Introduction
S'il y a des sujets qui allient l'impression apparente de nous être totalement extrinsèques au fait qu'en réalité ils nous sont les plus intimement présents, la Transfiguration en est cer-tainement un, et des plus éclatants. Car à la lire dans l'Évangile superficiellement et sans perception spirituelle, on la dégra-derait au jaillissement d'une simple lumière sensible -- tellement la lettre tue ! Et les théologiens n'ont pas manqué qui l'ont conçue de cette manière-là.
Dans cette étude, nous avons voulu interroger les Pères grecs et leur puissante perception spirituelle, et découvrir comment ils ont conçu la Transfiguration, cette réalité qui nous est très intime et très intérieure. Car, sans vouloir anti-ciper, disons-le tout de suite, toute notre vie spirituelle se cris-tallise autour de la Transfiguration.
Pour qu'une telle étude puisse être objective, l'analyse
ne suffit pas. L'analyse certes est nécessaire, mais seule elle
peut mener aux échafaudages les plus aberrants et les plus mons-trueux.
Pour s'en convaincre, il suffit par exemple de jeter un regard sur l'histoire
de l'exégèse moderne : avec quelle subtilité le subjectivisme
le plus débridé et le plus paranoïaque ne se cache-t-il
pas parfois sous les dehors les plus composés, « scientifiques
» et froids de l'analyse ! A l'analyse il est donc nécessaire
d'ajouter l'intuition. II y a « deux manières pro-fondément
différentes, dit Bergson, de connaître une chose. La première
implique qu'on tourne autour de cette chose ; la seconde qu'on entre en
elle. La première dépend du point de vue où l'on se
place et des symboles par lesquels on s'exprime. La seconde ne se prend
d'aucun point de vue et ne s'appuie sur aucun symbole . » La première
s'appelle « analyse », la seconde « intuition »,
et Bergson les définit ainsi : « Nous ap-pelons ici intuition
la sympathie par laquelle on se trans-porte à l'intérieur
d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent
d'inexprimable. Au contraire, l'analyse est l'opération qui ramène
l'objet à des éléments déjà connus,
c'est-à-dire communs à cet objet et à d'autres. Analyser
consiste donc à exprimer une chose en fonction de ce qui n'est pas
elle » C'est seulement quand on a atteint ce point où
tout converge et d'où tout part, à savoir ce qui est unique
dans l'individu, que l'analyse peut être fructueuse et salutaire
; elle ne s'achoppe plus contre les détails, elle ne voit plus de
contradictions inconciliables, tout est cohésion, harmonie, lumière.
Le même auteur parlait naguère, à propos de la «
Lucrezia Crivelli » de Léonard de Vinci, et de sa «
Monna Lisa », d'un « centre virtuel, situé derrière
la toile », vers lequel remontent les lignes visibles de la figure,
et « où se découvrirait tout d'un coup, ramassé
en un seul mot, le secret que nous n'aurons jamais fini de lire phrase
par phrase dans l'énigmatique physionomie » . C’est cette
« vision mentale simple, concentrée en ce point », «
l'intention originelle, l'aspiration fondamentale de la personne »
que l'intuition a pour mission d'atteindre, et sans laquelle tout est chaos.
Ces principes sont applicables non seulement aux produc-tions artistiques,
mais à tout individu en tant que tel. Et plus l’individu est grand,
plus il est original (je prends ce mot dans son bon sens, car on sait la
tournure qu'il a prise dans notre monde moderne, où aucune phobie
ne dépasse celle de ne pas être « comme les autres »,
celle d'être soi-même enfin).
On voit tout de suite, par la définition citée plus haut
de l’intuition, que celle-ci suppose avant tout l'amour. Pour pouvoir éprouver
cette fameuse « sympathie par laquelle on se transporte à
l'intérieur d'un objet », il faut d'abord sortir de soi, de
son point de vue propre, et cela, c'est la première démarche
de l'amour. Et cette sortie de soi est d'autant plus difficile qu'on est
davantage différent de ce qu'on veut attein-dre, car cela suppose
une abstraction plus radicale de soi-même, une distance plus grande
à parcourir, pour ainsi parler. Il est évident par exemple
qu'un Italien a, en tant que tel, plus d'efforts à faire qu'un Scandinave
pour comprendre un Scan-dinave. Et d'un autre côté plus on
est original, plus il est facile d'atteindre l'autre, car alors on a un
critère, une boussole pour identifier ce qui est différent
de nous, celui dont la person-nalité est inexistante étant
dépourvu de toute boussole. Car la sortie de soi exige d'abord une
concentration de la personna-lité en elle-même, l'absence
de toute dilution et de toute diffu-sion, principe dont on verra les fructueuses
applications dans la vie spirituelle.
Voilà pour la sortie de soi.
Venons-en maintenant à cette « coïncidence »
avec ce que l'autre a « d'unique et d'inexprimable ». Elle
ne signifie pas une dissolution quelconque de sa personnalité propre
dans l'autre. Il y a union, non confusion. Il y a abstraction de son propre
moi, mais non destruction ou dissolution de ce moi. Comment, en effet,
une personnalité pourra-t-elle jamais conti-nuer non seulement d'aimer
mais de faire quoi que ce soit qui démontre son existence, si elle
a cessé d'exister en tant que telle ? En tant que foyer indépendant
d'activités ?
Appliquons ces principes aux Pères grecs. Il est évident
que chacun d'entre eux, parmi les grands, forme un monde à part,
et comme le disait Georges Scholarios, « chacun à lui seul
contrebalance le monde entier ». Mais si chacun est un monde à
part, tous ensemble, ce bloc qu'on appelle « les Pères grecs
», ont aussi un physionomie qui leur est propre. Nous allons maintenant
essayer de la dessiner, quelques-unes des caractéristiques qui leur
sont communes (bien qu'à des degrés divers) et sous-jacentes
à toute leur pensée.
1. Tout d'abord, quand nous employons le mot « Pères », nous l'entendons non au sens strict de théologiens de l'Église des premiers siècles, dont l'unanimité en matière de foi est décisive, mais au sens large, pour y inclure en sus de grands noms, tels Origène et Clément d'Alexandrie. En ce sens donc les Pères grecs sont les théologiens -- orthodoxes, ou dont l'hétérodoxie a été purement matérielle (cas Origène par exemple) -- qui ont écrit en grec jusqu'à l'époque de St Jean Damascène.
2. Philosophiquement, c'est Platon et le courant néoplato-nicien
(représenté surtout par Plotin) qui ont eu l'influence la
plus profonde sur leur pensée. Le platonisme est en effet la pensée
philosophique la plus prédisposant au christianisme. Parmi les thèmes
qui ont joué le plus grand rôle chez les Pères grecs,
signalons le contraste constant entre le monde de l'Etre, ou intelligible,
et le monde du devenir, ou sensible ; l'idée que ce dernier est
l'image du monde intelligible, plutôt qu’un effet supposant une cause,
cette dernière vision étant plus propre à Aristote
; l'existence des Idées, telles que le Bien, le Beau, le Vrai, identifiées
à Dieu même ; la notion de participation aux Idées
; la suspension de la morale à l'Idée du Bien ; la confuse,
émouvante, quoique très imparfaite intuition d'une certaine
trinité, qui se trouve déjà chez Platon, mais explicitée
surtout par Plotin comme l’Un, l'Intelligence et l'âme du monde ;
la substantialité et l'immortalité de l'âme ; la purification
; l'ex-cellence de la contemplation ; l'extase plotinienne. Après
le platonisme, c'est le stoïcisme, surtout en morale, et Aristote,
surtout pour la dissection à tous les niveaux, métaphysique,
éthique, logique... Certains Pères, tels St Maxime et St
Jean Damascène, font un ample usage d'Aristote, de sorte que d'au-cuns
seraient tentés de les prendre pour des aristotéliciens.
Mais qu'on y fasse attention, l'on verra qu'au fond ils sont platoniciens
dans leur pensée.
3. Le christianisme étant une religion dont les deux pôles sont Dieu et l'homme, on ne peut l'appréhender que par l'un ou l'autre pôle (bien qu'à l'intérieur de chaque pôle il y ait une infinité de points de vue). Les Pères grecs partent en général du pôle divin, par contraste avec St Augustin par exemple et la théologie latine dont il est le plus grand représentant. Enten-dons-nous : ce n'est pas que la théologie augustinienne n'aboutisse finalement à Dieu, ou que la théologie grecque n'englobe l'homme. Mais le point de départ, le mouvement dialectique pour ainsi dire, va chez les Grecs de Dieu à l’homme, c'est une vision descendante ; chez les Latins c'est le contraire. Ainsi, chez les Grecs comme le témoignent leurs écrits et l'énoncé même de leurs définitions conciliaires, toute l'élaboration du dogme et toutes les grandes hérésies orientales roulent autour de la Trinité et de l'Incarnation. Par contre, chez les latins, les centres d'attraction sont le péché originel, nature et grâce, libre-arbitre et prédestination, foi et science.
4. Dans l'approche grecque de Dieu, il y a un équilibre parfait entre le désir et cette « terreur » devant le divin, intra-duisible en français, et que le grec qamboj exprime magni-fiquement. Nulle part en effet on ne trouve un sens si profond de l'inaccessibilité divine, une terreur si frémissante devant l'infini. Ils savent d'instinct, très exactement, jusqu'où l'intelli-gence peut aller, et où il faut s'arrêter et se résoudre en adora-tion pure. Aussi jamais ne les voit-on par exemple se lancer dans ces questions niaises ou oiseuses dont le seul fait de les poser est un indice de perte lamentable du sens du sacré et du divin, d'autant plus lamentable qu'elle est plus inconsciente. Certains, trop enclins à rationaliser le mystère, c'est-à-dire à le détruire, seraient tentés de les accuser d'obscurantisme -- ac-cusation qui ne peut avoir de justification qu'une ignoranœ totale des Pères, et de leur recherche laborieuse de Dieu. St Grégoire de Nazianze le dit : « Je n'alléguerai pas déraison-nablement, par embarras de démontrer, l'illusion d'une foi indémontrable . »
5. Contrairement à beaucoup de scolastiques et de théolo-giens, chez qui il y a hypertrophie de l'abstrait, de l'analyse, de l'esprit de géométrie et de la raison raisonnante, et souvent atrophie des qualités opposées, à savoir le concret, l’intuition, l’esprit de finesse et le « cœur » au sens pascalien du terme --chez les Pères grecs, ces dernières qualités, justement supé-rieures, se trouvent à un degré éminent, tandis que les pre-mières s'y trouvent dans le minimum nécessaire pour toute marche droite de la pensée, pour que les qualités intuitives elles-mêmes soient cuirassées et ne dégénèrent pas. Aussi bien leur pensée, bien loin de battre de l'air, découle de la vie, chaude, brûlante, lumineuse, pour y mener toujours. Volontiers on mettrait en exergue de leur oeuvre ces paroles de Blon-del : « Morte et verbale, toute idée qui ne procède pas d'une expérimentation réelle de la volonté morte surtout et fictive, toute connaissance qui ne se tourne pas à agir ... Assise en elle-même et contente de soi la pensée est un monstre : sa nature, c'est d'introduire dans le déploiement de la vie, un dynamisme progressif. Elle n'est un fruit de la vie que pour devenir un ger-me de vie nouvelle. » Chez eux, le dogme nécessairement pousse à la morale, et celle-ci nécessairement donne accès au dogme, le cercle est incoercible et imbrisable. Cela donne à leur pensée ce caractère très dynamique qui fait qu'on est soulevé d'enthousiasme quand on les lit. La critique que Blon-del et d'autres ont faite à bon droit du thomisme (« le thomisme apparaît à beaucoup comme une description exacte, mais, si je puis dire, statique , comme une superposition d'élé-ments, mais sans que le mouvement qui nous élève de l'un à l'autre soit intimement provoqué ; comme un inventaire, mais non comme une invention capable de justifier, par le dyna-misme qui les suscite, les ascensions de la pensée »), ne peut s'appliquer à eux, non plus qu'à St Augustin, St Jean de la Croix ou Pascal par exemple, mais pour des raisons différentes. Ceux-ci doivent leur dynamisme, entre autres raisons, au fait qu'ils n'avaient pas une conception d'une nature stable et ab-straite, mais bien d'une nature concrète, en travail, inquiète, qui appelle le Rédempteur sans l'exiger -- 'les Pères grecs doivent leur dynamisme à une raison différente à ce point de vue, c'est que partant de Dieu qui n'a rien de statique, ils ont épousé la dialectique du mouvement divin dans tout son dynamisme et son défi des cadres rationnels.
6. Nous en venons enfin à la forme. Beaucoup sont déconcertés par ce style qui va « par sauts et par gambades » ; cepen-dant, si l'on a bien compris ce qui a précédé, il ne pouvait en être autrement. « Le cœur a son ordre, dit Pascal ; l'esprit a le sien, qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit être aimé, en exposant d'or-dre les causes de l'amour : cela serait ridicule. Jésus-Christ, St Paul ont l'ordre de la charité, non de l'esprit ; car ils vou-laient échauffer, non instruire. St Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours . » On le voit, sous le chaos apparent et le désordre inextricable, il y a un ordre très profond, mais un ordre irrationnel parce que au-dessus de la raison, à savoir celui de la charité. Non que la charité ait manqué à St Thomas par exemple, mais il a voulu mouler le contenu d'une doctrine dépassant la raison dans une forme rationnelle, ce qui est évidemment impossible, par conséquent l'ordre rationnel y reste plaqué et factice. « J'aurais bien pris œ discours d'ordre comme celui-ci : pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies com-munes, et puis la vanité des vies philosophiques pyrrhoniennes, stoïques ; mais l'ordre ne serait pas gardé. Je sais un peu œ que c'est, et combien peu de gens l'entendent. Nulle science humaine ne le peut garder. St Thomas ne l'a pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profon-deur . » Je reconnais fort bien que ce n'est pas un ordre didac-tique ni scolaire ; mais c'est le seul ordre vraiment absolu et adéquat à l’esprit qui l'anime. C’est finalement l'ordre que les écrivains sacrés ont suivi, sans exception.
7. Voilà pour l'ordre. Quant au style proprement dit. il a le mérite, en général, malgré les subtiles analyses philosophiques auxquelles les Pères grecs ont dû se livrer (non de leur plein gré d'ailleurs, mais pour déjouer les ruses et sophismes d'un Arius, d'un Eunome et de leurs pareils, gens rompus à l'acro-batie syllogistique et à la jonglerie verbale) d'allier le concret à l'abstrait, à des doses différentes (par exemple, la dose du con-cret et de la simplicité, chez St Jean Chrysostome, est mani-festement plus forte que chez Denys l’Aréopagite ou St Maxime, jusqu'à en être chez lui, très souvent, celle même de l'Évangile). Ils n'ont pas ce qu'on appelle le « jargon théo-logique », forcément pédant et stérile parce qu'en marge de la vie, mais le langage de tout le monde, et quand ils s'élèvent aux contemplations sublimes ou sont forcés d'élucider le dogme contre les hérésies, et par conséquent d'user des facultés ab-straites pour désarticuler ce que l'Écriture contient de richesses dans sa confuse simplicité, c'est toujours le style de Platon, si concret et abstrait en même temps, si intuitif et analytique, qui a le plus d'affinité avec le leur. En théologie, la beauté de la forme, chez certains d'entre eux, reste inégalée et peut-être inégalable, autant que la sublimité et la beauté du fond. Si Dieu a permis que les écrivains sacrés du Nouveau Testament (quelle différence avec l'Ancien !) n'eussent pas l'art de bien dire, afin que le rayonnement irrésistible du christianisme à ses débuts ne fût pas malignement attribué à l'éloquence de ses prédicateurs, mais à la puissance divine pure, il n'y avait plus aucune ambiguïté, une fois cette preuve donnée, à mettre au service du christianisme, dans la personne de certains Pères, « la douceur d'Isocrate, la majesté de Démosthène, la gravité de Thucydide, et la sublimité de Platon . » Parlant des homélies de Chrysos-tome sur l'épître aux Romains, St Isidore de Péluse dit : « Car je crois, et que personne ne pense que je parle par flat-terie, que si le divin Paul avait possédé la langue attique de façon à s'interpréter lui-même, il ne se serait pas interprété autrement que ne l'a fait le susdit homme célébré, tellement l'interprétation est ornée de pensées, de beauté et de maîtrise dans l'élocution . »
8. Voilà donc quelques-unes de leurs principales carac-téristiques. Comme on le voit -- et notre étude le montrera --c'est une vision unique et originale du christianisme, par conséquent différente de la vision occidentale dans ce que celle-ci a d'unique et d'original. Mais attention ! qui dit « diffé-rente » ne dit pas forcément « contradictoire » dans la foi. Une vision peut être très dissemblable à une autre, et cependant concorder parfaitement avec elle dans tout œ qui est essentiel. C’'est que le christianisme est une réalité tellement riche qu’il admet d'être contemplé d'une infinité de points de vue ; et cette possibilité est la preuve de sa richesse, comme le dit le cardinal Newman : « L'idée qui représente un objet ou un objet supposé est coextensive à la somme totale de ses aspects possibles, quelle que soit leur variété dans la conscience séparée des indi-vidus ; et en proportion de la variété des aspects sous lesquels elle se présente à différents esprits, sont sa force et sa profon-deur, et l'argument de sa réalité . » Par conséquent, cette divergence ne doit pas seulement être « tolérée », mais encouragée avec enthousiasme comme le seul argument du rayonnement du christianisme dans les esprits. Dans la théologie orien-tale, personne n'est plus byzantin que St Jean Chrysostome ; comme dans la théologie occidentale, personne n'est plus latin que St Augustin. Et pourtant ils coïncidaient dans la foi, et le second personnage éprouvait pour le premier un vif enthou-siasme et une grande admiration, et je ne doute pas que le premier lui eût rendu la pareille, s'il l'avait connu. On n'a pas la même vision de la cathédrale de Reims de la façade et du côté opposé : néanmoins, les deux visions sont coïncidentes, c'est la même cathédrale qu'on voit de côté et d'autre ; bien plus, elles sont complémentaires, de sorte qu’il serait infiniment regrettable que l'une d'elles existât seulement. Pour le reconnaître, il faut, comme nous avons dit au début, non seulement l’analyse, mais encore et surtout l’intuition : l’analyse sans intuition est destructrice, dissolvante. C'est comme la dissection d'un cadavre, on parvient à tout y connaître, chaque coin et recoin, sauf hélas ! la vie qui l'animait ; ou comme maints tableaux de Picasso, qui essaient en vain de reconstituer par la multiplication des morcellements le mouvement uni et indivisible de la vie, lequel n'est saisi que par l'intuition. Or, l'intuition est le fruit de l'amour.
Je ne veux pas clore cette introduction sans un mot à l'adresse des maniaques du « dépassement », ceux qui, minés comme d'un cancer par l'hégélianisme et le teilhardisme, n'ont à la bouche que les mots : « c'est dépassé », et dont toute la phobie est de ne pas être « dépassés », mais qui hélas ! le seront bien avant qu'ils soient morts : « Les Pères, c'est l'âge anté-diluvien ! Aimer les Pères, c'est un effroyable fixisme ! » Nous leur dirons donc, pour employer le langage de Platon, qu'il y a le monde de ce qui ‘devient' mais n’est' jamais, et le monde de ce qui ‘est' mais ne 'devient' jamais. Et le propre du génie dans tous les domaines, qu'il s'appelle Platon ou Chrysostome, Phi-dias ou Dostoïevski, Beethoven ou Shakespeare, Einstein ou Pascal, c'est, par-delà les ombres évanescentes, de percevoir et traduire ce dernier monde. C'est pourquoi les Pères resteront vivants et sources de vie et de pensée, tant qu'il y aura des êtres humains sur cette terre. Évidemment le « best-seller » le plus bête battra, au moins pour quelques semaines, tous les Pères pris en bloc, quant au nombre de ses lecteurs, et cela d'autant plus triomphalement qu'il sera plus bête... Mais il n'aura pas établi un millième de la profondeur de communion que peut établir un Père avec ses lecteurs, laquelle un jour, le jour fixé par Dieu, et sans que l'on sache comment, fera lever toute la pâte.
*
Pour les textes qui ont paru dans des éditions critiques, nous
avons utilisé celles-ci, mais les références sont
toutes à Migne. Au cas où l'inauthenticité d'une oeuvre
n'a pas été déci-sivement prouvée, nous avons
suivi l'attribution traditionnelle. Pour donner au style de la traduction
une certaine homo-généité, nous avons tout traduit
nous-même. D'ailleurs, la plupart des textes utilisés n'ont
pas encore été traduits.
Chapitre 1 : Qui s’est transfiguré, le Christ ou les apôtres
?
Un des plus grands avantages de l'Incarnation, c'est que le Fils de Dieu est descendu à la mesure de l'homme. En effet, par le péché de nos premiers parents, nous nous étions détournés de la contemplation des choses divines pour nous convertir vers les choses sensibles -- cette beauté sensible, au lieu de ser-vir justement de tremplin pour nous élever vers la Beauté divine, nous a séduits, et est devenue pour nous le Bien par ex-cellence, ce qui est la définition même de l'idolâtrie. Comme le dit St Athanase, « les hommes, négligeant les choses excellen-tes, et devenant paresseux par rapport à leur appréhension, recherchèrent plutôt celles qui leur étaient plus proches. Or leur était le plus proche le corps et ses sensations. C'est pourquoi, éloignant leur esprit des choses intelligibles, et se pensant eux-mêmes, prenant en échange le corps et les autres choses sensibles, et comme séduits par ce qui leur était propre, ils tom-bèrent dans la convoitise de leur propre être, davantage hono-rant leurs choses propres que la contemplation des choses divi-nes . » Ici l'on voit la sagesse infinie de Dieu, dans la façon dont Il s'insère dans la vie des hommes. Car un des buts primordiaux de l'Incarnation sera justement que Dieu, en tant qu'homme, attire à lui le regard des hommes, et par la trans-cendance et l'unicité de sa beauté morale ainsi que par les prodiges, élève lentement leur esprit vers la divinité cachée dans ce corps. « Car une fois l'intelligence déchue vers les choses sensibles, le Logos s'abaissa pour paraître par un corps, afin de ramener vers lui comme homme les hommes, et d'incli-ner leurs sens vers lui, et du reste les persuader par les actes qu'Il faisait, eux qui Le voyaient comme homme, qu'Il n'était pas uniquement homme, mais Dieu aussi, et le Logos et la Sagesse du Dieu véritable . »
Pour cela, il fallait qu'Il se vidât de la gloire de sa divinité. « Tout eût péri, dit magnifiquement St Jean Chrysostome, s'Il était venu dans sa divinité nue . Les montagnes n'eussent pu Le soutenir, parce qu'Il regarde la terre et la fait trembler, Il touche les montagnes et elles fument. S'Il avait montré son essence nue , le soleil se fût éteint, la lune anéantie, la mer desséchée, la terre eût péri, notre nature eût été déliée. C'est pourquoi Il s'est enveloppé d'une chair, venant doucement et sans fracas » « Car si Vous ne Vous étiez pas dissimulé Vous-même, enveloppant par la forme de l'esclave le rayonnement non tempéré de la divinité, qui eût résisté à votre apparition ? Car nul ne verra la face du Seigneur et vivra. Vous êtes donc venu, ô Beau, mais devenant tel que nous pouvons contenir : Vous êtes venu, dissimulant les rayons de la divinité par l'en-veloppe du corps. En effet, comment la nature mortelle et périssable eût-elle été capable d'être harmonisée avec l'union à ce qui est pur et inaccessible, si l'ombre du corps n'avait agi comme intermédiaire entre la lumière et nous qui vivons dans les ténèbres ? » Cette idée est très chère aussi à Grégoire de Nazianze, on peut glaner une multitude de passages chez lui qui l’illustrent, contentons-nous de celui-ci, extrêmement suggestif : « Il était resté dans ses hauteurs propres, s'Il n'a-vait pas condescendu à [notre] faiblesse, Il était resté ce qu'Il était, se maintenant inaccessible et insaisissable, peu peut-être L'eussent suivi ne sais même si peu, peut-être le seul Moïse, et lui jusqu'à voir à peine le dos de Dieu : car il pénétra à tra-vers la nuée, devenu en dehors de la pesanteur du corps, ou s'étant replié des sensations. Mais comment eût-il pu voir, étant corps et regardant avec des yeux corporels, la subtilité de Dieu ou son incorporéité, ou je ne sais comment l'appeler ? Mais parce qu'Il se vide à cause de nous, parce qu'Il descend -- j'ap-pelle `kénose' comme un relâchement et une diminution de la gloire -- c'est pour cela qu'Il devient accessible . » Il aime employer, à propos de la « chair » (au sens d'« humanité » du Christ) le mot « tenture » : la chair sert à camoufler la divinité, car le Fils de Dieu n'est pas venu pour nous éblouir et terrasser par l'éclat de sa divinité pure, mais condescendre jusqu'à l'extrême limite de notre faiblesse. C'est de ce dernier degré de faiblesse que nous allons commencer à gravir la haute montagne de la Transfiguration.
La Transfiguration étant un véritable dédale, il nous faut un fil conducteur, et nous allons le trouver dans ces textes sur la Transfiguration proprement dite, glanés surtout chez les grands Pères. Disons tout de suite que si les textes sur le « thème » de la Transfiguration sont innombrables, ceux sur la Transfiguration stricte, celle du Christ sur la montagne, sont assez rares, de sorte que chez tel ou tel Père on en trouvera à peine deux ou trois. En général, quand il en est ainsi, nous citerons tous ces textes ; et si un Père a plus abondamment parlé de la Transfiguration, nous nous contenterons de quel-ques textes représentatifs de sa pensée, accordant une attention spéciale, bien loin de les éviter, aux textes qui posent des diffi-cultés particulières, soit qu'ils sont obscurs, soit qu'ils paraissent contredire la pensée du même Père ou celle des autres. Dans cette série fondamentale de citations (que nous appellerons « Citation générale ») à laquelle le lecteur sera souvent convié de se référer, nous procéderons par ordre chro-nologique (selon les auteurs, non selon les œuvres) :
Citation générale
1. CLÉMENT D'ALEXANDRIE : « Le Seigneur, à cause
de sa grande humilité n'a pas paru comme ange, mais comme homme,
et quand Il parut en gloire aux apôtres sur la mon-tagne, ce n'était
pas pour lui-même qu'Il fit cela, se montrant lui-même, mais
pour l'Église, laquelle est ‘une race élue’ , afin qu'elle
apprit son progrès après son exode de la chair. Car
Il était la lumière d'en haut et Il est celle apparue dans
la chair, et celle vue là n'était pas postérieure
à celle d'en haut, elle n’a pas été rompue ni ne s'est
transférée d'en haut ici, allant de place en place, de sorte
qu'elle s'emparât d'une quittant l'autre, mais elle était
partout, et auprès du Père comme là : car elle était
la puissance du Père. Et par ailleurs il fallait que s'accomplît
la parole que le Sauveur dit : II y a quelques-uns parmi ceux qui se tiennent
ici, qui ne goûteront pas la mort jusqu'à ce qu'ils eussent
vu le Fils de l'homme en gloire ... Toutefois, ce n'est pas des yeux charnels
qu'ils virent la lumière (car il n'y a aucune affinité ni
intimité entre cette lumière-là et cette chair-ci),
mais selon que la puissance et la volonté du Sauveur donnèrent
la capacité à la chair pour voir ; et de par ailleurs, ce
que l'âme a vu, elle en fit participer la chair en communion avec
elle, parce qu'elle s'enlace à elle . » Ailleurs il dit que
le Seigneur étant monté sur la montagne, « fut illuminé
d'une lumière spirituelle, mettant à nu sa puissance dans
la mesure où étaient capables de la voir ceux qui avaient
été choisis pour voir . »
2. ORIGENE : « Si l'immortel Dieu le Logos, assumant un corps
mortel et une âme humaine, paraît à Celse ‘changer et
se métamorphoser’, qu'il apprenne que le Logos, restant Logos par
essence, ne subit rien de ce que subit le corps ou l’âme, mais que,
condescendant à l'égard de celui qui est incapable de voir
les resplendissements et la splendeur de la divinité, Il devient
pour ainsi dire ‘chair’, prononcé corporellement, jusqu'à
ce que celui qui Le reçoit ainsi, peu à peu élevé
haut par le Logos, puisse voir aussi, si je peux ainsi l'appeler, sa forme
principale . Car il y a comme différentes formes du Logos,
selon que le Logos se montre à chacun de ceux qui sont conduits
vers la science, proportionnellement à la disposition de l'initié
: soit qu'il est un peu progressant, ou davantage, ou devenant proche déjà
de la vertu, ou se trouvant dans la vertu Par conséquent, notre
Dieu quand Il s'est transfiguré montant sur une haute montagne,
n'a pas comme le veulent Celse et ses semblables montré sa forme
autre et de beaucoup supérieure à celle que voyaient ceux
qui sont restés en bas et ne purent Le suivre jusqu'en haut. Car
ceux d'en bas n'avaient pas des yeux capables de voir la transfiguration
du Logos en le glorieux et en ce qui est plus divin ; mais à peine
pouvaient-ils Le recevoir tel que parlent de Lui ceux qui sont incapables
de voir le meilleur : 'nous L'avons vu, et Il n'avait ni figure ni beauté,
mais sa figure était méprisable bien au-delà des fils
des hom-mes . »
Ailleurs il dit : « La Transfiguration montrée sur la
montagne aux disciples leur fit voir le modèle de la gloire future
du Sauveur ; elle a été manifestée corporellement
du fait qu'elle est tombée sous la vision de leurs yeux mortels,
bien qu'ils ne soutinssent pas l'excès de la splendeur, tellement
pure et insoutenable pour nos yeux. Que la gloire convenant à l'essence
divine fût invisible et inaccessible à toute nature créée,
c'est ce que les disciples ont montré, ne pouvant soutenir même
cette vision corporelle manifestée à eux sur la montagne,
mais tombant par terre. C'est alors qu'on voit le Logos trans-figuré
glorieusement, quand on monte avec Lui, qu'on est élevé avec
Lui et qu'on Le voit comme Logos même et grand prêtre conversant
et priant le Père. Parce qu'Il n'avait pas encore conduit parfaitement
le corps à une incorruptibilité immuable, Il apparut avec
eux brillant avec des vêtements corruptibles : car quand les
justes ressusciteront en gloire au second avè-nement du Christ,
ils n'auront pas des vêtements sensibles, mais des enveloppes brillantes
les revêtiront. De même que la figure de ceux-ci ne devint
pas autre lors de la transfiguration, ainsi dans la résurrection
la figure des saints sera de beaucoup plus glorieuse que celle qu'ils avaient
en cette vie, mais non autre . » Interprétant mystiquement
« après six jours » (symbole de la création),
il dit : « Si quelqu'un donc d'entre nous veut, Jésus le prenant
avec Lui, être érigé par Lui sur une haute montagne,
et être rendu digne de contempler à part sa transfiguration,
qu'il s'élève au-dessus des six jours, n'ayant plus en vue
les choses visibles, et n'aimant ‘le monde ni ce qui est dans le monde
’, ni ne convoitant aucune convoitise du monde, laquelle est désir
des corps, et de la richesse dans le corps, et de la gloire selon la chair,
et tout ce qui est de nature à distraire l'âme et à
la détourner des choses meilleures et divines . »
3. ST ATHANASE : Le Seigneur « est monté au ciel en gloire naturelle et non en grâce, et viendra en sa divinité visiblement, faisant éclater de son saint corps pris de Marie la gloire ineffa-ble, comme Il l'a montrée en partie sur la montagne, nous enseignant qu'auparavant comme maintenant Il est le même, et non pas déifié par la suite, comme le soutient avec force le blasphème actuel, ne cessant pas d'être Fils de l'homme, et ne déposant pas la chair . »
4. ST BASILE : commentant la parole d'Isaïe 45, dit : « Alors
une nuée ombragera le jour les alentours de Jérusalem, afin
de procurer de l'ombre contre la chaleur, et une protec-tion contre la
sécheresse et la pluie abondante ; tandis que la nuit sera dominée
par une lumière embrasée, et la gloire comme une certaine
vapeur appréhendera toutes choses. Nous pensons que ces choses sont
promises à ceux dignes de repos. Car comme il y a beaucoup de demeures
dans la maison du Père, et différents lots déposés
dans la terre de l’héritage, qu'héritent les doux, certains
reposeront dans la splendeur de l'épiphanie de Dieu, d'autres sous
l'abri des puissances célestes, et d'autres seront cachés
comme par une vapeur dans la gloire qui vient de la lumière. Peut-être
que la lumière brillera sur Sion elle-même ; et pour ceux
qui sont aux alentours brillera une nuée le jour, laquelle ne tire
sa naissance que de la lumière elle-même, comme la fumée
du feu, ainsi elle a sa consistance de la lumière. Habitant sous
elle, ils jouiront d'une grande gloire, comme éclairés d'en
haut par la nuée elle-même voguant dans la chaleur au-dessus
de leurs têtes, et procurant par l'ombre un souffle délicieux.
