent moyen, mes sœurs ! Vous ne sauriez croire combien il est efficace. Offrir à Dieu ce qui sera dit s’offrir soi-même pour l’entendre et pour en profiter, offrir toutes celles qui y sont présentes et demander le secours du Saint-Esprit, de nos bons anges et de ceux qui y sont, afin que ce qui sera dit s’imprime dans les cœurs par le ministère du Saint-Esprit et que nous y soyons fidèles par le ministère de nos anges gardiens ; faire un profond acte d’humilité devant Dieu, se reconnaître indigne de participer à ce bienfait par l’abus que nous avons fait des grâces de Dieu, et prendre la résolution d’en faire un tout autre usage.

Le second moyen est de bien écouter, avec une fidèle attention les sacrées paroles de Dieu qui sortent de la bouche de ceux en qui ii les a mises, et, en écoutant, élever souvent son esprit à Dieu pour lui demander la grâce

 

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d’en profiter. Mon Dieu, j’entends ce qui se dit mais, si vous ne donnez cette grâce à mon cœur, cette divine semence ne germera point en lui.

De plus, mes chères sœurs il se faut édifier de tout car il se faut bien garder de juger et de dire : "Celle-ci ou celle-là a dit cela et ne le fait pas", ou bien : "Celle-ci a mieux dit que celle-là", "Celle-là n’a pas bien dit". O mon Dieu ! mes chères sœurs, fuyons cela comme un poison que le serpent infernal jetterait dans la Compagnie, gardons-nous de cela comme de la mort et de l’enfer. Il faut tout écouter avec humilité et simplicité prendre chacune pour soi les instructions qui nous y sont données, et ne pas faire comme ceux qui vont à la prédication sans dévotion. Ils écoutent si le prédicateur dit bien. S’il reprend les vices, au lieu de s’en corriger, ils disent : "Oh ! qu’il a bien parlé à un tel !" "Oh ! qu’il a bien dit son fait à tel autre !" et jamais ne prennent rien pour leur particulier. Et ainsi ils iront toute leur vie au sermon sans s’amender. Et à la fin du temps, si Dieu ne fait miracle, ils mourront misérablement dans leurs péchés.

Un troisième moyen est de s’efforcer de bien retenir ce qu’on a entendu. Il est dit de la sainte Vierge qu’elle recueillait dans son cœur les paroles de son Fils ; elle s’en remplissait et les méditait après, de sorte qu’elle ne perdait rien de tous ses entretiens. Or, voyez-vous, mes chères sœurs, si la sainte Vierge, qui avait tant d’entretien et de communication avec Dieu, à qui les sacrés mystères étaient découverts et qui ne perdait point la présence de Dieu, si, dis-je, avec toutes ses lumières naturelles et surnaturelles, dont elle était souverainement avantagée au-dessus de toutes les créatures, elle ne laissait pas de recueillir précieusement les sacrées paroles de son Fils, que ne devons-nous pas faire pour essayer de conserver

 

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en nos cœurs l’onction de cette sainte parole ! Le baume, qui est une liqueur extrêmement suave et odoriférante, garde toujours son odeur, pourvu qu’il soit conservé dans un vaisseau bien clos ; car, s’il n’est ainsi bien bouché, l’odeur s’emportera, et vous n’y trouverez plus rien.

Le quatrième moyen de profiter des conférences, on l’a encore dit, c’est de s’en entretenir ; et ce moyen est très profitable, car, vous en entretenant les unes avec les autres, vous insinuerez doucement en vos cœurs ce que vous direz, vous vous enflammerez à la pratique, et celles avec qui vous parlerez s’en édifieront, s’en instruiront et en instruiront d’autres, et comme cela vous profiterez et ferez profiter votre prochain. Dans les occasions qui se présenteront, rappelez ce que vous avez entendu. "Mon Dieu ! ma sœur, vous souvient-il qu’en telle conférence telle sœur a dit telle chose là-dessus ?" Quand vous vous visitez les unes les autres, remémorez-vous chacune de ce que vous aurez retenu.

O mes chères sœurs, quel fruit vous en recueillerez ! Ce n’est pas croyable ; il le faut éprouver. Quand nous allons en mission à la campagne, il se trouve parfois des pères qui ne savent rien du tout, d’autres qui savent plus ; et quand nous demandons à ceux-ci : "D’où vient que vous avez plus d’instruction que d’autres ?" ils nous répondent : "C’est, Monsieur que mon fils va à l’école ; il apprend le catéchisme, et, quand il revient, il nous le répète ; et comme cela nous savons quelque chose."

Voyez mes sœurs, les pères apprennent de leurs enfants ; ils sont bien aisés que leurs enfants leur montrent. Et pourquoi nous autres ne serions-nous pas contents d’apprendre ce que nous ne savons pas ?

A tous ces moyens, mes chères sœurs, j’en ajoute un, qui est d’exécuter fidèlement ce que l’on a entendu, et

 

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cela sans retard, car, en différant, on oublie, et puis on se ralentit, et tout se perd. Tout aussitôt que nous avons formé une résolution forte et vigoureuse de faire bon usage des instructions que nous avons entendues, montrons par nos œuvres le profit que nous avons fait, et nous attirerons les bénédictions du ciel pour un nouveau progrès.

Notre-Seigneur dit sur ce sujet : Habenti dabitur, Dieu donnera à celui qui fait bon usage de ce qu’il a donné. Rien mes chères sœurs n’attire davantage les grâces de Dieu pour faire lé bien, que d’y être fidèle et de le mettre en pratique quand il nous est connu, comme au contraire, rien n’apporte plus de retardement à l’âme que l’infidélité. Mes sœurs, savez-vous comment Dieu se gouverne à l’endroit d’une âme qui méprise ses grâces ? Il les retire, et alors elle tombe dans l’endurcissement, puis dans le dégoût, et enfin dans l’impossibilité de ne plus rien faire ; de sorte qu’elle perd non seulement la grâce qui lui est offerte, ce qui est beaucoup, mais les vertus qu’elle avait et demeure dénuée de tout ornement, sans savoir à quoi se résoudre ni de quel côté se tourner. Plaise à la bonté de Dieu préserver la Compagnie de ce misérable état et la rendre fidèle à la pratique du bien ! Mes chères sœurs, je vous exhorte de tout mon cœur, par les entrailles sacrées du Fils de Dieu, qui prend ses délices parmi vous, qui n’est venu au monde, n’a travaillé, prié, sué, veillé et n’est mort que pour nous donner exemple de ce que nous devons faire, je vous exhorte dis-je, mes sœurs, par cet amour inconcevable qu’il a pour vous, à travailler sans délai à mettre en pratique ce que vous avez entendu ; et croyez que c’est un des moyens les plus efficaces que vous puissiez trouver pour tirer fruit du bien que Dieu vous présente. Croyez-moi, mes sœurs, notre bonheur dépend absolument de notre

 

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fidélité à cela, car, en profitant de ce que déjà nous avons fait, nous attirons bénédiction sur ce que nous faisons, et, en ne perdant point d’occasions nous croîtrons de vertu en vertu, comme cette belle aurore qui va toujours croissant du matin jusqu’au midi.

Je supplie Notre-Seigneur Jésus-Christ qui a usé des conférences pour l’établissement, le progrès et la perfection de son Église, que les grâces dont il vous comblera servent à l’augmentation et perfection de la vertu qu’il veut mettre en vous, et que la fidélité que chacune de vous apportera à ces grâces en attire toujours de nouvelles pour travailler de plus en plus au soulagement du prochain en la manière qu’il demande de vous pour sa plus grande gloire.

Benediclio Dei Patris

 

37. — CONFÉRENCE DU 31 MAI 1648

SUR L’ORAISON

Mes sœurs, le sujet de cette conférence est de l’oraison. Le premier point est des raisons de ne point manquer à faire tous les jours l’oraison le second, des pensées que Dieu vous aura données sur le sujet de la venue du Saint-Esprit. Sur le premier point, mes filles, vous avez à regarder pour quelles raisons il est bon et même nécessaire qu’une Fille de la Charité ne manque point à faire tous les jours son oraison, les avantages qui lui en reviendront, si elle la fait ; et les dommages qu’elle recevra, si elle y manque.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées là-dessus ?

Entretien 37. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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— Sur le premier point, il m’a semblé qu’après la sainte communion l’oraison est la nourriture de l’âme et comme nous avons besoin tous les jours de nourriture corporelle, de même nous avons besoin tous les jours de nourriture spirituelle pour la conservation de notre âme.

La deuxième raison, c’est qu’en l’oraison nous apprenons les volontés de Dieu, nous nous perfectionnons, nous prenons des forces pour résister aux tentations et nous nous affermissons en notre vocation ; enfin c’est là que notre âme a le bonheur de parler cœur à cœur avec Dieu. Au contraire, quand nous n’avons point fait oraison, nous sommes languissants et nous ne sentons point la présence de Dieu le long de la journée.

Sur le deuxième point, qui est de la venue du Saint-Esprit, j’ai pensé que, pour être dignes que le Saint-Esprit vienne en nous, il faut avoir grande union et n’être qu’un cœur, principalement entre nous, pour mieux représenter l’union que le Saint-Esprit a avec le Père et le Fils, et vider toutes les puissances de notre âme des affections déréglées, afin que le Saint-Esprit y trouve place et les remplisse de ses dons et grâces. De plus, il faut que nous ayons une grande humilité et paix intérieure, parce que le Dieu de paix n’habite qu’en un lieu de paix. Nous saurons que nous l’avons reçu quand nous sentirons en nous plus d’amour et de promptitude à l’acquisition des vertus. Je me suis reconnue bien éloignée de ces préparations et ai pris la résolution d’y travailler, avec la grâce du Saint-Esprit.

— Ma sœur, dites-nous, je vous prie, les pensées que vous avez eues sur ce sujet.

— Mon Père, une raison de ne point manquer à faire notre oraison tous les jours est le besoin que nous avons de forces pour combattre notre inclination naturelle au mal, et l’obligation où nous sommes de correspondre au

 

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dessein que Dieu a de nous sanctifier, dont il nous donne les moyens en l’oraison.

— Et vous, ma fille, nous direz-vous ce que vous avez fait ?

— J’ai pensé, sur le premier point, que Notre-Seigneur s’est servi de l’oraison en tout le cours de sa sainte vie et l’a pratiquée dès son enfance, car il se dérobait bien souvent à ses parents pour faire oraison dans le temple de Jérusalem. Une autre fois, quand il voulut faire élection de ses apôtres, il eut recours à l’oraison, et il a continué cette pratique jusques à la mort de la croix. Puisque le Fils de Dieu nous a montré l’exemple, nous le devons imiter. Une autre raison est que l’oraison nous approche de Dieu plus particulièrement et nous unit à lui par la pratique des résolutions que nous y prenons. Une troisième raison est qu’une Fille de la Charité qui ne ferait point tous les jours l’oraison ne saurait être agréable à Dieu, ni subsister longtemps dans sa vocation ; et elle ne peut être vraie Fille de la Charité, puisque c’est dans l’oraison que l’on prend force pour s’animer au service de Dieu et du prochain.

Sur la venue du Saint-Esprit j’ai pensé que, si nous voulons recevoir la grâce du Saint-Esprit dans l’oraison, nous devons beaucoup aimer cet exercice et y être fidèles tous les jours jusques à la mort comme à la nourriture de notre âme et à son pain journalier.

Sur ce que les apôtres, après avoir reçu le Saint-Esprit, furent tout changés et parlaient des langages nouveaux, j’ai pensé que, moi aussi, je reconnaîtrais avoir reçu le Saint-Esprit si, dans mes paroles ou par mes actions, je parlais un tout autre langage, si je m’abstenais de dire tant de paroles inutiles que je dis bien souvent par légèreté d’esprit, et cessais de donner mauvais exemple à mes sœurs.

 

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— Ma sœur, vous plaît-il nous dire ce que Dieu vous a donné sur ce sujet ?

— J’ai pensé, sur le premier point, que Notre-Seigneur a dit que sa maison était la maison d’oraison et que, puisqu’il nous a fait la grâce de nous appeler à son service, nous devons vaquer à l’oraison pour ne pas déroger à ce qui se doit faire dans la maison de Dieu.

2° Comme l’oraison est la nourriture de l’âme, si nous manquons à la faire, notre âme est en danger de tomber en défaillance, tout comme notre corps, quand il manque de prendre sa réfection.

3° Faire l’oraison, c’est faire ce que les anges et les saints font dans le ciel ; c’est en l’oraison que l’âme s’entretient en l’amour et familiarité avec Dieu, dont elle déchoira infailliblement si elle néglige ce saint exercice. 4° L’oraison nous retire du péché, car comment se pourrait-il faire que, communiquant tous les jours avec Dieu, nous pussions contracter habitude au péché qu’il hait souverainement ! Si nous y tombons, Dieu nous fait la grâce de le connaître en l’oraison et nous donne force pour nous en relever. Partant, il ne se peut que l’âme fidèle et exacte à la pratique de l’oraison ne fasse progrès en la vertu.

5° Dieu nous donne tous les jours en l’oraison grâce suffisante pour travailler à notre avancement et nous fait voir ce qui nous est convenable pour l’embrasser, ou ce qu’il est nécessaire que nous évitions.

Pour l’oraison d’aujourd’hui (1), j’ai pensé, sur ces paroles "les jours de la Pentecôte étant accomplis", combien Dieu est fidèle en ses promesses, sans néanmoins changer les ordres de sa prescience, comme il parut en ce mystère, qui ne s’accomplit que dans le temps où Dieu

1)- Cette Conférence se donnait le jour de la Pentecôte.

 

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l’avait ordonné, quoiqu’il eût pu sembler nécessaire que le Saint-Esprit descendit sur les apôtres dès que Notre-Seigneur monta au ciel, pour ne les pas laisser sans consolation. Et néanmoins il parut, après, que le retardement leur avait été très avantageux pour leur faire connaître, par les ennuis de la privation, le bien qu’ils attendaient et pour les y disposer, ce qui m’a fait résoudre d’aimer et d’adorer cette sainte Providence, qui ordonne de toutes choses pour notre mieux, et de me confier à ses nouveaux soins.

2° J’ai regardé la joie qu’éprouvait la sainte Vierge, en se sentant si remplie de l’amour sacré du Père et du Fils, qui avait opéré en elle le mystère de l’Incarnation, les actes d’adoration qu’elle rendit à Dieu, les actions de grâces et l’offrande qu’elle lui fit derechef d’elle-même. J’ai regardé aussi la joie des apôtres, qui se sentaient tout autres qu’ils n’étaient avant, le courage qui les animait, puisque, dès lors, ils exercèrent leur ministère sans aucune crainte. Je me suis adressée à la sainte Vierge, comme Épouse du Saint-Esprit, afin qu’elle m’obtînt de lui qu’il prît possession de mon cœur et l’embrasât de l’amour sacré.

3°J’ai considéré ce grand don que Dieu fit à l’Église par le Saint-Esprit, qui n’est qu’amour. Il a voulu qu’elle commençât à paraître Publiquement, après l’avoir reçu, pour nous apprendre à toutes que comme vraies enfants de l’Église, nous devons d’être liées d’un saint et véritable amour les unes aux autres. J’ai prié ce Saint-Esprit de mettre ses fruits et ses dons en moi, d’y opérer les vrais effets de son amour et de détruire l’amour-propre qui y a été le maître jusques à présent et que je me suis résolue de combattre, aidée de sa grâce et assistance.

Quelques autres sœurs dirent en substance environ les mêmes choses Ce qui fait que nous les omettons.

 

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Et parce que notre très honoré Père était fort pressé, il abrégea les demandes que sa charité fait ordinairement à la plupart des sœurs, et interrogea Mademoiselle, qui répondit :

Au premier point de notre oraison, j’ai vu qu’une des raisons que nous avons de ne point manquer à faire l’oraison tous les jours est son excellence, puisqu’en la faisant nous parlons à Dieu. Et en cela j’ai reconnu de grands avantages, Dieu y pouvant faire connaître sa bonté de s’abaisser jusques à ce point et de nous élever en telle manière.

Une autre raison est la recommandation que le Fils de Dieu a faite tant de fois de prier Dieu son Père de paroles et d’exemples, tant par la prière vocale qu’il nous a enseignée lui-même, que par la mentale, nous avertissant que Dieu veut être servi en esprit et en vérité.

Une troisième raison est que, l’oraison étant un don de Dieu, nous devons faire notre possible pour l’attirer sur nous, non seulement pour les grandes utilités qui nous en peuvent arriver, mais pour l’estime que nous devons faire du donateur.

Le deuxième point est des pensées que Dieu nous a données en notre oraison d’aujourd’hui. Mon esprit s’est occupé de la promesse que le Fils de Dieu a faite à ceux qui l’aiment et gardent ses commandements ; j’ai vu combien l’un et l’autre sont justes, et Dieu a produit en moi des actes de le vouloir et m’a donné grand ressentiment d’être honorée de cette liberté, vu mon indignité en toutes manières. J’ai considéré que l’effet de cette promesse nous était arrivé pleinement aujourd’hui que le Saint-Esprit a été envoyé à l’Église par le Père et le Fils, cela nous marquant assurément que la Sainte Trinité demeure en nous et que c’est en ce jour que les enfants de l’Église étaient faits enfants adoptifs de Dieu.

 

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Cette venue et habitation de Dieu en nous est marquée de plénitude de grâces et de dons. A quoi j’ai désiré donner consentement, prenant la résolution de travailler plus que jamais à ôter les empêchements que mes sens et passions peuvent y occuper, afin de participer à cette plénitude qui paraît être dans les apôtres, leur entendement étant éclairé et rempli des sciences nécessaires à leur vocation, leur mémoire toute rafraîchie des paroles et actions du Fils de Dieu, et leur volonté tout ardente de son amour et de celui du prochain, pour lequel le Saint-Esprit, agissant puissamment par cette plénitude en eux, leur fait dire et enseigner efficacement la grandeur et l’amour de Dieu. J’ai beaucoup désiré glorifier Dieu en ses merveilles, me donner à lui pour qu’il fît en moi et par moi sa très sainte volonté, quoique la vérité me fasse voir mes impuissances et infidélités, qui me font tant l’offenser et contrarier ses desseins. Et ce que je crains beaucoup est que tout cela soit empêchement aux grâces que la bonté de Dieu verserait sur la Compagnie si j’étais autre, dont je lui demande très humblement pardon, et de ce que tout fraîchement j’ai été si hardie (elle était à genoux) d’avoir fait choix du sujet de la conférence sans en avoir un entier aveu de vous, mon très honoré Père.

Notre très honoré Père la fit lever et commença ainsi :

La première ou une des raisons que l’on a dites sur l’importance et le grand bien qu’il y a de faire tous les jours l’oraison, c’est que Notre-Seigneur l’a fort souvent recommandée a ses apôtres et à ses disciples, dans les instructions qu’il leur donnait sur ce qu’ils auraient à faire après sa mort. a Adressez-vous à mon Père, leur dit-il (2) demandez à mon Père, ce que vous demanderez

2) saint Jean XIV, 13)

 

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en mon nom vous sera octroyé." Et ce qu’il a dit à ses disciples, mes filles il nous le dit à nous. Et sur cette recommandation du Fils de Dieu, si avantageuse pour nous, puisqu’elle nous donne la liberté de nous adresser à Dieu par l’oraison, n’en devons-nous pas concevoir une haute estime et nous donner à lui pour n’y jamais manquer ? Et vous devez avoir grand soin, mes filles, de fuir tous les empêchements qui pourraient naître sur l’heure, dont quelquefois la nature est bien aise. Mais, quand cela arrive et que vous vous en apercevez, oh ! animez-vous par la recommandation que Jésus-Christ en a faite. Vous avez, mon Dieu, recommandé que je prie, et je serais assez lâche pour m’en exempter ! Oh ! j’y vais. Vous éprouverez bien toutes, mes filles, combien ce motif sera puissant, et les biens qui vous en reviendront.

A celui-là j’en ajoute un autre : on a jugé bon que vous la fissiez tous les jours, et vos règles le portent. Je dirai bien davantage, mes filles, faites-la, si vous pouvez, à toute heure, ou même n’en sortez point du tout, car l’oraison est si excellente que l’on ne la peut trop faire ; et plus on la fait, plus on la veut faire, quand on y cherche Dieu. Donc, mes filles, parce qu’il est dit dans vos règles que vous la devez faire, il faut, tant qu’il se peut, essayer de n’y manquer jamais. Et si cette médecine qu’il vous faut porter le matin, à l’heure de l’oraison, vous empêche, il faut recouvrer un autre temps et faire en sorte de se présenter à Dieu pour cela.

On a donné comme second motif la confiance qui doit nous animer quand nous faisons oraison, fondée sur les promesses du Fils de Dieu qu’elle sera récompensée de son effet. a Demandez, dit-il, et vous serez exaucés." Il est certains naturels timides et craintifs qui n’osent rien proposer de peur d’être rebutés, ni rien demander de crainte d’être refusés.

 

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Jésus-Christ a voulu donner toute assurance que l’on sera le bienvenu auprès de son Père en le priant. Il ne s’est pas contenté d’en faire une simple promesse, quoiqu’elle fût plus que suffisante, mais il a dit : "Je vous dis en vérité que tout ce que vous demanderez en mon nom vous sera accordé." En cette confiance donc, mes chères filles, ne devons-nous pas apporter toutes sortes de soins pour ne pas perdre les grâces que la bonté de Dieu a dessein de nous départir en l’oraison, si nous la faisons en la manière qu’il faut ?

Une des raisons que l’on a encore alléguées, c’est que Notre-Seigneur était homme de grandissime oraison, et, comme l’on a remarqué, dès son bas âge il se dérobait de la sainte Vierge et de saint Joseph pour faire oraison à Dieu son Père. Et dans tout le cours de sa vie laborieuse il était très exact et ponctuel à la faire. On le voyait aller exprès en Jérusalem, il s’isolait d’avec ses disciples pour prier, et ne se retira pas au désert pour autre chose. O mon Dieu ! Combien de fois s’y prosterna-t-il la face contre terre ! Avec combien d’humilité se présentait-il à Dieu son Père, chargé des péchés des hommes ! Enfin il fit oraison jusques à en être tout exténué avec le jeûne auquel il s’assujettissait. Mais son principal et continuel exercice était l’oraison.

La nuit de sa passion, il se sépara encore d’entre ses disciples pour prier, et il est dit qu’il se retira au jardin, où il allait souvent faire l’oraison. Et là il la fit avec telle ferveur, avec telle dévotion, que son corps, des efforts qu’il fit, vous le savez, sua le sang et l’eau.

Donc, mes filles, je repasse encore ce que je viens de dire ; je ne fais que rebattre, parce que je suis pressé. Par la première raison, nous voyons que Jésus-Christ nous a recommandé de faire l’oraison ; par la deuxième nous voyons qu’il nous donne confiance et nous y exhorte

 

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amoureusement, et par la troisième, nous avons l’exemple qu’il nous en a donné, car il ne s’est jamais contenté de dire, mais il a fait ; et il a fait ce qu’il a voulu que nous fissions, et n’a jamais rien voulu qui n’ait été pour notre plus grand bien.

Par tout ce que je viens de dire, mes chères sœurs, vous pouvez voir de quelle importance il faut que soit l’oraison pour avoir été recommandée, enseignée, et pratiquée du Fils de Dieu, et combien elle est utile à l’âme.

L’on a dit de plus, et avec sujet, que ce que la nourriture est au corps, l’oraison l’est à l’âme, et que, de même qu’une personne qui se contenterait de ne prendre ses repas que de trois ou quatre jours l’un défaillirait incontinent et serait en grand danger de mourir, ou, si elle vivait, serait en langueur, incapable d’une fonction utile et deviendrait enfin une carcasse sans force ni vigueur ; ainsi, a-t-on dit, l’âme qui ne se nourrit point de l’oraison, ou qui ne la fait que rarement, deviendra tiède, languissante, sans force, courage, ni vertu, ennuyeuse aux autres et insupportable à elle-même.

Et l’on a bien remarqué que c’est par où se conserve la vocation, car il est vrai, mes filles, qu’une Fille de la Charité ne peut subsister si elle ne fait oraison. Il est impossible qu’elle persévère. Elle durera bien quelque peu de temps, mais le monde l’emportera. Elle trouvera son emploi trop rude, parce qu’elle ne prendra pas ce saint rafraîchissement. Elle deviendra languissante, ennuyeuse et enfin quittera. Et d’où pensez-vous, mes filles, que tant aient perdu leur vocation ? Oh ! c’est parce qu’elles négligeaient l’oraison.

L’on a dit de plus que l’oraison est l’âme de nos âmes, c’est-à-dire que ce que l’âme est au corps, l’oraison l’est à l’âme. Or, l’âme donne la vie au corps, le fait mouvoir, aller, parler et agir en tout ce qui est nécessaire.

 

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Si le corps n’avait point d’âme, ce serait une chair infecte qui ne demanderait que la terre. Or, mes filles, l’âme sans l’oraison est presque semblable à ce corps sans âme en ce qui concerne le service de Dieu ; elle est sans sentiment, ni mouvement, et n’a que des désirs bas et rampants des choses de la terre.

J’ajoute à cela, mes chères filles, que l’oraison est comme un miroir dans lequel l’âme voit toutes les taches et toutes les laideurs ; elle remarque ce qui la rend désagréable à Dieu ; elle se voit dans lui, elle s’ajuste pour en tout se rendre conforme à lui. Les personnes du monde ne sortiront point de leur maison qu’elles ne se soient auparavant ajustées devant leur miroir pour voir s’il n’y a rien de défectueux en elles, s’il n’y a rien qui choque la bienséance. Et il y en a même qui sont si vaines que d’en porter à leurs ceintures, pour de temps en temps regarder s’il ne leur est rien survenu qu’il faille raccommoder.

Or, mes filles, ce que font les gens du monde pour plaire au monde, n’est-il pas raisonnable que ceux qui servent Dieu le fassent pour plaire à Dieu ? Ils ne sortiront point sans s’être regardés dans leur miroir. Dieu veut que ceux qui le servent se mirent, mais que ce soit en la sainte oraison et que là, tous les jours et souventes fois par jour, par des revues intérieures et aspirations, ils voient ce qui en eux peut déplaire à Dieu, lui en demandent pardon et grâce pour s’en retirer.

L’on a dit que c’est à l’oraison que Dieu nous fait connaître ce qu’il veut que nous fassions et ce qu’il veut que nous évitions ; et il est vrai, mes chères filles ; car il n’y a action en la vie qui nous fasse mieux connaître à nous-mêmes, ni qui nous démontre plus évidemment les volontés de Dieu, que l’oraison. Les saints Pères triomphent quand ils parlent de l’oraison ; ils disent que c’est

 

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une fontaine de jouvence où l’âme rajeunit. Les philosophes disent qu’entre les secrets de la nature il y a une fontaine qu’ils appellent de jouvence, où les vieillards qui boivent de l’eau rajeunissent. Quoi qu’il en soit de celle-là, nous savons qu’il y en a d’autres dont les eaux sont fort souveraines pour la santé. Mais l’oraison rajeunit l’âme bien plus véritablement que la fontaine de jouvence, au dire des philosophes, ne rajeunissait les corps. C’est là que votre âme, alentie par les mauvaises habitudes, devient toute vigoureuse, c’est là qu’elle recouvre la vue quand auparavant elle était tombée dans l’aveuglement ; ses oreilles, auparavant étoupées à la voix de Dieu, sont ouvertes aux bonnes inspirations, et son cœur reçoit une nouvelle force et se sent animé d’un courage qu’il n’avait point encore senti. D’où vient qu’une pauvre fille des champs qui vient chez vous grossière, dans l’ignorance des lettres, et des mystères, est toute changée en peu de temps et devient modeste, récolligée, pleine d’amour de Dieu. Et qu’est-ce qui fait cela sinon l’oraison ? C’est une fontaine de jouvence où elle a rajeuni ; c’est là qu’elle a puisé les grâces qui paraissent en elle et qui la font ce que vous la voyez.

Il y a deux sortes d’oraisons : la mentale et la vocale. La vocale est celle qui se fait de paroles ; la mentale, celle qui se fait sans paroles, mais du cœur et de l’esprit.

Quand Moise conduisait le peuple d’Israël en une bataille, tandis que le peuple combattait, il se tenait devant Dieu, les mains élevées au ciel ; et le peuple, durant ce temps, défaisait ses ennemis ; et dès que Moise cessait d’avoir les mains levées, le peuple avait du pire. Grande force de l’oraison mentale, mes filles, car c’était l’exercice de Moïse, quand il avait les mains ainsi élevées au ciel sans dire mot ; et elle avait assez d’efficace pour faire gagner la bataille à ceux en faveur de qui il priait.

 

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Les Écritures Saintes nous rapportent encore que Moïse était un jour devant Dieu et ne disait mot. Et il entendit la voix de Dieu : "Moïse, tu me romps la tête ; tu me forces à faire ce que je ne voudrais pas. Ce peuple est ingrat et rebelle à ma loi. Je le veux perdre, et tu veux que je le sauve ! Pourquoi me forces-tu ? retire-toi et laisse moi faire ma volonté" (3) Voyez, je vous prie, mes filles, comme Dieu se sent lié par la prière, et par la prière mentale, car Moïse ne disait mot, et néanmoins son oraison était si bien entendue que Dieu lui disait : "Tu me romps la tête ; tu veux que je fasse ce que je ne voudrais pas faire."

L’oraison, mes filles, est une élévation d’esprit à Dieu, par laquelle l’âme se détache comme d’elle-même pour aller chercher Dieu en lui. C’est un pourparler de l’âme avec Dieu, une mutuelle communication, où Dieu dit intérieurement à l’âme ce qu’il veut qu’elle sache et qu’elle fasse, et où l’âme dit à son Dieu ce que lui-même lui fait connaître qu’elle doit demander. Grande excellence et qui nous la doit faire estimer et préférer à toute autre chose !

L’oraison est mentale ou vocale. L’oraison vocale, qui se fait de parole, se divise en trois sortes : l’oraison d’obligation, l’oraison de dévotion et l’oraison de sacrement. L’oraison vocale d’obligation est l’office que les prêtres ont à dire. L’oraison vocale de dévotion est celle qu’un chacun fait selon le mouvement que Dieu lui donne : les Heures de la Vierge, de la Croix, les litanies, les vêpres, etc., qui se font sans obligation, mais par pure dévotion. L’oraison vocale de sacrement est celle que les prêtres font à la sainte messe, que les saints canons ont ordonnée.

3) Exode XXXII, 9-10.

 

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Voilà, mes filles, ce qui concerne l’oraison vocale. Encore qu’elle se fasse de parole, elle ne doit jamais se faire qu’avec élévation d’esprit à Dieu, grande attention à ce que l’on dit. Il est naturel de prier, nous le voyons chez les enfants, et leurs petites prières sont si agréables à Dieu que des docteurs ont dit qu’il y prend son grand plaisir. Et un grand personnage, feu Monsieur de Genève, les avait en telle bénédiction que, quand il les voyait, il leur conduisait la main et se faisait donner la bénédiction par eux. Je ne vous dis ceci qu’en passant, parce que l’heure nous presse et que ce n’est pas de cette sorte d’oraison que nous avons à traiter.

L’oraison mentale se fait en deux façons : l’une d’entendement et l’autre de volonté. Celle d’entendement, quand, après la lecture ouïe, l’esprit se réveille en la présence de Dieu et là s’occupe à rechercher l’intelligence du mystère qui lui est proposé, à voir l’instruction qui lui est propre et à produire des affections d’embrasser le bien ou de fuir le mal. Et quoique la volonté produise ces actes, cette oraison néanmoins s’appelle d’entendement, parce que la principale fonction d’icelle, qui est la recherche, se fait par l’entendement qui est le premier à s’occuper du sujet présenté. C’est ce que l’on appelle ordinairement méditation. Tout le monde le peut faire, chacun selon sa portée et les lumières que Dieu lui départ.

L’autre sorte d’oraison s’appelle contemplation. C’est celle où l’âme, présente à Dieu, ne fait autre chose que recevoir ce qu’il lui donne. Elle est sans action, et Dieu lui inspire lui-même, sans qu’elle ait aucune peine, tout ce qu’elle pourrait rechercher, et bien plus. N’avez-vous jamais, mes chères filles, expérimenté cette sorte d’oraison ? Je m’assure que oui bien souvent dans vos retraites, où vous êtes étonnées que, sans avoir contribué du vôtre,

 

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Dieu par lui-même remplit votre esprit et y imprime des connaissances que vous n’aviez jamais eues.

Or, c’est et en l’une et en l’autre de ces deux manières que Dieu communique tant et de si excellentes lumières à ses serviteurs. C’est là qu’il éclaire leur entendement de tant de vérités incompréhensibles à tous autres qu’à ceux qui s’appliquent à l’oraison, c’est là qu’il enflamme les volontés ; c’est enfin là qu’il prend une entière possession des cœurs et des âmes.

Or, il faut que vous sachiez, mes chères sœurs, qu’encore que les personnes savantes aient plus de disposition à faire l’oraison, et que beaucoup y réussissent et qu’elles aient d’elles-mêmes l’esprit ouvert à beaucoup de lumières, les entretiens de Dieu avec les gens simples sont tout autres. Confiteor tibi, Pater, etc., disait Notre-Seigneur (4). Je vous remercie, mon Père, de ce que vous avez caché ces choses aux savants du siècle et les avez réservées aux petits et aux humbles.

C’est, mes filles, dans les cœurs qui n’ont point la science du monde et qui recherchent Dieu en lui-même, qu’il se plaît à répandre de plus excellentes lumières et de plus grandes grâces. Il découvre à ces cœurs ce que toutes les écoles n’ont point trouvé, et leur développe des mystères où les plus savants ne voient goutte. Et croiriez-vous, mes chères sœurs, que nous en voyons l’expérience parmi nous ? Je pense vous l’avoir déjà dit deux fois, et je le répéterai encore : nous faisons la répétition de l’oraison chez nous, non pas tous les jours, mais tantôt de deux jours l’un, tantôt de trois, comme la Providence le permet. Or, par la grâce de Dieu, les prêtres y font bien, les clercs font bien aussi, qui plus, qui moins, selon ce que Dieu leur départ ; mais, pour nos pauvres

4) saint Luc X, 21,

 

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frères, oh ! en eux se vérifie la promesse que Dieu a faite de se découvrir aux petits et aux humbles, car nous sommes étonnés des lumières que Dieu leur donne ; et il paraît bien que c’est lui tout seul, car ils n’ont aucune science. Ce sera un pauvre cordonnier, ce sera un boulanger, un charretier, et cependant ils nous remplissent d’étonnement. Nous en parlons quelquefois entre nous, avec confusion de n’être pas tels que nous les voyons. Nous nous disons les uns aux autres : "Voyez ce pauvre frère ; n’avez-vous point remarqué les belles et bonnes pensées que Dieu lui a données ? Cela n’est-il pas admirable ? Car ce qu’il dit, il ne le dit pas pour l’avoir appris auparavant ; c’est depuis qu’il fait oraison qu’il le sait." Grande et incompréhensible bonté de Dieu de prendre ses délices à se communiquer aux simples et aux ignorants, pour nous faire connaître que toute la science du monde n’est qu’ignorance auprès de celle qu’il départ à ceux qui s’appliquent à le rechercher par la voie de la sainte oraison !

Cela posé, mes chères sœurs, il faut que vous et moi prenions résolution de ne jamais manquer à faire tous les jours l’oraison. Je dis tous les jours, mes filles ; mais, s’il se pouvait, je dirais : ne la quittons jamais et ne passons point de temps sans être en oraison, c’est-à-dire sans avoir notre esprit élevé à Dieu ; car, à proprement parler, l’oraison, c’est, comme nous avons dit, une élévation d’esprit à Dieu. — Mais l’oraison m’empêche de faire ce médicament, de le porter, de voir ce malade, cette dame. — Oh ! n’importe, mes filles. Votre âme ne laissera pas d’être toujours en la présence de Dieu, et elle lui lancera toujours quelque soupir.

Si vous saviez, mes filles, le plaisir que Dieu prend à voir qu’une pauvre fille de village, une pauvre Fille de la Charité s’adresse amoureusement à lui, oh ! vous iriez

 

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avec plus de confiance que je ne vous puis conseiller. Si vous saviez les trésors et les grâces que Dieu a destiné de vous départir ! Si vous saviez combien de science vous y puiserez, combien d’amour et de douceur vous y trouverez ! Vous y trouverez tout, mes chères filles, car c’est la fontaine et la source de toutes les sciences. D’où vient que vous voyez des gens sans lettres parler si bien de Dieu, développer les mystères avec plus d’intelligence que ne ferait un docteur ? Un docteur qui n’a que sa doctrine parle de Dieu voirement en la manière que sa science lui a apprise mais une personne d’oraison en parle d’une tout autre manière. Et la différence des deux, mes filles, vient de ce que l’un en parle par simple science acquise, et l’autre par une science infuse toute pleine d’amour, de sorte que le docteur, en ce rencontre, n’est point le plus savant. Et il faut qu’il se taise là où il y a une personne d’oraison, car elle parle de Dieu tout autrement qu’il ne peut pas faire.

Nous avons vu frère Antoine, le pauvre frère Antoine. Vous l’avez connu, Mademoiselle. Avez-vous jamais vu une personne parler de Dieu comme faisait cet homme ? Pour moi je n’ai jamais rien vu d’approchant, car dix paroles de sa bouche faisaient plus d’impression sur les cœurs que je ne vous saurais dire quel nombre de prédications. C’était rempli d’une onction qui se communiquait si doucement aux cœurs que l’on était dans l’acquiescement. Et où avait-il appris cela ? Il l’avait appris de quelques prédications qu’il avait entendues puis après méditées ; et Dieu s’était si abondamment communiqué à lui que jamais il n’en fut mieux parlé ; et cela par l’oraison.

Vous me direz : "Monsieur, nous voyons bien cela, mais apprenez-nous. Nous voyons bien que c’est une très excellente chose que l’oraison, que c’est ce qui nous unit

 

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à Dieu, ce qui nous affermit dans notre vocation et nous avance en la vertu, ce qui nous détache de nous-mêmes et nous fait aimer Dieu et le prochain, mais nous ne savons pas la faire. Nous sommes de pauvres filles qui à peine savons lire au moins quelques-unes. Nous sommes bien à l’oraison, mais nous n’y comprenons rien, et nous pensons qu’il vaudrait mieux que nous n’y fussions pas. Apprenez-nous"

Les disciples, mes filles, disaient à Notre-Seigneur : "Apprenez-nous, enseignez-nous comme il faut prier." (5). Et Notre-Seigneur leur dit : "Dites : Pater noster, qui es in cælis" (6) Et vous, mes chères filles, vous me demandez comme il faut faire, parce qu’il vous semble que vous n’y faites rien. Avant toutes choses, j’ai à vous dire, mes sœurs, de ne la quitter jamais pour ce qu’il vous semble que vous y êtes inutiles. Ne vous étonnez pas celles qui êtes nouvelles, de vous voir un mois, deux mois, trois mois six mois sans rien faire ; oh ! non, non, pas même pour une année, ni deux, ni trois. Mais ne laissez pas de vous y rendre comme si vous y faisiez beaucoup. Sainte Thérèse fut vingt ans sans pouvoir faire oraison. Elle n’y comprenait rien. Allait-elle au chœur, elle disait : "Mon Dieu, je m’en vas, parce que la règle l’ordonne, car je n’y ferai rien ; mais, puisque vous le voulez, je m’y rendrai." Et en tous ces vingt ans, quoiqu’elle n’y eût que du dégoût, elle n’y manqua pas une fois. Et au bout de vingt ans, Dieu, récompensant sa persévérance, lui départit un si éminent don d’oraison que, depuis les apôtres, jamais personne n’a atteint sainte Thérèse. Savez-vous,

5) saint Luc XI, 1,

6) saint Matthieu VI, 9).

 

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mes filles, si Dieu ne vous veut point faire des saintes Thérèse ? Savez-vous quelle récompense il veut donner à votre persévérance ? Vous pensez qu’allant à l’oraison, vous n’y ferez rien, pource que vous n’y avez pas de goût ; et il faut que vous sachiez, mes filles, que toutes les vertus se trouvent là dedans : premièrement, l’obéissance, dont vous faites un acte à l’heure que la règle l’a ordonné ; l’humilité, car, pensant que vous n’y ferez rien, vous concevrez un bas sentiment de vous-mêmes ; la foi, l’espérance, la charité. Enfin, mes filles, dans cette action sont encloses la plupart des vertus qui vous sont nécessaires. Et vous faites toujours assez, pourvu que vous y alliez en esprit d’obéissance et d’humilité.

Pour toutes ces raisons, qui nous montrent la bénédiction que Dieu donne à ceux qui pratiquent l’exercice de la sainte oraison, qu’ils y aient du goût, ou y soient en aridité, nous devons maintenant, vous et moi, nous donner à Dieu pour n’y jamais manquer, quoi qu’il arrive. Si, à l’heure de la communauté, quelques affaires vous surviennent, il faut en prendre une autre, et, de quelque façon que ce soit, recouvrer ce temps-là. Si vous saviez, mes filles, combien est aisée à discerner une personne qui fait oraison d’avec une qui ne la fait pas ! Oh ! cela est tout visible. Vous verrez cette sœur modeste en ses paroles et en ses actions, prudente, recueillie, affable, gaie, mais saintement - oh ! vous pouvez dire : "Voilà une fille d’oraison." Au contraire, celle qui n’ira que point ou peu, et sera bien aise que l’occasion se présente de n’y point aller, sera de mauvais exemple, sans affabilité, ni à ses sœurs, ni aux malades, incorrigible en ses habitudes. Oh ! il est aisé de voir qu’elle ne fait pas l’oraison. C’est pourquoi, mes sœurs, il faut extrêmement prendre garde de se relâcher, car, si aujourd’hui vous trouvez une excuse pour n’y pas aller, demain vous en trouverez une autre ; et ainsi après, et vous viendrez

 

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à vous en retirer tout à fait. Et puis il y aura bien à craindre que vous ne perdiez tout, car vos emplois sont pénibles. Si Dieu ne vous donne souvent force et grâce, il est impossible d’y résister. La chair et le sang n’y ont point de délices, et c’est en l’oraison principalement que Dieu vous donne des forces.

Voilà donc, mes filles, un premier moyen, qui est de n’y jamais manquer. Un second, c’est de demander à Dieu la grâce de pouvoir faire l’oraison, et la lui demander incessamment. C’est une aumône que vous lui demandez. Il n’est pas possible que, si vous persévérez, il vous refuse. Invoquez la sainte Vierge, votre patron, votre bon ange. Imaginez-vous que toute la cour céleste est présente, et que, si Dieu vous refuse, il ne leur refusera pas. Tantôt la sainte Vierge fera votre oraison, tantôt votre bon ange, tantôt votre patron, et ainsi elle ne demeurera jamais sans être faite, ni vous sans fruit. Il sera bon encore, pour vous donner plus de facilité, de lire votre point dès le soir et de le relire encore le lendemain matin, même jusqu’à deux fois. Nous faisons ainsi chez nous. Il serait encore ~ propos que vous eussiez à la main des portraits des mystères sur lesquels vous méditez. En les regardant, vous pensez : "Que fait cela ? que veut dire cela ?" Et ainsi vous avez l’esprit ouvert.

Une servante de Dieu apprit ainsi à faire l’oraison. En regardant une image de la Vierge, elle s’adressait aux yeux et disait : "O yeux de la sainte Vierge, que faisiez-vous ?" Et il lui était répondu intérieurement : "J’étais dans la modestie et me mortifiais des choses qui m’eussent pu apporter de la délectation."—"Que faisiez-vous encore ?" — "Je regardais Dieu dans ses créatures et passais par là à l’admiration de sa bonté." Et puis elle recommençait : "O yeux de la sainte

 

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Vierge, que faisiez-vous de plus ?" — "Je prenais tant de plaisir à regarder mon Fils ; et, en le regardant, j’étais élevée à l’amour de Dieu." — "Que faisiez-vous encore ?" — "Je prenais tant de plaisir à regarder le prochain et principalement les pauvres.

De là cette bonne âme tirait instruction de tout ce qu’elle devait faire, à l’imitation de la sainte Vierge ; car, quand elle avait fini avec les yeux, elle allait à la bouche,de la bouche au nez, aux oreilles au tact. Et ainsi elle apprit à si bien régler ses sens qu’elle atteignit à un haut degré d’oraison et de vertu.

Un autre moyen encore est, je m’adresse à celles qui savent lire de prendre chacune son livre. Il est bon que vous en ayez chacune un, ou que celle qui lira lise par période, s’arrête à la première période le temps nécessaire, puis passe à la seconde et s’y arrête encore, à la troisième ; ainsi de suite. Ainsi s’écoulera fort aisément le temps de votre oraison. Si vous ne trouvez de quoi vous arrêter à la première passez à la seconde, ou à une autre. La reine suit cette méthode. a Je ne saurais, dit-elle, faire d’oraison." Et elle fait lire auprès d’elle puis elle médite sur ce que l’on a lu. Plusieurs grands personnages l’imitent et y font progrès.

Un autre moyen, mes filles, qui vous sera un grand acheminement à l’oraison, c’est la mortification. Ce sont deux sœurs qui s’entretiennent si étroitement qu’elles ne vont point l’une sans l’autre. La mortification va la première, et l’oraison la suit ; de sorte, mes chères filles que, si vous voulez devenir filles d’oraison, comme il vous est nécessaire, apprenez à vous mortifier, à mortifier les sens extérieurs, les passions, le jugement, la propre volonté, et ne doutez point qu’en peu de temps, marchant par ce chemin, vous ne fassiez grand progrès en l’oraison. Dieu vous regardera ; il considérera l’humilité de ses servantes,

 

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car la mortification vient de l’humilité ; et ainsi il vous fera participantes des secrets qu’il a promis de découvrir aux petits et aux humbles. de le remercie de tout mon cœur de ce qu’il nous a faits pauvres et de la qualité de ceux qui, par leur bassesse, peuvent espérer atteindre à la connaissance de sa grandeur, de ce qu’il a voulu que la Compagnie des Filles de la Charité fût composée de pauvres et simples filles, mais qui peuvent espérer la participation des plus secrets mystères. Je l’en remercie et le supplie de s’en remercier lui-même, et vous, mon Sauveur Jésus-Christ, de départir abondamment à la Compagnie le don d’oraison, afin que, par votre connaissance, elle puisse acquérir votre amour. Donnez-le lui, mon Dieu, vous qui avez été, toute votre vie, homme d’oraison, qui l’avez faite dès votre bas âge, avez toujours continué et qui enfin vous êtes préparé par l’oraison à affronter la mort. Donnez-le nous ce don sacré, afin, que par lui, nous puissions nous défendre des tentations et être fidèles au service que vous attendez de nous. J’en supplie le Père par le Fils, au nom desquels, quoique misérable pécheur, je prononcerai les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

38 CONFÉRENCE DU 28 JUILLET 1648

SUR L’ESPRIT DU MONDE

Conférence sur l’esprit du monde, commencée par Monsieur Thibault le 28e juillet 1648 et achevée le 25 août par Monsieur Vincent.

Entretien 38. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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Le sujet de la présente conférence, mes sœurs, est de l’esprit du monde. Elle se divise en trois points. Au premier, nous verrons les raisons que les Filles de la Charité ont de se donner à Dieu pour fuir l’esprit du monde ; au second, ce que c’est que l’esprit du monde et en quoi il consiste ; au troisième, les moyens que chacune de nous doit prendre pour fuir l’esprit du monde.

Vous plaît-il, ma sœur, nous dire ce que vous avez pensé là-dessus ?

— Une des raisons que nous avons de fuir l’esprit du monde est que Jésus-Christ n’a point prié pour le monde. Une autre raison est que saint Paul dit que, si nous aimons le monde, nous périrons avec le monde. Une troisième raison est que Dieu, de toute éternité, a eu dessein de nous sauver par des voies toutes Contraires à celles du monde, lesquelles, si nous les suivons, nous détournent de celles de Dieu.

Sur le second point, l’esprit du monde m’a paru être un esprit libertin et ambitieux, qui n’a autre visée que de se satisfaire. Un moyen bien efficace est la fréquentation des sacrements, qui nous tient à Dieu et par conséquent nous détache de l’esprit du monde.

Un autre moyen encore est de considérer notre habit, qui est pauvre et d’une manière tout éloignée de celle du monde. Et partant nous devons êtres éloignées de l’esprit du monde si nous ne voulons être hypocrites, portant un habit contraire à notre esprit. Le manger pauvre est encore un moyen pour éloigner notre esprit de l’esprit du monde. Le travail aussi, en occupant notre esprit, il le divertira aisément de celui du monde.

— Voilà ma sœur, de bonnes raisons et de fort bons moyens pour combattre l’esprit du monde, car il serait véritablement ridicule que des filles vêtues de la manière

 

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dont vous l’êtes, nourries pauvrement comme vous êtes, employées aux services bas et abjects dans lesquels vous êtes, conservassent parmi cela un esprit rempli des principes, des maximes et des opinions du monde.

Et vous, ma sœur, nous direz-vous bien encore quelque autre moyen pour combattre l’esprit du monde ?

— Il me semble, mon Père, que la pratique des règles est un bon moyen pour se défaire de l’esprit du monde.

— Vous avez raison, ma sœur, et, pourvu que vous y soyez fidèle, il n’y aura rien qui vous tienne plus en bride contre l’esprit du monde car elles sont, par la grâce de Dieu, dressées de telle sorte, qu’elles n’y ont nulle part. Et pour vous rendre plus exacte à les observer, il sera bon, ma sœur, que vous et toutes celles qui sont dans ce sentiment-là les lisiez ou fassiez lire de temps en temps. La lecture des règles excite l’âme à les pratiquer. Si on y a été lâche, on en a confusion et on se résout à plus de fidélité.

Avez-vous encore, ma sœur, quelque autre moyen à nous dire ?

— Il me semble, Monsieur, que le saint exercice de la présence de Dieu peut beaucoup servir à nous détacher de l’esprit du monde.

— Et vous, ma sœur, avez-vous pensé au sujet de la conférence ? Nous direz-vous pour quelle raison une Fille de la Charité doit particulièrement se donner à Dieu pour combattre l’esprit du monde ?

— Parce que l’esprit du monde déplaît à Dieu, surtout dans les communautés.

— Et un moyen, ma sœur, en savez-vous quelqu’un ?

— Il me semble, Monsieur, que le souvenir des points de la conférence nous servira à combattre l’esprit du monde.

— C’est un moyen fort bon, ma sœur, et surtout d’essayer

 

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de conserver les sentiments que Dieu vous a donnés en l’oraison que vous avez faite dessus. Or, pour vous faciliter le moyen de faire aisément cette oraison, je vous en dirai un mot. Je pense que, pour l’ordinaire, vos conférences sont, comme les nôtres, divisées en deux points : l’un des raisons, l’autre des moyens. Pour entrer dans le premier, il faut regarder quel bien revient à une personne de pratiquer la vertu qui est proposée et, au contraire, quel mal il y a de ne la pratiquer, comme, par exemple, sur le sujet d’aujourd’hui, regarder combien il est convenable qu’une Fille de la Charité qui s’est donnée à Dieu pour le servir dans l’emploi le plus bas qui se rencontre, soit éloignée de l’esprit du monde et remplie de l’esprit de Dieu ; au contraire, le mal que ce serait et pour elle et pour le prochain, si, s’étant donnée à Dieu en cette manière de vie, elle était encore remplie de l’esprit du monde.

Ensuite, si nous nous reconnaissons entachés de ce malheureux esprit, ayant connu le mal qu’il cause à l’âme, nous regarderons aux moyens les plus propres pour nous en dégager. Si, par la miséricorde de Dieu, nous n’y sommes point engagés, nous verrons de quelles précautions nous nous devrons servir pour nous empêcher d’y tomber ; et ainsi, mes sœurs, vous vous trouverez fournies de raisons et de moyens sur les sujets qui vous seront proposés.

Ma sœur, dites-nous, je vous prie, quelles pensées Dieu vous a données sur le présent sujet.

— Monsieur, il m’a semblé qu’un puissant motif pour nous détacher de l’esprit du monde, c’est de penser que Dieu nous a appelées à une vocation qui lui est toute contraire. Et comme moyens, il me semble que l’humble obéissance, la pratique de l’oraison et le recueillement intérieur nous éloigneront de l’esprit du monde. Mais,

 

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sur cette pensée, il me vient une peine qui est, Monsieur, que nous ne faisons pas toujours oraison, arrivant souvent qu’à l’heure que nous la devrions faire le matin, il faut porter les médecines ; et le soir il y a toujours quelques médicaments à porter, de sorte qu’il se passe bien des journées sans que nous la fassions.

— Ma sœur, encore que l’oraison soit extrêmement nécessaire à une Fille de la Charité, je vous dirai pourtant que, votre principale fonction étant le service du prochain, quand il s’agit de le secourir et qu’il serait à craindre qu’il ne reçût du dommage si vous différiez, vous êtes obligées de quitter l’oraison. Et bien davantage, s’il n’y avait point pour l’assister d’autre temps que celui de la messe, vous devriez la perdre, je ne dis pas seulement un jour ouvrier, mais je dis même un jour d’obligation, plutôt que de le laisser en danger, l’assistance du prochain étant établie de Dieu même, pratiquée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et l’obligation à la messe n’étant qu’une institution de l’Église. J’ai été bien aise, mes sœurs, de vous dire ceci par rencontre, afin que quoique, tant que vous pourrez, vous vous rendiez ponctuelles à tous vos exercices, vous soyez néanmoins assurées que vous devez tout quitter pour le service des pauvres. Mais il faut, mes sœurs, autant qu’il se pourra, accommoder Marthe avec Marie et disposer de vos affaires en sorte que l’action et l’oraison s’y rencontrent.

Ma sœur, nous direz-vous bien encore quelque raison pour nous obliger à fuir l’esprit du monde ?

— Monsieur, il me semble que le Saint-Esprit ne se trouve point où est l’esprit du monde ; 2° qu’il n’y a point de modestie avec l’esprit du monde ; 3° que, si nous ne fuyons l’esprit du monde, nous sommes en grand danger de perdre notre vocation.

— Je ne conclurai pas cette conférence, mes sœurs, parce

 

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que M. Vincent, qui avait envie de vous la faire lui-même et ne l’a pu, sera bien aise de l’achever. C’est pourquoi nous n’ajouterons que peu de chose à ce que vous avez dit. Et puis ce n’est pas à moi, qui ai grand sujet de craindre d’être encore entaché de cet esprit, à traiter efficacement des moyens de le combattre ; car, pour bien parler de l’esprit du monde, il faut être rempli de l’esprit de Dieu. Au reste, je ne m’étais point préparé pour cela, n’en ayant pas été averti. Mais néanmoins je ne laisserai pas de vous dire les pensées qui me sont venues sur ce sujet pendant que vous avez parlé.

La première, extrêmement pressante et qui ne reçoit point d’objection, est que vous êtes chrétiennes, mes sœurs, et par conséquent obligées à faire la guerre au monde par les promesses que vous avez faites à Dieu en votre baptême. Quand on vous a demandé : "Renoncez-vous au diable, au monde et à ses pompes ?" vous avez dit : "J’y renonce." Et quoique vous ne l’ayez pas dit vous-mêmes, mais par la bouche de vos parrains et marraines, vous devez garder cette fidélité à Dieu et satisfaire à la promesse qu’ils ont faite pour vous. Vous ne voudriez pas renoncer au sacré caractère que vous avez reçu en ce sacrement, ni à la grâce et à la foi qui vous y ont été conférées. Il faut donc tenir les promesses que vous y avez faites ; autrement vous seriez chrétiennes à la vérité, car le caractère ne se peut pas ôter ; mais, n’en faisant pas les œuvres, vous ne le seriez que de nom. Pensez un peu à cela, mes sœurs, je vous prie. "Je suis chrétienne par une grâce toute spéciale de Dieu. Tant d’autres seront damnés pour ne l’avoir pas été, qui auraient été meilleurs que moi si Dieu leur eût fait cette miséricorde. Voudrais-je renoncer à ce que j’ai promis à Dieu ? Quel crime serait-ce et de quelle peine ne mériterais-je point d’être châtiée !" Sans doute que, si vous

 

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entrez fortement dans ces sentiments-là, vous conserverez l’esprit de Dieu et détruirez l’esprit du monde.

Il faut que vous sachiez, mes sœurs, que chacun a son esprit particulier. Autre est l’esprit d’un gentilhomme, autre l’esprit d’un homme de justice, autre celui d’un marchand, autre celui d’un menuisier et celui d’un laboureur. Et l’esprit d’un chacun consiste à s’appliquer à ce qu’il est nécessaire qu’il sache pour sa profession.

Dieu nous a fait la grâce de nous appeler à une vocation tout à fait contraire et opposée à l’esprit du monde ; et si, au lieu de nous appliquer à connaître et à rechercher l’esprit de Dieu, qui nous est propre, nous nous arrêtons à celui du monde, qui nous est contraire, nous serons comme un homme d’État qui n’aurait que l’esprit d’un artisan. Pour réussir dans une condition, il faut en avoir l’esprit ; autrement, on gâte tout. Mettez un homme d’armes dans l’étude d’un notaire, il n’y fera rien, parce que ce n’est pas son esprit. Mettez un boulanger à la boutique d’un tailleur, il gâtera tout, parce que autre est l’esprit d’un boulanger, et autre celui d’un tailleur.

De même, pour être bonne Fille de la Charité il faut avoir l’esprit de sa vocation. Quand une Fille de la Charité n’a pas l’esprit de sa vocation, elle ne fait rien de bien, elle ne réussit à rien, vous ne voyez point de charité, point de recueillement, point de modestie ; elle est à mauvaise édification à ceux qui la voient, et on lit sur son front : cette fille n’a pas l’esprit de sa vocation.

Quel est votre dessein, mes chères sœurs ? Je vous le demanderais volontiers et vous devriez vous le demander à vous-mêmes. Quand vous vous êtes engagées en cette manière de vie, était-ce pour vivre selon le monde ? Si vous en aviez envie, il n’en fallait point sortir. Si ç’a été pour changer de manière, il faut changer d’esprit et prendre celui qui est propre à la condition que vous avez

 

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embrassée ; autrement, vous ne réussirez jamais. Le monde, comme il a été dit, a des maximes toutes contraires à celles de Dieu ; et vivre selon le monde, c’est vivre comme un ennemi de Dieu. L’Écriture Sainte est toute remplie des invectives que Dieu a faites par ses serviteurs contre le monde et contre l’esprit du monde ; et le Fils de Dieu sur terre nous a enseigné par son exemple à combattre l’esprit du monde. Et de quelle façon nous l’a-t-il enseigné ? Il nous l’a enseigné par la pauvreté, l’humilité, l’obéissance, la pénitence, la faim, la soif et finalement par la mort, qui lui a été procurée par le monde, et à laquelle il a été condamné par le monde et par les maximes du monde.

Ceux qui ont l’esprit de Dieu, mes sœurs, font des œuvres de Dieu. Dieu est saint, et ils font des œuvres toutes saintes. Oh bien ! ne voulez-vous pas être filles de Dieu ? Oui, sans doute vous le voulez, et je le vois sur vos visages, qui sont les témoins de vos cœurs. Vous êtes Filles de la Charité. Dieu est charité, dit saint Paul ; et par conséquent, étant Filles de la Charité, vous êtes filles de Dieu. Et pour en être vraies filles il en faut faire les œuvres. Ne le voulez-vous pas ? Oui, sans doute vous voulez, et de tout votre cœur, travailler à combattre l’esprit et les maximes du monde ; car, puisque suivant les maximes de Dieu, on est fille de Dieu, suivant les maximes du diable, on est fille du diable. Et c’est ce que vous ne voulez pas être, c’est à quoi vous voulez faire la guerre de toute votre force. Et pour la faire comme il faut, il faut savoir, mes sœurs, ce que c’est que l’esprit du monde.

L’esprit du monde, selon saint Jean, consiste en la convoitise des yeux, la concupiscence de la chair et la superbe de la vie. Ces trois choses sont les sources fatales et malheureuses d’où dérivent tous les autres canaux

 

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qui conduisent l’âme à son infaillible perte. Pour en mieux considérer l’énormité, mes sœurs, arrêtez-vous à regarder un peu quel a été l’esprit de Jésus-Christ. Hélas ! il n’a pas été riche, comme il paraît quand il dit à ceux qui le voulaient suivre : "Les oiseaux ont leurs nids et les renards des tanières ; mais moi je n’ai pas une pierre où reposer mon chef" (1) Nous savons que, tant qu’il demeura chez saint Joseph et la sainte Vierge, il gagna sa vie du travail de ses mains et que, du jour où il commença à prêcher, il vécut des charités que lui faisaient la Madeleine et les autres pieuses femmes qui le suivaient et prenaient soin de lui et de ses apôtres. Or, de là, mes sœurs, vous pouvez conjecturer que, si la richesse eût été un moyen nécessaire au salut, Notre-Seigneur n’eût pas été dans cette pauvreté, et conclure que l’esprit du monde, qui appète et convoite la richesse, conduit à la damnation.

Si quelqu’une d’entre vous, mes sœurs, n’avait pas d’amour pour la pauvreté, qu’elle jette les yeux sur celle du Fils de Dieu ; si quelqu’autre aimait les applaudissements, qu’elle parcoure la vie de Jésus-Christ et voie de quelle façon il les a reçus. Quand il a été loué pour sa doctrine et pour ses miracles, il en a renvoyé toute la gloire à son Père ; mais son Père et lui n’étaient qu’un ; c’est pour nous enseigner que nous ne devons rien nous attribuer.

Les chrétiens des premiers siècles de l’Église imitèrent si bien l’esprit de Notre-Seigneur, que partout où ils allaient, ils étaient reconnus par leur pauvreté, leur modestie, leurs paroles et leurs œuvres.

C’est un grand moyen, mes sœurs, pour combattre l’esprit du monde, de considérer ceux qui ont vécu en

1) St. Matthieu VIII, 20.

 

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l’esprit de Jésus-Christ. La vie des saints en est toute remplie, et ils ne l’auraient jamais été autrement. Ne pensez pas qu’il soit nécessaire d’être séquestré du monde pour l’acquérir. Les apôtres l’ont conservé parmi les hommes et le leur ont communiqué par leur conversation, car conversation dérive de versation, qui signifie verser d’un esprit dans un autre les sentiments que l’on a, par mutuelle communication. De sorte que, mes sœurs, pour conserver l’esprit de Jésus-Christ, il faut fuir les personnes du monde qui, par leurs artifices, essayent de le dissiper et entre vous autres ne parlez jamais que de ce qui vous peut porter à l’amour de tout ce que Notre-Seigneur a recommandé.

Le dernier moyen, celui qui vous doit être le plus fréquent, est de le demander à Dieu souvent et confidemment, car il ne vous le déniera pas, mes sœurs. Il l’a promis à ceux qui le voudront suivre. Vous pouvez quelquefois lui rappeler ses promesses, si vous en sentez un grand désir. Eh quoi ! mon Dieu, je suis toute remplie de l’esprit du monde, et vous avez promis une singulière assistance à ceux qui vous voudraient suivre me la dénierez-vous pour me faire quitte d’un ennemi qui combat si audacieusement votre gloire et qui se sert de tant d’artifices pour empêcher mon salut ? Oh ! j’espère, mon Dieu, que vous me donnerez l’assistance nécessaire pour le terrasser. Je la désire et vous la demande de tout mon cœur que je vous prie vouloir remplir des saintes maximes que vous avez enseignées à vos apôtres et à ceux qui, remplis de votre vrai esprit ont heureusement dompté celui du monde. C’est ce qu’avec vous mes sœurs, je demande instamment à Notre-Seigneur et pour vous et pour moi, qui en ai grand besoin. Et dans l’espérance de l’obtenir, je prononcerai la bénédiction. Benedictio Dei Patris…

 

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39. — CONFÉRENCE DU 25 AOÛT 1648

SUR L’ESPRIT DU MONDE

Cette conférence a déjà été traitée, mes sœurs. C’est pourquoi, n’ayant que peu de temps, je ne m’arrêterai guère sur chaque point. Le premier est des raisons qu’ont les Filles de la Charité de se donner à Dieu pour fuir l’esprit du monde. Dites-moi, s’il vous plaît, ma fille, quelles sont les raisons qui peuvent porter une Fille de la Charité à se faire quitte de l’esprit du monde ?

— Parce que l’on ne peut servir deux maîtres.

— La pensée est fort bonne, voyez-vous, mes sœurs ; car notre sœur veut dire que, tant qu’une Fille de la Charité aura l’esprit rempli des vanités du monde, elle se trouvera encline à le suivre ; et c’est une maxime infaillible de Jésus-Christ, que l’on ne peut servir deux maîtres, tellement que quiconque est rempli de l’esprit du monde est très assuré qu’il ne peut pas avoir celui de Dieu.

Et vous, ma sœur, dites-nous une raison, une seulement, pour laquelle les Filles de la Charité doivent travailler à se défaire de l’esprit du monde ?

— Parce que l’esprit du monde empêche de vaquer à Dieu.

— Et vous, ma fille, pour quelle raison devez-vous vous faire quitte de l’esprit du monde ?

— Parce qu’il est tout à fait contraire à l’esprit de Jésus-Christ, qui a dit lui-même qu’il n’était point du monde.

— Et vous, ma sœur ?

— Parce que ceux qui sont du monde sont délaissés

Entretien 39. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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de Jésus-Christ, qui a dit qu’il ne priait point pour le monde.

— Et vous, ma fille ?

— Parce que l’on n’a point vu que ceux qui sont parvenus à Dieu dans la perfection chrétienne aient eu part à l’esprit du monde.

— Et vous, ma sœur ?

— Parce que Notre-Seigneur, en la personne de ses apôtres, a enseigné à tous ceux qui le suivraient qu’ils n’en doivent pas être leur disant : "Vous n’êtes pas du monde ; si vous étiez du monde le monde vous aimerait ; mais vous n’êtes pas du monde, c’est pourquoi le monde vous hait" (1)

— Et vous, ma sœur ?

— Parce qu’il faut que le monde soit bien nuisible au salut de l’homme, puisque Jésus-Christ, qui est amateur de la paix, a commandé à ses serviteurs de faire divorce avec le monde.

— Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées là-dessus ?

— Mon Père, le sujet de la conférence est de la fuite du monde. La première raison que nous avons de fuir l’esprit du monde est parce qu’il est tout à fait contraire à l’esprit de Jésus-Christ la deuxième, que l’esprit du monde est tout rempli de ténèbres et de confusion, qui empêche la connaissance du bien et de soi-même la troisième est que l’esprit du monde n’est que vanité et menterie qui tend continuellement à détruire l’esprit de Jésus-Christ.

— Voilà des raisons, par la grâce de Dieu, suffisantes pour porter nos esprits à se faire quittes de l’esprit du monde. C’est pourquoi d’autant que cette matière a déjà été traitée, je ne m’arrêterai pas beaucoup.

1) Saint Jean XV, 19.

 

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Voyons maintenant en quoi consiste l’esprit du monde. En quoi vous semble-t-il, ma fille, que consiste l’esprit du monde ?

— Il me semble, mon Père, que cet esprit est un abîme de toutes sortes de méchancetés, puisque le monde n’est qu’une congrégation des méchants, et partant que l’on peut bien être de l’esprit du monde, quoique l’on en soit éloigné de corps, si l’on occupe son esprit dans la pensée de ce qui se passe dans le monde et dans le désir d’y être.

— Et vous, ma fille, nous direz-vous en quoi consiste l’esprit du monde ?

— Il me semble, mon Père, que, pour se figurer en quoi consiste l’esprit du monde, il se faut proposer l’esprit de Jésus-Christ et toutes ses maximes, et s’imaginer le contraire de tout ce qu’il enseigne comme, par exemple, Notre-Seigneur incite à vendre ce que l’on a à se charger d’une croix et à le suivre, et le monde tient cela pour folie. Notre-Seigneur nous invite à embrasser le mépris, les humiliations et les souffrances ; et le monde rejette tout cela pour chercher l’honneur et le plaisir.

— Et vous, Mademoiselle ?

— Il me semble que l’esprit du monde est de contrarier tous ceux qui font du bien, d’aimer les richesses et l’honneur, de fuir tout ce qui est désagréable à la nature, de lui donner tout ce qu’elle désire par un acquiescement continuel à tout ce que les sens se proposent d’avoir, et de fuir toute sorte d’assujettissement, de telle sorte qu’il semble porter jusque-là ceux qui le suivent, que de se former un Dieu selon leur idée terrestre et sensuelle, oubliant l’honneur et l’obéissance qu’ils doivent au vrai Dieu. Je dois dire cette vérité avec grande confusion, l’ayant apprise par mes lâchetés et la

 

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suite de mes sensualités, que je n’ai pas combattues avec le courage que j’eusse dû avoir.

— Or, quels moyens maintenant, vous semble-t-il, ma fille, qu’il faut prendre pour fuir l’esprit du monde ?

— Il me semble qu’il le faut tous les jours demander à Dieu.

Une autre sœur :

Il faut, en toutes nos actions, regarder quel a été l’esprit avec lequel le Fils de Dieu faisait les siennes, pour tâcher de faire les nôtres avec le même.

Une autre sœur

Il me semble qu’un bon moyen est de ne jamais parler de ce qui se passe parmi les personnes du monde, de peur que notre esprit ne s’y attache d’affection ; ce qui pourrait causer notre perte.

Une autre sœur :

Il est bon, ce me semble, de se tenir bien recolligée et de ne s’arrêter chez les séculiers que le temps nécessaire pour ce que nous avons à traiter avec eux.

Une autre sœur :

Un moyen de fuir l’esprit du monde est de demander humblement et instamment à Dieu d’en bien connaître l’iniquité, afin d’en concevoir une grande haine.

Une autre sœur :

Remercier tous les jours Notre-Seigneur de nous avoir mises sur le chemin qui nous en éloigne, et lui demander force et aide pour travailler à nous en défaire tout à fait.

Une autre sœur :

S’attacher fortement à l’esprit de Jésus-Christ et tâcher de faire en sorte de ne rien faire qui ne lui soit conforme.

Plusieurs autres sœurs parlèrent sur tous les points, et dirent des choses approchantes de celles qui sont insérées ici.

 

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Après quoi, notre très honoré Père commença en ces termes :

Or sus, béni soit Dieu, béni soit Dieu et loué à jamais de ce que, par sa bonté et miséricorde infinie, il a daigné nous faire connaître que ceux qui le doivent servir en esprit et vérité doivent tous être éloignés de l’esprit du monde !

Mais, mes chères sœurs, quand on dit l’esprit du monde, il faut savoir ce que c’est que le monde et quel est son esprit. Le monde, à proprement parler, se peut entendre de cette grande machine qui compose l’univers ; et son esprit, de l’esprit qui la meut et la guide. Le monde peut encore être pris pour tous les hommes ensemble ; et son esprit serait celui de tous les hommes en général. Le monde, ce sont encore les hommes mondains, les hommes adonnés au plaisir, à la vanité et à l’avarice ; et l’esprit qui anime ces gens-là, un esprit de perdition et de damnation, qui se bande contre Dieu et conduit l’âme à sa totale ruine. Et pour cela le Fils de Dieu n’a point prié pour ces gens-là. Lui qui n’est venu sur terre que pour sauver les hommes, qui a donné son sang et sa vie pour les racheter, il y a trouvé des hommes poussés d’un si malheureux esprit qu’ils l’ont obligé à ne point prier pour eux.

Voilà une grande raison, mes filles. Quoi ! moi, Fille de la Charité, qui ai eu intention de me donner à Dieu pour le servir et faire mon salut, je me trouverai dans un état où le Fils de Dieu m’abandonnera et ne priera point pour moi ! Et à qui m’adresserai-je, qui me protégera, si je suis délaissée de mon Seigneur Jésus-Christ ! Et comment oserai-je m’adresser au Père éternel, si son Fils m’abandonne ! Et cependant, mes filles, cela se trouvera trop vrai, si vous avez quelque part à l’esprit du monde, dont vous ne fassiez pas effort pour vous défaire.

 

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Mais Monsieur, me direz-vous, en quoi une Fille de la Charité peut-elle avoir part à l’esprit du monde ? Oh ! je vous le vais dire. Premièrement, le monde, ou esprit du monde, n’est autre chose que la convoitise des yeux, par laquelle s’entend l’amour des richesses et le désir d’avoir ce que l’on voit aux autres ; la concupiscence de la chair, qui est l’affection au plaisir, soit de l’ouïe, soit de la vue, soit du goût, de l’oreille, du toucher et enfin de tout ce qui satisfait les sens ; et la superbe de la vie, qui est une affection à l’honneur, à l’estime, à ce que l’on pense du bien de nous, que l’on en die, que l’on croie que nous faisons bien à cette paroisse, bien à cet hôpital, bien à la campagne et bien enfin en quelque part que nous soyons employées.

Mais, Monsieur, se peut-il faire qu’une fille vêtue pauvrement qui a son travail si réglé qu’elle n’a pas souvent tout le temps qu’il lui faut, puisse s’appliquer l’esprit à ce que vous dites ? — Oh ! je vous réponds, mes filles, que le monde, si l’on n’y prend bien garde, veut avoir sa part de tout. C’est ce qui a fait dire à saint Paul : "Faisons bien, de peur que le monde ne nous séduise. (2)

Une Fille de la Charité, qui doit imiter la sainte pauvreté de Jésus-Christ, aura une affection déréglée et pressante que rien ne manque à son accommodement, voudra être bien logée, bien meublée, avoir un beau lit ; voilà une affection au bien qui procède de l’esprit du monde et vient de la convoitise des yeux.

Après cela, suit l’affection à l’honneur. Telle ne se souciera pas d’être si bien accommodée ; mais elle aimera la réputation, elle sera bien aise d’être en bon prédicament vers les dames, chez ses sœurs auprès de sa supérieure, de passer pour vigilante à son affaire, charitable

2) Épître de saint Paul aux Galates VI, 9.

 

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aux malades, ponctuelle à ses règles. Voilà la superbe de la vie.

Une fille qui aura peine d’avoir de méchants habits, de n’avoir pas son collet bien dressé, ou assez bon, s’en inquiétera, n’en ira pas si librement où elle aura à faire, voudra avoir des souliers bien faits, aura peine d’en avoir de plats, de maussadement raccommodés. Esprit du monde que tout cela, mes filles ! Prenez garde, je vous prie.

Une Fille de la Charité qui se plaît à dire de beaux mots, à être montrée comme parlant bien, qui, s’il y a un mot nouveau et en usage, le sait et prend son temps pour le dire bien à propos ; esprit du monde !

Ne pensez pas, mes chères filles, que mon but, en vous représentant toutes ces affections qui procèdent de l’esprit du monde, est de vous faire tomber dans le contraire et que à l’honnête accommodement d’une chambre doit faire place le désordre ; à l’affection à l’honneur, une conduite telle que le prochain en serait malédifié ; à ce collet bien dressé, un collet sale et maussade ; à Ces mots recherchés que la langue française trouve de temps en temps et dont vous n’avez pas besoin pour vous faire comprendre, car bien souvent ils ne signifient rien, des paroles triviales et grossières ; oh ! non, il faut toujours éviter les extrémités. Vous pouvez avoir votre chambre propre, cela est toujours bien ; mais, si elle n’est pas si belle, si les meubles sont pauvres, ne vous mettez point en peine. Vous devez faire votre possible pour que vos pauvres ne manquent de rien, mais que ce ne soit pas par le désir que Monsieur le curé et les dames le sachent et vous en louent. Vous devez être exactes à vos règles, mais dans la pensée que vous plaisez à Dieu en les suivant, et non pour être plus estimées de votre supérieure et de vos sœurs. Vous devez être propres en vos pauvres habits et en votre linge ; mais, si ce collet est gâté, ou si

 

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la Providence ne permet pas qu’il ait été bien dressé, n’y faites point de réflexion, et allez tout ainsi que s’il était bien.

C’est encore mes chères filles, l’esprit du monde d’avoir quelque chose en particulier, de mettre quelque chose en réserve, de faire quelque épargne pour le besoin, ou pour avoir quelques commodités que l’on n’a point dans la maison ou qui ne seraient pas permises si on les demandait. Oh ! esprit du monde abominable et diabolique ! Par la grâce de Dieu, je n’en sache point qui le voulussent faire. Mais, si on en trouvait, mon Dieu ! que cela serait contraire à l’esprit et aux saintes maximes du Fils de Dieu !

C’est esprit du monde encore d’avoir peine à se trouver avec ses parents pauvres, de vouloir que l’on nous pense de meilleur lieu et plus accommodé que nous ne sommes, d’avoir honte de dire de qui l’on est issu. Esprit du monde encore de vouloir être bien logé, d’avoir sa chambre bien aérée dans une belle maison et bien accommodée.

C’est encore esprit du monde de ne vouloir point pour compagnes celles-ci ou celles-là, de ne se pouvoir accommoder à leurs humeurs, de les trouver trop grossières. Hélas ! mes filles, nous ne savons ce que nous voulons, nous avons souvent des trésors et nous ne le savons pas. Mais tout cela se découvre après, quand elles sont mortes et que chacune vient à rapporter ce qu’il en a connu. Mon Dieu ! ne vous souvient-il point, mes sœurs, de cette belle conférence qui fut faite de notre sœur Louise, où il fut rapporté des choses si admirables et que nous n’eussions jamais pensées ? J’en connais parmi vous, par la grâce de Dieu, qui sont éloignées de toutes les marques que nous avons données de l’esprit du monde, et je veux espérer de la miséricorde de Dieu que, si ce

 

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n’est le tout, c’est la meilleure partie. Je ne le sais pas bien, car je ne vous vois pas beaucoup, à cause de mes affaires ; ce serait bien une de mes plus grandes et plus sensibles consolations. Mais enfin je sais qu’il y en a, par la grâce de Dieu, qui n’ont rien de plus cher que de rencontrer quelques occasions de se mortifier ; je sais qu’il y en a qui travaillent fortement et courageusement à se défaire des aversions naturelles qu’elles pourraient avoir contre d’autres naturels qui leur sont opposés ; je sais qu’il y en a qui ne se plaignent jamais de leurs compagnes, quelles qu’elles soient.

Mais je sais aussi que plusieurs aiment leur aise, désirent être bien logées, bien accommodées, avoir pour compagne quelque fille bien faite. Je veux espérer qu’elles s’en corrigeront avec l’aide de Dieu.

C’est encore esprit du monde de s’arrêter au goût, de vouloir que le manger soit bon, qu’il ne manque rien à l’assaisonnement et que ce ne soit pas toujours de la viande la plus grossière. Se plaindre que le manger n’est pas préparé comme l’on désire est encore esprit du monde. "Ce pain n’est pas bon ; impossible d’en manger. C’est de pauvre viande ; on mourrait de faim auprès." Oh ! esprit du monde, mes filles ! Esprit de sensualité !

Se plaindre pour la santé est encore esprit du monde. "On n’a pas de soin des malades on les laisse sans consolation, ils n’ont point de douceurs ; les remèdes leur manquent." Ah ! mes filles, si ces choses se passent, c’est l’esprit du monde qui les suggère ; car, par la grâce de Dieu, je sais qu’aucune communauté n’en est au point où est la vôtre pour son accommodement, et que, par la sage conduite de celle qui vous gouverne la maison peut fournir au besoin et des saines et des malades. s’il n’y a point de superflu, vous en devez louer Dieu, parce

 

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que c’est abuser du bien qu’il nous donne, que de l’employer hors la nécessité et l’utilité.

Je m’assure, mes filles, que présentement, quand je vous dis ceci, aucune d’entre vous ne dit en elle-même : "Me voilà prise ; j’en tiens ; je suis toute remplie de l’esprit du monde." Sur quoi il faut remarquer qu’il y a grande différence entre sentir la tentation et consentir à la tentation. Or, il n’y a personne qui ne sente les répugnances naturelles que nous avons aux incommodités. Mais, si la sœur qui les sent se gouverne elle-même et ne laisse pas de passer par-dessus, tant s’en faut que cela lui soit imputé à péché, qu’au contraire elle en prend occasion de mérite. Ces sentiments-là, mes filles, vous peuvent bien venir ; mais, si vous y résistez et ne vous arrêtez point là-dessus, et n’en murmurez avec les autres, cela n’est rien qu’une épreuve de votre fidélité envers Dieu.

C’est encore esprit du monde de vouloir être la servante et avoir la direction des autres, de s’estimer plus capable de cette charge et de croire que l’on y fera mieux qu’une autre. Esprit du monde, dont Dieu, par son infinie miséricorde, nous veuille bien préserver !

Voilà donc en quoi consiste le second point. Il nous faut maintenant venir aux remèdes. Vous me direz : "Mais, Monsieur, le moyen d’être sur ses gardes à toute heure, à toute rencontre, pour combattre cet esprit dont je suis toute remplie ! Pour moi, j’aime autant tout quitter ; aillent les choses comme elles pourront ! Aussi bien je n’en viendrai jamais à bout. C’est une racine qui a trop de rejetons."

Oh ! il n’en faut pas user ainsi, ma fille. Il y a remède à tout. Les médecins guérissent les contraires par leurs contraires. Ils s’efforcent de connaître la cause d’une maladie, et, si elle procède de chaleur, ils la guérissent

 

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par des médicaments rafraîchissants ; si de froidure par des remèdes plus chauds.

Par exemple, une fille aime le bien est bien aise d’avoir toujours quelque chose à couvert par devers elle, pour, dira-t-elle s’en servir dans le besoin ; il faut guérir cela par quelque pratique le pauvreté, être bien aise que quelque chose nous manque, ne se pas sitôt empresser d’avoir ce qui nous est nécessaire, pour nos accommodements. Il est bon de les demander. Mais, si nous nous sentons trop enclins à demander ce dont nous pouvons nous passer, il nous faut mortifier en cela ; et petit à petit, aujourd’hui en une chose, demain en une autre, nous acquerrons, avec l’aide de Dieu et la peine que nous y prendrons, l’habitude de la vertu contraire à ce vice.

Nous avons dit que l’on a quelque pente à l’honneur. Ce n’est pas peut-être que l’on s’en soucie, ni qu’on le recherche, mais l’on est bien aise d’être considéré, parce que quelquefois cela donne lieu de faire plus de bien et de procurer au prochain quelque soulagement, qu’il n’aurait pas autrement.

Le remède à cela, mes filles, est d’aimer les petites humiliations que la Providence vous envoie, ou celles qui se rencontrent aux endroits où vous êtes employées. Aimez cela, mes chères filles, et tenez pour certain qu’il n’y a de vraie gloire que dans la pratique de la vraie vertu, laquelle nous vient de Dieu. C’est à lui par conséquent que nous devons attribuer toute la gloire qui nous en revient. Soyons toujours dans la défiance de nos forces et croyons que, si Dieu ne nous tenait continuellement, nous ferions des chutes irrémédiables.

Quant à l’autre marque de l’esprit du monde, qui est le plaisir, il le faut combattre par la mortification des sens. — Oh ! mais, Monsieur, je sens en moi une continuelle

 

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pente à regarder ce qui me satisfait, à ouïr ce qui me contente. Le moyen de pouvoir vaincre cette inclination qui m’est naturelle et qui encore est enracinée par une longue habitude ? — Oh ! mes chères filles, prenez bien garde à vous défaire de cet ennemi-là. Ne laissez passer aucune occasion de le combattre. Je me sens encline à regarder telle chose qui me satisfait ; je ne la regarderai pas. Je suis bien aise de parler à cette personne, qui me contente, qui parle si bien, qui apporte de si belles raisons et qui dit de si belles choses ; mais ce n’est point nécessaire à mon avancement, car ce n’est pas ce qui m’y mène, et je n’y vas que pour chercher ma satisfaction ; je dois et je veux me mortifier en cela. Je prends plaisir au goût, au toucher. O mes filles, détruisez ces monstres-là en vous abstenant des attouchements, même honnêtes. Mortifiez le tact aussi bien que le goût ; et contre ce sens prenez de gros linge, un habillement rude, et ne lui donnez aucune satisfaction.

Oh ! mes chères filles, je me suis insensiblement plus étendu que je ne pensais. Voilà, ce me semble, une partie des désordres que l’esprit du monde peut causer parmi vous. Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est venu en ce monde pour le détruire, que lui-même vous fasse connaître tous les rencontres où vous aurez besoin de le combattre, que lui-même vous remplisse de son esprit divin, qui est un grand esprit de charité, de pauvreté et d’humilité, opposé à l’esprit de superbe, de convoitise et d’avarice, qu’il le donne en général à toute la Compagnie et en particulier à chacune de vous. Et en cette confiance, je prononcerai les paroles de bénédiction, qui avec elles portent l’esprit de Dieu. Benedictio Dei Patris…

 

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40. — CONFÉRENCE DU 25 DÉCEMBRE 1648

SUR L’AMOUR DE LA VOCATION

Notre très honoré Père lut le billet, puis commença à peu près en ces termes :

Mes sœurs, le sujet de cet entretien est de l’amour que nous devons avoir pour notre vocation. Ce sujet se divise en trois points. Le premier est des raisons que nous avons de nous affectionner de plus en plus à notre vocation ; le deuxième, de ce qui nous refroidit ou empêche de nous y affectionner ; et le troisième, des moyens qui nous peuvent servir à nous y affectionner toujours de plus en plus. Sujet de très grande importance, mes filles, puisque de l’amour que nous avons pour notre vocation dépend tout le progrès que nous faisons en la vertu.

Vous plaît-il, ma sœur, nous dire ce que vous avez pensé sur le premier point et les raisons que vous avez remarquées ?

— Il m’a semblé pour première raison, qu’il est impossible que nous demeurions toujours en un état. Et partant, si nous ne nous avançons en l’amour de notre vocation, nous nous refroidissons et reculons. Une autre raison est que nous ne pouvons persévérer longtemps en notre vocation si nous ne nous affermissons en cet amour, en raison des difficultés qui se rencontrent journellement en icelle, si l’amour n’excède la peine. Une troisième raison est que nous ne pouvons résister aux tentations que le monde, la chair et le diable nous livrent continuellement, sans ce même amour.

Une autre raison, apportée par une autre sœur, est

Entretien 40. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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que notre vocation attire bénédictions de Dieu sur tout le reste de nos actions et le cours de notre vie.

Une autre raison se tire des grâces que Dieu nous a faites à chacune en particulier, grâces qu’on ne saurait trop apprécier quand on pense de quels dangers il a tiré les unes, de quelle incommodité les autres, et où il nous a été prendre pour nous amener en ce lieu faire notre salut.

Une autre sœur a allégué que notre vocation est conforme à la vie que le Fils de Dieu a menée sur la terre et aux saints conseils qu’il nous a laisses.

Autre raison. — Encore que notre vocation soit basse et méprisable aux yeux des hommes, elle est néanmoins très relevée devant Dieu, parce qu’elle n’a que le seul soin de lui plaire en tout ce qu’elle entreprend.

Autre raison. — Dieu lui-même nous a attachées à notre vocation et nous devons plutôt souffrir toute sorte de pertes, que consentir à quoi que ce soit qui diminue l’amour que nous devons avoir pour elle.

Autre raison. — Le soin que Dieu prend de notre Compagnie nous doit donner confiance que, tant que nous aurons le bonheur d’y être, il ne permettra pas que nous périssions.

Une autre raison est que nous pouvons remarquer, par la grâce de Dieu, de l’amendement en nos vies et du changement en nos mœurs, et que nous n’avons point encore vu mourir de nos sœurs, quoique vertueuses avant d’être en la Compagnie, qui n’eussent fait beaucoup de progrès en la perfection.

Mademoiselle, notre très honorée supérieure, remarqua que nous devons aimer notre vocation, parce que c’est un emploi donné par Dieu.

Autre raison. — Cet emploi est tout dans l’exercice de la charité spirituelle et corporelle ; ce qui nous doit

 

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toujours tenir en Dieu d’une manière toute pure, qui nous lie à son saint amour.

Autre raison. — Si nous n’affectionnons pas notre vocation, nous aurons à craindre que Dieu nous la laisse perdre entièrement ; et cela étant, nous serons en grand danger de faire notre salut, lequel dépend souvent de notre vocation.

Autre raison. — Si nous ne sommes point affectionnées à notre vocation, nous ne ferons rien qui nous mérite l’amour de Dieu, ni qui lui puisse plaire ; serons souvent à scandale et à mauvais exemple au prochain, et, pour notre particulier, jamais contentes, n’était que Dieu nous eût tout à fait abandonnées et mises dans l’endurcissement.

Sur le deuxième point, savoir ce qui nous peut éloigner de l’affection que nous devons avoir à notre vocation, la sœur qui avait donné les premières raisons du premier point, dit ce qui s’ensuit :

Ce qui nous éloigne de l’amour de notre vocation, c’est d’abord de consentir aux tentations dont je viens de parler. La première, qui regarde le monde, est tout à fait dangereuse et capable de nous faire perdre toute l’affection que nous pourrions avoir ; elle se produit quand nous écoutons parler les sœurs qui n’auraient point d’affection à leur vocation.

La deuxième tentation vient de la chair, qui sans cesse se plaint et désire avoir toutes ses aises ; ce que nous devons fuir en notre vocation.

Par les tentations qu’il nous suscite, le diable nous porte continuellement à des desseins de superbe et vaine gloire ; ce qui, entrant dans l’esprit d’une Fille de la Charité, lui ôte toute affection à sa vocation, qui demande d’aimer l’humilité et la bassesse.

Un autre obstacle à l’amour de notre vocation est

 

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l’esprit du monde, le désir de savoir ce qui s’y passe et la crainte de n’en être pas estimée.

Il peut encore arriver que l’amour de notre vocation se perde, faute d’avoir l’estime que nous devons de tout ce qui lui est propre ; ce qui nous fait tomber dans la négligence, puis dans le découragement, et enfin en tel état que nous sommes en grand danger de la perdre, si Dieu ne nous assiste d’une grâce toute particulière.

Un autre empêchement est de ne nous pas attacher assez fortement à la pensée que c’est là que Dieu nous veut, là que nous devons vivre et mourir. Ce qui fait que l’on conserve la vue de quelque autre avantage, quoique souvent imaginaire, et nous donne disposition d’écouter les premières propositions qui nous sont faites d’ailleurs ; aussi arrive-t-il que nous tombons dans le trouble à la moindre rencontre contraire à notre sentiment.

Un autre empêchement, allégué par Mademoiselle, est de ne pas estimer notre vocation, ne la regardant pas comme une grâce très particulière de Dieu.

Un autre sujet est de ne pas prendre garde aux premiers dégoûts qui nous arrivent, et ceci s’applique soit aux nouvelles, soit aux plus anciennes qui, après s’être redressées de leur première chute, par la grâce de Dieu, se sont remises dans leur première ferveur.

Un autre est le manquement volontaire à ses règles en tous les moindres exercices.

Le plus grand empêchement est de ne pas dire à nos supérieurs les premiers dégoûts de notre vocation et les sujets qui nous les causent.

Sur le troisième point, des moyens qui nous peuvent aider à augmenter en nous l’amour de notre vocation, a été dit ce qui s’ensuit.

Le premier moyen est de le demander tous les jours à

 

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Dieu et de protester souvent que nous ne voulons point consentir aux tentations, de quelque part qu’elles viennent.

Un autre moyen est de penser à ce que dit Notre-Seigneur, qui tient fait à lui-même ce que nous faisons au moindre des siens, et de se souvenir qu’au jour du jugement Dieu ne récompensera ou condamnera les hommes que des œuvres de miséricorde qu’ils auront faites ou omises. Cela suffira pour nous affectionner à notre vocation.

Un autre moyen est d’aimer les pauvres comme membres de Jésus-Christ, ainsi qu’il nous recommande.

Un autre est de nous jeter aux pieds d’un crucifix, quand nous commençons à sentir quelque tentation contraire à notre vocation, et de demander ardemment à Dieu la sainte persévérance, par les mérites de son Fils.

Un autre moyen est de se défier de soi-même ; ce qui nous fera souvent recourir à Dieu et lui demander la sainte persévérance.

Un autre, de nous servir des raisons énumérées plus haut qui nous portent à l’amour de notre vocation, et de fuir ce que Dieu nous a fait voir de contraire ou nuisible à cet amour.

Un autre moyen, donné par Mademoiselle, est de le demander instamment à Dieu.

Un autre, prier notre bon ange de nous l’obtenir et de nous aider de ses sages conseils et de sa sainte conduite, faire ou ne pas faire ce qui est contenu ci-dessus, se surmonter soi-même pour vaincre ses passions et mortifier ses sens.

Notre très honoré Père, après avoir écouté nos sœurs avec très grande charité et patience, commença son discours comme il s’ensuit :

Mes sœurs, je rends grâce a Dieu de tout ce que je

 

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viens d’entendre et des motifs qui vous portent à aimer de plus en plus votre sainte vocation, et des empêchements qui surviennent et attiédissent cet amour, et des moyens qui nous peuvent aider à l’accroître de plus en plus.

A toutes ces raisons, qui sont très suffisantes, j’en ajouterai une qui est, mes filles, la sainteté de votre vocation ; car elle n’est pas instituée par les hommes, mais elle est d’institution divine. Saint Augustin nous donne une marque pour connaître si une bonne œuvre vient de Dieu. Les bonnes œuvres dont on ne peut trouver l’auteur, dit ce grand docteur, viennent de Dieu très assurément. Or, que cette œuvre ne soit bonne, personne n’en est en doute, car elle est telle, que je ne vois rien de plus grand en toute l’Église de Dieu ; je ne vois rien de plus relevé pour des filles. Être employé continuellement au service du prochain, ô Dieu, qu’est-ce que cela ! Et concourir avec Dieu au salut des âmes, que vous essayez de procurer en leur administrant les remèdes, y a-t-il rien de plus haut !

Et que ce soit Dieu qui vous ait établies, il n’en faut point douter, Ce n’est pas Mademoiselle Le Gras ; elle n’y avait point pensé. Pour moi, hélas ! je n’y songeais point. La première qui a fait fonction est une bonne fille des champs. Elle gardait les vaches et avait appris à lire d’elle-même en les gardant, interrogeant les passants qui avaient l’air de savoir lire. Ce que ceux-ci lui montraient, elle l’étudiait ensuite toute seule, si bien qu’avec l’aide de Dieu, elle s’apprit.

Quand elle sut, elle eut dévotion, de montrer aux autres et me vint trouver à… (l), où j’étais lors en mission. "Monsieur, me dit-elle je me suis apprise à lire de telle

1. Le nom de la localité n’est pas indiqué

 

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façon. J’avais grand désir de l’apprendre à d’autres filles des champs qui ne le savent pas. Serait-ce bien ?"

—" Oui-da, ma fille, lui dis-je, je le vous conseille." Elle s’en alla demeurer à Villepreux, où elle montra quelque temps.

Les dames de Saint-Sauveur eurent la confrérie de la Charité en leur paroisse, elles servaient les pauvres elles-mêmes, portaient la marmite, les remèdes et tout le reste ; et comme la plupart étaient de condition et avaient mari et famille, elles étaient souvent incommodées de ce pot, de sorte que cela les rebutait, et elles parlèrent de trouver quelques servantes qui fissent cela pour elles. Cette bonne fille, entendant parler de ce projet, désira être en cet emploi et y fut reçue par les dames. Celles des autres paroisses en désirèrent autant et me demandèrent d’en avoir, s’il y avait moyen. Mademoiselle Le Gras, à qui Dieu avait donné le zèle qu’elle a eu toute sa vie pour sa gloire, fut priée de les prendre sous sa conduite pour les dresser à la dévotion et à la manière de servir les pauvres. On leur prit une maison.

Voilà comme cela s’est fait, sans que personne en eût dessein car la bonne fille qui l’a commencé n’y pensait nullement ; de sorte mes filles, que Dieu vous a assemblées lui-même d’une manière toute pleine de mystères et si excellente que personne du monde n’y a jamais rien trouvé à redire. Je cherche encore un homme qui dise : "Cela n’est pas bien." Qui doutera donc que Dieu ne soit l’auteur de votre Compagnie ? Saint Paul dit que tout bien vient de Dieu ; et saint Augustin, que toute bonne œuvre qui n’a point d’auteur, c’est-à-dire telle qu’on ne peut trouver qui l’a projetée, ni qui l’a le premier mise en usage, vient de Dieu infailliblement. Qui m’assurera que la vôtre n’a point d’autre auteur que lui-même ? Ce n’est pas par saint François, mes filles, ce n’est pas par

 

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saint Dominique, ce n’est pas par saint Benoît, ce n’est pas par saint Bernard, ni par un de tous les autres grands patriarches, que vous avez été instituées ; c’est par Dieu lui-même.

Je me trouve dans une Compagnie que Dieu a instituée lui-même et je ne l’aimerais pas ! Quel motif me faut-il donc avoir pour attirer mes affections, si celui-là n’est assez puissant ! Oh ! il le sera sans doute mes filles si vous le pesez bien. Quand nous nous trouvons dans les dégoûts, les refroidissements et les autres fâcheux rencontres dont Dieu éprouve la fidélité de ses serviteurs et servantes, nous pouvons penser : "Quoi ! je me refroidis, et je sais que je suis dans une vocation que Dieu même a établie ! De quoi puis-je douter !"

Il y en a parmi vous, mes chères sœurs, je le sais bien. qui, par la grâce de Dieu, aiment tant leur vocation qu’elles se feraient crucifier, déchirer et couper en mille morceaux plutôt que de souffrir quelque chose de contraire ; et il y en a en bon nombre, par la miséricorde de Dieu. Mais cela n’est pas donné à toutes ; et il y en peut avoir d’autres à qui la vocation n’est pas si suave, qui ont plus de peine des pratiques, qui ne sont pas si soumises et à qui l’obéissance semble un joug fâcheux et difficile à supporter. Et celles-là sont sujettes à être souvent ébranlées et à en ébranler d’autres. Ce n’est pas que, par la grâce de Dieu, j’en sache de telles ; mais il y en peut avoir ; et, quand cela arrivera, mes chères sœurs, songez un peu en vous-mêmes : "De quoi me plaindre ? Ne suis-je pas dans une Compagnie que Dieu a composée lui-même et faite de sa main toute-puissante ? Et je serais si infidèle que de ne la pas aimer !"

Et que pourrez-vous aimer, mes filles, si vous n’aimez votre vocation en cette considération ! Allez un peu aimer vos parents, de qui Dieu vous a tirées pour vous

 

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mettre à son saint service ! Allez aimer vos amis, vos attaches, vos propres satisfactions et vous-mêmes ! Oh ! non, mes filles, il n’y a rien pour vous de si aimable que votre vocation, pour la raison que je vous viens de dire, savoir que c’est Dieu même qui en est l’auteur.

La deuxième raison, on l’a dite, c’est que Dieu vous a tirées, par une grâce très particulière, des lieux où vous étiez, pour vous appeler en celui-ci, grâce si grande et si signalée que nous ne saurions jamais assez la reconnaître. David, plein de ressentiment et de reconnaissance, disait : "Dieu m’a tiré de la maison de mon père pour m’appeler à lui" (2) Il faut bien, mes filles, que ce soit la bonté de Dieu qui vous ait attirées ; car, dites-moi, je vous prie, ces filles vous ont-elles été quérir ? Peut-être bien que vous les avez vues ; mais vous ont-elles pressées de venir avec elles ? Nenni. Les hommes vous en ont-ils fait instance ? Aussi peu. Peut-être bien vous ont-ils dit que cela était ; mais il a fallu que Dieu vous touchât le cœur et vous donnât le désir et le courage d’y venir. Qu’est-ce qui aurait pu vous faire quitter vos pays, vos pères et vos mères, vos biens à quelques-unes et les prétentions aux joies et aux plaisirs du monde ? Il faut, mes filles, qu’une puissance divine ait fait cela. Les hommes ne le pouvaient, la nature y répugne et tout s’y oppose. Il faut donc que ce soit Dieu. De sorte, mes sœurs, que c’est là un motif très pressant et dont le souvenir peut et doit renverser tous les obstacles qui se voudraient opposer à l’amour de votre vocation.

Quoi, je me refroidis, je ne sens plus ma première ferveur et je me laisse abattre ! Je ne songe plus que c’est Dieu qui m’a tirée, que j’en avais pour lors tant de joie

2) Psaume LXXVII, 70.

 

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et de consolation ! O mes chères filles prenez bien garde à cela, et, si vous sentez vos premières ferveurs ralenties, essayez de vous ranimer par la considération de ces raisons.

Voilà maintenant la troisième raison ou le troisième motif qui nous porte à nous avancer en l’amour de notre vocation, qui est son excellence et sa grandeur, car elle est telle, mes chères sœurs, que je n’en sache point de plus grande en toute l’Église. On fait profession de donner sa vie pour le service du prochain, pour l’amour de Dieu. Y a-t-il quelqu’acte d’amour qui surpasse celui-là ? Non, car il est constant que le plus grand témoignage d’amour est de donner sa vie pour ce que l’on aime ; et vous donnez toute votre vie pour l’exercice de la charité ; donc vous la donnez pour Dieu. De là il s’ensuit qu’il n’y a point d’emploi au monde, concernant le service de Dieu, qui soit plus grand que le vôtre. J’excepte les religieuses de l’Hôtel-Dieu, qui ont la même profession et qui travaillent jour et nuit pour le service de Dieu en la personne des pauvres. De sorte, mes filles, que je n’en vois point qui vous égalent, sinon celles qui font ce que vous faites. Et puis allez aimer autre chose que votre vocation, qui en ternisse la beauté ! Oh ! bien loin de cela, j’espère, mes filles, que vous irez croissant en cet amour, vous qui l’avez déjà ; et, pour celles qui ne le sentiraient pas, elles s’efforceront de l’acquérir ; car, croyez-moi, mes filles, de là dépend toute notre perfection. Si un religieux ou une religieuse, si un Chartreux, un Capucin ou un Missionnaire n’a l’esprit et l’amour de sa vocation, tout ce qu’il peut faire n’est rien, et il gâte tout ; car autre est l’esprit d’un Capucin, autre celui d’un Chartreux et autre celui d’un Missionnaire, autre celui d’une religieuse et autre celui d’une Fille de la Charité. Il faut, pour bien faire. que chacun s’applique tellement à l’acquisition du sien qu’il ne soit

 

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pas capable d’en mêler un autre, qui, quoique bon et saint en soi en ceux qui le professent, serait nuisible et contraire à celui ou à celle qui en doit avoir un autre.

Je sais qu’il y en a bon nombre parmi vous qui ont cet esprit si formé en elles que rien au monde ne leur en ferait effacer la moindre circonstance, et que cette grâce a été si grande en la plupart de nos sœurs trépassées que, si elles avaient vécu du temps de saint Jérôme il aurait écrit leur vie si avantageusement qu’elles nous auraient été en admiration. Qui a fait tout cela en elles ? Oh ! c’est l’amour de leur vocation, dont elles ont si fort pris l’esprit qu’elles se sont rendues fidèles jusques aux moindres pratiques.

Voilà, mes filles, les trois motifs qui, avec ceux que vous avez dits, peuvent vous exciter à l’amour de votre vocation : Dieu est votre instituteur, il vous a lui-même appelées ; votre vocation est la plus grande qui soit en l’Église de Dieu ; car vous êtes martyres ; quiconque donne sa vie pour Dieu est réputé martyr ; et il est certain que vos vies sont abrégées par le travail que vous avez ; et partant vous êtes martyres.

Voyons maintenant ce qui nous peut tirer de là. On a dit de belles choses là-dessus. J’ajoute qu’il faut premièrement poser que tout péché mortel nous sépare de Dieu et, à mesure, nous ôte l’amour de notre vocation. Vous avez d’abord l’orgueil qui vous porte à vouloir avoir un rang suréminent, à être dans l’estime, à empêcher qu’on croie que nous sommes peu. Dites-moi, je vous prie, comment pourrait-elle demeurer parmi les pauvres Filles de la Charité une fille bouffie de présomption ? Elle se verra dans le mépris, dans le rebut, sans prétention d’honneur, ni espérance d’en jamais avoir parmi le monde ; et il n’y a point de dignité dans la maison. "Que celui d’entre vous, dit Notre-Seigneur à ses disciples

 

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qui voudra être le plus grand, soit le plus petit" (3). De sorte que ce maudit péché, qui a fait trébucher les anges du ciel, empêchera celles qui sont portées d’ambition de demeurer longtemps dans la Compagnie de la Charité.

Vous avez encore l’avarice, qui est opposée à la sainte pauvreté. Si une Fille de la Charité en était entachée, adieu la vocation ; il n’en faut plus parler ; c’en est fait. Le désir d’avoir quelque chose en son particulier pour le besoin, d’avoir je ne sais quoi de réserve, est, mes filles, une défiance du soin et de la providence de Dieu. Dès que l’avarice s’est emparée d’une âme, adieu toute vertu ! Judas, qui avait eu la grâce d’être appelé à l’apostolat, le don de faire des miracles et était destiné, comme les autres, à une grande sainteté, devint un démon par l’avarice. Voyez ce que c’est que ce maudit péché, qui a eu le pouvoir de changer un apôtre en diable ! De sorte que vous pouvez penser ce que ce sera si, une fois, il entre au cœur d’une fille.

Le troisième moyen qui nous fait déchoir de l’amour de notre vocation, c’est, je ne dis pas l’impureté, oh ! non, jamais, par la grâce de Dieu, on n’en a ouï parler, mais seulement une certaine liberté qui n’est pas dans la grande retenue. On est bien aise d’être rencontrée par des hommes, on n’est pas marrie qu’ils disent quelque mot, on y répond et on tient propos avec eux, même avec des confesseurs hors la confession, on passe du temps à parler de choses qui ne sont pas pressantes ni nécessaires, mais par manière d’entretien. Oh ! donnez-vous-en de garde, mes sœurs. Je dis, même aux confesseurs. voyez-vous. Ce n’est pas que, par la miséricorde de Dieu, j’en connaisse une qui le fasse, oh ! non ; mais,

 

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comme ce sont des choses qui peuvent arriver et qui seraient très préjudiciables, il est bon d’y prendre garde.

Avoir de mauvaises pensées et ne s’en découvrir ni à son confesseur ni à sa supérieure est encore très nuisible, et si vous n’y prenez garde, vous qui en pourriez avoir, vous seriez en grand danger de perdre votre vocation.

Ce qui nuit encore, mes chères sœurs, à l’amour de la vocation, c’est la sensualité au boire et au manger : vouloir manger de bons morceaux, être bien aises d’avoir autre chose que ce que la communauté a. Ce péché en attire je ne sais combien d’autres. Ce n’est pas qu’il ne vous faille nourrir mes filles, oh ! oui, il faut subsister, et pour cela, il faut que l’ordinaire soit honnête ; mais il faut qu’il n’y ait rien de superflu et n’y pas rechercher de sensualité.

L’envie aussi nous retire de notre vocation. Ce péché est une peste très dangereuse. Envier, c’est avoir déplaisir de ce qu’une sœur fait mieux que nous, de ce que les dames en font cas, que les pauvres s’en contentent, même de ce qu’elle est fidèle à sa règle et que, par son exemple, elle nous fait tomber en confusion, si nous n’y sommes exactes. Parce que nous n’y sommes pas si affectionnées, nous lui portons envie de son assiduité, qui condamne notre négligence.

Notre persévérance, mes chères sœurs, est encore combattue par un autre péché, que je ne dis pas mortel, sinon en certain cas, mais qui provient du mortel et dégénère en véniel ; c’est la colère. Une sœur pourra être de si mauvaise humeur que tout la choquera. Si elle est prévenue, elle se disputera ; si on ne lui répond assez tôt, peut-être faute de l’entendre, elle s’en fâchera ; si on l’éclaircit de son doute, cela ne lui plaira pas ; si on le lui laisse, elle y trouvera sujet de mécontentement. Ce vice est très dangereux, mes sœurs, et je vous prie d’y

 

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prendre garde, et d’autant plus que quelquefois cela passe en habitude, très mauvaise à toute personne, mais surtout à une servante de Dieu et à une Fille de la Charité, qui doit être toute suave et toute douce. Il est très assuré que celle qui y demeurera sujette ne demeurera jamais dans la Compagnie, car elle trouvera toujours sujet de se dépiter, et ce dépit viendra à ce point quelque jour, qu’elle quittera tout.

Un autre grand empêchement, c’est la paresse, l’amour de son corps, qui fait tant de mal. La paresse cause parfois des mésintelligences entre les sœurs, parce que celle qui en sera entachée s’épargnera tant qu’il lui sera possible, ne mettra point la main au fort ouvrage, sera bien aise de ne sortir qu’en beau temps, laissera souvent tout à faire et hâtera sa compagne en telle sorte qu’elle n’en pourra plus et sera contrainte de le dire ; sur quoi elle entrera en mauvaise humeur. Elle ne se pourra lever de matin, principalement durant le froid. Entend-on l’horloge sonner, on se resserre pour un quart d’heure, puis pour une demie, et enfin, on coule quelquefois jusques à six heures. On sera bien aise de ne bouger d’auprès du feu, au moins de ne s’en guère éloigner. O mon Dieu, mes filles, que de maux dérivent de cette source ! Croyez pour assuré que celle qui en sera entachée n’aura garde d’aimer sa vocation.

Voilà donc, mes sœurs, toutes sortes de péchés qui contribuent à diminuer et détruire en nous l’amour de notre vocation.

Il y a encore les mauvais discours d’une compagne mal contente ou peu affectionnée à sa vocation. A quoi il vous faut bien prendre garde, mes filles ; car c’est un des plus grands empêchements à l’amour de votre vocation ; c’est une des plus dangereuses pestes qui puisse infecter les communautés, et d’autant plus à craindre qu’on s’en donne moins de garde.

 

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Une sœur mécontente en sa vocation se pique aisément du moindre fâcheux rencontre. Si sa supérieure ou sa sœur servante l’avertissent en charité de quelque faute qu’elle a faite, tout est perdu ; la voilà aux champs. Que ne dit-elle point ? Or, une pauvre sœur, ou nouvelle, ou peut-être plus ancienne, mais un peu de facile créance et aisée à prendre des impressions, qui prêtera l’oreille à tout ce que celle-ci, dans sa mauvaise humeur, lui voudra rapporter, ne sera-t-elle pas en grand danger, si elle n’est assistée d’une spéciale grâce ?

Or sus, mes chères sœurs, en voilà assez pour aujourd’hui. J’ai peine de vous avoir tenues si longtemps, pauvres filles qui avez eu tant de peine à venir, qui en aurez tant à vous en retourner. O mon Dieu, combien d’anges sont maintenant occupés à compter les pas que vous ferez. Ceux que vous avez faits en venant sont déjà marqués, et ceux que vous ferez le seront encore, car, dit un saint : "Tous les pas que les serviteurs de Jésus-Christ font pour son amour sont comptés".

Je finis en deux mots. Nous traiterons de ce sujet une autre fois, s’il plaît à Dieu, avec plus de loisir, et je pense qu’il sera utile que ce soit plus souvent que nous n’avons encore fait. C’est pourquoi je ne vous donnerai que deux ou trois moyens pour aujourd’hui et succinctement.

Le premier sera la sainte humilité, vertu opposée à l’orgueil, qui concourt, nous l’avons remarqué, à la perte de la vocation de la plupart des filles… (4).

4) La suite manque

 

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41. — CONFÉRENCE DU 19 SEPTEMBRE 1649

SUR L’AMOUR DE DIEU

Mes sœurs, le sujet de la présente conférence sera de l’amour de Dieu, qui se rencontre dans l’évangile d’aujourd’hui, où Notre-Seigneur, interrogé par un docteur de la loi quel était le plus grand de tous les commandements, répondit : "Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, etc." (1) Ce que Notre-Seigneur a permis lui être demandé, pour avoir lieu de nous en donner l’instruction portée dans l’évangile d’aujourd’hui, conformément à laquelle Mademoiselle Le Gras a jugé à propos que nous prissions ce sujet, qui se divise en trois points. Au premier point, on verra les raisons pour lesquelles les Filles de la Charité, comme tous les chrétiens, mais plus particulièrement, sont obligées d’aimer Dieu de tout leur cœur, de tout leur entendement, de toute leur pensée, etc. Au second point, on verra les marques par lesquelles l’on pourra connaître si l’on aime Dieu. Le troisième point sera des moyens d’acquérir cet amour et de l’augmenter en nous ; car il ne suffit pas de l’avoir, mais il faut qu’il aille toujours croissant. Or sus, béni soit Dieu ! béni soit Dieu éternellement !

Dites-moi, ma sœur, les raisons pour lesquelles une Fille de la Charité est obligée d’aimer Dieu de tout son cœur.

— Parce qu’il est infiniment bon.

— Bien, ma fille, voilà qui va bien. Voyez-vous, mes sœurs, notre sœur dit que l’on doit aimer Dieu parce

Entretien 41. — Cahier écrit par la sœur Hellot (Arch. des Filles de la Charité.)

1) saint Matthieu XXII, 37)

 

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qu’il est infiniment bon ; et c’est un motif très pressant, car, puisqu’il est infiniment bon, ii doit être infiniment aimé.

Mais pourquoi une Fille de la Charité doit-elle aimer plus que le reste du monde ?

— Pour moi, Monsieur, c’est en cette qualité que je me suis sentie infiniment obligée de l’aimer, considérant que sa bonté m’a tirée de la masse corrompue du monde pour me mettre en un lieu si saint où toutes les œuvres que l’on fait sont saintes. Je me suis trouvée confuse d’en avoir jusques à présent si mal profité. J’ai demandé à Notre-Seigneur la grâce d’y être plus attentive et ai pris la résolution de m’y appliquer davantage.

— Oh ! voyez-vous, mes sœurs, le second motif d’aimer Dieu que donne notre sœur ? Le premier est que Dieu est infiniment bon ce motif-là est général et commun à tous les hommes, qui ressentent chacun en particulier, les effets de sa bonté. Mais une des marques qu’elle en a vue en elle, c’est que Dieu l’a tirée de la masse corrompue du siècle et l’a choisie entre tant d’autres qu’il y a laissés, pour l’amener dans un lieu si saint. De sorte que le motif de son amour, comme Fille de la Charité, est la considération de l’obligation qu’elle a à Dieu pour le bien qu’il lui a fait de l’avoir appelée en la Compagnie, c’est-à-dire pour sa vocation.

Et à quoi, ma fille, une Fille de la Charité pourra-t-elle connaître si elle aime bien Dieu ?

— Il me semble, mon Père, qu’elle le pourra reconnaître si elle se sent un grand désir de lui plaire.

— Ah ! c’est véritablement une grande marque, ma fille ; car, si elle a un grand désir de lui plaire, elle n’aura garde de l’offenser ; et bien loin de cela, elle sera attentive à faire tout ce qu’elle sait conforme à sa volonté ou à ses désirs. Une personne qui désire plaire à

 

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une autre essaye d’en connaître les sentiments, de s’y conformer, de les prévenir, et ne laisse passer aucune occasion de lui témoigner sa soumission et sa condescendance avec joie et suavité. En cela elle sent et connaît qu’elle aime. De même, l’âme qui sent en elle cette intention de plaire à Dieu et voit cette fidélité à ne rien négliger de ce qui peut lui donner de la gloire, peut probablement croire qu’elle aime Dieu. Mais les autres, à quoi le pourront-ils voir ? Car souvent cette intention intérieure de plaire à Dieu n’est connue que de l’âme qui la sent, et se fait entre Dieu et elle.

A quoi peut-on reconnaître, ma fille, qu’une Fille de la Charité aime bien Dieu ?

— Il me semble, mon Père, que c’est si elle garde ses commandements.

— Ah ! vous avez raison ma fille, c’est la marque même que Notre-Seigneur a donnée quand il a dit : "Si quelqu’un m’aime, il gardera mes commandements." (2). Un des signes les plus véritables qu’on aime une personne, c’est la soumission à ses commandements. Si vous voyez une personne exacte et soigneuse à ne rien omettre des commandements de Dieu, vous pouvez dire : "Voilà une sœur qui aime bien Dieu."

Et vous, ma sœur, pour quelle raison vous semble-t-il qu’une sœur de la Charité soit obligée d’aimer Dieu ?

Après avoir écouté patiemment toutes les raisons que la sœur lui déduisit, Monsieur Vincent les répéta en cette sorte :

Notre sœur dit qu’elle a vu beaucoup de raisons, mais que les bienfaits de Dieu sur elle en sa vocation l’ont particulièrement touchée, considérant que, dans ce genre de vie, non seulement on garde les commandements de

2) saint Jean XIV, 15.

 

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Dieu, mais même on observe les conseils, que c’est une vocation où l’on a fait profession d’aimer Dieu et le prochain. C’est bien touchant, mes chères filles, et notre sœur a eu raison de voir là un puissant motif pour la porter à aimer Dieu.

Et à quoi peut-on reconnaître, ma fille, si une Fille de la Charité aime Dieu ?

Quand la sœur eut fini, Monsieur Vincent ajouta :

— Notre sœur nous vient de donner une grande marque pour connaître si une sœur aime Dieu : si, dit-elle, elle a soin de garder ses règles. Oh ! grande marque, à la vérité ! C’est ce qui a fait dire à un Pape, et je l’ai vu moi ce Pape-là, c’était Clément huitième : "Que l’on m’amène un religieux qui a gardé sa règle, je ne veux point de miracles pour le canoniser ; si l’on me témoigne qu’il l’a gardée, cela suffit, je le mettrai au catalogue des saints." Tant ce saint pape estimait une chose haute et excellente de garder sa règle ! De sorte, mes filles, que notre sœur a grande raison de dire de celle que l’on verra soigneuse à garder sa règle, non seulement les règles de la maison mais encore celles du dehors, c’est-à-dire le soin des malades, qu’en cela on connaîtra qu’elle aime Dieu. Et qui pourra douter que cette sœur aime Dieu, si on la voit fidèle à se lever du matin, à bien faire son oraison, attentive à ce que ce malade ait son remède, que le pot soit prêt, que tout s’en ensuive, si, après avoir violé sa règle en quelque point par fragilité, ou peut-être par quelque apparence de nécessité, elle s’en accuse aussitôt et en demande pénitence ? O mes sœurs soyez assurées que celle qui fait de cette sorte aime Dieu.

Dites-moi, ma fille, celle qui a déjà l’amour de Dieu, quel moyen a-t-elle de se perfectionner et d’avancer en cet amour ?

Après que la sœur eut répondu, Monsieur Vincent ajouta :

 

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Notre sœur veut dire que le moyen de croître et de se perfectionner en l’amour de Dieu est d’être soumise à Dieu et à ses supérieurs ; et elle dit vrai. Soumise à Dieu, ah ! excellent moyen de croître en son amour ! Que l’on me change, que l’on me tourne, c’est Dieu qui permet cela. Je le prends de sa main et le veux ainsi pour son amour. Que le supérieur fasse de moi tout ce qu’il voudra, je sais que c’est l’esprit de Dieu qui le conduit ; et parce que j’aime Dieu, je me soumets à tout ce qu’il ordonne de moi. Ah ! mes filles, la belle et l’excellente pratique de l’amour de Dieu ! Notre sœur a bien dit : c’est le moyen de s’y perfectionner et de l’accroître. L’âme qui est en cet état fait continuellement des actes d’amour, et elle fait ce qui est d’elle. C’est le propre de notre cœur d’aimer quelque chose. Il faut qu’il aime nécessairement Dieu, s’il n’aime point le monde ; car il ne saurait être sans aimer. Aimer le monde, ah ! mon Dieu, quel malheur ! Nous y avons renoncé, par la grâce de Dieu, dès le baptême, et depuis, quand Dieu, par son infinie miséricorde, nous a appelés à son service, de sorte que notre propre est d’aimer Dieu. Et pour l’aimer nous n’avons qu’à faire ce que notre sœur vient de dire. Sur quoi j’ajouterai, mes sœurs, qu’il n’y a point au monde de lieu où l’on puisse arriver à faire son salut comme en votre Compagnie ; non il n’y en a point, pourvu que vous fassiez ce qui est de vous et en la manière que Dieu le demande de vous. Dites-moi, je vous prie, si l’on peut atteindre à un plus haut degré de vertu qu’ont fait nos sœurs qui sont allées à Dieu, qui nous ont tant édifiés, qui nous ont laissé une si bonne odeur et un si grand exemple de leur sainte vie ? Ah ! non, je ne sache point lieu où l’on puisse donner davantage à Dieu, où l’on puisse plus se dépenser pour son amour, avoir plus de

 

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moyen d’y croître et de s’y perfectionner, que parmi vous, pourvu que l’on fasse ce que l’on doit.

La sœur qui parla ensuite donna quatre raisons, dont plusieurs avaient été déjà entendues.

— Quand vous répéterez ce que d’autres auront remarqué avant vous observa M. Vincent, il vous suffira de dire : "J’ai eu la même pensée que ma sœur telle." Vous dites donc, ma sœur, que vous êtes obligée d’aimer Dieu, parce qu’il est infiniment bon, et de cela nous avons parlé ; parce qu’il est aimable ; or, bon et aimable, ma fille, se mettent l’un avec l’autre et ne font qu’une même chose, de sorte que qui dit bon dit aimable, et qui dit que Dieu est aimable présuppose qu’il est bon. Vous ajoutez : "Parce qu’il vous a exaucée et vous a rachetée." Ce sont deux pressants motifs que nous réduirons en un, à savoir qu’il vous a créée, que sa bonté infinie vous a tirée du néant pour vous rendre une créature raisonnable, capable de le connaître, de l’aimer et de posséder éternellement sa gloire. Oh ! voilà un puissant motif ! J’aimerai Dieu, oui, je l’aimerai et j’y suis obligée de droit, puisque je suis sa créature et qu’il est mon créateur et mon rédempteur.

M. Vincent interrogea la sœur sur les marques ; et, quand elle eut parlé, il dit :

Notre sœur dit que l’on pourra reconnaître qu’une fille aime Dieu, si elle fait toutes ses actions pour lui plaire, c’est-à-dire si elle ne se soucie point de ce que dira le monde ; car il y en aura toujours, mes filles, qui improuveront ce que font les serviteurs de Dieu. Mais peu importent les dires du monde aux âmes saintes, pourvu que leurs actions soient agréables à sa divine Majesté. Que pensez-vous, mes filles, que vous fassiez quand vous portez l’ordinaire par les rues ? Oh ! vous réjouissez bien du monde avec ce pot ; vous réjouissez les gens de bien, qui

 

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voient que vous allez travailler pour Dieu ; vous réjouissez les pauvres, qui en attendent leur aliment ; mais vous réjouissez Dieu, qui vous voit et qui connaît le désir que vous avez de lui plaire en faisant son œuvre. Un père qui a un fils déjà homme fait et de bonne façon, se plaît à regarder la belle démarche de son fils de la fenêtre qui donne sur la rue, et il en éprouve une joie qui n’est pas imaginable. De même, Dieu, mes filles, vous voit non par une fenêtre, mais partout, quelque part que vous soyez, et considère de quelle manière vous allez rendre service à ses pauvres membres, et en a une joie indicible, s’il voit que vous y allez de bonne sorte et pour le seul désir de lui rendre service. Ah ! c’est son grand plaisir, c’est sa joie, ce sont ses délices. Quel bonheur, mes chères filles, de pouvoir donner de la joie à notre créateur !

Après avoir interrogé sur le moyen d’aimer bien Dieu, Monsieur Vincent reprit la parole :

Notre sœur nous donne un moyen d’aimer Dieu, qui est presque infaillible ; c’est, dit-elle, de marcher toujours en sa présence ; et cela est bien vrai ; plus l’on voit quelqu’un de bien parfait et plus on l’aime. Or, si nous nous imaginons souvent avoir sous les yeux Dieu, qui est la beauté et la perfection même, sans aucun doute plus nous le regarderons, plus nous l’aimerons.

Une autre sœur, interrogée sur les raisons d’aimer Dieu, répondit qu’elle avait pensé à plusieurs raisons déjà dites, mais que particulièrement elle se sentait obligée à Dieu de ce qu’il l’avait appelée si jeune. Ce que notre très honoré Père remarqua et répéta plusieurs fois.

Elle ajouta qu’en cela on reconnaissait qu’une âme avait l’amour de Dieu quand elle observait ses commandements, et qu’un moyen pour acquérir cet amour était de se garder de l’offenser.

Une autre sœur dit sur le premier point :

 

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La première raison qui nous oblige tout particulièrement à aimer Dieu, c’est que cet amour est la plus excellente de toutes les vertus celle qui donne le poids et la valeur à toutes les autres, et que la bonté de Dieu a fait choix de nous pour l’aimer, en nous appelant à être Filles de la Charité.

La deuxième raison est que, si nous ne nous appliquons à ce saint amour, nous passerons inutilement notre vie, et nos œuvres ne seront comptées pour rien.

La troisième est que très difficilement nous pourrons, si nous n’avons l’amour de Dieu, persévérer en notre vocation et nous acquitter de l’obligation de nos règles et du service des malades comme nous le devons. Sur le second point, il m’a semblé que nous reconnaîtrons que nous aimons Dieu si, pour son amour, nous surmontons les difficultés qui se rencontrent et toutes choses contraires à nos sens, à notre raison et à notre volonté, et si nous avons un grand soin de plaire à Dieu et une grande crainte de l’offenser.

Sur le troisième point, j’ai vu qu’un moyen d’acquérir l’amour de Dieu était de le désirer de tout notre cœur et de le demander instamment et avec persévérance ; et un moyen de l’augmenter était d’en faire souvent des actes, parce que l’on fait avec plus de perfection les choses où l’on s’exerce davantage.

Après avoir dit plusieurs raisons déjà signalées par d’autres, une autre sœur ajouta qu’en cela on voit que nous aimons Dieu si nous avons peine de l’offenser, si nous nous plaisons à parler de lui et enfin si nous n’avons en toutes nos actions autre intention que de lui plaire principalement en ce qui regarde le service que nous devons rendre au prochain, qui est son image.

Sur le troisième point, elle nota qu’un moyen d’acquérir et même d’accroître l’amour de Dieu est la réception

 

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des saints sacrements, principalement de la sainte Eucharistie. Il est impossible que nous approchions du feu sans brûler, pourvu que ce soit avec les dispositions requises, c’est-à-dire avec le désir de nous donner entièrement à Dieu et de lui demander ardemment son amour.

— Mes chères sœurs, je rends grâces à Dieu de tout mon cœur des lumières qu’il vous a données sur le présent sujet. Elles sont telles qu’à peine des docteurs en diraient davantage. Ils diraient peut-être de plus belles choses, mais non de meilleures.

Entre les raisons que vous avez énumérées, qui sont toutes de poids toutes grandes, toutes puissantes, toutes pressantes, je m’arrêterai seulement à une, qui me paraît la plus touchante : c’est que Dieu nous l’a commandé. Ne serait-ce pas bien assez qu’il l’eût permis ? Non, ce n’était pas assez pour son amour de le nous permettre ; il fallait qu’il nous obligeât par un commandement absolu, qui porte la peine du péché mortel à ceux qui le transgressent.

Si un paysan était appelé par un roi pour être son favori et que le roi lui commandât de l’aimer, combien se sentirait-il obligé ! Il dirait sans doute : "Hélas ! sire, je ne suis pas digne d’être regardé de vous. Je ne suis qu’un pauvre manouvrier."—"N’importe, je veux que vous m’aimiez." Combien, mes filles, la bonté de ce roi obligerait-elle ce pauvre homme à l’aimer, et à l’aimer de tout son cœur ! Il n’aurait autre chose présente à l’esprit que la grâce que le roi lui aurait faite.

Or, Dieu, qui est infiniment plus grand que tous les rois de la terre et à l’égard duquel nous sommes moins que les atomes, fait néanmoins tel cas de notre amour qu’il le veut avoir tout seul et tout entier. "Tu aimeras, dit-il, le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton entendement, de toute ta

 

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volonté." Voyez-vous, mes filles, il ne réserve rien. Il est à remarquer que ce commandement n’est point une gêne ni une contrainte, mais de douceur et d’amour. Vous comprendrez ceci par cette considération. Si la reine envoyait quérir quelqu’une d’entre vous et qu’elle lui dit : "Venez, ma sœur telle. J’ai ouï parler de vous. On m’a dit que vous êtes une bonne fille, et pour cela je vous ai envoyé quérir pour vous dire que je veux que vous m’aimiez, mais que vous m’aimiez très bien. Et n’y manquez pas." Dites-moi, mes filles, que ne feriez-vous point pour témoigner à la reine le ressentiment que vous auriez de cette faveur ?

Or, vous êtes assurées que Dieu veut que vous l’aimiez : il l’a montré par son commandement exprès, et aussi, comme on a dit, par le choix qu’il a fait de vous pour être Filles de la Charité, qui veut dire filles de l’amour de Dieu, ou filles appelées et choisies pour aimer Dieu.

Un autre motif est ce que vous avez dit, que Dieu fulmine malédiction contre ceux qui ne l’aiment pas. "Que ceux-là soient anathématisés, dit saint Paul, qui n’aiment pas Dieu !" (3) Malédiction sur celui qui n’aime pas Dieu ! Oui, mes filles, Dieu a fait tel cas et telle estime de l’amour des hommes, qu’il a voulu absolument qu’ils l’aimassent et que, faute de cela, ils fussent maudits. Voyez quelles menaces !

Voilà donc, mes chères sœurs, deux motifs que je mets en avant, pour ne pas répéter tous ceux que vous avez dits : l’un, du commandement que Dieu nous fait de l’aimer ; l’autre, de la malédiction dont il menace ceux qui ne le feront pas.

Mais, me dira quelqu’une, voilà qui va bien ; nous sommes assez persuadées qu’il faut aimer Dieu ; mais

3) 1re épître aux Corinthiens XVI, 22).

 

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qu’est-ce qu’aimer ? Comment cela se peut-il ? — A cela, mes chères filles, je réponds qu’aimer c’est vouloir du bien à quelqu’un, désirer que chacun connaisse ses mérites, les ait en estime, lui procurer tout l’honneur et le contentement qui dépend de nous, souhaiter que chacun en fasse autant et que la personne que nous aimons ne soit traversée d’aucune disgrâce. Plus l’amour est parfait, plus le bien qu’on veut à la personne aimée est sublime et relevé. Or, de ce qu’il n’y a rien de plus parfait que Dieu, il s’ensuit que l’amour qu’on lui porte est un amour saint et qui tend à vouloir sa plus grande gloire et tout ce qui peut aller à son honneur.

Pour bien entendre ceci, mes sœurs il faut savoir qu’il y a deux sortes d’amours : l’un s’appelle affectif, l’autre s’appelle effectif. #

L’amour affectif procède du cœur. La personne qui aime est pleine de goût et de tendresse, voit continuellement Dieu présent, trouve sa satisfaction à penser à lui et passe insensiblement sa vie en cette contemplation. Grâce à ce même amour, elle accomplit sans peine, et même avec plaisir, les choses les plus difficiles et se rend soigneuse et vigilante à tout ce qui la peut rendre agréable à Dieu ; enfin elle se baigne en ce divin amour et n’a point de douceur en d’autres pensées.

Il y a amour effectif quand on agit pour Dieu sans sentir ses douceurs. Cet amour n’est point perceptible à l’âme, elle ne le sent pas ; mais il ne laisse pas de produire son effet et d’accomplir son acte. Cette différence se connaît, dit le bienheureux évêque de Genève, par un père qui a deux enfants. L’un est encore petit. Le père le caresse, s’amuse à le faire jouer, se plaît à l’entendre bégayer, pense à lui quand il ne le voit pas, ressent sensiblement ses petites douleurs. Va-t-il dehors, cet enfant lui reste en la pensée ; revient-il, il le va tout premièrement

# Cf. Saint Augustin : PL. 38, coll. 1354.

Pascimus vos, pascimur vobiscum.

Det nobis Deus vires sic amandi vos, ut possimus etiam mori pro vobis,
aut effectu, aut affectu.

"Nous sommes vos pasteurs ; avec vous nous sommes nourris.

Que le Seigneur nous donne la force de vous aimer d’un amour tantôt effectif, tantôt affectif, au point de pouvoir mourir pour vous." ou

Que le Seigneur nous donne la force de vous aimer tantôt avec efficacité, tantôt avec affection, au point de pouvoir mourir pour vous."

 

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voir et l’aime comme Jacob faisait son petit Benjamin. L’autre fils est un homme de vingt-cinq ou trente ans, déjà maître de ses volontés, qui va où il lui plaît revient quand il veut, fait néanmoins les affaires de la maison ; et ii semble que son père n’a aucune tendresse pour lui et n’en est point aimé. S’il y a quelque peine, c’est ce fils qui la porte ; si le père est laboureur, le fils aura soin de ce qui dépend du tracas des champs et mettra la main à l’ouvrage ; si le père est marchand, ce fils sera employé dans le négoce ; si le père est homme de justice, ce fils mènera la pratique. Et cependant il ne semble pas que son père l’aime.

Mais s’agit-il de le pourvoir, oh ! le père montre bien qu’il l’aime plus que son petit, qu’il caresse si fort, car il l’avantage de la meilleure partie de son bien, lui fait de grandes avances. Et il se voit, selon les coutumes de certains pays, que les aînés emportent la meilleure partie des biens de la maison, et les puînés n’ont qu’une petite légitime. Et ainsi paraît-il que, quoique ce père ait un amour plus sensible et plus tendre pour ce petit, il en a un plus effectif pour cet aîné.

Or, voyez-vous, mes chères sœurs, voilà comme le bienheureux évêque de Genève explique ces deux amours. Il y en a parmi vous qui aiment bien Dieu, sentent grande douceur en l’oraison, grande suavité à tous les exercices, grande consolation à fréquenter les sacrements, n’ont point de contradiction en elles-mêmes, à cause de l’amour qu’elles portent à Dieu, qui leur fait prendre avec joie et soumission tout ce qui vient de sa main.

Il y en a d’autres parmi vous qui ne sentent point Dieu. Elles ne l’ont jamais senti, ne savent ce que c’est d’avoir goût en l’oraison, n’ont point de dévotion, ce leur semble ; mais elles ne laissent pas de faire l’oraison,

 

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de pratiquer les règles et les vertus, de travailler beaucoup, quoiqu’avec répugnance. Laissent-elles d’aimer Dieu ? Non sans doute, car elles font tout ce que font les autres, et avec un amour d’autant plus fort qu’elles le sentent moins. C’est l’amour effectif, qui ne laisse pas d’opérer, encore qu’il ne se fasse pas voir.

Il y a de pauvres filles qui se découragent. Elles entendent dire que telle a tant de tendresse, qu’elle fait si bien son oraison, qu’elle a tant d’amour de Dieu. Elles ne sentent rien de cela, elles pensent que tout est perdu, qu’elles n’ont que faire en la Compagnie, puisqu’elles n’y font pas comme les autres, et qu’il vaut mieux pour elles qu’elles en sortent, puisqu’elles y sont sans amour de Dieu.

Or, mes chères sœurs, c’est une erreur. Si vous faites les choses de votre vocation, assurez-vous que vous aimez Dieu, et que vous l’aimez avec plus de perfection sans comparaison que ne font celles qui le sentent beaucoup et qui ne font pas ce que vous faites. Remarquez, mes sœurs, que je vous dis : si vous faites les choses de votre vocation.

J’en vois qui me disent : "Pour moi, Monsieur, je ne fais rien, je ne vois pas que j’avance ; rien de ce que l’on fait ou l’on dit ne me touche. Je vois mes sœurs si récolligées à l’oraison, et moi j’y suis toujours distraite ; si l’on fait une lecture, elles y prennent tant de plaisir, et moi je m’ennuie. Il me semble que c’est une marque que Dieu ne me veut pas ici, puisqu’il ne m’en donne pas l’esprit, comme il fait aux autres. Je n’y sers que de mauvais exemple." Mes chères sœurs, c’est une séduction du malin esprit, qui s’efforce de vous cacher le bien que vous faites, en faisant ce qui est de vous, quoique vous n’en sentiez pas la consolation.

Il en est qui ont peine d’en voir d’autres quitter leur

 

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vocation. "Celle-là est sortie ; qu’ai-je à faire de demeurer davantage ? Aussi bien je n’y fais rien. Si elle fait bien son salut ailleurs, aussi ferais-je bien." Et cependant, quoiqu’elles soient agitées de ces peines, elles ne laissent pas de faire tout ce qui dépend d’elles. O mes sœurs, ne soyez point inquiètes. Dieu vous veut ainsi. Vous n’êtes pas sans son amour, puisque vous agissez de la sorte ; et c’est une des plus grandes marques que vous lui puissiez donner.

Le commandement que Dieu fait de l’aimer de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée, etc., n’est pas qu’il veuille que le cœur et l’âme sentent toujours cet amour. C’est une grâce que sa bonté départ à qui bon lui semble. Mais il entend que par un acte de la volonté, toutes nos actions soient faites pour son amour. En entrant dans la Compagnie, vous avez vu quelles étaient ces obligations ; vous vous êtes données à Dieu pour les remplir toutes en son amour, et tous les jours vous en avez fait un acte. Assurez-vous, mes sœurs que, quoique vous ne jouissiez pas de la consolation de sentir la douceur de cet amour, vous ne laissez pas de l’avoir, faisant ce que vous faites pour cet amour.

Mais, Monsieur, le moyen d’être en un perpétuel acte d’amour ? — Il faut que vous sachiez, mes sœurs, que vous le ferez fort aisément par quatre moyens, que je vous vas dire.

Le premier moyen d’être dans un acte continuel d’amour de Dieu est de ne point souffrir de mauvaises pensées, d’en avoir l’esprit net car cela déplaît grandement à Dieu, qui est tout pur et saint. s’il vous en survient quelqu’une, la chasser soudain que vous vous en apercevez, songeant que votre cœur est à Dieu, qui ne veut rien de sale, ni de contaminé. Vous avez un moyen aisé pour cela. Quand l’horloge sonne, remettez-vous en

 

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l’esprit que Dieu vous appelle et vous dit : "Ma fille, aime-moi ; ma fille, le temps se passe et l’éternité approche ; donne-moi ton cœur." Cela, mes sœurs, par une vue intérieure et simple, vous remettra en la présence de Dieu, épurera votre cœur et vous fera produire un acte d’amour.

Le second acte, car il s’agit d’établir que les Filles de la Charité aiment toutes Dieu et toujours Dieu, le second moyen, dis-je, est de ne jamais dire rien qui soit mal, de ne jamais se plaindre, de ne jamais murmurer, de ne se point entretenir aux dépens d’autrui, ni de ceux du dehors, ni de ceux du logis, de parler bien de Dieu et du prochain, et ainsi notre cœur s’entretiendra en l’amour de Dieu.

Mais, Monsieur, faut-il que je parle toujours de Dieu ? — Nenni. Mais quand vous en parlez, que ce soit avec respect et dévotion. Quand vous êtes ensemble en lieu où vous vous pouvez entretenir, parlez du bien que vous avez vu aux uns et aux autres, dites combien Dieu est bon, qu’il fait bon l’aimer, ou bien comment le servir, pour l’édification de ceux qui vous écoutent et même pour la vôtre ; s’ils vous entendent parler, ils ne se permettront pas de parler mal à propos.

L’autre moyen d’aimer Dieu est de suivre fidèlement ses règles qui sont des actes continuels de l’amour de Dieu : dès que l’on se lève donner son cœur à Dieu pour exécuter sa règle et sa très sainte volonté en icelle ; s’habiller en cette pensée ; s’en aller à l’oraison avec ce désir et ce sentiment ; en est-on hors, servir les pauvres en la manière que la règle nous l’ordonne. Assurez-vous, mes filles, que, si vous n’y manquez point, vous aimez Dieu et vous êtes dans un continuel acte d’amour.