Les pluies d'orage dures s'abattant avec violence, elle remplit la fonction
de couvertures imperméables, et couvre adéquatement ceux
qui ont besoin de demeurer cachés, et par sa densité écarte
les regards, telle qu'était la nuée lumineuse enveloppant
les disciples lors de la transfiguration du Seigneur. Car la fixité,
et pour ainsi dire la consolidation de la nuée est signe de sérénité,
et le caractère tranquille de l'état de vie future est indiqué
par l'abri sur la tête . »
Dans l’homélie sur le Ps. 442, il dit : « ‘Votre beauté’,
c'est-à-dire votre divinité qui est contemplée et
intelligible. Car c’est cela le Beau véritable, celui qui dépasse
toute compréhen-sion et intelligence humaine, et contemplé
par l'intelligence seule. Et les disciples ont connu sa Beauté,
eux à qui Il déliait les paraboles à part. Pierre
et les fils du tonnerre ont vu sa Beauté sur la montagne, brillante
au-dessus de la splendeur du soleil, et ils furent jugés dignes
de voir de leurs yeux les pré-ludes de sa venue glorieuse . »
5. ST GRÉGOIRE DE NAZIANZE (dit « Le Théologien
») : « Lumière, la divinité manifestée
aux disciples sur la montagne, peu s'en fallut plus ferme que la vision
. » « Alors qu'il fallait monter sur la montagne, afin de resplendir
par la forme et de manifester la divinité, et de dénuder
ce qui était caché dans la chair, qui montent avec lui ?
Car tous n'ont pas été spectateurs du miracle, mais Pierre,
Jacques et Jean, ceux qui étaient avant les autres et étaient
comptés tels . » « Il n'avait pas de figure ni de beauté
pour les juifs, mais pour David Il était beau au-delà des
fils des hommes ; mais Il étincelle sur la montagne, et devient
plus lumineux que le soleil, initiant aux mystères du siècle
à venir » « Si quelqu'un dit qu'Il a déposé
maintenant la chair, et que la divinité est dénudée
du corps, et qu'Il n'est pas et ne viendra pas avec ce qu'Il a assumé,
qu'un tel ne voie pas la gloire de sa venue. Car où est le corps
mainte-nant, si ce n'est avec Celui qui l'a pris ? En effet, il n'a pas
été déposé dans le soleil, selon les délires
des manichéens, afin qu'il fût honoré par le déshonneur
; ni n'a-t-il été répandu dans l'air et dissous, comme
la substance du son, et l'écoulement de l'odeur, et la course d'un
éclair sans fixité. Que ferions-nous du fait qu'il a été
palpé après la résurrection, ou qu'Il sera vu un jour
par ceux qui L'ont percé ? Car la divinité en elle-même
est invisible. Mais Il viendra avec le corps, selon mon sentiment, tel
qu'Il apparut aux disciples sur la montagne, ou s'est mani-festé,
la divinité plus que triomphant de la pauvre chair . »
6. ST JEAN CHRYSOSTOME : « Il monta sur la montagne, et se transfigura
devant eux, et son visage resplendit comme la lumière, et ses vêtements
devinrent blancs comme la neige. Il entrouvrit, dit-il, un peu de la divinité,
leur montra le Dieu qui y habitait, et se transfigura devant eux. Faites
attention exac-tement à la parole, il dit : 'et se transfigura devant
eux et ses vêtements resplendirent comme la lumière,
et son visage comme le soleil. Puisque j'ai dit, soyez-moi propice, Seigneur,
car je ne m'arrête pas à l'expression, mais je suis perplexe
et je n'ai pas d'autre expression parallèle. Je désire que
vous sachiez que j'ai appris cela de l’Ecriture. Donc l'évangéliste
a voulu montrer sa splendeur et il dit : 'il resplendit'. Comment `resplendit',
dis-moi ? Très fort. Et pourquoi dis-tu ‘comme le soleil’ ? ‘Comme
le soleil’, dis-tu ? Oui. Pourquoi ? Parce que je ne connais pas d'astre
plus radieux. Et Il était blanc ‘comme la neige’. Pourquoi ‘comme
la neige’ ? Parce que je ne connais pas de matière plus blanche.
Car qu'Il n'ait pas resplendi ainsi. cela est signifié par ce qui
suit : Et les disciples tombèrent à terre. S'Il avait resplendi
comme le soleil, les disci-ples ne seraient pas tombés. Car ils
voyaient le soleil chaque jour, et ils ne tombaient pas ; mais parce qu'Il
resplendit plus que le soleil, et plus que la neige, c’est pour cela que
ne pou-vant en soutenir la splendeur, ils tombèrent. Dis-moi donc,
ô évangéliste, a-t-Il resplendi plus que le soleil
? et toi, tu dis : ‘Comme le soleil’ ? Oui, voulant te faire connaître
la lumière, je n'ai pas d'astre plus grand, je n'ai pas d'autre
image souveraine parmi les astres. J'ai dit cela, afin que tu ne t'arrêtes
pas à l'humilité de l'expression. Je t'ai montré la
chute des disciples. Ils tombèrent à terre, et furent plongés
dans un som-meil profond, et ensevelis dans l'obscurité. ‘Levez-vous’,
dit-Il et Il les leva, et ils étaient ‘appesantis’. Car ils ne supportèrent
pas l'excès de la splendeur, mais un sommeil profond saisit leurs
yeux, tant la lumière apparue était au-dessus du soleil.
Et l'évangéliste dit : au-dessus du soleil, parce que cet
astre nous est connu, et qu’il est incomparablement au-dessus de tous les
autres astres . » Ailleurs il dit : « Pourquoi ne les prend-Il
pas en haut tout de suite ? Afin que les autres disciples n'éprouvent
rien d'humain. C'est pour cela qu'Il ne mentionne même pas les noms
de ceux qui allaient monter avec Lui. Car les autres auraient fort désiré
suivre, allant voir le modèle de cette gloire-là, et ils
en eussent été affligés comme négligés.
Car bien qu’Il l'eût montré d'une façon davantage corporelle,
cependant la chose était très désirable ... Il n'y
a donc rien de plus bienheureux que les apôtres, et surtout les trois,
qui furent jugés dignes de demeurer ensemble avec le Seigneur dans
la nuée. Mais si nous le voulons, nous aussi nous verrons le Christ,
non pas comme ils le virent alors sur la montagne, mais bien plus brillamment.
Car Il ne viendra pas ainsi dans la suite. En effet alors, épargnant
les disciples, II leur entrouvrit de sa splendeur uniquement autant qu'ils
pouvaient supporter : mais plus tard Il viendra dans la gloire même
du Père, non pas avec Moïse et Elie seuls, mais avec l’armée
infinie des anges, avec les archanges, avec les chérubins, avec
ces innombrables assem-blées-là non pas une nuée paraissant
au-dessus de leur tète, mais le ciel lui-même s'ouvrant .
» Dans un passage cité par Palamas , mais que je n'ai pu retrouver,
il dit « Le Seigneur apparut plus éclatant que lui-même,
la divinité manifestant ses rayons ». Voulant donner à
Théodore une idée de la vie future, il dit : « Et que
ces paroles ne sont pas un bruit sonore, trans-portons-nous par la pensée
sur la montagne où le Christ s'est transfiguré, voyons-Le
resplendissant tel qu'Il a resplendi. Bien que même ainsi Il n'ait
pas montré toute la splendeur du siècle à venir. Que
ce qui apparut fut une condescendance, mais non une démonstration
précise de la chose, cela est clair des paroles de l'évangéliste.
Car que dit-il ? ‘Il resplendit comme le soleil’. Or la gloire des corps
incorruptibles ne lance pas de lumière seulement autant que ce corps
corruptible ; non pas une lumière telle qu'elle puisse être
accessible à des yeux mor-tels, mais exigeant pour sa vision des
yeux incorruptibles et im-mortels. Car alors sur la montagne Il leur dévoila
autant qu'il était possible de voir, afin de ne pas léser
les yeux de ceux qui voyaient, et même ainsi ils ne supportèrent
pas, et tombèrent sur leur face . »
7. DENYS L'AREOPAGITE : « Alors, quand nous serons devenus incorruptibles
et immortels, et parvenus à la part très bienheureuse de
ressemblance avec le Christ, `nous serons toujours avec le Seigneur
selon la Parole, parfaitement comblés dans les toutes pures contemplations,
sa théophanie visible nous illuminant tout autour des mêmes
resplen-dissements très brillants dont l'ont été les
disciples en cette très divine transfiguration-là, participant
à ce don de lumière in-telligible dans une intelligence impassible,
et immatérielle, et à cette union au-dessus de l'intelligence,
dans les projections inconnaissables et bienheureuses des rayons plus que
brillants, dans une imitation plus divine des esprits supra célestes
; car nous serons ‘égaux aux anges, comme dit la vérité
des Paroles, étant fils de Dieu et fils de la résurrection’
. Mais en cette vie-ci, autant que possible usons de nos symboles propres
vers les choses divines, et de ceux-ci, en sens inverse tendons analogiquement
vers la vérité simple et unie des spectacles intelli-gibles
et après toute intelligence dont nous sommes capables des choses
semblables à Dieu, portons-nous, en taisant cesser nos opérations
intellectuelles, vers le rayon supra essentiel, selon ce qui est permis
.
8. St CYRILLE D'ALEXANDRIE : « Parce qu'ils avaient entendu que
notre chair devait ressusciter, mais ce n'était pas clair dans quelle
forme, afin de donner un exemple de la trans-formation Il transforma sa
chair, pour consolider notre espé-rance. Il se transfigure donc
devant eux. Mais nous disons que sa transfiguration s'est faite, non qu'Il
ait rejeté la forme humaine du corps, mais une certaine gloire semblable
à la lumière L'ayant enveloppé, et le caractère
très vil de la chair revotant une autre apparence, comme une figure
plus glorieuse, selon la parole : ‘Il est semé dans le déshonneur,
et ressuscite en gloire ’ dite avec beauté par le divin Paul. En
effet, maintenant cette chair est nue, non parée d'aucune gloire,
non illuminée d'aucune splendeur naturelle, ayant de la nature sim-plement
et uniquement le déshonneur et la faiblesse. Lors de la résurrection
il y aura un changement digne de Dieu, et une transformation de gloire,
non de forme . »
9. ST MAXIME LE CONFESSEUR : « Ainsi quelques-uns des disciples
du Christ, auxquels il arriva de monter et d'être élevés
avec Lui sur la montagne de sa manifestation par la diligence de la vertu,
Le voyant transfiguré et inaccessible par la lumière du visage,
frappés de stupeur par la splendeur des vêtements, et Le sachant
devenu plus auguste, par l'honneur d'avoir avec Lui de chaque côté
Moïse et Élie, passèrent de la chair à l'esprit
avant de déposer la vie de la chair, par l'altération des
opéra-tions sensibles qu'opéra en eux l'Esprit , arrachant
les voiles des passions de leur faculté intellectuelle ; par lequel,
ayant été purifiés dans les sens de l'âme et
du corps, ils furent instruits des raisons spirituelles des mystères
qui leur avaient été mani-festés. Ils apprirent mystiquement
que l'éclat tout heureux jaillissant en brillant du visage à
la manière d'un rayon visible, est, comme triomphant de toute opération
des yeux, le symbole de sa divinité au-dessus de l'intelligence,
du sens, de l'essence et de la connaissance -- cela, du fait qu'Il ‘n'avait
ni figure ni beauté -- et à connaître le Logos
devenu chair par ‘sa beauté au-dessus des fils des hommes . »
Il dit aussi : « Il a été donc dit plus haut que par
la splendeur, semblable à la lumière, du visage du Seigneur,
les trois fois bienheureux apô-tres ont été conduits
mystiquement, d'une manière inex-primable et inconnaissable, vers
la puissance et la gloire de Dieu, absolument insaisissable à tous
les êtres ; et ils ont appris que la lumière qui parut à
leurs sens est le symbole de ce qui est caché et invisible. Car
de même qu'ici le rayon de lumière qui eut lieu triomphe de
l'opération des yeux, leur demeurant insaisissable, de même
là Dieu dépasse toute puissance et opération d'intelligence,
ne laissant aucune trace, en étant pensé, dans celui qui
tente de Le penser . »
10. ST ANDRE DE CRETE : « Je dis que, si quelqu'un a l'intention
d'être élevé comme disciple avec le Logos sur la monta-gne
de la sublime contemplation, voir la gloire inaccessible de ce royaume-là,
et être jugé digne de sa théophanie visible et intelligible
après qu'il aura entendu le Christ déclarer d'avance que
son royaume arrive bientôt (car c'est cela la Transfiguration, selon
laquelle l'inaltérable resplendit au-dessus du soleil pour nous
et notre salut) il donnera à manger et à boire au Christ
affamé et assoiffé, notre salut à tous . »Qu'est-ce
que c'est le visage brillant d'un vif éclat ? Est-ce la beauté
inconcevable, de toutes les choses aimables la plus haute et la plus précieuse,
qui procure à ceux qui la voient une joie incessante, et se manifeste
dans la mesure où elle parait être saisie ? Ce qui est le
plus secret et le plus divin, le plus extraor-dinaire de tout, quelle intelligence
ou parole le verra jamais ou pourra l'exprimer ? Car si les vêtements
sont tels à cause de la lumière éclatante jaillissant
du dedans, que ne sera-ce pas ce qui est développé et caché
par les vêtements comme surpassant vision et connaissance ? Si cela
était donc mani-festé en lui-même, se dévêtant
de toute enveloppe -- que dis-je là ? -- mais à travers son
seul saint vêtement qu'Il s'est préparé du sang vierge
et s'est fixé tout autour mystiquement par l'Es-prit, qui Le verra
tel qu'ils Le virent manifesté ? Il n'y a rien, non, rien dans tout
ce qui est contemplé dans la créature, qui puisse contenir
l'excès de sa splendeur. Car si le Bien est par-ticipé par
tous les êtres, ce n'est pas en entier, dans son essence, qu'Il peut
être compris, mais dans la mesure et de la manière où
Il est accessible à ceux qui y participent, et cela par sa suprême
bonté, se dirigeant et s'épanchant sur toutes choses par
des illuminations aux dons infinis. La preuve en est cette passion
bienheureuse et très célébrée, que subirent
les apôtres sur la montagne lorsque la lumière inaccessible
et éternelle, transfigurant sa propre chair, resplendit d'une manière
qui dépasse toute essence, par la surabondance de son propre bouil-lonnement.
Ne pouvant soutenir le rayon de cette chair irréprochable, lequel
jaillit comme d’une source de la divinité du Logos, d'une manière
surnaturelle à travers la chair qu’Il s'était unie selon
l'hypostase, ils tombèrent sur leur face, ô miracle ! dans
une sortie très complète hors de la nature saisis d'un
sommeil pesant et d'effroi, fermant leurs sens, cessant complètement
toute motion intellectuelle et toute con-ception, c'est ainsi qu'ils furent
ensemble avec Dieu, au fond de ces ténèbres divines, supra
lumineuses et invisibles . » Il dit aussi : « Lequel brilla
sur la montagne d’une manière extraor-dinaire -- non qu'Il devint
plus brillant que Lui-même ou plus élevé, loin de là
! mais Il était comme auparavant -- aux parfaits parmi les disciples
et initiés, contemplant selon la vérité les choses
plus hautes . » Enfin, interprétant mystagogique-ment les
« huit jours » de St Luc, il dit que les apôtres,
« deve-nus en dehors de la chair et du monde, autant qu'il est possible
ici-bas, apprendront par ce qu'ils auront expérimenté, les
formes de la condition future .
11. ST JEAN DAMASCENE : « Aujourd'hui c'est l'abîme de lumière
inaccessible ; aujourd'hui l'effusion indéfinie de l'éclat
divin brille pour les apôtres sur le mont Thabor ... Aujourd'hui
se voient des choses invisibles aux yeux humains, un corps terrestre réfléchissant
une splendeur divine, un corps mortel faisant jaillir la gloire de la divinité
... Donc, ayant pris avec Lui au mont Thabor ceux qui s'étaient
distingués dans la sublimité des vertus, Il se transfigura
devant eux. Il se trans-figure devant les disciples, celui qui est toujours
également glorifié et brillant de l'éclair de la divinité.
Car étant engendré sans commencement du Père, Il possède
le rayon naturel, sans commencement, de la divinité ; n'acquérant
pas posté-rieurement l'être ni la gloire non plus... Et la
chair est glorifiée en même temps qu'elle est tirée
du néant à l'être, et la gloire de la divinité
devient la gloire du corps aussi... Si donc le saint corps n'a jamais été
sans participer à la gloire divine, mais par la suprême union
selon l'hypostase s'est parfaitement enrichi de la gloire de divinité
invisible, de façon à ce que la gloire du Logos et de la
chair fût une et la même, cependant la gloire étant
invisiblement présente au corps visible,. s'est avérée
invi-sible à ceux qui ne peuvent contenir les choses qui sont invi-sibles
aux anges, à ceux qui sont captifs de la chair. II se trans-figure
donc, non en assumant ce qu'Il n'était pas, mais en mani-festant
ce qu'Il était à ses propres disciples, ouvrant leurs yeux,
et d'aveugles les rendant voyants... Que dis-tu, ô évangéliste
? Pourquoi compares-tu des choses réellement incommensura-bles ?
Pourquoi mets-tu en parallèle et compares-tu des choses entre lesquelles
il n'y a réellement aucune comparaison ? Le Seigneur a-t-Il brillé
comme le serviteur ? La lumière insou-tenable et inaccessible a-t-elle
lancé des éclairs comme ce soleil vu par tous ? Je ne compare
pas, dit-il... Car il est impossible que l’incréé soit représenté
sans omission dans la créature... Le divin triomphe, et fait participer
le corps à sa propre splendeur et gloire . »
12. LA LITURGIE BYZANTINE : « Les élus parmi les apôtres ayant vu l'irrésistibilité de la diffusion de votre lumière et l'inaccessibilité de votre divinité, sur la montagne de la Transfiguration, ô Christ qui êtes sans commencement, subirent une extase divine . » Et encore : « Vous vous êtes transfiguré sur la montagne, ô Christ Dieu, montrant aux disciples votre gloire selon leur capacité. Faites briller aussi à nous pécheurs votre lumière éternelle, par les intercessions de la Mère de Dieu, ô Vous qui donnez la lumière, gloire à Vous . »
De tous ces textes, tirons une ébauche, les lignes générales sur lesquelles les Pères s'entendent à l'unanimité, quitte à ce que le reste de notre étude, par le pinceau et le coloris, la transforme en peinture :
1. Aucune transfiguration n'a eu lieu dans le Christ Lui-même,
pour la simple raison que la « chair » du Christ a tou-jours
été transfigurée. On ne trouvera aucune difficulté
à admettre cette vérité fondamentale, si l'on croit
à l'incarnation du Logos, c'est-à-dire à son union
à la « chair » sans confusion ni séparation,
avec tout ce que cette union réelle et qui n'a rien d'un simulacre
implique d'interpénétration des propriétés
des deux natures, divine et humaine. En effet on ne réfléchit
pas assez sur cette implication, et souvent tout en l'admettant ab-straitement,
on en parle d'une manière qui trahit un nesto-rianisme inconscient,
c'est-à-dire comme s'il n'y eût pas d’union réelle.
C’est ce qui explique l'ébahissement de beaucoup de ceux à
qui l'on dit que la chair du Christ a été trans-figurée
dès le premier moment de l'Incarnation. Or, il est clair qu'une
union réelle, physique, entre deux natures aura néces-sairement
pour effet une certaine participation de chaque nature aux propriétés
de l’autre, chacune cependant préservant ses propriétés,
du moment que c'est d'une « union » qu’il s'agit, et non d'un
amalgame ou d'une absorption d’une nature par l’autre. Voyons donc un peu
ce qui s’est passé : du côté de la divinité,
il y eut participation à l'humilité de la chair par l’éclipse
temporaire, si j'ose ainsi parler, de la gloire de la divi-nité,
que nous avons expliquée au début de ce chapitre. Reste à
savoir ce qui s’est passé du côté de la chair. Parlant
du charbon ardent dont le séraphin purifia les lèvres d’Isaïe,
St Basile dit :
« Puisque donc le charbon ardent est du feu demeurant dans la
matière plus grossière et plus terrestre (car après
que le flam-boiement de la flamme a passé, la communion du feu avec
la matière crasse s’appelle charbon ardent), il signifie peut-être
bien la venue de Dieu dans la chair. Car, dit-il, ‘le Logos est devenu
chair ’. Et la chair, recevant l’illumination de la divi-nité, est
sensible selon le corporel, mais selon son union à Dieu est transparente
et éclatante » Et St Grégoire de Nazianze :
« Il est appelé Christ à cause de la divinité,
car elle est l'onc-tion de son humanité, sanctifiant non par
l'énergie comme elle le fait pour les autres christs, mais par la
présence tout en-tier de Celui qui oint ; et dont l'oeuvre est que
Celui qui oint s'entende dire homme, et celui qui est oint soit divinisé
. » Les divers effets de l'Incarnation, par elle-même et indépen-damment
de la Rédemption et de la Résurrection (la nécessité
desquelles dans le dessein providentiel, n'est en aucune façon contestée
par les Pères) sur la chair du Christ sont exprimés par eux,
dans des endroits trop nombreux pour qu'il soit nécessaire de les
citer, par les mots : « divinisation », « onction »,
glorification », « illumination », « immortalisation
», « enri-chissement », « exaltation » etc.
On ne s'étonnera donc pas, pour peu qu'on sache ce qu'est l’Incarnation,
de voir plusieurs Pères déclarer explicitement, avec force,
que la Transfiguration a eu lieu dès le premier instant de l'Incarnation.
Ainsi Origène nie avec insistance toute métamorphose dans
le Logos, dans le texte même où il parle des « différentes
formes du Logos », ce qui indique dans quel sens cette dernière
expression doit être prise (à savoir le Logos a des formes
différentes à cause de la différente capacité
de chaque sujet, comme nous l'expliquerons dans des chapitres ultérieurs)
: « Notre Dieu, quand Il s'est transfiguré montant sur une
haute montagne, n'a pas comme le veulent Celse et ses semblables montré
sa forme autre et de beaucoup supérieure à celle que voyaient
ceux qui sont restés en bas et ne purent Le suivre jusqu'en haut.
Car ceux d'en bas n'avaient pas des yeux capables de voir la Transfiguration
du Logos en le glorieux et en ce qui est plus divin ! » Et
André de Crète : « Lequel brilla sur la montagne d'une
manière ex-traordinaire -- non qu'Il devînt plus brillant
que Lui-même ou plus élevé, loin de là ! mais
Il était comme auparavant... » Et St Jean Damascène
: «Et la chair est glorifiée en même temps qu'elle est
tirée du néant à l'être, et la gloire de la
divinité devient la gloire du corps aussi... Si donc le saint corps
n'a jamais été sans participer à la gloire divine,
mais par la suprême union selon l'hypostase s'est parfaitement enrichi
de la gloire de divinité invisible, de façon à ce
que la gloire du Logos et de la chair fût une et la même, cependant
la gloire étant invisiblement présente au corps visible,
s'est avérée invi-sible à ceux qui ne peuvent contenir
les choses qui sont invi-sibles aux anges, à ceux qui sont captifs
de la chair. II se trans-figure donc, non en assumant ce qu'Il n'était
pas, mais en mani-festant ce qu'Il était à ses propres disciples,
ouvrant leurs yeux, et d'aveugles les rendant voyants . » Et ceux
d'entre les Pères cités qui ne se réfèrent
pas explicitement à cette transfiguration du Christ dès le
premier moment de l'Incarnation, la supposent par la conception qu'ils
ont de la Transfiguration, et dont nous allons tout de suite parler.
II. Pour tous les Pères en effet, la Transfiguration est celle des disciples eux-mêmes, et consiste en une certaine perception mystique de la divinité du Christ à travers le voile de la chair. « Car la puissance divine, dit encore St Basile, a paru à travers le corps humain, comme une lumière à travers des membranes transparentes. brillante pour ceux qui ont les yeux du coeur purifiés . » Ce que les apôtres ont perçu est décrit (voir Cita-tion Générale) comme étant « lumière » (« lumière d'en haut », « lumière spirituelle », « lumière inaccessible et éter-nelle »), «gloire » (« gloire convenant à l'essence divine », « gloire invisible et inaccessible à toute nature créée », « gloire naturelle », « gloire de la divinité invisible »), « splendeur » (« les resplendissements et la splendeur de la divinité », « resplendissement d'une manière qui dépasse toute essence »), « beauté » (« le Beau véritable, qui dépasse toute compréhen-sion et puissance humaine, et contemplé par l'intelligence seule »), « divinité » (« divinité qui est contemplée et intelli-gible », « triomphe de la divinité sur la pauvre chair », « la divinité manifestant ses rayons »), « forme » (« forme princi-pale », « forme divine »), « théophanie » (« théophanie visible et intelligible »), « puissance » (« puissance du Père », puissance mise à nu », « la puissance et la gloire de Dieu absolument insaisissable à tous les êtres »).
Certains vont même décrire, parfois un peu en détail (voir Citation Générale) les stades menant à la vision de Dieu en cette vie et par lesquels les apôtres ont passé : purification, con-templation et illumination, par la puissance de l’Esprit-Saint. Que le lecteur se réfère en particulier, quant au premier stade, aux premier et dernier textes cités d'Origène, quant au troi-sième stade au second texte de Maxime et d'André de Crète, et quant aux trois stades ensemble au premier texte de Maxime.
III. Presque tous, se basant sur la parole du Christ qui précède immédiatement le récit de la Transfiguration (« En vérité, je vous le dis, il y a quelques-uns parmi ceux qui se tien-nent ici qui ne goûteront pas la mort jusqu'à ce qu'ils eussent vu le Fils de l'homme venant dans son royaume ») mettent la Transfiguration dans un certain rapport (voir Citation Géné-rale) avec la vision de la vie éternelle, rapport que nous aurons par conséquent à élucider dans notre étude.
Mais avant d'aborder la « théologie » de la Transfi-guration,
voyons son « économie », ou en d'autres termes : Pourquoi
la Transfiguration a-t-elle eu lieu ?
Chapitre 2 : L’économie de la Transfiguration
Dans l'économie divine, la Transfiguration a une grande valeur stratégique. On s'en convaincra en lisant ce chapitre. Pour l'écrire, nous nous sommes inspiré surtout du commen-taire de St Chrysostome sur Matthieu. Entre tous, St Chrysos-tome excelle à dégager l'économie sous-jacente à toute « théo-logie ».
Pourquoi donc le Seigneur a-t-Il voulu se transfigurer devant eux, c'est-à-dire leur accorder, comme la Citation Gé-nérale nous a permis de déduire, cette vision extraordinaire de sa divinité, préfiguration de la gloire future, et pourquoi a-t-Il choisi ce moment là ? Avant d'en venir au motif qui nous sem-ble principal, il y a plusieurs motifs, associés surtout à l'apparition glorieuse de Moïse et d'Elie :
1. Comme le Christ passait aux yeux de beaucoup comme un transgresseur
de la loi et comme un usurpateur de la dignité divine, Il a voulu
confirmer les apôtres dans l'impression qu'Il n'était ni l'un
ni l'autre, en faisant paraître à ses côtés Moïse
le promulgateur de la loi, et Élie le symbole des prophètes
et le grand défenseur de l'unicité divine. C’est le point
culminant d'un double souci qui préoccupe le Christ tout le long
de l'Évangile -- et qui a même continué de préoccuper
les apôtres toute leur vie (voir comment Paul circoncit Timothée(
), ou comment Pierre et Paul se comportent à Antioche etc.( )).
Ainsi l'on voit beaucoup d'actes du Christ dictés uniquement par
ce souci : par exemple, son baptême par Jean (« car ainsi il
convient que nous accomplissions toute justice ( ) »), son refus
temporaire d'évangéliser les gentils et les Samaritains («
n'allez pas chez les gentils, et dans la ville des Samaritains n'entrez
pas( ) ! »), sa prière au Père avant de ressusciter
Lazare de sa propre autorité (« Jésus éleva
les yeux et dit : ‘Père, je te rends grâces car Tu m'as écouté.
Et moi je savais que Tu m'écoutes toujours, mais j'ai dit cela à
cause de la foule qui m'entoure, afin qu'ils croient que c'est Toi qui
m'as envoyé( )»). Enfin les illustrations sont innombrables,
et si l'on donnait le poids très grand qu'elle mérite à
cette considération que bien des actes et des paroles de Jésus
sont dictés uniquement par sa condes-cendance à la faiblesse
de ses spectateurs ou interlocuteurs, bien des monstruosités en
exégèse seraient évitées, monstruo-sités
dont nous sommes submergés aujourd'hui.
2. Un second motif, c'est que, ayant parlé auparavant de croix
à porter, et dit : « Celui qui fait périr son âme
à cause de moi et de l'Évangile la sauve »( ), Il a
voulu montrer aux dis-ciples, dans Moïse et Élie toujours vivants
et enveloppés de gloire, des exemples éclatants de ceux qui
ont sauvé leur âme par leur haute vertu -- Moïse plutôt
modèle de mansuétude, Élie de zèle -- en la
faisant périr pour le salut du peuple.
3. Un troisième motif, c'est de leur montrer qu'Il avait puissance sur la vie et la mort, symbolisées par un mort célèbre et par un vivant célèbre, quelqu'un qui a toujours passé dans la tradition biblique d'avoir échappé à la mort, non métapho-riquement mais réellement.
4. Beaucoup Le croyant Élie ou l'un des prophètes, Il a voulu montrer qu'Il était plus que prophète, puisqu'Il avait les deux plus grands à sa droite et à sa gauche, qu'Il était en som-me fils de Dieu -- ce que Pierre savait déjà, quand il fit sa con-fession fameuse à Césarée de Philippe. En plus de Moïse et d'Elie, le Père se charge de la lui rappeler de la nuée, car elle s'était estompée dans sa mémoire : « Car bien que le Père la lui eût révélée, il n'a pas retenu la révélation continuellement »( ). Cela se voit par son assimilation du Christ aux serviteurs, quand il dit : « Faisons trois tentes, une pour vous, une pour Moïse, et une pour Élie( ) »
5. Les trois derniers motifs ont d'ailleurs une liaison in-time avec le dernier et principal. Lequel ? c'est que le Christ a voulu les remplir de la vision de sa gloire, de « sa divinité plus que triomphant de la pauvre chair »( ), d'une part parce qu'il était temps de contrebalancer le poids de ses assertions som-bres (sur les souffrances qui attendent ceux qui veulent Le suivre), d'autre part et surtout, pour qu'ils ne fussent pas scan-dalisés par la vue de sa passion toute proche. C'est ce que la liturgie byzantine exprime magnifiquement : « Vous vous êtes transfiguré sur la montagne, ô Christ Dieu, et selon leur capacité les disciples ont vu votre gloire : afin que quand ils Vous voient crucifié, ils comprennent que votre passion est volontaire, et proclament au monde que Vous êtes vraiment le rayonnement du Père ( ). » Ce n'est donc pas une pure coïnci-dence quand ceux qui ont assisté à l'agonie du Christ ont été ceux-là mêmes qui avaient vu « sa magnificence... sur la sainte montagne »( ). Cette interprétation a ses racines dans nombre de détails du récit de la Transfiguration. On dirait en effet que celle-ci tout entière fût une réponse -- digne de Dieu -- à la ter-rible crainte de Pierre que le Christ ne fût tué, crainte qui lui avait valu une réprimande si sévère de la part du Christ : « Va derrière moi, Satan ! tu m'es un scandale, car tu ne penses pas les choses de Dieu mais celles des hommes ( ). » En effet, d'abord, Moïse et Élie « parlaient de sa mort, qu'Il allait réaliser à Jérusalem ( ) ». Réponse également à Pierre, que le choix même de Moïse et d'Elie, pour les troisième et quatrième motifs que nous avons énumérés. Enfin, réponse à Pierre toujours -- Pierre toujours obsédé par la phobie de Le voir tué à Jérusalem selon la prédiction du Christ, et qui pour cela dit « Il est bon que nous soyons ici ( ) », pensant qu'en n'allant pas à Jérusalem le Christ ne mourrait pas de mort violente -- que la voix du Père provenant de la nuée : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé( ). » « S'Il est bien-aimé, ne crains pas, Pierre. Car tu aurais dû déjà connaître sa puissance, et être rempli d'as-surance au sujet de la résurrection. Mais puisque tu l'ignores, aie confiance ne fût-ce qu'à cause de la voix du Père. Car si Dieu est puissant -- et Il l'est -- il est évident que le Fils l'est également. Ne redoute donc pas les choses terribles. Si tu n'ac-ceptes pas cela encore, pense seulement qu'Il est Fils et qu'Il est aimé. ‘Car celui-ci, dit-il, est mon Fils bien-aimé’. S'Il est aimé, ne crains pas : personne ne délaisse ce qu'il aime. Ne te trouble donc pas. Dusses-tu L'aimer infiniment, tu ne L'aimes pas autant que L'aime Celui qui L'a engendré. ‘En qui Je me suis complu’ ( ). En effet Il ne L'aime pas seulement parce qu'Il L'a engendré, mais aussi parce qu’Il Lui est égal en tout et uni dans les mêmes sentiments. De sorte que le charme est double, plutôt triple : parce que Fils, parce que bien-aimé, parce qu'en Lui Il s'est complu. Qu'est-ce : ‘en qui Je me suis complu’ ? C'est comme Il disait : en qui Je me repose, en qui Je me plais. Parce qu'Il L’égale en tout avec exactitude, et qu’il y a une seule volonté en Lui et en le Père, et tout en restant Fils Il est en tout un avec Celui qui L'a engendré. ‘Ecoutez-le’ : de sorte que voulût-Il être crucifié ne contredis pas ( ) ! » Nous avons tenu à reproduire intégralement ce morceau, non seulement parce qu'il démontre la thèse avancée, mais encore comme un exemple frappant de l'économie sous-jacente à toute « théologie » : Dieu ne se révèle pas pour le plaisir de se révé-ler, mais toujours pour notre salut. Nous reviendrons sur ce sujet.
Mais revenons à l'analyse du cinquième motif. Évidemment, à regarder certains tableaux, où le Christ est étendu sur la croix comme sur un lit de roses, avec un suppôt pour ses pieds, où son corps déposé a l'aspect d'un marbre pur et écla-tant (voir le tableau de Philippe de Champaigne, au Louvre), l’on ne se doute pas pourquoi assister sans être scandalisé à ses souffrances exigeait une foi inébranlable, qui a manqué alors même à quelques-uns de ceux qui L'ont le plus aimé. Dans une page célèbre, Dostoïevski s'est chargé de mettre les choses au point. Se basant sur le tableau de Holbein, « Le Christ au tombeau », actuellement au musée de Bâle, le grand génie russe décrit « un visage affreusement défiguré par les coups, tuméfié, couvert d'atroces et sanglantes ecchymoses, les yeux ouverts et empreints de l'éclat vitreux de la mort, les prunelles révul-sées ». Et il ajoute : « Mais le plus étrange était la singulière et passionnante question que suggérait la vue de ce cadavre de supplicié : si tous ses disciples, ses futurs apôtres, les femmes qui L'avaient suivi et s'étaient tenues au pied de la croix, ceux qui avaient foi en Lui et L'adoraient, si tous ses fidèles ont eu semblable cadavre sous les yeux (et ce cadavre devait être cer-tainement ainsi), comment ont-ils pu croire, en face d'une pareille vision, que le martyr ressusciterait ? Malgré soi, on se dit : si la mort est chose si terrible, si les lois de la nature sont si puissantes, comment peut-on en triompher ( ) ? » Il faut lire toute la suite de cette page qui fait justice, une fois pour toutes, des mièvreries et des fadeurs de trop de peintres et de dévotions.
Que la théologie grecque s'accorde avec le réalisme le plus poussé, toute la tendance antidocétique des Pères le montre. Voici quelques citations représentatives : « Chaque membre de votre sainte chair a souffert pour nous l'opprobre : la tête les épines, le visage les crachats, les joues les soufflets, la bouche, par le goût, le fiel mêlé au vinaigre, les oreilles les blasphèmes impies, le dos la flagellation, et la main le roseau, les exten-sions du corps entier sur la croix, les articulations les clous, et le côté la lance ( ). » Et Chrysostome : « Quel outrage en effet égale celui-là ? Car ils crachaient sur cette face-là et la frap-paient, elle que la mer en voyant révéra, et dont le soleil la voyant sur la croix détourna ses rayons ; et ils frappaient sur la tête, rassasiant en toute abondance leur frénésie. Et en effet ils déployaient les coups les plus outrageux, souffletant, frappant à la face, et à ces coups ils ajoutèrent l'outrage du crachat ( ). » Pareils passages, considérés non en esprit de chicane, mais sur l'arrière-plan antidocétiste des Pères, trop évident pour être démontré, montrent que ceux-ci avaient plutôt tendance à accen-tuer le réalisme, bien loin de l'atténuer. Toutefois, il ne faut pas assimiler leur réalisme à celui Holbein : il y a chez eux quelque chose en plus. Par conséquent des correctifs s'impo-sent. Ceux-ci ne s'adressent pas à Dostoïevski (car à le lire en-tre les lignes l'on verra bien que tout en louant le tableau pour son réalisme, il en fait implicitement la critique) mais aux pein-tres qui comme Holbein et Grünewald ont poussé le réalisme jusqu'au bout, et rien que le réalisme.
Dostoïevski dit en effet qu'il n'y avait pas « un reflet de surnaturelle beauté sur son visage » ; que « ce visage était d'une impitoyable vérité : tout y était naturel ; c'était bien celui de n'importe quel homme après de pareilles tortures » ; et que ce que ce tableau lui a semblé exprimer, c'est cette notion d'une force obscure, insolente et stupidement éternelle, à laquelle tout est assujetti et qui vous domine malgré vous ( ). » En était-il bien ainsi dans le Christ lors de sa passion ? Trans-portons-nous en imagination à la crucifixion, et prenons pour exemple quelqu'un -- le larron -- qui n'a vu aucun prodige du Christ, qui n'avait sous ses yeux qu'un homme conspué, flagel-lé, la dérision de tous, un homme passant par les pires ignomi-nies, crucifié comme lui enfin. Pourtant ce larron a cru. Com-ment eût-il pu croire, si ce qu'il avait sous les yeux avait été uniquement comme « n'importe quel homme » ? En effet, la foi n'est possible que lorsque la raison juge qu'elle doit se soumettre (bien que la foi ne soit pas la conséquence inéluctable de ce ,jugement, ni l'aboutissement comme d'une démonstration géométrique) ; et la raison ne peut juger qu'elle doit se soumet-tre si d'abord elle ne perçoit pas des signes qui l'inclinent à le faire, qui la persuadent que ce qu'elle voit ne peut venir de l'homme. Quels sont ces signes qui ont suffi au larron pour croire, ce pour quoi nous l'admirons au-delà de toute mesure, comme ayant surpassé la plupart des apôtres qui, bien que souvent témoins de la puissance divine du Christ, ont défailli ce jour-là ?
Quand il s'agit de la Passion, les Pères parlent toujours d'un « retrait volontaire » de la divinité (sans séparation, évidemment) pour permettre à la « chair » de prendre son plein de souffrance. Comme le dit St Athanase, « que personne ne soit ébranlé jusqu'à l'incrédulité, si le Seigneur qui est en même temps Dieu et homme dit : ‘Maintenant mon âme est agi-tée ( )’ ; car cela advint, la divinité le permettant, la chair se re-dressant. Il était possible à la divinité d'empêcher le trouble, mais elle ne l’a pas voulu, afin de ne pas dissoudre la ressem-blance avec nous ( ). » Par conséquent la passion du Christ, à la différence de la nôtre, avait un caractère divinement volon-taire. Je souligne le mot divinement, parce que tandis que pour nous une souffrance imposée du dehors, même si elle est rendue pleinement volontaire par notre acceptation, comporte toujours un certain élément involontaire, puisqu’elle nous est imposée initialement du dehors, dans le Christ il ne pouvait en être ainsi, vu que par sa divinité Il était autant maître du dehors que du dedans. Comme ce retrait dont je parle n'est jamais une séparation, et qu'en vertu de l'union de sa « chair » avec sa divinité les actes de sa « chair » deviennent, la distinction des natures dûment respectée, ceux de sa divinité, il s'ensuit que, fût-ce dans les crachats, les soufflets, l'ignominie, fût-ce dans l'aspect physique lui-même, jusqu'aux « prunelles révulsées », le caractère divin de Celui qui les endure se reflète. C'est pour cela qu'il y a dans les actes humains du Christ cette beauté inac-cessible, unique, qui excite l'admiration (au sens grec( ) philosophique du terme) sans laquelle il n'y a pas de foi. J’ai dit, qu'il n'est pas jusqu'à l'aspect physique du Christ, quelque défiguré qu'il fût par la Passion, qui ne dût refléter cette beauté là. Il ne s'agit pas du tout de la beauté physique, celle-ci pouvant camoufler les pires laideurs spirituelles ; et par ailleurs les Pères, quand ils interprètent les épithètes de « beauté » appliqués au Christ par le Ps. 44 par exemple et par Isaïe 53, ne les interprètent jamais dans le sens de beauté phy-sique. Il s’agit précisément de cette beauté surnaturelle, plus que surnaturelle, divine, qui fait défaut dans le tableau de Hol-bein. Car déjà quand il s'agit du pur homme, la beauté de l'âme comme sa laideur s'expriment dans le corps. Selon le docteur Carrel, « la forme de la figure, celle de la bouche, des joues, des paupières, et tous les autres traits du visage sont déter-minés par l'état habituel des muscles plats, qui se meuvent dans la graisse, au-dessous de la peau. Et l'état de ces muscles vient de celui de nos pensées ( )». St Grégoire de Nazianze parle d'une « couleur de la continence ( )», et St Basile dit magnifiquement : « Celui qui fixe le regard sur les resplendisse-ments et les grâces de la Beauté, participe à quelque chose d'elle, coloré comme par une certaine teinture, d'une lueur éclatante dans son propre aspect. D’où Moïse, par la parti-cipation à cette Beauté-là en conversant avec Dieu, eut le visage glorifié... Les traces de la beauté de l'âme transparaissent dans la constitution du saint ( ). » Si donc l'âme met son empreinte sur le corps, à plus forte raison la divinité sculpte-t-elle l'âme comme le corps à sa propre image. Pour prendre une autre illustration dans la peinture, nous pensons que la mosaï-que de la tribune sud de Ste Sophie à Constantinople, représen-tant la Vierge Mère, est un magnifique exemple de ce que peut être la beauté surnaturelle transfigurant la souffrance la plus profonde et la plus lancinante, tandis que la Vierge de la cruci-fixion de Grünewald n’exprime que la souffrance dans tout son réalisme : c'est vrai, mais ce n'est pas toute la vérité.
Concluons : les correctifs suppléés, il n'en reste pas moins vrai que, pour que le spectacle intime de la Passion ne causât pas chez les apôtres un désarroi qui eût pu confiner au déses-poir et à l’incrédulité, il fallait les rassasier antérieurement d'une plénitude découlant de la vision éclatante de la divinité de Celui qui est descendu jusqu'à de telles ignominies. L’économie de la Transfiguration ayant donc, nous l'espérons, été mise en relief, passons à sa « théologie ».
Chapitre 3 : La « théologie » de la Transfiguration
A. L’essence
Nous avons donc dit que la Transfiguration consiste dans une certaine
perception mystique de la divinité du Christ. Nous aurions bien
voulu, suivant la méthode chère à la théologie
latine, gravir pas à pas avec les apôtres les paliers de leur
as-cension, mais la dialectique même de la théologie grecque,
qui part du divin à l'humain, nous oblige à ce stade de notre
re-cherche d'aller d'un bond jusqu'aux plus hauts sommets de la vie divine,
et d'épouser le mouvement même qui descend vers les apôtres
pour opérer leur ascension. Autrement on risque très fort
de fausser les perspectives, et de ne pas saisir ce que cette théologie
a d'unique et d'original. Encore une fois, il ne s'agit pas d'un arrangement
extrinsèque, d'un plan factice, car on peut très bien commencer
un traité par « De Deo Uno », ou « De Deo Trino
», sans que cela empêche le moins du monde la théologie
du traité d'être anthropocentrique dans sa dialec-tique profonde.
On sait qu'Eunome, pour nier la divinité du Fils et du St Esprit,
a identifié l'essence( ) divine avec l'inengendré ( ), caractère
qui distingue le Père des deux autres personnes. C'est à
cause surtout de cette monstrueuse erreur, la plus arrogante qui fût
jamais, par laquelle l'homme s'arroge le pouvoir de connaître ce
qu'il y a de plus secret et de plus caché dans la divinité,
et de lui donner un nom propre, que nous avons de magnifiques développements
des Pères grecs sur l'essence divine. Si Eunome connaît l'essence
divine, pourquoi l'ap-pelle-t-il par un mot négatif ? On ne définit
pas ce qu'est le rouge en disant qu'il n'est pas blanc, ou qu’il n'est
pas noir, ou qu’il n'est pas vert, dût cette série de négations
être intermi-nable, car une série infinie de négations
ne fait qu’écarter un nombre infini de possibilités, mais
ne nous dit pas ce qu’est le rouge. Il eût été tellement
plus facile de dire ce qu'est l'essence divine, si on la connaissait, plutôt
que de dénombrer la série infinie de ce qu'elle n'est pas
!
Contre lui donc, les Pères affirment que l'essence divine est absolument inconnaissable, non seulement pour nous, mais en elle-même, pour tout être créé. Ils sont très formels sur ce point, et y insistent avec une telle force qu'il est impossible, à moins d'être aveuglé par les préjugés, de les mal entendre. Leurs témoignages sont si abondants que nous nous limiterons à quelques textes des plus représentatifs. Nous avons délibé-rément écarté les innombrables textes où l'inaccessibilité divine est affirmée par rapport à l'homme, pour ne choisir que parmi ceux qui l’affirment en elle-même, par rapport à tout être créé :
1. ST GRÉGOIRE LE THÉOLOGIEN : « Je courais comme devant saisir Dieu, et ainsi je suis monté sur la montagne, et j'ai pénétré à travers la nuée, entrant à l’intérieur loin de la matière et des choses matérielles, et enroulé sur moi-même autant que possible. Mais quand j’eus regardé bien en face, à peine vis-je -- et cela abrité moi-même dans la pierre, le Logos incarné pour nous, et m'étant penché un peu comme pour regar-der à travers -- la partie postérieure de Dieu, non la nature pre-mière et pure, je veux dire celle connue par la Trinité elle-même, celle qui se trouve à l'intérieur du premier voile, et qui est enveloppée par les chérubins, mais la nature dernière et qui parvient jusqu'à nous. Celle-ci est, autant que je sache, la gran-deur qui est dans les créatures et dans les choses produites et gouvernées par Lui, ou comme l'appelle le divin David, la magnificence. Car elles sont la partie postérieure de Dieu, les choses qui derrière Lui le font reconnaître, comme les ombres et images du soleil dans les eaux montrent le soleil aux yeux abîmés, puisqu'il n'est pas possible de le regarder en face, lui qui triomphe de la sensation par la pureté de la lumière. C'est ainsi donc que tu disserteras sur la divinité, fusses-tu Moïse et le dieu de Pharaon, fusses-tu parvenu au troisième ciel, suivant Paul, et entendu des paroles ineffables, les eusses-tu dépassés, devenu digne de quelqu'état ou rang angélique ou archangé-lique ! Car s’il y a un être tout céleste, ou supracéleste, et de beaucoup plus sublime que notre nature, et plus près de Dieu, il se tient plus éloigné de Dieu et de la compréhension parfaite qu'il ne dépasse notre mélange composé, humble et incliné en bas ( ). Il faut commencer donc ainsi à nouveau : ‘Il est difficile de penser Dieu, mais impossible de L'exprimer’, comme a philosophé l'un des théologiens des Grecs, non sans adresse me semble-t-il, afin de paraître, en disant : ‘il est difficile’, L'avoir saisi, et d'esquiver la preuve, par l'inexprimable. Mais il est impossible de L’exprimer, selon mon sentiment, et encore plus impossible de Le penser. Car ce qui est pensé, la parole peut-être le montrerait, bien que non suffisamment mais obs-curément à celui dont les oreilles ne sont pas totalement corrompues, ni l'intelligence lente. Mais cerner par l’intelligence une telle chose est absolument impossible et inconcevable, non seulement aux nonchalants et à ceux qui tendent en bas, mais aussi à ceux qui sont très sublimes et aiment Dieu, comme à toute nature engendrée, et ceux qu'aveuglent à l’intelligence du vrai ces ténèbres-ci et cette chair épaisse -- je ne sais si ces ténèbres n'aveuglent aussi les natures intellectuelles d'en haut, lesquelles parce qu'elles sont plus proches de Dieu et éclairées d'en haut par toute la lumière, puissent-elles être éclairées peut-être, sinon entièrement mais plus parfaitement et plus en relief que nous ; et les unes plus ou moins que les autres, selon la proportion de leur rang ! ( ) » -- A noter, dans ce magnifique texte, rien que noter pour le moment, l'opposition que fait Grégoire entre « la nature première et pure, celle connue par la Trinité elle-même » et « la nature dernière et parvenant jusqu'à nous » -- nous verrons plus loin quelles déductions en tirer. D'autre part j'ai tenu à citer entièrement ce passage, non seulement pour l’insistance avec laquelle tout au long il démontre notre thèse, mais aussi parce qu'à la fin( ) il y a une obs-curité qui peut prêter à des malentendus. Celle-ci provient du fait que le membre de phrase commençant par « je ne sais » et qui est au datif, peut grammaticalement être gouverné soit par la première clause : « mais cerner par l'intelligence une telle chose est absolument impossible et inconcevable », soit par la clause : « ces ténèbres-ci aveuglent. » Dans le premier cas, le sens serait : « mais cerner par l'intelligence une chose telle est absolument impossible et inconcevable... je ne sais si ce n'est aussi aux natures intellectuelles d'en haut », comme si Grégoire doutait que cela fût impossible aux êtres angéliques, ce qui serait en parfaite contradiction non seulement avec toute la teneur du texte, mais aussi avec la finale elle-même laquelle proclame sans ambiguïté que cerner l'essence divine est abso-lument impossible « à toute nature engendrée ». Aussi, avons-nous préféré sans hésitation la deuxième interprétation gram-maticale, d'autant plus qu’en cas d'hésitation entre deux clauses qui peuvent également gouverner une autre, c'est la plus proche à celle-ci qui, grammaticalement, a la priorité : le sens sera alors que Grégoire se demande si même dans la nature angé-lique il n'y a pas -- analogiquement avec la « chair épaisse » de l'homme -- certaines ténèbres qui interviennent entre elle et « l'intelligence du vrai » (car au fond même la lumière angé-lique est ténèbres en comparaison avec la lumière divine), cela s'harmonise parfaitement avec la clause optative qu'il emploie. Cette traduction est d'autant plus justifiée que j'ai pu trouver chez lui un passage exactement parallèle tant pour la syntaxe que pour l'idée qui ici ne fait pas de doute : « Car nous ne som-mes pas seulement composés mais opposés et les uns aux autres et à nous-mêmes, ne restant pas purement les mêmes fût-ce un seul jour, bien loin de dire toute la vie, mais toujours coulant et changeant dans nos corps et nos âmes ; je ne sais même si les anges ne sont pas ainsi, et toute la nature d'en haut qui est après la Trinité, bien qu'ils soient d'une certaine manière sim-ples et plus ancrés dans le bien, de par leur proximité au bien suprême ( ). » Ailleurs il dit : « Dieu est la lumière suprême, et inacces-sible, et ineffable, insaisissable par l'intelligence et inexpri-mable par la parole, illuminant toute nature rationnelle, vu qu'Il est dans les êtres intelligibles ce que le soleil est dans les sensibles... J'appelle lumière celle contemplée dans le Père, le Fils et le St Esprit, dont la richesse est l'identité de nature et l'unique élan de splendeur( ). » A ceux qui veulent perquisition-ner curieusement le « comment » de la génération divine, il répond : « Comment est-Il engendré ? De nouveau je dirai, in-digné, la même chose : la génération de Dieu, qu'elle soit honorée par le silence ! c'est grand pour toi d'apprendre qu'Il est engendré. Le ‘comment’, nous ne le concéderons pas même aux anges, pour ne pas te mentionner, de le penser. Veux-tu que je représente le ‘comment’ ? Comme le sait le Père qui a engendré, et le Fils qui a été engendré. Ce qui est au-delà de cela est caché par une nuée, et échappe à la faiblesse de ta vue ( ). » Ce dernier texte, entre parenthèses, comme tant d'autres textes patristiques, montre que le mystère de la Trinité est inaccessible au même titre que l'essence.
2. ST BASILE : « A Eunome, semble-t-il, Dieu a manifesté non seulement son nom, mais son essence même. Et une chose si inexprimable, qui n'a été manifestée à aucun des saints, lui l'écrivant dans des livres la publie et la divulgue inconsidé-rément à tous les hommes. Et les choses qui nous sont réservées dans les promesses sont au-dessus de toute science humaine, et la paix de Dieu surpasse toute intelligence ; mais l'essence même de Dieu, il n'admet pas qu'elle soit au-dessus de toute in-telligence et de toute science des hommes ! Mais je pense que la compréhension de l'essence surpasse non seulement les hom-mes, mais toute nature rationnelle, j'entends ici par ‘rationnelle’ celle dans la créature. En effet le Père est connu du seul Fils et de l'Esprit Saint. ‘Car nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils ( )’ ; et ‘l'Esprit scrute tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu. Car nul ne connaît, dit-il, les choses de l'homme, si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui ; et nul n'a connu les choses de Dieu si ce n'est l'Esprit qui est de Dieu ( )’. Qu'ont-ils donc laissé de privilégié, à la science de l'unique-engendré ou de l'Esprit-Saint, s'il est vrai qu'ils ont, eux la compréhen-sion de l'essence même ? Refusant à l'unique-engendré la con-templation de la puissance, de la bonté et de la sagesse de Dieu, ils décident que l'intelligence de l'essence est à leur mesure ( ). » Il dit aussi : « Disons, non ‘combien’ grand est Dieu, mais selon qu’Il nous est accessible. Car nous ne récusons pas sous prétexte que nous sommes impuissants de parcourir des yeux tout l'espace entre le ciel et la terre, de con-templer autant que nous pouvons : de même maintenant don-nons satisfaction à la piété par de faibles paroles, en concédant à la magnificence de sa nature qu'elle triomphe de toute parole. Car ni les langues des anges, quelles qu'elles soient, ni celles des archanges, jointes à celles de toute nature rationnelle, ne peuvent en atteindre même la plus infime partie, loin de s'égaler au tout ( ). »
3. ST GRÉGOIRE DE NYSSE : « La puissance des anges, com-parée à la nôtre, paraît de beaucoup supérieure, car aucune sensation ne la gênant elle désire les choses sublimes avec une faculté nue, et non voilée, de connaissance. Si cependant leur compréhension est examinée à fond, en rapport avec la magnificence de l'Etre véritable, peut-être que celui qui osera dire que leur puissance n'est pas loin de notre petitesse pour com-prendre Dieu n'aura pas poussé l'audace au-delà de ce qui est convenable. Car grand et infranchissable ( ) est l'intervalle dont est séparée la nature incréée, comme par un mur, de l'essence créée ( ). »
4. ST CHRYSOSTOME : « Appelons-Le donc le Dieu inex-primable,
inintelligible, invisible, incompréhensible, triom-phant de la puissance
de la langue humaine, dépassant la compréhension de l'intelligence
mortelle, Celui dont la trace est insaisissable aux anges, qui est invisible
aux séraphins, incompréhensible aux chérubins, invisible
aux principautés, puis-sances, vertus, en un mot à toute
créature, connu du Fils seul et de l'Esprit-Saint ( ). » Commentant
la parole de St Paul : « Celui qui habite une lumière inaccessible
( ) », il distingue « l'inaccessible » de « l'incompréhensible
» : « ‘l'inaccessible’ est bien plus que l'incompréhensible.
Car est dit ‘incompréhen-sible’ ce qui, scruté et cherché,
n'est pas compris par ceux qui le cherchent ; mais ‘inaccessible’ ce qui
n'admet pas de com-mencement d'examen, ni qu'on puisse s'en approcher.
Par exemple la pleine mer est dite ‘incompréhensible’, dont les
plongeurs qui y descendent et s'enfoncent à une grande profon-deur
ne peuvent trouver le terme ; mais est dit ‘inaccessible’ ce dont le commencement
est impossible à chercher et à scru-ter ( ). » Les
objections astucieuses, propres à saisir les simples dans leurs
filets, ne manquaient pas de la part des anoméens : « Alors
tu ignores ce que tu adores ? », comme ils le faisaient à
St Basile. Chrysostome leur répond par une comparaison très
concrète : « Montrons qu'ils ignorent Dieu, non ceux-là
qui ignorent ce qu'est son essence, mais ceux qui soutiennent la connaître.
Car dis-moi, si de deux hommes soutenant l'un et l’autre connaître
la grandeur du ciel, l'un dit que l'oeil humain est incapable de le saisir,
l'autre soutient le parcourir en le mesurant tout entier à l'empan,
lequel dirons-nous connaître la grandeur du ciel, celui qui soutient
savoir combien d'empans il mesure, ou celui qui avoue l'ignorer ( ) ? »
Donc, comme le dit St Basile dans une formule saisissante, « La connaissance
de l'essence divine, c'est la sensation de son incompréhensibili-té
( ). » Contre toutes les formes du rationalisme moderne (qui ne diffèrent
essentiellement en rien de la prétention infiniment arrogante et
superbe des anoméens), il faut affirmer que plus on a la sensation
de l'incompréhensibilité de Dieu, et plus on Le connaît.
Un Dieu qu’on comprend et qu’on dissèque, ce n'est plus Dieu, c’est
une idole. Et qu'on ne dise pas que c’est de la paresse ou de l’apathie
qu'une telle doctrine : bien loin de l’être, elle est au contraire
le seul moteur d’un déploiement toujours dynamique de l’intelligence,
car du moment que celle-ci se trouve en face d'un objet qu'elle circonscrit
et épuise, elle s’arrête, et s’arrêter, dans la vie
de l’âme (qui est inconcevable sans le mouvement), c'est reculer.
L'intelligence ne se résout en adoration que devant l'infini. C'est
ce que le même Chrysos-tome nous montre dans les célèbres
élucidations, qui comptent parmi les plus belles de la théologie
symbolique, qu'il tira surtout de l'image des séraphins aux six
ailes de la vision d'Isaïe (ch. 6) : « Pourquoi, dis-moi, cachent-ils
leurs visages et déploient-ils leurs ailes ? Pourquoi, sinon parce
qu'ils ne soute-naient pas l'éclair bondissant du trône, et
ces resplendis-sements-là ? Bien qu'ils ne vissent pas la pure lumière
elle- même, ni la pure essence elle-même, mais une condescen-dance
( ). Qu'est-ce une condescendance ? C'est lorsque Dieu ne paraît
pas tel qu'Il est, mais selon la capacité de celui qui peut Le contempler,
mesurant la manifestation de la vision à la fai-blesse de ceux qui
voient. Et que c'était une condescendance, cela est clair des paroles
mêmes, car il dit : ‘Je vis le Seigneur assis sur un trône
haut et élevé’ : Or Dieu ne s'assoit pas ( ). »
-- Noter dans ce passage la notion de « condescendance »
qui aura à jouer un grand rôle dans notre étude.
De même que Chrysostome constitue la torture de ceux qui ne veulent
voir dans l’eucharistie qu'un symbole et Pascal de ceux qui pensent que
science et foi sont inconciliables, ainsi Denys l’Aréopagite est-il
la torture par excellence de ceux, abondants de nos jours, qui veulent
concilier le christianisme avec leur rationalisme plus ou moins avoué
et subtil, ils lui vouent même une rancune particulière. Non
que Denys ait in-sisté plus que Chrysostome par exemple, sur l’incompréhensibi-lité
divine. Mais tandis qu’on se permet des libertés vraiment étonnantes
à l'égard de l'éloquence très imagée
de Chrysos-tome (comme à l'égard de l'Écriture Sainte
d'ailleurs), et qu'on met sur le compte de la « rhétorique
» tout ce qui nous paraît exigeant dans sa pensée (bien
que jamais pensée ne fût plus claire, moins ambiguë),
avec Denys c'est un style strictement philosophique qui donne moins d'essor
à de pareilles libertés. D’autre part, tandis que les textes
de Chrysostome sur l'incompréhensibilité, bien que nombreux,
constituent une part in-fime de son oeuvre gigantesque, toute l’œuvre de
Denys n'est qu’un hymne à la transcendance de Dieu, une symphonie
où ce thème revient sous mille formes, d’une manière
lancinante, une mer dont les vagues viennent constamment s'abattre au pied
de cette falaise, dans un murmure d'adoration. Il dit par exemple : «
Car de même que les choses intelligibles sont insaisissables et invisibles
aux choses sensibles ; et les choses simples et sans forme à celles
qui ont une figure et une forme ; et l'absence de forme, impalpable et
sans figure des choses incorporelles à celles formées selon
les figures corporelles : selon la même dé-monstration de
vérité, l’indétermination supraessentielle surpasse
les essences, et l'unité au-dessus de l’intelligence les es-prits
; et l’Un au-dessus de la pensée est impensable à tous les
esprits, le bien au-dessus de la parole est inexprimable pour toute parole,
unité unifiant toute unité, essence supraessentiel-le, intelligence
inintelligible et parole ineffable, déraison et inintelligence et
innommabilité, n'étant selon aucun être et étant
cause de l'être à tous, elle-même n'est pas, vu qu'elle
surpasse toute essence, comme elle le fit connaître sur elle-même
proprement et en toute connaissance de cause. Il ne faut donc pas oser,
selon ce qui a été dit, soit dire soit penser quelque chose
au sujet de la divinité supraessentielle et cachée, en dehors
de ce qui nous a été divinement révélé
par les saintes Paroles. Car, selon qu'elle nous l'a transmis sur elle-même
dans les Paroles d'une manière qui convient à sa bonté,
la science et la contemplation de son essence, celle-ci étant abs-traite
de toute chose d'une façon supraessentielle, est inacces-sible à
tous les êtres ( ). Et tu trouveras beaucoup de théologiens
la louant non seulement comme invisible et insaisissable, mais comme inscrutable
et sans trace, aucune trace n'existant qui parcoure jusqu'au bout son infinité
cachée ( ). »
-- A noter dans ce texte typique les termes très forts : «
déraison, inintelligence, n'étant pas », propres à
la théologie négative (dite « apophatique »,
théologie purement spéculative et qui corres-pond à
l'inaccessibilité de l'essence) et qui ne doivent pas être
pris, Denys nous en avertit plusieurs fois, dans le sens d'une privation
en Dieu, mais dans le sens de transcendance et d'abs-traction infinie au-dessus
de tout le créé.
Ailleurs il dit que « la profondeur divine, c'est son intimité cachée et son inconnaissabilité insaisissable pour tous les êtres ( ). » Il applique aussi à l'essence les termes que voici : « la cause imparticipable ( ) », « I'imparticipabilité ( ) de la divinité cause de tout ». Ici nous noterons que quand on dit que l'es-sence de Dieu est imparticipable, ou que Dieu « ne peut pas » par exemple cesser d'être Dieu, ou déléguer le pouvoir de créer à aucune créature, ou faire le mal, on n'est pas en train de jeter des interdits sur Dieu, ni de Lui attribuer la faiblesse ou l'im-puissance, comme le voudraient ceux qui nient en Dieu le con-cept de « nature » au profit du concept de « volonté », et s'ex-priment ainsi : Dieu « ne veut pas »... Nous répondrons tout d'abord que le concept de « nature » n'exclut pas le moins du monde celui de « volonté » ou de « liberté », et qu'il n'implique en aucune façon une quelconque compulsion en Dieu. « Dis-moi, dit St Cyrille d'Alexandrie, est-ce que le Dieu de toutes choses n'est-II pas Dieu selon la nature ? N'est-Il pas selon la nature saint, juste, bon, vie, lumière, sagesse et puissance ? Serait-II donc alors, Lui, involontairement et comme par nécessité, ce qu'Il est( ) ? » Ensuite nous dirons : refuser le concept de « nature » en Dieu au profit de celui de « volonté », c'est impliquer en Lui une potentialité pour le mal, ou comme dirait Aristote Le rendre « bon en acte, mauvais en puis-sance »,c'est donc induire en Lui une composition propre à la créature et qui ne peut finalement mener qu'à sa dissolution. Concluons : le fait que l'essence de Dieu est imparticipable ne provient donc ni d'envie ni d'orgueil ni d'impuissance, c'est au contraire parce que Dieu est Dieu, l'existence même de Dieu serait inconcevable autrement.