Le dernier moyen d’aimer Dieu continuellement et à jamais est de souffrir : souffrir les maladies, si Dieu nous

 

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en envoie ; souffrir la calomnie, si nous en sommes attaqués, souffrir en nous-mêmes les peines qu’il nous envoie pour éprouver notre fidélité. Le bon frère Antoine (4), un saint homme, un grand serviteur de Dieu, que nous avons vu ici, avait cette pratique. Quand il devenait malade, il disait incontinent. "Ma sœur la maladie soyez la bienvenue, puisque vous venez de la part de Dieu." Si on lui disait : "Frère Antoine, on dit que vous êtes un hypocrite, que vous vous en faites bien accroire qu’il s’en faut bien que vous fassiez tout ce que vous dites." — "Ma sœur la détraction, soyez la bienvenue." On lui venait dire : "Frère Antoine, il y en a de bien mécontents de vous ; on dit que vous êtes un enjôleur, que vous pipez le monde, etc." — "Ma sœur la détraction, soyez la bienvenue." C’est le plus saint homme que nous ayons vu de notre temps. Tous les sujets d’affliction qui lui arrivaient, il les regardait comme envoyés de Dieu. De même, mes filles, quand on vous rapporte que quelqu’un est malcontent de vous, que l’on vous attribue faussement une parole ou une action, dites : "Soyez la bienvenue de la part de mon Dieu." Si vous êtes malades, et pour cela empêchées de faire vos exercices comme vous le désireriez, oh ! louez Dieu, qui le permet ainsi. Qu’il en soit de même de tout ce qui vous arrivera

4) Antoine Flandin-Maillet, né à Saint-Geoire (Isère) en 1590, mort en odeur de sainteté à Montluel (Ain) le 16 février 1629. "Les conversions dues aux prières du frère Antoine, les guérisons obtenues par l’imposition de ses mains ses combats avec les démons, ses rapports avec les anges, ses conseils éclairés de lumières surnaturelles avaient formé autour de lui comme une auréole dont le prestige ne s’imposait pas seulement aux petits et aux pauvres, mais aux princes et aux puissants." (Frère Antoine par A. M. de Franclieu, Grenoble, 1864, in-12.) La reine avait fait venir à Paris en 1628, pour s’entretenir avec lui cet ignorant qui ne savait ni lire, ni écrire, et dont tout Ie monde disait la sainteté. Ce fut alors que saint Vincent, Louise de Marillac et M. Portail eurent le bonheur de l’approcher Le portrait du frère Antoine ornait une des salles de Saint-Lazare.

 

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de contraire ou de difficile, vous souvenant, mes sœurs, que vous ne sauriez faire un plus agréable sacrifice de vous-mêmes à Dieu qu’en vous donnant à lui pour souffrir ce qu’il lui plaira vous envoyer.

Voilà donc quatre moyens par lesquels les Filles de la Charité seront, si elles les pratiquent, dans un acte continuel de l’amour de Dieu.

Le premier est, nous l’avons déjà dit, et je le répète encore, d’habituer notre cœur à former de bonnes pensées, de ne point souffrir qu’il en soit diverti par mille fantaisies vaines et inutiles, ou par des pensées sales. Par la grâce de Dieu, je ne vois pas que vous en soyez attaquées, mais bien de pensées d’envie, de murmures, de secrets mécontentements. Oh ! que cela vous éloignerait de l’amour de Dieu et vous donnerait des pensées de quitter la vocation, de faire banqueroute à Dieu ! Ah ! mes chères filles, prenez-y garde, car voilà qui est dangereux. Si vous les sentez, essayez de les rejeter et gardez-vous bien d’y consentir.

Une autre manière de témoigner à Dieu que nous l’aimons est de souffrir les injures, les calomnies, les peines, quelquefois assez fâcheuses, qui se rencontrent en notre vocation, et que le saint amour de Dieu adoucira. A propos de cela, mes filles, quand vous entendrez dire (à ces mots, M. Vincent changea de ton de voix et les larmes lui vinrent aux yeux), quand vous entendrez dire qu’une sœur est sortie, méconnaissante des grâces que Dieu lui a faites, ne vous en étonnez pas, pleurez sa perte, plaignez le déplorable état où elle sera plongée et affermissez-vous par cet exemple.

Oh ! mais, mon Dieu ! c’était une fille qui faisait si bien ! On se promettait tant d’elle ! Il faut bien qu’il y ait de la faute de la compagne et des supérieurs ! — Ah ! gardez-vous bien d’en venir là, mes sœurs.

 

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Mais je passe encore plus loin, car je songe que je pourrais peut-être sortir aussi bien qu’elle ; je ne suis pas meilleure, je suis même plus imparfaite ; je n’y saurais durer. — Gardez-vous bien, mes filles, quoi qu’il arrive, de tenir ce langage. C’est marchander avec Dieu, c’est marchander avec vous-mêmes. Si tout cela arrivait, et encore pis, il ne faudrait pas s’en mettre en peine, ni en parler ensemble, ni entrer en considération des raisons qu’ont celles qui sortent, car jamais elles n’en manqueront, mais faire un renouvellement d’amour de Dieu et dire en son cœur "Mon Dieu, il est donc vrai que cette sœur, que vous aviez si miséricordieusement appelée, a quitté votre service. Hélas ! que devenons-nous quand vous nous délaissez ! Si vous ne me teniez, mon Dieu, j’en aurais déjà fait autant ; mais j’espère que vous ne m’abandonnerez pas ; et, de ma part, j’apporterai toute sorte de soin pour vous être fidèle. Je fuirai désormais ces fréquentations et intelligences particulières qui m’ont tant causé de dommage, et je m’accosterai de celles que vous avez rendues les plus fermes, afin que leurs bons exemples et leurs instructions me profitent." C’est ainsi, mes filles, qu’il en faut user.

Savez-vous ce que l’on fait quand un prince s’est révolté contre un roi, qu’il a fait parti, s’est soulevé et a pris les armes ? Dès lors que cela se fait, tous les autres princes qui ne sont point du parti vont trouver le roi et lui disent : "Sire, nous avons appris qu’un tel a fait banqueroute à la fidélité qu’il devait à Votre Majesté ; nous sommes venus pour vous déclarer que nous n’y avons point de part et qu’au contraire nous sommes prêts à exposer nos vies pour votre service." Et ainsi chacun renouvelle les protestations de sa fidélité. Ceux qui sont loin et ne peuvent venir envoient quelqu’un.

De même, mes chères filles, si vous en voyez, comme

 

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je vous viens de dire, quelqu’une qui ait fait faux bond à sa vocation, animez davantage votre cœur à la fidélité ; dites : "Non, mon Dieu, quand toutes manqueraient, aidée de votre grâce, je tiendrais bon."

En voilà assez pour le présent ; l’heure me presse et je ne m’arrêterai pas plus longtemps à vous expliquer les autres moyens, dans l’espoir que la bonté de Dieu, qui vous les a suggérés, vous donnera la grâce de vous en servir toutes fois et quantes qu’il en sera besoin. Cependant je le supplie de tout mon cœur de vous animer toutes de son saint et véritable amour, de nous en donner les infaillible marques et de nous faire la grâce d’y croître toujours de plus en plus, afin que aidés de cette grâce, nous puissions commencer en ce monde ce que nous ferons éternellement en l’autre, où nous conduisent le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

 

42. — CONFÉRENCE DU 28 NOVEMBRE 1649

SUR L’AMOUR DU TRAVAIL

Mes filles, le sujet de cette conférence est de l’importance qu’il y a que les Filles de la Charité travaillent aux heures où elles ont quelque relâche entre le service des pauvres, ou le soin des écolières, dans les lieux où elles ne sont pas trop occupées. Le premier point est des raisons qu’elles ont de travailler pour gagner une partie de leur vie ; le second, du genre de travail auquel elles se doivent employer ; le troisième, de ce qu’elles doivent faire pour que Dieu ait aussi agréable leur travail que l’assistance rendue aux malades et leurs autres fonctions.

Voilà, mes sœurs, les trois points sur lesquels nous

Entretien 42. — Ms. SV 9, p. 191 et suiv.

 

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avons à nous entretenir. Voyons pour quelles raisons les Filles de la Charité doivent s’occuper aux lieux où elles le peuvent, sans préjudicier au service des pauvres malades, ou à l’instruction des écolières, comme aux villages, ou en quelques petites paroisses de Paris.

Ma sœur dites-nous pour quelles raisons une Fille de la Charité doit travailler pour gagner une partie de sa vie.

— Mon Père, sur le premier point il m’a semblé que nous devions nous occuper, parce que Notre-Seigneur nous a recommandé le bon emploi du temps secondement, parce que nous sommes pauvres ; et en troisième lieu, parce que l’oisiveté provoque de mauvaises pensées, cause de mauvais entretiens et souvent détruit en nous ce que la grâce y a établi et que nous aurions conservé si nous avions été occupées. Sur le second point, il m’a semblé que l’ouvrage auquel nous pouvions nous occuper était coudre et filer, et autres ouvrages communs, dont nous ne manquions pas. Sur le troisième, il m’a semblé qu’un bon moyen est de s’y affectionner.

Une autre sœur dit :

Mon Père, il me semble que nous devons travailler, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui a travaillé tant qu’il a été sur terre. Sur le second point, il m’a semblé que le travail de coudre, ou filer, comme a dit ma sœur, nous est le plus propre. Et pour moyens, je crois que le soin et la diligence nous en seront de bons, nous imaginant avoir toujours à travailler, et travailler toujours comme si nous avions bien hâte, parce que, quand on va lentement, l’on n’avance guère, et quand on croit n’avoir que peu à faire, on ne se soucie point de se hâter.

Une autre sœur dit :

Mon Père, il me semble qu’une raison pour nous exciter à ne point perdre le temps est l’exemple de la sainte

 

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Vierge, qui n’a point été oiseuse. Pour les ouvrages je n’en vois point d’autres que ceux signalés par nos sœurs si ce n’est pour celles qui sont dans la maison et qui ont des emplois et offices particuliers. Pour faire que Dieu ait notre petit travail agréable, un bon moyen, c’est de s’occuper l’esprit à quelque chose de bon en travaillant et de ne point souffrir de pensées inutiles.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! dit notre très honoré Père.

Et vous, ma sœur ?

— Une raison pour laquelle nous devons travailler à gagner une partie de notre vie, c’est que notre vocation a l’honneur d’imiter la vie laborieuse du Fils de Dieu ; et partant, puisqu’il a travaillé avec saint Joseph et sa sainte Mère pour gagner sa vie, nous le devons faire. Une seconde raison, c’est que nous n’apportons point de biens à la maison pour vivre, et par suite nous devons gagner notre vie par notre travail. Une troisième, c’est que la plupart d’entre nous serions obligées de gagner notre vie, si nous étions dans le monde. Une quatrième, c’est que c’est un moyen pour bien fonder notre Compagnie en la vertu, particulièrement en l’humilité, que Notre-Seigneur a tant recommandée à ceux qui le veulent suivre, et tant estimée qu’il l’a pratiquée lui-même toute sa vie.

Une autre sœur dit :

Mon Père, il m’a semblé qu’une raison de nous occuper à gagner une partie de notre vie, c’est pour imiter Notre-Seigneur, sa sainte Mère et saint Joseph, lesquels ont travaillé durant toute leur vie. De plus, notre Compagnie fait profession de pauvreté. Une troisième raison c’est que, s’il s’introduisait dans la Compagnie la croyance que nous n’avons que faire pour gagner notre

 

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vie, nous tomberions bientôt dans la fainéantise et notre Compagnie irait en ruine. Enfin rien n’est plus préjudiciable aux bonnes mœurs que l’oisiveté.

Sur le second point, à savoir sur les travaux auxquels nous nous devons occuper au temps où le soin des malades et le soin des écolières ou les observances de nos règles, nous donnent quelque relâche, ii m’a semblé que chacune pouvait, selon sa portée, si occuper aux ouvrages nécessaires, comme filer, coudre. et autres qui sont pour l’utilité de la maison ou des pauvres, et non en choses qui occupent beaucoup l’esprit et nous passionneraient trop. Examinant comme nous nous devons comporter pour que notre travail soit agréable à Dieu et à l’assistance des pauvres il m’a semblé qu’en le commençant je devais avoir intention de plaire à Dieu, en honorant le travail que Notre-Seigneur Jésus-Christ a fait sur la terre, secondement n’entreprendre rien sans permission, et être dans la disposition de quitter le travail quand on nous le commandera, ou que le service des pauvres nous y obligera.

Après que notre très digne Père, avec sa charité et sa patience ordinaires, eut entendu ce que chacune de celles qu’il interrogeait avait à dire sur ce sujet, il commença son discours en ces termes.

Je rends grâces à Dieu, mes sœurs, des pensées que sa bonté vous a données sur le présent sujet, qui sont toutes bonnes, toutes considérables, toutes utiles, toutes de pratique, et sur lesquelles, parce que nous n’avons que peu de temps, je ne m’arrêterai point.

J’ajouterai seulement, mes sœurs, deux choses qui me sont venues en l’esprit, dont l’une est le commandement exprès que Dieu a fait à l’homme de gagner sa vie à la sueur de son visage. In sudore vultus tui vesceris pane, lui

 

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dit-il (1), tu gagneras ta vie à la sueur de ton visage, c’est-à-dire, mes sœurs, par un travail qui soit pénible et laborieux ; commandement si exprès qu’il n’y a point d’homme qui s’en puisse exempter, et travail tel que, par la grâce de Dieu, il nous sert à faire pénitence par la peine qu’il cause au corps. Dieu n’a pas dit seulement : "Tu travailleras de l’industrie de ton esprit pour gagner ta vie", mais : "Tu travailleras à la sueur de ton visage", tu travailleras non seulement de ton industrie, mais de tes mains, de tes bras et de tout ton corps, et tu travailleras avec telle activité que la sueur t’en tombe du front. Voilà, mes chères sœurs, comme se doit entendre ce commandement de Dieu, auquel tout homme est obligé d’obéir.

Le laboureur que nous voyons aller à la charrue pour cultiver la terre et y faire venir le grain pour la nourriture des hommes satisfait à ce commandement, car son corps en souffre et y peine, en sorte que la sueur lui tombe souvent du visage.

La sœur de la Charité qui va le matin et le soir, chargée de ce pot par le chaud et par le froid, et cela non point pour elle, mais pour le porter à ce pauvre qui ne le peut aller quérir et qui languirait de besoin, si elle ne lui portait, oh ! celle-là, mes chères sœurs, satisfait à ce commandement.

La seconde raison, mes sœurs, c’est que Dieu, parlant au juste dit qu’il vivra du travail de ses mains, comme s’il avait voulu nous donner à entendre que la plus grande obligation de l’homme, après le service qu’il doit rendre à Dieu est de travailler pour gagner sa vie, et qu’il bénira de telle sorte la peine qu’il prendra, qu’on ne le verra point en nécessité, qu’il ne sera à charge à personne,

1) Genèse III, 19)

 

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et que de ce qu’il fera il vivra et soutiendra sa famille, et tout lui succédera. Dieu même promet de travailler avec lui, et, en travaillant, il bénira Dieu.

Le juste vit comme cela, mes chères sœurs, il vit, selon le commandement de Dieu, du travail de ses mains et n’est point à charge à personne. Mais l’injuste ne le fera pas, faute de prendre la peine de travailler, il sera à charge à autrui, il demandera sa vie, ou la dérobera. Oh ! voyez la différence : l’un est en bonne odeur à Dieu et au monde, vit dans la pratique des commandements de Dieu et a en suffisance les choses nécessaires à la vie, l’autre est odieux à Dieu, insupportable aux gens de bien et à peine à soi-même pour la disette où le réduit sa fainéantise.

Ce n’est pas, mes chères sœurs, que je veuille dire que tous ceux qui sont à leur aise soient justes, ni que tous ceux qui souffrent nécessité soient injustes, car nous voyons souvent que, par la permission de Dieu, les méchants prospèrent et les bons ne succèdent pas ; mais je vous dirai que jamais il ne s’est vu homme à qui Dieu n’ait donné plus que suffisamment les moyens de vivre, quand il en a voulu prendre la peine.

Contre les bénédictions que Dieu a données aux justes, il y a les malédictions qu’il fulmine contre les fainéants dans la Sainte Écriture. Il renvoie les paresseux aux fourmis : "Va, paresseux, dit-il, apprends de la fourmi ce qu’il faut que tu fasses" (2)

La fourmi, mes chères sœurs, c’est un petit animal à qui Dieu a donné une telle prévoyance que tout ce qu’elle peut amasser pour l’hiver durant l’été et le temps de la moisson, elle le porte à la communauté. Voyez-vous, mes chères sœurs, elle ne se l’approprie point pour son usage

2) Proverbes VI, 6.

 

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particulier, mais le porte pour les autres dans le petit magasin de la communauté. Les mouches à miel font de même durant l’été. Elles font leur provision du miel qu’elles recueillent sur les fleurs, pour vivre durant l’hiver, et le portent, comme les fourmis à la communauté. Ce ne sont que de petits animaux, des plus petits qui soient sur terre, et Dieu leur a imprimé cet instinct de travailler de sorte qu’il nous renvoie à elles pour apprendre de leur exemple à travailler par prévoyance.

La troisième raison que nous avons, on l’a dite, mon Dieu ! on l’a dite, et on a ajouté de si belles choses là-dessus ! C’est que Dieu lui-même travaille incessamment, incessamment a travaillé et travaillera. Il travaille de toute éternité au dedans de lui-même par la génération éternelle de son Fils, qu’il ne cessera jamais d’engendrer. Le Père et le Fils n’ont jamais cessé de s’entretenir, et cet amour mutuel a éternellement produit le Saint-Esprit, par lequel toutes les grâces ont été, sont et seront distribuées aux hommes.

Dieu travaille encore hors de lui-même à la production et conservation de ce grand univers, aux mouvements des cieux, aux influences des astres, aux productions de la terre et de la mer, au tempérament de l’air, aux règlements des saisons et à tout ce bel ordre que nous voyons dans la nature, qui serait détruit et retournerait au néant si Dieu n’y tenait la main sans cesse.

Outre ce travail général, il travaille avec chaque particulier, il travaille avec l’artisan en sa boutique, avec la femme dans son ménage avec la fourmi, avec l’abeille, pour faire leurs cueillettes et cela incessamment et sans discontinuation. Et pourquoi travaille-t-il ? Pour l’homme, mes chères sœurs, pour l’homme tout seul pour lui conserver la vie et pour lui procurer toutes ses nécessités. Eh quoi ! si un Dieu, empereur de tout le

 

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monde, n’a jamais été un moment sans agir au dedans et au dehors depuis que le monde est monde, et jusqu’aux plus basses productions de la terre, avec lesquelles il concourt, combien est-il plus raisonnable que nous, qui sommes ses créatures, travaillions, comme il a dit, à la sueur de nos visages ! Un Dieu travaille incessamment, et une Fille de la Charité se tiendrait oisive ! Elle se persuaderait qu’elle n’est que pour servir les malades ! Et quand elle n’en a que peu ou point, elle se tiendrait inutile ! O mes chères sœurs, gardons-nous bien de cela, fuyons l’oisiveté comme la mort, que dis-je ? fuyons-la comme l’enfer.

Mais, Monsieur, nous sommes occupées depuis le matin jusqu’au soir, à peine avons-nous le temps de prendre nos repas, et bien souvent ce n’est pas aux heures. — A la bonne heure, mes chères sœurs ; j’en loue Dieu de tout mon cœur. Je souhaiterais qu’il plût à sa bonté que vous le fussiez toutes de la sorte. Je sais que dans Paris il y a bien du travail, que trois bien souvent ne seraient pas trop pour faire ce que deux ont à faire, et que, si les journées avaient quarante-huit heures, vous trouveriez de quoi les employer ; mais je sais bien aussi qu’aux champs on n’est pas toujours employé de même, que l’on n’a pas partout assez de malades pour occuper le temps, et que dans Paris même il y a des paroisses où les affaires ne sont pas si grandes ; il n’y en a pas beaucoup à la vérité, mais il y en a toujours quelqu’une, et c’est de ces lieux, mes chères sœurs, que j’entends principalement parler, encore qu’en pas un l’on ne doive jamais perdre le temps.

Si vous saviez bien, mes chères sœurs, le malheur qu’entraîne après soi l’oisiveté, vous la fuiriez comme l’enfer. On a dit, et il est vrai, qu’elle cause les mauvaises pensées et les mauvais entretiens. Hélas ! il n’est que trop vrai, mes chères sœurs ; elle en est la mère nourrice.

 

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Que feront ensemble deux personnes qui n’auront rien à faire, sinon s’entretenir premièrement de choses inutiles et dangereuses ? Elles iront ensuite jusqu’à en dire de pernicieuses et damnables, à faire des médisances, former des mensonges, murmurer contre les supérieurs, critiquer les règles, en parler avec mépris ! bâtir des châteaux en Espagne. Sais-je, moi, les extravagances qui peuvent passer par un esprit oisif ? Elles auront mille mauvaises pensées, mille sales imaginations au sujet de celui-ci, de celle-là, de ce garçon qu’elles auront rencontré, encore que, par la miséricorde de Dieu, je n’en sache point parmi vous, mes chères sœurs, et que sa bonté vous préserve de ces désordres d’une manière toute particulière. Oui, nous le pouvons dire pour la gloire de Dieu, il a un soin tout particulier de conserver votre pureté ; mais il n’en faut pas abuser.

L’oisiveté cause encore les petites rancunes, les ennuis, les jalousies. Souvent c’est une simple imagination sans fondement. Une personne oisive fera mille réflexions contre le respect qu’elle doit à Dieu ; elle détruira la paix qu’elle doit faire régner en son âme et portera des jugements contre la charité qu’elle doit à son prochain.

Mes chères sœurs, qu’a fait Notre-Seigneur pendant qu’il a vécu sur la terre ? On l’a dit. Je n’ai que peu et presque rien à ajouter. Je dirai seulement qu’il a mené deux vies sur terre. L’une depuis sa naissance jusqu’à trente ans, pendant laquelle il travailla à la sueur de son divin visage pour gagner sa vie. Le métier de charpentier fut le sien, il porta la hotte et servit de manœuvre et d’aide-maçon. Du matin au soir il fut dans le travail dès sa jeunesse, et il continua jusqu’à la mort. Le ciel et la terre rougissent de honte à la vue d’un tel spectacle.

Voilà, mes chères sœurs, la conduite de Dieu, souverain de tout le monde, à qui toutes les créatures doivent

 

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un honneur infini. Nous le voyons vivre du labeur de ses mains et dans le plus bas et pénible emploi du monde ; et nous, chétifs et misérables, nous serions inutiles ! Et une Fille de la Charité se voudrait épargner !

L’autre état de la vie de Jésus-Christ sur terre est depuis l’âge de trente ans jusqu’à sa mort. Pendant ces trois ans que n’a-t-il point fait de jour et de nuit, allant prêcher tantôt au temple, tantôt dans une bourgade, sans discontinuation, pour convertir le monde et gagner les âmes à Dieu son Père ? Pendant ce temps-là, de quoi pensez-vous qu’il vécût, mes chères sœurs ? Il ne possédait rien sur terre, non pas même une pierre pour reposer son chef tout divin, où habitait la sagesse éternelle. Il vivait pour lors des aumônes que lui faisaient la Madeleine et les autres pieuses dames qui le suivaient pour écouter ses sermons. Il allait chez ceux qui l’en conviaient et ne cessait de travailler jour et nuit et à toute heure, en allant tantôt où il savait qu’il y avait quelques âmes à gagner, tantôt chez un malade, pour lui donner la guérison du corps, et puis celle de l’âme. En quoi il a voulu montrer deux temps aux Filles de la Charité qui servent les malades : l’un pendant lequel elles leur administrent leurs besoins temporels ; l’autre, en les servant ou après les avoir servis, pendant lequel elles leurs disent quelque bonne parole pour les porter à faire une bonne confession, les disposer à bien mourir, ou à prendre de bonnes résolutions de mieux vivre, en cas que Dieu leur redonne la santé. Agir ainsi, mes chères sœurs, c’est imiter la conduite de Notre-Seigneur sur terre ; et gagner sa vie de cette sorte, sans perdre de temps, c’est la gagner comme Notre-Seigneur la gagnait.

Saint Paul, ce grand apôtre, cet homme tout divin, ce vaisseau d’élection, gagna sa vie du travail de ses mains ; au milieu de ses grands travaux, de ses grandes charges,

 

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de ses prédications continuelles, il prenait du temps, ou de jour ou de nuit, pour se suffire et ne demander rien à personne. Il dit dans un de ses discours : "Vous savez que Je n’ai rien exigé de vous et que le pain que je mange pour soutenir mon corps, ces mains l’ont gagné. (3). Qui ne rougira de confusion d’un tel exemple ? Ce n’était pas une fille qui parlait, ce n’était pas un homme du commun ; c’était un homme de bonne condition par sa naissance, sa science et sa vertu ; et cet homme avait tellement en recommandation la sainte pauvreté enseignée par Jésus-Christ qu’il eût fait scrupule de manger un morceau de pain, qu’il ne l’eût gagné. Si ses grands emplois ne lui permettaient pas de travailler le jour, il prenait du temps sur le repos de la nuit.

C’était pour lors une sainte coutume en l’Église que chacun travaillât. Les religieux, au commencement, gagnaient leur vie. Après avoir assisté à l’office divin, ils s’occupaient à faire des nattes, des paniers de jonc, qu’ils vendaient. Et cela se pratiquait, encore du temps de saint Bernard ; ses religieux et lui-même travaillaient il y a quatre cents ans. Et comme tout se relâche avec le temps, cette sainte coutume s’est abolie. Ce n’a pas été sans de graves conséquences ; car la discipline domestique a pour lors cessé d’être dans l’austérité où elle se trouvait alors que les religieux étaient assujettis au travail.

Or, voyez-vous, mes chères sœurs, la bonté de votre œuvre, vous qui n’êtes point à charge aux lieux où vous êtes appelées ? Ce qui est un grand point, car, cela étant, vous pourrez rendre toujours service à Dieu, et avec applaudissement, encore que ce ne soit ce que vous devez chercher. Vous ne serez point obligées de demander plus

3) Deuxième épître aux Thessaloniciens, III, 8.

 

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que ce qu’on vous pourra donner. Et si vous venez à avoir plus qu’il ne vous faut, vous savez que le surplus est employé à élever d’autres filles, qui rendront un jour service à Dieu comme vous, qui serviront le prochain et par lesquelles Dieu sera glorifié. Les religieux rendent service à Dieu et sont le soutien de l’Église ; mais la plupart, au moins ceux qui sont dans la mendicité, sont à charge. Il est vrai qu’ils ne font point de mal, parce que c’est leur règle. Voilà, par exemple, les religieux de saint François, qui pratiquent une si étroite pauvreté ; oh ! cela est grand devant Dieu, mais ils sont à charge et sans posséder de biens, dans le dénuement et la pauvreté, n’étant point fondés.

Mais vous, vous pouvez gagner suffisamment votre vie en servant le prochain, vous n’êtes à charge à personne ; vous vous suffisez à vous-mêmes. Plaise à Dieu que je le puisse faire aussi, moi, indigne du pain que je mange, et que, gagnant licitement ma vie, je puisse servir mon prochain sans rien posséder et sans charger personne ! Plût à Dieu que nos messieurs le pussent faire et que nous fussions obligés de quitter ce que nous avons ! Dieu sait combien ce serait de bon cœur. Mais nous ne le pouvons, et il nous en faut humilier.

S’il plaît à Dieu, mes chères sœurs, vous faire cette grâce, que vous puissiez un jour gagner vos vies et parvenir à servir les villages qui n’ont pas le moyen de vous avoir, je ne vois rien de plus beau. Quoi ! des filles, en travaillant pour autrui, seront en un lieu où elles serviront les pauvres et instruiront les filles sans que personne y contribue, et cela grâce au travail des sœurs qui seront aux autres endroits, grâce aussi au travail qu’elles auront fait elles-mêmes dans leurs moments de relâche ! Quel bien, mes sœurs, et quelle bénédiction de Dieu, que vous qui déjà êtes au village, ou dans les paroisses,

 

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qui servez les pauvres et montrez aux écolières, vous contribuiez de votre travail à faire que d’autres opèrent le même bien, apportant à la communauté ce qui vous reste ! Si les abeilles le font, comme déjà nous avons dit, cueillant le miel sur les fleurs et le portant à la ruche pour la nourriture des autres, pourquoi vous, qui devez être comme des abeilles toutes célestes, ne le feriez-vous pas ? O mes sœurs, s’il plaît à Dieu donner cette grâce à votre Compagnie, que, par votre moyen, les pauvres soient servis, la jeunesse instruite, cette maison mise en état de subsister, comme il a été jusqu’à présent, de recevoir et d’instruire les filles qui se présenteront dans le dessein de servir Dieu, lesquelles, dans leur temps, lui rendront le service que vous lui rendez, ne sera-ce pas un grand bonheur pour vous ? Mes chères sœurs, vous y êtes obligées autant que vous le pouvez ; au moins ne devez-vous rien omettre pour cela. Dites-vous en vous-mêmes : "C’est la maison où j’ai été élevée ; on m’a fait la charité de m’y recevoir et accueillir ; il est bien raisonnable que je contribue aux dépenses pour que l’on puisse continuer cette même charité à celles qui viendront après nous, et que la Compagnie ne cesse point, ni ne discontinue le bien qu’elle a commencé."

Ce bien est grand, mes sœurs, et plus grand que vous sauriez penser et que je vous puis dire. Voilà, par exemple, deux filles qui sont dans une paroisse ; que ne font-elles pas ? Que n’entendons-nous dire de leur manière de vie ? C’est une vie toute divine, une vie telle que Jésus-Christ l’a menée sur la terre ; Dieu travaille continuellement avec elles, et il le faut bien, mes chères sœurs, car elles ne pourraient pas faire ce qu’elles font. J’ai présent en l’esprit deux de nos sœurs qui sont en lieu où elles n’ont pas beaucoup à faire et ont suffisamment ce qu’il leur faut ; j’en suis en soin et crains que ce ne leur

 

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soit une occasion de déchoir et de tomber dans la paresse. J’aimerais mieux que la fondation n’eût point été faite, car, mes chères sœurs, la ruine de votre Compagnie n’arrivera que par là. Lorsque l’on verra nos sœurs bien fondées et n’avoir pas assez de quoi s’occuper, elles négligeront de travailler et ne se soucieront point d’aller voir les pauvres. Ah ! dès lors il faudra dire adieu à la Charité ; il n’est plus de Charité ; elle est tout ensevelie ; il faudra alors faire les obsèques de la Charité. Si Dieu n’y met la main, il en sera ainsi. Je ne le verrai pas, moi, car je ne suis plus désormais rien sur la terre ; mais vous à qui Dieu donnera des jours, vous le verrez.

Donnez-vous donc à Dieu, mes chères sœurs, pour travailler tout de bon, à l’imitation de sa divine Majesté, qui travaille incessamment quoiqu’elle n’ait besoin de rien, pour apporter à la communauté comme les abeilles, ce qui vous restera, afin qu’on puisse élever d’autres filles, après toutefois avoir fait la provision pour vos besoins.

Mais en quels ouvrages pouvons-nous nous occuper ? Il ne nous faut pas un travail de longue haleine ; et puis nous ne savons pas faire tout ce que l’on nous pourrait donner. — A cela, mes filles, je réponds que coudre et filer sont les plus convenables ouvrages que vous puissiez faire. Tout le monde a besoin de linge, et vous êtes assurées que, si vous y travaillez, vous en aurez toujours, soit pour votre usage, soit pour les pauvres ou enfants, soit pour autrui ; vous n’en manquerez point.

Mais comment faire pour que ce travail plaise à Notre-Seigneur ? On l’a dit, mes chères sœurs ; et on a ajouté de si belles choses là-dessus !

Il faut travailler premièrement pour faire plaisir à Dieu, qui prend sa joie et ses délices à nous voir occupés pour une bonne fin. Or, vous êtes assurées que la vôtre

 

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lui plaît. Aussi ne doutez pas que vous ne fassiez chose qui lui soit agréable.

Secondement, votre travail doit avoir pour but d’honorer le travail pénible et laborieux de Notre-Seigneur sur terre, lequel a fait servir son divin corps aux plus forts ouvrages, sans s’épargner.

En troisième lieu, il le faut faire en pensant que vous travaillez pour le service du prochain, qui est si cher à Dieu qu’il estime fait à lui-même ce que l’on fait pour le soulagement d’autrui.

En quatrième lieu, il faut bannir de nous l’esprit d’avarice. On a dit ce bon mot, qu’il ne fallait pas avoir en vue du gain. O mon Dieu ! non, cela gâterait tout. Si une Fille de la Charité se proposait, en travaillant, d’accumuler écus sur écus pour avoir de l’argent devant elle, ou pour se mieux nourrir, ce serait déplaisant à Dieu et à malédification aux gens de bien.

Un homme du monde me disait hier : "Monsieur, il y a huit ans que je me suis donné à Dieu pour ne point profiter de mon bien. Moi nourri et vêtu, je donne le surplus aux pauvres. Je sais bien que je ne pourrai pas avoir un office pour mon fils ; mais je ne saurais agir autrement." C’est, mes chères filles, un homme du monde, qui ne se tient pas à rien faire et qui ~ des enfants ; et tout ce qu’il fait, après s’être simplement pourvu du nécessaire, c’est pour les pauvres ; il va même jusqu’à vendre et engager son fonds. Ah ! il nous faudrait vendre nous-mêmes pour tirer nos frères de la misère ; et une Fille de la Charité serait si malheureuse que de faire quelque réserve et de se dire : "Sais-je ce qui peut arriver ? Je ne serai peut-être pas toujours dans la Compagnie ; si je venais à sortir, j’aurais toujours cela. Ah ! maudit que sais-je, pensées damnables, pensées suggérées par le démon pour être une occasion de ruine à celles qui les écouteraient !

 

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Ce n’est pas que j’en sache entre vous qui soient dans cette disposition ; je sais que toutes vous êtes bien affectionnées et intentionnées pour la maison.

Je prie Dieu, qui a, de toute éternité, travaillé au dedans de lui-même, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qui a travaillé ici-bas en terre, jusqu’à faire l’exercice de manœuvre, je prie le Saint-Esprit, pour qu’il nous anime au travail ; je prie saint Paul, qui a gagné du travail de ses mains, le pain dont il se sustentait ; je prie tous les anciens religieux, qui ont été dans l’exercice manuel et qui sont parvenus à la sainteté, qu’il plaise à la bonté de Dieu nous pardonner le temps que nous avons tant de fois perdu, et particulièrement moi, qui suis le plus indigne du pain que je mange et que Dieu me donne ; je prie, dis-je, Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous donner la grâce de travailler, à son imitation ; je prie la sainte Vierge et tous les saints de nous obtenir de la très Sainte Trinité cette grâce, au nom de laquelle, et me confiant en son infinie bonté, je proférerai les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

43. — CONFÉRENCE DU 19 AVRIL 1650

SUR LA CONDUITE A TENIR DANS LES DIFFICULTÉS

LOIN DE LA MAISON-MÈRE

Le sujet de la présente conférence, mes chères sœurs, est de ce que les Filles de la Charité doivent faire quand elles sont hors de la maison particulièrement à la campagne et aux lieux fort éloignés, quand elles ont quelque difficulté, tant spirituelle que temporelle, par exemple

Entretien 43. — Ms SV 9, p. 200 et suiv.

 

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quand elles sont en doute et en quelque peine intérieure au sujet de leurs règles ; car il y en a parfois qui se contredisent sur leurs emplois imperfections, incommodités ou pratiques de dévotion, et principalement la confession et communion, les mortifications corporelles les communications intérieures.

Le sujet, mes filles, se divise en trois points : le premier est des raisons que nous avons de bien savoir comment nous comporter quand surviennent de semblables difficultés hors la maison ; le deuxième de ce qu’il faudrait faire en telles occurrences ; le troisième, de ce que chacune a fait quand elle s’est trouvée en semblables peines et des résolutions à prendre pour l’avenir sur ce sujet.

Cet entretien, mes sœurs, regarde, non point les filles de céans ni celles qui sont à Paris, car et les unes et les autres sont à la source des remèdes, mais seulement celles qui sont à la campagne et spécialement aux lieux fort éloignés, où elles sont peut-être destituées de toute consolation et ne peuvent avoir de résolution de leurs supérieurs, pource que la chose est trop pressée et le chemin trop long. Mais pource que toutes, tant que vous êtes, seriez prêtes à partir présentement pour aller en quelque part que vous soyez envoyées, il est bon que chacune sache ce qu’elle aurait à faire, si elle se trouvait en lieu où elle aurait semblable besoin.

S’adressant à une sœur, Monsieur Vincent lui dit :

N’importe-t-il pas, ma fille, que nous sachions comme nous devons nous conduire quand nous sommes loin de la maison et qu’il nous survient quelque peine pour laquelle nous aurions besoin de conseil ?

— Monsieur, il me semble qu’une raison de désirer être instruite de ce que nous avons à faire en ces besoins est que, l’étant, cela nous met l’esprit en grand repos.

 

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— Et que feriez-vous, ma fille, si vous étiez éloignée et qu’il vous arrivât quelque peine ou tentation, et que vous ne sussiez de qui prendre conseil ?

— Monsieur, je crois qu’il serait à propos, comme nous n’allons pas seules, d’en parler à la sœur avec qui je serais.

— Oui, ma fille, vous avez raison, mais il faudrait le faire avec discrétion et selon la nature de la chose. Si c’est, par exemple, l’exercice des malades, ou l’instruction des écolières, on le peut dire, et même on le doit. "Mon Dieu ! ma sœur, j’ai peine de ce qu’il semble que le service des malades ne va pas comme je l’ai vu ailleurs il y a tel abus. Que vous en semble ? N’y peut-on pas remédier ? ; De même touchant l’école. Mais si la peine était de telle nature que votre sœur ne pût y apporter aucun soulagement, ou même qu’il fût prudent de la lui cacher, on lui pourrait dire : "Ma sœur je vous prie de ne vous point inquiéter si vous me voyez un peu triste, j’ai quelque peine en l’esprit. Priez Dieu pour moi. J’espère de sa bonté que cela passera, mais je suis si faible que je ne peux m’empêcher de la faire paraître."

Ma sœur, vous avez dit encore qu’il faut avoir confiance en la personne qui vous est donnée pour la conduite de votre conscience ; c’est en effet, un grand moyen pour mettre l’esprit en repos. Vous souvient-il de quelque peine pour laquelle vous pensiez avoir besoin d’avis, adressez-vous à lui avec confiance. Dieu ne permettra pas qu’il ne dise rien qui ne soit pour votre bien. Une autre sœur dit qu’il était bon de se mettre en repos et d’essayer d’avoir patience.

Sur quoi, Monsieur Vincent ajouta :

Ma sœur dit, et avec raison, que, quand on a cru faire ce qu’on devait en ce point, si on a dit sa peine à sa sœur et qu’on n’y trouve point de remède, ou, au cas où

 

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ce serait chose que nous ne pouvons lui communiquer sans l’inquiéter, si on l’a dite au confesseur qui nous est donné de la part des supérieurs, et que nous ne soyons pas en repos, il faut croire que Dieu le permet ainsi, adorer sa conduite, pratiquer la patience et travailler à garder la tranquillité d’esprit parmi l’inquiétude ou la tentation.

Une autre sœur dit qu’elle n’avait point éprouvé de meilleur moyen que de se mettre aux pieds du crucifix et de représenter sa peine à Notre-Seigneur, avec confiance et soumission, se résignant à sa sainte volonté.

— Vous avez grande raison, ma fille, et c’est bien un des meilleurs moyens que l’on puisse trouver pour faire la volonté de Dieu et trouver son repos. Ç’a été la pratique de presque tous les saints. Il me souvient que feu Madame la générale (1) en usait ainsi. Son confesseur (2) s’en allant une fois en voyage à cinquante lieues d’où elle était : "Eh ! Monsieur, lui dit-elle, vous vous en allez, à qui aurai-je recours en mes peines ?" Il lui répondit : "Madame, Dieu y pourvoira. Vous vous pourrez adresser à Monsieur tel et à un tel, celui-ci pour vos confessions ordinaires, et celui-là pour votre conseil, si l’autre ne vous suffit ; et si l’un et l’autre ne mettent pas votre esprit en repos, je vous conseille, Madame, de le chercher au pied de la croix. Là vous découvrirez amoureusement vos peines au Fils de Dieu, vous ferez des actes de confiance et de résignation à son bon plaisir, honorant le délaissement où lui-même s’est trouvé en cet état, étant abandonné de ceux qui lui avaient le plus d’obligation, et privé de toute consolation sensible jusqu’à se croire abandonné de son Père éternel. Vous y étudierez,

1) Madame de Gondi.

2) Saint Vincent de Paul.

 

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Madame, l’usage qu’il a fait de ses souffrances et vous y aurez, avec l’aide de sa grâce, un plus heureux succès que je ne vous puis dire."

Cette bonne dame, mes filles, le pratiqua de la sorte ; et, quelques jours après, elle écrivait à son confesseur : "Monsieur, j’ai expérimenté les moyens que vous m’avez donnés pour apaiser mon esprit dans ses peines, mais je n’en ai point trouvé de tels que celui de me jeter au pied d’un crucifix. Ce que les hommes m’ont dit n’était point ce que je cherchais ; je l’ai trouvé là avec toute la consolation que les créatures ne me pouvaient donner." O mes filles, c’est là l’unique remède, et, si vous vous en êtes quelquefois servi, je m’assure que vous ne trouverez point en avoir expérimenté de plus efficace. Vous avez été bien inspirée, ma sœur, et je prie Dieu qu’il vous bénisse.

Ma sœur qui êtes auprès, dites-nous, je vous prie, ce que doit faire une fille qui, se trouvant en pays éloigné, a des peines en l’esprit et ne sait à qui s’adresser pour prendre conseil.

— Monsieur, je crois que le plus court est de se mettre entre les mains de Dieu et d’avoir confiance en sa bonté. De plus, il me semble que, si on est avec une sœur en qui on ait confiance, on lui peut demander permission d’écrire aux supérieurs.

— Dieu soit béni ! Ma sœur confirme ce que ma sœur vient de dire touchant le repos qu’il y a de s’abandonner à Dieu, et dit, de plus, qu’il est bon d’en écrire. Or, il faut que vous sachiez, mes sœurs que, quand on veut écrire à un parent, à un ami ou à quelqu’autre on doit demander permission à la sœur servante, et, quand la lettre est écrite, la lui remettre entre les mains pour qu’elle l’envoie, si elle le juge à propos, ou la retienne, si elle le trouve mieux Cela se fait dans toutes les

 

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communautés bien réglées, et on le pratique aussi chez nous. Pas un de nos messieurs et de nos frères n’écrirait à qui que ce soit, qu’il ne vienne premièrement demander permission d’écrire, puis m’apporter sa lettre, que je vois ; et, selon ce que c’est, je l’envoie ou la retiens. Si je n’y suis pas, on s’adresse aux supérieurs, qui font la même chose.

Mais, Monsieur, cela est bien dur. Quoi ! j’écris (cela ne m’arrive pas souvent), et il faut que mes lettres soient vues et qu’elles soient au hasard de n’être pas envoyées, si on ne les trouve pas bien ! — Oui, mes sœurs, il faut que cela soit ; autrement, tout l’ordre serait renversé : l’une écrirait à sa mode ; ainsi ferait l’autre. C’est la pratique de toutes les maisons bien réglées.

Mais, quand il est question d’écrire aux supérieurs, ou à la directrice, oh ! alors, mes sœurs, il ne faut point demander permission, ni montrer vos lettres. Vous êtes absolument libres de leur écrire, vous le devez même toutes les fois que vous en avez besoin, sans qu’il soit nécessaire d’en demander congé à la sœur servante, et elle n’y doit point trouver à redire, parce que c’est l’ordre que l’on doit tenir.

Il en est de même pour les lettres qui viennent : quand on les reçoit, on ne les doit point voir, que la sœur servante ne les ait vues auparavant, et ne les donne ou envoie à la sœur à qui elles s’adressent. Cela se fait partout. Pensez-vous que chez nous on délivre une lettre à qui que ce soit qu’à moi ? On m’apporte toutes celles que l’on apporte pour les particuliers ; et quand je les ai lues, je les baille, ou les retiens, comme je le juge à propos.

Mais quand on reçoit une lettre des supérieurs, ou de la supérieure, oh ! la sœur servante n’a point droit de la voir ; il faut qu’elle la donne incontinent qu’elle l’a reçue, toute fermée ; et si la sœur lui disait : "Ma sœur, vous

 

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plaît-il la voir ?" elle ne le doit pas faire, mais lui dire : "Oh ! ma sœur, je n’ai garde ; cela vous appartient ; je n’y dois point toucher."

M. Vincent fut alors appelé pour quelque affaire urgente ; et il laissa M. Portail, qui prit la parole à sa place.

Vous allez être bien mortifiées, mes sœurs, de ce que M. Vincent vous a laissées en si beau chemin. Vous aviez commencé à savourer la douceur de son langage, et tout à coup vous en voilà sevrées. Il ne vous demeure que moi, qui suis tout contraire à lui. Mais l’obéissance le veut ainsi. Peut-être qu’il pourra revenir pour conclure. Si cela est, vous en serez bien heureuses. En attendant, puisqu’il l’a commandé, nous ne laisserons pas de dire quelque chose de ce que Dieu nous inspirera sur le sujet qui est commencé.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Monsieur, la première raison que j’ai eue de savoir comment nous nous devons comporter dans les difficultés qui nous arrivent, étant éloignées, c’est que, ne le sachant pas, nous serions en danger de déplaire à Dieu en faisant des actions contraires à celles que nous devrions faire, faute d’être dûment informées, et cela nous causerait de grands troubles intérieurs et nous ôterait la paix avec Dieu, avec le prochain et avec nous-mêmes, et par conséquent nous éloignerait de Dieu, qui n’habite que dans un lieu de paix.

Secondement, nous nous mettons en danger de perdre notre vocation, parce que, au milieu de grandes difficultés, ne sachant pas comment nous comporter, nous nous laisserons aisément aller à interroger des personnes qui, n’ayant pas l’esprit de la maison, nous conseilleraient le contraire de ce que nous avons à faire, et cela causerait notre perte totale. Quand, au contraire, nous

 

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sommes bien instruites de la conduite à tenir dans les rencontres, cela nous conserve quelque part que nous soyons, dans l’esprit de la Compagnie.

Sur le second point, j’ai pensé que, pour les choses corporelles, si nous sommes proches de la maison, il est bon de venir dire nos pensées à nos supérieurs, avec désir de suivre leurs conseils ; et si nous sommes si éloignées que nous ne puissions venir, il faut nous mettre devant Dieu, et, après avoir demandé son assistance, faire ce que sa bonté nous inspirera et ce que nous croirions nous être permis par nos supérieurs. Mais, pour les choses spirituelles et peines intérieures, je crois qu’il faut tout à fait chercher sa consolation en Dieu, les agréer de bon cœur pour son amour, sans nous en inquiéter, et les souffrir tant qu’il lui plaira, sans rien faire paraître à nos sœurs, ni aucune mauvaise humeur. Et pour être dans cet état, je crois qu’il le faut demander instamment à Dieu, et ç’a été ma résolution, aidée de sa sainte grâce.

— Notre sœur a dit un motif bien pressant et bien remarquable, et il nous faut un peu examiner cela. Faute de savoir ce que nous avons à faire, dit-elle, nous nous mettrions en danger de perdre notre vocation. Oh ! cela est peut-être de plus grande conséquence, que vous ne pensez, mes sœurs, car ne vous dites pas : "Si je ne suis dans ce lieu-là, je serai en un autre où je pourrai faire aussi bien mon salut, on se sauve partout." Il faut que vous sachiez, mes sœurs que la fille qui quitte sa vocation est comme le poisson hors de l’eau Hors de l’eau, le poisson ne peut vivre longtemps, il meurt incontinent. Pourquoi ? Parce que l’eau est son élément ; et il en est dehors. De même, la communauté est l’élément des Filles de la Charité qui y sont appelées. Tant qu’elles y sont, elles vivent, elles ont grâce pour faire leur salut ; mais en sont-elles dehors, elles ne savent plus que devenir, et

 

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la plupart de celles qui quittent leur vocation se damnent, si Dieu ne les en retire par une miséricorde tout extraordinaire ; je ne dis pas seulement celles qui sortent de céans, mais en général tous ceux et celles qui quittent leur vocation, quelque part qu’ils aient été appelés ; car tous sont infidèles à Dieu et lui font injure en méprisant les grâces qu’il leur a faites et n’en faisant pas l’usage qu’ils devaient.

A propos de cela, il faut que je vous rapporte un fait, quoiqu’avec douleur, parce qu’il s’agit de quelqu’un qui a été des nôtres ; mais n’importe, cela vous fera voir combien il est dangereux de perdre sa vocation. Un jeune homme de bonne maison, qui s’était adonné à la débauche et aux vanités du monde, fut mis chez nous par son père, qui craignait ses mauvais déportements. Il fut enfermé près d’un an dans une chambre, où personne ne le voyait, que quelqu’un de la maison, pour lui représenter son devoir. Il était là comme un prisonnier. Sur la fin de son année, il fut touché de Dieu et se sentit dans un grand désir, non seulement de ne plus retourner à ses débauches, mais d’en faire pénitence, de se retirer tout à fait du monde et de servir Dieu dans la Mission. Après quelque temps de persévérance en ce désir, on le reçut. Il fit fort bien, et tout le monde en était édifié. On le voyait toujours faire des humiliations, rechercher les choses basses et ravalées. Quand il répétait son oraison, nous pensions entendre parler un ange. C’était une ferveur et une dévotion sans pareille.

Cela dura environ deux ans. Après quoi, il commença à se relâcher, puis à faire tout avec négligence et à trébucher. La fréquentation de quelques mauvais esprits qui n’étaient pas trop affectionnés à la maison le perdit. Il sortit sous prétexte de faire mieux ailleurs. Il garda la soutane et paraissait dans la volonté de se faire d’église,

 

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mais il reprit aussitôt le grand air du monde. Il allait à cheval et se comportait d’une tout autre manière qu’un ecclésiastique devait faire. C’était un ecclésiastique courtisan. Il trébucha de nouveau, car hier je le vis sans l’habit d’ecclésiastique ; il était en cavalier et allait partir pour l’armée.

Or, dites-moi, s’il vous plaît, n’est-il pas vrai que son salut est bien en danger ? Il sera peut-être tué, et Dieu sait en quel état, car il n’est plus dans les sentiments de piété qu’il faisait paraître autrefois. Il parle maintenant en libertin et en athée ; il se forme des doutes ; il ne croit pas à grand’chose, dit-il. Voilà l’état d’un homme qui a perdu sa vocation et qui paraissait un ange.

Ainsi, ma bonne sœur, vous avez eu raison de dire que, faute de savoir ce que l’on doit faire, l’on se met en danger de perdre sa vocation, et de remarquer que c’est là un grand malheur ; car c’est sans doute le plus grand qui puisse arriver à une âme qui a été appelée de Dieu pour le servir en un genre de vie, que d’en sortir ; et on ne tombe guère en cet état quand on demeure dans les bonnes pratiques que les règles et les supérieurs nous enseignent. J’ai remarqué que, depuis dix ou douze ans que j’ai l’honneur de servir la Compagnie, la plupart des sœurs qui sont sorties l’ont fait pour ne s’être point communiquées dans leurs peines. Les unes désiraient un autre emploi les autres une autre compagne. On conçoit des aversions et on ne les dit pas. Cela couve dans le cœur. On a de la peine d’une règle, qu’on ne sait comment concilier avec une autre ; car il y a quelquefois des règles qui se contredisent, et, faute de s’en éclaircir, on tombe dans l’abus et dans le dégoût. On se confesse et l’on ne dit mot de cela. Cependant l’esprit en demeure blessé. Survienne alors quelque occasion imprévue, on laisse tomber les armes. Je me suis un peu étendu

 

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sur ce point, parce qu’il est d’une grande importance.

Une autre sœur dit qu’il lui semblait qu’un bon moyen, quand on est destitué de secours, c’est d’offrir une communion à Dieu, pour qu’il lui plût regarder notre peine ou inquiétude.

Monsieur Portail interrogea une autre sœur, qui posa deux questions. La première, s’il ne serait pas à propos avant toute autre chose, quand nous sentons de la peine, de commencer par la sainte communion, avant de chercher remède ailleurs.

Monsieur Portail répondit :

Vous avez raison, ma bonne sœur ; il est bon de commencer par là. La prière est très bonne ; il est bon de se mettre à genoux devant un crucifix, mais il vaut encore mieux s’unir à Dieu par la sainte communion. Les autres moyens ne sont que l’accessoire ; celui-ci est le principal. Après quoi, si la peine continue, on aura plus de force pour la supporter, et l’oraison que l’on fera aura plus d’efficace. Si nous avons de la peine à dire ce qui nous en fait, cela nous la facilitera ; si nous sommes en lieu où nous n’avons personne, Dieu nous inspirera, mais, tant que vous serez à la maison, confiez-vous, mes sœurs, à votre supérieure ou à votre directrice ; elles ont l’esprit de Dieu pour vous conduire et l’obtiendront pour celles qu’elles vous donneront, en quelque part que vous alliez, et vous devez tenir pour certain que vous ne serez jamais trompées, en suivant leurs avis. Nous devons avoir plus de confiance aux supérieurs que Dieu nous a donnés, qu’à un ange du ciel, parce que c’est par eux que Dieu nous fait dire ce qu’il veut de nous. Il a dit lui-même : "Qui vous écoute m’écoute" (3). Si vous voyiez

3) saint Luc X, 16)

 

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d’un côté un ange qui vous commandât quelque chose et que Notre-Seigneur vous en dit une autre, vous seriez obligées de laisser ce que l’ange pourrait vous dire pour faire ce que Notre-Seigneur vous dirait.

Mais, mes bonnes sœurs, pour profiter de ce que disent vos supérieurs, il faut aller à eux avec une droite intention, pour s’amender non par dépit ou vengeance, ni pour se décharger et témoigner ses ressentiments, ses aversions, ni par quelque sorte de bravade. Celles qui iraient aux supérieurs sans bonne intention, bien loin d’y laisser leurs inquiétudes, en rapporteraient encore davantage. Il faut les aller trouver avec cette droiture, dans le dessein de suivre ponctuellement tout ce qui vous sera ordonné regardant votre supérieur comme Dieu l’écoutant comme Dieu, et lui obéissant comme à Dieu. En cette manière, vous êtes bien assurées que Dieu bénira votre soumission et vous donnera le repos et la paix que vous cherchez.

L’autre question fut de savoir si, quand on est dans les lieux éloignés et que ceux qui ont fait l’établissement, ou y ont contribué ont besoin de notre assistance, on la leur doit rendre, au préjudice du service des pauvres. Ce qui fut diversement agité. Mademoiselle allégua l’article de la règle par lequel il est défendu de rendre service aux personnes riches qui ont moyen de se faire servir par d’autres.

Sur quoi M. Portail donna conseil de s’en excuser honnêtement alléguant le danger où pourraient tomber les pauvres, faute d’avoir la nourriture ou les remèdes à l’heure convenable. Il ajouta que, si le service demandé se rencontrait hors lé temps de celui que l’on rend aux pauvres, et était purement de l’assistance des malades comme de faire quelques bouillons, ou médicaments, nous le pourrions rendre, pourvu que cela se fît rarement,

 

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fût de peu de durée et ne portât préjudice aux chirurgiens du lieu.

Une sœur fut alors interrogée, qui répondit :

La première raison d’être instruites de la manière de nous conduire dans les difficultés qui nous arrivent aux lieux éloignés est pour ne rien faire de mal à propos et de nuisible à la Compagnie, au prochain et à nous-mêmes.

Une autre raison est que cela nous rend conformes à l’esprit et à la manière d’agir de la Compagnie, car, s’il arrivait quelque difficulté, je penserais devant Dieu ce qui serait pour sa plus grande gloire, et chercherais à me rappeler ce que j’ai oui dire à mes supérieurs en de semblables sujets, pour de là juger ce que je pourrais faire conformément à leurs intentions. Si la chose était de telle nature que je pusse la dire à la sœur avec qui je serais, j’en conférerais avec elle, dans l’espoir que Dieu y donnerait son esprit, si elle regardait ma conscience, je me confesserais du péché que j’y reconnaîtrais, avec résolution de le quitter, et j’essayerais de me mettre en repos.

Ma résolution a été, avec l’aide de Dieu, de prendre le plus qu’il me sera passible l’esprit et les maximes de la Compagnie durant le temps que j’ai le bonheur d’être à la maison, pour m’en servir quand Dieu permettra que j’en sois éloignée.

Voilà, dit Monsieur Portail, une raison qui n’avait point encore été dite, à savoir l’uniformité. Il faut vous conformer à l’esprit de la maison, en sorte que, non seulement votre habit et votre coiffure vous fassent reconnaître, mais encore votre manière d’agir. Cela est bien nécessaire, voyez-vous, mes bonnes sœurs, prenez-y bien garde, s’il vous plaît.

C’est pourquoi vous vous y devez exercer. Les soldats

 

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qui vont à la guerre s’exercent avant de partir, et, encore qu’ils soient en temps de paix, ils ne laissent pas de souvent recorder les exercices de la guerre. Pourquoi cela, sinon pour être tout expérimentés quand il faudra aller au combat ? Car, s’ils n’avaient point fait d’exercice auparavant, il serait à craindre qu’ils se trouvassent sans expérience au moment de s’en aller.

Or, les Filles de la Charité font la guerre au diable par les instructions qu’elles donnent aux pauvres malades en les allant visiter et leur faisant connaître Dieu et les principaux mystères de notre religion ; ce qui fait qu’ils pensent à leur salut et évitent les péchés qui les mettaient en la possession du diable. Elles lui font encore la guerre par les instructions qu’elles donnent aux petites filles, à qui elles insinuent la crainte de Dieu et le désir de la vertu. Surtout elles lui font la guerre par le bon exemple qu’elles donnent, par leur charité à secourir le prochain, par leur modestie, leur humilité et toutes les vertus qu’elles pratiquent.

 

44. — CONFÉRENCE DU 7 AOÛT 1650

SUR L’OBÉISSANCE

Mes sœurs, le sujet de cette conférence est de l’obéissance. Le premier point est des raisons que nous avons d’avoir cette obéissance ; le second, des conditions nécessaires à une vraie obéissance ; et le troisième, des moyens d’acquérir cette obéissance avec toutes ses conditions.

Voilà donc, mes sœurs, le sujet, qui est de la sainte obéissance ; grande vertu et grand sujet dont nous

Entretien 44. — Cahier écrit par la sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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avons à nous entretenir ; grande, grande vertu ! Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées là-dessus ?

Après la réponse de la sœur, notre très honoré Père reprit :

De sorte, ma sœur, que vous vous résolvez d’acquérir la vertu d’obéissance ; oh ! voilà qui va bien ! Dieu soit béni et loué à jamais !

Et vous, ma sœur ?

— Sur le premier point, qui est des raisons d’avoir la vertu d’obéissance, j’ai pensé premièrement que c’était pour plaire à Dieu ; secondement, pour imiter son Fils, qui nous en a donné l’exemple tant qu’il a été sur terre. Et comme il n’a eu d’autre intention que de plaire à Dieu, nous devons faire de même en toutes nos œuvres.

Sur le second point, qui est des conditions nécessaires à une vraie obéissance, j’ai pensé que la première était d’obéir volontairement et non par contrainte, et simplement, sans s’enquérir pourquoi telle chose nous est commandée.

Sur le troisième point, qui est des moyens d’acquérir cette obéissance avec toutes ses conditions, j’ai pensé qu’il fallait obéir humblement, sans réplique, et persévéramment, sans s’enquérir. Et sur ce, j’ai pris la résolution de me soumettre à tout ce qu’il plaira à Dieu me faire ordonner par mes supérieurs.

Une autre sœur rappela l’exemple de Jésus-Christ à l’obéissance volontaire et ajouta que cette vertu devait être aveugle.

Notre digne Père, parlant à une autre, lui dit : Vous, ma fille, dites-moi, je vous prie, pour quelles raisons les Filles de la Charité doivent travailler à acquérir la vertu d’obéissance.

— Parce que, Monsieur, les religieuses ont des cloîtres, mais nous, nous n’en avons point, et si l’obéissance ne

 

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nous retenait, nous serions en danger de faire beaucoup de fautes.

— Mon Dieu ! c’est bien dit, ah ! que c’est bien dit ! Quoi donc, ma fille, vous estimez que l’obéissance vous doit autant retenir que les cloîtres retiennent les religieuses ?

A quoi la sœur répondit que oui, et qu’encore que nous ne fussions pas enfermées, nous n’étions pas moins obligées à garder l’obéissance que les religieuses.

— De sorte, mes filles, que l’obéissance vous sert de murailles. Voilà qui est beau. Une fille servira les malades dans une paroisse. Si elle s’appartenait, elle ne ferait point de difficulté d’aller tantôt en un lieu, tantôt en un autre, chez une dame de sa connaissance, chez sa parente, ou de s’arrêter aux lieux où ses occupations l’appellent plus que la nécessité des affaires le requiert. La sainte obéissance la retient de tout cela ; elle ne va simplement que là où le travail l’exige et ne perd point de temps en visites inutiles. N’est-ce pas, ma fille, c’est bien ce que vous pensez quand vous dites que les religieuses ont des cloîtres, mais que les Filles de la Charité n’ont que l’obéissance ? Ah ! estimez-vous qu’une Fille de la Charité qui observe bien l’obéissance, fasse aussi bien qu’une religieuse dans son cloître ?

A quoi la sœur ayant répondu que oui, Monsieur Vincent repartit :

Oui, mes filles, vous en êtes assurées. S’il y a chose belle à voir, agréable à Dieu et admirable aux anges et aux hommes, s’il y a spectacle digne d’étonnement, c’est de voir des filles vivre en leur particulier dans une chambre, comme elles veulent, en apparence et au jugement de ceux qui ne les connaissent pas, mais en effet si soumises qu’il se peut dire qu’elles ne font jamais leur volonté, parce qu’elles ne font rien que par la sainte obéissance.

 

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Oh ! non, assurez-vous, mes chères sœurs, que les religieuses qui sont confinées toute leur vie dans les cloîtres ne font rien de plus que vous, si vous avez l’obéissance ; et que ce que vous faites par cette vertu est si grand qu’on aurait peine à trouver chose plus grande.

A quel moyen pensez-vous, ma fille, qu’il faille recourir pour acquérir cette vertu d’obéissance ?

A quoi la sœur ayant réparti qu’il fallait obéir à ses supérieurs comme à Dieu, notre très honoré Père reprit :

Quoi donc, ma fille ! estimez-vous que, quand une sœur nous dit quelque chose, c’est Dieu qui nous le dit par elle ?

A quoi elle dit que oui.

Et si c’est la servante qui commande, qu’on ait répugnance à obéir et qu’il semble que l’on ferait mieux d’une autre sorte, ne faut-il pas laisser d’obéir ?

La sœur répondit que non.

— Mais, si la servante est plus jeune et plus nouvelle que vous, ne vaut-il pas mieux suivre la connaissance et l’expérience que vous avez, que faire comme elle vous conseille ?

A quoi la sœur répondit qu’il lui semblait de plus grand mérite d’écouter la servante.

— Ah ! vous avez bien raison, ma fille, et vous n’en devez point douter ; croyez-le, ce que Dieu vous commande par vos supérieurs pour son amour ne manquera jamais de réussir à sa plus grande gloire.

Et vous, ma sœur, estimez-vous qu’il soit nécessaire à une Fille de la Charité d’avoir l’obéissance ?

— Oui, c’est nécessaire.

— Et pour quelle raison, ma fille, vous le semble-t-il ?

— Parce que le Fils de Dieu nous en a donné l’exemple.

— Et quand, ma fille, nous l’a-t-il donné ?

 

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— Quand il est venu sur terre.

— Et jusques à quand a-t-il obéi ?

— Jusques à la mort.

— Vous dites bien. Ah ! oui, il a obéi jusques à la mort, et jusques à la mort de la croix, qui n’était pas une mort commune et ordinaire mais la plus ignominieuse et la plus douloureuse qu’il y eût. Pour quelle autre raison vous semble-t-il encore qu’une Fille de la Charité doit obéir ?

— Parce que Dieu l’ordonne.

— Voilà une bonne raison. Dieu ordonne que l’on obéisse, et s’il y a personnes qui doivent faire ce que Dieu ordonne, ce sont les Filles de la Charité.

Il faut, mes sœurs, pour bien comprendre l’importance d’obéir considérer qu’il y a deux mérites en l’obéissance. L’un est le mérite de l’œuvre que l’on fait, qui est bonne en elle-même, l’autre est le mérite de l’obéissance avec laquelle vous faites l’œuvre. Par exemple, vous servez les malades, ce qui est une bonne œuvre et de grand mérite en soi. Si vous n’y étiez obligées par obéissance, vous n’auriez que le seul mérite de l’œuvre si vous les servez par obéissance, vous avez les deux mérites : celui le l’œuvre et celui de l’obéissance. Nous devrions désirer, s’il se pouvait, agir toujours par obéissance. Imaginez-vous, mes sœurs, qu’il en est des œuvres faites par obéissance comme d’un tableau, qui peut valoir dix écus pour ce qu’il est en soi, mais, parce qu’il est de la main d’un excellent maître, comme de Michel-Ange, ou de quelqu’autre de pareille estime, son prix hausse de moitié, et, au lieu de dix écus qu’il vaudrait, il en vaut vingt. Elles sont aussi comme les ornements qui servent à la messe ; vous voyez de beau linge bien blanc, bien plié, de bonne odeur. C’est beau. Mais, parce que ce linge doit servir à la sainte messe, oh ! il a encore

 

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bien plus de valeur. Ainsi, faisons-nous une œuvre bonne en elle-même, nous méritons par la bonté de l’œuvre ; mais, si nous la faisons par obéissance, nous avons double mérite. Les actions indifférentes elles-mêmes, qui n’ont en elles aucune valeur, sont rendues méritoires par l’obéissance. Oh ! si la sœur savait ce que c’est que l’obéissance, elle ne ferait rien qu’après avoir demandé à la servante : "Ma sœur, auriez-vous agréable que je fisse telle chose ?" Je ne parle pas seulement des choses importantes, mais des autres aussi. La servante même ne ferait rien qu’après avoir pris avis de sa compagne : "Ma sœur, trouveriez-vous bon que nous fissions cela ?"

Voilà comme vous devez agir l’une avec l’autre, mes chères sœurs et, par la miséricorde de Dieu je crois qu’il en est ainsi, car, sans doute, la sœur n’entreprend rien sans la permission de la servante et la servante se donne bien garde de ne rien commander à sa sœur comme de dire : "Allez là, faites cela." O Jésus ! il ne le faut pas car ce serait parler comme les maîtresses à leurs servantes. Mais quand elle a quelque chose à demander, elle doit dire : "Ma sœur je vous prie de prendre la peine de faire ceci." Jamais de commandement absolu. Retenez cela, je vous en prie, mes sœurs, et qu’entre vous l’on ne parle qu’avec douceur et suavité.

Ma sœur, nous pouvez-vous dire pour quelles raisons les Filles de la Charité doivent pratiquer l’obéissance ?

A quoi la sœur fit réponse qu’une communauté ne pouvait pas subsister sans l’obéissance.

— O mes sœurs, voilà une bonne raison. Une communauté, dit notre sœur ne pourrait pas subsister si l’obéissance n’y était observée. Oh ! que c est véritable ! Hélas ! quelle désolation serait-ce ? Vous ne le sauriez penser. Chacune voudrait se mêler d’ordonner, et pas une ne se mettrait en peine d’obéir. Pour comprendre cela,

 

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représentez-vous ce que serait un corps à qui les bras et les pieds, qui sont les principaux membres pour l’action, ne voudraient point être attachés. Il n’y aurait rien de plus ridicule, ils laisseraient le corps estropié, et eux-mêmes avanceraient peut-être leur pourriture, car, détachés du corps, ils ne seraient propres qu’à être mis en terre. Ainsi en serait-il d’une communauté où l’obéissance ne serait point observée. La supérieure qui n’aurait point la vertu d’obéissance au point et en la manière qu’il faut, et les sœurs qui ne la pratiqueraient pas, se démembreraient les unes des autres. Adieu la pauvre communauté où l’obéissance n’est pas ; rien ne se peut maintenir. C’est pourquoi notre sœur a eu grande raison, ou plutôt a été bien inspirée, car c’est Dieu sans doute qui vous suggère ce que vous dites.

Pour quelle raison encore, ma fille, trouvez-vous qu’il soit bon d’obéir ?

— Pour imiter le Fils de Dieu.

— Jusques où a-t-il obéi, ma fille ?

— Jusques à la mort.

— Donc, ma fille, vous pensez que celles qui le veulent suivre doivent obéir jusques à la mort ?

— Oui, mon Père.

— Pour les jeunes, rien de mieux ; mais une ancienne ne peut-elle être dispensée de l’obéissance ? N’est-ce pas assez qu’elle ait obéi quand elle était soumise ? A présent qu’elle est sœur servante, y est-elle encore sujette ?

La sœur répondit que oui.

Et une ancienne qui se verra avec une sœur plus jeune et moins expérimentée qu’elle, ne doit-elle pas penser que c’est à elle à être la servante ?

La réponse fut négative et notre très honoré Père reprit :

Oh ! non, mes chères sœurs, pour être anciennes, ne

 

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vous imaginez pas qu’il vous soit loisible de jamais rien prétendre. Jamais, jamais mes sœurs ; effacez cela, je vous prie ; ne prétendez jamais rien par l’ancienneté. Quoi ! pour être anciennes et depuis longtemps en la Compagnie, pour avoir plus d’intelligence de ce qui se doit faire aux hôpitaux, aux paroisses et aux champs, vous seriez dispensées de la sainte obéissance, vous seriez dispensées d’observer les vertus plus solidement ! Oh ! non, mes sœurs, ce serait un abus. Au lieu de donner plus d’exemples de vertus aux autres, les anciennes seraient un sujet de malédification !

Dites-moi, ma sœur, estimez-vous qu’une sœur doive obéir aussi bien dans la maladie que dans la santé ? Oui, mes filles, elle le doit et il ne faut pas que vous pensiez qu’il y ait un temps où elle soit dispensée d’obéir. Et doit-elle obéir au médecin ?

La sœur répondit que oui.

— Oui, ma fille, elle doit obéir au médecin, et lui obéir en tout point, et non pas choisir parmi les remèdes qui lui sont ordonnés : prendre ceux qui lui sont plus à cœur et laisser là ceux qui lui répugnent. Mais, si la servante est malade et que sa sœur lui dise comment elle doit se soigner, doit-elle lui obéir, si elle-même juge à propos de faire d’autre sorte ? Il me souvient d’avoir vu autrefois un conseiller qui ne faisait rien sans demander conseil à son laquais. Voulait-il aller quelque part, il l’appelait : "Venez, mon frère ; à votre avis, irons-nous en tel endroit, ou ferons-nous telle chose ?" Quelquefois ce garçon ne savait que répondre et disait : "Monsieur, je n’en sais rien." — "Je veux que vous me disiez oui ou non." Alors le laquais donnait son avis et le maître le suivait. Cet homme, je n’en doute point, faisait la volonté de Dieu en faisant celle de son laquais pour l’amour de Dieu, et avait le mérite de l’obéissance à la divine

 

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vertu qui divinise les esprits. C’est une lumière qui répand sa clarté sur les âmes disposées à la recevoir et qui éblouit de son éclat les yeux de ceux qui la voient, qui tout aussitôt entrent en admiration de sa beauté.