Nous finirons cette liste de témoignages sur l'essence par celui-ci,
très fort, de St Maxime, à propos même de la Trans-figuration
: « Donc la lumière de la face du Seigneur qui a surpassé
toute félicité humaine pour les apôtres est le symbole
de la théologie mystique négative selon laquelle la bienheureuse
et sainte divinité est dans son essence au-dessus de toute parole,
et suprainconnaissable, et infiniment abstraite de toute infinité,
ne laissant à ceux qui sont derrière elle absolument aucune
trace, même simple, de compréhension, et ne concédant
à aucun être de penser comment, fût-ce à un degré
quelconque, elle est en même temps monade et triade, car il n'est
pas dans la nature de l'incréé d'être contenu par le
créé, ni dans celle de l'infini d'être pensé
sous toutes ses faces par les êtres finis ( ). » Noter avec
quelle force (ce que nous avons dit à propos de Grégoire
de Nazianze) St Maxime déclare la Trinité abso-lument inconnaissable
au même titre que l'essence.
B L’Energie
A lire superficiellement le chapitre précédent, on pourrait avoir l'impression que les Pères Grecs sont des agnostiques, et se dire : Un Dieu dont on ne sait rien, à quoi sert-Il ? Aussi bien le lecteur trop hâtif est-il prié de patienter un peu, et de lire, avant d'émettre un jugement quelconque, le chapitre présent. Car leur doctrine sur l'action de Dieu en nous (non pas notre action sur Lui, ni notre dissection de Lui !) est une des plus belles et des plus originales de la théologie grecque, tout comme celle de l'essence dûment entendue.
En effet, le vrai agnostique n'est pas seulement celui qui nie savoir quoi que ce soit de Dieu, y compris son existence, mais aussi celui qui, à force de vouloir disséquer Dieu et L’ana-tomiser, a substitué au Dieu vivant et agissant, au Dieu concret et existant en nous d’une façon infiniment plus intime que nous à nous-mêmes, un concept stérile, abstrait et mort, puisqu’il n’est que le produit de l'imagination. « Et Elie le Thesbite les railla et dit : ‘Appelez à haute voix, car il est dieu. Car il est en conversation, ou peut-être en délibération, ou peut-être qu'il dort et il se lèvera( ). Ou bien c'est le Dieu-concept mort-né, ou bien Celui qui a agi une fois, lors de la création, puis cessé d'agir, comme on l'a justement reproché à Descartes : « Je ne puis pardonner à Descartes ; il aurait bien voulu dans toute sa philosophie se pouvoir passer de Dieu ; mais il n'a pu s'em-pêcher de lui faire donner une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement ; après cela, il n'a plus que faire de Dieu ( ). » Pourtant Dieu est toujours agissant : « mon Père agit jusqu'à présent, et moi aussi j'agis ( ). » Car les êtres qu'Il a ame-nés du néant à l'existence ne subsisteraient pas une seule seconde s’Il ne les conservait par son action, à laquelle ils sont tous suspendus. Et l'action par laquelle Dieu fait sentir son existence, et sans laquelle Il devient un concept, les Pères l'ap-pellent « l'énergie ( ) ». Tout être existant possède une énergie : la fleur fait sentir son existence, entre autres façons, par le par-fum qu'elle émet, l'homme par sa pensée, sa parole, son poing musclé... Qu'est-ce qu’une neige qui ne frappe pas les yeux par sa blancheur, qui ne jette pas du froid autour d’elle, qui ne fond pas aux doux rayons du soleil ? C'est donc l'énergie qui concrétise l’essence d'un être ; sans elle l’essence, dont elle est inséparable, n'existerait pas. « Si toute énergie, dit St Jean Damascène, se définit comme étant le mouvement essentiel d'une substance quelconque, comme l'ont déterminé ceux qui sont experts en la matière, qui a jamais connu une substance immobile ou absolument inerte, ou a jamais rencontré une énergie qui ne soit pas le mouvement d'une puissance substan-tielle ( ) ? » Cela est tellement vrai que l'identité et la séparation d'énergie dénotent respectivement l'identité et la séparation de substance ; comme l'égalité et l'inégalité d'énergie, celles de substance. Ainsi, pour illustrer le premier point, le fait que les trois personnes de la Trinité ont une énergie identique (non seulement égale, mais identique et la même) indique qu'ils ont une substance identique. Par contre, le fait que Pierre agit sépa-rément de Jean indique qu'il a une substance séparée. Pour illustrer le second point, si le Christ accomplit des actes qui sont propres à Dieu (pardonner les péchés et ressusciter Lazare, de par sa propre autorité), Il participe à la nature divine. Mais s’Il pleure au tombeau de Lazare, ce ne peut être en tant que Dieu, mais en tant qu'homme. Chaque nature a son énergie spécifique : « Car le feu ne refroidit pas, ni la glace ne chauffe ( ) », dit St Basile. C'est par l'égalité d'énergie du Fils et du Saint-Esprit par rapport au Père que les Pères démontrent leur égalité de substance : « Si [le Saint-Esprit] en effet n'est pas adorable, comment est-ce qu'Il me divinise par le baptême( ) ? ».
C'est donc par son énergie que Dieu nous atteint, et qu’en voie de conséquence nous pouvons savoir quelque chose de Lui. « Nous disons connaître Dieu par ses énergies, dit St Basile, nous ne nous faisons pas forts d'approcher de l'essen-ce même. Car ses énergies descendent jusqu'à nous, mais son essence demeure inaccessible ( ). » Parlant de St Jean l’Évangéliste, Chrysostome dit : « C'est pourquoi celui-ci ne pose nulle part de nom pour l'essence, car il n'est pas possible de dire ce qu'est l'essence de Dieu. Partout il nous Le montre par ses énergies ( ). » Comme la théologie négative correspond à l'essence, la théologie affirmative (dite en jargon théologique cataphatique ») correspond à l'énergie. Par elle nous assignons à Dieu toutes les perfections que la révélation nous fait connaître de Lui, et celles que la raison découvre par les créa-tures (vu que Dieu, étant la cause de celles-ci, contient nécessairement leurs perfections, mais d'une manière infinie). C'est dire que la théologie affirmative doit toujours être complétée par la négative, autrement elle sombrerait dans le panthéisme : comme la négative doit l’être par l'affirmative, autrement c'est l’agnosticisme qui la guette. « Il n'y a pas un nom, dit St Basile, qui suffise à proclamer adéquatement, en l’embrassant, toute la nature de Dieu. Mais de multiples et divers noms confluent, selon la signification propre à chacun, tout à fait obscure et très petite comparée à l'ensemble, en une pensée qui nous est suffisante. Donc parmi les noms appliqués à Dieu, les uns indiquent ce qui convient à Dieu, les autres au contraire ce qui ne convient pas, et en effet de ces deux choses est produite en nous une empreinte de Dieu, par la négation de ce qui Lui est dissemblable, et la confession de ce qui se trouve en Lui ( ). » Denys préfère la négative, et il justifie sa préférence par de bonnes raisons : « Parfois [la nature divine] est louée d'une façon qui surpasse toute convenance, de la part des mêmes Paroles, par des révélations qui lui sont dissemblables, vu qu’elle est invisible, et infinie et incompréhensible, et elle est désignée non par ce qu’elle est, mais par ce qu'elle n’est pas. Car cela, selon mon sentiment, est plus propre ( ) à elle : puisqu’ enfin, comme l’a indiqué la tradition secrète et sacrée, c'est la vérité que nous disons quand nous déclarons que la nature divine n’est selon aucun être, tandis que nous ignorons son indétermination supraessentielle, et inintelligible, et ineffable. Si donc les négations concernant les choses divines sont vraies, et les affirmations ne sont pas appropriées, la révélation par les représentations dissemblables, dans le cas des choses invisibles, est plus propre ( ) au caractère secret des choses ineffables ( ). »
Toutefois, quand nous disons qu’à la différence de l’essence l'énergie est « connaissable », il faut bien se garder d'entendre ce mot au sens de « ce qui peut être épuisé ». Car l'énergie, elle aussi, est infinie. Nous savons par exemple que Dieu est beau, bon, sage, mais nous ne pouvons savoir combien Il est beau, bon, sage. Ainsi St Jean Chrysostome ne mâche pas ses mots, il emploie à propos de l'énergie les mêmes termes qu'à propos de l’essence, dès qu'il s'agit de définir l'énergie divine dans toute sa puissance. Parlant de l’attitude de St Paul face à la Providence concernant le salut des juifs et des gentils, il dit : « Voyant un océan béant ouvert dans cette même partie-là, et voulant se pencher pour regarder la profondeur même de la providence de ce salut, comme saisi de vertige par l'ineffa-bilité de cette économie-là, pris d'admiration et frappé de terreur par l'indicibilité, l'infinité, l'ineffabilité et l'incom-préhensibilité de la sagesse et de la providence de Dieu, il fuit laissant échapper ces accents et criant à haute voix ces paroles, avec une grande stupéfaction : ‘O profondeur de la richesse, sagesse et science de Dieu ( )’ ? Ensuite montrant qu’il en sait la profondeur, mais ne peut apprendre combien elle est, il ajoute : ‘Comme ses jugements sont inscrutables, et ses voies sans trace’ ! Il ne dit pas que ses jugements sont seulement incompréhensibles, mais aussi inscrutables. Car non seulement on ne peut les saisir, mais aussi ni en faire un commencement d'examen, de sorte que non seulement on ne peut les pénétrer jusqu'au bout, mais pas même dépister le commencement de ses économies ». Et il poursuit : « Si donc la profondeur de la richesse est infinie, et de la sagesse et de la science, et ses juge-ments sont inscrutables et ses voies sans trace, et son don inénarrable, et sa paix dépasse toute intelligence, non seulement la mienne et la tienne, et de tel ou tel, non seulement celle de Paul et Pierre, mais celle même des archanges et des puissances célestes, quelle excuse auras-tu, dis-moi, quel pardon, toi qui fais preuve d’une telle démence et d’un si fol orgueil en voulant saisir ce qui n’a pas de trace et en exigeant une justification de la Providence divine entière( ) ? » Épuiser l'infinité de l'énergie divine, c'est l'égaler, et égaler l'énergie d'un être c'est finalement, nous l'avons vu, égaler son essence. Si donc nous disons que l'essence est inaccessible tandis que l'énergie descend jusqu'à nous, l'essence est inconnaissable et innommable, l'énergie est connaissable et a de nom, l'essence est imparticipable, l'énergie participable ; si nous distinguons en Dieu avec St Grégoire de Nazianze (dans le texte déjà cité au chapitre sur l'essence) une « nature première et pure » d'une « nature dernière et qui parvient jusqu'à nous », ce n'est pas parce que nous croirions, comme on pourrait le penser, que l’énergie divine ne fût pas également infinie et inépuisable comme l'essence, ou qu'il y eût en Dieu une composition quelconque (nous verrons cela plus loin), une divinité supé-rieure et une divinité inférieure pour ainsi dire, mais c'est parce que la participation à Dieu a lieu à partir de l'énergie, par la « condescendance », c'est dans l'exacte mesure où l'énergie nous atteint que nous atteignons Dieu.
Une autre caractéristique de l’énergie, par opposition à l’essence, c'est qu'elle est multiple. Denys dit que la divinité ne quitte jamais sa propre intimité unique, cependant pour se mélanger ascensionnellement et d'une façon unifiante avec ceux sur qui elle veille, elle se multiplie et sort ( ), restant à l'intérieur d'elle-même solidement et stablement fixée dans une immobile identité ( ) ». St Basile de son côté dit : « Mais les énergies sont diverses, l'essence est simple ( ). » Il proteste avec autant de véhémence contre la confusion des énergies entre elles que contre celle de l'essence et de l'énergie : « Est-ce qu'ils sont équivalents entre eux, la terreur qu'inspire Dieu et son amour des hommes ? sa justice, et sa puissance créatrice, et sa prescience, et sa rétribution, et sa magnificence et sa provi-dence ? Ou quand nous disons l'une de ces choses, signifions-nous l'essence ( ) ? » Cette double confusion, Eunome la com-mettait sous prétexte que l’essence divine est simple. Pour sauvegarder une vérité, il lâchait l’autre. Voyons maintenant, pour conclure cette dissertation, comment les Pères se sont pris pour maintenir les deux vérités.
Rappelons d'abord la première : que Dieu est simple. Vérité
fondamentale et que tous les Pères ont énergiquement affirmée.
Commençons par les paroles du Théologien : « Car la
composition est le principe de la lutte ; la lutte, de la sépa-ration
; la séparation, de la dissolution. Or la dissolution est entièrement
étrangère à Dieu et à la nature première.
Donc point de séparation, afin qu'il n'y ait pas dissolution ; point
de lutte, afin qu'il n'y ait pas séparation ; point de composition,
afin qu'il n'y ait pas lutte ( ). » Ce principe est tellement cher
au Théologien qu'il exclut les anges mêmes de cette absolue
sim-plicité (nous l'avons vu dans un texte déjà cité),
puisque s’ils l’avaient ils n’auraient pu pécher.
ST GREGOIRE DE NYSSE dit : « Qui a tellement perdu la raison
jusqu'à ignorer que la nature divine est, dans son essence, une,
quelque chose de simple, d'une seule espèce et de non composé,
et qu'en aucune façon elle ne peut être contem-plée
dans quelque composition variée ( ) ? »
Comment donc les Pères concilient-ils cette simplicité
divine avec la distinction non moins reconnue de l'essence et de l'énergie,
ou celle des énergies entre elles ? Nous allons prendre pour base
de notre démonstration un texte très concis, dense et profond
du Théologien (selon son habitude), et nous cristalliserons autour
de ses diverses articulations des asser-tions d'autres Pères. Voici
ce texte : « L'Esprit-Saint doit abso-lument être supposé,
ou bien parmi les êtres qui subsistent par eux-mêmes, ou bien
parmi ceux observés en d'autres, les ex-perts en cette matière
appelant les uns substances, les autres accidents. Si donc Il était
un accident, Il serait l’énergie de Dieu -- car que serait-Il autrement,
ou énergie de qui d'autre ? Il serait certes cela en quelque manière,
et échapperait à la composition ( ). Et s'Il était
énergie, évidemment Il serait agi, Il n'agirait pas ; et
en même temps qu'Il serait agi, Il cesserait : car telle est l'énergie.
Comment donc agit-Il, et dit ceci et cela, et sépare, et est attristé,
et est excité contre, et fait tout ce qui manifestement est le propre
de celui qui se meut et non d'un mouvement ( ) ? ».
Notons comme préliminaire que dans ce texte Grégoire répond à ceux qui croient à l'existence de l'Esprit-Saint mais non à sa divinité. Il commence donc par prouver que l'Esprit n'est pas un « accident » (au sens aristotélicien du terme, de ce qui n'a pas d'existence par soi mais en un autre), comme premier stade de sa dialectique pour prouver l'existence person-nelle de l'Esprit, et ultérieurement sa divinité. Car, dit-il, Il était un accident, Il ne pourrait être qu'énergie de Dieu, et à ce propos Grégoire donne en passant une caractérisation de l'énergie divine (pour montrer que l'Esprit ne peut être énergie) -- c'est cette caractérisation qui intéresse notre démonstration. De ses paroles il découle :
A. Que l'énergie divine ne subsiste pas par elle-même, mais dans la nature divine. Voici comment St Grégoire de Nysse la retrace à l'essence : « Si l'essence préexiste ( ) aux énergies, et nous pensons les énergies par les choses que nous sentons, et nous les déclarons par des paroles dans la mesure où cela est possible, pourquoi craindre encore de dire que les noms sont plus récents que les choses ? Car si nous n'interprétons d'abord rien de ce qui est dit de Dieu avant que nous le pensions, et nous pensons par ce que nous avons appris des énergies, et la puissance ( ) préexiste à l'énergie, et la puissance se rattache à la volonté divine, et la volonté est sise dans le pouvoir ( ) de la nature divine, n'apprenons-nous pas clairement par là que les appellations signifiant ce qui a lieu surviennent après les choses, et que les sons sont comme les ombres des choses, se formant selon les mouvements des substances ( ) ? ».
B. Les énergies ont une existence distincte et objective, c'est-à-dire qu'elles ont un fondement dans la réalité divine, et non seulement en notre esprit. Cela ressort du mot même « accident » : qu'un accident ne puisse exister qu'en autre chose, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas du tout. C'est en vue d'illustrer leur existence objective que St Basile fait la comparaison suivante : « Nous voyons donc dans l'usage courant que les choses qui semblent simples et uniques au regard d'ensemble de l'esprit paraissent multiples lors des examens en détail, et ces multiplicités étant séparées par l'esprit sont dites séparées uniquement selon une pensée après coup ( ). Par exemple, le premier contact dit que le corps est simple, mais la raison survenant le montre complexe, en l'ana-lysant par la pensée après coup en les choses dont il est com-posé, une couleur, une forme, une fermeté, une grandeur, et le reste ( ). » Après avoir opposé ces réalités inséparables mais réelles aux « imaginations inexistantes », il dit que les énergies en Dieu sont quelque chose de pareil : « Nous avons appris de la parole divine l'usage de la ‘pensée après coup’ proche de celui-là... Car étant un selon la substance, et une essence simple et non composée, [Jésus] s'appelle de noms différents, ac-commodant les diverses appellations aux ‘pensées après coup’ lesquelles diffèrent les unes des autres ( ). » Nous le répétons, St Basile n'a donné l'exemple cité du corps qu'en vue d'illustrer par une comparaison l'existence objective des éner-gies et leur inséparabilité de l'essence. Comme tous les exem-ples créés, celui-ci cloche par certains côtés -- en particulier parce que tout accident dans les catégories aristotéliciennes, du fait qu'il peut naître et disparaître, croître ou diminuer, induit une composition dans la substance où il se trouve, et par consé-quent il ne peut pas se trouver tel quel en Dieu qui est im-passible. Aussi bien St Grégoire, dans le texte que nous ana-lysons, précise-t-il que l'énergie divine est un accident « en quelque manière » seulement, à savoir en tant qu'elle n'existe pas par elle-même, mais elle n'est pas un accident à tous points de vue, car :
C. L'énergie divine « échappe à la composition ». Com-ment cela ? Encore une fois, il faut ici complètement s'abstraire de toute image créée. Denys appelle cette distinction « divine » : « Si elle est une distinction divine( ), la sortie, convenant au bien, de l'union divine, abondant par bonté et se multipliant d'une façon au-dessus de toute union, ils sont unis selon la distinction divine, les partages irrésistibles... ( ) » . Il dit aussi : « Et afin de définir d'avance toute la suite clairement, nous appelons distinction divine, comme il a été dit, les sorties, convenant au bien, de la souveraineté divine. Donnée à tous les êtres, et répandant d'en haut les participations, elle est distincte d'une façon unie, devient nombreuse d'une manière une, et se multiplie de l'Un inséparablement ( ). » Dans un autre endroit il proteste avec véhémence contre toute mésinterprétation de sa pensée dans le sens d'une dissociation soit de l'énergie et de l'essence, soit des énergies entre elles : « Ceci donc, examiné ailleurs par nous, a été démontré, que toujours tous les noms convenant à Dieu sont célébrés par les Paroles non en partie, mais par rapport à toute la divinité, complète, entière et pleine, et que tous se réfèrent indivisiblement, absolument, sans restriction et entièrement à toute l'entièreté de toute la divinité achevée ( ). Et certes, comme nous l’avons rappelé, dans les Hypotyposes Théologiques, si quelqu’un dit que cela n'a pas été dit de toute la divinité, il blasphème et ose criminellement fen-dre l'unité supra-unie ( ). »
C. LA GRANDE ET LA PETITE LUMIÈRE
On pourrait être tenté de considérer les deux derniers
chapitres comme adventices et en dehors du sujet, cependant rien de plus
essentiel. Puisque notre étude traite d'une certaine vision de la
divinité, particulière à la Transfiguration, nous
avons dans le premier de ces chapitres, procédé par éli-mination,
en montrant que la vision de l'essence est le propre de Dieu, délimitant
ainsi nettement le champ dans lequel la vision de la divinité est
possible. Le second de ces chapitres nous donne la possibilité de
situer la lumière, laquelle, on l'a vu dans l'ébauche, joue
un rôle prépondérant dans la Trans-figuration.
Pourquoi Dieu est-Il appelé « lumière » ?
St Basile nous en donne les deux raisons principales : « Il se dit
‘la lumière du monde’, indiquant clairement par ce mot l'inaccessibilité
de la gloire qui est dans la divinité, laquelle illumine, comme
par la splendeur de la connaissance, ceux qui ont l’oeil de l'âme
purifié( ). » Le thème de l'inaccessibilité,
nous l'avons longuement étudié, maintenant nous allons étudier
celui de la connaissance. Beaucoup de Pères insistent sur cet aspect
autant que sur l'inaccessibilité. Voici deux textes très
représentatifs.
St Grégoire le Théologien dit : « Car ce que le
soleil est dans les choses sensibles, ainsi est Dieu dans les choses intelligibles.
En effet l'un illumine l'univers visible, l'autre l'invisible. L'un rend
les figures corporelles semblables au soleil, l'autre rend les natures
intellectuelles semblables à Dieu. Et de même que celui-là
donne la puissance à ceux qui voient et à ceux qui sont vus,
aux uns de voir, aux autres d'être vus, et lui-même est le
plus beau des choses visibles : ainsi Dieu crée à ceux qui
pen-sent et à ceux qui sont pensés, aux uns la puissance
de penser, aux autres d'être pensés, étant Lui-même
le sommet des choses intelligibles, auquel tout désir s'arrête
et au-delà duquel il ne se porte nulle part ( ). » De son
côté, Denys dit : « Le bien est ap-pelé lumière
intelligible, parce qu'Il remplit tout esprit supra céleste de lumière
intelligible, chassant toute ignorance et toute erreur de toutes les âmes
en qui elles arrivent, leur commu-niquant à toutes une sainte lumière,
purifiant complètement leurs yeux intellectuels des ténèbres
de l'ignorance dont ils sont enveloppés, les excitant et les ouvrant
de fermés qu'ils étaient par le grand poids de l'obscurité(
). »
Donc Dieu est dit « lumière », et parce qu’Il donne
la connaissance et parce qu’Il est Lui-même le plus haut objet de
connaissance. De quelle connaissance s'agit-il ? Car il y en a deux sortes,
très distinctes : « il faut savoir, dit Denys, que notre intelligence
a d'une part la puissance de penser, par laquelle elle voit les choses
intelligibles, d'autre part l'union qui dépasse la nature de l'intelligence,
et par laquelle elle s’unit aux choses qui la surpassent ( ). » J'appellerai
la première connaissance « naturelle », et la seconde
« surnaturelle ». Avant d'aller plus loin, il faut expliquer
le terme « intel-ligible( ) » que nous avons déjà
souvent rencontré. Dans l'usage français moderne, il a un
sens assez mesquin qui doit être écarté de notre perspective
: « ce qui est facilement compris ». Les Pères l'emploient
toujours au sens platonicien : il désigne ce qui est objectivement,
quoique idéalement (correspondant aux Idées platoniciennes)
et invisiblement existant, vu qu'il est contemplé par l'intelligence
seule : ainsi la Beauté en soi, le Bien en soi, l'Être en
soi. Par conséquent chez les Pères il peut avoir deux connotations
très distinctes, et qu’il est facile en général de
repérer selon le contexte : les connotations mêmes que le
dernier texte de Denys nous a permis de dégager, à savoir
le naturel et le surnaturel. Tout en connaissant très bien cette
distinction, les Pères ne s'y appesantissent pas, parce qu'ils traitent
toujours de l'homme concret, où le surnaturel ne se trouve jamais
à l'état pur.
Dans ce chapitre nous allons parler de la lumière naturelle de
l'intelligence, car l'homme, de ce point de vue aussi, est ap-pelé
« lumière ». En effet, après avoir parlé
des lumières divine et angélique, St Grégoire de Nazianze
dit : « La troisième lumière, c'est l'homme, ce qui
est manifeste même à ceux du dehors. Car ils appellent l'homme
‘lumière’, à cause de la faculté de la raison en nous
( ). »
Beaucoup de nos jours ont la conception d'une « nature »
hermétiquement close une fois que Dieu l'a créée,
et se débrouillant pour ainsi dire toute seule, sans avoir besoin
de Dieu pour persévérer dans l'existence. En face d'une pareille
conception essentiellement et inconsciemment athée même si
l'on croit en Dieu créateur, les Pères toujours proclament
la nécessité de l'action divine constante pour que tout soit
maintenu dans l'existence. Chrysostome, commentant la parole du Christ
: « Mon Père agit jusqu’à présent, et moi aussi
j'agis( ) », dit : « Quelqu'un peut-être dira : ‘de quelle
action parle-t-Il, puisque après six jours Dieu se reposa de toutes
ses œuvres’ ? De la providence quotidienne. Car Il n'a pas seulement produit
la créature, mais Il tient ensemble ( ) celle qui a été
produite. Que tu nommes les anges, ou les archanges, ou les puissances
d'en haut, en un mot toutes les choses visibles et invisibles, ils jouissent
de sa providence. Qu'ils soient désertés par cette énergie-là,
et ils périssent, se dissolvent et s'évanouissent ( ). »
A noter l'expression « tenir ensemble », c’est au fond le sens
aussi du Pantocrator, « Celui qui saisit, tient fortement toutes
choses, les soutient », si cher à l'art byzantin. Denys dit
également qu’Il est « la vie des vivants, l'être des
êtres, le prin-cipe et la cause de toute vie et essence, à
cause de sa bonté ame-nant les êtres à l'existence
et les conservant ( ). » Évidemment c'est dans ce dernier
sens qu'il faut prendre les expressions « la vie des vivants, l'être
des êtres », et non dans un sens panthéiste contre lequel
Denys lui-même nous met en garde : « Toute la divinité
en entier est participée par chacun des participants, et par aucun
en aucune partie( ). »
De tout cela il ressort que le concept de « nature » et
de « naturel » n'insinue en aucune façon qu'on puisse
se passer de Dieu, fût-ce une fraction de seconde, pour persévérer
dans l'existence, mais il dénote uniquement, l'action ordinaire
et constante de Dieu étant supposée, ce que l'homme peut
faire en vertu des facultés avec lesquelles il a été
créé.
Cela posé, quel est le rôle précis de l'homme dans
la création ? Pour pouvoir répondre à cette question,
il faut d'abord voir succinctement ce que pensent les Pères de l'esprit
et de la matière -- l'esprit pur représenté par les
anges, la ma-tière représentée à son extrême
limite par le monde inanimé --car l'homme qui est venu après
n'est que la synthèse de l'esprit et de la matière. Disons
d'emblée que pour tous les Pères, y compris Origène,
l’esprit est bon et la matière est bonne, car rien de ce qui est,
en tant qu'il est, n'est mauvais, ce qui est n'est mauvais qu'en tant qu'il
n'est pas, le mal n'étant qu'une privation et ne pouvant exister
en soi, comme les ténèbres ne sont que la privation de la
lumière. C'est Denys qui plus que les autres a développé
cette doctrine dans son chapitre quatrième des « Noms Divins
» : « Car ce qui ne participe aucunement au Bien, ni n'existe,
ni ne se trouve dans les êtres ; ce qui est mélangé
est dans les êtres à cause du Bien, et il est dans les êtres
dans la mesure où il participe au Bien. Ou plutôt tous les
êtres sont plus ou moins, dans la mesure où ils participent
au Bien... ( ) Et les démons ne sont pas totalement exclus du Bien,
en tant qu'ils sont et vivent et pensent, et qu'il y a en eux, en un mot,
un mouvement de désir ; ils sont dits mauvais à cause de
la faiblesse de leur énergie selon la nature. Donc le mal en eux
est un détournement, une sortie hors de ce qui leur convient, une
frustration, un inachèvement, une impuissance, une fai-blesse, fuite
et chute de la puissance qui sauve en eux l'achèvement ( )... Et
la matière participe au monde, à la beauté, à
la forme ( ). »
La matière est donc loin d'être mauvaise, selon les Pères.
Beaucoup plus que l'idée plutôt aristotélicienne de
l'enchaî-nement d'effet à cause jusqu'au premier moteur, c'est
l'idée platonicienne de la beauté sensible icône de
la Beauté intel-ligible qui a séduit les Pères. «
Les beautés visibles, dit Denys, sont les copies de la Beauté
invisible, et les parfums sensibles l'image de la diffusion intelligible,
et les lumières matérielles les icônes du don de lumière
immatérielle( ). »
Cependant, dire que l'esprit et la matière sont bons ne signifie
pas qu'ils sont égaux. De fait, il y a entre eux une différence
de nature et non seulement de degré. « Il y a une double considération
dans les êtres, la contemplation les dis-tinguant en l'intelligible
et le sensible. Et il ne reste rien dans la nature des êtres qui
soit rapporté en dehors de cette distinc-tion. Ils sont séparés
l'un de l'autre par un grand intervalle, de sorte que la nature sensible
est absente des signes distinctifs de l'intelligible, et l'intelligible
de ceux de la nature sensible, et chacune se caractérise par le
contraire de l'autre. Car la nature intelligible est quelque chose d'incorporel,
d'impalpable et sans forme ; la sensible, comme l'indique son nom même,
tombe sous l'observation qui se fait par les sens ( ). » Il y a une
hiérar-chie dans les êtres, ils sont plus ou moins proches
de Dieu selon qu'ils participent plus ou moins à ses énergies.
Et il est évident que l'esprit y participe davantage que la matière.
Les Pères en effet les caractérisent par des appellations
opposées : l'esprit est « noble et semblable à la lumière(
) », « le meilleur ( ) », « l'image du Créateur
( ) », « ce qui est plus proche et a plus d'affinité
( )» avec Dieu, « ce qui commande et dirige ( ) » ; la
matière, elle, est « ténèbres et épaisseur
( ), » « toute étrangère ( ) », «
moindre et inférieure ( », un « voile( ) ».
Nous pourrons maintenant répondre à notre question sur
le rôle spécifique de l'homme dans la création. Dire
qu’il est contemplateur des choses intelligibles ne le distinguerait pas
des anges qui eux aussi le sont à leur manière. Le destin
de l'homme paraît plutôt être de contempler les choses
intel-ligibles en faisant participer en sa personne la matière à
cette tension vers le haut. St Grégoire de Nazianze voit un témoi-gnage
éclatant de la puissance divine dans la création par Dieu
de ce qui est le plus étranger à Lui, restait à donner
dans la synthèse des contraires qu'est l'homme « un signe
de plus grande sagesse ( ) ». Pourquoi fallait-il que la matière
participât activement à ce mouvement ascensionnel, voici l'explication
qu'en donne St Grégoire de Nysse : « Un certain mélange
et rapprochement a lieu selon la divine sagesse entre le sensible et l’intelligible,
afin que toute chose participe également au Bien, et aucun être
n'ait point de part à la nature supérieure... Par une meilleure
prévoyance, un certain mélange a lieu de l'intel-ligible
avec la nature sensible, afin qu'aucune créature ‘ne soit rejetée’,
comme dit l'apôtre ( ), ni déshéritée de la
communion divine( ). » Et St Grégoire de Nazianze, se demandant
pourquoi l'âme est liée à un corps, donne entre autres
raisons celle-ci : « afin qu’elle attire à elle ce qui est
moins bon et le transporte en haut, l'ayant libéré peu à
peu de son épaisseur, de sorte que ce que Dieu est pour l’âme,
l’âme le devient pour le corps, ayant gouverné par elle-même
la matière subordonnée, et uni intimement ( ) à Dieu
le compagnon d'escla-vage( ). » -- A noter dans ce texte très
dense le terme grec que nous avons traduit « unissant intimement
», et dont le sens pa-raît désigner le point culminant
de ce qu'exprime le mot « as-similari » dans le fameux adage
: « omnis tendat assimilari Deo », avec cette nuance que le
terme grec implique que l'objet uni était « étranger
» à Dieu, très loin de Lui. L'adage latin se trouve
souvent, exprimé d'une façon ou d'une autre, chez les Pères
Grecs : « Vers Lui se tourne toute chose, regardant vers le Créateur
et distributeur de la vie, avec un désir irrésistible et
une tendresse ineffable ( ). » Voici aussi un passage typique de
Denys en ce sens : « S'il est permis de parler ainsi, même
ce qui n'est pas désire le Bien qui est au-dessus de toutes choses,
et s'efforce d'une certaine manière lui aussi d'être dans
le bien ( ). » -- Nous ferons une deuxième remarque : le mot
« unissant intimement », d'une extrême énergie,
vient sous la plume de celui-là même qui, nous venons de le
voir, a exprimé le plus énergiquement aussi « l'éloignement
» de la matière de Dieu. C'est un exemple frappant de la nécessité
de tenir sous les yeux simultanément les deux séries de «
vérités opposées » af-firmées par un
auteur (surtout quand il est profond) si l'on veut ne pas se fourvoyer
quand on l'interprète.
Malheureusement l'homme ne s’en est pas tenu à sa vocation.
Au lieu de subordonner le corps à elle-même, et par elle de
l'élever à Dieu, selon l'intention divine, l'âme fit
tout le contraire. Il y a en effet deux faces dans le premier péché
de l'homme : l'une logiquement fondamentale, l'orgueil, dont nous parlerons
en son lieu ; l'autre simultanée mais logi-quement dépendante,
c'est l'abandon de la contemplation divine pour se convertir (dans le sens
de préférence) vers le bas, c'est-à-dire vers les
choses sensibles. St Athanase a admirablement décrit ce dernier
phénomène : le premier homme, « tant qu’il avait l'esprit
vers Dieu et la contemplation de Celui-ci, se détournait de la contemplation
du corps : mais quand par le conseil du serpent, il eut détaché
son intelligence de Dieu, et commencé à se penser lui-même,
c'est alors qu'ils tombèrent dans la convoitise du corps, et ‘surent
qu'ils étaient nus( )’, et l'ayant su eurent honte. Ils surent qu'ils
étaient nus non tant de vêtements que de la contemplation
des choses divines, et qu'ils avaient transposé leur esprit aux
choses contraires. En effet, s’étant détachés de l'intelligence
de l'Un et de l'Être, c'est-à-dire Dieu, et du désir
pour Lui, ils s'embarquèrent par la suite dans les divers désirs
du corps... D'où les pusillanimités, les craintes, les plaisirs,
et la pensée des choses mortelles survinrent à l'âme
( )... L’âme s'étant détachée de la contemplation
des choses intelligibles, et ayant abusé des opérations partielles
du corps, et éprouvé de la volupté dans la contemplation
du corps, et vu que le plaisir lui était un bien, abusa dans son
errement de l'appellation de bien, et crut que le plaisir était
le bien véritable lui-même( ). » Faisons l'exégèse
de ce passage :
1. Tout d'abord, l'on voit clairement par ce passage que le plaisir
est la conséquence du péché, non seulement le plaisir,
mais aussi la douleur qui en semble inséparable (déjà
Socrate, dans le « Phédon », le faisait remarquer),
la crainte et l’espoir : on craint d'être privé du plaisir,
et on espère, une fois qu’on en est privé, en jouir à
nouveau. Ces quatre choses sont les éléments primordiaux
des passions humaines, mais le plus im-portant, celui autour duquel pivotent
les autres, c'est le plaisir.
C'est St Grégoire de Nysse qui a le plus traité cette
question du caractère « adventice » (au sens de greffé
sur notre nature) du plaisir et des passions qui en dépendent, mais
l'on peut dire que St Maxime résume toute la pensée patristique,
et non seulement celle de Grégoire de Nysse, en disant : «
Le plaisir et la dou-leur, le désir et la crainte et ce qui les
suit, n'ont pas été créés essentiellement (
) avec la nature de l'homme, autrement ils eussent concouru à la
définition de la nature. Apprenant cela chez le grand Grégoire
de Nysse, je dis que c'est à cause de la défec-tion de la
perfection que ces choses-là ont été introduites de
surcroît, croissant sur la partie irrationnelle de la nature ; par
lesquelles au lieu de l'image bienheureuse et divine, la ressem-blance
avec les animaux sans raison devient, immédiatement avec la transgression,
transparente et évidente dans l'homme ( ). » Par conséquent,
première constatation fon-damentale : les « passions »
succédèrent en l'homme à un état primordial
d'impassibilité ( ), sur lequel nous ne nous ap-pesantirons pas
maintenant. « Passion ( ) » doit être prise ici dans
le sens étymologique, grec, du terme : l'état de ce qui est
vulnérable aux chocs du dehors, de ce qui est sujet à la
souf-france.
2. Entendues ainsi, ces passions adventices ne sont pas péché.
Celui-ci consiste dans un certain désordre, un renversement de l'hiérarchie,
soit de l'âme par rapport à Dieu (l'orgueil), soit du corps
par rapport à l'âme : « La vertu de la chair, c'est
d'être soumise à l'âme, son vice c'est de la dominer.
De même donc que le cheval est bon et a les jambes alertes, mais
cela ne se produit pas sans le cavalier : ainsi est la chair si nous retranchons
ses sauts ( ). »
Ici notre chapitre prend fin. Toutes ces précisions étaient
nécessaires pour qu'on pût à présent commencer
notre ascen-sion avec les apôtres, à travers les trois stades
de la vie mys-tique chrétienne : la purification, la contemplation,
l’il-lumination, que les apôtres, nous l'avons vu dans notre Cita-tion
Générale, ont dû gravir, pour être transfigurés.
D. La Purification
Ces trois stades de la vie mystique sont familiers aux Pères. Ils sont clairement désignés dans ce texte de Grégoire le Théo-logien, dans un ordre hiérarchique dont la nécessité est bien mise en relief : « Philosophons donc, en commençant par là où il vaut mieux commencer. Or il vaut mieux par là où Salomon nous prescrit d'acquérir la sagesse : ‘le commencement de la sagesse( )’ dit-il. Que dit-il être le commencement de la sagesse ? ‘la crainte’. Car il ne faut pas commencer par la contemplation pour finir par la crainte -- en effet une contem-plation mal bridée pousserait peut-être dans des précipices --mais, ayant pris consistance et été purifié par la crainte et pour ainsi dire affiné, s'élever dans les hauteurs. Car là où il y a crainte, il y a observance des commandements ; où il y a obser-vance des commandements, il y a purification de la chair, du nuage interceptant l'âme et ne la laissant pas voir purement le rayon divin ; où purification, il y a illumination ( ). Or l'illumi-nation, c'est la réalisation du désir, pour ceux qui désirent les plus grandes choses, ou ce qui est le plus grand, ou au-dessus du grand ( ). » On pourrait dire que les trois chapitres qui suivent sont l'illustration et la justification de ce passage très dense.
Avec le premier stade nous entrons dans ce que j'appel-lerais la vie surnaturelle. En effet, bien que l'homme soit libre, toute l'expérience morale montre que par lui-même il est inca-pable d'accomplir le bien que sa conscience lui dicte. St Paul a montré cela dans l'analyse très profonde du chapitre 7e de l'Épître aux Romains, et bien que cette idée rentre bien davan-tage dans l'angle de vision augustinien, les Pères Grecs ont là-dessus des formules non moins vigoureuses que celles de St Augustin. Ainsi St Maxime dit : « la puissance de Dieu se constitue la vertu destructrice des passions et protectrice des pensées pieuses, laquelle est engendrée par la pratique des com-mandements. Par cette pratique nous détruisons les puissances mauvaises ennemies du Bien, avec la coopération de Dieu, ou plutôt par la seule puissance de Dieu( ). » Commentant la parole : « Tous ne peuvent pas comprendre cette parole, mais ceux à qui il a été donné( ) », St Grégoire le Théologien dit « En effet, parce qu'il y a certains qui s'enorgueillissent de leurs accomplissements à tel point que de s'attribuer le tout, et rien au Créateur et auteur de la sagesse et distributeur des biens, cette parole les enseigne que même bien vouloir ( ) a besoin d'aide de la part de Dieu, ou plutôt le choix même de ce qu'il faut( ) est quelque chose de divin et un don d'amour pour les hommes, venant de Dieu. Car il faut sauvegarder et ce qui dépend de nous et ce qui est de Dieu. C'est pour cela qu'il dit : ‘non de celui qui veut’, c'est-à-dire non seulement de celui qui veut, ‘ni de celui qui court’, seulement, 'mais de Dieu qui fait miséricorde ( ). Ensuite, puisque le vouloir aussi est de Dieu, il attribue tout à bon droit à Dieu. Aussi fort que tu cours, aussi fort que tu luttes, tu auras besoin de Celui qui donne la couronne ( ). » Enfin, St Jean Chrysostome dit : « Car ni le corps ni l'âme par elle-même ne suffisent, si elle ne jouit pas de l’impulsion d'en haut ( ), pour faire quoi que ce soit de noble et de grand. C'est pour cela qu'il ( ) appelle ‘psychique’ ce que l'âme fait par elle-même, et ‘charnel’ ce que le corps fait par lui-même, non pas que ces actions fussent telles par nature, mais parce qu'elles périront si elles ne jouissent pas de la protection d'en haut. Car de même que l'âme en étant dans le corps le rend beau, mais quand elle le prive de son opération propre et s'en va, ainsi qu'un peintre qui confond les couleurs, une grande laideur s'établit, chacun des membres se hâtant vers la corruption et la dissolution : ainsi l'Esprit, quand il déserte le corps et l'âme, la laideur est pire et plus grande. Ne dis donc pas du mal du corps sous prétexte qu'il est inférieur à l'âme. Car je ne tolère pas que l'âme soit calomniée aussi, sous prétexte que sans l'Esprit elle ne peut rien ( ). »
Ce même saint qui affirme avec une telle force que l'âme « sans l'Esprit ne peut rien », déclare encore avec une force égale et une plus grande fréquence que « tout dépend de nous si nous voulons », phrase qui revient si souvent sous sa plume que ce serait donner l'impression qu'elle est fortuite que de la citer en bonne et due forme. A cause de cette idée fondamen-tale, d'aucuns -- et non seulement parmi les anciens, comme Pélage -- ont ineptement cherché à l'opposer à St Augustin et à en faire une sorte de pélagien ou de semi-pélagien (non pas lui seul d'ailleurs, parmi les Pères grecs, et peut-être tous les Pères grecs ensemble !) --exemple frappant de ce que l'obstination à ne voir que son point de vue propre peut faire de l'homme. Drôle de pélagien que St Jean Chrysostome ! En guise donc de préliminaire, nous ferons remarquer que pour comprendre un auteur, quel qu'il soit, qui a tant soit peu de sens, il est essentiel de se déranger un peu et de se placer dans la perspective où il se place, voir à qui il adresse la parole, de quoi il parle, com-ment, pourquoi et en vue de quoi, principe de saine exégèse sans quoi l'on ferait les gaffes les plus monstrueuses. Autrement, n'importe qui peut vouloir dire n'importe quoi ! Autrement on trouverait dans l'Évangile lui-même les con-tradictions les plus flagrantes ! Qu'on lise par exemple cette phrase : « Si je rends témoignage à moi-même, mon témoignage ne sera pas vrai ( ) », et celle-ci, trois chapitres plus loin : « si je rends témoignage à moi-même, mon témoignage sera vrai ( ) --ou bien cette phrase : « car Dieu n'a pas envoyé le Fils au monde pour qu'Il juge le monde, mais pour que le monde soit sauvé par Lui( ) », et celle-ci deux chapitres plus loin : « car le Père ne juge personne, mais Il a donné tout le jugement au Fils ( ) ». « Qu'on me donne, disait Richelieu, six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre. »
Ceci dit, nous noterons que St Chrysostome ( et tout l'Orient grec avec lui) part d'une perspective diamétralement opposée à celle de St Augustin : la bonté de Dieu, St Augsutin partant plutôt de sa justice. Évidemment nous ne voulons pas dire que Chrysostome nie la justice divine, ni que St Augustin nie sa bonté, loin de là ! nous parlons du point de départ, de l’angle qui commande la vision. Ainsi, pour Chrysostome, la bonté de Dieu est éclatante (la bonté étant, Denys l'a montré, la principale énergie divine, celle qui comprend toutes les autres), elle descend jusqu'à nous (selon le mode que nous avons longuement analysé), elle veut le salut de tous les hom-mes sans exception, ce qu'elle fait pour cela est inénarrable (nul ne peut connaître tous les moyens qu'elle emploie en vue de cela), elle nous offre le salut dont le mérite est dû à elle seule, par nous-mêmes n'ayant mérité que le châtiment. Pourtant tous ne se sauvent pas, ou bien il y a inégalité dans le salut (ainsi seuls trois apôtres ont été jugés dignes de la Transfigu-ration ; ainsi aussi « il y a beaucoup de places dans la maison de mon Père( )».) Pourquoi ? C'est ici que se place le point d'in-sertion de l’incrépation chrysostomienne : c’est parce que vous ne le voulez pas, répond Chrysostome ; de la part de Dieu aucune défection, aucune envie n'est imaginable, toute la défec-tion vient de vous. Il n'en tient qu'à vous non seulement d'en-trer au royaume des cieux, mais de surpasser St Paul lui-même : « Puisque donc Dieu a honoré à tel point le genre humain jusqu'à rendre digne un homme d'être cause de tels accomplis-sements, ayons de l'émulation, imitons, empressons-nous aussi de devenir comme lui, et ne pensons pas que cela est impos-sible. Car ce que j'ai souvent dit, je ne cesserai de le dire, qu'il avait le même corps que nous, les mêmes aliments, la même âme ; mais sa volonté était grande, et sa promptitude éclatante, et c'est cela qui l'a rendu ainsi. Que personne donc ne déses-père, personne ne recule. Car si tu disposes ta pensée, rien ne l'empêchera de recevoir la même grâce. En effet Dieu ne fait pas acception des personnes ; et c'est Lui qui l'a formé, et c'est Lui qui t’a créé ; et comme Il est son maître à lui, ainsi est-Il le tien ; et comme Il a proclamé celui-là vainqueur, ainsi Il veut te couronner aussi ( ). » Ainsi c'est le fameux : « tout dépend de vous si vous le voulez ».
Si l'on demande à st Chrysostome pourquoi la grâce est
donnée avec plus d'ampleur à tel qu’à tel, ou bien
pourquoi elle est accordée à tel et refusée à
tel, la réponse ne fera pas de doute : « Pourquoi donc l'un
( ) est aimé, l'autre haï ? Pourquoi l'un est devenu esclave,
l'autre l'a asservi ? Parce que l'un était mauvais, l'autre bon.
Bien que non encore nés, l'un a été honoré,
l'autre condamné. Car tandis qu'ils n'étaient pas encore
nés, Dieu dit que le plus grand sera l'esclave du plus jeune. Pourquoi
donc Dieu dit-Il cela ? Parce qu'Il n'attend pas comme l'homme la fin des
événements pour connaître celui qui est bon et celui
que ne l'est pas, mais avant ces événements Il sait qui est
le mauvais et qui ne l'est pas ( )... Car celui qui connaît l'âme
sait bien juger aussi qui est digne d'être sauvé. Fais place
donc à l'incompréhensibilité de l'élec-tion.
Car Lui seul sait couronner avec une exacte équité. Com-bien
certes parurent meilleurs que Matthieu selon la mani-festation visible
des œuvres ? Mais Celui qui connaît les secrets et peut vérifier
la disposition ( ) de l'intelligence, vit aussi la perle dans la boue,
et passant à côté des autres et admirant la beauté
de celui-là, Il le choisit et à la noblesse de la volonté
ayant ajouté de sa part la grâce( ) Il le déclare agréable
( ). » La grâce donc est réglée par la prescience
divine.
Quand donc St Chrysostome dit interminablement : « Tout dépend
de nous si nous le voulons », il faut placer cette idée dans
son contexte théologique, qui est théocentrique avec tout
le courant oriental. Dans le contexte augustinien ou latin, pareille phrase
aura une très nette résonance pélagienne, que dis-je
? elle sera la quintessence même de l'hérésie pélagienne,
parce que les Latins prennent leur point de départ dans l'homme,
rien d'autre n'est supposé, c'est une table rase : voici la volonté
humaine, peut-elle « toute seule » acquérir le salut
? Il arrive que la question se pose ainsi même dans le contexte oriental,
et quand elle se pose de cette façon-là, nous l'avons vu,
les orientaux ne sont pas moins véhéments que St Augustin.
Mais ce n'est guère leur façon habituelle de poser la question,
c'est même rare. Le concept de « volonté » impliqué
dans la phrase chrysostomienne n'est pas celui de « volonté
créatrice ou non de salut ? » à la base de la théologie
latine de la grâce, mais il est purement négatif : c'est ce
qui est absolument irré-ductible dans l'homme, c'est l'écluse
qui retient l'eau (entendez par « eau » l'énergie divine),
tout donc dépend de l'écluse ! Et cette levée même
de l'écluse, jamais Chrysostome n'a prétendu qu'elle pût
se faire sans grâce. Ayant déjà fait des citations
dans ce sens, nous nous contenterons de sa fameuse prière avant
la communion où se reflète une humilité jamais dépassée
: « Sei-gneur mon Dieu, je sais que je ne suis pas digne ni apte
que Vous entriez sous le toit de la maison de mon âme, car elle est
toute déserte et en ruine, et Vous n'avez pas en moi un endroit
digne où incliner la tête. Mais comme Vous Vous êtes
abaissé des hauteurs à cause de nous, mesurez-Vous maintenant
aussi à ma bassesse. Et comme Vous avez accepté de Vous étendre
dans la grotte et dans la crèche des animaux, ainsi acceptez d'entrer
dans la crèche de mon âme déraisonnable et dans mon
corps souillé. Et comme Vous n'avez pas refusé, comme étant
indigne de Vous, d'entrer et de manger avec les pécheurs dans la
maison de Simon le lépreux, ainsi acceptez d'entrer dans la maison
de mon âme basse, et lépreuse et pécheresse. Et comme
Vous n'avez pas repoussé la prostituée semblable à
moi, et pécheresse, s'approchant de Vous et Vous touchant, de même
soyez ému de pitié sur moi pécheur qui m'approche
de Vous et Vous touche. Et comme Vous n'avez pas éprouvé
d'horreur pour cette bouche impure et maudite qui Vous a embrassé,
de même n'éprouvez pas d'horreur pour ma bouche plus impure
que la sienne et plus maudite, ni pour mes lèvres abominables et
impures et souillées, ni pour ma langue encore plus im-pure ( )...
» Cette prière se passe de tout commentaire.
St Augustin, répondant à la question : « Pourquoi
l'un a-t-il été aimé, l'autre haï ? » n'aurait
pas répondu que l'élection est réglée par la
prescience, mais que le jugement de Dieu est toujours juste et inscrutable
-- ce qui, doctrinalement, est vrai et profond, mais il faut reconnaître
que le biais dont il traite la question est, psychologiquement, moins apaisant
que celui de la théologie grecque, surtout pour quelqu'un qui est
en état de péché, ou de tentation, ou pas assez avancé
en perfection. Dire à quelqu'un que Dieu veut le salut de tous,
mais que s'Il abandonne quelqu'un c'est par un juste jugement que Lui seul
connaît, c'est équivalent finalement à dire que Dieu
veut le salut de tous, mais que s’Il abandonne quelqu'un c'est parce que
ce quelqu'un est méchant et ne veut pas de sa grâce, et Dieu
prévoyant cela (car l'avenir est présent à ses yeux)
l’abandonne -- il y a de part et d’autre égale vérité
doctrinale, mais l’évolution ultérieure de la doctrine chrétienne
(apparition du calvinisme etc.) a prouvé que la doctrine augustinienne
est psychologiquement plus susceptible d'être mésinterprétée
dans le sens d'une sombre prédestination -- ce dont St Augustin
n’est d'ailleurs en aucune façon responsable.
Donc pour être sauvé, la grâce est nécessaire,
ce qui veut dire qu'il y a un ordre nouveau, au-dessus de la capacité
de l'homme, et auquel l'homme doit adhérer de tout son être
par la régénération spirituelle, adhésion qui
se fait par la foi et qui est scellée par le baptême. Reprenons
un à un les éléments de cette description :
1. Nous disons qu'il y a un ordre nouveau. Nous em-ployons le mot « nouveau » non seulement par rapport à la nature déchue, mais même par rapport à l'état de l'homme avant sa première chute, lequel lui aussi était au-dessus de la capacité de l'homme, par conséquent surnaturel. Comme le dit St Athanase, « ils étaient selon la nature ... corruptibles, fuyant cependant par la grâce de la participation au Logos ce qui est selon la nature, s'ils restaient bons. Car à cause du Logos qui était uni à eux, la corruption selon la nature ne s'approchait pas d'eux ( ) ». Cette grâce est souvent appelée par les Pères « gloire », par exemple St Chrysostome : « Car ce n'est pas l'action de manger de l'arbre qui a ouvert leurs yeux -- en effet ils voyaient avant de manger -- mais puisque ce manger a été pour eux le fondement de la désobéissance, et la transgression du commandement donné par Dieu, pour laquelle raison du reste ils furent dépouillés de la gloire qui les enveloppait, s'étant constitués indignes d'un si grand honneur, à cause de cela l'Écriture suivant sa coutume propre dit : Ils mangèrent et leurs yeux s'ouvrirent, et ils surent qu'ils étaient nus( ).' Dénudés, par la transgression du commandement, de l'impul-sion d’en-haut ( ), ils acquirent aussi la sensation de leur nudité sensible, afin que par la honte qui les appréhendit ils sussent exactement dans quelle chute la transgression du comman-dement du Maître les avait conduits -- eux qui auparavant jouissaient d'une telle assurance et ne voyaient aucunement qu'ils étaient nus. Car ils n'étaient pas nus, la gloire d'en-haut, mieux que tout vêtement, les couvrait tout autour ( ). » Cepen-dant, les Pères affirment non moins explicitement que l'ordre nouveau, causé par la Rédemption, est supérieur à l'ordre an-cien (celui du paradis), non seulement dans la façon dont il a été amené, mais aussi en lui-même : « Quel est ce mystère qui me concerne ? J'ai participé à l'image et je ne l'ai pas con-servée : II participe à ma chair, pour sauver l'image et im-mortaliser la chair. Il communie une seconde communion de beaucoup plus merveilleuse que la première. Autant alors Il fit participer au meilleur, autant maintenant Il participe au moin-dre. C'est plus semblable à Dieu que la première chose, cela pour ceux qui ont de l'intelligence est plus sublime ( ). » Ce texte met surtout en relief la supériorité du moyen employé. Voici un second texte du même qui met en relief celle de l'or-dre nouveau en lui-même : « Mais comme Il nous amena à l'existence alors que nous n'étions pas, ainsi, étant, Il nous modela de nouveau ( ), en une création plus divine et plus sublime que la première ( ). » En quoi consiste cette supériorité, nous laisserons la parole à st Jean Chrysostome : « Alors l'homme a été créé âme vivante, mais maintenant esprit vivi-fiant. Il y a une grande différence entre les deux. Car l'âme ne donne pas la vie à un autre, mais l'esprit non seulement vit en lui-même, mais donne la vie aux autres aussi. Ainsi par exem-ple les apôtres ressuscitaient les morts ... Alors Il dit : ‘Faisons-lui une aide ( )’ , mais maintenant rien de pareil : en effet celui qui a reçu la grâce de l'Esprit, de quelle autre aide a-t-il besoin ? Celui qui est initié au corps du Christ, de quelle as-sistance a-t-il encore besoin ? Alors Il fit l'homme selon l'image de Dieu, maintenant Il l'unit à Dieu Lui-même. Alors Il lui prescrivit de commander aux poissons et aux bêtes, maintenant Il fait monter nos prémices au-dessus des cieux. Alors Il donna le paradis comme séjour, maintenant Il nous ouvre le ciel ( ). »
2. Cet ordre nouveau doit être atteint dans notre situation terrestre
par la foi. « La foi, c'est une puissance relationnelle ou une relation
efficiente de l'union complète surnaturelle et immédiate(
) du croyant avec le Dieu cru ( ). » A bien noter les termes de cette
définition. Tout d'abord, il ne s'agit pas d'une adhésion
purement intellectuelle, que les démons eux-mêmes peuvent
avoir, mais d'une adhésion vivante de tout l'être à
ce qui dépasse sa capacité. Toute foi réelle, pour
les Pères, est inséparable de l'espérance et de la
charité, et doit transformer tout l'être à l'image
du Christ. Elle suppose le germe d'une vie nouvelle, dont l'auteur est
l'Esprit-Saint, symbolisée et scellée par le baptême
(la triple immersion, dans le rite byzantin, sym-bolise et opère
la participation à la mort du Christ et à sa résurrection
-- l'immersion symbolisant la participation à la mort, l'émersion
la résurrection à la vie nouvelle ; triple, à cause
des trois jours dans le tombeau, et aussi à cause de la sainte Trinité).
Cette vie nouvelle régénère l'homme par le dedans,
comme le levain fait lever toute la pâte, la foi n'étant pas
un placage ni un vernis.
Ensuite noter le terme « immédiate » employé
par St Maxime. Il y a deux façons incommensurables d'atteindre
les réalités divines, celles-ci étant par définition
sans forme, simples et indivisibles : ou bien par la raison qui les
atteint à travers la créature d'une façon symbolique
et divisible, ou bien par la foi qui les atteint immédiatement.
Mais pour les attein-dre immédiatement, elle ne les atteint
pas moins dans l'obscu-rité : « la foi, dit St Maxime, est
une connaissance non démonstrative ( ). »
Ces composantes de la foi (l'ordre surnaturel, et le facteur surnaturel, à savoir l'Esprit -- nous pourrions à ce propos citer une phrase du psalmiste très affectionnée par les Pères : « Dans votre lumière nous verrons la lumière ( ) », c'est-à-dire dans la lumière du Père, à savoir l'Esprit, nous verrons la lumière, c'est-à-dire le Christ) lui confèrent un certain caractère : la foi, en tant que telle, ne peut pas impliquer de doute -- en d'autres termes, le doute ne peut que survenir à la foi comme une tenta-tion, comme la haine et la malveillance à l'amour, ou le déses-poir et l'apathie à l'espérance. « Car si la connaissance, dit Denys l'Aréopagite, unifie ceux qui connaissent et ceux qui sont connus, et l'ignorance est toujours cause de changement pour l'ignorant et de division avec lui-même, rien selon la sainte parole n'écarte celui qui croit en vérité, du demeure selon la vraie foi, dans lequel il aura la fixité de l'identité immobile et invariable ( ). Car il sait bien, celui qui s'est uni à la vérité, qu'il va bien, bien que la plupart l'admonestent comme étant hors de soi. Cependant il leur échappe, selon toute vrai-semblance, qu'il est sorti par la véritable foi de l'erreur à la vérité. Lui, il est conscient être vraiment lui-même, non un fou comme ceux-là disent, mais libéré par la vérité simple, toujours la même et de la même manière, du mouvement instable et changeant qui pivote autour de la diversité de l'erreur, laquelle prend toutes les formes ( ). »
Denys ne prétend pas par là que la foi n'est pas assaillie par la « tentation » du doute -- bien au contraire, mais les saints en triomphent et leur foi en sort de plus en plus forte, car c'est par l'épreuve qu'on devient fort : « Or, certains solitaires, ma foi, te valent au point de vue in-tellectuel, bien que tu ne le croies pas ; ils peuvent contempler simultanément de tels abîmes de foi et de doute qu'en vérité il s'en faut d'un cheveu qu'ils succombent ( ). » Noter aussi, dans le texte de Denys, le contraste frappant et qui devrait donner à réfléchir à beaucoup, entre la vérité toujours identique à elle-même (dans son fond) et l'erreur toujours férue de nouveauté et de changement.
Maintenant nous sommes en mesure d'aborder la puri-fication proprement dite. Tous les Pères ont insisté sur la nécessité de se purifier pour pouvoir accéder à la contem-plation et à l'illumination, en d'autres termes il y a une hiérar-chie des trois stades de la vie mystique qu'on ne peut impu-nément renverser. Les témoignages sont multiples. D'abord le texte fondamental du Théologien, que nous avons cité au com-mencement de ce chapitre. C'est un thème. qui lui est très cher : « Monte par votre genre de vie, acquiers le pur par la puri-fication. Veux-tu un jour devenir théologien et digne de la théologie ? Observe les commandements. Va par les préceptes. Car l'action, c’est l’accès à la contemplation ( ). » Ce qu’il entend par « théologien » n'est point le personnage évoqué d'or-dinaire par l'acception moderne du mot, mais quelqu'un qui connaît Dieu par expérience, ayant reçu le don de contem-plation, et qui peut traduire cette expérience.
Maintenant, nous nous demandons : pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi
la purification doit-elle nécessairement précé-der
la contemplation ? La raison est simple et évidente, si l'on se
rappelle ce qu'on a dit sur le péché. Nous l'avons défini
un détournement de Dieu et une conversion (dans le sens de préfé-rence)
vers la créature. Comme c'est une impossibilité physique
d'atteindre un point situé en haut si l’on se dirige vers le bas,
de même c'est une impossibilité métaphysique d'atteindre
Dieu si le mouvement du coeur est primordialement pour la créature.
C'est ce que St Basile exprime catégoriquement : « L'ap-propriation
de l'Esprit par l'âme, ce n'est pas l'accès local (car comment
approcherais-tu corporellement de l'incorporel ?) mais le détachement
des passions, lesquelles à cause de l'amour de la chair, étant
survenues postérieurement à l'âme, l'ont aliénée
de la familiarité avec Dieu. Purifiée donc de la laideur
qu'elle avait contractée à cause de la malice, et comme resti-tuant
à l'image royale, par la pureté, sa forme ancienne, ainsi
seulement s’approche-t-elle du Paraclet lequel, comme le soleil s’emparant
d'un oeil purifié, te montrera en Lui-même l’image de l'invisible,
et te fera voir dans le spectacle bienheureux de l'image, la beauté
ineffable de l'archétype ( ). » Dans ce texte est traité
le thème de l'image, très courant chez les Pères grecs,
laquelle ayant été déformée et enlaidie mais
non détruite, il s'agit de lui restituer son antique splendeur.
L'archétype, c'est le Christ, lequel précisément parce
qu'Il est l'image naturelle du Père, c'est à Lui qu'a incombé
entre les trois personnes de la Trinité, de restaurer celui qui
a été créé à l'image de Dieu.
Nous ferons remarquer aussi dans ce passage, l'usage du mot «
passion ( ) ». Nous en avons déjà vu un premier usage,
dans un sens moralement indifférent. Maintenant il s'agit d'un tout
autre sens, franchement mauvais. St Maxime définit ainsi ce second
sens : « Toute passion consiste absolument dans l'enlacement ( )
d'une chose sensible à un sens et à une puissance natu-relle,
je veux dire soit la colère soit le désir lorsqu'ils détournent
de ce qui est selon la nature ( ).»
Une manière autre que la déformation de l'image, de décrire
l'effet néfaste des passions, selon les Pères, c'est par
le biais de l'unité de l'âme : les passions tiraillent l'âme
en tout sens, la divisent et la morcellent. « Quand l'âme cesse
de pen-ser et de verser avec pénétration dans les contemplations
convenables, alors, tels de jeunes chiens désordonnés et
témé-raires rejetant leur intendant, les passions du corps
se redressant, aboient avec force contre l’âme ; et chaque passion
entreprend différemment de la tirailler, morcelant en sa faveur
sa puissance vitale( ). » Ce morcellement de l'âme et son tiraillement
en tous sens l'empêchent évidemment de monter vers Dieu. Pour
que l'âme puisse avoir la force de le faire, une certaine concentration
est exigée, laquelle est impossible si l'âme n'a pas son unité
fonctionnelle : « Car l'esprit qui n'est pas dispersé dans
les choses du dehors, et qui ne se répand pas de côté
et d'autre par les sens dans le monde, revient à lui-même
; et par lui-même il monte vers la pensée de Dieu ( ). »
Et Denys : « Mais il n'est pas possible de participer simultanément
à des choses qui sont entièrement contraires, ni que celui
qui a une certaine communion avec l'Un ait des vies partagées, s'il
se maintient dans la participation stable de l'Un ( ).»