Si vous vous adonnez, une fois de bonne sorte, à la pratique de cette vertu, mes filles, vous serez plus éclatantes que le soleil des soleils ; il en sera de votre Compagnie comme des tableaux des saints. N’avez-vous pas vu quelquefois des tableaux où des saints sont représentés dans une lumière brillante comme les rayons du soleil ? Cela ravit, et avant que l’on se soit arrêté à considérer ce que c’est, l’on a déjà dit que c’est un saint, parce que l’on a vu la lumière qui rejaillit de lui. Ainsi, mes sœurs, la vertu d’obéissance, paraissant en chacune de vous, fera dire aussitôt à ceux qui vous verront que vous êtes servantes de Dieu ; tant il est vrai que la vertu se manifeste où elle est. Et non seulement les chrétiens, mais même les païens l’ont trouvée si belle qu’ils en ont été tous épris et ont essayé de l’acquérir avec des efforts plus grands que nous n’en saurions faire pour acquérir les vertus chrétiennes (ce fut la seule vertu morale lors à leur connaissance). Ne soyons pas moins amoureux d’elle que l’ont été les païens. Donnons-nous donc à Dieu, mes chères sœurs, je ne dis pas demain, mais dès à présent, dès ce moment ; et je ne dis pas seulement vous, mais je me parle à moi-même comme en ayant autant et plus de besoin que vous. Donnons-nous, dis-je, et de tout notre cœur, pour travailler tout de bon à l’acquisition de cette belle et aimable vertu, bien aimée de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Vous avez dit une bonne parole, ma fille, qu’une communauté s’en irait en ruine sans l’obéissance. Il n’est rien de plus vrai, et nous l’avons déjà dit tantôt. Aussi n’y en a-t-il point de bien réglée où elle ne s’observe étroitement.

 

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Et cela ne se trouve pas seulement dans les communautés religieuses, mais dans l’armée aussi. Qu’un capitaine commande à un soldat de monter le premier sur la brèche, d’aller servir de sentinelle à tel passage, où il court grand hasard d’être rencontré de l’ennemi et de n’être pas le plus fort, jamais il ne refusera. A qui que ce soit de sa compagnie qu’il commande, il sera obéi sans délai. Il ne s’est point encore vu qu’un soldat ait refusé, quoique souvent le danger fût évident. Non, jamais pas un n’a refusé. C’est admirable. Je leur demande quelquefois : "Mais, quand vous voyez le péril inévitable, ne vous excusez-vous point d’aller ?" — "Oh ! non, Monsieur, me disent-ils ; c’est ce qui ne s’est jamais vu." Si la désobéissance s’introduisait dans l’armée, adieu tout l’ordre de la guerre ; il n’y en aurait plus. Il en adviendrait de même des Compagnies employées au service de Dieu, mes filles ; l’obéissance hors, adieu tout le reste de l’ordre ; il n’en faut plus parler. Dites-moi maintenant, ma fille, ce qu’est la vertu d’obéissance ?

— C’est faire ce qui nous est ordonné.

— C’est cela voirement, ma fille, mais quand on vous demande ce que c’est que la vertu d’obéissance, il faut dire que c’est une vertu par laquelle nous soumettons notre jugement et notre volonté au jugement et à la volonté de notre supérieur pour trouver bon et faire tout ce qu’il jugera à propos de nous ordonner, sans qu’il y faille rien trouver à dire.

Une fille qui est dans une paroisse, s’il survient quelque fête qu’elle n’a pas prévue, peut-elle communier, encore qu’elle ne l’ait pas demandé ?

La sœur ne sut que répondre.

— Oh ! non, ma fille, elle ne le doit pas ; il ne faut jamais communie} sans permission.

 

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Une fille obéit volontiers, mais c’est seulement quand elle est commandée par Mademoiselle, ou telle autre qu’elle voudra, et non par sa sœur servante ; celle-là est-elle obéissante, ma fille ? Oh ! non, sans doute, car la vraie obéissance n’excepte personne.

Et celle qui obéirait en chose qui lui tiendrait à cœur, mais non quand elle a répugnance, aurait-elle la vertu d’obéissance ? Non, elle n’obéirait pas non plus et n’aurait aucun mérite.

Mais, si une sœur, pour ne pas contredire sa supérieure, ni manquer au respect qu’elle lui doit, se montrait prête à faire ce qu’on lui demande et ne le faisait pas, désobéirait-elle ? Oui, mes chères sœurs, elle désobéirait, et d’une manière très dommageable à la Compagnie, faisant voir qu’elle préfère son jugement à celui de la supérieure.

Et si la supérieure commandait quelque chose qui fût péché, le faudrait-il faire ? Non, ma fille, il ne le faudrait pas, car nos supérieurs ne peuvent nous obliger à péché.

Si ce qu’elle commandait était contre la règle, que faudrait-il faire ?

— Je pense, Monsieur, qu’il faudrait le lui représenter et, si elle maintenait, exécuter son ordre.

— C’est fort bien pensé, ma fille, car les supérieurs peuvent parfois, pour de justes raisons, changer quelques circonstances, sans toutefois changer tout à fait la chose ; et dans ce cas il est bon, pour le zèle que chacune doit avoir à l’observance des règles, de représenter humblement et tout bonnement qu’il semble que la chose est contraire en ce point. Et lors c’est à la supérieure à voir si la chose est nécessaire. Il faut être extrêmement réservé en ce point. Il y a deux sortes d’obéissances : l’une aux règles et l’autre aux supérieurs. L’obéissance aux

 

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règles doit toujours tenir le premier rang ; elle doit être préférée ; si les supérieurs donnaient un ordre directement contraire aux règles, ils ne devraient pas être obéis et seraient répréhensibles. Chacun doit être exact à cette obéissance et ne pas souffrir de retardement. Si la cloche sonne pour un exercice, oh ! il faut tout quitter. De cette obéissance aux règles dépend notre avancement à la vie spirituelle. L’obéissance aux supérieurs doit être si fidèle et si entière que, si l’on savait avec certitude qu’en faisant le contraire de ce qu’ils ont dit, les choses iraient mieux et qu’eux-mêmes ne le trouveraient pas mauvais, il faudrait laisser là ces pensées, qui sont pensées diaboliques, suggérées par l’esprit d’orgueil et de présomption.

Donc, ma sœur, combien y a-t-il de sortes d’obéissances ?

— Il y en a de deux sortes : l’une aux règles et l’autre aux supérieurs.

— Or sus, ma fille, une sœur qui va à la messe après avoir demandé permission, a un double mérite : le mérite d’assister au saint sacrifice de la messe, qui est la plus excellente œuvre qu’il y ait au christianisme, et celui de l’obéissance, obéissance habituelle à la règle qui l’ordonne, et obéissance actuelle à la supérieure à qui elle a demandé permission.

Et une fille qui se met à genoux avant de sortir, à qui obéit-elle ?

— Elle obéit à la règle.

— Et si elle n’obéissait point, pécherait-elle ?

— Non, Monsieur, mais elle se priverait du mérite qu’elle a d’obéir.

— Donc, ma fille, vous estimez qu’il y a du mérite à obéir ?

— Oui, Monsieur.

 

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— Oh ! oui, mes filles, il y en a, et il est tel que, si vous et moi le savions bien connaître, nous ne voudrions pas, en tout le cours de notre vie, faire une action, si peu importante qu’elle parût, que par obéissance. O mes filles, vous avez ce pouvoir-là. Et à quel point de vertu pouvez-vous arriver si vous vous adonnez de bonne sorte à la pratique ? Je vous le dis, mes fi}les, si tant est que la Compagnie continue comme Dieu lui a fait la grâce de commencer, aucune religieuse sur terre ne fera mieux que vous. Telles que vous êtes, vous pouvez rendre plus de gloire à Dieu et plus de service au prochain et travailler mieux à votre propre perfection, que pas une religieuse au monde.

Ma sœur, dites-nous, je vous prie, ce que Dieu vous a fait la grâce de penser.

— La première raison que j’ai vue est que, lorsque nous entrons en la Compagnie, nous nous mettons volontairement sous la conduite d’une supérieure, et, dès lors, nous sommes obligées de vivre sous l’obéissance. Une seconde raison est qu’il est impossible de persister en la Compagnie sans cette vertu- nous viendrions petit à petit à nous relâcher de nos exercices, nous aurions à dégoût les ordres de nos supérieurs et serions à scandale à toutes nos sœurs, ce qui contraindrait les supérieurs à nous congédier, ou nous porterait nous-mêmes à nous retirer, car nous ne pourrions nous supporter dans nos propres défauts, nous imaginerions que chacun nous regarde et que nous lui sommes à charge, et mille autres pensées semblables. Et il faudrait enfin tout quitter. Une autre raison est que, n’ayant point en la Compagnie d’autre modèle que le Fils de Dieu, nous sommes obligées de travailler à l’acquisition des vertus qui ont le plus éclaté en sa vie ; et, entre toutes, l’obéissance tient

 

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le premier lieu, puisqu’il a commencé à obéir dès son incarnation jusques en sa mort sur la croix.

Sur le deuxième point, qui est des conditions d’une vraie obéissance, il faut, m’a-t-il semblé, qu’elle soit humble, patiente, prompte, joyeuse et persévérante, que nous ayons une même volonté et un même jugement avec ceux qui nous commandent, et que ce soit à l’égard de toute personne, sans regarder à qui nous nous soumettons reconnaissant à tout le monde le droit de nous commander.

Sur le troisième point, qui est des moyens d’acquérir cette vertu avec toutes ses conditions, le premier est de la demander souvent à Dieu ; le deuxième, de regarder toujours Dieu en la personne de ceux à qui nous nous soumettons ; le troisième, de prendre à tâche cette vertu, jusqu’à ce que Dieu nous fasse la grâce de l’acquérir de faire souvent des actes intérieurs de soumission de notre jugement et volonté, de prévoir, dès le matin, les occasions, de faire notre examen particulier là-dessus, et, quand nous sommes tombées, de nous enjoindre quelque pénitence et de renouveler nos résolutions avec confiance en Dieu. J’ai reconnu avoir grand besoin de cette vertu. C’est pourquoi je me suis résolue à me servir de ces moyens avec la grâce de Dieu ; et néanmoins j’ai été si lâche que, depuis le jour où j’ai pris cette résolution, j’ai encore manqué de soumission en une occasion qui s’est présentée ; ce dont je vous demande très humblement pardon, mon Père, ainsi qu’à Mademoiselle et à toutes nos sœurs.

— Levez-vous, ma sœur, levez-vous. Dieu soit béni et des pensées qu’il vous donne et des résolutions qu’il vous fait prendre ! Vous avez fort bien dit, ma fille, qu’il serait impossible de persister en la Compagnie sans

 

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l’obéissance. Cela a déjà été dit plusieurs fois, mais il me semble que nous ne le saurions trop peser.

Et vous, ma fille, dites-moi, je vous prie, quelle a été la plus éclatante vertu du Fils de Dieu ?

— Mon Père, l’obéissance, ce me semble.

— Oui, ma fille, la sainte obéissance. Il a eu toutes les vertus en un degré souverain, mais il a surtout aimé l’obéissance.

A qui devons-nous obéir, ma fille ? A qui les Filles de la Charité doivent-elles obéir ?

— Il me semble, Monsieur, qu’elles doivent obéir premièrement à Dieu, à leurs règles, à leurs supérieurs et aux dames officières des paroisses où elles sont.

— C’est bien dit. Voyez-vous, mes sœurs, il faut obéir aux dames en tout ce qui concerne le service des malades, pourvu qu’elles ne vous ordonnent rien contre vos règles. Vous leur devez cela avec toute sorte de respect et de soumission. Ce sont elles qui vous emploient et vous donnent le moyen de rendre le service que vous rendez à Dieu. Si elles demandent de vous ce que votre règle défend, alors il faut vous en excuser ouvertement et en sorte qu’elles ne s’en puissent fâcher ; et elles ne s’en fâcheront pas, j’en suis sûr, si vous leur parlez avec humilité et douceur.

Et quand une sœur de paroisse a dévotion de communier et n’a point permission, que doit-elle faire, ma fille ?

— Je crois, mon Père, qu’elle s’en doit abstenir, comme il a été dit

— Oui, ma fille, il ne faut jamais faire la communion sans permission. Sans doute, quand on est éloigné, on ne peut venir chaque fois la demander, mais il faut prendre ordre d’avance pour tout le temps que l’on sera loin. Survient-il quelque fête de dévotion particulière,

 

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où vous savez que la communauté ne communie point, il ne faut pas communier non plus. Si, entre nous, un prêtre récitait un autre office que l’office commandé par l’Église, ce serait mal. Qu’on ait dévotion de faire l’office de tel saint, de la Vierge, de la Croix, etc., peu importe, il faut s’assujettir à ce que l’Église ordonne et ne le changer en façon quelconque. Il n’est pas non plus permis d’ajouter quelque chose à l’office. Je vous dis cela, mes filles, pour vous faire comprendre l’importance de se conformer toujours au train de la communauté.

Il n’y aurait rien de plus beau au monde, ma fille, que la Compagnie des Filles de la Charité, si elle était dans une telle uniformité que, partout où elle est établie, rien ne se fît qui ne fût conforme à ce qui se pratique dans cette maison, si partout l’obéissance était en vigueur, la servante la première à obéir, à demander avis et à se soumettre. Non, je vous le puis dire, mes sœurs, je ne crois pas qu’il y ait chose au monde plus belle et à plus grande édification.

Et vous, ma sœur, nous direz-vous quelque chose de vos pensées ?

— Mon Père, sur le premier point j’ai pensé que la première raison d’avoir la vertu d’obéissance est que le premier homme a perdu tous les autres par le péché de désobéissance, et que tous les chrétiens sont obligés de pratiquer cette vertu pour faire leur salut ; ce qui paraît en ce que Dieu nous a donné des commandements, auxquels il faut obéir si nous ne voulons nous damner. La deuxième raison est que Notre-Seigneur nous en a donné l’exemple, qu’il est venu sur terre a accompli notre rédemption et apaisé l’ire de Dieu en obéissant. La troisième est qu’outre l’obéissance que Dieu veut de tous les chrétiens il en demande une plus expresse et particulière de ceux qu’il a appelés à son service, sans laquelle nous

 

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ne saurions nous sauver. Une quatrième est que, dans la condition où nous sommes, nous ne saurions avoir la paix intérieure sans l’obéissance.

— Voilà deux raisons bien pressantes que notre sœur a dites, voyez-vous, mes filles, et je vous les répète afin qu’elles vous demeurent en l’esprit. L’une est que le Fils de Dieu a apaisé l’ire de Dieu son Père par le moyen de l’obéissance et a accompli l’œuvre de notre salut par ce moyen. Cela est beau, mon Dieu, et qui pourra refuser d’obéir si l’on pense à ces vérités ? L’autre raison touchante, outre les autres que notre sœur a dites, est que celle qui n’aurait point l’obéissance n’aurait pas la paix intérieure. Non, mes filles, elle ne l’aurait jamais il n’y a jamais de paix où il n’y a point d’obéissance ; il n’y en faut point attendre, c’est une continuelle inquiétude, qui rend les personnes soucieuses et insupportables à elles-mêmes.

Continuez, ma sœur, s’il vous plaît.

— Sur le deuxième point, la principale condition nécessaire à une vraie obéissance est la soumission du jugement et de la volonté, la deuxième, la persévérance, à l’imitation du Fils de Dieu, qui a obéi jusques à la mort de la croix.

Le premier moyen pour acquérir cette vertu est de la demander instamment à Jésus-Christ, telle que lui-même l’a eue, tant à l’égard de Dieu son Père, en tout ce qui concernait notre salut, qu’à l’égard de sa sainte Mère et de saint Joseph, en ce qui regardait la conduite de sa vie, pendant qu’il leur a été soumis.

Le deuxième moyen est de la pratiquer en toutes les occasions qui s’en présentent, car rien ne la rend plus facile, que d’en faire souvent des actes.

— Voilà, mes sœurs, l’unique moyen : demander cette vertu à Jésus-Christ. C’est la source. Jamais, jamais,

 

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mes sœurs, vous n’obtiendrez l’obéissance que par là.

Mais qu’appelez-vous des actes, ma fille ? On a dit tantôt qu’il fallait faire des actes intérieurs. Est-ce ce que vous voulez dire, ou bien voulez-vous parler des œuvres mêmes ?

A quoi la sœur répondit que les actes intérieurs étaient le désir d’exécuter la vertu quand nous en avons l’occasion et, que, par actes elle entendait obéir dans les occasions qui se présenteraient, sans en laisser passer aucune.

Notre très honoré Père interrogea encore une sœur, qui répéta ce que d’autres avaient dit, puis il interrogea Mademoiselle, qui répondit :

Une première raison qui m’est venue en l’esprit est que Dieu, en la création du monde, a soumis toutes les créatures à l’obéissance de telle sorte qu’il semble qu’il n’y a eu que la créature raisonnable qui y ait contrevenu ; ce qui nous oblige beaucoup à aimer et pratiquer l’obéissance.

Une autre raison est que la désobéissance a toujours été si désagréable à Dieu qu’ayant commencé par l’homme, pour réparer sa faute il a été nécessaire qu’une des trois personnes de la Sainte Trinité se soit faite homme, non seulement pour nous faire voir, par ses actes d’obéissance, combien il est raisonnable que nous obéissions, mais afin que nos obéissances imparfaites aient le mérite de celles du Fils de Dieu, y étant unies ; ce qui est une forte raison pour acquérir et pratiquer la vertu d’obéissance.

Une troisième raison, c’est que, sans l’obéissance, ce serait un désordre continuel en toutes les familles, particulièrement dans les communautés, et plus grand parmi les Filles de la Charité qu’en toute autre, tant à cause de la liberté que leur exercice leur donne d’aller en divers

 

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lieux, que pour le dérèglement intérieur et extérieur que la désobéissance leur causerait.

Un des moyens que j’ai pensé me pouvoir aider à avoir la vertu d’obéissance, telle que Dieu la demande, est, ce me semble, de la beaucoup estimer, nous représentant souvent celle du Fils de Dieu en chose tant pénible et difficile pour nous ; penser que ce qu’il a voulu, qu’elle fût observée de lui jusques à la mort, a été pour nous servir d’exemple et d’encouragement.

Un autre moyen, dont j’espère me pouvoir servir, est de rechercher les occasions de pratiquer l’obéissance. Si je ne suis pas assez heureuse d’en avoir souvent pour mes actions journalières, j’ai pensé d’avoir en vue que, lorsque j’ordonnerai ou conseillerai les personnes auxquelles je suis obligée par charge, c’est parce qu’il m’est ainsi commandé de la volonté de Dieu par mes supérieurs.

Et pour les petites choses indifférentes j’essayerai, moyennant la grâce de Dieu, de déférer et acquiescer plus humblement aux personnes qui requièrent quelque chose de moi, pourvu que ce soit sans offenser Dieu.

Et parce que l’obéissance peut être diversement observée, il m’a semblé que, pour être telle que Dieu nous la demande, il fallait obéir avec grande simplicité et humilité.

Secondement, nous devons obéir aux personnes qui ont droit de nous commander, sans aucune différence, comme si c’était Dieu qui nous commandait, puisque c’est pour son amour que nous devons obéir et pour faire sa sainte volonté.

Une troisième condition de la vraie obéissance est de ne point faire incliner nos supérieurs à nous ordonner ce que nous désirons, mais essayer que l’on nous ordonne ce que l’on sait que Dieu demande de nous.

 

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En quatrième lieu, il me semble que l’obéissance doit être prompte et sans aucun discernement, mais avec démission de son propre jugement et fidélité à la pratique de ce qui nous aura été ordonné. Ce qui nous aidera beaucoup, à mon avis, c’est de s’accoutumer à n’être pas entière en ses opinions, à déférer à toutes sortes de personnes, même en de petites choses.

J’ai eu grande confusion, ayant reconnu que souvent j’ai manqué à toutes ces pratiques par ma superbe et obstination, dont je me repens et demande pardon à toutes nos sœurs qui l’ont pu remarquer.

— Oh bien ! mes chères sœurs, il me semble que vous êtes toutes pleines de l’estime de cette vertu ; vous êtes persuadées que votre Compagnie, qui est si agréable à Dieu pour son sujet et l’exercice auquel elle s’applique, recevra encore un surcroît de mérite qui ne se peut concevoir, ni dire, si elle le fait en vertu et pour l’amour de la sainte obéissance. C’est pourquoi je crois que toutes vous êtes remplies du désir de vous y appliquer et de vous donner maintenant à Dieu pour ne jamais rien faire qui y contrevienne. Je loue et remercie de tout mon cœur sa divine bonté de tout ce qu’il vous a inspiré : les raisons pour lesquelles il est juste et nécessaire d’obéir, les conditions qui doivent accompagner la vraie obéissance, les moyens et résolutions qui conviennent pour la pratiquer. Je supplie Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui toutes grâces nous sont données, de nous obtenir du Père éternel l’obéissance, telle que lui-même l’a eue, de suppléer, par les mérites infinis de la sienne, aux manquements qui se trouvent aux nôtres, d’avoir agréable que vous toutes qui êtes ici présentes soyez fidèles et exactes à la pratique des inspirations que lui-même vous adressera par son Saint-Esprit, de rendre fructueuse la grâce qu’il vous a faite, de la communiquer par vous à nos

 

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sœurs éloignées, et, par vous et par elles, à celles qui viendront après, de sorte que, entendant parler de l’obéissance qui a été en la Compagnie, elles se sentent obligées à la continuer. J’en supplie mon Seigneur Jésus-Christ, j’en supplie la très Sainte Trinité, au nom de laquelle je ne laisserai pas, quoique misérable pécheur, appuyé sur son infinie miséricorde, de prononcer les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

45. — ENTRETIEN DU 22 OCTOBRE 1650

A DES SŒURS ENVOYÉES EN PROVINCE

Mes chères Sœurs, une des principales vertus que vous devez posséder, c’est l’humilité ; oui, mes sœurs, tenez-vous dans une grande humilité. Estimez-vous les dernières de tout le monde ; souvenez-vous que vous êtes servantes des pauvres ; tenez-les comme vos maîtres et servez-les avec grande douceur et humilité.

La seconde chose que vous devez avoir, mes sœurs, c’est la charité ; grande charité avec tous.

La troisième chose, mes chères sœurs, je vous la recommande surtout, c’est le support l’une de l’autre ; mes sœurs, oui, grand support. Ne vous mécontentez jamais l’une l’autre, mes sœurs, jamais ; et pour cela cédez l’une à l’autre, prenez avis l’une de l’autre. La sœur servante doit prendre avis de sa sœur : "Ma sœur, irons-nous là ?

Entretien 45. — Cahier écrit de la main de sœur Julienne Loret. (Arch. des Filles de la Charité). Sœur Julienne Loret ajoute en note : "Ces instructions ont été données à nos sœurs Anne Hardemont et Geneviève Doinel, allant à l’établissement de Hennebont ; et à mes sœurs Jeanne-Baptiste et Nicole Haran allant à l’établissement de Montmirail ; et à nos sœurs Marthe (Dauteuil) et Françoise Ménage et Louise Michel, allant trouver nos sœurs de Nantes."

 

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Ferons-nous cela ?" Et si la sœur répond : "Ma sœur, il me semble qu’il serait bien comme cela", faites-le.

Mais, me direz-vous, la sœur servante, doit-elle prendre avis et céder à sa sœur ? Oui-da, elle le doit ; oui-da, il faut qu’elle le fasse ; elle doit céder en tout et être la plus humble ; mais elle doit tenir bon, si la sœur voulait quelque chose contre Dieu et les règles ; elle doit tenir ferme. La sœur doit aussi ne rien faire qu’elle ne le dise à sa sœur, et la respecter beaucoup.

Supportez-vous donc, mes chères sœurs, quand il arrivera quelque petite chose parmi vous ; car cela arrivera. Donnez-vous dès à présent à Dieu pour cela, car il n’y a personne qui ne fasse quelque faute. Ce qui nous semblera faute chez notre sœur ne le sera pas toujours. Parfois c’est nous qui ne sommes pas en humeur d’agréer ce que notre sœur fait ; la chose n’est pas comme nous prétendions, cela nous fâche. Mes sœurs, ne nous étonnons pas d’avoir peine à supporter les autres, puisque nous ne saurions nous supporter nous-mêmes. Ce qui nous plaît aujourd’hui nous déplaît demain ; nous ne sommes jamais en même état ; nous voulons et puis nous ne voulons plus. Nous sommes déplaisants à nous-mêmes. Ah ! mes sœurs s’il vous arrive un sujet de peine, excusez-vous l’une l’autre et pensez : "C’est que je ne suis pas en bonne humeur. Ce n’est pas que ma sœur ait mal fait ; c’est moi qui ne suis pas humble et qui ne puis me supporter moi-même." Enfin, mes sœurs, si vous vous êtes donné quelque mécontentement, demandez-vous-en pardon au plus tôt et toutes deux, à genoux, dites : "Mon Dieu ! ma sœur, je vous ai donné quelque sujet de mécontentement ; je vous en demande pardon." La sœur doit répondre : "Ah ! ma sœur, c’est moi qui vous le demande." Et ainsi faisant, vous conserverez l’union entre vous. N’y manquez pas, mes filles, je vous prie.

 

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Ayez donc, mes filles, grand soin de l’instruction de ces pauvres gens ; apprenez-leur à bien mourir. Quelle consolation d’aider ces bonnes gens à aller au ciel ! Oui-da, vous les conduirez au ciel. Et pour les écolières, vous les instruirez à bien servir Dieu. Ah ! mes sœurs, vous ferez de grandes choses, si vous êtes fidèles à Dieu. Et à propos de ceci, il faut que je vous die que la bonne Madame de Goussault, qui était une grande servante de Dieu (c’est une sainte, mes sœurs ; elle aimait beaucoup votre Compagnie), me dit, la nuit qui précéda celle de sa mort : "Ah ! Monsieur, j’ai été cette nuit beaucoup occupée de Dieu, et j’ai vu devant Dieu une Fille de la Charité. Ah ! Monsieur, qu’elles feront de grandes choses !" Ah ! mes sœurs, que vous serez heureuses, si Dieu est glorifié de vos actions ! Oui-da, il en sera glorifié, si vous travaillez pour l’amour de lui.

Ne vous amusez point à vouloir plaire aux personnes de condition par des compliments et à faire les filles de cour. O mon Dieu ! nenni, mes sœurs, ne cherchez point cela tout serait perdu, mes filles. O mon Dieu ! fuyez bien cela.

Vous irez donc, mes chères sœurs, trouver telles et telles personnes et, si l’on vous mène voir Monsieur l’évêque de ce pays, vous lui ! demanderez sa bénédiction ; vous lui témoignerez que vous voulez vivre entièrement sous son obéissance et que vous vous donnez tout à lui pour le service des pauvres, que vous êtes envoyées pour cela.

S’il vous demande qui vous êtes, si vous êtes religieuses, vous lui direz que non, par la grâce de Dieu, que ce n’est pas que vous n’estimiez beaucoup les religieuses, mais que, si vous l’étiez, il faudrait que vous fussiez enfermées et que, par conséquent, il faudrait dire : "Adieu le service des pauvres." Dites-lui que vous êtes

 

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de pauvres Filles de la Charité, qui vous êtes données à Dieu pour le service des pauvres, et qu’il vous est permis de vous retirer et aussi que l’on vous peut renvoyer.

S’il vous demande : "Faites-vous vœu de religion ?" dites-lui : "Oh ! non, Monsieur, nous nous donnons à Dieu pour vivre en pauvreté, chasteté et obéissance, les unes pour toujours, les autres pour un an."

Enfin, mes chères sœurs, donnez-vous bien à Dieu pour bien faire ce que vous allez faire. Demandez-lui l’esprit de son Fils, afin que vous puissiez faire vos actions ainsi qu’il a fait les siennes ; car, mes sœurs, vous avez le bonheur d’imiter la vie que le Fils de Dieu a menée sur la terre avec ses apôtres. Je lui demande, mes filles, qu’il lui plaise vous remplir de son esprit, vous donnant les vertus qui vous sont nécessaires pour être vraies Filles de la Charité. C’est de quoi je le supplie de tout mon cœur, et, de sa part, je prononcerai les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

Une sœur servante demanda après :

Mon Père, je vous supplie de commander à ma sœur de m’avertir de mes défauts quand je manquerai.

— Oui, ma fille, volontiers, mais il ne faut pas avertir à toute heure ; car ce que nous croyons faute ne l’est peut-être pas ; il faut auparavant faire l’oraison là-dessus et penser : "Ce que ma sœur a fait, est-ce faute de conséquence ?" Et si nous voyons que non il ne faut rien dire. Cela n’est pas grand’chose ; cela ne malédifié personne ; il faut passer par-dessus.

Mais, si Dieu nous montre dans l’oraison que la faute est de conséquence, oh ! il faut avertir ; mais savez-vous comment il le faut faire ? Il faut se mettre à genoux et dire : "Ma sœur, je crois que vous voulez bien que je vous avertisse de cette faute, afin que vous y preniez

 

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garde." Vous agirez donc ainsi, mes chères sœurs.

Je me recommande à vos prières.

 

46. — CONFÉRENCE DU 9 DÉCEMBRE (1)

VERTUS DES SŒURS ANNE DE GENNES, MARIE LULLEN

MARGUERITE BOSSU ET CÉCILE DELAITRE

La première de nos sœurs dont il fut parlé dans cette conférence fut ma sœur Anne de Gennes, qui, étant de noble extraction, quitta tout pour se donner à Dieu dans la Compagnie des pauvres Filles de la Charité, où elle eut le bonheur de persévérer jusqu’à la mort.

Une de nos sœurs qui avait demeuré avec elle, dit que ma sœur de Gennes témoignait de la peine quand on lui parlait de sa noblesse, que cela la mortifiait, qu’elle ne le pouvait souffrir.

— Ah ! mes sœurs, dit M. Vincent, quelle vertu de ne pas rechercher l’estime et de ne pas vouloir qu’on parle de sa famille ! Cette bonne fille cachait ce que les autres manifestent, et s’humiliait de ce qui aurait donné à d’autres sujets de s’élever. Y en a-t-il quelqu’une qui ait demeuré avec ma sœur Anne ?

Une sœur répondit :

Mon Père, j’ai été un peu de temps avec elle.

— Eh bien ! ma fille, quelles vertus avez-vous remarquées ?

— Mon Père, elle était fort patiente dans ses souffrances, ne se plaignant point, ne se lassant point de souffrir. Cependant quelquefois elle craignait d’être à

Entretien 46. Conférences spirituelles tenues pour les Filles de la Charité par plusieurs supérieurs et directeurs de la Compagnie, éd. de 1826, t. III, p. 15 et suiv.

1) L’année est incertaine. Marie Lullen vivait encore le 23 juillet 1649. La conférence est donc au plus tôt du 9 décembre 1649.

 

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charge et avait de la peine de ne pouvoir travailler comme les autres. J’ai aussi remarqué que ma sœur était fort humble : elle croyait toujours que ce qu’elle faisait ne valait rien et que ce que faisaient les autres était beaucoup mieux.

M. Vincent dit à cela :

C’est très bien d’être peiné de ne pouvoir travailler, mais c’est une tentation mes sœurs, de penser être à charge aux autres et de se troubler a cette occasion. Il faut se résigner à la volonté de Dieu à l’égard des maladies qu’il vous envoie, et avoir de vos sœurs la bonne opinion qu’elles sont contentes d’exercer la charité dans les services qu’elles vous rendent.

Une autre sœur dit :

Mon Père, j’ai remarqué que ma sœur Anne s’entretenait souvent avec ses sœurs des pensées que Dieu lui avait données en l’oraison. Elle avait grand soin que les malades qu’elle servait reçussent de bonne heure les sacrements. Elle ne sortait jamais de la chambre d’un malade qu’elle ne lui eût dit quelque parole d’édification. Elle servait les pauvres comme elle aurait servi Notre-Seigneur, et disait qu’elle ressentait plus de contentement quand elle avait été voir ses pauvres que si elle avait reçu une visite de ses parents.

— Ah ! mes sœurs, dit M. Vincent, quelle vertu ! Ah ! la bonne fille, aimer mieux voir les pauvres que voir ses parents et regarder toujours en leur personne celle de Jésus-Christ ! Dieu en soit béni à jamais, mes sœurs ! Cela doit exciter en nous le désir de nous donner tout de bon à Notre-Seigneur pour imiter les vertus qu’on a remarquées en cette bonne fille, qui, comme nous venons de l’entendre, a été humble, patiente, charitable. Surtout imitons son humilité, désirant être inconnues et comptées pour rien ; et pensons que, si nous manifestions le

 

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peu de bien que nous faisons, nous en perdrions tout le mérite devant Dieu.

Mademoiselle, avez-vous remarqué quelque chose ?

— Mon Père, j’ai remarqué en ma sœur Anne un grand amour pour sa vocation surmontant courageusement toutes les difficultés qui s’y rencontraient et qui furent plus grandes pour elle que pour une autre, ayant une santé fort délicate. Néanmoins elle ne se plaignait point, et je ne lui ai jamais entendu dire qu’elle ne pouvait pas faire ce qu’on lui disait. Son amour pour sa vocation parut encore dans sa dernière maladie ayant prié avec instance qu’on la menât à la maison, parce qu’elle désirait y mourir. Elle a montré une grande patience dans ses souffrances ; et lorsqu’étant au lit de la mort, on lui dit : "Vous endurez bien du mal", elle répondit : "Ce que je souffre n’est rien en comparaison de ce que Notre-Seigneur a souffert pour moi". Elle a été soumise et obéissante jusqu’à la fin, car, un moment avant sa mort, la sœur de l’infirmerie l’ayant pressée de prendre quelque chose, quoiqu’elle sentît beaucoup de répugnance à cause des violentes douleurs d’estomac que lui occasionnait tout ce qu’elle prenait, elle le prit cependant, témoignant que c’était pour obéir ; et peu après elle expira.

— Mes sœurs, dit M. Vincent, il y a tout lieu de croire qu’elle est avec le bon Dieu.

Voyons maintenant ce qu’on a remarqué en ma sœur Marie Lullen, qui était native du Mans. Que celles d’entre vous qui ont demeuré avec elle nous disent tout bonnement ce qu’elles ont vu d’édifiant dans sa conduite.

Une sœur dit : Mon Père, j’ai remarqué que cette chère sœur avait une grande charité pour les petits enfants qu’elle était

 

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chargée d’instruire. Pendant qu’elle était à Nanterre, où je l’ai connue avant que j’eusse le bonheur d’être dans la Compagnie, je lui ai vu quelquefois baiser leurs pieds, disant qu’elle pensait baiser les pieds du petit Jésus.

— Dieu soit béni ! dit M. Vincent. Cette bonne fille avait bien raison de croire qu’elle baisait les pieds de l’enfant Jésus. Oh ! que cette simplicité lui était agréable !

Une autre sœur dit :

Mon Père, je rencontrai un jour ma sœur Marie quand elle amenait ses enfants à la messe, et j’admirai sa charité à l’égard d’un pauvre homme qu’elle trouva sur son chemin. Elle lui parla du bon Dieu ; et comme il n’avait pas entendu la messe et ne paraissait pas avoir envie d’y aller, elle fit tant par ses remontrances qu’elle le décida à aller l’entendre.

Une autre sœur dit :

J’ai remarqué qu’elle était humble et paraissait contente quand on la reprenait. Et comme un jour on l’avait un peu mortifiée, lui voyant un air satisfait, je lui témoignai ma surprise elle me répondit : "Ma sœur, il faut que je m’anéantisse, afin que Jésus vive en moi..

—Oh ! que voilà une bonne parole ! dit M. Vincent : il faut que je m’anéantisse ! Et elle se réjouissait lorsqu’on la reprenait ; Dieu soit béni et glorifié ! Je ne m’étonne pas que M. le Curé de Nanterre s’en soit beaucoup loué, quoiqu’il ne donne pas facilement des louanges. Mais il paraît que cette chère fille avait une vertu au-dessus du commun.

Une autre sœur dit :

J’ai connu ma sœur Marie Lullen lorsqu’elle était encore au Mans avant qu’elle vînt ici, et je me rappelle qu’elle et une autre fille quittèrent leurs habits du monde et prirent un habit gris ; ce qui leur occasionna beaucoup de moqueries et railleries de la part de ceux qui

 

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désapprouvaient ce changement. Elles commencèrent à servir les pauvres à l’hôpital du Mans. Elles mirent un grand ordre dans cette maison, où jusqu’alors il n’y en avait pas eu beaucoup. Bien des personnes trouvèrent à redire, et elles furent fort persécutées à ce sujet, mais elles souffrirent cela courageusement. Enfin notre bonne sœur, voulant se donner entièrement à Dieu, se détermina à quitter sa famille, qui était fort aisée et où elle pouvait bien avoir toutes ses satisfactions ; mais son amour pour Dieu lui fit tout quitter courageusement pour venir à Paris dans notre Communauté.

— Mes sœurs, dit M. Vincent, Dieu avait sans doute de grands desseins sur cette fille. M. Portail ne vous semble-t-il pas qu’il y a quelque chose en cela ? Pour moi, je suis ravi de ce que l’on vient de dire. Je n’ai jamais de plus grande consolation que d’entendre le récit des vertus de nos sœurs, parce que c’est visiblement l’œuvre de Dieu. Qu’il en soit à jamais béni !

Si quelqu’une a encore remarqué quelque chose, qu’elle le dise ; car, voyez-vous, mes sœurs, on manifeste la gloire de Dieu en parlant des vertus de vos sœurs. Il les avait mises en elles pour les sanctifier, et il veut aussi que nous en fassions notre profit en les imitant. Mademoiselle, dites-nous ce que vous savez ?

— Mon Père, cette bonne fille était toute à Notre-Seigneur, qui l’avait choisie. C’était une âme privilégiée. Elle s’affectionnait particulièrement à la pratique des vertus cachées ; elle était fort humble. J’ai remarqué aussi sa pratique et sa soumission dans le temps qu’elle était malade, prenant les petites choses qu’on lui présentait, sans montrer de dégoût ; elle ne témoignait pas de peine quand on ne lui accordait pas ce qu’elle demandait.

— Oh ! mes sœurs, dit M. Vincent, c’est ainsi qu’il faut agir quand on est malade, et ne point dire : "Cette

 

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médecine n’est pas bien faite, je ne pourrai la prendre." Parler ainsi et témoigner ses goûts, c’est une marque de grande imperfection. Si quelqu’une se satisfait au boire et au manger, recherche le goût des viandes, oh ! mon Dieu ! qu’elle prenne garde à elle, car ces personnes-là ne sont jamais guère vertueuses. Oh ! que vous seriez coupables, mes filles, si vous ne profitiez pas des bons exemples de nos sœurs, dont on vient de nous dire de si belles choses !

Voyons la troisième dont nous avons à parler. Qu’est-ce qui a demeuré avec ma sœur Marguerite Bossu ?

Une sœur dit :

J’ai demeuré avec elle un peu de temps. J’ai remarqué qu’elle avait un grand amour pour les pauvres et aussi que, quand je la reprenais de quelque chose, elle acceptait bien l’avertissement et ne disait rien pour s’excuser.

— Elle était, ajouta M. Vincent, fort douce et bien silencieuse. Mademoiselle voulez-vous nous en dire quelque chose ?

— Mon Père, j’ai connu en elle une grande affection pour sa vocation, ayant surmonté les difficultés que lui firent ses parents, qui se décidèrent avec beaucoup de peine à la laisser venir ; mais elle les quitta courageusement ; et quand elle fut reçue, elle était si remplie de joie qu’elle n’eût pas voulu pour tous les biens du monde quitter la communauté. Elle n’y a été qu’un an, mais sa ferveur l’a rendue digne de recevoir le salaire, comme les ouvriers qui vinrent à la dernière heure et qui reçurent autant que ceux qui avaient travaillé toute la journée. Aussi je pense que Notre-Seigneur a été aussi content du service que lui a rendu cette bonne fille, que si elle l’avait servi bien des années, parce qu’elle avait effectivement le désir de le servir et honorer toute sa vie, si longue qu’elle eût été. Ma sœur Marguerite était fort

 

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douce et faisait tout ce qu’on lui disait, ne trouvant jamais à redire. Elle était fort obéissante, aimait beaucoup la communauté ; ce qu’elle a bien montré lorsque, étant malade, la sœur qui demeurait avec elle lui dit qu’il fallait aller à la maison ; et quoiqu’elle fût bien incommodée, elle se leva de suite et témoigna grand plaisir d’y venir.

— Ah ! la bonne fille ! dit M. Vincent, voilà qui est bien d’aimer de venir à la communauté ! Elle a bien montré qu’elle n’aimait que Dieu, puisqu’elle avait un si grand détachement de tout. Elle a quitté sans peine la maison, où elle était bien, pour faire la volonté de Dieu. C’est ainsi qu’il faut faire, mes sœurs, et ne jamais chercher de prétextes pour vous dispenser de faire ce qui vous est commandé.

Une autre sœur dit :

Mon Père, j’ai remarqué que ma sœur Marguerite avait beaucoup de zèle pour apprendre ce que nous sommes obligées de savoir, et aussi une grande retenue dans ses paroles ; elle n’aurait pas voulu particulièrement dans le temps du silence, en dire une sans nécessité, ce qui me donnait de la confusion en moi-même de voir sa vertu et d’en être si éloignée. Elle s’entretenait toujours de quelque chose d’édifiant, particulièrement du bonheur de sa vocation.

— Dieu soit béni à jamais ! Que voilà de bonnes pratiques ! M. Portail cela ne vous touche-t-il pas d’entendre le récit de si belles vertus ?

Nous avons encore à parler de ce qu’on a remarqué en notre sœur Delaître. Qui a demeuré avec elle ?

— Mon Père, répartit Mademoiselle, cette chère sœur n’est pas sortie de la maison. Elle n’était ici que depuis quatre mois. On l’exerçait au service des pauvres de Saint-Laurent.

 

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— Eh bien ! Mademoiselle, qu’avez-vous remarqué en elle ?

— J’ai remarqué une grande douceur, beaucoup de soin des malades, néanmoins sans empressement, ni inquiétude. Elle était active et laborieuse et ne se faisait pas valoir pour le travail qu’elle faisait. Elle avait grande disposition au bien et le désir de se perfectionner grand support pour les sœurs, très obéissante à ses supérieurs ; et durant sa maladie, elle a souffert avec beaucoup de patience. Tout son regret était de n’avoir pas longtemps servi les pauvres.

— Oh ! la bonne fille ! Quoique jeune dans la Compagnie, elle était ancienne dans la vertu. En ce peu de temps qu’elle y a duré, elle a accompli ce qu’on pourrait faire en six et même dix et douze ans. O mes sœurs, quel bonheur d’être parmi ces plantes qui portent de tels fruits ! Mais aussi quelle confusion de se voir dans la vanité d’esprit, dans le désir de se satisfaire ! S’il y en avait quelqu’une d’entre vous qui désirât être vue, être connue et qui cherchât à être remarquée ; s’il s’en trouvait, dis-je, quelqu’une, il faudrait s’humilier devant Dieu et dire : O mon Dieu ! Que dirai-je, que ferai-je, que répondrai-je au jour du jugement, quand il me sera reproché d’avoir vécu avec les épouses de Jésus-Christ, avec des filles remplies de vertu, et de n’avoir pas suivi leurs exemples ! Oh ! s’il y en avait qui recherchassent l’estime des créatures, qui voulussent être applaudies, oh ! quel malheur ! il n’en faudrait pas davantage pour attirer la malédiction de Dieu sur toute la Compagnie. Oh ! je veux croire que vous êtes toutes dans la disposition d’être à Dieu tout de bon. Ne me promettez-vous pas, mes filles, de vous résoudre à travailler à votre perfection, à n’avoir plus aucune bonne opinion de vous-mêmes ? Car sitôt qu’une personne a bonne opinion

 

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d’elle-même, elle s’éloigne de Dieu. Résolvez-vous donc, mes filles, à renoncer à votre volonté pour ne plus vouloir que l’accomplissement de la sainte volonté de Dieu. Toutes les sœurs répondirent :

Oui, mon Père ; c’est tout notre désir.

— C’est ce que j’espère, répliqua M. Vincent, moyennant la grâce de Dieu, et, de sa part, je prononcerai les paroles de la bénédiction, le priant qu’en même temps que je les dirai, il remplisse nos cœurs, et à vous et à moi, du désir d’acquérir les vertus dont nous avons entendu le récit.

Benedictio Dei Patris…

 

47. — CONFÉRENCE DU 5 MARS 1651

SUR LA CONFESSION

Mes chères sœurs, le sujet de cette conférence est de la confession. Il se divise en trois points. Le premier est des raisons qui obligent les Filles de la Charité à savoir bien se confesser ; le second, des fautes qu’elles peuvent faire en leurs confessions ; le troisième, des moyens de faire de bonnes confessions. C’est un grand sujet, mes sœurs, bien important ; et faute de nous bien confesser, nous sommes en danger de faire souvent des sacrilèges.

Ma sœur, dites-nous, s’il vous plaît, vos pensées.

— Monsieur, sur le premier point, j’ai pensé qu’une des raisons qui nous obligent à nous savoir bien confesser, c’est que nous ne pouvons pas bien enseigner les malades

Entretien 47. — Cahier écrit par sœur Julienne Loret. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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à se bien confesser si premièrement nous ne le savons faire.

Une autre raison est que ce sacrement est comme un second baptême, en tant qu’il nous remet en grâce ; c’est ce qui nous oblige à nous en approcher avec grande préparation.

Les fautes qui s’y peuvent commettre sont : n’avoir pas une pureté d’intention d’y aller purement pour nous mettre en état de plaire à Dieu ; rechercher trop notre propre satisfaction.

Les moyens de se bien confesser sont une grande humilité et la pensée de l’énormité du péché, etc.

— Voilà qui est bien, ma fille. Dieu vous bénisse ! Et vous, ma fille, dites-nous vos pensées.

— Mon Père, il me semble que, si nous ne faisons une bonne confession, nous sommes en danger de faire un sacrilège.

— Ma sœur met pour première raison que, si la confession n’est bien faite, nous faisons un sacrilège, et nous augmentons le nombre de nos péchés, et, a, u lieu de dix que nous avions, nous en remportons onze et si l’on meurt là dedans, mes chères sœurs, l’on est damné. Et quelles fautes peut-on faire en se confessant ?

— Mon Père, il me semble que c’est de ne se pas bien examiner, de déguiser son péché et de ne le pas faire connaître tel qu’il est.

— Hélas ! oui mes sœurs, amoindrir sa faute et faire qu’on ne la connaisse pas telle qu’elle est, c’est une grande faute. Qu’il y aura de monde damné pour cela !

— Mon Père, c’est, me semble-t-il, la vanité qui fait que l’on s’excuse, et nous voudrions bien que l’on ne vît pas nos fautes si grandes qu’elles sont.

— Oui-da, c’est un esprit de vanité, un esprit de démon, quand au lieu de s’accuser, l’on s’excuse. Ah ! mes

 

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sœurs, cela ne discrédite pas une fille de faire connaître ses fautes. Oh ! non au contraire quand elle se déchire et dit : "J’ai fait cela et cela, je suis si misérable que d’avoir fait cela !" alors on voit que c’est l’esprit de Dieu qui la fait parler.

— Et vous, ma sœur, pour quelles raisons vous semble-t-il que les Filles de la Charité doivent bien savoir se confesser ?

— Mon Père, il m’a semblé que notre prédestination dépend d’une bonne confession et que nous devons penser que c’est peut-être la dernière fois que Dieu nous fera la grâce de nous confesser.

— Oui-da, mes chères sœurs, notre prédestination dépend peut-être de cet acte, et, à ce propos, je vous dirai que, dans une assemblée, des prélats m’avouèrent qu’ils avaient pris pour résolution toutes les fois qu’ils se confesseraient ou célébreraient, de penser que ce serait peut-être la dernière fois. Voyez, mes sœurs, des prélats nous montrent cet exemple !

— Il m’a aussi semblé que, si Dieu me fait la grâce de retourner encore une autre fois à confesse, je pourrai aller mieux disposée à une autre.

— Notre sœur dit que nous pouvons faire une bonne confession pour nous préparer à une autre. Cela se peut, car se bien confesser afin de mieux se confesser une autre fois, c’est tout bon, et en effet le bon usage des grâces que Dieu nous donne n’est pas seulement méritoire pour l’action présente, mais aussi pour la prochaine et pour toutes les autres.

Mais dans quels défauts peut-on tomber en sa confession ?

— On peut négliger ses fautes, pensant que ce n’est pas grand’chose et qu’une autre fois l’on fera mieux, ou bien les diminuer, de peur que l’on nous mésestime.

 

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— Notre sœur dit que, si on laisse couler des fautes par quelque motif que ce soit, qu’arrivera-t-il ? Ah ! mes sœurs de grands malheurs. L’esprit malin s’en rend le maître. Enfin celle qui manque à se bien confesser tombe dans de grandes fautes toute seule et en compagnie. Mais, quand, au contraire, nous en avons fait une bonne tout aussitôt la grâce de Dieu nous est redonnée, toutes les bonnes œuvres que nous avions faites reviennent, avec augmentation de foi, d’espérance, de charité et d’amour de Dieu, la tempérance, l’humilité, enfin tout le reste.

Et vous, ma sœur, quelles raisons ont les Filles de la Charité de se savoir bien confesser ?

— Mon Père, je crois que c’est pour acquérir la grâce de Dieu.

— Voilà qui est bien : pour acquérir la grâce de Dieu. Nous devrions être heureux que tout le monde connût nos fautes ; un saint a dit qu’il faut être prêt à dire ses péchés en plein marché.

— Les fautes que nous commettons en confession sont le respect humain, qui vient ou de la vanité, ou même par coutume ; et le manque de contrition ; ce qui est d’autant plus à craindre que quelquefois nos fautes paraissent légères Il me semble qu’il est bon de dire quelque grande faute de la vie passée et même plusieurs.

— Oui, c’est un grand moyen, pour s’exciter à contrition, de dire quelques grands péchés de sa vie passée : "Ah ! mon Dieu ! j’ai fait cela et cela en ma jeunesse" ; car il est à craindre que l’on n’ait pas assez de regret des fautes ordinaires.

Mais dites-moi, ma sœur, si une fille va à confesse sans témoigner du regret de ses fautes, sa confession est-elle bonne ?

— Non, c’est le principal que la contrition,

 

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— Mais, ma sœur, s’accuser toujours des mêmes fautes, est-ce bien ?

— Non, car l’on doit travailler à se corriger, mais, quand il arrive qu’on y est retombé, il faut le dire.

— Voyez-vous, mes sœurs, il faut que je le dise pour quelques âmes scrupuleuses, il est certaines fautes dans lesquelles l’on ne peut pas s’empêcher de tomber. Les saints mêmes, au dire du Saint-Esprit tombaient sept fois le jour ; c’étaient des vagations d’esprit, des pensées légères, même en leurs prières, et d’autres fautes semblables Et cependant cela peut donner de la peine à une pauvre fille. Oh ! que faut-il faire alors ? Quand l’on retombe toujours en ses fautes il faut s’humilier devant Dieu, désirer d’être unis à lui et dire : "Ah ! mon Dieu, que j’ai sujet de m’humilier devant vous et de souhaite de vous voir !" et puis avec patience faire des actes d’espérance d’humilité, se donner à Dieu, s’exciter à la contrition et au propos de s’amender.

Mais, dites-moi, ma sœur, une fille qui ne trouverait pas bons les avertissements qu’on lui donnerait, ferait-elle une bonne confession ?

— Non, mon Père.

— Est-ce un défaut, ma sœur, que le choix des confesseurs ?

— Oui, mon Père.

— Que pensez-vous, ma sœur, d’une fille qui veut un confesseur et n’en veut pas un autre ?

— Mon Père, une fille qui veut un confesseur et n’en veut pas un autre a une attache trop grande et se recherche elle-même.

— Oh ! mais, me direz-vous, c’est qu’il me connaît mieux et ce qu’il me dit me touche davantage. — Ce n’est pas cela, mes sœurs, c’est une attache, pour ne dire pas amour, qui deviendrait mauvaise par la continuation.

 

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Mes chères sœurs, croyez-moi, c’est une inclination pour cette humeur-là, et pour dire le mot, c’est un engagement de cœur, lequel, si l’on n’y remédie vitement, peut faire que la confession soit nulle. Je prie Dieu qu’il fasse la grâce à nos sœurs de ne s’attacher jamais à aucun confesseur, ni en cette paroisse-là, ni en cette autre, et je fais de tout mon cœur cette prière à Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, pour vous toutes, à ce que le confesseur ne s’attache point, parce que c’est ce qui le perdrait. Dieu aidant, je dirai, non pas demain, mais mercredi, la sainte messe à cette intention, mes sœurs.

Y a-t-il faute à dire que le confesseur est trop rude ou trop doux, ou à vous plaindre qu’il ne dit rien ?

— Oui, mon Père.

— Est-ce un mal de dire : "S’il allait répéter les péchés qu’on lui a dit !" Faire connaître ce qu’il vous a dit, est-ce encore un mal ?

— Oui, mon Père.

— Oui sans doute, mes sœurs, c’est un mal, et bien grand, car le pénitent est aussi obligé au secret que le confesseur ; et une personne qui va dire : "Il m’a dit cela et cela", pèche beaucoup.

S’il la porte au mal, s’il dit quelque belle parole de flatterie, par exemple : "Aucune ne m’a tant plu et ne m’a tant donné de satisfaction dans la conduite, que la vôtre", ou toute autre parole qui témoigne affection, ah ! mes sœurs, gare à cela ! ah ! mon Dieu ! que cela est dangereux ! Qu’elle le dise. Mais à qui ? A ses supérieurs, et non à d’autres.

Et vous, ma sœur, dites-moi, une fille qui dispute pour sa pénitence, ou même refuse celles qui lui sont données, et ne veut pas se confesser à tel, parce qu’il

 

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donne des pénitences qui ne sont pas selon son humeur, fait-elle mal ?

— Oui, mon Père, et il me semble que c’est une grande faute.

— Grande faute sans doute, mes sœurs ; il me souvient, à ce propos, d’une belle parole de saint Augustin : "Une personne qui refuse sa pénitence refuse le pardon."

Une personne qui va à confesse sans examiner sa conscience, sans contrition, ou sans désir d’accepter la pénitence, ou de restituer le bien d’autrui qu’elle a, commet-elle une faute ?

— Oui, mon Père.

— Jamais, le péché n’est remis sans la restitution.

Épargner sur le bien des pauvres en quelque paroisse pour se l’approprier, est-ce un péché ?

— Oui mon Père.

— Ah ! Dieu ! mes sœurs, c’est un sacrilège ; car c’est prendre quelque chose de Dieu à Dieu et se l’appliquer à soi-même, et je ne crois pas qu’une seule parmi vous tombe dans ce péché, non, il n’y en a point, par la grâce de Dieu ; car, mes sœurs, jamais ce péché n’est remis sans restitution, et non seulement pour le bien, mais aussi pour l’honneur.

Jamais il ne faut parler d’autrui, même en confession, si vous ne pouviez cacher le mal d’autrui, il vaudrait mieux taire votre propre péché. Mais est-ce ôter l’honneur à une fille que de dire ses fautes à sa supérieure pour que celle-ci y remédie ? Ah ! nenni, il le faut dire ; mais à d’autres jamais ; car ôter du bien, cela n’est rien ; mais ôter l’honneur, c’est tout perdre. Ah ! mes sœurs, si cela vous est arrivé, je vous en prie, ne recommencez plus.

 

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Et vous, ma sœur, dites-nous, je vous prie, vos pensées.

— Mon Père, la première raison d’apprendre à nous bien confesser est que, sans cela, nous serions souvent en danger de faire des sacrilèges. La seconde raison est que nous ne pourrions pas l’enseigner aux pauvres, ni même aux écolières dans les écoles, si nous ne le savions bien faire nous-mêmes.

— Voilà, mes sœurs, une bonne raison : parce que vous avez des pauvres céans, et principalement des écolières, à qui vous devez apprendre à faire de bonnes confessions.

C’est pourquoi Monsieur (Vincent) (1), s’adressant au prêtre qui l’accompagnait, lui dit :

Je vous prie de dresser un mémoire de tout ce qu’il faut apprendre sur ce sujet aux écolières ; la sœur qui a soin des nouvelles venues le leur apprendra, car c’est de très grande importance ; et je vous en prie, tous les ans, tant que nous vivrons, nous ferons un entretien sur ce sujet ; je vous prie, Monsieur, Mademoiselle, et vous, ma sœur de me le rappeler.

Poursuivez, ma sœur.

— Mon Père, parmi les nombreuses fautes que l’on peut faire en se confessant, j’en ai remarqué trois principales. Premièrement parler trop. Cela arrive quand an dit des fautes que l’on n’a pas faites quand on parle des affaires domestiques, quand on découvre les fautes de son prochain, et enfin quand on s’entretient de choses qui ne sont point de la confession.

Secondement, parler trop peu ; par exemple, quand

1). Le manuscrit porte Portail. La distraction du copiste est manifeste. C’est sans aucun doute saint Vincent qui parle. Le prêtre qui l’accompagnait devait être Mr. Portail.

 

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on ne dit pas le nombre, ni les circonstances de ses péchés plus notables, quand on retient quelques péchés, de peur que le confesseur ne les redise ce qu’on ne devrait jamais craindre, ou pour tout autre motif.

Troisièmement, ne pas bien parler, c’est-à-dire déguiser ses péchés pour qu’ils ne paraissent pas ce qu’ils sont, ou s’exprimer comme si on doutait : "Si j’ai fait cela ou cela, j’en demande pardon à Dieu", alors qu’on ne doute pas, ou s’excuser, ou retenir un péché pour le dire à un autre confesseur. Il me semble que toutes ces choses sont grandes fautes.

Pour les moyens de faire une bonne confession, il suffit, ce me semble, d’observer les cinq points, avec la grâce de Dieu.

— Voila qui est bien, ma sœur, Dieu vous bénisse ! Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Mon Père, vous plaît-il que je vous pose une question sur ce qui a déjà été dit ?

— Oui, bien volontiers.

— Si le confesseur n’a intention de donner l’absolution qu’en cas que l’on fera la pénitence qu’il enjoint, celui qui ne fait pas la pénitence a-t-il reçu l’absolution ?

— Non, mes sœurs ; le confesseur ne vous donne l’absolution qu’à condition que vous ferez la pénitence qu’il vous enjoint, et vous ne la recevez point si vous ne faites la pénitence.

Mademoiselle reprit :

J’ai pensé, pour première raison, que le sacrement de pénitence bien reçu aide beaucoup les âmes à glorifier Dieu, les mettant en cet état par la réconciliation qui se fait avec sa bonté, qui lui pardonne tous ses péchés.

Une seconde raison est que, si nous ne faisons notre

 

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possible pour bien recevoir ce sacrement, nous méprisons en quelque façon la grâce que Dieu nous offre en ce sacrement, par lequel nous est appliqué le mérite de la mort du Fils de Dieu.

Et pour troisième raison, nous nous mettons en danger de mourir impénitentes et hors la grâce de Dieu ; ce que nous méritons bien, l’ayant refusée.

Au second point, les fautes que l’on peut faire contre la préparation à se bien confesser sont en grand nombre ; mais il y en a trois ou quatre principales. L’une est de n’avoir pas le désir de se corriger, étant dans une disposition qui nous empêche de connaître nos fautes, ou de ne les pas avouer ; ce qui empêche que l’on les puisse déclarer.

Une autre faute est de ne se pas exciter à avoir douleur sensible, ou simplement douleur, en la volonté, d’avoir offensé Dieu ; ce que nous pourrions faire facilement, nous appliquant à considérer la bonté de Dieu et l’amour qu’il nous porte et notre malice de l’avoir offensé.

Une troisième faute est la crainte de faire connaître nos péchés, en la manière qu’ils sont, à notre confesseur. Et une très grande et griève, de ne pas faire attention, sur chacun ou sur tous en général, de travailler à nous corriger et de demander à Dieu la grâce pour ce sujet.

Au troisième point, des moyens de nous disposer à faire bien nos confessions, la première chose que nous devons faire est d’avoir une grande estime et un grand désir de recevoir ce sacrement, et, pour cela, être bien instruites de ce qui nous sert.

Secondement, aller au confessionnal dans la vue que nous sommes criminelles ; penser que c’est à Dieu que nous allons parler, sans considérer la personne du prêtre qui nous écoute ; nous accuser le plus criminellement et

 

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intelligiblement que nous pouvons, sans faire connaître que d’autres sont en cause que nous avons offensé Dieu, et surtout nous gardant bien de dévoiler la personne complice de notre mal sans très grande nécessité ; ne rien retenir. En dernier lieu, après avoir fini notre accusation, il faut demeurer dans la confusion que nos péchés nous doivent avoir donnée, écouter avec grande révérence et humilité l’avertissement de notre confesseur, recevoir la pénitence avec étonnement que Dieu permette qu’il nous soit si peu donné, renouveler notre attention à un grand regret d’avoir offensé Dieu, et, dans l’attente de sa miséricorde, écouter la sainte absolution, nous représentant qu’alors le mérite du sang du Fils de Dieu répandu sur nos âmes efface nos péchés. Ainsi on est tout nouvellement remis en grâce et rendu agréable à la Sainte Trinité.

— Dieu soit loué, mes sœurs ! Je suis grandement édifié de tout ce qui a été dit. Je crois que vous vous confessez bien, et je puis vous dire, pour la consolation de plusieurs, que, tant que je vous ai confessées, j’y ai eu grande consolation ; la plupart faisaient fort bien, et je veux croire que vous faites encore mieux et que l’on n’est pas tombé, au contraire, que vous faites toujours de mieux en mieux. Courage donc, mes chères sœurs ! Que vous serez heureuses si vous faites vos confessions avec les circonstances que l’on a dites d’un bon examen, de contrition, d’un ferme propos de s’amender, d’une confession entière et d’une satisfaction parfaite ! Béni soit Dieu, mes sœurs ! Car c’est la base de la perfection, et je veux croire que, si vous faites ainsi, Dieu vous comblera de ses grâces. C’est de quoi je le prie de tout mon cœur, quoique très indigne ; et, de sa part, je prononcerai sur vous les paroles de bénédiction.

Benedictio Dei Patris…

 

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48. — CONFÉRENCE DU 14 JUILLET * (1650) (1)

SUR L’INDIFFÉRENCE

Mes filles, voilà donc le sujet de ce présent entretien, qui contient la disposition dans laquelle une Fille de la Charité doit être pour aller en quelque lieu que ce soit, qu’elle soit envoyée ou appelée, et avec quelque sœur que ce puisse être, et les moyens de s’empêcher de donner entrée aux faiblesses qui leur pourraient donner envie d’en sortir.

Ma fille, vous plaît-il me dire vos pensées là-dessus ?

— Sur les raisons que nous avons d’aller en quelque lieu que ce soit, il m’a semblé que c’est pour obéir à la volonté de Dieu, pour satisfaire à ce que nous avons promis en entrant en la Compagnie lorsqu’on nous a dit qu’il nous faudrait aller partout où l’on nous enverrait, et pour imiter les apôtres, qui allaient partout sans aucune répugnance. Pour les sœurs, je crois qu’il ne faut point avoir de préférence, mais nous soumettre à toutes de bon cœur, nous attribuant toujours la faute des difficultés qui se rencontrent.

Une autre sœur dit sur le même point :

La première raison que nous avons d’aller où l’on nous envoie et d’accepter la sœur que nous trouvons, c’est que nous sommes obligées de vivre sous l’obéissance et que nous sommes assurées qu’ainsi nous faisons la volonté de Dieu et travaillons à notre salut. De plus c’est par le

Entretien 48. — Cahier de sœur Hellot. (Arch. des Filles de la Charité.)

1). Cette conférence a été prise par sœur Hellot, morte entre le 7 août 1650 et le 13 avril 1651 ; il y est fait allusion à un passage de la lettre écrite par M. Nacquart le 9 février 1650 et arrivée à Paris la même année,* elle ne peut donc être que de 1650,

 

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changement de lieu que nous imitons la vie des apôtres car, comme ils allaient pour prêcher Jésus crucifié, ainsi nous devons aller en plusieurs lieux et par notre bon exemple faire connaître qu’il y a un Dieu pour lequel nous travaillons. Pour les sœurs, nous devons avoir toutes un même esprit, et, par ce moyen, nous n’aurons pas de peine d’être avec l’une ou l’autre.

Remarques d’une autre sœur :

Sur les raisons que nous avons d’aller partout où nos supérieurs le trouvent bon, il m’a semblé que c’est nous y disposer que faire provision d’une grande charité et de soumission pour supporter celles qui ne seraient selon notre esprit.

Une autre sœur dit, sur le même point, qu’à cela nous obligent la vertu d’obéissance, le bon exemple que nous devons donner et la participation au mérite de la communauté.

Remarques d’une autre sœur :

Une autre raison d’être toujours disposées à aller n’importe où et avec quelque sœur que ce soit, est de penser que nous nous sommes données à Dieu pour cela et que là où nous allons, nous trouverons Dieu et le glorifierons, si nous sommes fidèles à ce qu’il demande de nous. Une autre raison est que, quoique nous soyons éloignées de la maison et de nos sœurs, nous leur sommes toujours unies et participons à tout le bien qui s’y fait. Une troisième raison est que, quelle que soit la sœur que nous trouvons, c’est Dieu qui nous a liée à elle, et partant c’est pour notre avancement. Si elle est d’une humeur qui nous semble incompatible, nous pouvons penser que Dieu l’a permis pour nous donner occasion de pratiquer quelque vertu et spécialement la douceur et la patience, et que les saints eussent été bien aises de trouver de semblables sujets pour s’exercer, puisque nous en savons qui

 

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volontairement s’étaient obligés à vivre avec des personnes de fâcheuse humeur, afin de glorifier Dieu par la soumission qu’ils leur rendaient.

Mademoiselle, priée par notre très honoré Père de dire ce que Dieu lui avait donné de lumières sur ce sujet, dit :

Pour première raison que nous avons d’être toujours et en tout temps disposées à aller partout et avec quelle que ce soit de nos sœurs, j’ai pensé que cette disposition était entièrement nécessaire, d’être attachée au dessein de Dieu, en cet établissement de la Compagnie, qui ne pourrait, sans cela, lui rendre la gloire que sa bonté en veut tirer, ni le service que nous devons aux pauvres.

La deuxième raison est qu’en cette disposition nous donnons créance à la vérité de l’attribut que Dieu se donne, d’être un Dieu jaloux, et qu’il veut entièrement notre cœur, étant disposées sans aucune réserve à faire sa sainte volonté, dont nous sommes averties infailliblement par celle de nos supérieurs.

Et la troisième est qu’une Fille de la Charité, sans cette disposition, ne peut être dite véritablement de la Compagnie, puisque son exemple seul, s’il était écouté, serait capable d’apporter de grands empêchements et désordres à toutes les autres ; et même il serait à craindre que ce fût le commencement de la ruine totale de la Compagnie.

Le deuxième point était de ce que les Filles de la Charité doivent faire pour s’empêcher de donner entrée en leur esprit aux faiblesses et légèretés qui les pourraient porter à vouloir se séparer de leur sœur.

Sur quoi une sœur dit :

J’ai pensé que ce que nous pouvons faire pour remédier à ces faiblesses et légèretés qui nous viennent en l’esprit est de nous mettre au pied de la croix et de penser

 

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aux souffrances du Fils de Dieu dans les difficultés qui se présentent.

Remarques d’une autre sœur :

Il m’a semblé que le moyen de remédier à ces faiblesses et légèretés est de les regretter aussitôt que l’on s’en aperçoit, sans faire aucune réflexion dessus.

Remarques d’une autre sœur :

Il m’a semblé qu’un bon moyen pour empêcher l’effet de ces faiblesses et légèretés est de ne point découvrir nos petites difficultés aux personnes séculières, parce qu’elles pourraient nous donner des remèdes contraires à notre mal, mais bien de les dire à nos supérieurs.

Une autre sœur dit qu’elle ne voyait pas de plus souverain remède contre le mal que pouvaient causer ces faiblesses et légèretés, qu’un grand désir de souffrir. Ce désir étoufferait toutes nos répugnances et nous empêcherait de les communiquer à tout autre qu’à nos supérieurs.

Une autre sœur dit que, quand ces pensées nous arrivent, il est bon de penser que c’est la volonté de Dieu, d’adorer cette même volonté, de prendre pour tentation les raisons qui nous pourraient persuader le contraire et de demander secours à Dieu pour n’y point succomber.

Mademoiselle dit là-dessus :

Un des moyens pour empêcher que nous n’ayons des dispositions contraires à celle-là est de nous donner souvent à Dieu en nos oraisons et saintes communions sans aucune réserve. Un autre moyen est, sitôt que nous nous apercevons de quelque sorte d’aversion ou de peine pour le lieu ou les personnes avec qui nous sommes, ou même notre sœur, ou quelques-unes de nos sœurs, si nous sommes plusieurs de ne point laisser prendre racine à cette passion, mais, dans le commencement, avoir soin de faire des actes contraires, faire nos communions à cette

 

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intention, et, si nous ne sentons pas que cela nous donne force, examiner avec soin d’où cela peut venir, en demander pardon à Dieu, se renouveler avec la pensée des premières ferveurs qui nous ont fait donner à Dieu ; que si cela continuait quelque temps, nous plaindre à nos supérieurs de notre tentation et de nous-mêmes et suivre exactement les conseils que Dieu permettra qu’ils nous donnent, lui en demandant humblement la grâce, priant pour cela la sainte Vierge et notre bon ange.