Dans le texte cité un peu plus haut, il y a l'idée que
c'est dans la mesure où l'âme cesse de contempler les choses
divines que les passions s'élèvent -- idée qui paraît
contredire notre thèse fondamentale dans ce chapitre, à savoir
que la purifica-tion doit précéder la contemplation. Mais
cette contradiction n'est qu'apparente. En effet, chaque acte spirituel
comporte un double aspect : l'un positif et ayant la primauté, contempler
les choses divines ; l’autre négatif et subordonné, rogner
la pétu-lance de la partie irrationnelle de l'âme. Ce sont
deux aspects simultanés et mutuellement dépendants, d'un
même acte. Quand St Grégoire parle de la nécessité
que la purification précède la contemplation, il entend montrer
combien le premier aspect est dépendant du second ; et quand St
Basile parle de la rébellion de la partie irrationnelle dans la
mesure où la partie rationnelle cesse de contempler, il entend mettre
en relief la dépendance du second aspect par rapport au premier,
et de la primauté que celui-ci possède. En effet, c'est une
preuve de la sagesse ascétique des Pères qu'ils insistent
sur le côté positif pour que la lutte négative puisse
aboutir. Pour vaincre une passion, il faut la remplacer par une autre :
dans la purification, la partie irrationnelle de l'homme ne doit pas être
déracinée (ce qui est impossible d'ailleurs, la nature se
venge toujours, mais beaucoup sous prétexte de mortification essaient
de le faire -- ce qui est calomnier le Créateur, puisque c'est im-pliquer
que la partie irrationnelle est mauvaise -- et ne réussissent qu'à
gâcher les sources de la vie en eux), elle doit tout sim-plement
être transférée à Dieu, changer d'objet uniquement.
C'est ce qu'a très bien vu et décrit St Grégoire de
Nysse quand il dit de la virginité : « Afin donc que notre
âme, le plus possible libre et non freinée, regarde vers la
volupté divine et bienheureuse, elle ne se convertira à aucune
chose terrestre, et ne participera pas aux plaisirs en usage selon la concession
de la vie commune, mais elle transférera la puissance érotique
( ) des choses corporelles à la contemplation intelligible et im-matérielle
du Bien ( ). »
Mais reprenons notre sujet, à savoir que c'est dans l'exacte mesure où l'on est purifié qu'on voit Dieu, ce que le Théologien a exprimé dans cette phrase lapidaire : « où il y a puri-fication, il y a illumination » (texte cité en tête de ce chapitre), ou celle-ci : Dieu « se montre dans la mesure où nous sommes purifiés ( )». Dans un magnifique passage très imagé, le même saint met surtout en relief l'impossibilité aux non purifiés d’avoir accès à la contemplation et le précipice qui attend ceux qui renversent l'ordre : « Montant sur la montagne avec zèle, ou pour parler plus exactement, avec zèle en même temps qu'inquiétude, l'un à cause de l'espérance, l'inquiétude à cause de la faiblesse, afin d'entrer dans la nuée et d'être avec Dieu -- car ainsi Dieu prescrit -- que si quelqu'un est un Aaron, qu'il monte avec moi et qu'il se tienne près, bien qu'il doive rester en dehors de la nuée, et qu’il accepte cela. Si quelqu’un est un Nadab ou un Abioud, ou de l'assemblée des anciens, qu'il monte mais qu'il se tienne loin, suivant l'estimation de sa puri-fication. Si quelqu'un est de la multitude et de ceux indignes d'une telle sublimité et contemplation, s'il est tout à fait impur, qu'il ne s'approche pas, c'est dangereux ; mais si du moins il est temporairement purifié, qu'il reste en bas, et entende uni-quement la voix et la trompette, les simples paroles de la piété ; qu'il voie la montagne en fumée et illuminée par des éclairs, menace en même temps qu'objet d'admiration pour ceux qui ne peuvent monter. Si quelqu'un est une bête méchante et sauvage, totalement réfractaire aux paroles de contemplation et de théo-logie, qu'il ne se tapisse pas dans les forêts perversement et méchamment, pour recevoir quelque chose du dogme ou de la parole, et s'élançant soudain, déchirer les paroles saines par des calomnies ; mais qu'il se tienne encore plus loin et s'écarte de la montagne, ou bien il sera lapidé et broyé, et le méchant périra méchamment. Car les paroles vraies et solides sont des pierres à ceux qui ressemblent aux bêtes sauvages -- soit qu'il est un léopard, qu'il périsse avec ses tachetures ; soit qu'il est un lion ravisseur et rugissant, et cherchant à faire une nourriture de nos âmes ou de nos paroles ; soit qu'il est un porc piétinant les belles perles transparentes de la vérité ; soit qu'il est un loup arabique et étranger, ou plus aigu que ceux-ci dans les sophismes ; soit qu'il est un renard, âme fourbe et perfide, se rendant semblable tantôt à l'un tantôt à l'autre, selon les temps et les besoins, et dont la nourriture sont les corps morts et in-fects, ou les petits vignobles, les grands lui échappant ; soit qu'il est de ceux qui mangent de la chair crue, repoussés par la Loi, et non purs pour être mangés et pour qu'on en jouisse ( ). »
Le passage est plein de réminiscences scripturaires et calqué sur la montée de Moïse au Sinaï. Il va par gradation descendante de Moïse et d'Aaron jusqu'à ceux qui sont indi-gnes de la contemplation. Les différents animaux décrits repré-sentent évidemment les vices, lesquels empêchent totalement la contemplation. Le porc est symbole de ceux qui mènent une vie débauchée et impure, et avec eux le danger est particulièrement grand que les perles -- c'est-à-dire les saints mystères -- soient piétinées, un porc ne comprenant pas ce qu'est une perle et la profanation en étant par conséquent certaine. Le loup arabique et étranger symbolise plus particulièrement les hérétiques qui n'ont aucun amour de la vérité et qui -- tels Arius et Eunome --par les ruses et subtilités d'une fausse dialectique, séduisent les simples peu ancrés dans la foi. Le renard symbolise plutôt une âme traîtresse et colorée. Le livre de la Sagesse a spécialement en vue l'un et l'autre quand il dit : «Les pensées tortueuses séparent de Dieu... Car la sagesse n'entre pas dans une âme fourbe... Car l'Esprit saint de correction fuit la ruse ( . »
Quels sont ces dangers dont St Grégoire menace d'une façon
plus ou moins imagée et voilée ceux qui renversent l'or-dre
: « Il sera lapidé et broyé » ? Contempler en
dehors de la purification mène à l'orgueil : « La science
enfle » -- ou plutôt c'est l'orgueil lui-même. Le péché
d'Adam et d'Eve n'a pas été autre chose : ils voulaient,
eux, non pas contempler en dehors de la purification, puisqu'ils étaient
purs, mais au-delà de ce que leur nature d'homme le permettait :
dans l'un et l'autre cas il y a une usurpation, un viol de contemplation
: « la loi était la prescription à quels arbres il
devait participer, et celui auquel il ne devait pas toucher. Celui-ci était
l'arbre de science, ni planté dès le commencement méchamment,
ni interdit par envie -- que les ennemis de Dieu ne dardent pas leurs langues,
et qu'ils n'imitent pas le serpent -- mais il était bon si participé
en temps opportun ( ). Car l'arbre était la contemplation, selon
ma spéculation, à laquelle avoir accès n'est point
dangereux, à ceux-là uniquement qui sont plus parfaits dans
l'état de l'âme, mais n'est pas bon à ceux qui sont
encore plus grossiers et plus friands dans leur désir, de même
qu'une nourriture parfaite n'est pas utile à ceux qui sont encore
tendres et ont besoin de lait ( ) » Denys met formellement en garde
contre l'orgueil et la présomption dans ce texte beau et dense :
le Bien « élève les in-telligences saintes à
sa propre contemplation et communion et ressemblance, autant que c'est
accessible, celles qui s'élancent vers Lui comme permis et comme
il convient à une personne sainte, et qui n'ont ni l'impotente présomption
de s'élancer au-dessus de la théophanie harmonieusement accordée
( ), ni le glissement vers le bas, provenant d'une complaisance pour le
pire, mais qui s'élèvent, avec équilibre et droitement
vers le rayon qui leur brille, et qui volent avec un amour proportion-nel
aux illuminations divinement réglées ( avec une sainte
piété, modérément et saintement ( )».
On notera dans les deux écueils signalés par Denys les
dangers qui guettent les deux aspects de la fonction contemplative dont
nous venons de parler.
L'orgueil de son côté peut mener à tout : «
la science des contemplations divines tombant soudain sur l'ascète
qui ne l'attend pas par l'humilité, brise la raison de celui qui
par ostentation la cherche avec effort et peine et ne la trouve pas ; et
elle engendre chez l'insensé une envie gratuite contre son frère
et la pensée du meurtre ; et pour lui-même de la tristesse,
parce qu'il n'obtient pas le gonflement qui provient des louan-ges ( ).
» St Jean Climaque, lui, signale un danger bien spécifique
: « Que personne, aiguillonné par la colère et la présomp-tion,
le jugement des autres et le souvenir des injures, n'ose jamais voir trace
de quiétude ( ), afin que par là il ne s'en tire avec la
folie et elle seule ( )» Pourquoi en sera-t-il ainsi, il est facile
de le prévoir : vivre secoué intérieurement de mille
passions -- toutes ces passions qu'énumère St Jean Climaque
réveilleront nécessairement l'esprit de luxure, les vertus
étant connexes et interdépendantes, de sorte qu'aucune vertu
ne peut être pratiquée pleinement sans le concours des autres
vertus --sans pourtant pouvoir les réaliser en acte, en particulier
la luxure, à cause de l'action inhibitive du milieu où l'on
est (et quel milieu plus austère qu'un monastère idéal
?), c'est réaliser à la perfection les conditions du refoulement
au sens freudien du terme. Dans ce cas, la contemplation devient regard
fixe et hébété qui peut confiner à la démence
-- vu que le refoulement sans la sublimation, quand toute issue lui est
hermétiquement fermée, s'exprimera par la névrose.
L'autre grand danger auquel le texte en question de Gré-goire fait allusion explicite et claire, c'est la lacération du sacré, la profanation des choses saintes. C'est une des raisons qui faisaient que notre Seigneur cachait la moelle de la science dans le coquillage des paraboles, que les écrivains sacrés avaient une nette préférence pour l’image, et que chez les pre-miers chrétiens la discipline dite « de l'arcane » par laquelle les mystères n'étaient pas exposés aux yeux des profanes, était tenue tellement en honneur (comme chez les Grecs d'ailleurs et chez les Juifs) : Moïse « savait bien par sagesse qu'à l'égard de ce qui est très foulé et saisissable tout de suite, le mépris est facile, et qu'à ce qui est écarté et rare la recherche empressée est d’une certaine manière naturellement jointe. De la même manière, les Apôtres et les Pères, dès le commencement faisant des dispositions en vue de l'ordre concernant les églises, préservèrent la gravité des mystères dans le secret et l'ineffable. Car ce n'est plus du tout un mystère ( ), ce qui est divulgué à l'ouïe publique et vulgaire. Ceci est la raison de la tradition non écrite, afin que la science des dogmes, si elle est trop exer-cée, ne devienne pas à cause de l'habitude méprisable aux yeux de la plupart. Car autre est le dogme ( ), autre la proclamation de la parole ( ) : les dogmes sont tus, mais les proclamations sont divulguées. Et c'est un genre de silence que l'obscurité dont fait usage l'Écriture, rendant difficilement visible l'esprit des dogmes, pour le profit de ceux qui la lisent ( ) ». C'est pour la même raison, primordialement, que l'iconostase existe dans le rite byzantin. Noter dans le texte de Basile, l'idée que ce qui est facilement obtenu devient vite méprisable. Elle parait être une idée vulgaire et superficielle, mais de fait elle est profonde, et doit correspondre à quelque énigme de la nature humaine. La preuve en est l'insistance avec laquelle les Pères l'appliquent dans leurs plus hautes spéculations. Ainsi, se demandant pourquoi la contemplation divine est si difficile, St Grégoire le Théologien donne en premier lieu cette idée, puis celle du dan-ger d'orgueil : « peut-être, afin que le rejet de ce qu'on a acquis ne devienne pas facile, par la facilité de l'acquisition : car ce qui est acquis avec peine a coutume d'être davantage retenu, et ce qui est facilement acquis est aussi craché très vite, comme pouvant être derechef saisi. Et ainsi le fait que le bienfait n'est pas facilement accessible, est un bienfait, pour ceux qui ont de l'intelligence. Peut-être aussi, afin que nous ne subissions pas le même sort que Lucifer déchu, redressant la tête devant le Sei-gneur tout-puissant pour avoir contenu toute la lumière, et tombant à cause de l'orgueil, chute entre toutes la plus pitoyable ( ). » Ailleurs, c'est la même idée qui revient : « Dieu est lumière, et la plus haute lumière, dont une petite émanation et rayonnement nous atteint, Il est toute la lumière. Bien qu'Il brille avec trop de splendeur, vois-tu, Il piétine notre obscurité, et Il a posé les ténèbres pour sa cachette, les interposant entre Lui et nous, de même que Moïse jadis le voile entre lui et l'aveuglement d'Israël ; afin que la nature ténébreuse ne vît pas facilement la Beauté secrète et digne du petit nombre, ni que l'obtenant facilement elle la rejetât facilement aussi à cause de la facilité de l'acquisition ( ). »
Pour toutes ces raisons donc et afin d'obvier aux dangers que nous avons longuement énumérés, la révélation de la vérité devrait toujours être réglée par la charité -- en d'autres termes, la « théologie » n'est utile que dans la mesure où elle est réglée par l’« économie ». Le plus grand exemple d'économie a été donné par l'Incarnation du Seigneur -- à tel point qu'Incarnation et économie sont synonymes -- le Fils de Dieu n'a pas hésité de se vider de sa gloire, car il ne s'agit pas de se montrer dans toute la splendeur de la vérité, mais dans la mesure où celui qu'on veut sauver est attiré, non terrassé par cette vérité. Cela veut-il dire que la vérité devrait être adultérée ? Loin de là ! Autre est d'adultérer la vérité, autre de la faire transparaî-tre avec mesure. Il s'agit non de violer le libre-arbitre, mais de descendre à sa mesure et capacité d'assimilation : « afin que nous soyons non violentés, mais persuadés. Car ce qui est invo-lontaire n'est pas stable, comme les flots ou arbres qui sont retenus par force ; mais ce qui est volontaire est plus stable et plus ferme. Car l'un est la part de celui qui exerce la violence, l'autre la nôtre ; l'un de l'équité ( ) divine, l'autre de l'autorité tyrannique ( ). » C'est ainsi que, selon le même saint, Dieu n'a pas révélé d'un seul coup le mystère de la Trinité. Dans l'An-cien Testament, la divinité du Fils n'a été qu'insinuée, celle de l'Esprit presque totalement tue. « Le Nouveau a manifesté le Fils, a fait entrevoir ( ) la divinité de l'Esprit, et maintenant l'Esprit a droit de cité, nous accordant une manifestation plus claire de Lui-même ( ) » On sait qu'il a fallu du temps à St Basile avant de se résigner à déclarer explicitement et non équivalemment la divinité du Saint-Esprit -- signe de sa souve-raine sagesse pastorale. Notre Seigneur ne s'est pas comporté autrement : le Saint-Esprit « a été manifesté par Jésus petit à petit, ainsi que tu le sauras si tu lis avec plus de diligence : `Je demanderai, dit-il, au Père, et Il vous enverra un autre Para-clet, l'Esprit de vérité ( ) -- afin de ne pas paraître quelque dieu en opposition, et comme faisant les discours par quelle qu'autre autorité. Puis : ‘II enverra’, certes, ‘en mon nom’( ) -- omettant ‘Je demanderai’, Il garda le ‘Il enverra’, Puis : ‘J'enverrai’ ( ) -- sa propre dignité. Puis : ‘II viendra’( ) -- la puissance de l'Esprit ( ). » Dans la sphère du développement dogmatique, nous pourrons ajouter que si l'on ne peut point récuser les décisions dogmatiques infaillibles de l'Église, l'on peut par contre se demander si elles ont tou-jours été opportunes, et si dans certains cas plus de prudence pastorale et moins d'intempestivité n'aurait pas empêché bien des hérésies d'éclater.
Parallèlement à la révélation de la vérité, le principe d'économie doit s'observer dans la vie spirituelle. C'est ainsi que St Chrysostome, commentant l'acte de la femme qui versa le parfum précieux sur la tète du Christ, dit : « Pourquoi n'a-t-il pas dit simplement qu’elle ‘a fait un bon acte’, mais d'abord : ‘pourquoi molestez-vous la femme ( ) ? Afin qu'ils apprennent à ne pas exiger dès le commencement, de ceux qui sont plus faibles, des choses plus hautes. C'est pour cela qu'Il ne scrute pas la chose absolument en elle-même, mais d'après la personne de la femme. Bien que s'Il légiférait, Il n'eût pas ajouté : ‘la femme’, mais afin que tu saches que c'est à cause d'elle que ces choses ont été dites, afin qu'ils n'estropient pas sa foi bourgeonnante ( ) mais plutôt la nourrissent, c'est pour cela qu'Il le dit, nous enseignant que le bien qui se fait de la part de qui que ce soit, ne fût-il pas. ce bien, très parfait, il faut le recevoir, le réchauffer et le faire croître, et non pas dès le commencement rechercher de sa part toute perfection ( ). » De même St Basile écrit à Chilon ces mots pleins de sagesse : « Ne te tends donc pas tout de suite jusqu'au sommet de l'ascèse ; surtout n'aie pas confiance en toi-même, afin que par inex-périence tu ne déchoies pas de la cime de l'ascèse. En effet le progrès par degrés est meilleur. Petit à petit donc soustrais les plaisirs de la vie, anéantissant toutes tes habitudes, de crainte qu'en provoquant en masse au combat tous les plaisirs à la fois tu n'excites contre toi-même une foule de tentations ( . »
D'autre part, qu'on ne mésinterprète pas ces deux textes
: il ne s'agit pas du tout d'une interdiction de tendre à la perfec-tion
(cela irait contre toute l'idée patristique fondamentale de l'ascèse,
à savoir que la tension à la perfection est obligatoire pour
tous, fidèles autant que moines -- car l'âme étant
dyna-mique par nature, s'arrêter équivaut pour elle à
descendre -- la seule différence entre un moine et un fidèle
étant que l'un suit la voie de la virginité, avec tout ce
qu'elle entraîne de renon-cement à toutes choses, l'autre
la voie du mariage, dans les deux cas pourtant il y a tension vers la perfection,
quoique cette tension soit dans le cas de la virginité plus héroïque,
plus ailée, plus sublime mais aussi plus semée d'embûches),
mais d'une interdiction de tendre intempestivement à la perfection.
Il est temps de clore ce chapitre, et nous le ferons en atti-rant l'attention
sur un autre écueil. Nous avons surtout parlé du danger de
trop de lumière, mais il ne faut pas oublier aussi l'existence de
celui de trop peu de lumière : « Les uns ont besoin de lait,
d'être nourris des enseignements plus simples et plus élémentaires,
ceux-là qui sont d'une disposition enfantine et fraîchement
plantée, si l'on peut ainsi dire, ne supportant pas comme nourriture
la virilité de la parole, laquelle si quelqu'un l'offrait au-delà
de leur puissance, peut-être que, courbés fortement sous le
poids et appesantis -- leur intelligence ne suffisant pas, comme la matière
là, à attirer et assimiler ce qui entre -- ils souffriraient
dommage même par rapport à leur puissance ori-ginelle. Les
autres, faisant usage de la sagesse proférée parmi les parfaits,
et d'une nourriture plus sublime et plus solide, par le fait qu'ils ont
exercé leurs sens suffisamment pour le discernement du vrai et du
mensonge, seraient mécontents s'ils étaient abreuvés
de lait et nourris de légumes, nourriture des faibles ; et à
très bon droit, car on ne les fortifie pas selon le Christ, et on
ne les fait pas croître de la croissance louable que la parole engendre,
perfectionnant jusqu'à la stature d'homme, et menant jusqu'à
la mesure d'âge spirituel, celui qui est conve-nablement nourri (
) . »
E. LA CONTEMPLATION
Nous avons tant parlé de la contemplation et avec des détails tels qu'il est difficile de se tromper sur ce que, à la suite des Pères, nous entendions par ce mot. Il est temps cependant d'expliciter ses diverses acceptions, afin d'éviter toute confu-sion -- de même que le mot « action qui est d'ordinaire em-ployé en alliance et par manière de contraste avec le mot « contemplation ».
Un premier sens, auquel évidemment ne peuvent s'appli-quer les éloges que nous avons prodigués, à la suite des Pères, à la contemplation, est celui où le mot est pris au sens de « connaissance abstraite, théorique », et le mot « action » au sens de « connaissance devenue expérience ». Évidemment l'action est alors supérieure à la contemplation, dans le même sens où la volonté est infiniment plus riche que l’intelligence abstraite, parce qu'elle présuppose l'intelligence et la dépasse en assi-milant concrètement ce que l'intelligence se contente d'enjoindre. Ainsi, par exemple, l'intelligence me dit que la maîtrise des instincts constitue la tempérance, c'est une notion purement abstraite et extérieure au sujet ; mais par la volonté je deviens moi-même tempérant, j'ai l'expérience de la tempé-rance, ce qui est infiniment plus riche que toute connaissance abstraite. Cette acception du couple « contemplation-action » est bien mise en relief dans ce texte de St Maxime : « La connaissance est double, l'une théorique rassemblant selon le seul état passif les raisons des êtres, laquelle est inutile si elle ne tend pas à la réalisation des commandements ; l'autre agissante selon l'énergie( ), a en usage l'appréhension réelle des êtres par l'expérience ( ). » En ce sens donc, la contemplation est dessé-chante, stérile, morte et verbale, l'action tout le contraire.
Une seconde acception du couple « contemplation-ac-tion » consiste à voir dans la « contemplation » le même sens que dans la première acception, et dans I’« action » l'activité, non plus de toute l'âme, parties rationnelle et irrationnelle harmonieusement conjuguées, mais de la partie irrationnelle seule. C'est ainsi que St Grégoire de Nazianze prend les deux mots dans le texte suivant : « Car sont également incomplètes et l'action déraisonnable, et la raison inactive ( ) : il [St Basile] ajouta, lui, à la raison le renfort de l'action ( ). » Nous avons déjà longuement parlé de la primauté que la contemplation, en ce sens, a sur l'action.
Nous en venons au troisième sens du couple « contem-plation-action
», celui qui nous intéresse plus particulièrement.
Les deux mots y ont un sens estimable, bien que la supériorité
soit manifestement accordée par tous les Pères à la
contem-plation. Qu'entendent-ils par « contemplation » et «
action » ? Analysons leurs paroles. L'exemple classique est celui
de Marie et Marthe, soeurs de Lazare, dont l’une symbolise la contemplation,
l'autre l'action. Voici d'abord ce qu'en dit St Basile : « Car Marthe
reçoit le Seigneur, mais Marie s'assoit à ses pieds : chez
les deux soeurs le zèle est bon. Néanmoins distingue les
choses : Marthe en effet servait, apprêtant l'hospi-talité
pour ses nécessités corporelles, tandis que Marie assise
à ses pieds écoutait ses paroles. L'une donc réconfortait
le visi-ble, l'autre était esclave de l'invisible. Car celui qui
était présent était vraiment homme et Dieu, le même
Maître ac-cueillit le zèle des deux femmes... `Marie a choisi
la bonne part, laquelle ne lui sera pas ravie ( ). ‘Car Nous ne sommes
pas venu pour cela, pour Nous étendre sur des lits et pour nourrir
le ventre, mais Nous sommes venu pour vous nourrir de la parole de vérité,
et de la contemplation des mystères...’ Une part, celle qui a choisi
le service plus corporel, est moindre, sauf qu'elle est très utile
; l’autre part, celle qui est montée par la contemplation des mystères,
est meilleure et plus spirituelle. Toi qui écoutes, reçois
ces choses spirituellement, et choisis ce que tu veux. Si tu veux servir,
sers au nom du Christ, car Il a dit : 'Ce que vous avez fait à l'un
de mes frères-ci les plus petits, c'est à moi que vous l'avez
fait... ( ) Mais si tu veux imi-ter Marie qui a délaissé
le service du corps, et est montée vers la contemplation des spectacles
spirituels, poursuis sincèrement la chose, laisse le corps, congédie
l'agriculture, l'art culinaire et la préparation [des mets] ; assieds-toi
aux pieds du Seigneur, et écoute ses paroles, afin que tu deviennes
participant aux mys-tères de la divinité. Car la contemplation
des enseignements de Jésus surpasse le service du corps... Et si
tu peux imiter les deux, tu retireras des deux côtés le fruit
du salut ( ). » St Gré-goire le Théologien dit : «
Bonne est la contemplation, et bonne est l'action, l'une élevant
d'ici-bas, et pénétrant dans les saints des saints, et faisant
remonter notre esprit à ce qui lui est semblable, l'autre accueillant
le Christ et Le servant, et accu-sant son amour par les actes. Chacune
des deux est une voie de salut, menant absolument à l'une des demeures
éternelles et bienheureuses. Car de même qu'il y a différents
choix de vies, ainsi il y a des demeures nombreuses auprès de Dieu,
partagées et déterminées à chacun selon son
mérite ( ). »
De ces deux textes clairs il découle :
1. Que la contemplation est équivalente finalement et se rapporte
à l'amour de Dieu, tandis que l'action à l'amour du prochain.
II. Par conséquent, dans le même sens où l'amour
de Dieu prime celui du prochain -- ce que personne, j'espère, ne
songe à nier -- la contemplation prime l'action. Si St Grégoire
n'a pas en vue cette primauté dans le texte cité, il en a
parlé souvent, plus que quiconque : « Jésus Lui-même
consacra ses actions aux foules, mais ses prières le plus souvent
au repos et aux déserts, nous prescrivant quoi ? A ce que je pense
: savoir un peu se tenir dans la quiétude ( ), afin de converser
limpidement avec Dieu, et ramener l'esprit des choses qui l'égarent.
En effet, Lui n'avait pas besoin de s'écarter -- n'ayant rien où
Il se contractât, étant Dieu et remplissant toutes choses
-- mais afin que nous apprenions le temps et de l'action et de l'occupation
plus haute ( ). » Et dans le grand discours où il fait l'apologie
de sa fuite : « Ensuite s'est insinué en moi un amour de la
beauté de la quiétude et de la retraite ( ), dont j'étais
devenu un amant dès le commencement -- je ne sais si parmi ceux
qui sont zélés pour les discours il y avait un au même
degré -- laquelle dans les périls les plus grands et les
plus difficiles j'avais promise à Dieu. Et bien qu'à peine
l'effleurant, jusqu'à en parvenir au vestibule, et jusqu'à
en allumer en moi un plus grand désir par l'expérience, je
n'ai supporté d'être tyrannisé et précipité
au milieu de l'agitation, et comme d'un temple inviolable être arraché
vers la violence de cette vie. Car rien ne me paraissait aussi excellent
que de fermer les sens, devenir en dehors de la chair et du monde, et se
ramassant sur soi-même ( ), ne rien ef-fleurer des choses humaines
si ce n'est de toute nécessité, parlant à soi-même
et à Dieu, vivre au-dessus des choses visi-bles, et porter en soi
les reflets divins toujours purs, non mélangés aux empreintes
et aux choses fourvoyantes d'ici-bas, vraiment être un miroir sans
tache de Dieu et des choses divi-nes, l'être et le devenir toujours,
attirant la lumière par la lumière...( ) » C'est l'opinion
aussi de St Maxime : « Il est à noter qu'aucun saint ne parait
descendre de plein gré à Babylone. Car il n'est pas permis,
et ça ne relève pas de l'intelligence spirituelle, que ceux
qui aiment Dieu choisissent de préférence aux choses bonnes
celles qui le sont moins. Si quelques-uns parmi eux furent emmenés
de force là-bas avec le peuple, nous comprenons par là ceux
qui, non en principe mais selon les cir-constances ( ) -- à cause
du salut et de la direction de ceux qui en ont besoin -- quittèrent
la parole plus haute de connaissance et se transférèrent
à l'enseignement sur les passions, selon lequel le grand Apôtre
jugea plus utile de rester dans la chair, c'est-à-dire dans l'enseignement
moral, à cause des disciples, tout son désir étant
de dissoudre l'enseignement moral, et d'être avec Dieu par la contemplation
supra cosmique et simple selon l'intelligence ( ). » Tous ces témoignages
sont d'autant plus précieux qu'ils émanent d'hommes qui se
sont signalés par un très grand zèle apostolique.
Mais si la contemplation est plus haute, elle reste plus dangereuse : « Toute philosophie étant en effet divisée en ces deux choses, je veux dire la contemplation et l'action, l'une plus haute mais plus difficile à découvrir ( ), l'autre plus humble mais plus utile, pour nous les deux sont honorées l'une par l'autre ( ). » Il s'élève souvent contre ceux qui méprisent l’action pour s'arroger présomptueusement la voie de la con-templation.
III. Remarquons finalement que la vie même la plus stric-tement contemplative implique un certain minimum d'action ; et inversement la vie la plus active un minimum de contemplation, autrement elle devient de l'activisme effréné ou de l'« énerguménisme », si l'on peut forger un mot, qui n'est autre chose qu'une fuite de l'infini qu'on porte en soi, et par consé-quent ne peut avoir aucune valeur apostolique. A quoi sert en effet cette agitation forcenée, puisque la personne qui est sous son emprise ne fait qu'exprimer inconsciemment par elle son propre vide et laideur spirituelle, et ainsi ne réussit qu'à repousser ceux qui en sont lucidement témoins ? C'est comme un baril qui ne s'emplit jamais. Par contre, une personne vraiment contemplative, et tendant à s’effacer complètement, attire invinciblement même sans aucune action en vue de « conver-tir » les autres : « Il est apparu doucement, sans se faire remar-quer, et -- chose étrange -- tous Le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon poème que d'en expliquer la raison ( ). » En ce sens St Basile dit : « Et de même que les corps brillants et transparents, quand un rayon tombe sur eux, deviennent eux-mêmes très brillants, et reflètent à partir d'eux une autre lueur : ainsi les âmes porteuses de l'Esprit, illuminées _par l'Esprit, sont rendues elles-mêmes spirituelles, et renvoient la grâce aux autres ( ). »
Avant d'aller plus avant dans l'analyse de la contemplation, nous traiterons d'une question en étroite relation avec elle, suggérée par le détail « sur une montagne ( ) » ou « sur une haute montagne ( ) ». A partir de là, les Pères se lancent dans l'idée que la solitude physique favorise grandement la contemplation, si les dispositions intérieures, évidemment, sont garanties. Car si celles-ci font défaut, on ressemblera en embrassant la solitude « à ceux qui en mer, à cause de leur inexpérience de la navigation, s'évanouissent et sont pris du mal de mer, qui supportent mal la grandeur du navire comme engendrant une grande agitation, et qui, passant de là sur la chaloupe ou le navire léger sont partout pris du mal de mer et s'évanouissent ( ). » Par contre, si les dispositions intérieures se trouvent, notamment le désir de purification et d’ascension spirituelle, la solitude est particulièrement bienfaisante. A propos du fait que la vision de Daniel eut lieu sur le Tigre ( ), et celle d'Ezéchiel sur le Chobar ( ), Chrysostome note que « quand Dieu veut montrer à ses serviteurs quelque vision extraordinaire, Il les fait sortir en dehors des villes dans un endroit pur de tout bruit, afin que l'âme ne soit heurtée par rien, ni par les choses qu'elle voit ni par celles qu'elle entend, mais jouissant toute entière de sécurité, elle soit occupée par la contemplation des choses qu'elle voit ( ) ». Ce passage souligne bien l'utilité d'éloigner l'âme déjà purifiée, à ces grands moments, même de toute agitation physique tout court, ce qui va plus loin que l'utilité de la solitude au stade de la purification. Les raisons de cette dernière utilité ont magnifiquement été exposées par St Basile : « Car il n'est pas possible d'écrire sur de la cire si l'on ne polit pas les caractères qui s'y trouvent, ni de déposer dans l'âme les dogmes divins si l'on n'enlève pas ses préconceptions provenant de l'habitude. Pour cela le désert nous offre un grand avantage, en assoupissant nos passions, et en donnant à la raison le loisir de les amputer absolument de l'âme. Car de même que les animaux sauvages sont faciles à vaincre quand on les caresse, ainsi les désirs et les colères et les craintes et les tristesses, ces maux venimeux de l'âme, assoupis par la quié-tude ( ), et non exaspérés par une provocation continuelle, deviennent plus faciles à vaincre par la puissance de la raison ( ). » Et ailleurs : « Afin donc que nous ne recevions. ni par les yeux ni par les oreilles, des provocations au péché, et que nous ne nous habituions pas à lui imperceptiblement, et que des empreintes et caractères des choses vues et entendues ne demeurent pas dans l'âme pour sa ruine et perdition, et afin que nous puissions persévérer dans la prière, isolons-nous par notre habitation ( ). » Notons enfin que « le désert » ne veut pas exclusivement dire le désert : « le désert ce n'est pas seulement une montagne, c'est aussi une maisonnette libre de cris ( ). »
Quels sont maintenant les processus de la contemplation ? Nous suivrons, pour les décrire, la division tripartite de Denys l'Aréopagite, complète, riche et profonde : « Le mouvement circulaire de l'âme, c'est l'entrée en elle-même loin des choses du dehors, et l'enroulement simple de ses facultés pensantes ( ), lui donnant comme dans un cercle l'inerrance ( ), la ramenant et la rassemblant des multiples choses du dehors, d'abord en elle-même, ensuite quand devenue pour ainsi dire simple la conduisant ainsi vers le Beau et le Bien qui est au-dessus de toutes choses, et un et identique et sans commencement ni fin. L'âme se meut en spirale quand elle est illuminée des connais-sances divines d'une façon propre à elle, non intuitivement et simplement, mais rationnellement et discursivement, et comme par des opérations mixtes et transitives ( ). Le mouve-ment en ligne droite, c’est, non quand elle rentre en elle-même, mue par la pensée unifiante (ceci est en effet, comme je l'ai dit, le mouvement circulaire), mais quand sortant vers les choses autour d'elle, et à partir des choses du dehors, comme de symboles variés et multiples, elle s'élève vers les contempla-tions simples et unies ( ). »
A propos du second mouvement, nous noterons que Denys y décrit la démarche rationnelle propre à l'homme ici-bas, à savoir l'appréhension de la vérité non intuitivement et d'em-blée à la manière des anges, mais par le morcellement de l'in-telligence dans les êtres partiels ou sensibles, et son élévation à partir de là. « De même qu'il est impossible de dépasser sa propre ombre, même à celui qui se hâte beaucoup (car elle devance dans la mesure où elle est appréhendée), ou d'avoir un contact de vision avec les choses visibles, sans la lumière et l'air qui se trouvent dans l'intervalle, ou à la nature nageuse de glisser en dehors des flots : ainsi il est absolument impossible à ceux qui sont dans des corps de parvenir, sans les choses corpo-relles, aux choses intelligibles ( ). » Ainsi par exemple l'expé-rience multiple et universelle de la neige amène à cette idée générale : la neige est froide. De celle-ci et d'autres idées géné-rales sur la même échelle, l'intelligence s'élève à une idée en-core plus générale, et ainsi de suite. C'est ce que Denys appelle, dans le texte que nous étudions, « opérations mixtes et tran-sitives ». Cette servitude de l'intelligence rend l'homme infé-rieur aux anges : « Les âmes ont la raison, allant autour de la vérité des êtres discursivement et en cercle ( ) et par le divisible et la diversité qui prend toutes les formes, restant en arrière des intelligences simples ( ). » Remarquer que l'expression « en cer-cle » employée ici par Denys n'a rien à voir avec le mouvement circulaire de l'âme, elle désigne au contraire la démarche discursive, comme pour dire que la raison ne va pas droit aux idées (i.e. intuitivement), mais tourne en rond autour d'elles, pour y avoir accès. L'autre mot, que nous avons traduit par « discursivement », signifie la « qualité de celui qui s’ouvre un passage à travers » -- en l'occurrence, à travers les choses sensibles.
D'autre part, il ne faut pas conclure de ces textes de Denys et de Grégoire que la démarche discursive, telle que nous la connaissons, est éternelle à l'homme. Ce qui est éternel à l’homme et distinctif de lui, dans la création, c’est une liaison essentielle de l'esprit et de la matière en lui, selon que nous l'avons longuement expliqué ; mais la qualité de cette liaison, le mode dont elle s'exerce, dépend de la qualité de l'état où se trouve l'homme. Cette liaison s’exerçait autrement avant la chute, et s'exercera autrement (nous le verrons) dans la vie éternelle. En particulier notre démarche discursive actuelle im-plique un enchaînement de l'intelligence (« s'étant échappée de cette vie comme d'une prison difficile à supporter et ayant secoué les liens dont elle était embrassée, et par lesquels l'aile de l'intelligence était jetée à bas ( ) ») qui provient non seulement de la soumission de l'homme à la corruption, dans son corps, mais aussi de la soumission de toute la création sensible à la corruption, à cause de lui : « Elle sera libérée, dit-il, de la servitude de la corruption ( ) -- c'est-à-dire qu'elle ne sera plus corruptible, mais suivra la beauté de ton corps. Car de même que le corps étant devenu corruptible elle le devint aussi, ainsi devenant incorruptible elle le suivra et l'accompagnera de nou-veau ( ) ». »
C'est donc le premier mouvement de l'âme qui est le plus excellent, parce que c'est par lui que l'âme, surélevée par l'Es-prit-Saint, se dépasse elle-même. Pareil enroulement de l'âme sur elle-même, ou l'acte par lequel elle se contemple sans que rien d'extérieur s'interpose entre elle et son objet et fausse ainsi sa vision, la garantit selon Denys de toute erreur. Nous en avons assez parlé. Il nous reste à décrire l'étape la plus impor-tante de son cheminement, par laquelle elle se dépasse elle-même, et qui constitue en même temps l'étape la plus impor-tante de la Transfiguration : l'illumination.
Mais avant de le faire, arrêtons-nous un peu, et examinons un
très riche et beau symbolisme dégagé par Origène
(et repris par d'autres) de la phrase : « Et ses vêtements
devinrent blancs comme la lumière ( ) » : « Les vêtements
de Jésus sont les paroles et textes des Évangiles dont II
s'est revêtu. Je pense aussi que les choses manifestées par
les apôtres sur Lui sont des vêtements de Jésus, devenant
blancs pour ceux qui montent avec Jésus sur une haute montagne.
Mais comme il y a diffé-rents blancs, ses vêtements deviennent
blancs comme celui le plus brillant entre tous et le plus pur, qui est
la lumière. Si donc tu vois quelqu'un non seulement concevant avec
préci-sion la théologie de Jésus, mais aussi éclaircissant
toute parole des Évangiles, n'hésite pas à dire que
les vêtements de Jésus sont devenus pour un tel blancs comme
la lumière. Dès que le Fils de Dieu transfiguré est
pensé et contemplé de façon que son visage soit comme
le soleil et ses vêtements comme la lumière, immédiatement
paraissent à celui qui voit Jésus ainsi Moïse (la Loi)
et Élie (synecdoque : non un seul prophète, mais tous) s'entretenant
avec Jésus... Si quelqu'un, ayant compris la loi spirituelle, voit
la gloire de Moïse faisant un avec la parole de Jésus et ‘la
sagesse cachée dans le mystère’ ( ) chez les prophètes,
il voit Moïse et Élie 'en gloire ( ) quand il les voit avec
Jésus... Celui qui fait voir à ceux qui montent ses vête-ments
resplendissants et plus brillants que ne le peut l'art des cardeurs, c'est
le Logos, montrant dans les paroles des Écritures méprisées
par le grand nombre le resplendissement des
pensées ( ). »
Plusieurs idées fondamentales peuvent être développées à partir de ce passage :
1. L'Écriture Sainte, c'est le vêtement du Christ. Par consé-quent, elle est toute divine et toute humaine : toute divine, parce que c'est Dieu qui s'est exprimé par elle, le Logos qui s'est révélé en elle, à tel point que le même Origène parle ailleurs d'une « seconde Incarnation » ; toute humaine, parce que bien que son auteur soit Dieu, Il y fait usage d'instruments humains, avec tout ce que cela comporte d'humilité et d'au-tonomie relative -- l'humilité provenant de l'essence même de la parole humaine, qui est enracinée dans les choses sensibles et en est entachée, par conséquent elle est inadéquate à exprimer les choses immatérielles et divines (cela ne veut pas dire pourtant que la vérité ne peut en aucune façon être validement exprimée, nous avons montré comment, bien au contraire, par l'union de la théologie affirmative et de la négative cela est possible) ; autonomie relative, parce que les instruments humains gardent tout ce qui leur est propre, Dieu ne violant point la nature des instruments qu'Il emploie.
II. Du moment que l’Écriture dans son moindre iota est une union
de la parole divine et de la parole humaine, il serait également
aberrant de négliger soit l'élément humain soit l'élé-ment
divin :
1. Tombent dans la première erreur ceux dont l'unique
préoccupation, au lieu d'entrer dans la peau de l'écrivain
sacré pour féconder leurs idées par les faits, abordent
l'Écriture d'une façon purement extrinsèque et accidentelle,
pour y trouver des arguments en faveur d'un système théologique
figé et stérile qu'ils se sont forgé d'avance. Y tombent
également ceux qui, aveugles à la profondeur de la pédagogie
divine, érigent en absolu ce que Dieu n'a fait que tolérer,
et pour un certain temps, ce sur lequel Dieu n'a fait que glisser, parce
que le temps de sa réforme n'était pas encore venu. C'est
ainsi que l'extermination par Israël de tout Huile des peuples conquis.
représentée souvent comme un ordre divin par la lettre de
l'Écriture, n'est en fait, dans l'intention de celle-ci, que le
maintien « économique, par Dieu d'un moindre mal, d'une coutume
barbare répandue dans l'antiquité, en attendant qu'Il déracine
d'abord le mal plus grand, à savoir l'idolâtrie, par l'interdiction
de tout contact avec les païens -- car ç'eût été
contre la sagesse divine de déraciner tout mal à la fois.
De même, il suffit d'avoir tant soit peu le sens de l'« économie
» pour reconnaître dans le « celui qui regarde une femme
pour la désirer a déjà commis l'adultère dans
son coeur ( ) », non une contradiction au « tu ne commettras
pas d'adultère ( )», mais un approfondissement. -- Tombent
également dans la même erreur ceux qui érigent le silence
prolongé de l'Ancien Testament sur les fins dernières en
désaveu d'immortalité, ne com-prenant pas qu'il eût
été prématuré d'inculquer à un peuple
en-core rampant une doctrine qui l'eût finalement conduit, par la
glorification des morts, à l'idolâtrie. Également,
ceux qui deviennent des iconoclastes à cause de l'interdiction de
l'An-cien Testament de représenter Dieu en images, laquelle était
justifiée, toujours par le danger d'idolâtrie.
2. Négligent l'élément divin ceux, trop nombreux aujour-d'hui, qui ne croient pas à l'inspiration divine des Écritures ni par conséquent à leur inerrance ; qui rejettent malhonnêtement au compte des interpolations ce qui ne cadre pas, telles les prophéties, avec leurs préjugés ; qui bien loin de voir l'unité admirable (dont parle Origène dans notre texte), de la Loi, des Prophètes et de l'Évangile (ceux-là étant le « signe ( ) », l'« image ( ) », l'« ombre ( ) » de celui-ci, il y a en conséquence en eux une convergence vers l'Évangile beaucoup plus mysté-rieuse et profonde que ne le peut soupçonner la tête de la plupart des exégètes modernes), ne voient même pas, à force de braquer leurs yeux de taupe sur des détails, l'unité d'un livre (chaque année on nous pond un nouvel Isaïe, et une nouvelle « infrastructure » du Pentateuque) -- que dis-je d'un livre ? d'un chapitre , d'un paragraphe, d'une phrase ! qui s'arrogent la science et la logique dans l'interprétation de l'Ancien Testament, et les refusent à St Paul, en disant dédaigneusement qu'il s'adonnait à une exégèse « rabbinique ». Relèvent de la même erreur ceux qui, gênés par le défi lancé par l'existence d'Abra-ham, d'Isaac et de Jacob, en font des « personnifications de clan » ; qui ne se plient pas docilement aux faits, rapportés par l'Écriture, dans toutes leurs exigences surnaturelles -- car c'est l'esprit de l'homme qui doit se plier à l'Esprit de Dieu, non vice-versa -- mais éprouvent le besoin de les rationaliser, de ramener la puissance divine révélée dans l'Écriture au schéma asphyxiant, et vide de toute âme, de la rationalité moderne : par conséquent, pour eux, le petit Samuel n'aurait pas entendu des voix, le récit ne faisant que projeter lyriquement ce qui n'était qu'un dialogue avec sa propre conscience (celle-ci n'est-elle pas la voix de Dieu ?), les prodiges accomplis par Élie, Eli-sée et d'autres ne seraient que des « affabulations » et de l'« imagerie orientale » (décidément cette imagerie orientale a bon dos !). Et comme si l'Ancien Testament ne suffisait pas à leur audace, ils s'attaquent à la conception virginale, nient l'historicité de l'Évangile de l'enfance, celle de l'Ascension, at-tribuent la Résurrection à l'« hallucination » des disciples, ou même -- par une projection psychologique très classique des sentiments dont on est soi-même animé -- à leur « malhon-nêteté ». Tombent également dans la même hérésie tous ceux qui, se prostituant au « monde », ne veulent lui présenter que ce qui lui plaît : en conséquence, par des procédés dont la four-berie n'a d'égale que leur ineptie, sont niées systématiquement d'être dans l'Écriture des doctrines dont l'existence pourtant y crève les yeux, telles que ciel et enfer, anges et démons, mono-génèse et péché originel ; ceux qui vident les grands mystères, tels la Trinité, de leur substance ; qui font du Christ un précur-seur de Che Guevara et de Mao-Tsé-Toung (le Christ n'a-t-il pas dit : « Je suis venu jeter le feu sur la terre, et qu'est-ce que je veux sinon qu'il s'allume ?... Pensez-vous que je sois venu ac-corder la paix sur la terre ? Non, vous dis-je, niais la division ( ). » Y a-t-il rien de plus clair ?) ; qui disent que St Paul est un misogyne, parce que ses idées sur le mariage et sur les devoirs de la femme ne sont pas du goût du jour.
Arrêtons ici ce bel échantillon, car la liste serait interminable.
Si nous l’avons présenté, c'est en illustration de la grande
vérité que nous inculque Origène (entre autres) dans
le passage que nous commentons, à savoir qu’il faut avoir les yeux
illuminés par l'Esprit pour pouvoir percevoir la splendeur de l'Écriture.
C'est parce que, primordialement, ils avaient à un très haut
degré cette condition essentielle que les Pères en général
surent éviter avec une souveraine maîtrise les deux écueils
opposés que nous venons d'illustrer, sondèrent incom-parablement
les profondeurs de l'Esprit dans la science des Écritures (car il
n'y avait pas que les exégètes de métier -- Ori-gène,
Chrysostome, Jérôme, le Basile de l'Hexaméron, du Commentaire
d'Isaïe et des Psaumes -- qui étaient exégètes,
mais tous : que sont par exemple les cinq discours « théolo-giques
» de St Grégoire de Nazianze, les Discours contre les Ariens
de St Athanase, la « Création de l'Homme » de Gré-goire
de Nysse, les analyses de la grâce et du libre arbitre de St Augustin,
sinon l'exégèse de passages isolés ? l'exégèse
de ce temps-là étant indissociable de la théologie)
et sont infiniment supérieurs à ceux qui abordent l'Écriture
en juges et qui se prennent, à la Hégel, consciemment ou
inconsciemment, pour ceux en qui l’Esprit prend pleinement conscience de
Lui-même, affichant de leurs hauteurs le mépris pour l'exégèse
patristique.
F. L’ILLUMINATION
ST Grégoire de Nazianze dit de St Basile, d'un mot intra-duisible,
qu'il était « présent à son intelligence le
plus souvent et convergent à l'intérieur ( ) ». Quand
quelqu'un a été ainsi un certain temps (extrêmement
variable selon les personnes), Dieu l'illumine et l'unit à Lui-même.
Nous allons prendre ce proces-sus dans son état parfait, et le décrire
en détail.
Un grand classique en ce domaine, c'est Denys l'Aréo-pagite.
Il dit : « Toi, O cher Timothée, en t'adonnant intensé-ment
aux contemplations mystiques, quitte les sens et les opéra-tions
intellectuelles, et toutes les choses sensibles et intel-ligibles, et toutes
celles qui n'existent pas et celles qui existent, et vers l'union qui est
au-dessus de toute essence et de toute science, tends-toi fortement d'une
manière inconnue : en effet, par la sortie ( ) irrésistible,
absolue et pure hors de toi-même et de toutes choses, tu seras élevé
vers le rayon des ténèbres divines supraessentielles ( )
ayant tout laissé et ayant été libéré
de toutes choses ( ). » Tout notre chapitre sera l'exégèse
de ce passage :
1. Tout d'abord, notons le mot « extase » qui est, au sens étymologique du terme, la « qualité de celui qui se tient hors de ». Il faut donc omettre de son esprit toutes les associations tardives qui sont devenues inhérentes à ce mot, il s'agit maintenant tout simplement de l'extase de l'amour, tout amour me-nant infailliblement à la sortie de soi-même et à l'immersion dans celui qu'on aime, pour faire un avec lui. Ce caractère de l'amour est insinué ici par le terme « irrésistible » qu'emploie Denys. Que tout amour ait nécessairement pour but l'union avec l'objet aimé, St Maxime l'a démontré en bonne et due forme : « Si la faculté intellectuelle, dit-il, est mue intellectuel-lement en rapport avec elle-même, elle pensera néces-sairement ; si elle pense, elle aimera nécessairement ce qui est pensé ; si elle aime, elle subira nécessairement envers lui, comme étant aimable, une extase ; si elle la subit, il est clair qu'elle est poussée vivement ; si elle est poussée vivement, elle intensifiera nécessairement la véhémence du mouvement ; si elle intensifie avec véhémence le mouvement, elle ne s'arrêtera pas jusqu'à ce qu'elle devienne toute en l'aimé entier, et qu'elle soit volontairement toute embrassée par lui tout entier ( ). » Si donc l'amour est la vocation normale et obligatoire de tout chrétien, il s'ensuit que l'union à Dieu doit être le but de tout chrétien. -- Par ailleurs, nous avons voulu souligner le fait que l'amour est à la base de l'illumination, parce qu'ayant choisi à la suite des Pères grecs, de décrire la voie mystique surtout en termes de connaissance, d'aucuns seraient tentés de prendre les Pères pour des « intellectualistes » ! Aussi bien St Maxime, dans le texte que nous venons de lire nous prévient-il que si la faculté intellectuelle pense, « elle aimera nécessairement ce qui est pensé », et St Grégoire de Nazianze que Dieu est « aimé dans la mesure où nous nous le représentons ( ), et inversement Il est pensé dans la mesure où nous l'aimons ( ) », tellement l'amour et la connaissance sont mutuellement dépendants.
Dans le texte de Denys, il est parlé de « ténèbres », c'est une expression qui revient souvent sous sa plume : « ténèbres supra lumineuses ( ) », et qu'on retrouve aussi chez d'autres dans le même sens, en particulier St Maxime. Qu'est-ce que cette expression signifie, nous les laisserons eux-mêmes s'expliquer : « Et alors, dit Denys, il est affranchi des choses mêmes qui sont vues et de celles qui voient, et il pénètre dans les ténèbres de l'inconnaissance vraiment mystiques, selon lesquelles il ferme toutes les conceptions de la connaissance, et devient dans ce qui est tout à fait impalpable et invisible, étant tout entier à Celui qui est au-delà de toutes choses, et n'étant à personne, ni à lui-même ni à un autre, uni selon sa meilleure partie à l'absolument inconnaissable, par la suspension d'exer-cice de toute connaissance, et en ne connaissant rien connaissant au-dessus de l'intelligence ( ). » Quant à st Maxime il dit : « entrant dans les ténèbres, le lieu sans forme et im-matériel de la connaissance ( ) » ; et encore : « les ténèbres, c'est un état sans forme, immatériel et incorporel ( ) ». De ces explications, il s'ensuit que les ténèbres sont la cessation abso-lue, exigée par l'union divine, de toute appréhension non seulement sensible, mais aussi intellectuelle. C'est ce que les Pères ne se lassent pas de répéter : « Quand notre âme par les opérations intellectuelles se meut vers les intelligibles, les sens deviennent superflus avec les sensations : de même que les facultés intellectuelles, quand l'âme devenue semblable à Dieu, par l'union inconnaissable parvient aux rayons de la lumière inaccessible, par des irruptions aveugles ( ) » Et encore : « C'est selon la cessation de toute opération intellectuelle qu'a lieu pareille union des intelligences déifiées avec la lumière plus que divine ( ). » Et nous avons vu André de Crète, entre autres, représenter les apôtres « fermant leurs sens, cessant complètement toute motion intellectuelle et toute conception, ainsi ils furent ensemble avec Dieu, au fond de ces ténèbres divines, supra lumineuses et invisibles ( ). » -- Noter qu'il voit dans la « nuée » de la Transfiguration, le symbole de ces ténèbres.
Voilà le fait. Maintenant la question qui se pose est : pourquoi
en est-il ainsi ? La réponse n'est pas difficile, après tout
ce que nous avons dit au sujet de la transcendance divine :
1. Quand l'intelligence pense un objet, il y a dans cet acte union
entre elle et l'objet. Du moment que l'intelligence s'unit avec un objet
qui n'est pas Dieu, l'union simultanée avec Dieu est impossible,
car l'intelligence ne peut s'unir à deux objets en même temps.
2. Quand l'intelligence pense un objet, elle forme une dyade avec lui,
par conséquent une composition. Or Dieu, nous l'avons vu, c'est
la monade absolument simple, indivisible. L’intelligence ne peut donc atteindre
la monade qu'en renonçant à la dyade, c'est-à-dire
à toute pensée. Quand nous parlons de monade, ce n'est pas
celle circonscrite par une seule personne : « Pour nous, c'est la
monarchie qui est tenue en honneur, non la monarchie qu'une seule personne
circonscrit - - car il y a un ‘un’ en dissension avec lui-même, devenant
multiple -- mais celle que constitue la dignité égale de
nature, l'accord d'intention, l'identité de mouvement, et la conver-gence
vers l’Un de ceux qui sont de Lui ( ). » Par conséquent il
faut « devenir au-dessus de la dyade matérielle par l'unité
pen-sée dans la triade ( ) »
3. La dernière raison, nous la prendrons telle quelle de St
Maxime : « L'intelligence qui veut penser, descend sous elle-même
en descendant aux pensées. Car les pensées sont infé-rieures
à ce qui pense, comme étant pensées et saisies, et
à bon droit un éparpillement et une division de l'unité
de l'intel-ligence elle-même. En effet, l'intelligence est simple
et indivi-sible, mais les pensées sont multiples et dispersées
et pour ainsi dire des formes de l'intelligence ( ). » C’est donc
non en devenant inférieure à elle-même, mais en restant
une, simple, sans forme, que l'intelligence peut être surélevée
à l'union divine.
Étant donc donné la cessation de toute opération
intellec-tuelle, l'intelligence n'a qu'à « subir » l'action
divine, l'union ayant lieu d'une façon qui lui est « inconnaissable
». St Gré-goire le Théologien emploie l'expression
: « voir et subir la splendeur de Dieu ( ) », et Denys dit
: « soit qu'il eût été initié par quel
qu'inspiration plus divine, non seulement apprenant mais aussi subissant
les choses divines ( ). »
III. Mais ces « ténèbres » ne signifient aucunement une sorte de table rase où l'intelligence ne reçoit rien, à plus forte raison une sorte d'hébétude mentale. En effet, ces « ténèbres » non seulement sont invariablement liées avec leur contraire, la lumière, mais plus elles sont profondes, plus celle-ci est in-tense : « Les ténèbres divines sont la lumière inaccessible, dans laquelle Dieu est dit habiter. Et dans l'invisible par excellence à cause de l'éclat supérieur, et l'inaccessible lui-même à cause de l'excès de l'effusion de la lumière supraessentielle, c'est là que devient toute personne jugée digne de connaître et de voir Dieu, devenant vraiment au-delà de la vision et de la connais-sance, par le fait de ne pas voir et de ne pas connaître ( ). » Après tout ce que nous avons dit dans ce chapitre, il est presque superflu de faire remarquer l’abîme infini qui sépare la connaissance ou l’inconnaissance par illumination, de la connais-sance ou l’inconnaissance selon la théologie affirmative ou négative : l'une étant expérience, sensation divine, connais-sance au-dessus de toute connaissance, dépassement surnaturel de soi et union avec Dieu, l’autre chose étant purement spéculative et abstraite, possible même à ceux qui n'ont pas la foi. C'est exactement le même abîme entre quelqu'un étourdi par l’expérience d'une trop forte lumière, et un aveugle-né qui ne sait de la lumière que ce que les autres essayent de lui représen-ter négativement en s'appuyant sur les autres sens : elle n'est pas du domaine de l'odorat, ni du toucher, ni de l'ouïe... Il est absurde d'objecter que St Maxime qualifie la lumière de la Transfiguration comme étant le « symbole ( )» de la théologie négative : un symbole n'est pas toujours inférieur à ce qu'il symbolise, une lecture tant soit peu attentive de ces textes de St Maxime donne un magnifique exemple de symbole supérieur au symbolisé.
Le sommet de l'illumination peut-il être atteint d'un seul coup, ou seulement graduellement ? A coup sûr, il y a des il-luminations foudroyantes et subites en apparence, comme dans le cas de St Paul, la Madeleine, St Augustin, Ste Marie l'Égyptienne et tant d'autres. Mais à cause du temps psychologique, et en accord avec ce que nous avons dit au chapitre de la purification, elles ne peuvent être comprises au sens de trans-formation radicale et subite, de l’abîme du péché jusqu'au som-met de la sainteté. Ou bien en effet le sommet n'aura pas encore été atteint mais seulement le mécanisme, i.e. la conversion, qui y mènera aura été déclenché ; ou bien s'il a été atteint, tout un travail de transformation, imperceptible au sujet lui-même, aura été depuis longtemps déjà amorcé. Notre interprétation est en parfaite harmonie avec ce que dit Denys : « II leur com-munique, tout d'abord, une lueur modérée ( ) ; ensuite, eux comme prenant goût à la lumière et désirant davantage, cette lueur se donne davantage, et brille à un plus haut degré, parce qu'ils ont beaucoup aimé ( ) », et St Grégoire le Théologien : « Dieu illumine notre faculté directrice, et celle-ci quand elle est purifiée, autant [qu'illumine] nos yeux la rapidité d'un éclair qui ne s'arrête pas ( ), afin que me semble-t-il, par ce qui est saisissable [de Lui] Il attire à Lui -- car ce qui est complètement insaisissable n'est ni espéré ni entrepris -- et par ce qui en est insaisissable Il soit admiré, admiré Il soit davantage désiré, désiré Il purifie, purifiant Il nous fasse semblables à Dieu ( ). »
Quand l'illumination atteint un haut degré, on peut dire que
l'homme tout entier devient lumière. Les images du cristal pénétré
de part en part par la lumière et devenant lui-même lumière,
ou du fer rougi par le feu à tel point qu'il devient feu lui-même,
d'autres encore, sont souvent utilisées par les Pères : «
Ce n'est pas le ciel qui est devenu l'image de Dieu, ni la lune, ni le
soleil, ni la beauté astrale, ni aucune autre créature visible.
Toi seule es devenue l'image de la nature qui surpasse toute intelligence,
la ressemblance de la Beauté incorruptible, l'impression de la véritable
divinité, le réceptacle de la vie bienheureuse, l'empreinte
de la véritable lumière : deviens, en la regardant, ce qu'elle
est, imitant Celui qui brille en toi de la lumière éclatante
réfléchie par ta pureté ( ). »
L'illumination est appelée aussi « divinisation ( ) »,
terme fréquent chez les Pères. La divinisation, c'est-à-dire
l'état décrit par St Paul : « je vis, mais ce n'est
plus moi, c'est le Christ qui vit en moi ( ). » L'opération
divine se substitue, si l'on peut ainsi dire, à l'humaine, autant
que cela est possible.
L'illumination est décrite aussi comme « impassibilité ( ) ». L'impassibilité absolue, qui découle de la simplicité, est propre à Dieu seul, mais à côté d'elle il y a une impassibilité relative que la créature ne peut dépasser, même si c'est la créature angélique, même si c'est dans la vie éternelle. Ici-bas, on ne peut jamais s'abstraire complètement des « passions » (au sens indifférent du terme) : l'homme restera toujours tissu de plaisir, douleur, crainte, espoir : « Le Seigneur déclare bienheureux non ceux qui vivent en dehors de la passion -- car il n'est pas possible dans la vie immergée dans la matière de réaliser une vie complètement immatérielle et impassible -- mais ceux qui sont lents à l'égard des impulsions de la nature et difficilement mus ( ). En effet Il ne prescrit pas à la nature humaine l'impas-sibilité absolue, mais celle réalisée par la vertu. Car la faiblesse souvent mélangée à la nature complote en dehors de la volonté pour que pareille impulsion parfois ait lieu. Ne pas être empor-té à l'instar d'un torrent par l'impulsion de la passion, mais résister courageusement à pareille disposition, et par les pen-sées repousser la passion, c'est l'oeuvre de la vertu ( ). »
St Maxime distingue quatre degrés d'impassibilité : «La
première impassibilité, c'est l'abstention complète
des actes mauvais, elle s'observe chez les commençants ; la seconde
c'est le rejet complet selon l'intelligence, concernant l'adhésion
aux mauvaises pensées, elle arrive chez ceux qui poursuivent la
vertu avec raison ; la troisième, c'est l'immobilité ( )
complète selon le désir, à l'égard des passions,
chez ceux qui par les figures contemplent intelligiblement les raisons
des choses visi-bles ; la quatrième impassibilité, c'est
la purification complète même de la simple imagination ( ),
existant chez ceux qui par la science et la contemplation font de la faculté
directrice un miroir pur et limpide de Dieu ( ). » L’expression «
purification complète même de la simple imagination »
doit être entendue, à cause du mot « simple »,
comme « un rejet complet selon la pensée de toutes les images
sensibles ( ) ». Il est clair que l’il-lumination ne peut correspondre
qu'au quatrième degré d'im-passibilité, tandis que
le troisième y prédispose intimement.
D’autre part, remarquons que St Maxime, en affirmant l’existence d'une
« immobilité complète selon le désir par rapport
aux passions » ne contredit pas du tout St Grégoire de Nysse
où celui-ci parle (cf. passage qu'on vient de citer) de cer-taines
impulsions de la nature, survenant « parfois » en dehors de
la volonté : le mot « parfois » implique qu'en d'autres
occasions les saints sont exempts même de ces mouvements invo-lontaires,
ce qui équivaut au troisième degré d'impassibilité,
dans lequel St Maxime ne prétend pas par ailleurs qu'on puisse constamment
se maintenir -- à plus forte raison au quatrième, car l'illumination
est non seulement inconstante mais souvent même brève.