Après que toutes les sœurs interrogées eurent parlé (nous ne les avons pas mentionnées toutes, parce que plusieurs se rencontrèrent dan, les mêmes pensées), notre très honoré Père commença en ces termes :

Avant toute autre chose, mes filles, je vas vous dire la manière dont vous devez rendre compte de votre oraison. Il faut que celles qui écrivent mettent sur leur billet : la conférence est d’un tel sujet ; le premier point est de telle chose ; sur quoi, la première raison m’a semblé être telle chose ; la seconde, telle autre ; ainsi de suite. Après, ce sera le second point, qui est des moyens ; dire un premier, un second, un troisième et un quatrième moyens, distinguant le second du premier et le troisième du second, afin de se faire entendre. Je pense, mes filles, qu’il sera bon de faire une conférence exprès, laquelle vous ne préparerez point, afin d’avoir à trouver des raisons sur l’heure même. Ce n’est pas, mes chères sœurs, que, par la miséricorde de Dieu, vous n’ayez pris les points du présent entretien et que vous n’ayez fait choix de raisons et de moyens, tous propres au sujet. Oh ! cela se voit, par la grâce de Dieu, et je l’en remercie de tout mon cœur, et je prie sa divine bonté de vous graver dans le cœur à chacune ce qui a été dit et se dira en cette présente conférence.

Il y en a parmi vous qui ont dit de si fortes raisons,

 

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si bien prises et si bien déduites, qu’un prédicateur n’en ferait pas davantage et cela se peut dire de toutes. Oui, mes filles, toutes, tant que vous êtes, avez dit et des raisons et des moyens suffisants, tant celles qui ont écrit, que celles qui ont parlé. Nous pouvons dire que Dieu vous a toutes éclairées et que toutes vous avez trouvé les secrets pour combattre contre votre ennemi, si ce n’est celles qui n’ont pas été averties à temps pour faire oraison ; et c’est ma faute, car je le devais faire savoir plus tôt.

Une d’entre vous a dit que c’était la volonté de Dieu que les Filles de la Charité allassent où elles seraient envoyées, et elle a fort bien dit. Que Dieu la bénisse, s’il lui plaît ! C’est la volonté de Dieu que les Filles de la Charité aillent et viennent en cette paroisse, en ce village, en cet hôpital, en cet autre, sans se soucier ni se mettre en peine si c’est avec celle-ci, si avec cette autre, si pour longtemps si pour peu de temps. O mes filles, il ne faut pas douter que ce ne soit la volonté de Dieu ; et ce l’est tellement que, comme on l’a fort bien remarqué, c’est ce qu’il a voulu de la Compagnie dès lors que, par sa bonté infinie, il lui a donné commencement. Et puisque c’est la volonté de Dieu et que nous la connaissons par la bénédiction qu’il donne aux emplois où il permet que vous soyez appelées, pourquoi s’en trouverait-il qui ne la voulussent pas faire, ou qui ne la fissent pas avec plaisir ? Car que faire en ce monde sinon la très sainte volonté de Dieu ? Comme il a été dit, Notre-Seigneur n’est venu en ce monde que pour la faire. O mon Dieu ! la belle remarque ! Que Dieu soit béni d’avoir donné cette pensée à une de nos sœurs et que Dieu la bénisse de nous l’avoir dite ! Je ne me souviens point du tout qui c’est ; mais, qui que ce soit, que Dieu la bénisse, s’il lui plaît !

 

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Jésus-Christ donc n’est venu au monde que pour faire la volonté de son Père, et toute sa vie il n’a fait autre chose ; et la Fille de la Charité, qui doit se former sur le modèle de Jésus-Christ, voudra-t-elle faire autre chose que la volonté de Dieu ?

— Mais, Monsieur, dira quelqu’une, à quoi sert-il de faire la volonté de Dieu ? — O ma fille, quoi cela sert-il ! Si une âme en ce monde le pouvait voir, elle ne trouverait point assez de difficultés à son gré, elle ne trouverait rien d’assez pénible, elle ne verrait assez de peines, tant elle en voudrait embrasser pour faire la volonté de Dieu.

Cela, mes chères sœurs, donne de la gloire à Dieu en lui rendant la soumission qu’une créature doit à son créateur, et de plus cela lui donne de la joie, du plaisir oui, mes filles, cela donne joie à Dieu, et c’est là qu’il prend son plaisir. C’est une vérité autorisée par la sainte Écriture ; tellement, mes filles que, quand, en vue de la volonté de Dieu, vous entendez de la bouche de votre supérieur qu’il faut aller en telle part, et que vous adorez cette même volonté et allez gaiement où l’on vous a dit, sans faire réflexion si vous serez loin de la maison, si vous quitterez vos parents, si vous les reverrez peut-être jamais, si vous allez avec telle sœur pour laquelle vous n’avez pas tant d’inclination quand vous surmontez tout cela par le désir d’accomplir la volonté de Dieu, ô mes filles, vous donnez de la joie à Dieu, il prend son plaisir et ses délices en vous, vous donnez de la joie aux anges, qui se réjouissent de la gloire que Dieu tire de l’obéissance qu’une pauvre créature rend à sa sainte volonté, vous donnez de la joie aux saints, qui participent à la joie de Dieu. Regardez à quel point cela va, mes filles : donner de la joie à Dieu, donner de la joie aux anges, donner de la joie aux saints !

 

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Cette vérité s’appuie sur la sainte Écriture, qui dit que les anges se réjouissent dans le ciel de ce qu’un pécheur fait pénitence sur terre. Et quelle plus grande pénitence y a-t-il que d’être à toute heure prête à partir, et à tout quitter pour aller où l’on n’a jamais été, avec des personnes que l’on n’a jamais vues, en laissant d’autres ici avec lesquelles on s’accommodait fort bien ! Oh ! ne doutez point que les anges et les saints n’en soient réjouis.

Si Dieu, les anges et les saints en ont de la joie, les diables et les âmes damnées en ont, au contraire, de la tristesse, comme on peut le prouver par la sainte Écriture. Dieu Vous montre au diable : "Regarde, malheureux, qui tu es, tu n’as pas voulu m’obéir, toi que j’avais créé avec tant d’avantages et que j’avais fait participant de ma gloire ; et voilà une simple fille qui a tant de courage que pour m’obéir elle ne fait point de cas de toutes les difficultés qui s’opposent, ni de toutes les répugnances que la nature lui suggère. Regarde, misérable, et que cet exemple serve encore à te confondre et à accroître ta peine éternelle ! "

Ne voyons-nous pas en Job le plaisir que Dieu prend aux âmes qu’il a choisies et comme il les montre à Satan pour augmenter sa honte ? "Ne vois-tu pas, lui dit-il, mon serviteur Job, combien il est obéissant à ma loi et désireux de me plaire ?"

Or, mes filles, si les diables souffrent de cela un surcroît de tourments, les âmes damnées aussi. Quel reproche Dieu adresserait-il à une sœur de la Charité si, pour avoir été infidèle à sa vocation, elle endurait maintenant les peines du purgatoire pour satisfaire à la divine justice, et peut-être celles de l’enfer ! Ce que sa bonté ne permette pas ! Mais, si ce malheur était arrivé à quelques-unes ne doutez point, mes filles, que Dieu ne

 

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fît connaître à ces âmes le bien que vous faites. Il leur dit intérieurement : "Si tu n’avais bougé de là, que tu eusses été fidèle à ta vocation, tu serais maintenant aussi agréable à Dieu que telle et telle, qui sont venues bien longtemps après toi. Elles seraient tes filles. Les voilà, qui d’un côté, qui de l’autre ; chacune glorifie Dieu en la manière de vie qui lui a été fixée, celle-là aux paroisses, celle-ci aux champs, cette autre à un hôpital, cette autre encore aux Enfants, et toi, malheureuse, tu seras ici éternellement pour n’avoir pas voulu suivre les mouvements que Dieu te donnait pour faire pareilles œuvres ! Ah ! malheureuse âme !" Votre soumission à la volonté de Dieu, mes filles, donne un surcroît de peine à ces âmes-là, qui souffrent en punition de leurs infidélités.

Et ne voyons-nous pas que celles qui sont sorties de votre Compagnie sèchent sur pied ? Elles sèchent, mes filles, elles sèchent, je le sais certainement. Dieu permet qu’elles aient connaissance du bien qui se fait par sa miséricorde et qu’elles le voient d’un œil autre que lorsqu’elles écoutaient la tentation, qui leur suggérait d’en sortir ; ce qui fait qu’elles font des poursuites incroyables pour y rentrer. Elles emploient Monsieur celui-ci, Madame celle-là, un tel Père et tout ce qu’elles peuvent trouver de connaissances. Elles s’informent toujours sous main de ce qui se passe dans la maison et des sœurs qu’elles ont connues ; elles demandent où est une telle et celle-là et cette autre, et apprennent que l’une est à Nantes l’autre à Angers, l’autre à Nanteuil, et disent alors en elles-mêmes. a Hélas ! si j’y étais encore, peut-être serais-je à Angers, peut-être à Nantes, peut-être à Nanteuil" ; et ce que vous faites leur donne ce remords ; cela les tyrannise et les ronge de déplaisir. J’en sais qui n’ont ni bien, ni joie, et la plupart en sont là. Celles qui ne

 

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ressentent point ces peines sont bien en danger d’être insensibles aux mouvements de la grâce.

Cela vous doit bien encourager, mes chères filles, à conserver les dispositions que Dieu a mises en vous, car, par la grâce de Dieu je ne sache point qu’il soit encore arrivé qu’une seule d’entre vous ait refusé d’aller où on l’a envoyée. Non, je ne le sache point. Par la miséricorde de Dieu, il n’est point venu à ma connaissance qu’une seule soit tombée dans ce refus d’obéir. Ce que nous en disons n’est que par précaution et pour vous montrer combien il est important de continuer ce que Dieu a mis entre vous dès le commencement. Et comme il a été remarqué, il serait à craindre que ce ne fût le commencement de la ruine de votre Compagnie. Et pourquoi ? O mes filles, parce qu’il a paru, dans le commencement, que Dieu voulait cela de vous, parce qu’il veut être glorifié en cela, parce que le prochain en est secouru.

Et le moyen de rendre aux pauvres le service que, par la miséricorde de Dieu, vous leur rendez, si vous ne bougiez d’un lieu ! Qui irait à ces pauvres forçats ? Qui servirait les malades de ces villages ? Qui visiterait ceux qui sont, dans ces chambres et dans ces greniers sans assistance ? La bénédiction que Dieu donne à ces emplois ne fait-elle pas voir combien il les agrée ? Qu’adviendrait-il s’il arrivait que quelqu’une refusât d’obéir ? Je ne sache point, par la grâce de Dieu, que cela soit encore arrivé. Mais rien ne peut attirer davantage l’ire de Dieu sur vous.

Si quelqu’une disait : "Oh ! mais, en quel pays irais-je ? Je ne connais personne ; je serais moquée", il en arriverait comme au prophète Jonas. "Va-t-en à Ninive, lui dit le Très-Haut, et dis au peuple qu’il fasse pénitence, ou que, dans trois jours, Ninive sera détruite." Jonas commença à penser en lui-même : "Il y a là un

 

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roi qui me pourra faire maltraiter je ne serai pas le bienvenu à aller là prêcher la pénitence ; je pourrais peut-être bien perdre la vie." Que fait-il ? Il s’embarque pour aller d’un autre côté. Incontinent il survient un fâcheux temps, la tempête s’élève. Les matelots se résolvent de jeter Jonas à la mer pour décharger le navire. Il se trouve là une baleine, qui l’avale et le garde trois jours, puis le rend plein de vie. Oh ! à cette heure-là, mes filles, Jonas connut bien sa désobéissance, en demanda pardon à Dieu avec grande douleur et, plein de feu et de foi, s’en alla prêcher à Ninive.

A l’exemple de ce prophète, vous pouvez juger, mes filles, combien Dieu s’irrite contre les âmes qu’il a choisies pour faire ses œuvres quand elles manquent d’obéir. Mais qui pourrait espérer la grâce qu’il fit à Jonas de se relever de sa chute ? Hélas ! mes filles, il ne la faut pas attendre, car il est bien à craindre que celles à qui ce malheur arriverait ne tombassent comme lui au fond de la mer, au milieu du ventre d’une baleine, je veux dire dans le mal et dans l’impuissance de ne s’en relever que par un miracle signalé. Et c’est ce que Dieu ne fait pas tous les jours. Oh ! plaise à la bonté de Dieu nous garder de ces fautes !

Je sais, mes filles, que l’on vous demande de plus de six cents lieues d’ici, et j’en ai des lettres oui, de plus de six cents lieues on pense à vous ; et si là ce sont des reines qui vous demandent (2), je sais d’autres personnes qui vous demandent au delà des mers (3). Quelles hautes pensées, mes filles, ne faut-il point que ces reines et ces autres personnes aient de vous pour vous appeler de si loin ! Oh ! ce vous est encore une nouvelle obligation de

2). La reine de Pologne.

3). A Madagascar.

 

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travailler à vous perfectionner et surtout à acquérir ce détachement avec lequel il faut que vous alliez.

Mais il me semble, mes chères filles, que je vous vois déjà assez persuadées par toutes les raisons susdites, en vue de la très sainte volonté de Dieu, en vue de la sainte obéissance, en vue de l’exemple que Jésus-Christ vous en a donné, qui a été obéissant jusques à la mort de la croix. Il eût pu avoir des millions d’anges pour le défendre de la rage de ses ennemis, il eût pu par lui-même en venir à bout puisque vous voyez que de sa seule parole il les renverse à bas ; et pourtant, mes filles, il ne veut point user de ce pouvoir, tant ii aime à obéir à la très sainte volonté de son Père, et il est plus content de mourir sur la croix pour satisfaire au bon plaisir de Dieu, que si tout fût venu à sa défense.

Mes filles, il me semble lire dans vos cœurs le désir que vous avez de l’imiter. Mais irai-je à six cents lieues d’ici ? Irai-je au delà des mers ? Oh ! je vois bien, mes chères filles, que vous y voulez aller quand l’obéissance vous le dira, et que, quand vous sauriez n’en revenir jamais, vous ne voudriez pas retarder d’un moment. Et je m’assure qu’il n’y en a pas une d’entre vous qui n’ait déjà fait cet acte de résignation en son cœur. Il y en a même qui l’ont déjà fait plus de six fois. Oh ! oui, par la grâce de Dieu, je vous vois toutes bien disposées à faire tout ce qu’il plaira à la divine bonté ordonner de vous, et il me semble que je vous entends dire : "Oui, mon Seigneur Jésus-Christ, de toute l’affection de mon cœur, de toute la force de mon âme je me donne entièrement à vous pour vivre et mourir dans l’obéissance, comme vous avez voulu vivre et mourir en obéissant, soit que je sois envoyée en ce lieu, soit que j’en sois rappelée pour être mise en un autre. Tout me sera égal, mon Dieu, que ce soit pour peu de temps, que ce soit pour longtemps,

 

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que ce soit pour y vivre, que ce soit pour y mourir. Je suis contente de tous les événements que vous permettrez et ne me soucierai point de ce qui pourra arriver, pourvu qu’il vous plaise, mon Dieu, me faire cette grâce que j’obéisse toute ma vie pour votre amour."

La résolution que vous prenez maintenant toutes, mes chères filles, je la prends aussi, et j’espère bien de la bonté de Dieu qu’il me fera la grâce de rendre l’obéissance que je dois à mes supérieurs je l’espère bien, s’il plaît à Dieu. Misérable que je suis, j’ai bien sujet de me repentir d’y avoir manqué. Oh bien ! Dieu soit béni !

Reste maintenant, mes filles, à trouver des moyens d’empêcher que ces faiblesses et légèretés, qui peuvent arriver même entre les personnes les plus vertueuses, ne vous portent à vouloir être séparées de la sœur avec laquelle Dieu a permis que vous fussiez, sous prétexte qu’elle n’est pas d’humeur accommodante à la vôtre, ou qu’elle n’est pas exacte à suivre ses règles, ou bien à changer de lieu, parce que vous n’y avez pas votre satisfaction (cette dame ce confesseur !) O mon Dieu ! mes chères filles, n’écoutez point cela, car ce serait le trouble de votre paix ; oh ! non, n’écoutez jamais cela !

Je ne chercherai donc pas d’autres moyens, mes filles, que ceux que vous-mêmes m’avez fournis, car, par la grâce de Dieu, je n’en vois pas de plus efficaces.

Le premier, c’est d’en bien demander la grâce à Dieu, car, mes filles, qui pourrait se promettre d’avancer d’un seul pas au chemin de la vertu, si Dieu même ne nous y met et ne nous y conduit ? C’est une vérité dans l’Évangile fait foi. "Personne, dit Notre-Seigneur (4), ne vient à moi si mon Père ne l’attire." Or, mes filles, pour

4) Saint Jean VI, 44.

 

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obtenir cette grâce de la bonté de Dieu, il est juste que nous la demandions. Ce sera donc un des principaux moyens dont vous vous servirez ; et, si vous me croyez, vous n’y manquerez pas un jour. Demandez-la avec soin demandez-la avec instance demandez-la avec humilité et surtout demandez-la avec grand désir de l’obtenir, et reconnaissez et avouez que sans elle vous ne ferez jamais un pas au chemin de la vertu. Nous nous abusons et nous nous trompons nous-mêmes si nous pensons faire quelque chose par nous. L’expérience ne nous l’apprend que trop. Nous sentons la nature qui gronde, nous sentons répugnance de ceci, aversion de cela, quelquefois dégoût de tout. Hélas ! si Dieu n’y mettait la main, que ferions-nous ! Je ne puis donc trop vous recommander, mes filles, cette pratique. Mais j’espère que, puisque Dieu vous en a fait connaître l’utilité, il vous fera la grâce d’y entrer.

Un autre moyen, vous l’avez encore remarqué, est de croire que c’est nous qui avons tort dans les petits rencontres qui troublent quelquefois nos cœurs. Si vous n’êtes pas contentes de votre sœur regardez sur vos déportements : mais n’est-ce point moi qui lui donne occasion d’être de cette humeur ? Mettez-vous à sa place et regardez. Si l’on m’avait fait telle réponse dure que je lui ai faite n’en aurais-je point de ressentiment ? Croyez-moi, mes filles, c’est Dieu qui vous a fait connaître ce moyen, comme un des plus efficaces pour conserver la charité entre vous, car, si vous regardez votre prochain de l’œil dont vous voudriez être regardées, vous ne trouverez jamais qu’il a tort ; au contraire, il vous paraîtra toujours avoir raison.

Mais, Monsieur, que faut-il faire quand c’est une personne si fâcheuse que tout ce que nous pouvons faire lui est à peine ? — O ma fille, regardez d’abord si vous ne lui êtes point occasion de peine et si vous ne

 

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lui donnez point sujet d’en avoir beaucoup plus de vous qu’elle ne vous en fait, et dites : "Hélas ! il faut que cette sœur soit bien bonne, puisque Notre-Seigneur l’exerce comme cela ; sans doute il la veut sanctifier par la patience. Mais ne dites jamais : "Cette sœur est fâcheuse ; elle est si chagrine ! Tout ce que l’on peut faire ne lui plaît point" car vous ruineriez premièrement la charité entre vous, n’y ayant rien qui la refroidisse si fort que les paroles de mépris.

Vous ne feriez point, dans les lieux où vous êtes, le fruit que Dieu veut que vous y fassiez, car, du moment que l’on n’a plus l’esprit de charité, il n’est plus de bonnes œuvres. Vous perdriez la réputation que vous avez d’être filles de Dieu, car la charité n’est autre chose que Dieu et qui dit Filles de la Charité dit filles de Dieu. Que dirait ce peuple qui attend son secours de vous, et que diraient les reines qui vous attendent, s’il fallait que l’on ne vît plus en vous l’esprit de Dieu ? Conservez-le donc, mes filles, cet esprit de Dieu, cet esprit de charité et de support, qui vous fera toujours jeter la faute de tout sur vous-mêmes plutôt que sur votre sœur. Aimez-vous l’une l’autre d’un amour cordial ; et puisque vous n’êtes toutes qu’un même esprit, ne soyez toutes qu’un même cœur. Je ne dis pas, mes chères filles, que vous vous aimiez de cet amour des sens qui consiste en je ne sais quelle satisfaction ; je ne dis pas, de ce mauvais amour dont les méchants aiment les méchants mais de cet amour que Dieu veut que nous ayons les uns pour ; es autres, et qui a son principe en lui.

Ce n’est pas, mes filles, que, pour sentir en la nature quelque répugnance ou à aller loin, ou à être avec telle personne plutôt qu’avec telle autre, on ne soit pour cela dans les dispositions où il faut être pourvu que l’on ne

 

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fasse que sentir et que l’on ne consente point et qu’aussitôt que l’on sent, l’on aille au remède, c’est-à-dire aux pieds du crucifix, adresser amoureusement sa plainte à Notre-Seigneur : "Mon Dieu, vous voyez combien je suis faible et combien j’ai peu de pouvoir sur moi et sur mes passions. Aidez-moi, s’il vous plaît, afin que je ne fasse rien de contraire à ce que vous voulez donnez-moi force, mon Dieu, pour que je ne succombe pas."

Prenez bien garde, mes filles, de ne point manifester à votre sœur la peine que vous avez d’elle. Vivez toujours en paix. Mais, si cela ne se calme point, ô mes filles, vous pouvez dire vos peines à vos supérieurs avec soumission, prêtes à faire ce qu’ils vous diront comme venant de la part de Dieu. Vous pouvez leur dire : "Je sens peine d’aller en tel lieu, ou de telle chose ; mais je ne laisserai pourtant pas d’aller, si vous le trouvez bon." Et croyez-moi, mes filles laissez-vous conduire. Vous éprouverez les bénédictions que Dieu donne à la soumission. Mais, si cela durait un mois ou deux, même trois ou quatre, mes filles, il ne vous en faudrait point mettre en peine, pourvu que Dieu et vos supérieurs le sussent, car les âmes reçoivent l’obéissance diversement : les unes la reçoivent avec grande joie, les autres avec indifférence et les autres avec beaucoup de peine. Celles qui la reçoivent avec grande joie sont pleines de Dieu ne respirent que les difficultés et en font leurs délices. Ce sont des âmes suaves, en qui Dieu a mis, avec son esprit, une pleine paix pour récompense des peines qu’elles ont auparavant surmontées Ces âmes, dis-je, mes filles, au lieu de sentir des répugnances, se trouvent toutes pleines de consolation parmi les choses contraires et reçoivent avec allégresse les plus difficiles propositions qui leur soient faites. L’incommodité, l’éloignement, quelque compagnie que ce soit, la mort même, si elle

 

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leur arrive, tout leur est égal en la vue de Dieu, parce qu’elles sont pleines de Dieu.

D’autres âmes reçoivent encore avec plaisir les nouvelles de leur éloignement ; mais c’est par un motif bien contraire à celles-ci, car c’est parce qu’elles seront éloignées de cette personne qui leur déplaît ou parce qu’elles auront plus de liberté qu’à la maison, ou parce qu’on aura grande opinion d’elles, on en parlera, on dira : "Une telle est allée en telle part, à tel établissement. Oh ! l’on en fait grand état." Gardons-nous de ce dangereux poison, mes filles, et rejetons bien loin de nous ces pernicieuses pensées, qui nous perdraient tous.

Il y a quinze ou seize ans, un grand seigneur de la cour ayant été condamné à avoir la tête tranchée, on jeta les yeux sur un saint personnage pour l’assister à la mort. C’était le général des Pères de l’Oratoire, le Père de Condren, un homme qui avait l’esprit de Dieu. On lui vint dire que ce gentilhomme était le plus résolu, le mieux préparé à la mort, le plus généreux, le plus hardi et le plus courageux du monde, qu’il allait à la mort aussi gaiement qu’au combat. Ce saint homme, qui avait une grande expérience et un grand discernement, craignit que ce seigneur n’agît ainsi par un mauvais principe, par vanité, pour ne pas paraître lâche en ce passage et faire parler de son courage après sa mort. Il le va voir et, le trouvant si résolu, il commence à l’assaillir par la crainte de la mort. a Savez-vous bien, dit-il, Monsieur, que vous allez mourir dans deux heures et qu’il vous faudra paraître devant Dieu et rendre compte de tant d’âmes que vous avez envoyées dans les enfers ? Quinze ou vingt hommes que vous avez tués en duel, dont la plupart sont morts sans confession, demandent justice à Dieu. Et que savez-vous si vous ne serez point éternellement damné avec eux ? O Monsieur, c’est à Dieu

 

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que vous avez à faire pensez-y bien, il reste peu de temps ; il le faut bien employer."

Ces paroles, et quelques autres que ce bon Père dit à ce pauvre seigneur, le saisirent de crainte. Le voilà démonté. Il ne sait plus que faire. Il regrette de tout son cœur le mal qu’il a fait. Il craint le jugement de Dieu. Quand ce saint homme le vit en cet état, il le remonta par ces mots : "Monsieur, il est vrai, vous ne sauriez avoir trop de douleur du mal que vous avez fait mais, je vous l’assure de la part de Dieu, si vous vous en repentez véritablement, si vous acceptez la mort comme une satisfaction de vos péchés, ces péchés vous seront pardonnés." Le voilà donc rassuré et plein de confiance. Le bon Père lui fit alors avouer que son courage n’avait d’autre cause que la vanité et le désir de s’acquérir de la réputation.

Or, à Dieu ne plaise, mes filles, que vous agissiez par ce motif-là ! J’espère de la bonté de Dieu qu’il vous en préservera. Je l’en supplie de tout mon cœur, comme aussi de vouloir mettre en nous les dispositions nécessaires pour accomplir toute notre vie sa très sainte volonté en quelque temps, en quelque lieu et avec qui que ce soit, de daigner, par son infinie miséricorde, nous pardonner à tous les fautes que nous avons faites contre la sainte obéissance et agréer la résolution que nous prenons de vivre et de mourir sous l’obéissance pour son amour. C’est celle que je prends en mon particulier et, avec la grâce de Dieu, j’espère y être fidèle, obéissant soigneusement à mes supérieurs ; c’est celle, mes sœurs, que vous prenez maintenant, et je prie Dieu de tout mon cœur de l’avoir agréable ; et sur cette confiance je prononcerai les paroles de bénédiction sur vous. Plaise à Dieu à même temps que je les prononcerai, vous envoyer la force de son Esprit par la vertu de sa parole !

Benedictio Dei Patris…

 

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49. — CONFÉRENCE DU 25 AVRIL 1652

SUR LE BON USAGE DES AVERTISSEMENTS

Mes chères sœurs, cette conférence se divise en trois points : le premier est des raisons que nous avons de profiter des avertissements que l’on nous fait ; le second, des fautes que nous pouvons commettre quand on nous avertit de nos défauts le troisième, des moyens de profiter des avertissements que nous recevons.

M. Vincent ayant été retardé pour quelque affaire, M. Portail commença à interroger les sœurs.

La première sœur dit qu’une des raisons pour laquelle nous devons profiter des avertissements qu’on nous fait est la charité que nos supérieurs ont pour nous. Comme c’est charité, de leur part, de nous supporter dans nos défauts et imperfections, c’en est une plus grande de nous avertir et de désirer que nous nous corrigions.

Une autre raison, c’est que, n’étant pas averties de nos défauts, nous continuons toujours.

S’adressant à une autre sœur, M. Portail lui dit :

Quelle faute peut-on commettre quand on nous avertit de nos défauts ?

— Monsieur, je trouve que le plus grand manquement que l’on peut faire, c’est de ne pas prendre l’avertissement de la part de Dieu, qui nous avertit par nos supérieurs, et par après de murmurer et de se plaindre à quelque autre sœur.

— Vous trouvez donc que le moyen de profiter des avertissements, c’est de croire que Dieu parle par la bouche des supérieurs.

Une autre sœur dit :

Entretien 49. — Ms. SV 9, p. 222 et suiv.

 

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Ce qui nous oblige à être bien aises que l’on nous avertisse de nos défauts, c’est que c’est là un moyen de faire mourir l’amour-propre, qui cache toujours tant qu’il peut ses fautes. Si nous avons peine à supporter la charité que l’on nous fait, à plus forte raison aurions-nous peine à reconnaître nos fautes nous-mêmes.

Un des moyens de profiter des avertissements est de dire soi-même ses défauts à la supérieure, quand on les connaît. Un autre, c’est de penser souvent aux défauts dont nous sommes averties, pour nous en corriger. Il n’est pas de moyen plus assuré que de demander souvent à Dieu cette grâce, à raison de notre faiblesse.

— Vous avez raison, ma sœur, de dire qu’il faut avoir recours à Dieu, car nous nous proposons assez souvent de prendre en bonne part les avertissements que l’on nous fait mais, quand nous en sommes venus là, bien souvent nos résolutions n’ont point d’effet.

Une autre sœur disait que Dieu nous demanderait compte des avertissements que nos supérieurs et même nos égaux avaient la charité de nous faire, quand notre très honoré Père arriva. Il se mit à genoux à son ordinaire, demanda à M. Portail si la conférence était commencée et, sur la réponse affirmative, ajouta : Dieu soit béni ! Dieu soit béni, mes sœurs !

Et, s’adressant à la sœur qui parlait :

Ma fille, dites-nous vos pensées sur le sujet de la conférence.

— Mon Père, j’ai pensé que ce qui nous oblige à profiter des avertissements que l’on nous fait, c’est premièrement que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, et partant nous avons besoin qu’on nous avertisse.

— Vous avez raison, ma fille ; nous sommes aveugles, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Un aveugle

 

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ne voit jamais le soleil ; nous ne voyons point notre visage. Voilà, mes sœurs, une bonne pensée que notre sœur a remarquée ; retenez-la bien. Continuez, ma fille, à nous dire ce que vous avez pensé.

— Mon Père, ma pensée est que Dieu nous demandera un compte bien exact des avertissements qui nous sont donnés.

— Dieu vous bénisse, ma sœur ! Voyez-vous, mes sœurs, c’est une vérité très certaine, enseignée dans l’Écriture Sainte, que Dieu demandera compte des avertissements qu’on nous aura donnés ; et si nous n’en faisons bon usage, il y a grand sujet de craindre, mes sœurs, que, la mesure de nos ingratitudes étant pleine, Dieu ne nous abandonne ; car une fille qui s’est laissée emporter aux sentiments de la nature quand elle a été reprise de ses défauts, tombe par après dans un endurcissement de cœur tel que rien ne la touche. Moins elle goûte tout ce qu’on lui peut dire pour son bien, plus elle trouve à redire à tout ce qui se fait. Impose-t-on quelque règlement pour le bon ordre de la maison, elle en murmure ; voit-elle une sœur fidèle au devoir, elle la méprise et la traite de bigote ; ce n’est plus que tentations contre sa vocation et troubles dans son âme, et cela pour n’avoir pas profité des avertissements, ni résisté aux mouvements de la nature corrompue.

Voyez-vous, mes sœurs, Judas négligea de résister à sa convoitise ; c’est pourquoi il se perdit. Si une Fille de la Charité agit de la sorte, elle sortira bientôt, quoique Dieu ne laisse pas de lui continuer ses grâces ; car il ne les ôta pas à Judas, quoiqu’il connût son vice. Le soleil luit aussi bien sur un aveugle que sur celui qui voit clair ; mais c’est en vain, car l’aveugle ne voit pas.

Et vous, ma sœur, qu’avez-vous pensé sur le sujet de la conférence ?

 

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— Mon Père, j’ai pensé, comme vous avez dit, que ne pas profiter des avertissements, c’est s’engager dans l’endurcissement. J’ai pensé encore qu’il ne fallait pas se contenter des avertissements de nos supérieurs, mais prier aussi ceux qui sont avec nous de nous faire la charité de nous avertir de nos défauts. Mon Père, j’ai demandé ce service à mes sœurs et leur ai promis, toutes les fois qu’elles me le rendront, de dire à leur intention trois Pater et trois Ave et de me souvenir d’elles à la sainte communion.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Oh ! que Dieu vous bénisse d’avoir cette belle pratique ! O mes chères sœurs, que je souhaite cette pratique, parmi vous, de vous prier les unes et les autres de vous avertir de vos fautes et particulièrement vos sœurs servantes, afin de donner plus de liberté aux sœurs qui sont avec vous de vous dire ce qu’elles pourraient avoir remarqué en vous qui ne fût pas bien ! Quand une sœur vous prie de l’avertir, vous le devez faire avec grand respect et humilité et, après vous être excusées, lui dire : "Il est vrai, ma sœur, que j’ai reconnu telle chose en vous, mais peut-être n’y pensiez-vous pas."

Il est nécessaire d’avertir aussi bien les sœurs servantes que les autres, car les saints eux-mêmes ont besoin d’être avertis. C’est pour exercer la charité fraternelle que les disciples étaient envoyés deux à deux, comme l’Église nous l’enseigne aujourd’hui.

Or, mes sœurs, il y a deux sortes d’avertissements : les avertissements généraux et les particuliers. Les premiers sont ceux qui se font aux conférences pour toutes.

Avertir une fille qui est vaine en son allure qui parle avec les hommes, est un avertissement particulier. Si elle n’en profite, c’est pour sa damnation.

 

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M. Vincent, s’adressant à une autre sœur, lui demanda :

— Quelle faute vous semble-t-il, ma fille, que l’on peut commettre quand on nous avertit de nos défauts ?

— Mon Père, une grande faute, c’est de se laisser emporter au chagrin et à la passion, puis de le faire paraître à ses sœurs, que l’on scandalise par là. C’est en quoi je trouve avoir beaucoup manqué.

— En avez-vous demandé pardon à celle devant qui cela a paru, ma sœur ?

— Mon Père, je l’ai fait quelquefois.

— Voyez-vous, mes chères sœurs, il faut s’entre-demander pardon quand on a malédifié ou mécontenté ses sœurs, afin de guérir, par ce moyen, la plaie qu’on aurait faite.

Monsieur notre très honoré Père nous fit paraître, à ce sujet sa très profonde humilité. en nous disant une chose que nous ne savions pas. Il nous raconta qu’il avait fait une faute vis-à-vis d’un frère qui rendait compte de quelque affaire.

Je lui parlai, dit-il, avec chaleur, et même d’autres le purent entendre. Je pense que M. Portail y était.

Et il répéta la même parole deux ou trois fois, pour donner à M. Portail l’occasion d’avouer qu’il était présent ; mais M. Portail ne répondit pas un seul mot.

Le lendemain, ajouta M. Vincent, le même frère traitant avec moi, je lui parlai encore avec aigreur. Je reconnus ma faute en faisant mon examen, et en plein chapitre je me mis à genoux et dis : "Mon frère, je vous demande pardon de vous avoir parlé avec chaleur", et je lui demandai de prier Dieu qu’il me pardonnât.

Mes sœurs, c’est ce que nous devons faire quand nous avons failli. Madame la générale des galères était sujette à une grande promptitude, sitôt qu’elle

 

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s’apercevait d’une impatience, elle se mettait à genoux devant sa fille de chambre et lui demandait pardon. Mes sœurs, faites cela ; c’est le moyen d’avoir l’union ; car, si vous parlez ou reprenez avec passion, vous frappez et blessez votre sœur. Elle conçoit de l’aversion contre vous trouve tout ce que vous dites ou faites mauvais, pense qu’elle ne fait rien à votre gré ; vous lui faites horreur. Mais demandez-lui pardon, témoignez-lui du ressentiment de votre faute, c’est le moyen d’ôter l’amertume de son cœur.

Quand on nous avertit de nos défauts, ou quand nous avertissons, mes sœurs, il n’y a point de mal, sinon quand c’est avec chaleur. Nos supérieurs nous doivent avertir, quoiqu’ils voient qu’une sœur murmure et qu’elle ne prend pas bien l’avertissement, il ne faut pas laisser de l’avertir car tôt ou tard elle en fera son profit. Ne vous étonnez pas si elle est triste et abattue car l’avertissement est une médecine et une saignée pour chasser la mauvaise humeur. Quand l’on vous porte une médecine bien amère, vous en avez horreur, vous faites des grimaces, vous marchandez avant que de la prendre, mais vous la prenez pourtant, parce que vous savez qu’elle vous guérira.

Celle qui est avertie doit bien veiller à se surmonter, dans le trouble et l’émotion de la nature, et à bien profiter de l’avertissement, lors même qu’elle ne connaîtrait point ce dont on l’avertit, et recourir à Dieu dans son petit oratoire, ou devant le saint Sacrement, et du profond de son cœur dire : "Ah ! mon Dieu ! je souffre violence voilà qu’on me reprend d’une faute que je ne connais pas. Eh bien ! mon Dieu, d’autres la connaissent, soyez-en béni à jamais !"

Mes chères sœurs, une fille qui fera cela profitera des avertissements, si elle fait bon usage de la charité

 

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que lui font celles qui la reprennent. C’est là orner la Compagnie, la dorer et y mettre des pierres précieuses. Surtout, mes sœurs, je vous recommande la pratique de notre sœur, qui a dit qu’elle priait ses sœurs de l’avertir de ses défauts.

Et quand le faut-il faire ? Commencer dès ce soir, si l’occasion s’en présente. Et quand continuer ? Demain et toujours, mes sœurs. Toujours, car, si vous établissez bien cette pratique dans la Compagnie et faites bon usage des avertissements qui vous sont donnés croyez-moi, mes chères sœurs, votre Compagnie sera une des plus saintes de l’Église de Dieu. Si vous ne le faites, vous causerez sa ruine ; on demandera : "Où est cette belle Sion, de qui tout le monde disait du bien, cette belle Compagnie de Filles de la Charité ? Où est la modestie, l’ordre, le soin, la vigilance pour les pauvres ? Où est donc cette retenue à ne point parler aux hommes, à ne pas les laisser entrer dans sa chambre ? Où sont les filles mortes comme des saintes ?" On ne verra plus rien de cela.

Mes sœurs, il s’agit de faire quelque chose pour affermir votre Compagnie. J’aviserai aux moyens à prendre pour remédier à quelque défaut dont on m’a averti.

Mes sœurs, si par la faute de Mademoiselle Le Gras, si par celle de M. Portail, si par celle d’une sœur servante, si par ma faute vous n’avancez pas dans la vertu, nous en répondrons devant Dieu et il nous en demandera compte.

Nous voyons ici combien M. Vincent, notre très honoré Père désirait notre perfection, avec quel soin il la procurait et aussi la nécessité de bien nous convaincre, malgré les ressentiments de la nature, que nos supérieurs ont l’obligation de veiller sur nous, puisque de cela ils doivent rendre un compte si exact

 

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M. Vincent ajouta :

J’oublie quelque chose… ; je ne me souviens pas, Monsieur Portail, je vous prie de m’avertir, ou bien de nous dire une pensée profitable à la Compagnie.

— Monsieur, je crois qu’un point bien nécessaire, c’est d’être bien aise quand on avertit nos supérieurs de nos défauts.

— Ah ! Monsieur, voilà qui est beau, voilà une bonne pensée ! Dieu vous bénisse ! Oui, mes sœurs, nous devons être bien aises quand on nous avertit de nos défauts. Quand nous sommes malades nous sommes bien aises qu’on le mande à notre père, qu’on le dise au médecin et qu’on lui fasse bien entendre notre maladie. Et pourquoi, mes sœurs, sinon afin de recevoir du soulagement et d’être plaints, d’autant que, quand on nous compatit, nous sommes soulagés ? Cela, il est juste de le désirer.

Sur le point de mourir, Notre-Seigneur souhaitait bien cette satisfaction, et ce lui était une peine extrême de ne pas être plaint sur la croix. Or, mes chères sœurs, le péché rend notre âme malade d’une maladie mortelle ; soyons bien aises qu’on en donne avis au médecin, c’est-à-dire à ceux qui y peuvent apporter remède ?

O mes filles, pourquoi ne feriez-vous pas ce qui se pratique dans une maison religieuse que je connais ? Quand la supérieure, avertie qu’une sœur a fait faute, lui dit : "Ma fille, vous avez fait telle faute ; l’on m’en a avertie" ; la fille se met à genoux et répond : "Ma mère, non seulement j’ai commis la faute que vous dites, mais telle et telle circonstances la rendent plus grande que l’on ne vous a dit."

Voyez-vous, mes chères sœurs, la vertu de ces bonnes filles. Encore que quelqu’une ait répugnance à recevoir la correction de ses fautes, elle passe par-dessus et

 

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promet avec gaieté de s’amender et de se corriger.

Mes sœurs, voilà ce qu’il faut faire : ne se pas laisser emporter à la passion, surmonter et rejeter cette tristesse et ce trouble qui veut saisir le cœur.

Mademoiselle, dites-nous, s’il vous plaît, vos pensées sur le besoin que nous avons d’être avertis de nos défauts.

— Mon Père, nous devons trouver bon d’être averties, à cause de ces paroles de Notre-Seigneur à celui qui lui avait donné un soufflet pour le punir d’avoir dit la vérité : "Si j’ai mal parlé, reprenez-moi" (1).

Se fâcher, murmurer, chercher des excuses sont l’on peut commettre.

Un moyen de profiter des avertissements, c’est de croire que l’on nous fait une grande charité en nous avertissant.

Voilà qui est beau ! Dieu vous bénisse Mademoiselle ! Voyez, mes sœurs, comme Notre-Seigneur, qui est l’innocence même, désire être repris et s’y soumet.

Mes sœurs, établissez-vous bien dans ces pratiques, afin que votre Compagnie s’affermisse dans la vertu ; et comme les grâces de Dieu opèrent selon la disposition qu’elles trouvent dans les sujets, disposez-vous à recevoir la bénédiction qu’il s’en va vous donner par le plus misérable et le plus grand pécheur de tous les hommes, qui s’offre à lui pour lui demander la grâce de bien profiter de tout ce qui a été dit et de faire à jamais sa très sainte et adorable volonté. C’est ce que je souhaite de tout mon cœur, mes sœurs.

Benedictio Dei Patris…

1). Évangile de saint Jean XVIII, 23.

 

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50. — CONFÉRENCE DU 2 FÉVRIER 1653

SUR L’ESPRIT DE LA COMPAGNIE

Après avoir dit le Veni Sancte Spiritus à son ordinaire, notre très honoré Père commença en ces termes :

Mes filles, cette conférence se divise en trois points : le premier est des raisons qui nous obligent de bien savoir en quoi consiste l’esprit de la Compagnie des Filles de la Charité, le second, de ce qu’est cet esprit ; le troisième, des moyens de s’y bien établir.

Ma sœur, avez-vous fait oraison sur ce sujet ? Que vous en semble ? Pourquoi les Filles de la Charité doivent-elles savoir quel est l’esprit de leur Compagnie ?

— Monsieur, je ne me suis pas beaucoup appliquée, mais il m’a semblé qu’il nous fallait faire nos actions dans un esprit de charité à l’imitation de Notre-Seigneur.

— C’est bien dit, ma fille. Mais, avant de passer outre, il faut que vous sachiez, mes sœurs, qu’à toutes les Compagnies qu’il a formées pour son service Dieu donne un esprit particulier, ainsi que l’estime et la pratique de la vertu attachée à cet esprit, c’est comme l’âme de la bonne Compagnie, ce qui la fait vivre. Les bêtes mortes, séparées de leur esprit, ne sont propres qu’à être jetées à la voirie ; le corps n’a plus d’action. Pour vous faire entendre, mes sœurs, comme Dieu en a usé à l’égard des Compagnies, je vous dirai qu’il a donné aux Capucins l’esprit de pauvreté, par lequel ils doivent aller à Dieu, vivant détachés de tous soins et de toutes choses particulières. Aux Chartreux il donne l’esprit de solitude ; ils sont presque continuellement seuls ;

Entretien 50. — Ms. SV 9, p. 227 et suiv.

 

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leur nom même marque cet esprit, car les prisons autrefois n’étaient point appelées prisons, mais chartres ; leur esprit les rend continuellement prisonniers de Notre-Seigneur. Aux Jésuites Dieu a donné un esprit de science pour la communiquer à autrui. L’esprit des Carmélites est austère ; celui de Sainte-Marie, qui aime beaucoup Dieu, est de douceur et d’humilité.

Vous voyez donc, mes chères sœurs, que Dieu donne son esprit différemment aux uns et aux autres, de telle sorte que l’esprit de l’un n’est pas l’esprit de l’autre.

Quand Dieu a fait la Compagnie des Filles de la Charité, il lui a donné son esprit particulier. L’esprit, c’est ce qui anime le corps. Il importe que les Filles de la Charité sachent en quoi consiste cet esprit, autant qu’il importe à une personne qui veut faire un voyage de savoir le chemin du lieu où elle veut aller. Si les Filles de la Charité ne savaient pas leur esprit, à quoi s’appliqueraient-elles particulièrement ?

Dites-moi, ma sœur, faut-il que les Filles de la Charité sachent en quoi consiste leur esprit ?

— Oui, Monsieur.

— Et pourquoi ?

— Parce que, si elles ne le savaient pas, elles feraient tout autre chose que ce qu’elles doivent faire.

— Et vous, ma sœur, pour quelle raison faut-il qu’une Fille de la Charité sache quel est son esprit ?

— Il me semble, Monsieur, qu’une Fille de la Charité qui ne connaîtrait pas son esprit ressemblerait à une personne qui, ne sachant pas un métier, le voudrait faire ; elle se comporterait tout autrement qu’il le faudrait ; il faut qu’elle l’apprenne avant de le prendre.

— Vous dites vrai, ma sœur : si une fille de Sainte-Marie menait la vie d’une Carmélite, elle ne ferait pas ce que Dieu demande d’elle.

 

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Or sus, ma sœur Antoinette, pour quelle raison pensez-vous que les Filles de la Charité doivent savoir quel est leur esprit ?

— Il est nécessaire, mon Père, que toutes sachent leur esprit ; si quelqu’une par dévotion voulait vivre comme une religieuse, elle ferait peine à ses compagnes et manquerait beaucoup au service des pauvres.

— C’est bien dit, ma fille. Si les Filles de la Charité savaient les desseins de Dieu sur elles et combien il en veut être glorifié, elles estimeraient leur condition heureuse et au-dessus de celle des religieuses. Non pas qu’elles ne doivent s’estimer beaucoup au-dessous ; mais je ne sache pas une Compagnie religieuse plus utile à l’Église que les Filles de la Charité, si elles entrent bien dans leur esprit pour le service qu’elles peuvent rendre au prochain, n’étaient les filles de l’Hôtel-Dieu et les filles de la place Royale (2), qui sont Filles de la Charité et religieuses tout ensemble, parce qu’elles s’appliquent au service des malades, avec cette différence toutefois qu’elles les servent chez elles et n’assistent que ceux qu’on leur amène, tandis que vous, vous les allez chercher chez eux, et assistez ceux qui mourraient sans secours, n’osant en demander. Vous faites en cela ce que Notre-Seigneur faisait. Il n’avait point de chez lui, il allait de ville en ville, de village en village et guérissait tous ceux qu’il rencontrait. Eh bien ! mes sœurs, cela ne vous montre-t-il pas bien la grandeur de votre vocation ? Y avez-vous jamais bien pensé ? Quoi ! faire ce qu’un Dieu a fait sur la terre ! Ne faudrait-il pas être bien parfaite ? Oh ! oui, mes sœurs. Ne faudrait-il pas être des anges incarnés ? Oh ! demandez à Dieu la grâce de

2), Les Hospitalières de la Charité de Notre-Dame. Elles desservaient, depuis 1629, un hôpital pour femmes malades.

 

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bien connaître la grandeur de votre emploi et la sainteté de vos actions.

Laissez-là la grandeur des religieuses ; estimez-les beaucoup et n’en cherchez pas la fréquentation, non pas qu’elle ne soit bonne et très excellente, mais la communication de leur esprit particulier ne vous est pas propre. Ceci est vrai des religieux comme des religieuses.

Vous ne devez jamais vous adresser ni aux uns ni aux autres dans vos besoins, tant vous devez craindre de participer à un autre esprit que celui donné par Dieu à votre Compagnie. Et comment pourriez-vous recevoir conseil d’une personne religieuse, dont la vie est toute différente de la vôtre et qui ne peut conseiller pour l’ordinaire que selon ses maximes et son esprit ! C’est pourquoi, mes sœurs, au nom de Dieu, ne les fréquentez point. Aussi bien ne le pouvez-vous sans faire tort au service des pauvres ou des enfants, qui ont besoin de votre service à toute heure, soit que vous alliez les chercher chez eux, soit que vous apprêtiez chez vous ce qui leur est nécessaire.

A ce sujet, il faut que je loue deux de nos sœurs. Ayant appris que je faisais une fille professe à la Visitation, elles y vinrent pour voir la cérémonie et, me trouvant, me demandèrent permission. Et quoique je sentisse dans l’esprit difficulté de la leur accorder, je ne laissai pas d’incliner à leur désir. Et l’une d’elles me dit :

Mon Père, autrefois Mademoiselle Le Gras nous a dit de n’avoir point cette curiosité et de ne point fréquenter les religieuses.

— Comment donc, ma sœur ! n’auriez-vous pas de peine à n’y point aller ?

— Pour moi, mon Père, dit-elle, je suis indifférente ; je ferai tout ce que vous m’ordonnerez.

 

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— Allez donc, ma sœur, mortifiez-vous en cela.

Il faut, mes sœurs, que je loue cette action, qui est véritablement louable. Tant que vous ferez bien, je vous louerai toutes ; mais, si vous faites mal, je vous blâmerai.

Ce rencontre vous peut servir d’exemple, mes sœurs, parce que, si notre sœur avait demandé conseil à une religieuse, il est à croire qu’elle ne les eût pas empêchées d’aller voir cette cérémonie, et cela par un bon motif, suivant leur esprit ; et nos sœurs auraient perdu le mérite du renoncement à leur propre volonté et de la petite mortification qu’elles purent avoir en ce rencontre.

Les Filles de la Charité doivent remarquer l’humilité et la déférence de notre très honoré Père à la réponse de notre sœur.

Voilà mes sœurs, comme il importe que vous ne preniez conseil que de personnes qui vous le peuvent donner et à qui Dieu a communiqué votre esprit. Notre bienheureux Père l’évêque de Genève dit cela si bien dans son Introduction : "Si un évêque voulait suivre l’esprit d’un Chartreux et vivre comme lui, il ne vivrait pas de l’esprit que Dieu a donné à sa charge et ainsi ne s’acquitterait pas de son devoir. Il importe donc, mes sœurs, que vous n’ayez point de communication avec les personnes religieuses. Mais, voyez-vous, il ne le leur faut pas dire ; car peut-être penseraient-elles que c’est par mépris. Oh ! nenni au contraire ; l’estime que vous en devez faire vous met bien bas au-dessous d’elles. Il n’est donc pas expédient de dire que cela vous est défendu ; car que pourraient-elles penser, ne sachant pas les raisons que nous avons de vous donner cet avis ? Oh ! combien il est nécessaire, mes filles, que vous vous donniez à Dieu pour connaître votre esprit ! Une chose qui y peut vous servir beaucoup, c’est de vous représenter

 

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les vertus des sœurs défuntes, qui ont été grandes, et je ne doute pas qu’il y en ait plusieurs saintes, vous trouverez en elles les marques du véritable esprit de la Fille de Charité. Imaginez-vous comme elles étaient, ce qu’elles ont fait, et excitez-vous à les imiter.

Ma sœur Françoise, en quoi consiste l’esprit des Filles de la Charité ?

— Mon Père, il me semble que c’est principalement en l’obéissance aux supérieurs et en l’observance des règles. Avec cela je pense qu’elles auront l’esprit que Dieu veut qu’elles aient.

— Voilà donc deux marques pour connaître si on a l’esprit d’une Fille de la Charité : il a été dit qu’une marque, c’est la patience dans les souffrances, à l’imitation de Notre-Seigneur, et vous en ajoutez une seconde : la soumission à ses supérieurs.

Et quelle autre marque, ma sœur, avez-vous de l’esprit de la Charité en une sœur ?

— C’est, mon Père, l’exactitude à l’observance des règles, le support et la condescendance.

— Or sus voilà la troisième marque des Filles de la Charité, et toutes trois bien nécessaires à pratiquer pour imiter Notre-Seigneur : ce n’est pas assez de travailler pour le service des pauvres, il faut avoir support et condescendance les unes à l’égard des autres. Qui donc n’a pas besoin de support ? Voyez un mari, quelqu’amour qu’il ait pour sa femme, encore faut-il qu’il la supporte. Qu’il ne s’imagine pas qu’elle sera toujours comme le jour de ses noces, ou qu’elle sera la deuxième année comme la première, ou la troisième comme la deuxième ; elle changera d’humeur, et ainsi il faut qu’il la supporte. De même, la femme doit le supporter et penser qu’il ne sera pas un jour sans changer de disposition et qu’il ne

 

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sera pas le soir dans la même gaieté qu’il était le matin.

Ainsi en est-il de nous-mêmes, mes sœurs. Nous sommes souvent en tel chagrin et de si mauvaise humeur que nous avons peine à nous souffrir, il nous arrive d’être si mécontents de nous-mêmes que nous nous repentons le soir de ce que nous avons fait le matin. Cette expérience de nous-mêmes ne nous doit-elle pas aider à nous supporter les unes les autres ?

Deux Filles de la Charité seront ensemble. Quelque vertu qu’elles aient, elles ne seront pas toujours de même humeur, et néanmoins il faut qu’elles soient unies et cordiales ensemble. L’une sera triste, l’autre sera gaie, l’une sera satisfaite, l’autre sera mécontente. Si vous y prenez garde, nous ne sommes pas une heure en même état. Et que faut-il faire en cela, mes sœurs, sinon nous supporter les unes les autres et pratiquer cette vertu si nécessaire de la condescendance ?

Souvenez-vous, je vous prie, de cette pratique, car, faute de cela, mes sœurs, vous ne seriez point Filles de la Charité, mais filles de discorde et de confusion ; ce qui serait de mauvais exemple au prochain et le scandaliserait beaucoup. Prenez garde que vous ne vous trompiez souvent, croyant votre sœur de mauvaise humeur. Oh ! non, ce n’est pas elle, c’est vous. C’est pourquoi vous devez supporter la peine que vous sentez. Et si vous ne pouvez vous défaire de la pensée qu’elle est de mauvaise humeur, usez de condescendance en ce qu’elle désire, pourvu que ce ne soit point chose qui aille contre la volonté de Dieu. Si vous faites ainsi, vous vous acquitterez de vos obligations, vous contenterez Dieu, et il sera glorifié en vous. Mais, s’il arrivait, par malheur, que les Filles de la Charité, négligeassent le support et la condescendance, les voisins s’en offenseraient et diraient :

 

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"Ce ne sont pas là des Filles de la Charité, mais de petits démons qui se déchirent l’un l’autre." O mes sœurs, évitez ce désordre entre vous ; voyez combien le support est nécessaire.

Mais quelqu’une me pourra demander : "Monsieur, combien de fois faut-il se supporter en un jour ?" Je vous dirai, mes sœurs : autant que l’occasion s’en présente. Si vous vous supportez deux fois, quatre fois, à la bonne heure ; c’est autant de diamants et de pierres précieuses que vous ajoutez à votre couronne, et c’est ce qui vous peut le plus aider à former en vous l’esprit de la Charité. Donnez-vous donc à Dieu, mes sœurs, pour une chose si importante. Si vous êtes dans cette pratique, vous attirerez beaucoup de grâces sur vous et sur la Compagnie, dont Dieu veut se servir. La bonne Madame la présidente de Goussault entendait bien cette vérité. Elle me disait un jour, sur son lit de mort, au sujet de cet établissement, qu’elle aimait tendrement : "Assurez-vous, Monsieur, que cette Compagnie sera bien utile au prochain et fera grand fruit." O mes chères sœurs, ces avertissements ne doivent pas être vains, et pour cela il se faut bien donner à Dieu, à ce que ses desseins s’accomplissent sur vous.

Il se fait tard, il faut finir. Je recommande à vos prières nos sœurs de Pologne, qui donnent de si belles marques qu’elles ont l’esprit des vraies Filles de la Charité. Vous savez, mes sœurs, leur arrivée en Pologne et comme elles ont été bien reçues de la reine. Celle-ci après les avoir laissées quelque temps prendre l’air du pays et en apprendre un peu le langage, leur dit : "Or sus, mes sœurs, il est temps de commencer à travailler. Vous voilà trois, j’en veux retirer une auprès de moi, et c’est vous, ma sœur Marguerite, les deux autres iront à Cracovie servir les pauvres." La sœur Marguerite répondit :

 

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"Ah ! Madame, que dites-vous ? Nous ne sommes que trois pour servir les pauvres, et vous avez dans votre royaume tant d’autres personnes plus capables que nous pour servir Votre Majesté. Permettez-nous, Madame, de faire ici ce que Dieu demande de nous comme nous faisons ailleurs." — "Quoi ! ma sœur, vous ne me voulez donc point servir !" — "Pardonnez-moi, Madame, mais c’est que Dieu nous a appelées pour servir les pauvres." Cela n’est-il pas beau mes sœurs ?

O Sauveur de mon âme, Dieu a permis cet exemple pour vous animer. Quoi ! mes sœurs, fouler aux pieds la royauté ! Ah ! quelle vertu faut-il avoir, mes sœurs ! Ne faut-il point avoir vraiment l’esprit que Dieu a donné à la Compagnie ? Eh ! que vous êtes heureuses d’y être appelées ! Et heureuses serez-vous si vous y persévérez ! Mais aussi quel malheur à une âme qui, pour n’avoir pas voulu s’assujettir aux règles de la Compagnie, aura manqué de fidélité à Dieu et se sera vue privée de ses grâces, en sorte que, sa ferveur diminuant petit à petit, elle serait sur le point de quitter la Compagnie, sur quelque vaine prétention que la tentation lui présente ! Quelle honte devrait avoir une telle personne ! Mais je ne pense pas qu’il y en ait dans la Compagnie. S’il y en avait quelqu’une et qu’elle ne fût pas touchée de cet exemple, que faudrait-il pour la toucher ? Ce n’est pas, mes sœurs, que chacune ne puisse être sujette à la tentation mais il faut résister courageusement, et alors la tentation est une épreuve de la vraie et solide vertu.

J’ai oublié de vous dire que la reine de Pologne, parlant à nos sœurs des enfants trouvés de Paris, avait ajouté que ces enfants, une fois élevés, pourraient être admis dans la Compagnie et que la sœur Marguerite avait répondu sans trop de réflexion : "Pardonnez-moi,

 

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Madame, notre Compagnie n’est point fournie ni composée de ces sortes de personnes. On n’y reçoit que des vierges."

C’est Dieu qui la faisait parler de la sorte, mes sœurs, pour nous avertir que dans la Compagnie il ne doit y avoir que des personnes pures et chastes. C’est pour cela que je vous ai tant de fois recommandé de fuir la fréquentation des hommes, lors même que ce seraient des saints. Oh ! qu’il importe que vous ayez en singulière recommandation cette vertu ! Je vous le dis derechef, ne souffrez point d’hommes dans vos chambres, non pas même vos confesseurs, quand ce serait M. Portail. Faites-les ressouvenir de ce qui vous est recommandé, si ce n’est en cas de maladie.

Je ne vous disais pas, mes sœurs, que nos pauvres sœurs de Pologne sont en une ville ou beaucoup meurent de peste, et encore que l’on se soit servi de toutes les précautions possibles, elles ne laissent pas d’être en danger. Je les recommande à vos prières. Et savez-vous ce que M. Lambert a fait à la sœur Marguerite, en l’envoyant, pour le service des pauvres, au lieu destiné ? Il l’a placée sous la conduite de la sœur Madeleine Drugeon ; ce qu’elle porta de bonne façon. Remercions Dieu.

Alors notre très honoré Père se mit à genoux et dit :

Soyez béni, mon Dieu, des grâces que vous faites aux membres de cette petite Compagnie. Continuez-les, mon Dieu, s’il vous plaît et ne permettez pas qu’elles en abusent et s’en glorifient ; mais plutôt faites-leur la grâce de s’humilier à mesure que vous les élevez, admirant votre puissance de faire tant de merveilles en de si bas sujets.

Et lorsque la sœur servante lui demanda sa bénédiction pour toute la Compagnie, sa charité dit avec grande humilité :

 

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Quoi ! moi, mon Dieu, misérable pécheur que je suis, que je donne la bénédiction à des âmes saintes et à vos servantes ! Puisque vous le voulez, je proférerai les paroles de bénédiction

Benedictio Dei Patris…

 

51. — CONFÉRENCE DU 9 FÉVRIER 1653

SUR L’ESPRIT DE LA COMPAGNIE

Mes sœurs, le sujet de cette conférence est la continuation de celle que nous fîmes dimanche, qui était sur l’esprit de la Compagnie des Filles de la Charité. Elle se divise en trois points. Le premier sera des raisons qui vous obligent à savoir quel est votre esprit ; le deuxième, de ce qu’il est ; le troisième, des moyens de se bien établir dans cet esprit.

Nous traitâmes dimanche du premier point, et je vous demandai en quoi une sœur peut montrer qu’elle est vraiment Fille de la Charité. Plusieurs d’entre vous furent interrogées et firent voir combien il importe de connaître cet esprit.

Aujourd’hui, il convient de traiter du second point. Je n’interrogerai personne, parce que difficilement s’en trouverait-il qui me pourraient répondre, si ce n’est Mademoiselle ; car, si je vous demande quel est cet esprit, vous me direz : "Monsieur, nous l’avez-vous jamais dit ? Enseignez-nous-le et nous vous répondrons".

Or, mes chères sœurs pour vous le bien faire entendre, il faut que vous sachiez la différence qu’il y a entre votre Compagnie et beaucoup d’autres qui font profession d’assister les pauvres comme vous, mais non en la

Entretien 51. — Ms. SV 9, p. 231 et suiv.

 

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manière usitée chez vous. L’esprit de la Compagnie consiste à se donner à Dieu pour aimer Notre-Seigneur et le servir en la personne des pauvres corporellement et spirituellement, en leurs maisons ou ailleurs, pour instruire les pauvres filles, les enfants et généralement tous ceux que la divine Providence vous envoie. Voyez-vous, mes chères sœurs, cette Compagnie des Filles de la Charité est de pauvres filles pour la plupart. Ah ! que cette qualité de pauvres filles est excellente, pauvres en leurs habits, pauvres en leur nourriture. Précisément on vous appelle pauvres Filles de la Charité ; et vous devez tenir ce titre à grand honneur, parce que le Pape même tient à grand honneur d’être appelé Serviteur des serviteurs de Dieu. Cette qualité de pauvres vous distingue de celles qui sont riches. Vous avez quitté vos pays, vos parents et vos biens ; et pourquoi ? Pour aimer Notre-Seigneur et ses maximes. Vous êtes ses filles et il est votre Père ; il vous a engendrées et donné son esprit ; car qui verrait la vie de Jésus-Christ verrait sans comparaison le semblable dans la vie d’une Fille de la Charité.

Eh ! qu’est-il venu faire ? Il est venu pour enseigner, pour illuminer. C’est ce que vous faites. Vous continuez ce qu’il a commencé ; vous êtes ses filles, et vous pouvez dire : "Je suis fille de Notre-Seigneur" ; et vous devez lui ressembler.

Quel est donc l’esprit des Filles de la Charité ? C’est, mes sœurs, l’amour de Notre-Seigneur. N’est-il pas naturel que les filles aiment leur père ? Et pour vous faire entendre ce que c’est que cet amour, il faut que vous sachiez qu’il s’exerce en deux manières : l’une affective et l’autre effective.

L’amour affectif, c’est la tendresse dans l’amour. Vous devez aimer Notre-Seigneur tendrement et affectionnément, comme un enfant qui ne peut se séparer de

 

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sa mère et crie "Maman" dès qu’elle se veut éloigner. Ainsi un cœur qui aime Notre-Seigneur ne peut souffrir son absence et se doit tenir à lui par cet amour affectif, lequel produit l’amour effectif. Car le premier ne suffit pas, mes sœurs, il faut avoir les deux. Il faut de l’amour affectif passer à l’amour effectif, qui est l’exercice des œuvres de la Charité, le service des pauvres entrepris avec joie, courage, constance et amour. Ces deux sortes d’amours sont comme la vie d’une sœur de la Charité, car être Fille de la Charité c’est aimer Notre-Seigneur tendrement et constamment : tendrement, étant bien aise quand on en parle, quand on y pense, et toute remplie de consolation quand on songe : "Quoi ! mon Seigneur m’a appelée pour le servir en la personne des pauvres ; oh ! quel bonheur !"

L’amour des Filles de la Charité n’est pas seulement tendre ; il est effectif, parce qu’elles servent effectivement les pauvres, corporellement et spirituellement. Vous êtes obligées de leur apprendre à bien vivre, je dis, mes sœurs, à bien vivre ; c’est ce qui vous distingue de bien des religieuses, qui sont pour le corps seulement et ne disent pas un bon mot ; il n’y en a que trop comme cela. Or sus, mon Dieu ! n’en parlons plus ; or sus, mon Sauveur ! la Fille de la Charité ne doit pas seulement avoir soin de l’assistance des pauvres malades corporellement ; elle doit, à la différence de quantité d’autres, instruire les pauvres. Vous avez cela de plus que les filles de l’Hôtel-Dieu et de la place Royale ; et ceci encore que vous allez les chercher dans leurs maisons, ce qui ne s’est jamais fait jusqu’ici, tandis qu’elles se contentent de recevoir ceux que Dieu leur envoie.

Vous devez donc porter aux pauvres malades deux sortes de viandes : la corporelle et la spirituelle, c’est-à-dire leur dire pour leur instruction quelque bon mot de

 

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votre oraison, comme seraient cinq ou six paroles, pour les porter à s’acquitter de leur devoir de chrétien, à pratiquer la patience. Dieu vous a réservé cela. Les histoires ecclésiastiques et profanes ne disent point que l’on ait jamais fait ce que vous faites ; il faut excepter Notre-Seigneur ; en quoi vous avez grand sujet de vous humilier. On amenait les malades à Notre-Seigneur pour qu’il les guérît, comme ce pauvre paralytique que l’on descendit par le toit de la maison. N’est-ce pas ce que vous faites dans les hôpitaux ? Ah ! mes sœurs, de toute éternité vous étiez destinées à servir les pauvres en la même manière que Notre-Seigneur les servait ! Oui, mon Sauveur, vous avez attendu jusqu’à cette heure pour vous former une Compagnie qui continue ce que vous avez commencé.

Votre Compagnie, mes chères sœurs, a encore pour fin d’instruire les enfants dans les écoles en la crainte et amour de Dieu, et vous avez cela de commun avec les Ursulines. Mais, parce que ce sont de grandes et riches maisons, les pauvres n’y peuvent aller et ont recours à vous.

De plus, arrive-t-il quelque calamité dans Paris, en temps de guerre par exemple, on a recours aux pauvres Filles de la Charité. Je ne vois personne si propre à secourir les pauvres en toute manière que vous. Vous ne seriez point Filles de la Charité, si vous n’étiez toujours prêtes à rendre service à ceux qui pourraient en avoir besoin.

Voilà, mes chères sœurs, en général, en quoi consistent l’amour affectif et l’amour effectif : servir Notre-Seigneur en ses membres spirituellement et corporellement, et cela chez eux, ou bien là où la Providence vous envoie.

Il faut donc savoir, mes chères sœurs, que l’esprit de

 

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votre Compagnie consiste en trois choses : aimer Notre-Seigneur et le servir en esprit d’humilité et de simplicité. Tant que la charité, l’humilité et la simplicité seront parmi vous, on pourra dire : "La Compagnie de la Charité vit encore" ; mais, quand ces vertus ne s’y verront plus, alors on pourra dire : "La pauvre Charité est morte". Une Fille de la Charité qui n’a point d’humilité et de charité est morte, car elle n’a point son esprit ; elle est comme celui à qui l’ange dit dans la sainte Écriture : "Tu es mort, car tu n’as pas la charité, qui est la vie de l’âme" (1). De même que l’âme est la vie du corps, le jour où la charité, l’humilité et la simplicité ne se verront point dans la Compagnie, la pauvre Charité sera morte ; oui, elle sera morte.

Je viens de voir un pauvre qui vient d’Étampes, tout mal fait. Je lui ai demandé : "Mon ami, qui vous a mis comme cela ?" Et il m’a répondu : "Ce sont les morts" (2), Voilà, mes sœurs, ce que font les morts ; ils font mourir les vivants. Et comme un corps, du jour où il n’a pas son esprit, est mort, de même une Fille de la Charité qui n’a pas son esprit est morte. Où est la charité de cette fille qui n’a point d’humilité, ni de simplicité, et qui ne sert point les pauvres bonnement avec amour ? Elle est morte. Mais, si elle a ces vertus, elle vit, car c’est la vie de son esprit.

Comprenez-vous bien cela ? M’entendez-vous bien, mes filles ? Plusieurs sœurs répondirent :

Oui, mon Père.

Notre très honoré Père repartit :

Je répète encore une fois que l’esprit de votre Compagnie, mes sœurs, consiste en l’amour de Notre-Seigneur,

1) Apocalypse, III, I)

2). Probablement l’ensevelissement des morts.

 

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l’amour pour les pauvres, l’amour entre vous, l’humilité et la simplicité. Il vaudrait mieux qu’il n’y eût plus de Filles de la Charité, si elles n’avaient ces vertus.

O mes filles, voilà votre esprit en trois points. Or sus, il se fait tard. Peut-être que, si j’entre dans l’explication de l’humilité, j’abuserai de votre patience ; ce sera, s’il plaît à Dieu, pour une autre fois.

Vous me direz : "Mais, Monsieur, ne faut-il pas que tous les chrétiens aient ces trois vertus ?" Oui, mes sœurs ; mais les Filles de la Charité doivent être plus attentives à leur pratique. Qui vous voit devrait vous connaître par ces vertus. Que vous conversiez avec le prochain, ou que vous alliez dans les rues, allez bonnement, ayez un cœur tout ouvert, vous souvenant que les anges voient votre modestie. Allez-vous au réfectoire, que ce soit toujours avec ces trois belles pierreries d’humilité, de charité et de simplicité

Tous les chrétiens mes sœurs, sont obligés à la pratique de ces vertus ; mais les Filles de la Charité y sont obligées d’une manière particulière. Vous me pourrez dire : "Mais, Monsieur, ne sommes-nous pas obligées à la pratique de toutes les autres vertus ?" Oui, vous y êtes obligées, mais à ces trois d’une manière toute particulière ; le ciel et la terre demandent cela de vous. Les Chartreux sont obligés à la pratique de toutes les vertus, mais ils s’appliquent spécialement à chanter les louanges de Dieu. Les Capucins sont obligés à la pratique de toutes les vertus, mais aucune ne leur est aussi chère que la pauvreté. Ainsi Dieu veut que les Filles de la Charité s’appliquent particulièrement à la pratique de l’humilité, de la charité et de la simplicité.