Reste une dernière question : il est écrit que les apôtres « furent saisis d'effroi en entrant dans la nuée ( ) ». C'est en ef-fet un sentiment inséparable de l'illumination même la plus haute, et l'on pourrait même dire plus celle-ci est sublime et plus l'épouvante est profonde. Il y a beaucoup en effet qui com-prennent très mal la parole fameuse de St Jean : « Il n'y a pas de crainte dans l'amour, mais l'amour parfait expulse la crainte, car la crainte comporte le châtiment, celui qui craint n'a pas encore été perfectionné dans l'amour ;( ). » La crainte servile, oui ! mais il y a une autre crainte qui est inséparable de l'amour, bien plus, qui est une des deux composantes de l'amour : « J'établis l'amour comme étant composé de deux choses : la crainte et le désir, et constitué par la révérence et la bienveillance ; afin que la crainte, dépouillée du désir, ne devienne haine, ni le désir en ne s'associant pas une crainte pure devienne mépris ( ). » St Chrysostome, toujours très attentif aux applications morales concrètes, décrit souvent, pour mettre en relief par contraste le sans-gêne des anoméens vis-à-vis de la divinité, la « stupeur » des anges devant elle, leur « effroi ». Parlant des séraphins d'Isaïe, il dit : « ‘Et de deux ailes, dit-il, ils s'enveloppaient la face’ ( ) : à bon droit, s’entourant les yeux comme d'une double barrière, vu qu'ils ne pouvaient supporter l'éclair jaillissant de cette gloire-là. ‘Et de deux ils s'enveloppaient les pieds’, probablement à cause de la même stupeur. Nous avons en effet l'habitude nous-mêmes, quand nous sommes saisis de quelque effroi, de nous envelopper le corps tout autour. Et que dis-je le corps, puisque l'âme elle-même, quand elle subit cela dans les apparitions qui la surpassent, resserrant ses opérations, se réfugie dans les profon-deurs, s'enveloppant du corps tout autour, comme d'un man-teau ? Mais que personne, entendant parler de stupeur et d'ef-froi ( ) ne pense que ceux-ci comportaient une angoisse désagréable : car avec cette stupeur-là un plaisir intolérable est mélangé. ‘Et de deux ils volaient’ : cela est l'indice du désir constant des choses sublimes, et qu'ils ne regardaient jamais en bas ( ). »
Nous ferons plusieurs observations en marge de ce beau texte :
1. Quand Chrysostome parle de l'âme « dans les ap-paritions
qui la surpassent, resserrant ses opérations, et se réfu-giant
dans les profondeurs », il fait allusion, en très grand dialecticien
qu'il est, à des apparitions inférieures à la vision
divine : si l'âme subit cela alors, à combien plus forte raison
dans celle-ci ! Il a décrit d'une façon très réaliste
et profonde l'effet de ces apparitions, par exemple celle de l'archange
à Daniel ( ) : « Car de même qu'un cocher pris d’effroi
et lâchant les rênes au visage, les chevaux se précipitent
tous et le char en entier est renversé : ainsi est-il coutume d'accéder
à l'âme, quand elle est envahie par l'effroi et l'angoisse
( ) . Car saisie d'épouvante ( ) et repliant comme des rênes
ses propres opérations de chaque sens du corps, elle laisse les
membres dé-serts. Ensuite, ceux-ci désertés par la
puissance qui les tenait fortement, se dissolvent et sont frappés
de tous côtés, ce que Daniel éprouva alors... Car l'âme
effrayée et ne soutenant pas la vision de la présence d'un
compagnon d'esclavage, ni ne pouvant soutenir cette lumière-là,
se troubla, s'empressant de s'arracher du lien de la chair comme d'une
chaîne ( ).»
2. Tandis que le premier symbolisme (ils s'enveloppaient la face)
a trait à l’inaccessibilité divine, les deux autres ont trait
aux deux composantes de l'amour, la terreur et le désir respec-tivement.
Noter la phrase très intéressante où Chrysostome parle
d'un « plaisir intolérable » mélangé à
cette stupeur-là : ce plaisir, c'est la joie pure, sans mélange,
spirituelle, dont la récupération et la substitution aux
« passions » naturelles est l'accent triomphal de l’impassibilité.
G. TRANSFIGURATION ET VIE ETERNELLE
Nous avons vu que les Pères grecs voyaient un certain rap-port spécial entre la Transfiguration et la vision glorieuse. Pour pouvoir approfondir ce rapport, il convient d'abord d'examiner quelles sont leurs idées sur cette dernière.
Nous allons rassembler leurs idées autour des articulations d'un texte très profond du théologien : « Car je sais bien que les choses qui te ( ) sont présentes maintenant sont de beaucoup meilleures et plus précieuses que les choses visibles : le son de ceux qui célèbrent la fête, le choeur des anges, l'ordre céleste, la vision de la gloire, d'une autre et de la plus haute, une il-lumination plus pure et plus parfaite de la Trinité, qui ne s'es-quive plus de l'intelligence enchaînée et diffuse à travers les sens, mais qui est entièrement contemplée et saisie par l'intel-ligence entière, et illumine nos âmes de la lumière entière de la divinité ( ). »
Plusieurs articulations sont d'emblée visibles dans cette description :
1. D'abord l’assertion que l'intelligence ne sera plus « enchaînée et diffuse à travers les sens ». Nous avons parlé de cet « enchaînement » de l'intelligence, son impossibilité d'attein-dre les intelligibles sauf par et à travers les choses sensibles, ce que Denys appelle le mouvement « en spirale ( ) ». En d'autres termes notre connaissance de discursive qu'elle est sera intui-tive, ou le mouvement en spirale de l'âme fera place au mouvement circulaire. Les textes ne manquent pas. D'abord le fameux texte de Denys sur la Transfiguration ( ) où il oppose « l'intelligence impassible et immatérielle » de la vision glo-rieuse à la vision symbolique d'ici-bas. Il y dit aussi que nous serons « égaux aux anges », et dans un autre endroit que nous avons déjà cité partiellement, il explicite davantage en quoi consiste cette imitation des anges : « [De la Sagesse] les puis-sances intelligibles et intellectuelles des esprits angéliques ont des pensées simples et bienheureuses. Elles n'amassent pas la science divine dans les choses divisibles ou à partir d'elles ou des sens ou de la raison discursive, et ne l'embrassent pas, sui-vant ces choses, par ce qui est commun ( ), mais elles sont pures de tout ce qui est matériel et de toute multiplicité, et pensent les intelligibles dans les choses divines intellectuellement, im-matériellement, uniment. Et leur puissance et énergie intellec-tuelle est resplendissante d'une limpidité sans mélange et pure, et embrasse d'un coup d'oeil les pensées divines dans l'indivi-sibilité et l'immatérialité et l'unité ressemblante à la divinité ( ), et par la divine Sagesse représente ces pensées autant que possible selon le modèle de l'intelligence et raison divine, laquelle surpasse la sagesse. Et les âmes ont la raison, allant autour de la vérité des êtres discursivement et en cercle, et par le divisible et la diversité qui prend toutes les formes, restant en arrière des intelligences simples ; mais par l'enroulement du multiple en l'un ( ), elles sont rendues dignes autant que c'est propre et ac-cessible aux âmes, de pensées égales aux angéliques ( ). » Dans ce texte fulgurant, après avoir décrit la connaissance angélique en niant en elle précisément ce qui caractérise la connaissance humaine sur terre (« ne l'embrassant pas, suivant ces choses, par ce qui est commun » se réfère à la connaissance humaine qui extrait de diverses choses individuelles ce qui leur est com-mun, et de diverses choses générales ce qui leur est général, et ainsi de suite ascensionnellernent jusqu'à la cause première), et en décrivant positivement la connaissance intuitive, il affirme explicitement que l'homme aura des « pensées égales aux angé-liques » par « l’enroulement du multiple en l’un », c'est-à-dire la réduction de la multiplicité des opérations de l'âme en son unité, ou le mouvement circulaire de l'âme qui « s'amorce » dès cette vie (c’est ce qu'insinue la restriction employée par Denys : « autant que c'est propre et accessible aux âmes »), mais trouve son apogée dans la vie glorieuse.
Il n'y a pas que Denys qui affirme cela. Revenons à Gré-goire le Théologien. A part notre texte de base, où il parle de « l'intelligence entière » saisissant la Trinité, il revient sur ce thème de diverses façons, par exemple quand il dit de la pré-sence invisible de son père, après sa mort, parmi son troupeau : « Je suis persuadé [qu'il est présent] maintenant par la dignité davantage qu'auparavant par l'enseignement, dans la mesure où il est plus proche de Dieu, ayant secoué les liens corporels, ayant été libéré du limon qui rend l'intelligence trouble, et nu ayant commerce avec l'intelligence nue, première et très pure, ayant été rendu digne, si je ne m'exprime avec trop d'audace, du rang et de l'assurance angélique ( ). » St Basile n'est pas moins explicite et clair : « Il appelle ‘résurrection’ ( ) celle de la connaissance dans la matière à la contemplation imma-térielle ( ). Il appelle ‘le dernier jour’ cette connaissance-là après laquelle il n'y en a pas d'autre... Mais puisque notre in-telligence épaissie est liée à la poussière et mélangée à la boue, et est impuissante à tendre avec une contemplation simple ( ), elle est conduite par les organisations qui ont de l’affinité avec son corps, et elle observe les énergies du Créateur et les connaît jusqu'alors par ses accomplissements, afin qu'ayant ainsi grandi peu à peu elle s'approche un jour de la divinité nue elle-même ( ) . » On ne peut pas exprimer plus fortement le caractère intuitif et immatériel de notre vision alors par contraste avec notre connaissance discursive.
II. Une deuxième idée fondamentale qui ressort de notre
texte de base, c'est qu'il y aura « une illumination plus pure et
plus parfaite de la Trinité ». Ailleurs il précise
même que c'est en cela seul que consiste la vie éternelle
: « Les uns héritent la lumière inexprimable, et la
vision de la sainte et royale Trinité, illuminant plus clairement
et plus purement, et se mélangeant toute entière à
l'intelligence entière, laquelle vision je considère seule
être certes le royaume des cieux ( ). » Chrysostome aussi déclare
: « Ce n'est donc pas la science qui est détruite, mais le
fait qu'elle est partielle. Car nous ne saurons pas seulement autant, mais
beaucoup plus. Afin que je rende cela clair par un exemple, maintenant
nous savons que Dieu est partout, mais comment, nous ne le savons pas ;
nous savons qu'Il a créé les êtres de rien, mais nous
ignorons la manière ; qu'Il est né d'une vierge, comment
? plus du tout. Alors nous saurons quelque chose de plus, et plus clairement,
sur ces matières-là ( ). » Il faut ici faire attention
pour ne pas comprendre tous ces textes « charnellement ». Ce
n'est pas comme une carcasse que l'intelligence a anatomisée en
partie, et que maintenant elle épuise, ayant progressivement disséqué
chaque coin et recoin. C’est maintenant plus que jamais de se rappeler
du célèbre adage de St Basile définissant notre science
de Dieu par et dans la mesure de la sensation de son incompréhensibilité.
A une lecture superficielle, quelques très rares textes patristiques
paraissent vouloir dire que la vision glorieuse saisit Dieu dans toute
son essence. Nous ne les avons pas discutés au chapitre sur l'essence,
parce que leur élucidation n'est possible qu'à la lumière
des idées des Pères sur la vision glorieuse. J'ai en vue
les paroles telles que celles-ci (de notre texte de base) : la Trinité
sera « entièrement contemplée et saisie par l'intel-ligence
entière » ; ou celles-ci : « afin qu'ayant ainsi grandi
peu à peu elle s'approche un jour de la divinité nue elle-même
» (dans le dernier texte cité de St Basile); ou celles-ci
: « Dieu, ce qu'est sa nature et son essence, nul homme n'a jamais
trouvé ni ne trouvera certes ( ). Mais s'il trouve jamais -- que
ceux qui le veulent cherchent cela et philosophent -- il trouvera, selon
mon opinion, lorsque cette chose semblable à Dieu et divine, j’entends
notre intelligence et raison, se réunit à ce qui lui est
apparenté, et l’image monte à son archétype, dont
maintenant elle a le désir. C'est cela que me semble signifier la
parole tant philosophée qu'un jour ‘nous connaîtrons comme
nous serons connus’( ) » ; ou celles-ci, où le même
saint commence par s'adresser à la Trinité : « La première
et la plus grande [des choses célestes], c'est que Vous êtes
illuminée plus parfaitement et plus purement : comment Vous-même
êtes pensée comme monade et Vous Vous trouvez comme triade
? comment l'Inengendré, l'Engendré et Celui qui procède
sont une nature, trois caractères propres, un seul Dieu qui est
au-dessus de tout et â travers tout et en tout, ni' surpassé
ni échangé, ni diminué ni divisé, d'une part
bientôt saisi ( ), d'autre part cherché ? Un jour Vous serez
saisi peut-être tel que Vous êtes ( ), par ceux qui ici-bas
auront bien cherché par la vie et la contemplation ( ) » ;
ou celles-ci enfin : « C'est le propre d'une intelligence pieuse
que de prendre garde de divulguer sur le Saint-Esprit ce qui est passé
sous silence dans les Saintes Écritures, persuadée que son
expérience et sa compréhension exacte ( ) nous sont mises
en réserve pour la vie à venir quand, ayant franchi la vision
de la vérité par miroir et énigme, nous serons rendus
dignes de la vision face à face ( ). »
Tous ces textes ne peuvent être compris qu'en fonction du contraste
entre le caractère fragmentaire et obscur de notre vi-sion terrestre
et le caractère intuitif, « parfait » et limpide de
l'autre vision (entendez « parfait » dans un sens relatif,
en tant que plein épanouissement de l'homme, dans les limites de
sa nature créée déifiée par la grâce,
et non dans un sens absolu) --autrement on se fourvoierait de façon
pitoyable, non seulement en attribuant à de si grands génies
des contradictions flagrantes dans le même ouvrage (ainsi le 3e de
ces textes suit de très près le texte le plus fort peut-être
du Théologien sur l'inaccessibilité de l'essence, longuement
commenté par nous au chapitre sur l'essence ; et le dernier texte
vient dans l'ouvrage où St Basile a le plus fortement attaqué
la folie et l'arrogance omnisciente des anoméens), mais surtout
en leur attribuant les idées mons-trueuses qu'ils ont si terriblement
ridiculisées.
Concluons ce second paragraphe par le commentaire très pénétrant
qu'a donné Chrysostome de la célèbre parole de St
Paul à laquelle St Grégoire vient de faire allusion : «
As-tu vu comment il abaisse de deux manières leur enflure ? à
savoir, que la science est partielle, et que même elle, ils ne l'ont
pas d'eux-mêmes. Ce n'est pas moi qui L'ai connu, mais c'est Lui
qui m'a connu, dit-il. De même donc qu'Il m'a connu et est ac-couru
maintenant le premier à moi, ainsi j'accourrai alors à Lui
beaucoup plus que maintenant. En effet, celui qui est assis dans les ténèbres,
tant qu'il ne voit pas le soleil n'accourt pas à la beauté
du rayon, mais celui-ci se manifeste quand il brille ; et quand lui aura
reçu son éclat, alors par la suite il poursuivra la lumière.
C’est ce que signifie donc : ‘comme je fus connu’. Non que nous Le connussions
comme Il nous connaît, mais parce que comme Lui est accouru à
nous maintenant, ainsi alors nous nous attacherons à Lui ( ). »
III. Celui qui lit superficiellement les textes cités ci-dessus (1er paragraphe) sur le caractère « immatériel » de la vision glorieuse risquerait de croire que les Pères enseignent que la fin de l'homme sera désincarnée. Pourtant rien de plus faux. La vision « immatérielle », selon les Pères, aura lieu dans le même corps, mais transformé, seule condition de sa possibilité. Les textes sont innombrables. Il suffit de parcourir, dans notre Citation Générale (ch. I), celui, entre autres, du Théologien où il anathématise les Manichéens qui croyaient â un retour glo-rieux désincarné du Christ (tirons-en les conséquences, en réfléchissant que le Christ est notre prototype, « le premier-né de toute créature ( ) »), le 2e texte d'Origène, ceux d'Athanase et Cyrille d'Alexandrie, enfin le dernier texte de Chrysostome.
Selon ces textes, le corps deviendra spirituel, glorieux, im-passible
et incorruptible : « De même donc que dans la fon-derie la
pulvérisation n'est pas disparition mais renouvellement de cette
statue-là : ainsi la mort de nos corps n'est pas une per-dition
quelconque, mais une restauration. Quand donc tu verras comme dans une
fonderie notre chair s'écouler et pour-rir, ne t'arrête pas
jusqu'à cette vision, mais attends la refonte ; et ne te contente
pas de la mesure de cet exemple, mais par l'analogie va plus avant. En
effet, le statuaire, jetant un corps d'airain, ne te rend pas la statue
en or et immortelle, mais la fait en airain à nouveau : Dieu pas
ainsi ! mais jetant un corps de boue et mortel, Il te rend la statue en
or et immortelle. Car la terre recevant un corps corruptible et périssable,
rend le même incorruptible et impérissable. Par conséquent,
ne regarde pas celui qui ferme les yeux et s'étend muet, mais celui-là
qui ressuscite et reçoit en échange une gloire inexprimable,
inspirant un effroi sacré, et merveilleuse ( ) et de la vision présente
transfère tes pensées à l'espérance à
venir ( ) ». Noter dans les dernières lignes de ce texte,
les adjectifs puissants (surtout : « inspirant un effroi sacré
» -- applicable au divin), pour désigner la gloire du corps.
C'est que non seulement le rêve de l'âme d'être pour
le corps ce que Dieu est pour elle sera parfaitement réalisé,
le corps étant spiritualisé, mais, ce qui est beaucoup plus,
il participera par elle à la gloire de la divinité, il en
sera pénétré jusque dans ses recoins les plus reculés,
jusqu'à en resplendir.
Mais quel est le mode de la participation du corps à cette vision
bienheureuse ? Nous avons décrit en détail comment toute
la vie spirituelle n'était au fond qu'une option entre la corporisation
de l'âme et la spiritualisation du corps (celle-ci évidemment
ne pouvant avoir lieu que si l'âme est informée par l'Esprit).
De même donc que l'âme qui opte pour la déchéance
s'épaissit et devient contaminée si l'on peut ainsi dire
par les caractéristiques corporelles, ainsi dans le cas inverse
il y a une assomption du corps par l'âme dans la lumière,
un affinement de celui-là. Cela est visible dès cette vie,
nous en avons donné plusieurs exemples au chapitre sur l'Économie.
Nous pourrions en ajouter mille. Ainsi, ce qui est raconté de plusieurs
saints qui ont été élevés de terre durant leur
ardente contemplation, leur corps étant devenu aérien pour
ainsi dire ( ). Si cela est vrai d'ici-bas, où pourtant le corps
est un « lien par lequel l'aile de l'intelligence est jetée
à bas ( ) », à beaucoup plus forte raison en sera-t-il
ainsi dans la vision glorieuse où l'âme aura réduit
le corps en elle-même (sans pour autant qu'il perde son identité)
: « Et de même que [l'âme] a participé à
ses labeurs à cause de sa cohésion [avec lui], ainsi elle
lui communique aussi ses délices, l'ayant annihilé tout entier
en elle-même, et étant devenue avec lui un, et esprit et intelligence
et Dieu ( ), ce qui est mortel et qui s'écoule ayant été
englouti par la vie ( ) » -- et le mode de participation du corps
avec l'âme à la vision glorieuse nous est encore davantage
inconcevable. C’est ainsi que Chrysostome parlant de la lumière
lancée par le corps glorieux du Christ dit qu’elle « exige
pour sa vision des yeux incorruptibles et immor-tels ( )» -- ce qui
implique que des yeux, incorruptibles il est vrai, mais cependant corporels,
participent « à leur manière » à la vision
de Dieu. Ceci est tout autre que de dire que Dieu est visible aux yeux
corporels « en tant que tels », ce que seul un philistin se
permettrait d'affirmer : car « il n'y a aucune affinité ni
intimité entre cette lumière-là et cette chair-ci
( ) ».
Mais puisque voir le Christ glorieux exige des yeux incor-ruptibles
et immortels, comment a-t-Il été vu, quelqu'un objec-tera-t-il,
par ses disciples après sa résurrection ? Tout d'abord, rien
que le fait d'être vu après sa résurrection exige des
yeux capables de Le voir, parallèlement à ce qui se passe
à la Trans-figuration : « Nous disons que le Jésus
qui n'a pas dépouillé les principautés et les puissances
et qui n'est pas encore mort par le péché, tous pouvaient
Le voir ; mais Celui qui a dépouillé les principautés
et les puissances et qui n'a plus rien qui puisse être vu par la
multitude, Celui-là ne pouvait être vu par tous ceux qui Le
voyaient auparavant. C'est pourquoi -- pour les épargner -- Il n'a
pas paru â tous, une fois ressuscité des morts. Et que dis-je
‘tous’ ? Il n'était pas avec les apôtres et les disciples,
ou même ne leur paraissait pas toujours, étant incapables
de soutenir constamment sa vision... De même qu'on ne peut facilement
accuser Jésus de n'avoir pas pris tous les apôtres sur la
haute montagne mais seulement les trois susdits, quand Il allait se transfigurer
et manifester la splendeur de ses vêtements et la gloire de Moïse
et d'Elie parlant avec Lui, ainsi l'on ne peut blâmer à bon
droit les paroles aposto-liques introduisant Jésus comme n'ayant
pas paru à tous après sa résurrection, mais à
ceux qu'Il savait avoir reçu des yeux capables de voir sa résurrection
( ). »
Ensuite, Il n'a pas paru dans toutes les exigences et la splendeur de
son corps glorifié, c'est-à-dire dans toute la splen-deur
de sa divinité, puisque celle-ci est le principe de la glorifi-cation
-- mais à chacun selon sa capacité (« la condescen-dance
»), ce qui explique non seulement qu'Il ait paru diffé-remment
selon les personnes et les temps, mais aussi qu'Il ait parfois agi comme
ayant un corps mortel et corruptible (car il fallait insinuer lentement
la réalité de la merveilleuse transformation qui s'était
opérée, à cause de la grande dif-ficulté qu'éprouvaient
les disciples de croire à la résurrection et de concevoir
même de loin le mode de vie d'un ressuscité) : « Il
vaut la peine d'examiner la difficulté comment un corps incorruptible
manifestait la marque des clous et était palpable pour une main
mortelle ? Mais ne sois pas troublé : car c'était une condescendance(
) . Car ce qui était si subtil et si léger ( ) jusqu'à
entrer, les portes fermées, était éloigné de
toute épais-seur ( ). Mais c'est pour que la résurrection
soit crue qu'Il mon-tre cela ( ), afin qu'ils apprennent que c'était
Lui-même le Cru-cifié, et que ce n'était pas un autre
qui est ressuscité à sa place ( ). »
Que si l'on pousse l'objection jusqu'à ses dernières
conséquences et l'on demande comment Il sera vu « par tout
oeil et par ceux qui L'ont percé » ( ), St Grégoire
le Théologien répondra qu'un tel « verra comme feu
Celui qu'il n'a pas appris à connaître comme lumière
»( ).
Maintenant nous avons assez de données pour mesurer la portée
des appréciations patristiques sur la vision de la Trans-figuration.
Une simple lecture de la Citation Générale ( ) mon-tre qu'ils
la considèrent comme « l'image » du siècle à
venir. Contre cette idée on pourrait avancer l'objection que pour
qu'une chose soit l'image d'une autre, des similitudes entre elles sont
requises : or apparemment, poursuivra-t-on, il n'y en a aucune, puisque
dans la vision glorieuse le corps tant des sujets que de l'objet est glorifié,
tandis que dans la Transfiguration il ne l'est pas. A ceci on répondra
que le corps du Christ, il est vrai, était encore mortel et non
glorifié lors de la Transfigura-tion. Ce n'est pas répondre
à cette partie de l'objection que de dire que le principe de glorification,
c'est-à-dire la divi-nité, est présente chez Lui dans
les deux cas, puisque la divinité fait aussi bien l'objet de la
vision mystique normale ici-bas, et qu'on est en train de rechercher des
similitudes exclusives et propres à la Transfiguration et à
la vision glorieuse.
C'est du côté des sujets qu'on trouvera les fondements
de l'image, comme toute notre étude a essayé de la montrer
: une certaine transformation, selon les Pères, a bel et bien eu
lieu dans leur corps, lors de leur sublime vision sur ta montagne, puisque,
pour ne citer que les témoignages les plus explicites (se référer
à la Citation Générale ( ) pour toutes les citations
qui vont suivre jusqu'à la fin du livre), Clément dit qu'ils
virent la « lumière selon que la puissance et la volonté
du Sauveur don-nèrent à la chair la capacité de voir
», St Basile qu'ils « furent jugés dignes de voir de
leurs yeux les préludes de sa venue glo-rieuse », St Maxime
qu'ils « passèrent de la chair à l'esprit avant de
déposer la vie de la chair, par l'altération des opéra-tions
sensibles qu'opéra en eux l'Esprit », et St André de
Crète que les apôtres, « devenus en dehors de la chair
et du monde, autant qu'il est possible ici-bas, apprendront, par ce qu'ils
auront expérimenté, les formes de la condition future. »
Mais une image ou un symbole peut être supérieur, égal
ou inférieur à ce qu'il représente. Supérieur,
comme quand on dit : Dieu est le symbole de la pureté. Égal
: Jésus-Christ est le sym-bole de Dieu. Inférieur : le lis
est le symbole de la pureté. Tous les Pères qui ont explicitement
parlé du rapport entre la Trans-figuration et la vie éternelle
s'accordent pour affirmer qu'elle est inférieure à celle-ci
; un seul, Denys, paraît les équivaloir. Je dis « paraît
», parce que si son texte pris indépen-damment de son oeuvre
est susceptible de pareille interpré-tation, il est non seulement
plus probable mais certain par ailleurs que Denys la tient pour inférieure
à la vie éternelle. Je tire cette conclusion de la formule
restrictive : « autant qu'il est possible ici-bas » (voir le
passage cité au début de ce chapitre) qu'il applique très
fréquemment à « toute » vision mystique ter-restre
(par conséquent y compris la Transfiguration). Le but de son fameux
texte sur celle-ci n'est pas de la comparer avec la vision glorieuse, mais
d'opposer les deux à la vision symbo-lique d'ici-bas -- par conséquent,
c'est beaucoup moins une équivalence précise qu'une assimilation
globale de l'une à l'autre en fonction exclusivement de ce que la
Transfiguration a d'irréductible à une vision mystique normale.
C'est ainsi que les Pères -- pour donner un exemple -- semblent
mettre le mariage et la virginité sur le même pied quand ils
les opposent à la fornication, parce qu'ils ont en vue alors uniquement
l'élé-ment commun par quoi le mariage et la virginité
sont irréduc-tibles à la fornication. Mais il en est tout
autrement quand leur but est de comparer le mariage avec la virginité
: là alors, ils explicitent très clairement leur préférence.
II est inutile de revenir sur les expressions trop flagrantes par lesquelles
les Pères expriment l'infériorité de l'image dans
notre sujet. Mais ils emploient parfois des expressions intéres-santes
qui expriment d'une façon indirecte cette infériorité
et qu'il convient d'examiner parce qu'elles peuvent prêter à
équivoque. Par exemple, quand Origène dit que la gloire future
« a été manifestée corporellement du fait qu'elle
est tombée sous la vision de leurs yeux mortels », ou Chrysostome
( ) qu'Il « leur dévoila autant qu'il était possible
de voir, afin de ne pas léser les yeux de ceux qui voyaient, et
même ainsi ils ne supportèrent pas et tombèrent sur
leur face » : pareils textes prennent le contre-pied de l'angle de
vision de Denys que nous venons d'examiner. Ils ne nient pas nécessairement
qu'une transformation ait eu lieu dans la chair des apôtres, ils
soulignent tout simplement ce que cette transformation a de lacu-neux,
de partiel, de relatif. Qu'on lise attentivement, par exem-ple tout ce
texte-là de Chrysostome : il y dit que « la gloire des corps
incorruptibles exige pour sa vision des yeux incorrup-tibles et immortels
». Un peu avant, il dit que la Trans-figuration « n'a pas montré
toute la splendeur du siècle à venir », et que c'était
« une condescendance » -- en d'autres termes elle a montré
en partie la gloire des corps incorrup-tibles. La conclusion s'impose incoerciblement
: une certaine transformation de la chair des apôtres, adéquate
à cette vision atténuée de la gloire future, a dû
avoir lieu.
Les yeux corporels des apôtres ont bien participé à
la su-blime vision : « Ils furent jugés dignes de voir de
leurs yeux les préludes de sa venue glorieuse » (St Basile)
-- autrement pourquoi tombèrent-ils à terre, de même
que St Paul qui fut aveuglé corporellement, bien que l'excès
de splendeur qui l'aveugla fût une lumière immatérielle
? Comment expliquer tout cela ? Une réponse correcte peut être
donnée analo-giquement par ce que nous avons dit sur la participation
du corps dans la vision bienheureuse, selon le peu de lumière dont
Dieu nous a éclairé -- mais Lui seul conçoit ce mode.
Cette étude nous a permis avant tout de dégager
une vision « copernicienne » de la Transfiguration : c'est
le Christ qui paraît se transfigurer le jour de la Transfiguration,
mais ce sont les apôtres qui en réalité le sont ; pour
la simple raison que le Christ ne pouvait se transfigurer, l'étant
dès le premier instant de son Incarnation. Et nous avons décrit
tout au long du livre comment cette transfiguration des apôtres eut
lieu. Et nous espérons que de cette étude aura découlé
une vision claire de l'abîme infranchissable qui sépare la
Transfiguration de l'hallucination ; comme aussi de la supériorité
éclatante de celle-là sur les miracles dont l'effet «
palpable » (au sens d'appréhensible aux sens humains en tant
que tels) frappe davantage l'imagination -- comme la résurrection
de Lazare ou l'arrêt de la course du soleil par Josué ( maintenir
ce grand miracle en dépit de tous ceux qui font les douteurs de
miracles, de ceux qui se réfugient à tort et à travers
dans l'interprétation métaphorique chaque fois que le surnaturel
les gêne et dérange leurs conceptions « scientifiques
» : Dieu ! qu'il y a de « savants » de nos jours !--
sans toutefois tomber dans le piè-ge des inquisiteurs de Galilée
) -- et dont serait une certaine conception de la Transfiguration comprise
comme un jaillissement de lumière sensible : car finalement, bien
que ces miracles prouvent la divinité de Celui qui les opère,
ils restent néan-moins visibles à l'oeil humain en tant que
tel, tandis que la Transfiguration exige pour être perçue
un oeil -- oeil du corps et oeil de l'esprit -- surélevé
par l'Esprit ; de même, la supériorité de celle-ci
sur les autres phénomènes surnaturels marginaux --apparitions,
extases, stigmates, transverbérations etc. -- en tant que tels,
lesquels, malgré leur sublimité, ne constituent pas le tissu,
l'étoffe même de ce qu'il y a de plus sublime, c'est-à-dire
la vie chrétienne, à laquelle tous sont obligatoirement appelés
; supériorité de la Transfiguration enfin, sur la plupart
des ins-tances d'union à Dieu de même ordre, car dans celles-ci
il n'y a pas en général cette transformation temporaire du
corps vers l'incorruptibilité, que les apôtres ont subie.
Je dis bien : « la plupart », car je n'exclus guère
la possibilité de visions divines égales ou même supérieures
à la Transfiguration -- par exemple le rapt de St Paul au troisième
ciel, ou les visions dont a dû être favorisée la Vierge
Mère... Mais celles-ci ne nous sont guère même insinuées,
et celui-là insinué tout en demeurant scellé par le
cachet de l'ineffable, seule la Transfiguration a allié la sublimité
de la vision à la richesse de la suggestion, et c'est pour cela
qu'elle est devenue dans la théologie orientale l'ar-chétype
de toute illumination, dans la vaste hiérarchie des lumières
: « Lumière était ce qui apparut, venant du feu, à
Moïse, quand le buisson flambait mais ne se consumait pas, afin de
montrer sa nature et de faire connaître sa puissance. Lumière,
ce qui guidait Israël dans la colonne de feu, adou-cissant le désert.
Lumière, ce qui ravit Élie dans un char de feu, sans consumer
celui qui était enlevé. Lumière, ce qui illumina les
bergers d'éclairs tout autour, quand la Lumière intem-porelle
se mélangea à la temporelle. Lumière, celle de l'astre
accourant à Bethléem et ailleurs, afin de guider les mages
et de gratifier de présents la Lumière qui, pour nous, est
devenue avec nous. Lumière, la divinité manifestée
aux disciples sur la montagne, peu s'en fallut plus ferme que la vision.
Lumière, l'apparition qui illumina Paul d'éclairs tout autour,
et ayant frappé les yeux, guérissant les ténèbres
de l'âme( ) » -- Dieu daigne nous en éclairer, à
Lui soit la gloire dans les siècles des siècles.
Ce livre est en vente 13,50 € (port compris) chez le légataire
de l'œuvre du Père Georges Habra :
Monsieur Jacques Baudeau
14, place Étienne Pernet
75015 Paris
tel : 01.40.43.00.87
télécopie : 01.40.45.01.10.