Voici une objection que vous me pourrez faire : "Monsieur, voilà qui est bon ; mais le moyen d’acquérir cet esprit et de le conserver ?" Mes sœurs, je vous

 

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recommande deux choses : la première, tous les jours le demander à Dieu en l’oraison du matin, à la sainte messe, à midi, le long du jour, notamment au commencement des principales actions, vous disant en vous-mêmes : "Fais-je cette action par charité, pour l’amour de Dieu ? N’est-ce point par humeur, par vaine complaisance ? Par exemple, je viens ici dire mes fautes à Mademoiselle ; ai-je assez d’humilité pour cela ? Suis-je simple ? Si j’use d’équivoque, si je dis les choses autrement qu’elles ne sont, je n’ai point de simplicité."

Le second moyen est de bien vivre dans l’esprit d’une vraie Fille de la Charité et que le soir, en votre examen, vous examiniez si vous avez agi conformément à votre esprit : "Ai-je fait mes actions aujourd’hui dans l’esprit de charité ? Ne les ai-je pas faites par orgueil ? N’ai-je point usé de duplicité ?" Si vous reconnaissez des fautes en vous, il faut en faire pénitence, et, si la faute est notable, prendre la discipline avec permission, baiser la terre, dire un Pater et un si on a coutume de visiter le saint Sacrement, le faire a cette intention. Si vous observez cela, mes sœurs, vous n’engendrerez en vous l’amour de la bassesse et augmenterez l’esprit de charité et d’humilité.

O Sauveur de nos âmes, lumière du monde, éclairez, s’il vous plaît, notre entendement pour connaître la vérité des choses que nous venons d’entendre, vous qui vous êtes formé une Compagnie de pauvres filles qui vous servent en la manière que vous avez enseignée. Faites-en, mon Dieu, vos instruments, donnez-leur et donnez-moi, misérable pécheur que je suis, la grâce de faire toutes mes actions par charité, humilité et simplicité dans l’assistance du prochain. Faites-nous cette grâce, Seigneur. Nous espérons, si nous sommes fidèles en la pratique de ces vertus, avoir la récompense que vous

 

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promettez à ceux qui vous servent en la personne des pauvres.

Comme notre très honoré Père allait finir, Mademoiselle Le Gras lui dit :

Mon Père, je vous supplie de nous donner à Dieu pour que nous entrions bien dans cet esprit, et de lui demander pardon pour nous des fautes que nous avons faites contre ce même esprit.

— Je le ferai demain en la sainte messe, que je dirai en l’honneur de sainte Apolline, qui a tant aimé Notre-Seigneur qu’elle a donné son corps au tourment et sa vie pour lui.

Benedictio Dei Patris…

 

52. — CONFÉRENCE DU 24 FÉVRIER 1653

SUR L’ESPRIT DE LA COMPAGNIE

Après avoir dit le Veni Sancte Spiritus, notre très honoré Père commença en ces termes :

Or sus mes chères sœurs, nous allons voir de nouveau en quoi consiste ; esprit de la Compagnie des Filles de la Charité et combien de vertus l’accompagnent.

Ma sœur, dites-nous, s’il vous plaît, en quoi consiste l’esprit de votre Compagnie.

— Mon Père, vous avez dit qu’il consiste dans la charité, l’humilité et la simplicité et que la charité comprend deux sortes d’amours : l’un affectif et l’autre effectif.

— Vous dites que la charité consiste en deux sortes d’amours. Qu’entendez-vous, ma fille, par amour affectif et par amour effectif ?

Entretien 52. — Ms. SV 9, p. 235 v° et suiv.

 

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— Mon Père, l’amour affectif fait qu’on aime Dieu avec tendresse et joie ; l’amour effectif fait qu’on vient à la pratique des bonnes œuvres qui se présentent à faire pour lui.

— Entendez-vous bien cela, ma sœur ?

— Oui, mon Père.

— Ai-je donné quelque exemple pour distinguer l’un et l’autre amours ? Cela s’explique, mes chères sœurs, par un père qui a deux enfants : l’un est un petit benjamin de 4 ou 5 ans ; l’autre est grand. Ce père a deux sortes d’amours pour ses enfants. Il aime le petit tendrement il le chérit, il joue avec lui, se plaît à ce qu’il fait et à ce qu’il dit et même lui permet quelquefois de le battre. Voilà un amour affectif. Pour ce qui est de l’autre enfant, il ne lui parle pas si souvent, et quand il lui parle, c’est plus sérieusement. Au petit il permet tout. Or, si quelqu’un demandait à ce père lequel il aime le mieux, du petit, auquel il témoigne tant de tendresse, ou du grand, auquel il ne la témoigne pas, il dirait sans doute qu’il aime plus l’aîné. Et en effet il le veut pourvoir d’une charge et le faire son héritier, mais il ne lui témoigne pas. Le premier amour est affectif et le second effectif. Or, mes chères sœurs, il faut avoir ces deux amours. L’esprit de la Compagnie des pauvres Filles de la Charité consiste en ces deux sortes d’amours vers Dieu et aussi vers le prochain, à commencer par ses sœurs ; il consiste encore dans l’humilité et la simplicité ; de sorte qu’une sœur de Charité est vraie Fille de la Charité quand elle a ces vertus. Au contraire, voyez-vous une fille qui n’a point de charité, une fille glorieuse, fine, cauteleuse, elle n’est point Fille de la Charité.

Ma fille, combien y a-t-il de vertus qui composent l’esprit des Filles de la Charité ?

 

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— Trois, mon Père.

— Quelles sont-elles ?

— La charité, l’humilité et la simplicité.

Après avoir interrogé d’autres sœurs, qui répondirent de même, notre très honoré Père ajouta :

Je vous ai entretenues, dans la première conférence, de la charité, première vertu nécessaire à votre esprit ; je vous entretiendrai aujourd’hui des deux autres vertus, qui sont l’humilité et la simplicité. Nous verrons d’abord les raisons d’avoir cet esprit, ensuite les marques qui le caractérisent, en troisième lieu les moyens de l’acquérir, ou de le conserver, quand on l’a.

La première raison c’est que votre esprit est pour vous ce que l’âme est au corps. Or, dès qu’un corps n’a plus d’âme il est mort. De même, une Fille de la Charité est morte dès qu’elle n’a plus son esprit, c’est-à-dire dès qu’elle n’a plus d’humilité, de charité et de simplicité. Dieu lui fasse miséricorde ! Elle n’est plus Fille de la Charité que d’habit. Il vaudrait mieux qu’elle ne le fût plus. Avez-vous jamais vu un malade qui a la gangrène ou quelque membre pourri ? On y applique tous les remèdes possibles ; s’ils n’y font rien, on coupe le membre malade. Ainsi il vaudrait mieux qu’une Fille de la Charité qui n’a point son esprit ne fût point dans la Compagnie, pour son salut, pour la gloire de Dieu et pour le bien de la Compagnie, parce qu’elle gâte tout. Il est des Compagnies où une seule personne a gâté toutes les autres. Voilà donc, mes sœurs, la première raison : une Fille de la Charité est morte quand elle n’a pas son esprit.

La seconde raison de demander à Dieu cet esprit et de travailler à l’acquérir, c’est que Dieu lui-même l’a donné à votre Compagnie. Je vous l’ai dit autrefois ; mais, parce que vous n’y étiez pas toutes, je le dirai

 

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encore. Ce n’est pas Mademoiselle Le Gras, ce n’est pas moi, ce n’est pas M. Portail, c’est Dieu qui a donné cet esprit à de grandes saintes, maintenant au ciel, car nous pouvons croire qu’il y en a. Si Mademoiselle Le Gras y a apporté quelque chose, si M. Portail ou moi y avons fait quelque chose, hélas ! nous y avons plutôt apporté empêchement. C’est Dieu qui est l’auteur des œuvres dont on ne trouve point l’auteur. Je n’y avais jamais pensé, et par conséquent c’est Dieu qui a fait cela par lui-même.

La première Charité de dames établie dans Paris, par l’inspiration de Dieu, est celle de Saint-Sauveur. En ce temps-là, une pauvre fille de Suresnes avait dévotion d’instruire les pauvres. Elle avait appris à lire en gardant les vaches. Elle s’était procuré un A B C, et, quand elle voyait quelqu’un, elle le priait de lui montrer ses lettres ; puis elle épelait petit à petit, et quand il repassait d’autres personnes, elle leur demandait de l’aider à assembler ses mots, et quand elles revenaient, elle voulait savoir si c’était bien comme cela qu’ils lui avaient recommandé de faire. Quand elle sut lire, elle se fixa à cinq ou six lieues de Paris. Nous y allâmes faire la mission ; elle se confessa à moi et me dit son dessein. Quand nous y eûmes établi la Charité, elle s’y affectionna tant, qu’elle me dit : "Je voudrais bien servir les pauvres en cette sorte".

Vers ce temps-là, les dames de la Charité de Saint-Sauveur, parce qu’elles étaient de condition, cherchaient une fille qui voulût bien porter le pot aux malades. Cette pauvre fille venant voir Mademoiselle Le Gras, on lui demanda ce qu’elle savait, d’où elle était, si elle voulait bien servir les pauvres. Elle accepta volontiers.

Elle vint donc à Saint-Sauveur. On lui apprit à donner

 

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des remèdes et à rendre tous les services nécessaires, et elle réussit fort bien.

Voyez, mes sœurs, comme cela est arrivé. On n’y avait point pensé. C’est ainsi que commencent les œuvres de Dieu ; elles se font sans qu’on y pense. Cette pauvre fille avait été guidée dans cette voie dès son jeune âge.

Appelée pour l’établissement de la Charité dans la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, elle coucha avec une fille qui avait la peste, gagna le mal et fut menée à Saint-Louis, où elle mourut.

On se trouva si bien de cette pauvre fille, qu’on en prit d’autres qui vinrent se présenter, et firent la même chose.

Voilà, mes chères sœurs, comme Dieu a fait cette œuvre. Mademoiselle n’y pensait point, M. Portail et moi n’y pensions point, cette pauvre fille non plus. Or, il faut avouer, c’est la règle posée par saint Augustin, que, quand on ne voit point l’auteur d’une œuvre c’est Dieu même qui l’a faite. Qui a donné l’esprit aux pauvres Filles de la Charité, je dis aux bonnes ? C’est Dieu même. Les Filles de la Charité qui ont leur esprit ont l’esprit de Dieu. Dieu a commencé cette œuvre ; elle est donc de lui. Ressouvenez-vous bien que ce que les hommes n’ont pas fait, c’est Dieu qui l’a fait.

En second lieu, Dieu s’étant adressé à une pauvre fille de village, il veut que la Compagnie soit formée de pauvres filles de village. S’il s’en trouve dans les villes, à la bonne heure, vous devez croire que c’est Dieu qui les y attire ; mais, s’il mettait des filles de condition avec vous, vous devriez craindre que ce ne fût pour perdre la Compagnie, si ce n’est qu’elles eussent l’esprit d’une pauvre fille de village, car il se pourrait faire que Dieu leur donnât cet esprit. S’il venait des demoiselles ou des dames, il faudrait craindre et les bien éprouver

 

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pour voir si c’est l’esprit de Dieu qui les y veut. Or sus, mes chères sœurs, voilà la seconde raison : c’est de Dieu que vous devez tenir votre esprit.

La troisième raison est que ce serait une chose épouvantable qu’une Fille de la Charité n’eût pas la charité, mais un esprit de superbe qui voulût paraître et tout contrôler, qu’elle s’habillât curieusement tirât ses cheveux, pour que l’on sache qu’elle en a, n’eût point de simplicité, mais un esprit à double fin, porté à cacher ce qu’elle pense à sa supérieure, à son directeur, à ses sœurs. Ce ne serait pas une Fille de la Charité, mais plutôt une fille de malignité. Ceci importe beaucoup, mes sœurs ; je vous prie de le pratiquer.

Le second point est des conditions ou des marques qui font voir si une Fille de la Charité a véritablement son esprit. Il y a trois marques. D’abord être vraiment charitable. Une fille charitable est celle qui aime Dieu, se plaît à parler de lui, fait tout ce qu’elle peut pour lui plaire et le contenter, souffre les peines qui lui arrivent pour son amour. Nos bonnes sœurs qui sont allées à Dieu, ah ! qu’elles faisaient bien paraître qu’elles avaient cet esprit !

La seconde marque est à l’égard du prochain. Elle se trouve dans la fille qui quitte ses satisfactions pour l’amour du prochain, laisse la compagnie ou les lieux où elle se plaît, quand on vient lui dire qu’un malade a besoin d’elle, ne fait point d’acception de personnes, ne préfère pas les propres aux mal faites.

La troisième marque est l’indifférence. Celle qui a l’esprit d’une vraie Fille de la Charité est disposée à aller en tous lieux, elle est prête à tout quitter pour le service du prochain. Si l’on aime Notre-Seigneur, on le trouve partout.

Voilà, mes chères sœurs, les trois marques de la charité :

 

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aimer Dieu et les pauvres, ne point faire d’acception de personnes et être indifférent en tous lieux.

Voyons maintenant les marques de l’humilité. Est humble qui aime son abjection. S’il y avait parmi vous une fille difforme, boiteuse, qui aimât son infirmité, elle aimerait son abjection. J’en ai connu une (1) qui était incommodée d’une cuisse, qu’elle appelait sa bonne cuisse, sa bénite cuisse. C’était là son abjection. Ce fut pour ce motif qu’elle ne se maria point. De même, si l’une d’entre vous était marquée au visage et aimait cette marque, ce serait humilité. Aimer à croire que nous n’avons pas l’esprit propre à faire du bien, c’est aimer son abjection. Une fille qui est blâmée dans la Compagnie, dans les paroisses, à vrai ou à faux, aimer ce blâme, c’est aimer son abjection. Si l’on vous interroge, comme nous faisons ici, et que vous ne sachiez pas dire grand’chose, il faut aimer cela.

Ayez un humble sentiment de vous-mêmes, estimez-vous indignes non seulement de bien parler mais encore d’être dans la Compagnie, et au sujet de toutes choses dites : "O mon Dieu, qu’avez-vous fait ! Quoi ! moi, misérable fille, continuer ce que vous avez fait sur la terre ! Je suis si misérable ! Je gâte tout et je suis incapable de toutes choses !"

Au contraire, celles qui se croient quelque chose pensent avoir de l’esprit ; elles disent : "Je sais gagner ma vie, je sais faire quantité de choses" ; elles se vantent d’être regrettées partout. Ah ! le maudit état d’orgueil !

Voilà donc, mes chères sœurs, la première marque de l’humilité : avoir un bas sentiment de soi-même, croire que l’on gâte tout, comme Job, qui disait : "Je crains qu’en toutes mes actions il n’y ait quelque péché" (2).

1). Elisabeth du Fay, dame de la Charité.

2) Job IX, 28.

 

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D’une Fille de la Charité qui craint ainsi, on peut dire qu’elle a la vraie humilité.

Est humble également une sœur qui prend toujours le pire pour elle, qui souhaite toujours d’être la dernière, qui dit tout le bien possible de sa sœur pour la faire nommer sœur servante et se rabaisse elle-même pour ne plus l’être. Voilà, mes sœurs, une vraie marque de l’humilité.

La troisième marque se trouve en celles qui ont peine d’être louées, qui se troublent quand elles entendent leur éloge. C’est mauvais signe quand une Fille de la Charité est bien aise d’être louée et fait ce qu’elle peut pour l’être. On est humble lorsqu’on aime son abjection.

Voici maintenant les marques de la vertu de simplicité. Une Fille de la Charité est simple quand elle accomplit les ordres de ses supérieurs sans se demander pourquoi ces ordres lui sont données. Celle qui se dit : (l) Pourquoi veut-on que je fasse telle chose ? " et picote là-dessus, a un esprit de trouble et est éloignée de la simplicité qui fait que, sans discuter, on obéit à la règle

Une Fille de la Charité vraiment humble ne se soucie pas du qu’en-dira-t-on, ou de ce qui lui arrivera en l’obéissance, elle ne songe point à ce qu’on pensera d’elle, si on en aura bonne ou mauvaise estime, si on tient qu’elle est vertueuse ou non peu lui importe qu’il y ait de la confusion à servir les pauvres, à pratiquer la vertu ou à faire quelque charité. Une fille qui a la vertu de simplicité ne se soucie point de tout cela.

Voici une autre marque mes chères sœurs : dire les choses comme on les pense. Mademoiselle demande quelque chose à une sœur il faut que celle-ci le dise comme elle le pense ; mais une autre fille vient-elle à vous demander ce que Mademoiselle vous a dit, il faut le taire, s’il y a inconvénient à le faire connaître.

 

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Je le répète, s’il faut rendre compte à vos supérieurs, dites les choses comme elles sont, ne celez rien ; vous avez obligation d’être simples envers eux, et les filles qui n’agissent pas de la sorte sont doubles.

Il y a des choses qu’il faut taire, comme, par exemple, si vos supérieurs vous ont recommandé le secret, ou si vous risquez de porter préjudice au prochain. La prudence commande alors le silence. Mais, quand vous devez parler, mes chères sœurs, parlez tout simplement. Pour moi, je ne sais, mais Dieu me donne une si grande estime de la simplicité, que je l’appelle mon Évangile. J’ai une particulière dévotion et consolation de dire les choses comme elles sont.

Il nous reste à parler de la prudence, mais ce serait trop long ; ce sera pour une autre fois, s’il plaît à Dieu.

Voyons maintenant, mes sœurs, les moyens d’acquérir cet esprit, et, pour celles qui l’ont déjà, les moyens de le conserver.

Premier moyen : le demander à Dieu. S’il est quelque chose que nous devons demander à Dieu, c’est notre esprit, je vous le disais dernièrement, parce que c’est la vie de notre âme. Le demander à Dieu, mes sœurs, à l’oraison, en toutes vos prières, le plus souvent que vous pourrez.

Le second moyen, mes sœurs, c’est ce que je vous viens de dire, puisqu’une Fille de la Charité qui n’a pas l’esprit de charité est morte, elle vit bien de la vie animale, mais la vie surnaturelle est morte. Ah ! que Dieu a agréable une fille qui travaille à acquérir ces vertus ! Cette fille-là, il l’aime, il se plaît en elle, elle est comme un beau soleil à ses yeux ; il la montre aux bienheureux et à nos bonnes sœurs qui sont maintenant au ciel

Or sus, mes chères sœurs, prenons la résolution de nous perfectionner, à quelque prix que ce soit, et disons

 

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chaque jour : "Je veux être charitable, humble et simple". Êtes-vous à table, soyez-y charitables, avertissez humblement s’il manque quelque chose à celles qui sont auprès de vous ; soyez-y dans une posture humble, de sorte qu’il n’apparaisse point d’affecterie ni de suffisance.

Pour la simplicité, vous ne la pouvez beaucoup garder ni pratiquer en ce lieu, si ce n’est en usant tout simplement des choses qui vous y sont données.

Comme troisième moyen, mes chères sœurs, examinez-vous tous les jours pour voir si vous avez été soigneuses de pratiquer ces vertus ; demandez-vous souvent à vous-mêmes : "Ai-je fait des actes de charité, d’humilité et de simplicité ?" Et si vous remarquez en avoir fait quelqu’un, remerciez Dieu, mes sœurs, car il veut qu’on l’en remercie, mais, si vous remarquez y avoir manqué, ô mes sœurs, faites pénitence, afin de vous aider à vous relever plus facilement de ces fautes par la punition que vous vous imposerez.

Or sus, mes chères sœurs, je vous prie de bien retenir ceci, car, si on vous a jamais fait un entretien profitable, c’est celui-ci. S’il y a chose au monde que vous devez demander à Dieu, c’est votre esprit ; et si vous vous devez donner à Dieu à quelque fin, c’est pour celle-là. Que cet esprit paraisse donc toujours en vous quand vous allez et venez ; que l’on voie toujours l’esprit de charité, d’humilité et d’une grande simplicité et que vous n’usiez jamais de finesse. Si vous vivez dans cet esprit, mes chères sœurs, ah ! comme la Charité sera heureuse, comme vous l’honorerez et qu’elle se multipliera !

Je me souviens à ce propos que feu la bonne Madame de Goussault, la nuit devant sa mort, me dit : "Monsieur, j’ai vu, toute la nuit, les Filles de la Charité devant Dieu ; ah ! qu’elles se multiplieront et feront de bien !

 

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ah ! qu’elles seront heureuses !" Cela s’entend, mes chères sœurs, si vous êtes bonnes et si vous travaillez à avoir votre esprit, alors Dieu sera glorifié par vous, car il se tient glorifié de nos bonnes œuvres. Travaillez donc de toutes vos forces à acquérir ces vertus de charité, d’humilité et de simplicité, ne celant jamais rien à vos supérieurs.

Toutes les sœurs se mirent à genoux, et notre très honoré Père allait leur donner sa bénédiction quand une d’elles lui dit :

Permettez, s’il vous plaît, que je m’accuse d’une faute que j’ai faite il y a longtemps.

M. Vincent ayant acquiescé, elle ajouta :

Je demande pardon à Dieu, à vous, mon Père, et à toute la Compagnie de ce qui m’est arrivé alors que j’étais avec une sœur qui est morte à présent. Je lui avais pris un livre sans qu’elle le sût. Ce livre était beau ; je voulais le garder ; elle le cherchait et m’interrogeait ; je lui répondis que je ne l’avais pas vu. Il arriva qu’on me retira de ce lieu-là. Dieu le permettait pour mon bien, car j’avais encore dessein de prendre quelque chose. Un jour, en l’oraison, le remords me tourmenta si fort que j’eus bien du regret d’avoir fait une si grande faute et d’avoir menti au Saint-Esprit, niant une chose que je savais être vraie. Aussitôt je pris la résolution d’en demander pardon à Dieu et de rendre le livre devant vous et toute la Compagnie. C’est ce que je fais maintenant, et je vous prie de tout mon cœur d’en demander pardon à Dieu pour moi, s’il vous plaît.

— Je le ferai bien volontiers, ma fille. Ah ! mon Dieu, soyez béni vous qui permettez que nos fautes nous donnent occasion de pratiquer la vertu de la sainte humilité ! Oh ! l’heureuse faute, mes sœurs ! Ah ! que nous serons heureux si nos fautes nous font retourner à Dieu, car

 

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vous avez fait une grande faute, ma fille, mais aussi Dieu a été honoré par l’humiliation que vous venez de faire. Je prie Notre-Seigneur qu’il vous donne à toutes cette grâce.

Benedictio Dei Patris…

 

53. — CONFÉRENCE DU 17 AVRIL 1653

SUR LE JUBILE

Mes chères sœurs, le sujet de la conférence d’aujourd’hui est du jubilé. Il y a trois points. Le premier est des raisons que nous avons de nous donner à Dieu pour bien gagner le jubilé ; le deuxième dira ce que c’est qu’un jubilé, ce que l’on entend par ce mot de jubilé car beaucoup parlent du jubilé et ne savent pas ce que c’est ; le troisième point est de ce qu’il faut faire pour le bien gagner.

Ma sœur, dites-nous pour quelles raisons nous devons nous donner à Dieu pour bien gagner le jubilé.

— Mon Père, il m’a semblé premièrement que Dieu en sera honoré parce que, quand nous faisons une bonne œuvre comme il faut Dieu en est glorifié. Une autre raison est que, peut-être, c’est le dernier jubilé que nous vivons

— C’est bien dit. Ma sœur dit deux raisons. La première, que Dieu est honoré de nos bonnes actions quand elles sont bien faites. Et d’autant que l’œuvre du jubilé est une œuvre sainte et importante à notre salut, il est nécessaire de se bien donner à Dieu pour la bien faire, conformément à ce que disait un grand saint : "Dites aux justes qu’ils fassent bien ce qu’ils font ; soit qu’ils

Entretien 53. — Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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reposent, soit qu’ils prient, soit qu’ils conversent, qu’ils le fassent comme il faut." La deuxième raison, c’est que peut-être jamais nous n’en verrons plus. Hélas ! j’ai bien vu des jubilés, et peut-être ne l’ai-je jamais gagné.

Les unes et les autres peuvent dire que peut-être elles n’en verront jamais, parce que les jeunes peuvent bientôt mourir, et les vieilles ne peuvent plus guère vivre. C’est pourquoi elles se doivent toutes donner à Dieu pour le bien faire.

Et vous, ma sœur, avez-vous su le sujet de la conférence ?

— Oui, mon Père.

— Eh bien ! ma fille, quelles raisons avons-nous de nous donner à Dieu pour bien faire le jubilé.

— Mon Père, il est nécessaire de nous donner à Dieu, parce que sans sa grâce nous ne pouvons rien faire.

— C’est bien dit : nous ne pouvons rien faire sans sa grâce. Et dès maintenant nous devons nous donner à Dieu pour bien faire les prières qui nous seront ordonnées.

Et vous, ma fille, quelle raison avons-nous de nous donner à Dieu ?

— Mon Père, je crois qu’il est nécessaire de nous donner à Dieu parce que sans lui nous ne saurions rien faire.

— Dieu vous bénisse, ma fille !

Et vous, ma sœur Antoinette, savez-vous ce que c’est que le jubilé ?

— Mon Père, je crois que c’est Dieu qui nous ouvre ses trésors pour nous donner beaucoup de grâces.

— Oh bien ! mes chères sœurs, je m’en vais vous enseigner ce que c’est que le jubilé, et je vous prie de le bien retenir pour l’enseigner à celles qui sont absentes et principalement aux pauvres. Ce mot de jubilé veut

 

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dire jubilation. Avant la venue de Notre-Seigneur, il arrivait de cinquante en cinquante ans. Cette année-là, Dieu commandait de ne point labourer la terre, on vivait des biens amassés l’année précédente. Personne ne travaillait ; tout le monde était en repos, cette année de jubilation.

En second lieu, les biens étaient rendus à ceux qui les avaient engagés ; ils en jouissaient et étaient quittes de toutes leurs dettes. Les esclaves étaient libérés. De sorte que tout le monde, en cette année-là, était participant des grâces du jubilé. En ce temps, mes sœurs, l’on vendait des hommes ; mais à présent l’on ne les vend plus, au moins dans la chrétienté. Donc les esclaves qui avaient été vendus étaient mis en liberté et n’étaient plus sujets à ceux qui les tenaient captifs. Voilà un grand sujet de joie et de jubilation pour ces sortes de gens. Je vous laisse à penser, après tant de misères, quelle consolation pour tout le monde ! Voilà ce que le jubilé faisait espérer : le repos, le recouvrement de ses biens et la libération des esclaves.

Mes chères sœurs, ce jubilé était temporel et une figure de notre jubilé spirituel. Ceux qui font leur jubilé spirituel comme il faut reçoivent les mêmes grâces spirituellement ; nous sommes faits libres et rentrons en la possession des biens que nous avions perdus en nous engageant au diable, au monde et à la chair. Par exemple, nous avions engagé la foi, l’espérance, la charité, la justice, la force, la tempérance. Ces belles vertus sont les trésors des chrétiens et comme des soleils qui éclairent dans nos âmes et nous rendent agréables aux yeux de Dieu. Or, par le péché on perd tout cela, et par le jubilé on est fait quitte de tout, on se retire de la captivité du démon et de soi-même pour être mis en la liberté des enfants de Dieu, on jouit du repos de la bonne conscience

 

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et on est affranchi des peines du purgatoire que nous avions méritées par nos péchés.

Le jubilé temporel a trait aux biens de la terre, et le jubilé spirituel aux biens de la grâce. Par celui-ci nous rentrons en possession de toutes les vertus infuses, la foi, l’espérance et la charité. Voyez donc, mes chères sœurs, si nous n’avons pas grand sujet de nous réjouir d’avoir changé ces choses temporelles en spirituelles !

Voyons maintenant, mes chères sœurs, ce qu’est à proprement parler, le jubilé. C’est une remise entière des péchés et une relaxation des peines pour lesquelles il faudrait satisfaire en purgatoire. Nous étions destitués de nos biens et esclaves du péché ; la grâce nous rend ces biens que le péché nous avait enlevés.

Vous me direz : "Mais, Monsieur, la confession ne fait-elle pas cela ?"

Mes chères sœurs, sachez que dans le péché il y a deux maux : le mal de coulpe et le mal de peine. La coulpe, mes sœurs, est l’injure que nous faisons à Dieu en lui tournant le dos, elle nous rend comme indignes de voir jamais Dieu. La peine nous oblige à souffrir dans le purgatoire ou dans ce monde. Par la coulpe nous tournons le dos à Dieu, par la peine nous tournons la face vers les créatures, vers les parents, vers notre pays et toutes les autres affections mauvaises.

Vous avez un exemple de ceci en David, qui avait péché contre Dieu. Le prophète Nathan lui dit : "Vous avez fait tel péché ; oh bien ! David, vous avez offensé grandement la divine bonté. Pour vous, il vous a pardonné ; mais l’enfant que vous avez ne sera pas ce que vous pensez, car il mourra." David, entendant cette nouvelle du prophète, pleura, parce qu’il aimait tendrement l’enfant.

Voyez donc, mes sœurs, Dieu avait pardonné le péché

 

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de David, et néanmoins il le châtie pour la peine due à ce péché. Vous voyez donc comme dans le péché mortel il y a deux choses : l’une qui fait détourner le visage de Dieu, et l’autre qui nous le fait tourner vers les créatures. Vous entendez bien cela, mes sœurs. L’une s’appelle faute de peine, et l’autre faute de coulpe.

La confession efface le mal de la coulpe, de sorte que, si vous aviez le visage tourné vers les créatures avant la confession, vous le retournez vers Dieu. La coulpe vous est donc remise, mais non pas la peine. La peine est remise dans le purgatoire par le feu. Parce que nous avons pris plaisir et donné notre cœur aux créatures en les aimant trop, ce plaisir nous fait aller en purgatoire, qui est un feu, dit saint Augustin, plus grand et plus cuisant qu’on ne peut s’imaginer, et dont le feu élémentaire n’est que la figure. "Vous avez péché, dit saint Paul (1), vous serez purgés, mais purgés comme par le feu, vous brûlerez pour cela."

Pourquoi, mes chères sœurs, sainte Madeleine aurait-elle fait une si grande pénitence après l’assurance qu’elle avait que Notre-Seigneur lui avait pardonné toute sa coulpe ? Elle ne laissa pas de faire une grande pénitence, parce qu’elle savait qu’il lui restait la peine due à ses péchés. Elle s’en alla sur une haute montagne (2) si fâcheuse et difficile qu’il faut plusieurs jours pour y monter et pour en descendre, si froide que moi-même, qui y ai été au mois d’août, je fus contraint de me couvrir, tant il faisait froid, et quand nous fûmes descendus au bas de la montagne nous trouvâmes qu’il y faisait une chaleur excessive. Sainte Madeleine s’en va donc

1) Première épître aux Corinthiens III, 15.

2) A deux heures environ de Nans, canton du Var, dans les montagnes de la Ste-Baume, à 921 mètres d’altitude, se trouve la célèbre grotte où, suivant la tradition provençale, sainte Marie-Madeleine aurait passé les trente-trois dernières années de sa vie.

 

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sur cette montagne pour pleurer ses péchés en vue des peines du purgatoire.

Vous voyez par là, mes sœurs, comme, après la confession, il nous reste l’obligation de faire pénitence dans ce monde ou dans le purgatoire bien longtemps. C’est par le jubilé que nous sommes délivrés de ces peines, comme par la confession nous sommes délivrés de la coulpe. Voilà donc, mes chères sœurs, à quoi nous sert le jubilé, à une entière remise des peines dues à nos péchés. Je m’en vais vous donner une comparaison. Quand un homme a mérité la mort et qu’il a recours au roi pour lui demander sa grâce, le roi lui redonne la vie, car il est le maître de notre vie et la peut redonner aux coupables. Donc cet homme jouira de la grâce du roi, qui lui conserve la vie. Mais il faut qu’il présente ses lettres au parlement, lequel confirme la même grâce et dit que le criminel jouira de la grâce du roi, c’est-à-dire aura la vie sauve. Mais il sera condamné ou au bannissement, ou aux galères quatre ou cinq ans, ou au payement d’une certaine somme d’argent à la veuve, en cas qu’il y ait eu meurtre ; car la loi ordonne que quiconque tuera mourra ; il faut donner vie pour vie. Bref le roi lui redonne la vie ; mais il lui en coûte de la peine pour réparer le mal ; la vie lui est donnée, mais la peine lui demeure.

De même, par la confession, la grâce du prince, qui est Dieu, nous est donnée ; mais il faut subir la peine que le péché porte avec soi. Concevez-vous bien cela, mes sœurs ?

Il faut donc satisfaire pour nos péchés ; et comment satisfaisons-nous à Dieu ? C’est par le jubilé, qui est tiré des trésors de l’Église. Que sont ces trésors ? Ce sont les mérites de la vie et passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de la sainte Vierge et des saints.

 

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La sainte Vierge n’a jamais péché et a beaucoup souffert ; où sont allés tous les mérites de ses souffrances ? Dans les trésors de l’Église. De même, les tourments que tous les saints ont endurés. Voyez saint Laurent, votre patron (3) (vous lui devez porter grande dévotion, parce qu’il aimait les pauvres), avec quel courage a-t-il souffert un si étrange tourment qu’est celui d’être brûlé tout vif, grillé sur un gril, en sorte que la graisse qui coulait de son corps servait à enflammer davantage le feu ! Il endurait cela avec un si grand plaisir et courage, qu’il disait aux tyrans : "Retournez-moi de l’autre côté, je suis assez brûlé de celui-là." Saint Laurent a donc beaucoup plus souffert qu’il ne fallait pour ses péchés, et ces mérites-là sont entrés dans les trésors de l’Église.

Voilà, mes chères sœurs, de quoi sont composés ces trésors. Et qui les peut appliquer ? C’est le Pape, vicaire de Jésus-Christ en terre. Les conciles généraux sont aussi dispensateurs du jubilé. Les évêques peuvent également, dans leur évêché, disposer de ces trésors par des indulgences pour cent jours seulement. Le Pape et les conciles généraux peuvent donner une indulgence plénière et jubilé. Qui nous apprend cela ? La sainte Écriture, où Notre-Seigneur dit à saint Pierre : "Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié au ciel, et ce que tu délieras sera délié" (4). Voyez, mes sœurs, le pouvoir que Notre-Seigneur a donné à ses apôtres et conjointement à leurs successeurs par ces paroles : "Ceux à qui vous remettrez les péchés (au sacrement de pénitence quant à la coulpe et par le jubilé quant à la peine) en seront délivrés, et ceux à qui vous les retiendrez en resteront chargés" (5)

3). Il était le patron de la paroisse sur laquelle se trouvait la maison-mère des sœurs.

4) saint Matthieu XVI, 19.

5) saint Jean XX, 23.

 

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Mes chères sœurs, afin que vous le reteniez bien, je vous le dis encore, la coulpe nous est pardonnée par le sacrement de pénitence, et la peine est remise par les mérites de Jésus-Christ, de la Vierge et des saints, qui nous sont appliqués par le jubilé ; et ceux à qui Dieu donne pouvoir de nous appliquer ces mérites sont les Papes. Ces mérites, mes sœurs, satisfont donc pour nous à la divine justice ; et parce qu’il faut que vous sachiez bien cela, je vais vous interroger.

Ma sœur, que veut dire ce mot de jubilé ?

— Mon Père, le jubilé nous délivre des peines du purgatoire après une bonne confession, accompagnée du regret d’avoir offensé Dieu.

— Voilà qui est bien, ma fille.

Et vous, ma sœur, que veut dire jubilé ?

— Mon Père, cela veut dire joie.

— Et anciennement, ma fille, le jubilé était-il comme à présent ?

— Mon Père, le jubilé ancien était temporel, pour rentrer en possession de ses biens ; Notre-Seigneur a changé ces grâces temporelles en spirituelles.

— Voilà qui est bien dit. Dieu vous bénisse, ma sœur ! Vous dites que le jubilé temporel a été changé en spirituel. Voyez-vous, ce peuple anciennement n’attendait ce jubilé qu’en la cinquantième année, et celui était un grand sujet de joie, parce qu’il rentrait en possession de son bien ; il demeurait en repos pendant cette année, et les esclaves étaient libérés. Voyez si nous n’avons pas un aussi grand sujet de nous réjouir. Ce jubilé était la figure de notre jubilé spirituel. Si nous sommes sous l’esclavage de l’esprit malin, nous sommes mis en liberté si nous avons perdu les biens de la grâce, nous rentrons dans la possession d’iceux.

Et vous, ma sœur, dites-nous, ce jubilé temporel

 

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est-il devenu spirituel et reçoit-on les biens perdus ?

— Oui, mon Père.

— Si nous étions engagés au diable et si nous avions perdu nos biens, qui sont la foi, l’espérance et la charité, y rentrons-nous ?

— Oui, mon Père ; et la rémission de nos péchés nous est donnée quant à la peine et à la coulpe.

— Que faut-il faire pour le gagner ?

— Mon Père, il faut faire ce que le Pape ordonne.

— C’est bien dit : il faut faire ce que le Pape ordonne, qui est se confesser et communier, visiter les églises et y réciter les prières ordonnées. Si une personne est déjà en état de grâce, elle peut faire ces stations avant de se confesser.

Ma sœur, combien y a-t-il de maux dans le péché ?

— Il y en a deux, mon Père, la coulpe et la peine.

— Qu’est-ce que la coulpe, ma fille ?

— Monsieur, c’est ce qui nous fait tourner le dos à Dieu ; et la peine, c’est ce qui nous attache aux créatures.

— Et vous, ma sœur, y a-t-il deux défauts dans le péché ?

— Oui, mon Père, il y a la coulpe et la peine. Par la coulpe nous tournons le dos à Dieu, et la peine nous fait tourner le visage aux créatures. La coulpe s’efface par la confession, et la peine par le jubilé et les indulgences.

— Ma sœur, sur quoi est fondé le jubilé ?

— Mon Père, sur les trésors de l’Église.

— Que veut dire cela, les trésors de l’Église ?

— Ce sont les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de la Vierge et des saints. — Or sus, c’est bien dit, ce sont là les trésors de l’Église. Qui peut dispenser ces trésors ?

— Le Pape seul peut accorder le jubilé et l’indulgence

 

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plénière ; les évêques peuvent donner une indulgence de cent jours seulement.

—- Qu’est-ce donc que le jubilé ?

— C’est une application des mérites de Jésus-Christ que le Pape donne pour la rémission des peines, dues à nos péchés en ce monde et en l’autre.

— Et vous, ma sœur, qui êtes encore bien jeune, voyons ce que vous savez. Combien y a-t-il de maux dans le péché mortel ?

— Il y a le mal de coulpe et le mal de peine. La coulpe, c’est tourner le dos à Dieu, et la peine, c’est s’attacher aux créatures.

— Comment la coulpe s’efface-t-elle ?

— Mon Père, par la confession, et la peine s’efface par le jubilé.

— Dites-moi, ma fille d’où tire-t-on le jubilé ?

— Des trésors de l’Église.

— C’est bien dit. Qui les peut appliquer ?

— Le Pape et les conciles généraux.

— Oui, le Pape et les conciles généraux nous peuvent donner le jubilé et les indulgences plénières. Ma sœur, que veut dire jubilé ?

— Cela veut dire joie.

— Ma fille, ce jubilé, qui était anciennement temporel, a-t-il été changé en spirituel ? — Oui, mon Père.

— Que fait en nous le jubilé, ma fille ?

— Mon Père, il efface la peine du purgatoire.

— Voyez donc, mes sœurs, si ce n’est pas là un grand sujet de joie d’être fait quitte de ses dettes. Autrefois on ne travaillait point pendant cette année de jubilation, tout le monde était en repos, jouissait d’une grande tranquillité, et cela s’appelait le grand sabbat.

Or sus, ma sœur une personne, après avoir gagné

 

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le jubilé, est-elle rétablie dans les biens qu’elle avait perdus par le péché ?

— Oui, elle rentre en possession des vertus qu’elle avait perdues.

Ma sœur, quand une personne se confesse, la coulpe et la peine lui sont-elles remises ?

— Non, mon Père, il n’y a que la coulpe ; la peine se remet par le jubilé.

— D’où tire-t-on ces grâces-là ?

— Des trésors de l’Église.

— Qu’entend-on par trésors de l’Église ?

— Ce sont les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

— Qui les peut appliquer ?

— C’est notre Saint-Père le Pape, qui, comme vicaire de Jésus-Christ, offre à Dieu le Père ces mêmes mérites pour les péchés que tant de chrétiens commettent tous les jours.

Or sus, Dieu vous bénisse ! Je suis bien consolé, mes chères sœurs. Je crois qu’il sera bon de vous entretenir de tout ce que nous venons de dire, en vous en retournant. Vous qui demeurez ici, vous vous l’enseignerez les unes aux autres et principalement à celles qui sont absentes, Retenez bien que la confession efface la coulpe, et que par jubilé la peine est remise. Reste maintenant à dire ce qu’il faut faire pour que le jubilé nous soit utile et nous exempte du feu du purgatoire, dans lequel peut-être nous serons obligés de souffrir des vingt et trente ans, quoique nous nous soyons bien confessés. Ah ! mes chères sœurs, quel sujet de joie nous aurons si nous venons à le gagner !

Mais que faut-il pour cela ? Je vais vous faire lire la bulle, et vous apprendrez l’intention de notre Saint-Père le Pape et de Monseigneur l’Archevêque.

Notre très honoré Père dit au frère qui l’accompagnait :

 

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"Mon frère, je vous prie de lire la bulle."

Après cette lecture, Monsieur Vincent reprit :

Voilà donc, mes sœurs, quatre choses : il faut être pénitent, confessé, communié, visiter quatre églises et dire cinq Pater et cinq Ave en chacune.

Une sœur demanda :

Mon Père, est-il nécessaire de faire une confession générale ?

— Ma fille, il est bon d’en faire une ; mais, pour vous autres, ce n’est pas nécessaire ; je vous la conseille seulement. Il sera bon que vous commenciez et finissiez par la communion, sans toutefois en ajouter de spéciales à celles que la règle vous permet. Il faut encore, mes sœurs, prier Dieu pour notre Saint-Père le Pape, pour la paix, pour l’extirpation des hérésies et pour l’exaltation de la sainte Église, à ce qu’il plaise à Dieu donner de bons prêtres, de bonnes religieuses et de bonnes Filles de la Charité, c’est-à-dire, mes sœurs, remédier à toutes les nécessités présentes de son Église.

Voilà la bulle de notre Saint-Père le Pape, voici l’ordre de Monseigneur l’archevêque.

La lecture faite, notre très honoré Père dit :

Voilà, mes chères sœurs, les règles ordonnées par la bulle. Vous venez d’entendre en quoi elles consistent et même ce qu’il convient de faire, qui est d’être pénitent, d’avoir grand regret d’avoir offensé Dieu, de se confesser et de communier, de visiter les églises, et de dire en chacune, cinq Pater et cinq Ave Maria.

Pour les stations, celles qui se porteront bien les feront, et celles qui sont âgées ou incommodées, comme ma sœur Jeanne, de Saint-Martin, pourront en être dispensées par leur confesseur, auquel elles demanderont ce qu’elles doivent faire à la place.

Vous autres mes sœurs, vous les pouvez faire en servant

 

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vos pauvres, chemin faisant. Notre-Seigneur le veut ainsi, d’autant que le service que vous rendez aux pauvres est aussi pour lui.

Vous direz cinq Pater et cinq Ave aux intentions de notre Saint-Père le Pape, qui ordonne de prier Dieu pour l’extirpation des hérésies, l’exaltation de la sainte Église, la paix, toutes les nécessités de l’heure présente et celles qui ne se peuvent pas spécifier. Mes chères sœurs, il faut aller avec grande dévotion, la vue basse, l’esprit occupé de bonnes pensées. Le roi même fait ses stations à pied. La reine fait ce qu’elle peut ; elle dit : "Je suis vieille ; je ne puis pas faire tout le chemin à pied." Enfin, mes chères sœurs, je n’ai jamais tant vu de dévotion qu’à présent. Je désire, ô mon Dieu, qu’elle soit efficace devant vous et que vous nous donniez, comme je l’espère de votre bonté, la paix intérieure.

J’oubliais de vous dire, mes chères sœurs, que le jubilé anciennement était de cent ans ; et puis, comme l’on vit qu’il fallait attendre trop longtemps, le jubilé fut renouvelé tous les cinquante ans, puis tous les trente-trois ans en l’honneur des trente-trois années de la vie de Notre-Seigneur sur terre. Ce temps fut ensuite réduit à vingt-cinq ans, parce que les hommes ne vivent plus tant. Cela ne manque jamais. De plus, dans les grandes nécessités, l’on a recours à Dieu par ce moyen.

Il faut donc le faire avec grande dévotion, après s’être bien donné à Dieu, avec tous les désirs possibles d’obtenir de lui ce dont on a besoin. C’est en ce temps que les Filles de la Charité doivent lui demander les trois belles vertus qui composent leur esprit : la charité, l’humilité et la simplicité.

La charité que vous devez avoir est la charité vers Dieu, vers le prochain et vers vous-mêmes. Vous devez commencer par vous-mêmes, vous entr’aimant l’une l’autre

 

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tendrement. Une fille qui porte l’habit de la Charité devant le monde et devant Dieu, si elle n’a point de charité, cela n’est rien. L’humilité consiste à prendre le moindre, et à s’estimer toujours la dernière de toutes. La simplicité qu’il vous faut est celle que vous avez vue en nos bonnes sœurs défuntes. Cet esprit de vraie charité, vous l’obtiendrez de Dieu par le jubilé.

Mademoiselle Le Gras, dites-nous, s’il vous plaît, votre sentiment.

— Il me semble, mon Père, que votre charité a dit tout ce qui s’en peut dire. Ce qui m’en est resté seulement est que, commençant les dernières, nous devons nous efforcer de faire bon usage de ce moyen dont Dieu se sert pour nous donner ses grâces. Une autre raison que nous avons de nous bien donner à Dieu, c’est que, la peine de nos péchés étant remise en général, sa bonté peut nous donner la grâce de ne plus tomber dans ces mêmes péchés pour le reste de nos jours. Il m’a semblé que, pour être remis en grâce, il faut s’adresser à Dieu, puisqu’il n’y a rien sur terre qui nous puisse donner cette grâce, si la divine bonté ne nous la fait.

Pour moyens, il m’a semblé qu’il faut avoir un grand désir de le gagner, considérant le besoin que nous en avons. Un autre, c’est la défiance de nous-mêmes. Pour moi, je me vois dans l’impuissance de me pouvoir rendre capable de cette grâce, n’était que la bonté de Dieu supplée à mes défauts.

— Or sus, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il nous fasse la grâce de ne le point offenser et de demeurer ferme après cela dans son amour. Et pour moi, le plus misérable pécheur de tous, qui ai plus grand besoin de cette grâce que personne, je ne laisserai pas de prononcer les paroles de bénédiction sur vous, le priant de

 

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vous donner a même temps les dispositions nécessaires pour bien gagner

Benedictio Dei Patris…

 

54. — CONFÉRENCE DU 3 JUIN 1653

SUR LA FIDÉLITÉ A DIEU

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien est de la fidélité que nous devons à Dieu toute notre vie. Ce sujet se divise en trois points : les raisons que nous avons d’être fidèles à Dieu ; ce que c’est que d’être fidèle à Dieu toute sa vie ; les moyens d’acquérir et conserver toujours cette fidélité à Dieu. Sans la fidélité, nous ne sommes rien que de pauvres misérables, des méchants et ingrats envers Dieu.

Le premier point est donc des raisons que nous avons d’être fidèles à Dieu. Ma sœur Geneviève (1) est-elle ici ? Ma sœur, quelles raisons avons-nous d’être fidèles à Dieu ?

— Mon Père, j’en ai trouvé plusieurs, dont la première est que Dieu, qui nous a fait la grâce d’être chrétiennes, de nous appeler à son service et de nous y conserver, nous réserverait un grand châtiment, si nous lui étions infidèles. Une autre raison, c’est que, par cette fidélité à Dieu, nous lui faisons honneur.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Dieu vous bénisse ! Ma sœur Jeanne, quelles raisons avons-nous d’être fidèles à Dieu ?

— Mon Père, il me semble que, puisque Dieu nous est si bon, il faut lui être fidèle, en reconnaissance des

Entretien 54. — Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

1). Probablement sœur Geneviève Poisson.

 

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grâces qu’il nous a faites, nous appelant à son service. Nous pouvons lui témoigner cette fidélité en gardant exactement nos règles.

— Entendez-vous ce que dit notre sœur, mes sœurs ? Je crois que ce sera une bonne pratique de commencer aujourd’hui à parler haut. Je vous avertis d’une chose en laquelle je manque moi-même bien souvent. N’est-il pas vrai, mes sœurs, que vous n’entendez pas bien souvent ce que je dis ?

Une sœur répondit :

Pardonnez-moi, mon Père, vous nous entendons bien. — Si nous sommes bien aises que nos sœurs entendent ce que nous disons, nous parlerons haut ; si nous avons de la charité pour nos sœurs, nous serons bien aises qu’elles entendent nos pensées ; parlant bas, nous priverions nos sœurs des biens que Dieu nous a donnés. Et vous, ma sœur, dites-nous quelles raisons nous obligent d’être fidèles à Dieu.

— Mon Père, c’est parce que Dieu est bon et qu’il est notre père et continue toujours à nous faire du bien, comme un bon père fait à l’endroit d’un enfant qu’il aime tendrement. De son côté, cet enfant est obligé d’aimer un père qui lui est si bon, et il serait bien malheureux s’il ne le faisait pas.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Notre sœur dit qu’il faut être fidèle à Dieu, un Dieu qui est si bon et qui continue toujours à nous bien faire. Ah ! mes sœurs, nous serions bien malheureux, en effet, si nous ne lui étions pas fidèles.

Une autre raison est que Dieu est notre père, mais d’une manière toute particulière ; oui, Dieu est le père des Filles de la Charité d’une manière particulière, de sorte qu’elles ne doivent aspirer ni respirer que pour lui plaire. Une Fille de la Charité, c’est un arbre qu’il

 

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a planté et qui ne doit porter ses fruits que pour Dieu.

Oh ! que c’est beau, mes sœurs ! Une femme prend beaucoup de soin de plaire à son mari. Tout ce qu’elle fait tend à cela. Si elle travaille pour tâcher de gagner quelque chose, c’est pour son mari. Ainsi, mes filles, tout ce que vous devez prétendre en tout ce que vous faites, c’est de plaire à votre Époux. Voyez une pauvre fille qui sert dans un village, tout le travail et la peine qu’elle prend à servir son maître. Elle ne prétend autre récompense que ses gages ; et pour cela elle tâche de gagner les bonnes grâces de son maître ou de sa maîtresse. Une Fille de la Charité n’est pas comme cela ; elle ne doit désirer d’autre récompense pour tous ces travaux, tant intérieurs qu’extérieurs, que de plaire à Dieu seul, qui est comme la fin pour laquelle elle souffre toutes ses peines.

Or sus, ma fille, asseyez-vous ; Dieu vous bénisse ! Et vous, ma fille, levez-vous ; qu’est-ce que la fidélité ?

— Mon Père, c’est la persévérance.

— C’est bien dit, ma fille. Ma sœur dit une chose qui est bien véritable : être fidèle, c’est persévérer au service de Dieu jusqu’à la fin ; car, sans la persévérance, tout est perdu. Vous le pouvez voir, mes sœurs, en une personne qui a servi Dieu un an ou deux ; si elle ne persévère, à quoi lui sert cela ? A rien du tout, non plus qu’il ne servirait de rien à une Fille de la Charité d’avoir passé dix ans, quinze ans, vingt ans, si vous voulez, si elle se dégoûte après cela et ne persévère. A quoi lui profite ce qu’elle a fait sinon à une plus grande damnation ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est saint Jérôme : "Nous autres chrétiens, dit-il, faisons peu de cas d’une personne qui se donne à Dieu au commencement, si elle ne continue." La raison de cela, c’est que l’on en trouve beaucoup qui ont bien commencé et ont mal fini, comme vous voyez en Judas, lequel fit si bien au

 

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commencement de son apostolat et a fait une très malheureuse fin. Il mérita d’être choisi entre tous les apôtres pour dépensier de la famille de son Maître ; il persévéra quelque temps, et même l’on tient qu’il avait fait des miracles ; et après tout cela, quelques jours avant que Notre-Seigneur mourût, il fut si malheureux que de vendre son bon Maître à beaux deniers comptant. C’est pourquoi, en punition de son infidélité, Dieu permit qu’il se pendît et crevât par le milieu. Cependant il avait bien commencé. Saint Paul, au contraire, avait mal commencé, car il n’était pas seulement méchant en soi, mais il allait comme un lion rugissant, persécutant les serviteurs de Dieu, et leur portait une telle haine qu’il les eût voulu exterminer tous, s’il eût pu, comme il est rapporté dans les Actes des Apôtres. Il pensait rendre service à Dieu en faisant tous ces maux. Nonobstant tout cela il a été un grand serviteur de Dieu. Quoiqu’il eût mal commencé, il a bien fini. Notre sœur a donc eu raison de dire qu’il faut persévérer et que, sans cela, il ne nous profiterait de rien d’avoir bien commencé.

Or, mes sœurs, je pense qu’il vaut mieux ne point interroger davantage, de crainte d’incommoder Mademoiselle Le Gras, parce qu’elle se trouve mal. Je vous dirai mes petites pensées sur ce sujet, et puis s’il y a du temps de reste, j’en interrogerai d’autres.

Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées ?

— Mon Père, entre plusieurs raisons que nous avons d’être fidèles à Dieu toute notre vie, la première est l’exemple que sa bonté nous en a donné en beaucoup de sujets. Le plus important a été l’exécution de la promesse qu’il a faite à l’homme, après le péché, de donner son Fils pour le racheter. Il n’y a pas manqué, quoique, depuis, la multiplication des péchés des hommes eût dû provoquer son courroux pour ne lui pas faire

 

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cette miséricorde. Nous devons donc, par reconnaissance de cette grâce, être, toute notre vie fidèles à Dieu.

Une seconde raison est l’avertissement que Dieu nous a donné de sa propre bouche sur terre, promettant de récompenser beaucoup ceux qui lui seront fidèles en peu.

Une troisième raison est que, si nous ne sommes fidèles à Dieu toute notre vie, nous aurons éternellement la marque d’ingratitude que nous devons grandement craindre, cette ingratitude étant le comble de toutes les infidélités à Dieu, et les hommes étant extrêmement blâmables quand entr’eux il s’en trouve quelque marque.

Une quatrième raison que nous avons d’être, toute notre vie, fidèles à Dieu est l’amour que sa bonté nous témoigne continuellement dans les conduites de sa divine Providence.

Nous pouvons être fidèles à Dieu en plusieurs rencontres. Premièrement, étant attentifs à reconnaître les grâces que sa bonté nous fait presque à tout moment, et à les estimer, les recevant avec reconnaissance de sa grandeur, et sentiment ou pensée de notre bassesse et indignité. Secondement, regarder pourquoi Dieu nous donne ses grâces. Ce ne peut être que pour manifester sa gloire et nous unir à lui, qui est notre dernière fin ; ce qui nous doit élever le cœur à son amour au-dessus de toute chose. Et la parfaite fidélité à Dieu est de faire bon usage des grâces qu’il nous donne, et aimer sa très sainte volonté, quoique souvent la nôtre sente répugnance au sujet qui se rencontre de l’exécuter.

Pour moyens d’acquérir la fidélité que nous devons à Dieu, j’ai eu pensée de songer souvent au besoin que j’en ai, et à l’impuissance de l’acquérir par moi-même et de la demander souvent à Dieu, de prier mon bon ange de m’aider à reconnaître toutes les occasions que Dieu

 

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me donnera de lui être fidèle, grandes et petites, les estimant également, puisqu’elles regardent le désir que Dieu a de me sauver pour le glorifier.

Un autre moyen est de faire bon usage de tout ce qui se rencontre, agréable ou désagréable pensant que les bons ménagers du siècle ne négligent rien de ce qui peut augmenter leurs richesses temporelles, et que le chrétien doit avoir un pareil soin de toutes les occasions qui lui peuvent donner augmentation des grâces d’amour de Dieu pour l’éternité. Ces pensées me donnent beaucoup de confusion, ayant, toute ma vie, résisté à la pratique de ces véritables devoirs et fait, par mon mauvais exemple, que d’autres ont agi peut-être de même.

— Voilà qui est bien. Dieu vous bénisse, Mademoiselle ! Voici ce que contient le billet d’une sœur, qui a écrit ses pensées :

Mon Père, la première raison que j’ai vue, c’est que l’infidélité est un très grand péché devant Dieu. Une seconde, c’est que, par notre infidélité, nous nous rendons indignes des autres grâces que Dieu nous voudrait faire après l’abus des premières. Une troisième raison, c’est que la fidélité couronne l’œuvre de nos actions, aussi bien que la persévérance.

La fidélité consiste à être exactes à garder ce que l’on a promis à Dieu et à s’acquitter de tout ce qu’il désire de nous dans notre vocation, en particulier pour notre emploi.

Les moyens d’acquérir cette fidélité sont : faire grand état des grâces de Dieu, l’en remercier souvent, lui demander instamment tous les jours la grâce de lui être fidèle jusqu’à la mort, estimer important de l’être dans les plus petites choses, afin de se disposer par là à le devenir dans les plus grandes. C’est ce que j’ai demandé à Dieu, reconnaissant en avoir grand besoin.

 

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Mon Père, dit une autre sœur, la première raison qui nous oblige à être fidèles à Dieu, c’est sa très grande bonté vers nous. La seconde est notre propre intérêt, puisque, si nous prétendons participer aux mérites de Jésus-Christ, il faut, de nécessité absolue, être fidèles à Dieu jusqu’à la mort.

J’ai pensé qu’être fidèle à Dieu, c’est tenir les promesses que nous lui avons faites. Sa bonté nous excite doucement à cette fidélité tant dans la pratique de nos règles que dans les occasions qui se présentent nonobstant les dégoûts et sécheresses qui arrivent bien souvent à son service.

Il m’a semblé que le moyen d’acquérir et conserver toujours la fidélité à Dieu est de l’espérer de lui seul et de la demander souvent. Un autre moyen est de ne point chercher ses propres satisfactions dans les choses que la divine Providence ordonne que l’on fasse, parce que, si les consolations venaient à manquer, nous changerions aussi de courage et de fidélité.

— Dieu vous bénisse, mes chères sœurs ! J’ajouterai à toutes ces pensées celles que Dieu m’a données, quoique chétif et misérable.

La première raison que nous avons de nous donner à Dieu, mais de la bonne sorte, pour lui être fidèles, c’est que vous vous êtes vous-mêmes données à lui dans la Compagnie avec l’intention d’y vivre et d’y mourir ; et lorsque vous y êtes entrées, vous l’avez promis ; quelques-unes même d’entre vous l’ont promis solennellement.

Une seconde raison, c’est que les personnes qui sont fidèles en peu reçoivent de Dieu la récompense due à leur fidélité. Je ne parle pas des grandes et héroïques actions ; non, je n’entends pas parler de celles-là, mes sœurs ; je ne dis pas d’être fidèles en ces grandes choses,

 

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mais j’entends parler de celles qui sont fidèles aux moindres et plus petites actions qui sont de l’observance de leur règle. Et à ces gens-là Notre-Seigneur fait de grandes promesses : "Ceux qui seront fidèles en peu, je les constituerai sur beaucoup" (2) ; "Vous m’avez été fidèle en des petites, je vous établirai sur de bien grandes" (3). Quel bonheur, mes chères sœurs, pour la Fille de la charité qui entendra ces paroles ! O Seigneur, que ferez-vous à une fille qui ne laisse passer la moindre petite règle, qui ne veut rien omettre de ce qui lui est ordonné ? Écoutez ce qu’il dit à ces personnes-là : "Vous avez été exactes en peu, je vous donne la récompense de beaucoup." Être donc fidèle en peu, mes chères sœurs, c’est tout dire. Aux filles qui font cela, qu’est-ce que Notre-Seigneur promet dès ce monde ? Oh ! dit-il, vous n’en demeurerez pas là. Non, mes sœurs, il ne les laissera pas en cet état, mais il les fera monter plus haut, aller de vertu en vertu. Si vous étiez à six degrés de mérite, il vous en donnera beaucoup plus. Quoi ! mon Dieu, vous augmenterez ainsi vos grâces si abondamment pour un peu de fidélité à votre service ! C’est le Saint Esprit qui dit, dans la sainte Écriture, qu’il ne laissera pas ces filles-là en cet état, mais les fera monter plus haut, c’est-à-dire leur fera acquérir une plus grande perfection. Jésus ! mes sœurs, voilà qui nous doit bien encourager à une grande fidélité dans tous nos exercices. Voilà une fille qui est fidèle à se lever au son de la cloche pour venir à la chapelle ; elle n’y est qu’un peu avant les autres, et Dieu a ce peu agréable. Pourquoi cela ? Parce qu’elle a été fidèle en petite chose. Ce n’est rien, me direz-vous ; il n’importe ; elle a été fidèle en peu. Oh !

2) saint Luc XVI, 10

3) saint Matthieu XXV, 23.

 

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que cela est de grande consolation pour vous, mes sœurs !

Nos bienheureuses sœurs qui sont mortes reçoivent bien maintenant la récompense de leur fidélité. Mes sœurs, quand j’entends lire la vie des saints chez nous je dis en moi-même : voilà ce que nos sœurs ont fait. Pour moi, si elles ont fait tant de bien, c’est par la grande fidélité qu’elles ont eue à Dieu dans les moindres choses.

Après toutes ces raisons, la dernière que j’ai à vous dire, quoique j’en aie bien d’autres, c’est, mes chères sœurs, que la couronne de la gloire du ciel est promise à tous ceux qui seront fidèles à Dieu. Oui, ma sœur, elle est promise à vous toutes ; mes sœurs, elle est promise à M. Portail, à Mademoiselle Le Gras, à moi et enfin à tous ceux qui seront fidèles. Quelle consolation, mes filles, pour toutes ! Mais, s’il y en avait une parmi vous qui tournât le dos à Dieu et qui n’eût pas cette fidélité, cette couronne ne serait pas pour elle. Craignez donc, mes filles, de perdre ce trésor et travaillez à vous rendre fidèles à Dieu en toutes choses sans exception, des petites aux grandes.

Mais, Monsieur, me direz-vous, j’ai persévéré dix ans au service de Dieu ; il y a tant de temps que je travaille pour lui ; faut-il que je sois fidèle jusqu’à la fin pour avoir la récompense ? — Oui, mes sœurs, il faut persévérer, ou bien vous perdez tout par votre faute. Si vous êtes trouvée avec un seul péché mortel au jour de votre mort, tout est perdu, toutes les bonnes œuvres que vous avez faites servant vos malades, les vertus que vous avez pratiquées pendant votre vie, tout cela est perdu pour vous, mes chères sœurs.

De grâce, dites-moi, une femme qui aurait été fidèle à son mari pendant plusieurs années et qui enfin s’abandonne et fait faux bond à son honneur, sera-t-il dit

 

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qu’elle est fidèle ? Point du tout. Et quel traitement lui fera son mari ? Il la répudiera comme infidèle.

Or, mes chères sœurs, vous avez le bonheur d’être les épouses de Notre-Seigneur ; s’il vous arrivait ce malheur de faire faux bond je ne dis pas de votre corps, oh ! non, je n’entends point cela, mais de vos volontés, que dirait-il à ses servantes, lui si bon et qui veut être aimé d’elles comme un époux ? "Je suis un Dieu jaloux", dit-il par son prophète. Oui, mes filles, Dieu est jaloux de l’amour de ses créatures, qu’il a créées pour être aimé d’elles. "Je suis un Dieu jaloux, dit-il (4), et je punis jusqu’à la quatrième génération ceux qui m’offensent, me refusant l’amour qu’ils me doivent et, au contraire, je bénis ceux qui me sont fidèles, jusqu’à la centième génération." Une fille qui ne pense point à la fidélité qu’elle doit à Dieu, commence par négliger tantôt une chose, tantôt une autre, puis. ce laisse aller un peu plus ; elle pense, une autre fois, que ce n’est pas gland’chose, et enfin peu à peu elle tombe dans la négligence.

Mais, Monsieur, me dira-t-on, s’il m’arrive, au bout de cinq ou six ans, de faire une faute, je suis infidèle, je n’ai plus d’amour pour ma vocation, plus de ferveur dans mes exercices, rien ne me touche, je ne m’amende point de mes fautes et retombe toujours dans les mêmes ; me voilà donc bien perdue, car je n’ai point de fidélité.

— Non, mes chères sœurs : tant qu’une fille a la volonté de se corriger et qu’elle y travaille de tout son pouvoir, quoiqu’elle tombe parfois, blessée, elle n’est point infidèle. Mais j’entends seulement celles qui tombent par infirmité ; car, pour celles qui tombent par malice ou par volonté, c’est autre chose.

Mais, dira cette fille, j’avais gardé ma règle tant de

4) Exode XX, 4)

 

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temps, j’étais si affectionnée aux moindres exercices, et à présent tout cela est refroidi. — Cette fille est-elle fidèle ? Oui, mes sœurs ; quand elle se relève aussitôt qu’elle est tombée, elle est fidèle, nonobstant ses chutes.

Mais, Monsieur, me dira-t-on, je vous avoue que, pendant un an ou peut-être six mois, je volais, tant j’étais fervente, j’allais servir les pauvres si volontiers, je leur disais de si belles choses, j’avais tant de satisfaction à entendre les lectures spirituelles, à parler et entendre parler de Dieu, et tout me semblait facile. Mais le temps est devenu bien contraire, car tout cela me manque maintenant ; je n’ai plus de ferveur ; je ne fais plus rien que par manière d’acquit ; les lectures et conférences ne me touchent point ; si je vais servir les pauvres, c’est uniquement parce qu’il faut y aller ; si l’on me commande quelque chose, je le fais seulement pour obéir ; s’il faut communier, je communie parce que la règle le porte, car je n’y sens point de goût. J’ai donné si bon exemple tant de temps ; mais, depuis un an, je fais tout lâchement et ai tant à contre-cœur l’obéissance et autres exercices, que cela fait mal au cœur à voir. Quand on m’ordonne de faire quelque chose, j’aimerais mieux m’aller promener. Par conséquent je suis une infidèle. Ce n’est plus de bon cœur que je sers Dieu dans ma vocation. Il vaut bien mieux m’en aller que tromper ainsi Dieu et le monde.

Voilà ce que suggère la tentation. Oh ! non, non, mes chères sœurs, vous n’êtes pas infidèles pour cela. Il faut que vous sachiez que Notre-Seigneur a agréable de nous mener par ces voies, après nous avoir fortifiés à son service. Dieu donne au commencement, pour l’ordinaire, aux âmes qu’il attire à lui, de grands goûts et des consolations, et, après, il permet que nous en soyons privés et même que nous tombions quelquefois en un

 

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tel découragement que tout ce que l’on nous dit ou fait nous est à peine ; et nous ne prenons plaisir à rien, ni à l’oraison, ni à la communion, ni à quoi que ce soit au monde, pas même à la conversation. Au commencement donc, Dieu nous donne de grandes consolations, mais après c’est tout le contraire. Remarquez bien ceci, mes sœurs. Voilà une fille qui est en sécheresse ; elle n’a goût à rien ; tout lui déplaît. L’œuvre est-elle moins bonne pource que vous la faites sans consolation ou avec répugnance ? Oh ! non, mes sœurs, au contraire ; elle est d’autant meilleure que vous la faites purement pour Dieu. Dieu vous a donné du lait au commencement, comme l’on donne aux enfants, car il est dit en saint Paul : "Je vous ai donné du lait, mais je vous donnerai à présent des viandes plus solides" (5). Il vous l’a donné autrefois, mes chères sœurs, tandis que vous étiez enfants, c’est-à-dire faibles en son amour ; car aux enfants on donne du lait et autre nourriture conforme à la faiblesse de leur âge ; mais, quand ils sont devenus grands, on leur donne du pain dur. Saint Paul, au commencement de sa conversion, avait de grandes consolations, et après il eut d’horribles tentations. Et pour cela quitta-t-il tout, abandonna-t-il ses emplois ? Oh ! non. Avait-il moins de fidélité à cause de toutes ces tentations ? Oh ! non. Or, mes chères sœurs, encore que vous soyez continuellement dans la sécheresse et tentation, pourvu que vous ne laissiez pas de faire ce à quoi vous êtes obligées, sachez que vous êtes fidèles ; oui, encore que vous le fassiez sans aucun sentiment, comme une bête, si vous voulez, encore que tout répugne à votre nature et qu’elle tombe souvent en faute, pourvu néanmoins que vous le fassiez et que vous vous releviez, vous êtes fidèles.

Et Notre-Seigneur, quand il était sur la croix, en

5) Première épître aux Corinthiens III, 2.

 

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quelle détresse n’était-il pas ? La nature ne souffrait-elle pas de grandes peines par la répugnance qu’elle avait à la mort ? Encore qu’il sût bien que c’était pour le salut des hommes et pour la gloire de Dieu son Père, néanmoins il fut percé de douleurs et exercé de peines intérieures jusqu’à s’écrier : "Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ?" (6). Eh bien ! mes sœurs, ne voyez-vous pas, par cet exemple que cette disposition de peine n’empêche pas qu’on ne soit agréable à Dieu, puisque Notre-Seigneur n’a pas laissé d’être fidèle à Dieu, son Père ? N’a-t-il pas fait, en ces pénibles moments, l’œuvre admirable de la rédemption des hommes ? Consolez-vous donc, mes chères sœurs, lorsque vous aurez de la peine, en ce que, comme vous êtes Filles de la Charité, vous avez moyen d’imiter Notre-Seigneur, votre Époux, qui a tant souffert, et ne pensez pas que, pour avoir des tentations, vous soyez infidèles. Consolez-vous encore de tomber souvent. Si vous vous humiliez de vos chutes, vous n’êtes pas infidèles. Pourvu que vous travailliez à vous corriger et que vous persévériez et ne quittiez point votre vocation, vous n’avez rien à craindre. Mais une fille qui quitte sa vocation, qui méprise ses règles et veut prendre ses plaisirs, s’en donnant à cœur joie, oh ! celle-là est infidèle. Mais celle qui, nonobstant tous ses dégoûts, fait ce qu’elle peut est fidèle. Et encore qu’il vous semble, mes sœurs, que vous êtes mauvaises Filles de la Charité et que vous ne faites rien qui vaille, ne quittez point, lors même que vous penseriez devoir mieux faire ailleurs, car il vous peut arriver, durant ces dégoûts et tentations, le désir d’aller dans quelque autre maison ; ce qui est une tromperie du diable et une tentation bien manifeste.

6) St Matthieu XXVII, 46.

 

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Un jour, je fus voir un grand seigneur qui s’était donné à Dieu dans le sacerdoce. Je le trouvai disant son office, et je lui demandai : "Eh bien ! Monsieur, commencez-vous un peu à goûter le bonheur qu’il y a à servir Dieu ?" Il me répondit : "Je vous assure, Monsieur que je n’y ai aucune consolation. Je dis mon office tous les jours, je prie Dieu et fais tous mes exercices sans aucune satisfaction. Mais je ne voudrais pas être autrement si Dieu ne le voulait pas. Il n’importe que j’aille à Dieu sèchement ou amoureusement, pourvu que j’y aille fidèlement."

Voyez-vous, mes sœurs, souvenez-vous bien de cet exemple ; car il est beau et d’un grand seigneur, qui vit encore à présent. Voyez donc par là, mes chères filles, comme Dieu traite ses serviteurs différemment. Au commencement, il leur donne de grandes consolations, au moins à quelques-uns ; mais après, il permet, pour leur plus grand bien, qu’ils soient combattus de grandes tentations. Les autres, il les fait marcher sur des épines. Vous serez donc fidèles, mes sœurs, tant que vous aurez la volonté et le courage de vous relever de vos chutes.

Telles sont les raisons que vous avez d’être fidèles à Dieu, et voilà la réponse aux objections que la nature pouvait faire. Or sus, donnons-nous bien à Dieu de la bonne sorte, pour lui être fidèles toute notre vie.

Mes chères sœurs, passons au second point de notre entretien, qui est en quoi consiste cette fidélité. Vous la connaîtrez par la comparaison d’un maître qui a un serviteur. Le premier dit au second : "Allez faire telle chose ; mais, voyez-vous, faites-la comme cela." Et non seulement ce serviteur fait ce qui lui a été commandé, mais il le fait en la manière que son maître a dite, encore qu’il ne soit pas vu de lui et ne sache pas s’il sera payé. On peut appeler ce serviteur-là fidèle. S’il fait

 

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ce que son maître lui a commandé, mais non en la manière qui lui a été dite, il le fait selon son mouvement et fantaisie ; ce serviteur-là n’est pas fidèle. Reçoit-il quelque correction de son maître, s’il ne le trouve pas bon, si la mouche lui pique l’oreille et qu’il quitte son maître, alors c’est un serviteur mauvais et infidèle, et il ne faut pas s’étonner si son maître ne lui donne aucune récompense, puisqu’il l’a quitté.

Par cette comparaison vous voyez bien que qui ne persévère pas jusqu’à la fin ne reçoit pas la récompense. Quoi ! mes sœurs, vous avez le bonheur d’être les servantes de Dieu, vous avez quitté vos parents, vos biens, et tout cela pour Dieu, pour être de bonnes servantes de Dieu ; car vous êtes ses servantes, s’il y en a en l’Église. Il vous a appelées à une manière de vie en laquelle il vous a commandé telles et telles choses, et il veut que vous les fassiez en la manière qu’il vous les a prescrites. Vous les faites dans la douceur des consolations ; mais la tentation arrive-t-elle, vous laissez tout là. Oh ! quelle infidélité ! Or sus, celles d’entre vous qui font ce qui est dans vos règles et ne se contentent pas de faire ce que le maître commande, mais le font comme Dieu le commande et dans l’esprit qu’elles le doivent faire, ces filles-là sont fidèles, n’en doutez pas. Mais il en est d’autres qui quittent tout dans la tentation et pensent qu’elles feront mieux ailleurs. S’il arrive à quelqu’une des pensées de religion ou de mariage et qu’elle s’y arrête, passe pour une fois ; si, les mêmes pensées revenant, elle s’y entretient comme auparavant ô mes sœurs, craignez bien pour elle. Après, elle s’en ira dire sa peine à une autre ; à qui ? non pas à sa supérieure, ni encore moins au directeur, mais à celle qu’elle saura mal contente et de son esprit ; c’est à celle-là qu’elle s’adressera pour dire ses sentiments, pour se plaindre, si

 

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elle a reçu quelque déplaisir de sa supérieure ou de ses sœurs. Et l’autre, qui a déjà l’esprit mal fait, lui dira : "Quoi ! ma sœur, est-il possible que l’on vous traite de la sorte ! Quelle apparence que vous enduriez tout cela ! Il vaut mieux sortir qu’être toujours gênées de la sorte. Nous nous sauverions ailleurs, et nous nous damnons ici." Voilà tout ce que lui dira la sœur à laquelle elle se confie ; car n’ayez pas peur qu’elle dise ses peines à sa supérieure, ou aux autres sœurs qu’elle sait vertueuses ; oh ! elle n’a garde. Vous ne verrez jamais une fille prise de dégoût contre sa vocation s’adresser à une compagne constante et ferme ; elles n’auraient point d’intelligence ensemble.

Une fille qui souffre toutes ses peines sans se plaindre, ni les communiquer, si ce n’est à sa supérieure, et ne laisse pas de faire tout ce qu’elle doit, encore qu’elle n’ait point de goût à cela et que le diable la tente, celle-là est fidèle. Voilà en quoi consiste la fidélité : faire ce que Dieu commande et le faire en la manière qu’il le commande, ne communiquant ses peines ni aux sœurs ni aux personnes du dehors car vous ne le devez pas. De sorte, mes filles, que, tant que vous observerez les règles de la maison, soyez-en bien assurées, vous êtes fidèles.

Celles qui font tout autrement qu’il est contenu dans la règle et que la supérieure leur commande, celles-là ne sont pas fidèles ; elles sont dans la Compagnie de corps seulement ; l’esprit n’y est pas. Ce n’est donc pas assez de faire le bien ; il faut de plus le faire comme il est ordonné. Et celles qui persévéreront jusqu’à la fin dans cette fidélité, oh ! qu’elles seront heureuses !

Ces pauvres filles qui sont en Pologne ont bien besoin de cette fidélité et de penser que c’est Dieu qui les a appelées. Les voilà dans un pays étranger, par la

 

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conduite de la Providence. Quel est son dessein, mes sœurs, sinon qu’elles soient apôtres de la Pologne. Et quelles grâces Dieu a-t-il octroyées à ces filles-là, qu’il a destinées au service des pauvres de tout un royaume ? Vous l’allez voir.

Il a donné à l’une d’entr’elles la force de résister à une tentation qui lui est arrivée, et cela pour avoir été fidèle. On lui a proposé d’être auprès de la reine, qui la voulait employer à un office qui ne l’ôtait pas du service des pauvres, mais qui touchait de plus près Sa Majesté que ce qu’elles font ordinairement. Et Dieu a voulu, dans ce rencontre donner à une Fille de la Charité la grâce de refuser à la reine. Savez-vous comment ? Par ses larmes, mes sœurs, par ses larmes. Quand la reine la vit pleurer, elle dit : "Eh quoi ! ma sœur, vous ne voulez donc pas me servir !" — "Pardonnez-moi, Madame, mais nous nous sommes données aux pauvres", témoignant par ce peu de mots n’aimer rien tant que la pauvreté d’une Fille de la Charité ; et par là cette fille a bien témoigné connaître la grandeur du service des pauvres. O mes sœurs, quelle grâce Dieu leur a faite à toutes d’avoir vu cet exemple, et que ne fait-il pas encore tous les jours ! J’en sais plus que vous ne sauriez croire. Or sus, Dieu soit béni !

Passons au troisième point, qui est des moyens d’acquérir et conserver toujours la fidélité que nous devons à Dieu. Il faut tout d’abord comme Mademoiselle a dit, en demander souvent la grâce à Dieu et lui être reconnaissant de ses bienfaits. Job, parlant de cette fidélité dit que nous sommes obligés à Dieu de ce qu’il nous a faits créatures raisonnables. Et non seulement cela, mais il nous conserve à tout moment dans cet être, qu’il nous a une fois donné. Et vous pouvez dire, mes sœurs : "C’est Dieu qui m’a faite et qui, à chaque

 

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moment, me conserve. Il aurait pu faire de moi une bête, une folle ou quelque autre défectuosité, et cependant, par sa bonté, il m’a faite ce que je suis, capable de mériter de le posséder un jour dans le paradis, ce que je veux avec sa grâce. Et c’est pour cela que, lorsque j’y pensais le moins, il m’est venu chercher et attirer à lui pour être son épouse et pour le servir dans la Compagnie des Filles de la Charité."

De plus, Dieu est mort pour nous, et par sa mort il nous a donné son sang, qu’il a répandu par amour, et sa gloire, qu’il nous a promise dans l’éternité. Ah ! mes sœurs, quand il n’y aurait point d’autre raison que celle de penser : "Dieu est mort pour nous", cela suffirait pour nous porter à lui être fidèles. Mais bien davantage, Dieu nous va façonnant tous les jours des couronnes ; oui, mes chères sœurs, il y a des couronnes à attendre.

Le second moyen est de faire le contraire de celles qui se gâtent les unes les autres par leurs entretiens et sont si lâches que de suivre leurs tentations. Car que fait une fille qui ne doit pas persévérer ? Je vous en ai déjà dit un mot. Dès que la tentation arrive, elle écoute et raisonne là-dessus, pensant : "Je serais peut-être mieux en telle religion ou en condition ; j’aurais l’esprit plus en repos." Elle entretient ces pensées-là dans l’esprit ; et après, si elle sait une sœur mal disposée et de son humeur, elle l’accoste pour lui conter la cause de son mécontentement. L’autre lui répondra : "Ma sœur, vous avez raison. Quoi ! vous, faire telle chose ! Oh ! il n’y a pas moyen de rester toujours comme cela ; nous ferions mieux de nous en aller ailleurs, dans quelque religion ou dans le mariage ; peut-être nous y sauverons-nous mieux qu’en demeurant ici toujours l’esprit inquiet. Le mariage est une chose sainte ; la Vierge a

 

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bien été mariée ; quel mal ferions-nous ?" Si la pensée de se marier lui fait horreur et que celle de la religion lui revienne, elle s’en ira trouver un religieux qu’elle connaîtra, et lui dira : "Mon Père, je suis Fille de la Charité ; il y a tant de temps que j’ai telle et telle peine ; on me maltraite sans cesse ; je ne peux plus y résister ; je vous prie de me conseiller si je ne puis pas me retirer pour me mettre dans quelque religion." Ce Père, qui ne vous connaît pas, ni ce qu’est votre vocation, ni le bien que vous faites en servant les membres de Jésus-Christ dans la Compagnie, vous demandera : "Avez-vous fait vœu à perpétuité ?" Comme vous lui répondrez que non, il ajoutera : "Allez, allez, ma fille, vous le pouvez du moment que vous n’avez point fait de vœu qui vous retienne. Puisque vous avez souffert tant de temps et que cette peine ne se passe point, sortez de là." Voilà le conseil qu’il vous donnera ; comment voulez-vous qu’il vous en donne un autre ? Il ne connaît de la Compagnie que ce que vous lui donnez à entendre, qui est faux, et ne saurait vous parler que d’après son esprit, qui est de religion ; et cet esprit n’est pas propre pour vous, quoiqu’il soit fort bon pour ceux qui y sont appelés de Dieu.

Souvenez-vous donc, mes sœurs, de ce que je vous ai dit tant de fois : vous ne devez prendre aucun avis de vos confesseurs pour votre conduite ; vous avez à leur dire vos péchés, non à leur faire votre direction. Un bourgeois qui va à confesse se contente de dire ses péchés au prêtre, et rien de plus. Pensez-vous qu’il lui demande conseil sur ce qui concerne son trafic et marchandise ? Oh ! non, cela ne se fait point. S’il a besoin d’avis, il le prend des personnes qui entendent aux affaires, et non de son confesseur.

Que faut-il donc faire, mes sœurs, quand vous avez

 

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des tentations ? Oh ! dame ! il faut recourir à vos supérieurs tout aussitôt. C’est à eux que Dieu donne le don de conseil pour vous. Dites vos péchés à vos confesseurs ; mais découvrez vos tentations à Mademoiselle, à M. Portail ou à moi ; et faites connaître les choses telles qu’elles sont ; ne vous excusez point. Vous voyez souvent ce qui se fait pour la guérison des maladies corporelles : on ne cache rien ; le malade dit tout au médecin pour recevoir du soulagement ; il ne se contente pas de dire qu’il se trouve mal, mais il précise : "Monsieur, j’ai mal là et là, et cela me fait encore mal."

Usez-en ainsi pour vos maladies spirituelles, et vous recevrez du soulagement. Ce que l’on vous conseillera, écoutez-le comme de la part de Dieu ; et si votre tentation revient encore, recommencez à vous découvrir au directeur de la maison ou à la directrice. Dieu permettra peut-être que l’on vous donnera quelque avertissement pour votre consolation ; ou bien, s’il vous laisse dans la tentation, c’est sans doute qu’il vous veut comme cela pour votre plus grand bien. Consolez-vous, mes chères sœurs ; j’espère que, tant que vous en userez de la sorte, vous serez fidèles à Dieu et vous rendrez agréables à Notre-Seigneur.

Comme, pour recevoir les influences du chef, il faut que les membres soient unis au corps, de même, mes chères sœurs, tant que vous serez unies à votre chef, vous participerez aux influences que Dieu communique à tout le corps ; mais, si vous allez ailleurs, vous vous rendrez indignes de ce bien. Si j’avais un bras coupé, il ne serait plus participant des influences de mon corps, ainsi une fille séparée du corps ne participe plus à ce qu’il fait. Mes chères sœurs, tant que vous serez unies à un chef, vous serez fidèles à votre vocation ; mais, quand vous irez ailleurs, vous adressant à quelque religieux,

 

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vous n’aurez point la vie de votre esprit. Consolez-vous donc, mes chères sœurs, et soyez fidèles à suivre vos chefs, qui sont vos supérieurs, et assurez-vous que vous aurez la couronne. C’est ce que je vous souhaite à toutes

Et pendant que je me dispose à vous donner la bénédiction et à prier Dieu qu’il nous donne à vous et à moi, misérable pécheur, la grâce de lui être fidèles, rappelez tous les actes que vous avez faits pendant que nous parlions. Je le remercie de vous avoir appelées à l’état de Filles de la Charité ; je le remercie pour Mademoiselle, pour M. Portail et pour moi de ce que nous avons été appelés pour vous servir. Et tandis que je prononcerai les paroles de bénédiction, abaissez-vous devant Dieu et demandez-lui la grâce de faire bon usage de tout ce que nous venons de dire.

Benedictio Dei Patris…

 

55. — CONFÉRENCE DU 27 JUILLET 1653

SUR LA PRATIQUE DE DEMANDER PERMISSION

Mes chères sœurs, le sujet de la présente conférence se divise en trois points. Le premier est des avantages de ne rien faire sans la permission des supérieurs et supérieures ; le second, des grands maux qui arrivent aux Filles de la Charité quand elles manquent de demander permission ; le troisième, des fautes principales que l’on peut commettre contre cette pratique de ne rien faire sans permission le quatrième, des moyens à prendre pour se bien mettre dans cette pratique, ou s’y maintenir quand on y est déjà.

Entretien 55. — Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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Mes chères sœurs, c’est ici un des sujets les plus importants qu’on ait traités devant vous. Que le Sauveur de nos âmes vous fasse grâce d’entrer dans ces pratiques et de vivre conformément à ce que vous entendrez !

Dites-moi ma fille, quels avantages une Fille de la Charité et toute la Compagnie retirent-elles de la pratique de ne rien faire sans permission de ses supérieurs ?

— Mon Père, je n’ai pas beaucoup d’esprit pour comprendre cela ; mais il m’a semblé qu’une fille qui est obéissante doit être assurée de persévérer dans sa vocation. Et comme le Fils de Dieu a été obéissant toute sa vie jusqu’à la mort, nous devons tenir à grand honneur de l’imiter en cela. Et puis sans l’obéissance l’on n’a que trouble et inquiétude.

— Ma fille, il y a différence entre l’obéissance et le sujet que nous proposons ; il s’agit de ne rien faire sans permission. C’est à vous à demander permission. L’obéissance présuppose le commandement elle consiste à faire ce qui est ordonné ; elle commence par celui qui commande ; mais la pratique dont nous parlons commence par celui qui demande. Vous avez très bien dit, ma sœur, qu’une fille obéissante persévérera dans sa vocation, car l’on n’a point sujet d’espérer qu’une sœur de la Charité puisse persévérer sans l’obéissance. Ici il s’agit de dire les raisons pour lesquelles une Fille de la Charité doit continuellement demander permission à ses supérieurs.

Vous, ma sœur, qu’en dites-vous ?

— Mon Père, l’obéissance nous apportera une grande tranquillité, parce que, quand on a demandé permission, on sait que c’est la volonté de Dieu que nous fassions telle chose.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Voyez-vous, mes sœurs, retenez bien cela. Ma sœur a dit que c’est faire la

 

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volonté de Dieu que de ne rien faire sans obéissance, et elle ajoute que cette pratique rend toujours content. Personne dans le monde n’est aussi content que ceux qui vivent sous l’obéissance ; et je ne vois dans les remords de conscience que les gens qui manquent à l’obéissance. Voilà donc deux choses que nous apporte la soumission : une grande tranquillité d’esprit et la grâce de faire la volonté de Dieu. Or, voyez-vous, mes chères sœurs, faire la volonté de Dieu, c’est commencer son paradis dès ce monde. Donnez-moi une personne, donnez-moi une fille qui fasse toute sa vie, la volonté de Dieu ; elle commence à faire en terre ce que les bienheureux font au ciel, elle commence son paradis dès ce monde-ci, car elle n’a point d’autre volonté que celle de Dieu ; et c’est là participer au bonheur des bienheureux.

Ma sœur, quels avantages reviennent de l’obéissance ?

— Mon Père, je ne saurais dire autre chose que ce que nos sœurs ont déjà dit ; et de plus il me semble que cela donne une grande consolation aux supérieurs.

— Oh bien ! ma fille, vous semble-t-il que ce soit une grande satisfaction aux supérieurs de voir que leurs inférieurs leur sont soumis

— Oui, mon Père, je vois que les supérieurs et inférieurs en reçoivent une grande consolation.

— Avez-vous désir de vivre de la sorte, ma fille, et vous semble-t-il que ce serait un grand bien de voir toute la Compagnie dans cette pratique, où je crois qu’elle est, par la grâce de Dieu ?

— Oui, mon Père, cela donne une grande consolation.

— Oh ! oui, mes sœurs. Une de mes grandes consolations c’est de savoir que la Compagnie ne fait rien sans permission, et c’est la récompense que Dieu donne, s’il en donne dans ce monde aux supérieurs. J’ai eu

 

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cette récompense quelquefois. Je ne devrais pas parler de moi, pauvre pécheur et misérable que je suis. J’ai été curé des champs (1) (pauvre curé !) J’avais un si bon peuple et si obéissant à faire ce que je lui demandais que, lorsque je leur dis qu’il fallait venir à confesse les premiers dimanches du mois, ils n’y manquaient pas. Ils y venaient et se confessaient, et je voyais de jour en jour le profit que faisaient ces âmes. Cela me donnait tant de consolation, et j’en étais si content, que je me disais à moi-même : "Mon Dieu, que tu es heureux d’avoir un si bon peuple !" Et j’ajoutais : "Je pense que le Pape n’est pas si heureux qu’un curé au milieu d’un peuple qui a si bon cœur." Et un jour Monseigneur le cardinal de Retz (2) me demandait : "Eh bien ! Monsieur, comment êtes-vous ?" Je lui dis : "Monseigneur, je suis si content que je ne le vous puis dire." — a Pourquoi ?" — "C’est que j’ai un si bon peuple, si obéissant à tout ce que je lui dis, que je pense en moi-même que ni le Saint-Père, ni vous Monseigneur, n’êtes si heureux que moi." Oui, mes sœurs, cela donne une consolation admirable quand l’on voit un troupeau marcher dans l’obéissance.

Ma sœur, dit Monsieur Vincent, quels sont les avantages qui reviennent de l’obéissance ?

— Mon Père, il me semble que la vertu d’obéissance n’est jamais seule, car elle est accompagnée pour l’ordinaire de beaucoup d’autres vertus, particulièrement de l’humilité, l’amour de Dieu et quantité d’autres.

— Cela est bien dit, ma fille ; l’obéissance n’est jamais seule car vous y trouverez la crainte de Dieu, l’amour du prochain, de sa vocation et toutes autres vertus. Ne voyez-vous pas, au contraire, mes chères sœurs, la vérité de cela ? Donnez-moi une sœur qui ne

1). A Clichy, près Paris.

2). Henri de Gondi, évêque de Paris de 1598 à 1622.

 

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soit point obéissante. Observez-la bien. Vous trouverez que tout lui manque, et qu’elle n’a point de vertus, point d’amour de Dieu, puisque cet amour n’est point assez fort pour lui faire demander la permission de ce qu’il faut faire. Enfin, comme notre sœur a dit, c’est une grande marque, et tout évidente, d’une grande vertu d’être obéissante. Tout au contraire, la marque de peu de vertu est la désobéissance.

Ma sœur, un séculier ne se scandaliserait-il point s’il priait une sœur d’aller en tel lieu, de lui faire telle et telle chose et que la sœur lui dit : "Monsieur, je voudrais bien faire cela, mais je ne le puis sans permission." Et si quelqu’un vous donnait de la toile, des Heures, ou choses semblables, pensez-vous qu’il trouverait mauvais que vous n’acceptiez pas sans permission ?

— Non, mon Père ; au contraire, cela lui donnerait bon exemple.

— Et si l’on vous donnait des souliers, un chapelet, ou quelqu’autre chose, pensez-vous qu’il le faille prendre ?

— Non, mon Père.

Et si l’on vous pressait d’accepter, faudrait-il répondre : "Monsieur, je ne prends rien sans permission." Pensez-vous qu’on serait malédifié de cela ? Au contraire, on verrait avec admiration de pauvres filles vivre de la sorte, parce qu’il y a du divin en cela. Il faut croire, mes chères sœurs, que, si quelque chose maintient la Compagnie, c’est que nos bonnes sœurs qui sont au ciel sont entrées dans cette pratique. Si une fille dit : "Je n’ai pas toujours besoin de demander permission quand je prendrai ceci ou cela ; ce n’est pas grand’chose", pensez-vous qu’elle fasse la volonté de Dieu et qu’elle puisse persévérer dans sa vocation ?

 

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— Non, mon Père ; au contraire, c’est un grand moyen pour en déchoir.

— Vous dites bien, ma sœur, la Compagnie est comme la mer, qui ne peut porter un corps mort ; il faut qu’elle le rejette, parce qu’elle ne peut souffrir de corruption. Si, dans une Compagnie, quelqu’une veut vivre de sa propre vie, c’est-à-dire suivre sa propre volonté, elle est morte, et la Compagnie ne la peut souffrir ; le bon Dieu et l’ange de la Compagnie la jettent dehors ; c’est la pierre de touche.

Êtes-vous de cet avis-là ? Si une fille reçoit et lit quelque lettre sans la donner à sa supérieure, ou en envoie sans permission, croyez-vous qu’elle soit contente ?

— Non, mon Père.

— Oh ! vraiment nenni, mes filles.

Et vous, ma sœur, pensez-vous que les séculiers se scandalisent s’ils voient une fille qui ne veut rien prendre ni faire sans la permission de ses supérieurs ?

— Non, mon Père au contraire, ils en sont édifiés.

— Mes sœurs, le croyez-vous ainsi ?

Toutes les sœurs se levèrent pour répondre :

Oui, mon Père.

— Si vous le croyez ainsi, voulez-vous que nous nous donnions à Dieu, et vous et moi, pour ne rien faire sans la permission de nos supérieurs ? Et n’avouez-vous pas que celles qui ne veulent rien faire sans permission donnent bon exemple à toute la Compagnie et consolent beaucoup les supérieurs ?

— Oui, mon Père.

— Ne le désirez-vous pas faire ainsi ?

— Oui, mon Père.

— Dieu vous bénisse, mes sœurs !

Voilà donc deux points. Reste à voir les fautes que l’on peut faire contre cette pratique.

 

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Ma sœur, quelles fautes peut-on faire contre cette pratique principalement ?

— Mon Père, il me semble, comme nos sœurs ont dit, que l’on peut manquer en toutes choses.

— Voyez-vous, mes sœurs, il est des choses pour lesquelles vous n’avez pas à demander permission ; ce sont celles qui sont ordonnées par les règles ; pour les autres, oh ! il faut demander permission, parce que la même règle défend de ne rien faire sans permission. Tout ce que vous faites pour observer les règles se fait avec permission, soit que vous vous leviez, alliez à la table ou à l’examen. Dieu vous appelle là, et, y allant, vous le faites par obéissance. Voilà, par exemple, la cloche qui sonne et vous dit : "Levez-vous, mes sœurs". Par là la volonté de Dieu vous est connue. Celles qui se lèvent font la volonté de Dieu ; mais celles qui demeurent au lit, malgré la règle qui les appelle, doivent avoir permission. Si elles prévoient, dès le soir, qu’elles ont besoin de se reposer, elles doivent demander permission à Mademoiselle ; et ainsi elles obéissent en demeurant au lit. Les sœurs qui sont aux paroisses doivent s’adresser à la sœur servante : "Ma sœur, je vous prie de trouver bon que je demeure un peu au lit." Si c’est la sœur servante, elle dira à sa compagne : "Ma sœur, il me semble que j’ai besoin de me reposer." Et la sœur lui répondra : "Ma sœur, je vous en prie."

Dites-moi, ma sœur, une sœur qui a besoin de manger hors le repas et le fait sans permission va-t-elle contre la volonté de Dieu ?

— Oui, mon Père. La sœur qui était avec moi me disait que c’était un péché contre la vertu de sobriété quand elle pensait que j’en avais besoin, elle me pressait de manger ; et elle-même, dans de pareilles rencontres, ne le voulait pas faire.

 

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— Voilà qui est beau. Ah ! la bonne sœur servante ! Mais ma fille, manger après en avoir demandé permission est-ce obéir ?

— Oui, mon Père.

— Fait-elle mal celle qui, tant pour se donner plus de liberté que pour parler, ne veut pas aller à la première table ? Car vous y êtes toutes appelées, si ce n’est les officières, qui ne le peuvent à cause de leurs emplois.

— Oui, mon Père. Elle désobéit à la règle ; et la liberté qu’elle veut prendre, c’est encore un autre mal.

— Mais, ma fille, si elle n’y va pas après avoir demandé permission pour quelque raison, fait-elle la volonté de Dieu ?

— Oui, mon Père.

Voilà donc trois choses que, d’après notre sœur, l’on ne peut faire contre la règle : ne se pas lever au son de la cloche, manger hors le repas et ne vouloir pas se trouver à la première table. Or sus, ma sœur, je vous demande, une fille qui voudrait acheter quelque chose, comme des Heures, un chapelet et choses semblables sans permission ferait-elle contre la règle ?

— Oui, mon Père.

— Et si on lui donnait quelque autre chose, le devrait-elle prendre sans permission ?

— Non, mon Père.

— Le pourrait-elle avec permission ?

— Oui, mon Père. J’ai reçu une fois un livre sans permission d’un bon curé, qui me le donna. Je le dis pourtant à ma sœur. Je ne le ferai plus, mon Père.

— Non, ma fille, ne le faites plus. Pensez donc combien vous auriez édifié ce bon prêtre si vous aviez refusé son livre, disant qu’il vous fallait une permission. Une personne qui vous verrait agir ainsi se convertirait,

 

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si elle était mauvaise, et acquerrait six degrés de vertu, si elle en avait cinq auparavant.

Ma sœur, serait-ce mal de donner son argent, si l’on a ?

— Oui, mon Père.

— Et vous, ma sœur, est-ce un défaut de prendre ou de donner de l’argent à quelque parent ou connaissance ?

— Oui, mon Père.

— Oh ! oui, mes sœurs, car la pauvreté dit qu’il ne faut avoir rien contre la règle.

La sœur qui avait ci-devant parlé se leva et dit :

Mon Père, lorsque j’étais aux champs, l’on nous donnait du blé quelquefois.

— Mais, ma fille, en aviez-vous besoin ?

— Oui, mon Père ; nous n’en avions point.

— O ma fille, en ce cas vous avez bien fait ; mais, si vous en aviez eu, vous auriez mal fait d’en prendre.

— Mon Père, une dame, de retour de voyage, dira : "Ma sœur, voilà un chapelet que je vous ai apporté ; je vous prie de le prendre. Comme ce n’est pas un pauvre, mais une dame, serait-ce mal de le prendre ?

— Oui, ma fille, il ne le faut pas prendre, et ne craignez pas de malédifier ; au contraire, vous vous mettrez en bonne réputation ; car on se fie à vous ; on vous donne de l’argent en maniement pour les pauvres. Ces dames auront plus de confiance en vous ; elles diront : "Comment les filles prendraient-elles des pauvres, puisqu’elles ne veulent rien prendre sans permission ?" Et vous, ma sœur, une fille qui reçoit des lettres et les ouvre sans permission de ses supérieurs agit-elle contre l’obéissance ?

— Oui, Monsieur.

— C’est donc mal d’en écrire et d’en recevoir sans les montrer ?

 

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— Je crois que oui, mon Père.

— Donnez-vous bien à Dieu pour cela, car c’est la porte de perdition des Filles de la Charité, d’autant que, si vous ne les montrez pas, c’est signe qu’il y a quelque plainte dedans, ou quelque chose que vous ne voulez pas qu’on voie, et par conséquent quelque chose de mal. O Sauveur, combien ai-je de personnes chez nous qui ont gardé les lettres deux ou trois jours plutôt que de les ouvrir !

Ma sœur, est-ce bien d’aller visiter tantôt un parent, tantôt un autre et de les prier de vous venir visiter eux-mêmes ?

— Non, mon Père. —

O mes sœurs, je crois que cela ne se voit point céans. Si cela arrivait, vous seriez vous-mêmes méprisées de ceux que vous visiteriez ainsi.

Et vous, ma sœur, une fille qui achète des souliers mignons, qui fait faire un corps piqué, achète des gants et tire ses cheveux, agit-elle conformément à l’obéissance ?

— Non, mon Père.

— Mes sœurs, celles qui veulent avoir des souliers mignons, ce corps piqué sont déjà à demi dehors. Ne désirez avoir rien que les autres n’aient ; car, si vous avez quelque chose qui n’est pas d’usage à la maison, vous faites une singularité.

Et vous, ma sœur, si une fille apprend à lire ou à écrire, à saigner sans permission, va-t-elle contre la volonté de Dieu ?

— Oui, mon Père. —

Oui, ma fille, elle agit contre la volonté de Dieu qui veut qu’une fille ne s’ingère de faire quoi que ce soit contre l’obéissance, mais se conforme à ce qui est ordonné.

 

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Voyez-vous, mes chères sœurs, vous ne pouvez pas être toutes l’une comme l’autre : les unes sont propres aux malades et les autres aux écoles. Il appartient aux supérieurs de regarder à quoi vous êtes propres. Toutes ne sont pas propres à saigner, car il y en a qui ont la main trop lourde. Les doigts de la main ne se ressemblent pas chez toutes ; aussi vous ne pouvez pas être toutes semblables.

Il est dit dans saint Paul : "Les uns prophétisent, les autres sont apôtres ou évangélisent" (3) et Dieu se plaît à voir cette variété tant dans les choses spirituelles que dans les temporelles. Mes sœurs, soyez donc contentes dans vos emplois ; mais qu’aucune ne s’ingère de faire quoi que ce soit sans l’obéissance. Si une fille qui est bonne pour l’école voulait apprendre à saigner, elle n’y serait peut-être pas propre et gâterait tout. Dieu veuille que, pour avoir saigné sans savoir, vous n’ayez blessé personne, ni causé de grands accidents, ni donne la mort ! Une sœur qui voudrait changer de confesseur, faire des mortifications et pénitences, ou réciter l’office de la Vierge, pèche-t-elle contre l’obéissance ?

— Oui, mon Père, car elle se perd.

— Oh ! non, mes sœurs il ne faut rien faire sans la permission du confesseur que l’on mettra ici, ou de Mademoiselle. Dieu vous bénisse !

Ma fille, une sœur qui demande quelque chose aux supérieurs, ne l’obtient pas, s’en va toute fâchée et dit en elle-même : "Je ne demanderai plus rien ; on me rebute ; je ne veux plus rien demander" ; de quel esprit est-elle animée, ma fille ?

— De l’esprit d’orgueil.

— Vous avez bien dit : de l’esprit de superbe. Il ne faut jamais dire cette diabolique parole, fille de l’orgueil.

3) Épître aux Ephésiens IV, 11.

 

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Dieu veuille que cela ne soit pas parmi vous ! Si l’on vous refuse ce que vous demandez, c’est que cela ne vous est pas propre, ou c’est pour vous éprouver. C’est pourquoi vous devez continuer à demander. Que savez-vous si l’on ne vous permettra pas demain ce que l’on vous a refusé aujourd’hui !

Communiez-vous sans permission ? Non ; vous ne le devez pas. Vous en priverez-vous de vous-mêmes ? Vous ne le devez pas non plus. Comment ferez-vous pour le demander et pour avoir permission de prendre la discipline ? J’approuve beaucoup que toutes aient la discipline, mais j’approuve aussi que vous ne vous en serviez point sans permission.

Mais vous me pourrez dire : "Monsieur, vous nous en dites beaucoup ; voilà bien des choses ; mais cela ne lassera-t-il point nos supérieurs de leur demander tant de choses ?" Non, mes sœurs, vous ne lasserez jamais vos supérieurs ; au contraire, ils seront très consolés, voyant une fille qui ne fait rien sans permission. Pour ce qui est de vos règles, vous avez permission de les suivre ; et là-dessus vous n’avez rien à demander ; mais, pour le reste, il faut demander. Celles qui sont dans une paroisse, sachant qu’il se fait un sermon en quelque lieu de dévotion, ne doivent pas y aller sans permission de la sœur servante. La sœur servante elle-même doit la demander à sa sœur. Pour ce qui est de plus grande importance, il faut que les sœurs des paroisses viennent demander la permission à Mademoiselle et que celles des champs lui écrivent.

Vous me direz : "Monsieur, si je demandais une permission générale pour toutes les choses nécessaires ?" Oh ! il faut bien vous garder de cela, et nous de vous la donner, car vous n’auriez pas le mérite qui se trouve à chaque demande particulière de permission.

 

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Je dois vous de encore qu’il y en a qui extorquent les permissions. Ce sont celles qui ont l’esprit petit et se troublent et s’inquiètent si l’on a de la condescendance pour elles. Il est mal d’extorquer une permission. Demandez toujours avec indifférence et ne pressez jamais si vous voyez que l’on a peine à vous accorder. Dites en vous-mêmes : "Si l’on m’accorde, à la bonne heure ; mais si l’on me refuse, ce sera peut-être pour me mortifier." Dieu disait a Moïse : "Il est vrai que tu leur as permis, mais c’est à cause de leur dureté." De même, on permet quelquefois à une fille, quand on voit qu’elle n’est pas capable d’être conduite par la voix de la raison.

Vous me demanderez : "Un confesseur de la paroisse où je suis ne peut-il pas me donner permission de faire quelque pénitence ?" Non, il ne le peut pas. Sa juridiction ne va pas jusque-là ; il n’a pouvoir que de vous confesser ; et pour la communion, il peut vous la permettre ou défendre.

Or sus, mes chères sœurs, comment ferons-nous pour bien pratiquer ceci ? Si jamais l’on vous a fait un entretien d’importance c’est celui-là. Je sais bien que vous êtes la plupart dans cette pratique ; mais je vous prie d’y être toutes ; ce faisant, vous accomplirez toutes la volonté de Dieu sur terre, comme les anges l’accomplissent au ciel, et vous jouez d’une paix et tranquillité d’esprit inconcevable. Les anciennes principalement doivent être à exemple en cela, car, si elles se permettent d’agir sans permission, les jeunes les imiteront, sans penser que c’est mal. Si, au contraire, elles sont fidèles à demander permission, elles donneront édification aux plus jeunes, au prochain et ressentiront une grande consolation au lieu de la peine étrange et inimaginable qu’elles auraient de faillir et de malédifier.

 

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Cela posé, le premier moyen à prendre, c’est de penser souvent : "Je commence une vie bienheureuse, que je continuerai dans le ciel."

Comme second moyen, accoutumez-vous à vous mortifier ; se mortifier, c’est ne pas faire sa propre volonté, laquelle voudrait aller tantôt ici, tantôt là. Il faut surmonter ces mouvements et s’attacher ferme à l’obéissance.

En troisième lieu, demandez incessamment cette grâce à Dieu. Il n’est rien de si facile que de demander permission de ce que l’on veut faire. La seule civilité le requiert.

Or sus, mon Sauveur, mes chères sœurs, voilà à peu près les moyens que vous devez prendre pour vous bien établir dans cette pratique. Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il vous fasse voir et connaître que c’est là un des entretiens les plus importants que nous vous ayons jamais faits. Je prie sa divine bonté qu’il nous établisse fortement dans cette pratique, comme il y a établi nos bonnes sœurs qui sont maintenant dans l’état des bienheureux. Tâchons de les imiter et particulièrement en cette pratique, dont la Compagnie sera très

O Sauveur de nos âmes, qui avez écouté ce qui a été dit et avez été vous-même si obéissant que de préférer la mort à la désobéissance plaise à votre divine bonté, par l’obéissance dont vous avez donne l’exemple sur terre nous donner celle dont nous avons besoin pour ne rien faire contre la gloire de Dieu ! Et pource que, mes sœurs, nous avons besoin de sa grâce, je vous prie d’offrir votre prochaine communion à Dieu pour obtenir de lui la grâce de ne jamais rien faire contre cette pratique. Ainsi vous n’aurez point de sujet d’envier les Carmélites, parce que vous serez aussi heureuses qu’elles, et rendrez honneur à Dieu dans l’état auquel

 

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il vous a appelées, aussi bien qu’elles font dans le leur.

Mademoiselle, vous plaît-il nous de vos pensées ?

— Mon Père, je n’ai autre chose à dire, après ce que votre charité a dit, sinon que j’ai toujours remarqué que cela est très véritable et que toutes celles qui sont sorties de la Compagnie ne sont sorties pour autre chose sinon pour l’attache à leur propre volonté et l’affection à toutes ces particularités.

— Vous dites donc, Mademoiselle, que celles qui sont sorties et ont perdu leur vocation, c’est pour avoir suivi leur propre volonté et n’avoir pas fait ce que nous venons de dire. Vous dites beaucoup en ce peu de paroles. Retenez bien, mes sœurs, ce que Mademoiselle vient de dire ; c’est de grande importance ; et ne faites pas comme celles qui sont sorties, mais entrez dans cette pratique de l’obéissance, vous assurant que c’est l’œuvre de salut qui vous conduira dans les sanctuaires éternels. Ayez grande dévotion, je vous prie, à dire souvent ces paroles : "Fiat voluntas tua", au temps de l’oraison, lorsque vous entendez la parole de Dieu, pour témoigner que vous êtes soumises en tout à sa volonté.

Puis notre très honoré Père se mit à genoux et ajouta :

Mes chères sœurs, c’est la prière que j’adresse à Notre-Seigneur, et je le prie derechef qu’au moment que je prononcerai les paroles de bénédiction, il nous rende capables de faite sa sainte volonté, vous et moi, misérable pécheur, qui n’ai jamais fait que ma propre volonté et qu’il répande dans vos cœurs la grâce de ne jamais rien faire qu’avec permission ou de la règle ou des supérieurs. C’est ce que je demande de tout mon cœur.

Benedictio Dei Patris…

 

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56. — ENTRETIEN DU 12 NOVEMBRE 1653

A DES SŒURS ENVOYÉES A NANTES

Le mercredi douzième jour de novembre 1653, les trois sœurs ci-dessus nommées (1) partirent de Paris pour aller à Nantes, et voici l’exhortation que notre très honoré Père leur fit.

Mes chères sœurs, Dieu vous a choisies pour aller à l’hôpital de Nantes, et vous devez vous donner entièrement à Notre-Seigneur, puisqu’il a fait choix de vous entre toutes les autres. Vous avez trois raisons de vous donner à Dieu pour bien vous acquitter de votre devoir en ce lieu-là.

La première raison, mes chères sœurs, est la raison générale qui nous oblige tous tant que nous sommes à nous quitter nous-mêmes pour faire la volonté de Notre-Seigneur, en sorte que nous ne fassions jamais la nôtre.

La seconde, c’est que vous allez dans un grand hôpital, où il y a plus à faire que dans un autre lieu. Ce n’est pas comme dans une paroisse de Paris, où vous n’avez soin que d’un petit nombre de malades, ni comme aux champs, où vous n’avez qu’à visiter et instruire les pauvres. Les choses y sont tout autrement, et c’est pour cela qu’il faut vous donner à Dieu, à ce qu’il vous accorde les grâces dont vous avez besoin.

La troisième raison, mes chères sœurs, j’ai cru nécessaire de vous la dire, c’est que la division, par l’instigation du mauvais esprit, s’est placée dans cet hôpital. Oui, mes sœurs, le diable a eu tant de pouvoir que de mettre par ses ruses de la discorde parmi nos sœurs ;

Entretien 56. — Ms. intitulé Recueil des procès-verbaux, p.119 et suiv : (Arch. des Filles de la Charité.)

1). Marie-Marthe Trumeau, Anne de Vaux et Madeleine Micquel.

 

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et vous remédierez à cela par l’union et la concorde qui sera entre vous. Il ne se faut pas étonner si le diable a fait cette rude bataille, car c’est son ordinaire d’en vouloir particulièrement aux serviteurs et servantes de Dieu ; il attaque les plus saintes Compagnies par la haine qu’il leur porte. Il ne se met pas beaucoup en peine de telle ou telle personne déterminée, car il les tient déjà à lui ; mais les maisons qui sont consacrées au service de Dieu et unies par le lien de la charité, ah ! mes sœurs, c’est là qu’il jette la discorde. Mes sœurs, vous remédierez donc aux désordres que cet esprit malin a causés dans cet hôpital.

Et que ferez-vous pour cela ? Mes filles, il faut que vous sachiez que plus l’état d’une personne est relevé, plus elle doit montrer de vertu. La qualité de Fille de la Charité que vous portez vous oblige à la plus haute perfection où l’on puisse prétendre, de sorte que l’on attend cela de vous ; aussi vous a-t-on choisies pour aller au secours de ceux qui ont été blessés. Vous savez que, quand on va à la guerre l’on prend des armes, l’on se bat, les uns sont tués, les autres blessés les uns sont vainqueurs et les autres sont vaincus. Nos pauvres sœurs ont été blessées dans la guerre que notre ennemi leur a livrée. Il ne faut pas pour cela les mépriser. Elles sont très vertueuses, mais cet ennemi de division leur a livré une cruelle bataille, avec la permission de Dieu, qui a voulu nous donner sujet de nous humilier en nous montrant qu’il n’y a personne d’exempt, et d’apprendre que ce n’est pas toujours pour punir qu’il envoie des afflictions, mais pour exercer ses serviteurs et servantes. Le diable menaça un jour saint François : "Tes religieux, lui dit-il, sont en repos à présent ; mais un jour viendra où je les exercerai comme il faut, et ce sera lorsque des personnes de condition entreront dans l’Ordre."

 

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C’est ce qu’il a fait mes sœurs. Il ne faut donc pas s’étonner si le démon a attaqué nos sœurs, puisqu’il a bien osé fa*e la même chose dans la compagnie de Notre-Seigneur.

Mes chères sœurs, il était nécessaire de vous avertir de ces choses afin que vous vous armiez des vertus nécessaires pour terrasser cet ennemi et cet esprit de division. Ceux qui vont à la guerre portent des armes. Vos armes à vous sont l’humilité, la douceur et la condescendance. Quand vous aurez ces vertus, vous serez armées de pied en cap pour aller combattre l’ennemi. La condescendance est un puissant moyen de conserver l’union entre les personnes qui se sont données à Dieu ; il faut, mes chères sœurs, que cette vertu soit parmi vous et que vous quittiez votre volonté autant de fois que vos sœurs seront d’avis contraire au vôtre, car une Fille de la Charité doit être prête à faire ou ne pas faire ce que la sœur servante lui commande et lui défend. Je dis la sœur servante, parce qu’il ne faut pas écouter ce qu’une autre sœur dit, quand ses conseils tendent à une autre fin. Car, si l’on voulait écouter tout le monde, l’on ne ferait rien qui vaille. Faire ce que dit la servante et jamais ce que dit Jacquette Marie, ni qui que ce soit, quand la sœur servante a une fois donné l’ordre. Et c’est là le vrai moyen d’être unies, comme de vraies servantes de Dieu doivent l’être. A moins de cela, tout est en désordre. L’une est d’un avis, l’autre d’un autre. Ce n’est pas qu’il faille mépriser les avis de nos sœurs ; oh ! non, mais celles qui les donnent doivent avoir une égale indifférence, qu’on les suive ou ne les suive pas.

Monsieur de Genève disait : "J’aime mieux faire la volonté des autres que de faire qu’un autre se conforme à la mienne ; et j’ai plus tôt fait d’ajuster ma volonté à la volonté de cent personnes que d’en former une seule à la

 

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mienne." Voyez, mes sœurs, comme ce bienheureux nous enseigne fort bien la pratique de la condescendance et combien cela est nécessaire entre vous. Un grand saint disait que, pour arriver à la perfection, il faut laisser là sa propre volonté, et qu’il ne faut pas autre chose pour arriver à la perfection. Voilà, mes chères sœurs, les armes avec lesquelles nous vous envoyons, pour que vous revanchiez nos bonnes sœurs par le bon exemple que vous donnerez. Tout le monde attend cela de vous ; et la bonne odeur qui rejaillira de ces belles vertus fera que vous ne porterez pas en vain le nom de Filles de la Charité.

Vous aurez affaire là avec les pères des pauvres et généralement avec tous ceux qui ont quelque charge qui regarde les pauvres. Vous leur rendrez tout l’honneur et le respect qu’il vous sera possible. Quelques ecclésiastiques sont en pension à l’hôpital. Il est un peu difficile de vous de la manière dont vous vous comporterez à leur égard, parce qu’ils désiraient être nourris autrement que les pères des pauvres ne l’entendent. Ils s’en prennent aux sœurs de n’avoir pas la nourriture qu’ils désirent. Cela est un peu fâcheux, mes filles ; et de là est venue une partie de la peine et du désordre. Mais, quoi que l’on vous dise, encore que les ecclésiastiques veuillent être nourris autrement et mieux que les pères des pauvres n’entendent, ne vous laissez point aller, tenez ferme et ne faites rien contre l’ordre des supérieurs. Tâchez de condescendre à ces pensionnaires et de les satisfaire de parole au mieux que vous pourrez. Si les pères des pauvres vous disaient : "Il faut faire telle chose", et que les prêtres voulussent que vous fissiez autrement, oh ! il faudrait faire ce que les pères désirent.

Il y a encore Monseigneur l’évêque de Nantes. Il dit

 

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que vous êtes religieuses, parce qu’on lui a dit que vous faites des vœux. S’il vous en parle, répondez-lui que vous n’êtes pas religieuses. Ma sœur Jeanne (1), qui est la sœur servante, lui a dit : "Monseigneur, les vœux que nous faisons ne nous font point religieuses, parce que ce sont vœux simples, qui se peuvent faire partout et dans le monde même."

En effet l’on ne peut dire que les Filles de la Charité soient religieuses, parce qu’elles ne pourraient pas être Filles de la Charité, si elles l’étaient, puisque pour être religieuse il faut être cloîtrée. Les Filles de la Charité ne pourront jamais être religieuses, et malheur à celui qui parlera de les faire religieuses !

Allez donc, mes chères sœurs, travaillez pour Notre-Seigneur estimez bien nos chères sœurs et respectez-les, prenez bien garde d’avoir mauvaise estime d’aucune, enfin faites paraître que vous avez le vrai esprit que Dieu veut que vous ayez.

Benedictio Dei Patris…

 

57. — CONFÉRENCE DU 1er JANVIER 1654

SUR LA CONDUITE A TENIR HORS LA MAISON

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien se divise en trois points. Le premier est des raisons que les Filles de la Charité ont de bien savoir comme elles se doivent comporter hors la maison, tant à l’égard des personnes qui les emploient, que dans leurs rapports réciproques, tant aux hôpitaux qu’aux villages et paroisses de Paris ; le second point est des fautes que les Filles de la Charité

1) Jeanne Lepeintre.

Entretien 57. — Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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peuvent faire dans leurs emplois hors la maison ; le troisième est des moyens dont elles se pourront servir pour se comporter en vraies Filles de la Charité quand elles seront employées au service des pauvres, tant aux hôpitaux qu’aux villages et paroisses de Paris.

Enfin, mes chères sœurs, en un mot, il s’agit de savoir comme les Filles de la Charité se doivent comporter hors la maison, aux Enfants, au Nom de Jésus, aux Galériens, etc. Pour dire vrai, ce sujet est bien étendu. Il est impossible de toucher à tout, car il faudrait dire comme il se faut comporter vers Messieurs les curés des paroisses, les dames et autres personnes qui vous emploient. Aujourd’hui nous parlerons en général de quelques points plus importants.

Ma sœur, importe-t-il de bien savoir comme l’on doit se comporter hors la maison ?

— Oui, mon Père, parce que, si on ne le sait pas, il peut arriver de grands désordres ; l’on peut faire et dire des choses que l’on ne devrait pas, toutes contraires à l’esprit de la Compagnie. Il peut arriver aussi que, par notre faute, pour ne pas bien savoir ce à quoi nous sommes obligées, les pauvres n’aient pas tout ce dont ils ont besoin.

— Et vous, ma sœur, qu’avez-vous pensé sur le sujet de cette conférence ?

— Mon Père, on ne peut pas avoir l’esprit de la Compagnie, ni faire ses actions conformes à icelui, si on ne le sait.

— A vous, ma sœur, de nous dire vos pensées.

— Mon Père, il me semble que pour remplir nos obligations, il nous faut avoir grand soin de nous ressouvenir des instructions que l’on nous donne à la maison, et être exactes à les garder ; si l’on y manque, je crois qu’on offense Dieu.

 

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A une autre sœur M. Vincent demanda s’il est nécessaire de savoir comme l’on se doit comporter, aux Enfants, au Nom de Jésus et autres lieux.

— Oui, mon Père, répondit-elle, car l’on ne peut pas avoir l’esprit de la Compagnie si l’on ne sait ce que nous enseignent nos règles ; et pour les garder il faut suivre exactement les conseils que nos supérieurs nous donnent.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Voyez-vous, mes sœurs, chacune sait, j’en suis sûr, combien il importe qu’une fille soit bien informée de ce qu’elle doit faire quand elle est envoyée en quelque lieu. Les dames le réclament ; elles sont consolées quand elles voient une sœur bien instruite de tout ; les pauvres aussi en sont heureux, mieux instruits et mieux servis. C’est pourquoi, mes sœurs, il faut être bien soigneuses, car cela importe beaucoup de vous bien informer, tant que vous êtes ici, de tout ce qu’il faut savoir, et avoir grand soin de bien retenir tout ce que l’on vous dira. Et pource que vous ne pouvez y rester longtemps, il faut vous rendre plus attentives dans le peu de temps que vous y êtes.

A Sainte-Marie, les sœurs demeurent sept ans au noviciat, encore qu’elles soient parfaites, afin qu’elles soient bien instruites de ce que Dieu demande d’elles. Mais vous autres, vous êtes comme des fruits mûrs, parce que vous n’avez pas le temps qu’il faudrait avoir pour vous instruire. D’où vient donc qu’avec si peu d’expérience vous faites de si bonnes choses, sinon parce que les grâces de Dieu sont grandes et parce que la Compagnie est dans son commencement, et par conséquent a et doit avoir bien plus de ferveur qu’en autre temps ? Vous ferez plus sans comparaison à cette heure que dans cinquante ans d’ici, parce qu’il y a abondance de grâces dans les commencements. Au commencement de l’Église, les premiers chrétiens étaient dans une ferveur

 

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et charité admirables ; ils n’avaient qu’un cœur et qu’une volonté ; et avec cette ferveur ils faisaient des merveilles, ils convertissaient les âmes, ils s’animaient les uns les autres à souffrir toutes sortes de tourments et même le martyre. C’est là la ferveur des commençants qui veulent servir Dieu tout de bon. Ils sont forts et courageux pour faire ce qui est agréable à Dieu. Le vin, quand on le met dans le tonneau, est furieux et bouillant, et a une telle vigueur qu’il romprait le vaisseau, si l’on ne lui donnait de l’air. Ainsi, au commencement de la Compagnie, avec cette abondance de grâces qui s’y trouve, vous ferez plus en trois mois que vous ne feriez en six ans en un autre temps.

Mes chères sœurs, je m’en vas vous parler. Je sais bien que, si je vous interrogeais, vous me diriez de belles choses ; mais le temps nous presse ; c’est pourquoi je vous dirai succinctement ce qu’il faut que vous fassiez. Une des choses principales c’est de connaître bien vos règles. Voilà qui est pour le général. Pour le particulier, les sœurs servantes doivent avoir grand soin de savoir ce qui regarde leur office ; la sœur qui a ici la charge d’instruire prendra le temps de vous l’expliquer ; car, faute de cela, vous tomberiez en de grandes fautes.

Le second moyen, c’est d’être à bonne édification à tout le monde, de montrer grande cordialité les unes envers les autres, en sorte que quoique séparées, les unes aux champs, les autres aux paroisses, l’on voie qu’il n’y a qu’un cœur parmi vous. Pas d’entre-deux, mais une même affection, une même estime de la vertu, une même horreur du mal. Voyez-vous, mes sœurs, c’est à cela surtout que vous devez vous exercer ; autrement, ce serait toujours à recommencer, et vous n’auriez jamais de repos, ni de paix entre vous.

D’où vient cela ? Je m’en vas vous le dire. C’est que

 

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tous les jours nous changeons, et notre mauvaise nature n’est jamais en un même état. "L’homme, dit Job, n’est jamais en un même état." Il est comme une roue qui tourne toujours et n’arrête jamais. Vous voyez par là combien il importe que vous soyez exercées céans à la mortification. Dans toutes vos pratiques vous devez avoir celle-là en grande recommandation, à cause de ; inconstance de notre nature, qui tantôt veut une chose et tantôt une autre, qui est mortifiée à cette heure et incontinent immortifiée. Il ne faut pas nous fier à nous-mêmes, puisque nous changeons incessamment c’est pourquoi nous avons besoin de réfléchir souvent sur nous-mêmes, pour réparer les défauts que notre nature corrompue nous fait commettre. De même qu’il faut remonter une horloge tous les jours pour réparer les déchets qui s’y font, nous devons toujours recommencer dans la pratique de la mortification de nos passions, pource que, de moment en moment, nous avons toujours besoin de travailler en nous-mêmes. Voilà que vous êtes avec une sœur. Quelque ferveur qu’elle ait, le diable et la nature ne laisseront pas de la tenter ; ce qui fera que parfois elle vous semblera de mauvaise humeur. Mais ne pensez pas qu’elle soit imparfaite pour cela et n’en ayez pas mauvaise estime, parce que cela vient de la nature corrompue de notre premier père. Oh ! non, mes sœurs, ne permettez pas qu’il entre en votre esprit aucune mauvaise pensée sur cette sœur. S’il vous arrivait de concevoir quelque dédain ou aversion contre elle, étouffez aussitôt cette pensée et dites en vous-mêmes : "Ah ! maudite pensée, contre qui en as-tu ! Quoi ! contre ta sœur contre l’épouse de Jésus-Christ, contre la vie de ta vie ! Ah ! je ferai le contraire que cette mauvaise pensée me suggère, en allant embrasser cette sœur et lui témoigner cordialité, et si je lui ai adressé une mauvaise

 

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parole, je lui en demanderai pardon, lui disant : Ma sœur pardonnez-moi, je vous en prie ; j’espère, avec la grâce de Dieu, n’y retourner plus ; je vous prie de me supporter." Il ne faut pas s’étonner si la nature a répugnance à cela, à cause de la peine qu’il y a à s’humilier et parce que le diable se fourre là-dedans, faisant tous ses efforts pour nous en détourner.

Mes sœurs, il faut être courageuses et faire comme ces enfants d’Israël qui bâtissaient le temple du Seigneur. D’un côté, ils tenaient les pierres, et, de l’autre, avaient l’épée en main pour se défendre de leurs ennemis. Voyez-vous, mes chères sœurs, vous devez faire de même, parce que, en même temps que nous travaillons à l’édifice de notre perfection, le diable et la nature s’y opposent et nous font la guerre puissamment. Il faut prendre l’épée de la mortification, la discipline, le jeûne et écrire aux supérieurs, lorsque vous êtes éloignées. Si vous en usez de la sorte, mes chères sœurs, qu’arrivera-t-il ? Oh ! il arrivera que vous vivrez partout comme en un paradis, car vous serez en Dieu et vous aurez le paradis en terre. Au contraire si vous n’agissez pas de la sorte, ce sera vivre, sinon en un enfer, du moins en un purgatoire. Voilà donc, mes sœurs, deux moyens : le premier, bien savoir vos règles ; le second, avoir un grand support les unes des autres.

Le troisième moyen est de vous faire aimer de tous par l’exemple de votre bonne vie. La bonne odeur que vous avez donnée fait que l’on vous demande de plusieurs endroits. Et pourquoi cela ? C’est que l’on a vu un peu de fleur de votre charité. J’ai reçu encore une lettre d’un évêque, qui vous demande. Ah ! mes sœurs, s’il en est ainsi en ce moment, que sera-ce au progrès ? O mon Dieu, humilions-nous bien de cela, et si l’on vous désire tant, alors que vous êtes encore imparfaites, que

 

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sera-ce lorsque Dieu vous aura fait la grâce d’arriver à une plus grande perfection !

Le quatrième moyen, c’est de vous donner à Dieu pour ne trouver jamais à redire à la conduite générale de la Compagnie, ni à la conduite particulière de la sœur servante, mais vous comporter comme un enfant qui apprécie tout ce que son père fait et dit. Le fils d’un laboureur croit que son père et sa mère sont les plus capables que la nature puisse produire. Si la servante fait ou dit quelque chose qui ne nous agrée pas, ne pensez pas pour cela qu’elle agit mal. Il ne vous appartient pas de trouver à redire à ce qu’elle fait ; vous devez croire que ce qu’elle fait est bien ; car, voyez-vous, mes sœurs, il y a une grâce pour cela, et il y a un ange particulier pour ce regard. Dieu donne les grâces suffisantes à celles qu’il y appelle. Ne croyez pas que c’est toujours aux plus suffisantes ou aux plus vertueuses qu’on donne ces charges. Il faut croire qu’une servante a été donnée de Dieu, car l’on réfléchit devant Dieu des nuits entières pour voir qui l’on mettra en ces emplois. Et si l’on charge tantôt l’une, tantôt l’autre, c’est mes chères sœurs, pour exercer les unes à la conduite, les autres à l’obéissance. Estimez donc que c’est Dieu qui le fait ainsi ; car tout ordre vient de lui, et qui résiste à cet ordre résiste à Dieu.

Mais il me semble que cela serait mieux autrement. — Ah ! vous le pensez ! Et qui êtes-vous ? Est-ce à vous à blâmer ce que font vos supérieurs, à vous qui n’avez pas grâce de Dieu pour cela ? Mes chères sœurs, vous êtes assurées que Dieu vous bénira si vous usez des moyens que je viens de vous donner.

Un autre mal qui peut arriver entre vous, c’est l’attache aux confesseurs ; et pour cela le changement est nécessaire, parce que, autrement, il se pourrait produire

 

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une certaine amitié spirituelle, qui vient de l’estime qu’a la pénitente du confesseur, et le confesseur de la pénitente, et l’un et l’autre sont bien aises de cette petite affection réciproque ; et ainsi il est bien difficile que le confesseur, qui voit que sa pénitente avance et fait profit de ses conseils, n’en reçoive quelque satisfaction. Mais qu’arrive-t-il ? Le confesseur pourra dire : "Je me sens tout consolé de voir le progrès que vous faites en la vertu." Et la sœur répondra : "Mon Père, je n’ai point trouvé de confesseur en qui j’aie eu tant de confiance qu’en vous. Je me sens une telle souplesse à vos paroles, que je n’ai pas de peine à les suivre." Et ces paroles douces portent dans le cœur un dard, qui y fait une étrange brèche. Dès que l’on en est venu à les dire, tout est perdu. Enfin il arrive très grand éclat de telles familiarités. Hélas ! mes chères sœurs, il n’en arrive que trop, et même dans les religions.

Il faut donc déclarer vos péchés aux confesseurs sans vous amuser à leur parler après la confession. Ne leur dites pas : "Monsieur, je vous verrai et vous en dirai davantage en particulier."

S’il vous va voir et vous demande ce que vous faites, il faut couper court et témoigner que vous n’êtes pas contentes de cela. Remarquez-vous que vous auriez peine d’aller à un autre et que vous continuez de vous embarrasser d’affection, ah ! mes sœurs, alors craignez, avertissez Mademoiselle, Monsieur Portail ou moi, et dites tout simplement comme vous vous trouvez : "Je vous prie de me changer de confesseur, parce que je sens que je suis trop attachée." Si vous êtes éloignée, il faut écrire, et quand vous seriez à Toulouse, où l’on vous demande, vous devriez écrire. Le motif pour lequel on vous change, c’est afin que vous n’ayez point d’attache à rien. Quand l’on ne fait pas cela, qu’arrive-t-il ? L’une veut aller à un confesseur

 

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et l’autre à un autre. La paix de Dieu les quitte ; elles tombent dans la plus grande et la plus dangereuse division qui puisse arriver. Savez-vous, mes chères sœurs, quelles sont les ruptures les plus difficiles à guérir ? Ce sont celles qui sont à la jointure. Or, la jointure des Filles de la Charité, c’est celui qui les doit unir ensemble et toutes à Dieu, le confesseur. Si elles rompent ce lien et veulent changer, si, suivant leur fantaisie, l’une veut aller à celui-ci et l’autre à celui-là, de là s’ensuit une continuelle division. Voilà tout rompu. Quand une sœur, pour sa satisfaction, veut avoir un homme qui lui donne dans les yeux et qui la satisfasse, ah ! mes sœurs, qu’elle est cause d’un grand désordre ! C’est pourquoi je prie Mademoiselle, quand elle verra cela, de la changer, de faire comme Notre-Seigneur aujourd’hui, jour de la circoncision, de couper, et de retrancher.

Un cinquième moyen, mes chères sœurs, pour vous bien lier et unir ensemble est, lorsque vous êtes aux paroisses ou aux champs, de ne point prendre conseil que de ceux qui vous sont donnés pour cela. Il n’est jamais permis de dire les aversions que l’on a contre ses sœurs ou contre la sœur servante, ni d’aller conter ses tentations qu’à ceux-là. Oh ! non, cela ne vous est jamais loisible. Non, mes chères sœurs, ne dites vos peines qu’à ceux à qui vous les devez dire.

Ne serait-il point permis de le dire à quelque bonne dame ? — Ah ! mes sœurs il s’en faut bien garder ; car, n’ayant pas l’esprit de votre Compagnie, comment vous donnerait-elle les conseils qu’il vous faut ? Ce qu’elle vous dira ne vous conviendra pas. Ne le dites jamais aux dames ; si vous le leur dites, quand vous seriez fortes comme Samson il arrivera deux maux : l’un que vous perdrez votre vocation, l’autre que vous serez à scandale. Car cette dame le dira à une autre ; et ne vous en

 

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étonnez pas ; car, si vous n’avez pas su vous-mêmes garder votre secret, comment voulez-vous qu’un autre le garde ? Voilà la myrrhe que vous pouvez offrir à Dieu, vous mortifier en ne disant vos peines qu’à ceux à qui vous les devez dire.

Mais, si vous me placez à Toulouse, en Pologne ou en d’autres lieux éloignés, comment écrirons-nous ? Si nous écrivons, nous serons longtemps sans réponse. Que ferai-je donc ? — Ah ! mes sœurs, il faut avoir toujours quelqu’un pour vous conseiller ; on donne partout quelqu’un pour cela ; mais jamais il ne faut vous adresser à autre qu’à celui-là.

Il nous reste encore à dire, comme on se doit comporter pour être de bonne édification au prochain, et beaucoup d’autres choses, dont nous nous entretiendrons, s’il plaît à Dieu, une autre fois.

Que Notre-Seigneur nous fasse la grâce de bien mettre en pratique tout ce que nous venons de dire !

Mademoiselle s’agenouilla et dit :

Mon Père, je vous supplie très humblement, pour l’amour de Dieu, au nom de toutes nos sœurs, de demander à sa bonté qu’il nous pardonne toutes nos fautes et le mauvais usage que nous avons fait des avertissements que votre charité nous a donnés, et particulièrement moi, qui devrais donner bon exemple à nos sœurs, les mettant moi-même en pratique, dont je leur demande très humblement pardon.

— Oh bien ! Mademoiselle, je prie, je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ, quoiqu’indigne, qu’il pardonne à nos sœurs le mauvais usage qu’elles ont fait des instructions qu’elles ont reçues et toutes leurs infidélités à la pratique des instructions.

Et pource que j’ai bien négligé de vous donner les avertissements nécessaires, ou ne les ai pas donnés comme

 

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il faut, ni dans l’esprit que je dois, et pource que Mademoiselle peut-être se sent coupable, nous vous demandons, mes chères sœurs, pardon des fautes que nous avons faites à votre égard. Je prie Notre-Seigneur qu’il nous pardonne, par sa miséricorde, à tous en général, et qu’à même temps que je prononcerai les paroles de bénédiction sur vous, il vous fasse la grâce de bien entrer dans la pratique de ce qui a été dit.

Benedictio Dei Patris…

 

58. — CONFÉRENCE DU 15 MARS 1654

SUR L’ORGUEIL CACHE

Mes chères sœurs le sujet de cet entretien est de l’orgueil caché, non pas de l’orgueil généralement parlant, mais de l’orgueil caché. Il se divise en trois points. Le premier est des raisons que nous avons de nous donner de garde de l’orgueil caché ; le second, des marques par lesquelles nous pourrons connaître si cet orgueil caché est en nous ; le troisième, des moyens d’empêcher qu’il n’entre dans notre cœur, ou de l’en chasser s’il y est déjà.

Dites-nous, ma sœur, les raisons que nous avons de connaître si cet orgueil caché est en nous.

— Mon Père une raison qui nous y oblige, c’est que cet orgueil est bien désagréable à Dieu, et que, au contraire, l’humilité est très agréable à Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui lui-même nous en a montré l’exemple pendant toute sa vie et a voulu que sa mère fût la plus humble de toutes les créatures.

Il m’a semblé que nous avons l’orgueil caché quand

Entretien 58..—Cahier écrit par la sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Charité.)

 

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nous méprisons les autres, nous estimons plus qu’eux et sommes bien aises qu’on nous estime.

— O ma sœur, quand il n’y aurait d’autre raison que celle que vous venez de dire, que Notre-Seigneur est venu pour combattre ce vice et pour le renverser par ses actions contraires, c’est un puissant motif pour nous le faire fuir.

Or sus, ma fille, avez-vous pensé que les Filles de la Charité peuvent avoir de l’orgueil caché ?

— Oui, mon Père, il me semble qu’elles peuvent avoir de l’estime d’elles-mêmes, murmurer des actions d’autrui, les mépriser, contrôler ce que fait le prochain, et beaucoup d’autres choses.

— Vous avez bien raison, ma fille. Et pourtant la vaine gloire ne devrait pas entrer parmi vous, car l’orgueil vient pour l’ordinaire de l’extraction et condition des personnes, et vous êtes la plupart de pauvres filles des champs, filles de laboureurs comme moi. Nous sommes tous bien peu de chose. Pour l’habit, la coiffure et le reste, il n’y a point lieu d’en avoir de la vanité. Pour l’esprit, hélas ! vous êtes la plupart des champs et ne pouvez avoir l’esprit bien relevé. Pour la nourriture, les pauvres mangent quasi comme vous : un peu de bœuf, ou chose semblable. Il n’y a point là sujet de vous estimer ou présumer. Pour le regard de vos conversations, vous ne fréquentez que les pauvres et êtes leurs servantes ; il n’y a certes pas de quoi vous enorgueillir

Ce n’est donc pas cet orgueil qui entrera parmi vous. Mais il y a deux sortes d’orgueils : l’un vient des emplois ; c’est celui des personnes qui se pavanent à cause de leurs charges et prennent de la vanité là dedans. Une fille qui partirait dès le matin pour aller voir les pauvres, et cela uniquement pour plaire à une dame et pour être estimée d’elle, ferait acte d’orgueil. L’autre

 

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sorte d’orgueil se loge aussi bien dans un habit gris que sous d’autres bien relevés, et c’est de celui-là que nous vous parlons ; car il peut être en vous. Nous le connaissons par ses effets.

Il est cause de tous les péchés que nous commettons, comme l’humilité est l’origine de tout le bien que nous faisons. Point de mal qui ne prenne son commencement de l’orgueil caché. Si une sœur dit quelque chose à sa louange, si elle est désobéissante, si elle est mal avec sa sœur, si elle a le désir d’être sœur servante, tout cela c’est orgueil caché. La première raison pour laquelle nous devons fuir ce vice, c’est donc qu’il est la cause de tous les maux.

La seconde raison, c’est que Dieu n’accorde rien à ceux qui en sont atteints, car, quelques prières et quelque bien qu’ils fassent, Dieu ne les exauce pas. Il est écrit : "Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles" (1). Il faut peser ces paroles : "Dieu résiste aux superbes" et dire : "Quoi ! je suis dans cet orgueil, et Dieu dit qu’il n’accordera rien à ces gens-là ; oh ! je veux tâcher d’en sortir."

La troisième raison, c’est que Dieu permet que les âmes qui en sont entachées tombent dans de grands péchés : l’impureté, la perte de la vocation, oui, mes sœurs, la perte de la vocation. Dieu n’a-t-il pas dit : "Ah ! vous vous êtes estimé et élevé vous tomberez" (2). Une sœur est-elle estimée dans une paroisse, s’imagine-t-elle avoir plus d’adresse pour plaire à un confesseur, à une dame, il est à craindre qu’elle ne vienne à tomber enfin et à perdre sa vocation.

Le quatrième mal, c’est que l’orgueil gâte tout le bien que nous faisons et met un tel désordre en nos actions,

1) Saint Jacques IV, 6.

2) Saint Matthieu XXIII, 12.

 

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qu’elles ne sont pas agréables à Dieu. L’ordinaire des âmes vaines et orgueilleuses est comme cela. Les bonnes œuvres qu’elles font sont toutes gâtées. Que ce soit une fille en particulier, ou toute la Compagnie, tout ce qui se fera sera gâté.

La cinquième raison, c’est que l’orgueil caché est une marque de damnation, comme l’humilité est une marque de prédestination. Or, n’y a-t-il pas lieu de craindre, quand on est en danger de son salut ? Il est très important, vous le voyez, de demander à Dieu qu’il nous fasse la grâce de nous délivrer de ce venin. O Sauveur, délivrez-nous, délivrez-moi, moi qui peut-être suis plus coupable que pas un de ce vice.

Vous me direz : "Voilà bien des choses ; mais comment pourrai-je connaître, Monsieur, si j’ai cet orgueil caché. Peut-être que, quand je le saurai, je deviendrai humble."

Mes chères sœurs, la première marque, c’est si nous avons une trop grande estime de nous-mêmes et de ce que nous faisons, si nous avons désir que les autres aient bonne opinion de nous, que nos confesseurs et les dames nous estiment. Voilà donc deux choses : avoir bonne opinion de soi ; et désirer que les autres, les supérieurs et les sœurs, nous estiment et que l’on dise : "Voilà une bonne fille qui fait du bien." Mais comment savons-nous que nous avons bonne estime de nous et que nous sommes bien aises que les autres nous estiment ? C’est quand nous sommes bien aises qu’on nous loue, ou satisfaits qu’on soit content de nous.

La troisième marque, c’est de faire quelque chose sans obéissance, car la désobéissance est une marque de superbe. Mademoiselle le confesseur auront fait quelque ordonnance et la sœur n’en tient aucun compte. C’est là une marque d’orgueil caché.

 

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La quatrième marque, c’est quand l’on dit quelque chose à sa louange. On ne le dit pas ouvertement mais ouvertement l’on se vante : "J’ai fait ceci ou cela." Comme la fièvre se manifeste par la chaleur, ainsi l’orgueil se manifeste par la langue. Nous sommes si aises de raconter ce que nous avons fait ! Nous faisons venir cela de loin, de sorte qu’il ne semble pas que nous désirions que l’on nous loue.

La cinquième marque, mes chères sœurs, c’est quand l’on fait des actions tout exprès pour gagner les bonnes grâces d’une supérieure, d’une sœur. Aller voir les malades pour complaire à cette dame ou à quelqu’autre, faire ce qu’on peut pour acquérir de l’estime tout cela est une marque d’orgueil caché ; à quoi nous devons bien prendre garde.

La sixième marque est de disputer avec ses sœurs et ne vouloir rien céder.

La septième marque, c’est l’opiniâtreté. Une sœur voudra une chose d’une façon ; l’autre la voudra d’une autre. Elle se tiendra ferme en son jugement. Les avis de sa sœur servante, de son confesseur de son directeur, de sa supérieure ne seront pas capables de la faire céder, parce qu’elle s’est affermie dans son propre jugement. Elle a enraciné cela dans sa cervelle ; il n’est pas possible de l’en faire démordre. Voilà une marque d’orgueil caché et une qualité diabolique, car il n’appartient qu’aux démons de demeurer dans leur opiniâtreté. C’est donc un esprit de démon, qui est tellement ferme dans le mal qu’il y demeure toujours. Il vient bien quelquefois des remords à cette personne ; mais elle n’a pas la force de les suivre ; elle le voudrait bien, mais elle ne le peut.

La huitième marque, c’est la singularité, même ès choses de dévotion, comme vouloir communier plus souvent que les autres, avoir un chapelet, porter un collet mieux

 

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tiré, se distinguer par sa coiffure son habit. Tout cela marque l’orgueil, mes filles. Prenez-y bien garde, n’ayez point de singularité.

Une autre marque, c’est l’ambition des charges ou des emplois plus honorables, qui fait que l’on veut devenir servante. Si l’on envoie dans une paroisse une sœur qui ait ce désir, elle ne peut se soumettre à sa sœur elle croit qu’elle serait plus capable, aurait plus de conduite, a plus d’expérience, prie mieux et partant qu’elle devrait être la sœur servante. Quand elle sent ces pensées et qu’elle ne les rejette pas tout aussitôt, mais les entretient, c’est un esprit du diable, oui, présumer que l’on fait mieux que les autres, c’est un esprit du diable.

Voilà donc, mes sœurs, les marques par lesquelles nous pouvons connaître si nous avons cet orgueil caché, car, voyez-vous, ce vice est d’autant plus à craindre, qu’il est caché et inconnu.

Mais comment faire pour nous en faire quittes ? C’est d’autant plus difficile que nous ne le connaissons pas et sommes aveugles sur nous-mêmes ; et quand on dit que nous l’avons, nous ne le voulons pas croire. Remarquez bien que nous ne le pouvons connaître que par ses effets.

Ce qui le rend plus dangereux, c’est qu’il ne vient jamais que sous apparence de bien. Par exemple, si une fille demande à communier plus souvent que sa sœur, son confesseur, qui n’est pas bien expérimenté, pensera qu’elle y est poussée par un grand amour de Dieu, par une grande tendresse envers Notre-Seigneur. Il lui dira : "Ma fille, communiez." Qui ne croira que c’est pour un plus grand bien ? Et néanmoins c’est l’orgueil.

L’orgueil ne va pas sans la désobéissance. Par exemple, vous ne faites pas l’oraison. Pourquoi ? Vous direz : "J’ai été empêchée ; j’écrivais une lettre à un parent, ou

 

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j’étais allée voir une dame ou un pauvre, ou je ne voulais pas faire de peine à ma sœur, qui a manqué elle aussi, à son oraison, pour ne pas paraître meilleure qu’elle." Eh bien ! qui ne voit que voilà de belles apparences de bien ?

Ce qui rend donc ce péché incurable ou quasi incurable, c’est qu’il est toujours sous quelque apparence de bien.

Vous me demanderez : "Mais Monsieur, je me reconnais coupable ; je suis bien aise que l’on me loue, je suis désobéissante j’ai dit quelque chose à ma louange, pour paraître ferme, à une sœur qui me semblait plus lâche. Que faire à cela ?"

Mes chères sœurs, je vous conseille deux ou trois choses. La première, de tâcher de découvrir si l’on a cet orgueil. Si on le constate, protester devant Dieu que l’on se veut appliquer de tout son cœur à la sainte humilité et le prier de nous en donner la grâce.

La seconde, examiner ses actions tous les jours fort souvent, et penser : "N’ai-je point été bien aise quand on m’a loué ? Si oui, une autre fois je serai plus sur mes gardes, je me souviendrai de la confusion que Notre-Seigneur Jésus-Christ a eue devant Pilate, je me jetterai au pied de votre sainte croix." Il faut se demander si l’on a fait quelque désobéissance, si l’on a été opiniâtre, même au confesseur, auquel quelquefois l’on conteste et résiste, aux supérieurs, à la supérieure. "Oh ! n’ai-je point eu quelque pensée d’élévation, le désir d’être sœur servante ?" Si l’on se reconnaît ce désir, il faut le couper et dire : "Je renonce, mon Seigneur, à cela de tout mon cœur et j’aime mieux être toute ma vie simple sœur de la Charité que sœur servante."

Il faut encore se demander si l’on n’a point quelque peine l’une avec l’autre, si l’on ne veut pas céder, si

 

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l’on conteste sur tout ce qui se dit. Celle qui veut devenir humble doit tout céder, tout, sauf ce que la conscience ne permet pas.

Si une sœur voulait rompre la règle, si, par exemple, elle disait à sa sœur servante : "Quatre heures, c’est bien matin pour se lever ; il faudrait se lever plus tard", ou bien si, à l’heure d’aller à la messe elle objectait : "Ma sœur, nous avons trop d’affaires aujourd’hui" dans ces cas, la sœur servante doit tenir ferme et ne pas céder. Mais aux choses indifférentes, celle qui sera de Dieu cédera en tout. C’est ainsi qu’il convient de s’examiner tous les jours, et, si l’on trouve avoir failli, demander pardon à Dieu et la grâce de se corriger.

Le troisième moyen, c’est, mes chères sœurs, de demander à son confesseur, à son directeur, à sa supérieure : "N’ai-je point d’orgueil caché ?" S’il vous dit : "Oui", croyez-le, encore que vous ne le connaissiez pas vous-mêmes, parce que nous sommes aveugles. Un médecin malade ne se conduit pas lui-même, il en appelle un autre. Même en santé, il agit ainsi.

De même, une personne malade de l’orgueil caché ne se connaît pas elle-même. Dieu permet que le diable lui bande les yeux, de sorte qu’elle ne voit point ce vice, elle n’en parle point, elle ne s’en accuse point. Comment s’en défera-t-elle donc si l’on ne le lui fait pas connaître ? Demandez à votre confesseur : "Monsieur, ne vous semble-t-il pas que j’ai quelque orgueil caché ? Je vous supplie de me le dire." Et il faudra le croire.

Si l’orgueil caché est en vous, que faut-il faire ? Demandez à Dieu des armes pour le combattre, parce que c’est notre plus grand ennemi ; il cause tous les maux et la perte de tous les biens ; il nous rend ennemis de Dieu, qui résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles. C’est pourquoi dites tous les jours dans vos

 

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prières : "O Sauveur, délivrez-moi de l’orgueil caché, de l’estime de moi-même, du désir que les autres m’estiment." Ayez aussi une grande dévotion à Notre-Seigneur, à la sainte Vierge, qui dit d’elle-même que Dieu l’a regardée parce qu’elle était humble, aux saints et à votre ange gardien, qui nous ont tous donné l’exemple de l’humilité.

En troisième lieu, faites tous les jours quelques actes d’humilité, je ne dis pas extérieurs, quoiqu’ils soient bons, comme baiser les pieds aux autres, mais des actes du cœur. Disons-nous intérieurement que nous ne sommes rien, que nous sommes pécheurs, désirons n’être point connus ni estimés, comme Notre-Seigneur, qui vivait caché ; quand on le voyait, on disait de lui : "N’est-ce pas là ce fils de charpentier ?" (3) Pour imiter cette humilité de Jésus, il faut aimer la vie cachée, comme lui, s’estimer des moindres de la Compagnie, se reconnaître misérable, sans esprit ni pouvoir, croire que, s’il y a du mal, c’est nous qui le faisons, et attribuer le bien aux autres. Si vous suivez ce conseil, mes chères sœurs, à quel degré de grâce n’arriverez-vous pas ? Dieu dit lui-même : "Sur qui pensez-vous que je jette les yeux sinon sur celui qui se cache ? C’est là mon épouse, c’est mon amante, où je prends mes plaisirs."

Quelles douceurs, quelles suavités intérieures reçoit une âme ainsi cachée aux hommes et heureuse d’être connue de Dieu seul ! Seules celles qui l’expérimentent le peuvent dire.

Voilà donc, mes chères sœurs, l’ennemi découvert, je vous l’ai montré, veillez avec soin et prenez dès à présent de bonnes résolutions Si vous y êtes fidèles, la

3) Saint Matthieu XIII, 55.)

 

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Compagnie sera la Compagnie de Notre Seigneur Jésus-Christ et vous acquerrez la qualité de ses épouses.

Notre très honoré Père se mit alors à genoux et adressa à Dieu cette prière, après nous avoir dit de la faire avec lui :

Seigneur, ce que je viens d’entendre me fait voir combien il m’importe de connaître les grands maux que cet orgueil apporte à une âme. Mais comment le pourrai-je si vous-même ne m’en faites la grâce ? Et si vous ne me donnez des lumières et des mouvements, comment m’en pourrai-je défaire ? Vous demandez à chacun sa bonne volonté pour coopérer avec vos grâces. Seigneur, nous voilà tous prosternés à vos pieds ; nous vous la présentons et protestons que nous ne voulons plus que l’on nous estime. Vous avez donné à la sainte Vierge grande abondance d’humilité ; nous vous prions par elle de nous en faire part. Vous avez été si humble que vous avez voulu passer pour un pécheur et être attaché à une croix. Vous n’avez pas voulu seulement être humble pendant votre vie, mais après votre mort, afin que vos enfants vous suivissent. C’est donc à vous, mon Sauveur, que nous demandons la grâce de travailler à l’acquisition de cette vertu, selon ce que vous désirez de nous.

Sainte Vierge, qui avez été si bien partagée de cette sainte humilité aidez-nous, obtenez-nous de votre cher fils cette vertu pour toute la Compagnie, pour toutes nos chères sœurs qui sont éloignées d’ici. C’est la prière que je vous fais de tout mon cœur.

Benedictio Dei Patris…

 

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59. — CONFÉRENCE DU 25 MAI 1654

SUR LA CONSERVATION DE LA COMPAGNIE

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien est de la conservation de la Compagnie. Il se divise en trois points. Le premier point est des raisons que les sœurs ont de se donner à Dieu pour vivre en sorte que leur Compagnie dure de longues années, ou, pour mieux dire qu’elle subsiste heureusement et dure et se conserve à jamais ; au second point, nous traiterons de ce qui peut la ruiner ; et au troisième, des moyens pour empêcher qu’elle ne se ruine.

Ma sœur, quelles raisons ont les Filles de la Charité de se donner à Dieu pour vivre de telle sorte que l’œuvre du Seigneur ne périsse point entre vos mains ?

— Mon Père, je n’y ai pas encore pensé, mais il me semble qu’il est bien nécessaire de se donner à Dieu pour cela, afin qu’il fasse de nous et par nous sa très sainte volonté, sans laquelle nous ne pouvons rien.

— Et vous, ma sœur, quelle raison avez-vous pour cela ?

— La première est qu’il faut nous abandonner et confier complètement à la Providence de Dieu. Une seconde raison, c’est que Dieu est l’auteur de cette Compagnie, qu’il se l’est formée lui-même. Il me semble, mon Père, qu’il n’est pas besoin d’autre raison pour nous porter à désirer la conservation de la Compagnie des Filles de la Charité.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Ma fille dit qu’une raison est de se confier en la Providence de Dieu, et c’est très vrai. Elle propose comme seconde raison que

Entretien 59. — Ms. SV 9, p. 272 et suiv.

 

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la Compagnie a été instituée de Dieu. En effet, c’est une règle donnée par saint Augustin, que ce que les hommes n’ont pas fait vient de Dieu. Or est-il, mes chères sœurs, qu’il n’y a point d’homme sur terre qui puisse dire : "J’ai fait cela." Mademoiselle ne le peut dire, M. Portail non plus, ni. personne autre. Non, mes sœurs, personne ne peut dire : "C’est moi qui ai fait cette œuvre."

Vous me pourrez objecter : "Eh ! comment donc, Monsieur ! Si ce que vous dites est vrai, quel est donc l’ouvrier ? Cela s’est-il fait tout seul ?" Non, cela ne s’est pas fait tout seul ; mais ce n’est pas l’œuvre des hommes, parce que jamais on n’avait pensé à la Charité. Par là concluez, avec saint Augustin, que ce que les hommes n’ont pas fait a Dieu pour auteur.

O Sauveur, c’est donc vous qui avez produit ce grand œuvre, dont vous tirez de si grands biens ; soyez-en béni à jamais ! O mes filles, que vous êtes heureuses d’être appelées en un si saint emploi !

Voilà un grand motif de vivre si parfaitement que cette Compagnie ne déchoie pas.

Une autre raison, ce sont les grandes bénédictions que Dieu a départies à la Compagnie, car, avouons-le, il l’a bénie à la vue de tout le monde. N’est-ce pas une grande bénédiction qu’il y ait amené tant de bonnes âmes, à présent au ciel, qui ont vécu comme des anges et que nous pouvons appeler des saintes après la vie qu’elles ont menée ? Ah ! mon Dieu, ah ! mes chères sœurs, quelle bénédiction que l’exemple qu’elle nous ont laissé !

Je rapportais dernièrement dans une assemblée de dames fort pieuses et très vertueuses ce que nous disions, il y a quelques jours de notre sœur Andrée et les paroles qu’elle prononça avant de mourir. C’était dans une conférence

 

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semblable à celle-ci. Je leur racontais qu’à une question que je lui posais la sœur Andrée avait répondu "Je n’ai aucune peine, ni aucun remords, sinon d’avoir pris trop de plaisir à servir les pauvres." Et comme je lui demandais : "Eh quoi ! ma sœur, n’y a-t-il rien du passé qui vous fasse craindre ?" Elle ajouta : "Non, Monsieur, rien du tout, sinon que j’ai eu trop de satisfaction quand j’allais par ces villages voir ces bonnes gens je volais, tant j’avais de joie à les servir." A ce récit, une de ces bonnes dames ne put s’empêcher de s’écrier, frappant des mains devant toutes, qu’elle n’avait jamais ouï dire chose pareille de personne. Il fallait qu’elle eût de grands sentiments d’admiration pour ne pouvoir se contenir et donner ces signes extérieurs. S’est-il jamais rien vu de pareil ? Ne faut-il pas une grande pureté pour être dans cette disposition ? Ne faut-il pas avoir mené une vie de sainte pour n’avoir point de remords de conscience en un passage où les saints mêmes en ont été assaillis ? Pourrait-on trouver dans une religion un état si parfait ? Ce n’est pas que je veuille comparer les pauvres Filles de la Charité aux religieuses, qui sont bien au-dessus d’elles, oh ! non à Dieu ne plaise ! mais je dirai bien que je n’ai jamais vu un état plus parfait. Il faut conclure de là que la Compagnie, où il s’est trouvé de si excellentes âmes, et où il s’en trouve encore, car il en est de très parfaites, comme je crois, est une œuvre de Dieu. J’en connais qui aimeraient mieux mourir que manquer de fidélité à Dieu ; de ce nombre est celle que la reine de Pologne voulait avoir auprès d’elle. Je vous l’ai raconté autrefois, mais je ne puis m’empêcher de le dire encore ; peut-être n’y étiez-vous pas toutes. Quoi qu’il en soit, cette fille ne goûtait point l’offre que la reine lui faisait et avait le cœur tout saisi. Sa Majesté

 

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lui dit : "Ma sœur, je vous aime et, pour cela, je veux vous retenir auprès de moi ; ne me voulez-vous pas bien servir ?" Comme la sœur se taisait, la reine ajouta : "Eh quoi ! ma sœur, vous ne me répondez mot ! Je vous offre d’être auprès de moi et vous ne dites rien !" — "Hélas ! Madame, je suis aux pauvres, je me suis donnée à Dieu pour cela ; vous trouverez assez de personnes de mérite pour servir Votre Majesté ; permettez-moi de faire ce à quoi Dieu m’a appelée."

O Sauveur de nos âmes, quelle grâce n’a-t-il pas fallu pour porter cette fille à faire une telle réponse, et quelle bénédiction avez-vous donnée à une Compagnie où il se trouve des âmes si attachées à votre service ! Ah ! mes filles, cela n’est-il pas beau ? Est-ce là ouvrage d’homme ? Oh ! nenni, ce n’en est point. Par conséquent il faut dire que Dieu fait de grandes grâces à celles qu’il a appelées dans cette maison. Celle-là n’est pas seule ; il y en a bien d’autres. Quoi ! préférer les pauvres aux reines, le pauvre habit de Fille de la Charité au taffetas, car l’un ne va pas sans l’autre, la conversation des pauvres Filles de la Charité à celle des dames, la vie pauvre à l’abondance de la cour, cela n’est point des créatures, mais de Dieu. C’est lui-même qui fait ces œuvres ; il se sert de vous comme instrument pour montrer combien il se veut servir de vous. A cela joignez le service que vous rendez aux pauvres partout où il y a de nos sœurs, tant d’âmes qui sont allées à Dieu et que vous avez aidées de vos instructions et de vos secours, tant pour le spirituel que pour le corporel, tant de pauvres malades que vous assistez et servez à présent, lesquels, dans les paroisses de Paris seulement, sans parler de ceux de la campagne et des hôpitaux, sont aussi nombreux qu’à l’Hôtel-Dieu. Qui croirait cela de pauvres créatures comme vous, s’il ne savait la bénédiction que

 

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Notre-Seigneur départ à toute la Compagnie. Notre sœur a eu raison de dire que Dieu en est l’auteur.

Il ne faut point d’autre motif pour vous encourager à la perfection et affermir votre vocation. C’est un œuvre que Dieu vous a mis entre les mains. Il vous en demandera compte. Mes sœurs, n’est-ce pas juste ? C’est un trésor que vous avez en garde et dont vous devez empêcher la perte. Dites-vous : "Hélas ! Dieu m’a appelée à son service pour cet œuvre ; il me l’a mis comme un dépôt entre les mains ; je le veux bien conserver. Si j’avais un enfant trouvé à ma charge, je ne voudrais pas le laisser périr dans mes mains. Si je suis si soigneuse pour une chose qui ne regarde que la vie du corps, que ne dois-je pas faire pour la conservation de la Compagnie, qui regarde la vie corporelle et la vie de l’âme tout ensemble !" Quand nous aurions mille vies, mes chères sœurs, nous les devrions toutes employer pour travailler à l’accroissement de cet œuvre. Oh ! quel malheur si la Compagnie décroissait par notre faute ! Notre-Seigneur, se tournant vers la ville de Jérusalem, pleurait et se lamentait de regret, voyant sa ruine. Mes chères sœurs, qui pourrait voir la destruction de cette Compagnie sans fondre en larmes ! Oh ! il faudrait mourir de regret si ce malheur arrivait.

C’est là l’objet du second point : ce qui peut ruiner la Compagnie de la Charité, c’est-à-dire obliger Dieu à nous ôter ses grâces, à cause du mauvais usage que nous en aurions fait, et à nous regarder comme personnes excommuniées et indignes d’occuper ce lieu.

Ma sœur qu’est-ce qui pourrait encore, à votre avis, ruiner la Compagnie de la Charité ?

— Mon Père, il me semble que cela arriverait si nous écoutions les tentations contre la vocation.

— Ma sœur a raison. La tentation ne manquera

 

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jamais aux âmes qui veulent servir Dieu ; elle n’a même pas manqué aux apôtres et à Notre-Seigneur ; tous ceux qui veulent vivre saintement endureront persécution, c’est-à-dire seront tentés et affligés. Or, si une Fille de la Charité ne résiste pas à la tentation, si, par exemple, elle sent en elle l’envie d’avoir de quoi être en sa liberté, ou chose semblable, et qu’elle y prenne plaisir, elle dira aux autres : "Oh ! si nous avions ceci ou cela ! Nous avons trop de peine !" Si toutes écoutent cette tentation, que feront-elles ? Elles murmureront, se plaindront des supérieurs et de ce qu’elles n’ont pas ce qu’elles désirent. Voilà le mal qui arrivera à celles qui ne résisteront pas dès le commencement

Mes sœurs, sachez que ce n’est rien d’être attaqué d’une, de deux, ni même de plusieurs tentations ; non, cela n’est rien si, dès le commencement, nous les rejetons, après avoir reconnu que le diable nous met ces mauvaises pensées dans l’esprit. Il faut dire : "Seigneur, je sais qu’il n’y aura jamais de Fille de la Charité qui ne soit tentée." Non, mes chères sœurs, il n’y en a point et il n’y en aura jamais. Tous les gens de bien doivent se résoudre à la tentation. Il n’y a point d’arbre qui ne soit sujet aux vers ; de même, il n’y a point de Fille de la Charité qui n’ait des tentations contre sa vocation ; mais il y faut résister avec courage et ne les écouter jamais, quelque belle apparence qu’elles aient ; car, mes sœurs, quelques biens qu’elles vous présentent, ce sont des basilics qui vous font de beaux semblants pour vous séduire.

Ma sœur, dites-nous ce qui pourrait perdre et ruiner la Compagnie ?

— Mon Père, c’est, je crois, le mépris des grâces que Dieu nous a faites ; et toutes celles qui nous ont quittées sont sorties parce qu’elles n’ont pas connu la valeur de

 

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l’appel en la Compagnie et n’ont pas assez estimé leur vocation.

— Oh ! vous dites vrai, ma fille ; Dieu vous bénisse ! Ah ! mon Dieu ! mes sœurs, voilà bien la cause de tous nos malheurs, des péchés que nous faisons, du mépris des règles, enfin de tout le mal que nous commettons c’est que nous n’estimons pas les dons de Dieu. Notre-Seigneur le disait à la Samaritaine : "O mulier, ô femme, si tu savais le don de Dieu !" (1) si tu connaissais la vertu de l’eau que je donne ! De même, mes sœurs, si nous savions le prix de cette grâce ! O fille, si tu connaissais ton bonheur ! Si tu pouvais concevoir la grandeur de ton emploi ! Comme la sœur qui a refusé l’honneur de servir la reine de Pologne entendait bien cela ! Oh ! oui, elle comprenait bien le bonheur qu’il y a à servir les membres de Notre-Seigneur ; et toutes les autres ont montré en pareilles occasions qu’elles estimaient bien leur vocation.

Ah ! qui ne l’estimera cette vocation ! Quoi ! faire ce que Dieu a fait sur la terre ! Il faudrait être bien insensible ! Demandons à Dieu cette grâce, afin que, connaissant notre bonheur, nous ne le méprisions pas. Je crois que toutes aiment leur vocation ; mais il se peut faire que quelqu’une ne goûte pas comme il faut cette grâce et ne soit pas ferme dans l’entreprise que Dieu lui a fait la grâce d’embrasser. Que chacune se dise en elle-même : "Ai-je à dégoût mes règles, les instructions de mes supérieurs ? Serai-je si lâche que de faire banqueroute à ma vocation pour quelques vaines espérances que] a tentation me présente !" Et si l’on se trouve dans la résolution d’être fidèle à Dieu méprisant tous les honneurs et contentements qui se pourraient présenter, il

1) Saint Jean IV, 10.

 

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en faut remercier Dieu et lui en donner toute la gloire. Si, au contraire, nous sommes lâches en ces dispositions, il faut demander pardon à sa divine bonté et lui dire : "Ah ! mon Sauveur, pardonnez-moi les péchés qui m’ont mis dans un si mauvais état ; pardonnez-moi, Seigneur, les infidélités qui sont cause de mon malheur."

Mes sœurs, si je vous demandais : "Voulez-vous quitter la Compagnie, vous aurez un peu de bien et de liberté ; vous ne serez point obligées à une telle sujétion, vous serez mieux nourries" ; vous me répondriez : "Fi ! Monsieur, que me dites-vous là ? Quoi ! vous me proposez de quitter mon Dieu, qui m’a fait tant de grâces, pour un plaisir d’un moment ! car nous pouvons appeler moment ce qui passe avec le temps. Oh ! je n’en ferai rien." Je crois, mes filles, que plusieurs me feraient cette réponse. Répondez de même aux tentations.

Ma sœur, par quoi la Compagnie des Filles de la Charité peut-elle être ruinée ?

— Mon Père, je crois que ce qui peut la ruiner et faire que les sœurs la quittent, c’est de ne point découvrir aux supérieurs ses tentations ; et le moyen de les empêcher, ce me semble, est d’avoir grande liberté de dire ses peines. Pour moi, quand Dieu m’a fait cette grâce, je m’en suis extrêmement bien trouvée.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Vous avez bien raison. Voilà d’où vient la ruine de la Compagnie : garder ses tentations dans son cœur, ne les vouloir pas dire à ses supérieurs, se les dire les unes aux autres. Une sœur qui aura l’esprit malade se déchargera sur une autre qui aura la même maladie, et, au lieu de s’entr’aider, de se consoler, de s’entre-soulager, elles se nuiront. De ces deux la contagion s’étendra bientôt sur les autres. Voilà comment la ruine de la Compagnie viendra. C’est pourquoi, mes sœurs, tenez pour très assuré que vous

 

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ne pouvez persévérer sans dire vos peines à ceux qui vous peuvent soulager.

Ma sœur, dites-nous, s’il vous plaît, ce qui est capable de détraquer les Filles de la Charité et par conséquent de ruiner la Compagnie.

— Mon Père, je crois que c’est la conversation des séculiers, parce qu’on apprend leurs façons de faire, puis insensiblement on fait comme eux.

— Ah ! ma fille, que ce que vous dites est vrai et important ! Quiconque, mes sœurs, se mêle avec les mondains devient mondain, c’est certain ; comme, au contraire, ceux qui se trouvent en la Compagnie des bons en retirent profit. Quand on voit une Fille de la Charité se plaire avec le monde, ce n’est pas bon signe. Quand une fille de paroisse est bien aise que les dames l’aient en bonne estime et disent : "Voilà une bonne fille ; elle a grand soin des pauvres", elle se prend d’affection pour ces personnes-là, qui la louent et l’applaudissent. Ah ! mes sœurs, prenez garde que l’attachement du monde pour vous ne soit causé par l’attachement que vous avez avec lui. "Si j’étais du monde, dit le Sauveur du monde (2) il m’aimerait, mais, parce que je ne suis pas du monde, il m’a en haine, parce qu’il ne trouve rien du sien en moi." Ainsi, mes chères sœurs quand vous verrez que vous êtes aimées du monde, concluez-en que vous êtes du monde, puisqu’il n’aime que ce qui est sien ; car, sitôt que vous sentez de la satisfaction à recevoir les louanges que l’on vous donne, dites : "Je n’ai pas l’esprit que Notre-Seigneur veut que j’aie."

Que pensez-vous que soit l’esprit du monde ? C’est aimer l’estime, l’honneur, les louanges ; c’est mépriser les

2) Évangile de saint Jean XVII, 14.

 

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sœurs qui sont exactes obéissantes. Dès lors qu’une sœur aime ceux qui ont l’esprit du monde, se plaît à les fréquenter, dites : "Cette sœur est en grand danger de perdre sa vocation." Ce n’est pas qu’il faille dédaigner les dames oh ! non, il les faut respecter et honorer à raison du moyen qu’elles vous donnent de servir les pauvres, comme aussi du pouvoir qu’elles ont sur vous, car elles vous tiennent lieu de mère en ce qui concerne les pauvres ; mais il ne faut se plaire ni demeurer longtemps avec elles, si la nécessité ne vous y oblige, et surtout ne vous laisser aller jamais à leur dire vos peines, vos aversions, vos plaintes contre vos sœurs. Vous voyez par là combien la fréquentation des externes est dangereuse pour votre bien, et partant que vous devez la fuir tant que vous pourrez ; car ils peuvent être occasion de vous refroidir dans votre vocation. Ma sœur a eu raison de dire que ce serait là un grand danger pour la Compagnie.

Et vous, ma sœur, qu’est-ce qui pourrait ruiner la Compagnie ?

— La Compagnie, mon Père, se ruinerait si les sœurs étaient infidèles à garder leurs règles.

— C’est bien dit, ma fille ; d’autant que l’infidélité à garder ses règles est un mépris des choses saintes, car vos règles sont saintes, et ce à quoi elles tendent est saint ; elles vous aident, soit à bien servir les pauvres, soit à vous perfectionner vous-mêmes. Lors donc que vous les négligerez ou mépriserez, l’on pourra dire adieu à la Compagnie ; et encore qu’elle ne soit pas tout à fait anéantie, ce qui paraîtra, elle ne sera que l’écorce, et rien de plus ; elle ressemblera aux arbres qui sont morts et ne laissent pas d’avoir le dessus de l’écorce vert. O mes sœurs, le grand mal que l’inobservance des règles ! Les négliger, n’en point faire état et laisser là les moyens

 

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dont Dieu se sert pour nous sauver, cela mérite un grand châtiment. Quoi ! faire fi des moyens de salut, ne pas faire estime des grâces que Dieu nous donne ! Nous a-t-il fait plus grande grâce que de nous signifier sa sainte volonté par nos règles !

Dieu donne sa loi au peuple d’Israël et dit : "Gardez bien cette loi et n’en laissez passer aucun article ; car, dès que vous l’enfreindrez attendez-vous à toutes sortes de maux et de misères." Ainsi, mes filles, soyez assurées que vous serez bénies de Dieu tant que vous serez fidèles à la pratique de vos règles, et, dès que vous les romprez vous serez pleines de misères spirituelles, de tentations, de répugnances, de dégoûts.

Vous me direz : "Mais, Monsieur, on me vient quérir au moment d’aller à l’oraison comment ferais-je donc pour être fidèle à mes règles ?" Mes sœurs, vous n’avez pas d’obligation plus importante que le service des malades, et vous ne transgressez point vos règles en allant secourir les malades. Mais, dès que vous avez fini ce qui vous appelait auprès d’eux, reprenez votre oraison ; car, voyez-vous mes sœurs, vous devez être jalouses d’observer toutes vos règles jusqu’à la plus petite ; et quand le service des malades vous oblige à changer les heures ii faut tâcher de recouvrer ce temps-là. Mademoiselle, je crois qu’il sera bon de faire lecture des règles afin que nos sœurs voient et apprennent ce que c’est.

— Mon Père, on la fait tous les mois à celles qui sont à la maison ; mais, s’il plaît à votre charité, je pense qu’il serait nécessaire de faire venir celles des paroisses tous les mois ; et de peur que cela n’incommodât les dames, ou ne leur donnât sujet de dire que les sœurs viennent trop souvent, car votre charité nous fait espérer la conférence tous les mois, il serait bon, si vous le

 

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jugez à propos, qu’il en vînt une partie un jour et l’autre partie un autre jour.

Cela me semble bien, Mademoiselle. Monsieur Portail, êtes-vous du même avis ?

— Oui, Monsieur, je crois cela fort nécessaire.

— Oui, mes sœurs, cela sera fort utile. Les Capucins lisent leurs règles tous les huit jours, non pour les apprendre, car ils les savent bien, mais pour se renouveler l’esprit et s’exciter à la pratique Vous viendrez donc ici pour entendre la lecture des règles, avec désir de les observer. Mais avant que d’arrêter et comment et quand cela se fera, nous y penserons devant Dieu ; car c’est ainsi que nos règles se sont faites, après avoir demandé ses lumières.

Mademoiselle, dites-nous, s’il vous plaît, vos pensées.

— Mon Père, la première raison que nous avons de nous donner à Dieu pour obtenir de sa bonté que la Compagnie dure de longues années et, s’il se peut, toujours, est la persuasion dans laquelle nous devons être, que Dieu même a voulu cet établissement et l’a voulu en la manière qu’il est. Or, Dieu ne veut pas que les créatures détruisent ce qu’il a fait. Une autre raison, c’est que celles qui contreviendraient aux desseins de Dieu par la destruction de la Compagnie seraient cause de la perte de beaucoup d’âmes et empêcheraient plusieurs pauvres d’être assistés, et cette infidélité mettrait en danger leur salut éternel.

Ce qui pourrait encore contribuer à la ruine de la Compagnie, ce serait, premièrement, de vouloir changer les usages, puisque cela serait en quelque sorte estimer plus son jugement que la conduite de Dieu, qui connaît assez les besoins à venir.

— Mademoiselle, je vous prie d’arrêter là ; cette pensée demande à être expliquée. Une chose fort importante,

 

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s’il s’en trouve, c’est celle de ne rien changer. Ce qui a été dit ci-devant est bon, mais ceci est au-dessus ; c’est la pierre de touche. Quelque esprit mal fait pourra dire : "Ah ! il est bon de ne rien changer ; mais le moyen ?" Une sœur pensera : "Si on avait le visage couvert, ce serait bien plus modeste. Quoi ! être vue à découvert !" Une autre jugera qu’il serait bon de recevoir les filles de condition ; cela rendrait la Compagnie gracieuse. Et ces filles de condition étant de la Compagnie, il faudrait changer la manière de vie grossière et simple qui s’y observe ; il faudrait être un peu mieux accommodée. On trouvera la Compagnie rustique ; il faudra paraître un peu plus, pour plaire à mademoiselle qui ne se plaît pas à cette simplicité. Ah ! maudit état ! malheureuse complaisance ! perdition ! Mes sœurs, dès qu’on en sera là, dès qu’on s’habillera un peu plus honnêtement, on dira : "Il faut nous accommoder un peu mieux ; quand il vient du monde, c’est mortifiant de mettre sous leurs yeux des choses si chétives."

D’autres diront : "Quoi ! Monsieur, nous obliger à ne rien retenir, c’est bien dur." Tentation diabolique, perdition, quand on sera venu là ! Voyez-vous, mes sœurs, vous devez fuir comme personnes députées de Satan toutes celles qui voudraient vous porter au changement, car, par ce moyen, elles ne prétendent autre chose que la ruine de la Compagnie. Ah ! mes sœurs, craignez quand une sœur dira : "Il faut faire ceci comme cela ; ce serait mieux et plus commode." Ah ! une sœur qui aime sa vocation et qui entend ces paroles doit fuir ; elle peut croire que c’est un tison d’enfer celle qui veut changer ce que Dieu a fait. Quand ce sont les supérieurs qui jugent à propos de changer, il faut croire que c’est Dieu ; Dieu, s’étant servi d’eux pour établir l’ordre, s’en sert encore dans le

 

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changement. C’est pourquoi on ne doit point trouver à redire. Mais qu’une particulière veuille se mêler de changer quelque chose, oh ! il ne le faut pas souffrir !

La maladie de Judas commença par là : il voulait changer les maximes de Notre-Seigneur pour l’emploi de l’argent qui lui était confié. Il n’est pas besoin d’autre remarque pour vous persuader de prendre résolution de ne jamais rien changer. Si quelqu’un vous suggère de changer, ne l’écoutez pas ; dites : "Cet homme-là n’est pas appelé de Dieu pour la direction de la Compagnie, et partant je ne suis pas obligée de suivre son conseil."

Je me souviens, à ce propos, de l’histoire de Réchab. C’était un bon homme. Il est dit de lui que, estimant l’usage du vin préjudiciable à la vie de l’homme, il n’en prenait point. Ses enfants n’en voulurent point user non plus. Quand on leur en parlait, ils disaient : "Mon père n’en buvait point ; nous n’en voulons point boire." Les enfants de ses enfants observèrent cette coutume de père en fils pendant trois cents ans. Voyez comme le bon exemple de ce bon Réchab fut suivi longtemps des enfants de ses enfants. Ils disaient : "Nos pères n’ont point bu de vin et n’ont pas cessé de vivre ; pourquoi ne ferions-nous pas comme eux ?" Voyez, mes sœurs, par cet exemple ce que vous devez faire.

Quand on vous parle de changer, il faut répondre : "Ma sœur, que dites-vous là ? Nous avons été élevées comme cela ; nous avons toujours tenu cette manière de vie. O Sauveur, je ne veux rien changer." S’il s’en trouve deux pour penser ainsi, il s’en trouvera deux autres pour changer. Qu’arrivera-t-il ? Les deux premières en gagneront deux autres, qui persuaderont de tenir ferme les deux autres s’accorderont, et voilà la division. Quand on verra cela tout ira en désordre, tout

 

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sera perdu, la ruine de la Compagnie sera proche.

Mes chères sœurs, prenez dès maintenant la résolution de ne rien changer, ni du vivant de Mademoiselle, ni après sa mort, ni après la mienne, mais de garder inviolablement les bonnes coutumes qui ont été et sont céans, et tenez ferme là-dessus. Pourquoi vouloir une autre manière de vie que celle que Dieu a inspirée aux supérieurs et qui est conforme à celle de Jésus-Christ ? Si les Filles de la Charité observent bien leur petit règlement, elles imiteront celles que sa bonté a choisies au commencement de cette Compagnie ; ah ! les excellentes âmes ! et qu’elles ont bien su faire usage des pratiques et bonnes coutumes !

Voilà, mes chères sœurs, un des plus excellents états que j’ai vus ; il ne faut point en chercher un plus parfait. Si vous voulez être de grandes saintes, vous en trouverez les moyens dans vos exercices. Oh ! que d’âmes parfaites nous avons eues dans la Compagnie ! Elles sont maintenant dans le ciel, et il y en a encore sur la terre par la miséricorde de Dieu.

Or sus, il se fait tard. Je pense qu’il serait à propos de remettre. Qu’en pensez-vous, Mademoiselle ? Ferions-nous mieux de remettre à une autre fois ?

— Mon Père, je pense qu’il serait bien nécessaire, si votre charité le juge à propos.

— Remettons donc, car, voyez-vous, cela est de conséquence ; quand il s’agit de conserver une Compagnie, il ne faut épargner ni sa peine, ni son temps. Savez-vous, mes sœurs, combien Noé mit de temps pour construire l’arche et la mettre dans la perfection où elle devait être ? Cent ans. O Sauveur de nos âmes ! O mes chères sœurs ! Si, pour faire l’arche, où huit personnes seulement furent garanties du déluge, il a fallu tant de temps, combien pensez-vous qu’il en faille pour affermir

 

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et conserver cette Compagnie, où un si grand nombre d’âmes se retireront et se sauveront du déluge du monde !

Quand une ville est assiégée, le gouverneur et ceux qui sont chargés de la défendre font sentinelle, examinent où sont les dangers, renforcent les lieux faibles. Si quelque porte n’est pas bien sûre, et même le serait-elle, ils ne laissent pas de monter la garde. Voyez, mes chères sœurs, quelle diligence on apporte pour ce qui regarde le corps, quand une fois on sait où sont les dangers. Mademoiselle, le bon Dieu vous a inspirée de nous dire une chose de si grande importance ; qu’il en soit béni !

Voyons donc par où l’ennemi pourrait faire brèche ; demandons-nous par où il pourrait entrer, faisons là une muraille, mettons là du canon, enfin cherchons les moyens de l’empêcher, car, si une fois cet ennemi de nos âmes vient à pénétrer dans la Compagnie, que ne fera-t-il pas pour la ruiner et renverser par terre !

Notre très honoré Père dit alors par trois fois, s’arrêtant chaque fois et les yeux élevés au ciel : "Ah ! mes filles ! Ah ! mes filles ! Ah ! mes filles !" Puis il ajouta :

Or sus, mon Sauveur ! c’est assez. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous fasse bien connaître l’importance de ce qui a été dit pour rentrer dans la pratique, afin de n’être pas cause, par nos infidélités et péchés, de la ruine de cette belle Compagnie, qu’il s’est formée lui-même comme il l’a voulue. Nous vous demandons cette grâce, Seigneur, par les mérites de votre sainte Mère et par le service que vous voulez tirer de cette Compagnie. Donnez-nous, mon Sauveur vous qui êtes la lumière du monde, donnez-nous la grâce dont nous avons besoin pour connaître les ruses par lesquelles l’ennemi veut séduire

 

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les âmes de ceux qui se donnent à vous, pour empêcher qu’il n’entre et renverse l’œuvre de vos mains. Benedictio Dei Patris…

 

60. — CONFÉRENCE DU 24 JUIN 1654

SUR L’ENVIE

Mes chères sœurs, le sujet de cet entretien est de l’envie ou jalousie. Il se divise en trois points, dont le premier est des grands maux qui arriveront à la Compagnie en général et à chaque sœur en particulier si l’envie et la jalousie y règnent ; le second, des différentes manières de pécher par envie ou jalousie ; et le troisième, des moyens à prendre pour n’y pas tomber.

Ma sœur, vous plaît-il nous dire vos pensées sur ce sujet ?

— Mon Père, il m’a semblé que l’envie était dangereuse et cause de grands maux, puisqu’elle a fait mourir Notre-Seigneur, mais que, si, au lieu de cette envie mauvaise, nous avions envie du bien et de la perfection, ce serait une bonne envie.

— A ce compte-là, ma fille, vous mettez deux sortes d’envies, l’une bonne et l’autre mauvaise. Celle qui tend au mal est pour les gens du monde et non pour les serviteurs de Dieu. L’autre est recommandée par saint Paul. "Soyez jaloux, dit-il (1), mais de la vertu, et non pas pour l’empêcher de produire les effets qu’elle a accoutumés, mais bien pour l’acquérir."

Notre sœur en a remarqué une autre. C’est celle qui fait qu’une sœur est triste et fâchée du bien de ses sœurs,

Entretien 60. — Cahier écrit par sœur Mathurine Guérin. (Arch. des Filles de la Chanté.)

1) Saint Paul aux Galates IV, 17-18)

 

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de ce qu’une autre est mieux nourrie, mieux entretenue, mieux vêtue qu’elle, de ce qu’elle est en meilleure estime et mieux venue auprès des supérieurs. Voilà les effets de cette maudite envie, qui cause un grand désordre dans les âmes qui en sont atteintes.

Or sus, vous dites, ma sœur, qu’il la faut détester, parce qu’elle a ; donné la mort à Notre-Seigneur.

Les pharisiens, voyant que le peuple le suivait et les laissait là, conçurent de l’envie contre lui et dès lors cherchèrent à lui ôter la vie. Il faut que l’envie ait eu bien du pouvoir pour faire mourir un Dieu incarné. Ah ! mon Dieu, mes sœurs, c’est l’envie qui a porté Judas à vendre Notre-Seigneur. Nous pouvons dire qu’elle a un grand pouvoir quand une fois elle est logée dans l’esprit, puisqu’elle a conduit à la mort l’auteur de la vie même.

Et vous, ma sœur, quel mal pensez-vous que l’envie fait à une sœur ?

— Mon Père, premièrement elle ôte la paix de la conscience ; ce qui est un très grand mal, d’autant que, quand on n’est pas tranquille dans son intérieur, ce n’est que peine et tristesse.

Une autre, c’est que l’envie peut être la cause de la perte de sa vocation, car, la tristesse venant à nous saisir, ce n’est plus que dégoût, tout nous fait peine, et cela pourrait à la fin nous entraîner hors la Compagnie

Un moyen pour empêcher l’envie est, ce me semble, de repousser ces pensées dès que nous nous en apercevons.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! Et vous, ma sœur, quels maux apporterait l’envie et la jalousie dans la Compagnie ?

— Mon Père, elle peut causer de grands désordres et même faire perdre sa vocation, car, aussitôt que nous

 

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nous imaginons que les autres nous sont préférées, nous nous attristons et décourageons, et c’en est fait de nous.

— Ah ! vous avez raison, ma fille, de dire que c’en est fait de nous quand nous en sommes venus là. De sorte qu’il est au pouvoir de l’envie de faire perdre la vocation ?

— Oui, mon Père, parce que l’on a de la jalousie de voir que sa sœur est mieux aimée, plus chérie et estimée, plus vertueuse ; et de là vient qu’on se dégoûte et veut tout quitter.

Le remède à cela, je crois, c’est de penser qu’elle le mérite mieux que nous ; si elle est plus estimée que nous et employée à des offices plus relevés, c’est qu’elle y est plus propre que nous.

— Voyez-vous, mes sœurs, quand une sœur est plus souvent auprès des supérieurs, qu’elle leur parle plus souvent et qu’il vous semble qu’elle est mieux aimée que les autres, vous vous trompez. Ah ! mais elle est toujours à parler à Mademoiselle, à la sœur servante ! Pour tout cela, pensez-vous, mes filles, qu’elle soit en meilleure estime ? Non, non ce n’est pas qu’on l’estime davantage. Un père qui a deux enfants, ; un grand et l’autre petit, ne parle presque point à son aîné, mais caresse le plus jeune, lui parle et joue avec lui. Pensez-vous que ce père aime plus ce petit que l’aîné, à cause qu’il lui parle si souvent ? Non sans doute, il aime mieux l’autre ; et quand il fera son testament, il donnera à l’aîné plus qu’au petit. Ce n’est donc pas une marque qu’une fille est mieux aimée que les autres quand la supérieure lui parle plus souvent. Si elle lui témoigne plus d’affection et de tendresse, c’est peut-être parce que c’est une fille désolée, abattue et affligée de peines, qui a besoin pour cela de la douceur et affabilité dont l’on use à cet endroit.

 

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Il est nécessaire de lui compatir. C’est Notre-Seigneur qui le demande.

Vous souvient-il, mes chères sœurs, de ce qui est dit de l’enfant prodigue ? Le prodigue réclame à son père son bien, quitte la maison et va le dépenser. Après avoir tout dissipé, au point d’être contraint de se repaître de la mangeaille des pourceaux, il résolut de revenir Dès qu’il le vit, son père commença à se réjouir. "Ah ! dit-il, voilà mon enfant ! Qu’on me le traite, qu’on me fasse un banquet, qu’on me tue le veau gras, qu’on lui donne des vêtements et qu’on se réjouisse du retour de mon enfant." Eh bien ! mes sœurs, voyez comme ce père caresse ce pauvre désolé : il l’embrasse, il fait un grand banquet, enfin toute la maison est remplie de joie. Est-ce à cause qu’il l’aime plus que l’aîné, qui ne lui a donné que de la satisfaction ? Non, mais c’est qu’il est plus digne de compassion, à raison de sa misère.

L’aîné, qui venait des champs, voyant les violons et l’apparat qui était chez son père, s’en fut contristé. "Eh quoi ! dit-il, mon père traite de cette sorte mon frère, qui ne lui a donné que du déplaisir et à moi il ne m’a jamais témoigné autant d’affection, quoique j’aie tâché de lui obéir en toute chose ? Il semble qu’il le veuille marier.

C’est l’envie qui fait dire ces choses à l’aîné, il pense que l’on préfère son frère à lui. Encore que ce père semblât mieux aimer l’enfant prodigue que l’autre, il est certain qu’il aimait beaucoup mieux l’aîné, et avec sujet.

Vous voyez, mes sœurs, par cet exemple que, si l’on montre plus d’affection aux unes qu’aux autres, ce n’est pas qu’on les aime mieux. Détrompez-vous donc et ne croyez pas, je vous supplie, que ce soit pour ce sujet.

Quand vous voyez une sœur plus souvent avec la supérieure il faut croire que c’est pour quelque motif :

 

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c’est une officière qui a besoin d’avis pour ce qu’elle a à faire, une sœur qui a des peines et que l’on console.

Mes filles détrompez-vous donc et ne vous laissez jamais aller à ces pensées, parce que ce serait un abus de croire que les supérieurs aiment plus l’une que l’autre ; c’est le piège dont le malin esprit se sert pour vous faire trébucher.

Ma sœur, a-t-on sujet d’appréhender que l’envie n’infecte la Compagnie, et quel mal peut-elle apporter aux sœurs ?

— Mon Père, il me semble que l’envie engendre la jalousie ; ce qui fait que l’on envie tout ce que les autres ont et que l’on se fâche de ce que l’on voit qu’ils sont mieux que nous

— C’est bien dit : l’envie engendre la jalousie, c’est bien dit ma fille. Que Dieu vous bénisse ! Entendez-vous, mes sœurs, ce qu’elle dit, si l’envie se loge dans l’esprit d’une sœur, elle engendre la jalousie, la jalousie engendre la division, et voilà tout perdu, voilà d’où s’ensuivent tous les maux qui arrivent dans une maison. Je ne sache point avoir vu arriver de désordre dans aucune religion que par l’envie ou la jalousie. Or, si l’envie est à redouter quelque part, c’est parmi vous autres, d’autant qu’elle est comme la corruption de la Compagnie. Quand un fruit est gâté et corrompu, il ne vaut plus rien ; de même, quand l’envie se sera mise parmi vous, votre Compagnie s’en ira bientôt en ruine. Ah ! mes sœurs, pourrait-il arriver plus grand malheur aux Filles de la Charité que la jalousie, puisqu’elle est la cause de la désunion ! Quel bien y a-t-il où est la division ! Tenez donc pour certain que, dès que l’envie sera dans votre Compagnie, voilà la Compagnie à bas, vous n’êtes plus Filles de la Charité que de nom, vous n’en avez pas les marques intérieures. C’est pourquoi vous

 

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pouvez dire, mes filles, que, dès que l’on verra ce vice logé dans cette pauvre maison, il faut faire les obsèques de notre pauvre Compagnie ; il n’y en a plus ; elle est morte. Et comment cela ? C’est que vous êtes Filles de la Charité, filles d’amour de Dieu d’amour du prochain, et le contraire de la charité est l’envie. Une fille qui a cet esprit, de fille de Dieu qu’elle était devient fille du démon, fille de perdition. Ah ! quel malheur de devenir fille du diable ! Voyez-vous, le bourreau des Filles de la Charité, c’est l’envie, qui fait qu’on se fâche de voir sa sœur mieux assistée quand elle est malade, désirée dans une paroisse, pource qu’elle fait bien, mieux habillée que nous. Car voilà ce que fait l’envie. Dès qu’une sœur en est là, dites : "Elle n’est plus Fille de la Charité, elle est dépouillée de l’habit intérieur, qui est l’amour de Dieu et du prochain." Ah ! mais nous avons notre froc ! Pauvre fille, ce n’est pas l’habit qui : vous fait Fille de la Charité ; c’est l’habit intérieur de l’âme.

L’envie regarde donc les biens extérieurs. Elle regarde encore la réputation. On a mal au cœur de ce que telle est en meilleure estime, de ce qu’on la regarde pour l’employer,~ de ce qu’elle a réputation de marcher en la présence de Dieu, de ce qu’elle donne bon exemple à tous ceux qu’elle fréquente. Le démon fait envier tout cela.

Il faut avouer que jusqu’à présent nous avons sujet de louer Dieu ; Je n’en ai vu que fort peu qui m’aient malédifié par la ville. Je ne me souviens que d’une seule, qui allait brandillant quelque chose qu’elle tenait dans ses mains. Je dirai cela ici seulement. Peut-être la voulait-elle offrir à quelqu’un. Si elle est ici, qu’elle demande pardon à Dieu de cette faute et du mauvais exemple qu’elle a donné par sa légèreté.

Mes sœurs, prenez garde à cela ; les maudites pensées sont un ver qui ronge le cœur, ôte la paix et fait que

 

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nous avons peine, non seulement de voir les autres en bonne réputation, mais encore des biens intérieurs de l’âme, de ce que cette sœur est humble et qu’on la tient pour une sainte. Le diable donne envie pour tout cela.

Voyez-vous, mes chères sœurs, il faut détester l’envie, non seulement parce que les saintes Écritures nous font voir qu’elle a eu le pouvoir de faire mourir Notre-Seigneur, mais parce qu’elle a mis le péché dans le monde. Et selon cela, nous pouvons dire que tous les maux qui arrivent dans une compagnie, arrivent par l’envie, n’en doutez point, tout de même que tous les péchés qui sont dans le monde ont commencé par l’envie

Ma sœur, pensez-vous que l’envie peut renverser la Compagnie ?

— Oui, mon Père, parce qu’elle désunit les personnes qui s’y laissent emporter, et, l’union n’étant plus entre nous, la Compagnie s’en ira bientôt à bas.

— Oui, mes sœurs, parce que vous êtes filles d’amour ; et l’envie est tout à fait contraire à la charité. C’est le feu et l’eau, opposés l’un à l’autre. Et comme entre ces deux éléments il y a une grande disproportion, de même entre l’envie et la charité. Or, comme l’eau éteint le feu, l’envie éteint et fait mourir la charité. Et quand l’on verra l’envie dans la Compagnie, on vous méprisera avec raison et on dira : "Eh quoi ! sont-ce là ces filles dont on fait tant de récit ? Fi de cela ! Elles ne sont pas propres à distribuer les charités des gens de biens ; il faudrait pour cela des personnes charitables."

Voilà comment l’envie peut ruiner la Compagnie des Filles de la Charité. Et combien en a-t-elle renversées ? Plusieurs, à cause d’elle se sont dissipées et évanouies ; et depuis peu de temps deux Compagnies dans Paris ont été abolies, parce que l’envie s’y était mise. Tout

 

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un Ordre que l’on appelait Scolopia (2) a été renversé, excepté une seule maison, que l’on a encore conservée dans quelque royaume.

Voila, mes chères sœurs, de puissants motifs pour faire que vous abhorriez ce maudit péché. Voyons maintenant en quoi l’on peut pécher par envie.

Une sœur répond que c’est l’amour-propre qui nous fait pécher par envie, que le trop grand amour que nous nous portons fait que nous nous fâchons de ce que les autres nous sont préférées ; que l’on y peut pécher par pensées, croyant que nous mériterions bien d’être employées à un tel office aussi bien que celle qui y est, qu’elle n’a pas trop de connaissance ni d’expérience, que l’on y peut encore pécher par paroles, disant que celles-là sont bien préférées aux autres, qu’on les supporte davantage, etc.

— Dieu vous bénisse, ma fille ! vous dites que l’envie paraît par les paroles et que l’on y peut offenser Dieu, et vous avez raison. Donc, si on volt une sœur parler souvent à la sœur servante et qu’on lui porte envie, on pensera : "Qu’est-ce qu’elle lui dit ?" Si elle a une robe qui ne soit pas comme les autres, quoique ce soit par nécessité, on pensera qu’elle est de meilleure étoffe, car le diable se sert de tout cela.

Une sœur me disait un jour en pleurant : "Monsieur, une des choses que j’appréhende le plus, c’est d’être sœur servante." Voyez, mes sœurs, les paroles de cette bonne fille. Oh ! que celles qui ont cette ambition sont éloignées des sentiments de celle-là ! Oh ! qu’elles sont en un mauvais état ! C’est le diable qui les y incite.

2) L’Ordre des clercs réguliers des Écoles Pies fondé par saint Joseph Calasanz, supprimé par Innocent X, le 16 mai 1646, à la suite des dénonciations calomnieuses de deux religieux contre le fondateur, rétabli par Alexandre VII le 24 janvier 1656.

 

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Interrogez votre mémoire pour voir si vous avez eu jusqu’ici ces désirs. Si vous les avez encore, ah ! pauvre fille, en quel état êtes-vous ? Si jamais vous devez appréhender quelque chose, c’est cela. Si vous vous sentez entachée de ce vice, demandez à Dieu avec insistance qu’il vous en délivre ; et si vous avez des larmes, répandez-les devant sa bonté pour l’obtenir. N’ayez point de repos que vous n’en soyez quitte, et dites : "Ah ! mon Dieu, comment souffrez-vous qu’une sœur de là Charité soit fille du diable, qui est l’orgueil !" Car le diable et l’orgueil sont une même chose, si vous avez l’envie, qui est sa fille, vous êtes fille du diable. Quoi ! une sœur de la Charité pourrait-elle bien ne pas souffrir d’être en cet état ! Oh ! il faudrait n’avoir point de sentiment de Dieu. Celle qui se sent coupable ne doit donc pas avoir de repos qu’elle n’ait obtenu de la bonté de Dieu sa délivrance. Il faut qu’elle se recommande aux prières des autres, qu’elle supplie sa sœur de lui obtenir cette grâce de Dieu, si elle rencontre quelque bon religieux, qu’elle lui dise : "Je vous supplie, mon Père, de prier Dieu qu’il me délivre d’une maudite pensée d’orgueil qui me tourmente : je désire être sœur servante. Obtenez de sa bonté qu’il me fasse quitte de cette tentation."

Il se faisait dernièrement une assemblée de prélats pour l’élection d’un supérieur. Deux de ces bons prélats m’en écrivirent, et je leur écrivis aussi sur ce sujet. Quand on fut sur le point de nommer le supérieur, ces bons Pères qui étaient de cet Ordre se prirent à pleurer à chaudes larmes, de crainte d’être élevés à cette charge, qu’ils savaient être trop lourde pour eux. Monseigneur l’archevêque de Narbonne et Monseigneur l’évêque d’Alet m’écrivirent qu’ils avaient été si édifiés de l’humilité de ces Pères, que cela ne se peut dire. En effet, mes sœurs n’est-ce pas que les charges sont lourdes et dangereuses

 

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pour ceux qui les recherchent ? Oh ! qu’ils étaient bien éloignés de l’envie !

Le moyen de remédier à l’envie est donc de ne point désirer les charges, ni les estimer. Voilà que l’on envoie en un nouvel établissement, comme quand l’on a envoyé en Pologne ; ne se point estimer capable pour cela.

Voilà assez de raisons, mes sœurs, pour vous faire désirer d’être délivrées de l’envie, si vous en avez. Vous connaissez le malheur dans lequel est une âme qui a de la jalousie. C’est un état diabolique. Il se faut faire quitte de l’envie, si l’on veut persévérer et si l’on veut que Dieu ne nous abandonne point, d’autant qu’il donne sa grâce aux humbles et résiste aux superbes.

Ma sœur, quel moyen faut-il pour combattre l’envie ?

— Mon Père, le meilleur moyen, ce me semble, c’est de demander l’humilité à Notre-Seigneur.

— Or sus, voilà un moyen, c’est une pensée que Dieu vous a donnée. Un autre, c’est de nous représenter l’exemple des saints pour ne jamais ambitionner quoi que ce soit. Un autre moyen, c’est de penser que cela déplaît à Dieu. Vous semble-t-il, ma fille, que ce soit un bon moyen de ne point pécher par envie, d’aimer les robes rapetassées ?

— Oui, mon Père.

— Il est certain que c’est un fort bon moyen, d’être bien aise d’avoir de méchants habits, et se fâcher quand l’on vous en donne de neufs, bien loin d’en vouloir avoir de meilleurs que les autres, et dire à Mademoiselle Le Gras : "Mademoiselle, voilà une robe trop bonne pour moi. Vous me faites trop belle. Ne savez-vous pas bien que je suis déjà orgueilleuse et que cela m’enorgueillira encore davantage ? Oh ! je suis trop vaine et pleine d’envie. C’est pourquoi je ne mérite pas qu’on

 

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m’habille de la sorte." Voilà, mes filles, comme il se faut comporter.

Et vous, ma sœur, quel moyen pour ne point tomber dans le péché d’envie ?

— Mon Père, il me semble que c’est de chercher toujours les choses les plus basses.

— Vous dites bien, ma fille. Et quand l’on nous donne quelque chose de plus qu’aux autres, il faut rougir de honte. Quand l’on se voit mieux habillé que les pauvres, ah ! mes sœurs, il faut rougir de honte et de confusion, car les pauvres sont vos maîtres et vous êtes leurs servantes, et ainsi vous devez avoir moins qu’eux.

— Mon Père, il me semble que c’est encore un bon moyen de rejeter promptement toute pensée qui tend à l’envie, sans vouloir trop examiner cela.

— Voilà une belle parole ! Elle dit que, tout aussitôt que l’on sent une pensée d’envie, il ne faut point attendre à demain, dès le moment il faut rejeter cela comme du venin. Ah ! mais elle reviendra ! Si elle revient, il faut recommencer et prier les bonnes personnes que l’on connaît de demander à Dieu qu’il vous délivre d’une maudite pensée qui veut vous perdre, et votre sœur, qu’elle vous dise quelque chose pour vous aider à vous défaire de l’envie qui vous tourmente, et demander à Notre-Seigneur qu’il vous en délivre. "Ah ! mon Dieu, faites-moi la grâce de ne jamais désirer d’être la servante. Vous l’avez donnée à ma sœur, qui pleurait de crainte de l’être et demandait à Mademoiselle Le Gras de ne l’être jamais." après, allez aussitôt à votre confesseur, courez ici à Mademoiselle et à M. Portail, déclarez-vous ouvertement et confessez-vous ainsi : "Je m’accuse d’avoir une maudite pensée d’envie contre ma sœur, et après, je me suis laissée aller à dire des paroles de mépris

 

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et d’arrogance tant de fois." C’est ainsi qu’il faut se confesser, parce que c’est l’ordinaire de l’envie de faire tomber dans ce défaut

— Si l’on entend dire du bien d’une sœur contre laquelle on a de la jalousie, on dira que cela n’est pas : "Voire, voire, il n’y a pas tant de bien que vous dites, vous ne la connaissez pas ; ah ! c’est une belle bigote !" et semblables paroles. Car voilà l’œuvre du diable ; il fait avoir jalousie sur le bien et la vertu que l’on pratique ; et si l’on ne peut accuser l’action, l’on s’en prend à l’intention, et l’on pense qu’elle n’est pas pure, que c’est par humeur. Ah ! mes sœurs, quel désordre quand cela arrive !

Un des grands maux qui puisse arriver dans la Compagnie, c’est si les sœurs, je parle de quelques-unes, et non de toutes (car je sais qu’il y en a parmi vous qui vivent très vertueusement, ah ! mon Dieu, que de saintes âmes il y a eues dans cette Compagnie ! et il y en a encore), si, dis-je, vous veniez à vous entretenir des défauts les unes des autres. Quand vous venez ici, il vous arrive de vous entre-demander : "Et avec qui êtes-vous ? Comment faites-vous ? Votre sœur vous est-elle bonne ? N’est-elle pas d’humeur bien fâcheuse ? Et cette autre, d’une telle paroisse, comment fait-elle ? Êtes-vous bien d’accord ensemble ?"

A ces demandes, les autres diront les mécontentements qu’elles ont : "Ah ! ma sœur, je suis si mal avec ma sœur telle ! Elle m’est si rude ! Elle gronde toujours ; elle fait ceci et cela" ; et bien d’autres choses qui se disent en telle rencontre.

Que jamais, mes chères sœurs, vos bouches ne s’ouvrent pour parler de vos sœurs. Entretenez-vous plutôt de bonnes choses, de vos règles, du service que vous rendez aux pauvres, de leur nombre, afin de ne point

 

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donner lieu à ces entretiens mauvais. Et quand vous voyez qu’on vous demande : "Comment faites-vous dans la paroisse où vous êtes ?" répondez, ma sœur, je vous supplie : "Souvenons-nous qu’il a été défendu de parler de ces choses et de nos sœurs."

Voilà, mes filles, comment il faut faire. Si elle continue, laissez-la sans l’écouter, d’autant que, prêtant l’oreille à tels discours, vous lui donnez sujet de continuer. De là vient que les théologiens disent de ceux qui écoutent ceux qui parlent mal, qu’ils font autant de mal qu’eux ; et il est vrai, parce qu’il est en notre pouvoir de l’empêcher, et nous ne le faisons pas. C’est pour cela que nous péchons autant et plus qu’eux.

Quand vous viendrez ici, ne rapportez jamais ce que vous faites, ni les peines que vous pourriez avoir les unes avec les autres, mais parlez de choses bonnes, des moyens de vous perfectionner et d’acquérir les vertus qui vous sont nécessaires, pour vous encourager l’une l’autre à la persévérance. Ce faisant, vous éviterez plusieurs tentations qui viennent de tels discours.

Mademoiselle, vous plaît-il nous dire vos pensées sur ce sujet ?

— Votre charité, mon Père, et les pensées de nos sœurs nous ont suffisamment averties des dangers qu’il y a que ce malheureux esprit d’envie et de jalousie n’infecte la Compagnie en général et chacune en particulier. Y pensant aujourd’hui il m’a semblé que ce pouvait être l’envie, aussi bien que l’orgueil, qui avait fait devenir Lucifer, d’ange qu’il était, habitant de l’enfer, ce malheureux péché étant comme un ver qui ronge incessamment jusqu’à ce qu’il ait détruit, ou se détruise lui-même.

L’esprit envieux ou jaloux ne se donne aucun repos et persécute incessamment de près ou de loin la personne envieuse, qui ainsi ne peut arriver à aucune perfection et est toujours en danger de se perdre.

L’envie et la jalousie sont passions lesquelles, comme l’huile, s’étendent, autant que l’inclination, sans sujet, mais son plus ordinaire exercice est de produire l’aversion, d’avoir déplaisir du bien temporel ou spirituel que l’on voit

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à la personne enviée, de ne pouvoir souffrir que l’on en dise du bien ; et finalement c’est une source qui produit incessamment des occasions de faire offenser Dieu et d’agir contre la charité que l’on doit au prochain.

Les moyens pour s’empêcher de s’habituer à ce mauvais vice sont de considérer que cela est directement contraire à la volonté de Dieu, que c’est un empêchement des plus notables à la perfection ; de redire avec attention souvent les commandements de Dieu, afin de rappeler à notre esprit l’obligation que nous avons de faire à autrui comme nous voulons que l’on nous fasse.

— Dieu soit béni, Mademoiselle ! Or, sus, mes sœurs, je ne dirai que deux mots là-dessus. Premièrement, l’on dit que tous ceux qui commettent le péché en reçoivent quelque contentement : par exemple, le larron a l’argent qu’il dérobe et s’en sert, le gourmand a la satisfaction de manger des viandes exquises. Bref, en tous les péchés l’on se figure recevoir quelque satisfaction, mais en l’envie l’on ne peut prétendre aucun contentement ; au contraire, c’est un bourreau qui punit sur-le-champ ceux qu’il possède. Voyez une personne envieuse : tout lui fait peine ; entend-elle dire du bien d’une sœur contre laquelle elle a envie, cela la fait mourir et sécher sur pied. Tantôt elle pense que l’on ne la connaît pas bien, tantôt qu’on la méprise en estimant cette autre.

L’envieux est comparable à un homme qui a un serpent au corps. Vous savez quels maux souffrent ceux

 

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qui ont des serpents au corps ; ces serpents leur rongent le cœur et ne leur donnent aucun repos. Or, tous ceux qui ont l’envie dans l’âme ont un serpent.

Le Saint-Esprit dit : "L’envie dessèche les os de ceux qu’elle possède (3)." Quel malheur aux personnes envieuses ! Être pires que ceux qui ont des serpents au corps ! Ah ! mes sœurs, qui d’entre vous ne craindra de tomber dans ce vice ! Donnons-nous à Dieu dès aujourd’hui pour n’envier jamais le bien des autres, mais pour vouloir le pire emploi et le plus fâcheux, désirer les plus méchants habits, s’estimer la dernière de toutes et se contenter toujours de ce que l’on a.

Ce qui vous aidera beaucoup, c’est de vous confesser des fautes que vous avez faites par envie, vous résolvant fortement de vous corriger ; et ainsi, mes filles, assurez-vous que Dieu bénira la Compagnie et que, partout où l’on demandera des Filles de la Charité, elles seront à édification, et toute la Compagnie à bonne odeur, Dieu vous donnera le comble de grâces en ce monde et la gloire en l’autre

Que Notre-Seigneur nous donne la grâce de nous faire connaître et détester ce maudit vice, si contraire à la charité ! Je prie la bonté de Dieu que les paroles de bénédiction que je vais proférer de sa part opèrent dans vos cœurs et dans le mien, que le mauvais péché d’envie en soit chassé à jamais et que nous vivions dorénavant de telle sorte qu’il n’y trouve jamais entrée.

Benedictio Dei Patris…

3) Proverbes XIV, 30.

Corrigé à La Chesnaye, le Mercredi 1 Avril 1992.

Claude LAUTISSIER

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