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Jacques de Voragine
La Légende Dorée

 Légende dorée de Jacques de Voragine
Page compartimentée      - Manuscrit, 395 x 295 mm
    Vers 1480-1485, Paris -     Paris, BnF, Département des manuscrits, Français 244 f° 4
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La Légende Dorée
DE JACQUES DE VORAGINE NOUVELLEMENT TRADUITE EN FRANÇAIS
AVEC INTRODUCTION, NOTICES, NOTES ET RECHERCHES SUR LES SOURCES PAR

L'ABBÉ J.-B. M. ROZE, Chanoine Honoraire de la cathédrale d'Amiens

ÉDOUARD ROUVEYRE, ÉDITEUR
76, RUE DE SEINE, 76
PARIS - MDCCCCII
Edition numérique par Kim et JesusMarie.com
Edition numérique originale  par
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm
 

TROISIEME PARTIE DE 4
 
 

101-SAINT CHRISTOPHE 102-LES SEPT DORMANTS 103-SAINTS NAZAIRE ET CELSE 104-SAINT FÉLIX 105-SAINT SIMPLICE ET SAINT FAUSTIN
106-SAINTE MARTHE 107-SAINT ABDON ET SAINT SENNEN 108-SAINT GERMAIN 109-SAINT EUSÈBE 110-LES SAINTS MACCHABÉES
111-SAINT PIERRE AUX LIENS 112-SAINT ÉTIENNE, PAPE 113-SAINT ÉTIENNE, PREMIER MARTYR 114-SAINT DOMINIQUE 115-SAINT SIXTE
116-SAINT DONAT 117-SAINT CYRIAQUE 118-SAINT LAURENT 119-SAINT HIPPOLYTE 120-L'ASSOMPTION
121-SAINT BERNARD 122-SAINT TIMOTHÉE 123-SAINT SYMPHORIEN 124-SAINT BARTHÉLEMY 125-SAINT AUGUSTIN
126-DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE 127-SAINT FÉLIX ET SAINT ADAUCTE 128-SAINT SAVINIEN ET SAINTE SAVINE 129-SAINT LOUP 130-SAINT MAMERTIN
131-SAINT GILLES 132-NATIVITÉ DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE 133-SAINT ADRIEN 134-SAINT GORGON ET SAINT DOROTHÉE 135-SAINT PROTE ET SAINT HYACINTHE
136-EXALTATION DE LA SAINTE CROIX 137-SAINT JEAN CHRYSOSTOME 138-SAINT CORNEILLE ET SAINT CYPRIEN 139-SAINT LAMBERT 140-SAINTE EUPHÉMIE
141-SAINT MATHIEU 142-SAINT MAURICE 143-SAINTE JUSTINE 144-SAINT COME ET SAINT DAMIEN 145-SAINT FURSY
146-SAINT MICHEL 147-SAINT JÉRÔME 148-SAINT REMI 149-SAINT LÉGER 150-SAINT FRANÇOIS

SAINT CHRISTOPHE *
 

Christophe, avant son baptême, se nommait Réprouvé, mais dans la suite il fut appelé Christophe, comme si on disait : qui porte le Christ, parce qu'il porta le Christ en quatre manières: sur ses épaules, pour le faire passer; dans son corps, par la macération; dans son coeur, par la dévotion et sur les lèvres, parla confession ou prédication.

Christophe était Chananéen; il avait une taille gigantesque, un aspect terrible, et douze coudées de haut: D'après ce qu'on lit en ses actes, un jour qu'il se trouvait auprès d'un roi des Chananéens, il lui vint à l’esprit de. chercher, quel était le plus grand prince du monde, et de demeurer près de lui. Il se présenta chez un roi très puissant qui avait partout la réputation de n'avoir point d'égal en grandeur.

* L’hymne O beate mundi auctor, du bréviaire mozarabe fait allusion, dans ses seize strophes, à tous les points de cette légende.

P284

Ce roi en le voyant l’accueillit avec bonté et le fit rester à sa cour. Or, un jour, un jongleur chantait en présence du roi une chanson où revenait souvent le nom du diable ; le roi, qui était chrétien, chaque fois qu'il entendait prononcer le nom de quelque diable, faisait de suite le signe de croix sur. sa figure. Christophe, qui remarqua cela, était fort étonné de cette action, et de ce que signifiait un pareil acte. Il interrogea le roi à ce sujet et celui-ci ne voulant pas le lui découvrir, Christophe ajouta : « Si vous ne me le dites, je ne resterai pas plus longtemps avec vous. » C'est pourquoi le roi fut contraint de lui dire : « Je me munis de ce signe, quelque diable que j'entende nommer, dans la crainte qu'il ne prenne pouvoir sur moi et ne me nuise. » Christophe lui répondit : « Si vous craignez que le diable ne vous nuise, il est évidemment plus grand et plus puissant que vous ; la preuve en est que vous en avez une terrible frayeur. Je suis donc bien déçu dans mon attente ; je pensais avoir trouvé le, plus grand et le plus puissant seigneur du monde ; mais maintenant je vous fais mes adieux, car je veux chercher le diable lui-même, afin de le prendre pour mon maître et devenir son serviteur. » Il quitta ce roi et se mit en devoir de chercher le diable. Or, comme il marchait au milieu d'un désert, il vit une grande multitude de soldats, dont l’un, à l’aspect féroce et terrible, vint vers lui et lui demanda où il allait. Christophe lui répondit: « Je vais chercher le seigneur diable, afin de le prendre pour maître et seigneur. » Celui-ci lui dit: « Je suis celui que tu cherches. »

P285

Christophe tout réjoui s'engagea pour être son serviteur à toujours et le prit pour son seigneur. Or, comme ils marchaient ensemble, ils rencontrèrent une croix élevée sur un chemin public. Aussitôt que le diable eut aperçu cette croix, il fut effrayé, prit la fuite et, quittant le chemin, il conduisit Christophe à travers un terrain à l’écart et raboteux, ensuite il le ramena sur la route. Christophe émerveillé de voir cela lui demanda pourquoi il avait manifesté tant de crainte, lorsqu'il quitta la voie ordinaire, pour faire un détour, et le ramener ensuite dans le chemin: Le diable ne voulant absolument pas lui en donner le motif, Christophe dit : « Si vous ne me l’indiquez, je vous quitte à l’instant. » Le diable fut forcé de lui dire : « Un homme qui s'appelle Christ fut attaché à la croix; dès que je vois l’image de sa croix, j'entre dans une grande peur, et  m’enfuis effrayé. » Christophe lui dit : « Donc ce Christ est plus grand et plus puissant que toi, puisque tu as une si brande frayeur en voyant l’image de sa croix? J'ai donc travaillé en vain, et n'ai pas encore trouvé le plus grand prince- du monde. Adieu maintenant, je veux te quitter et chercher ce Christ. »

Il chercha longtemps quelqu'un qui lui donnât des renseignements sur le Christ; enfin il rencontra un ermite qui lui prêcha J.-C. et qui l’instruisit soigneusement de la foi. L'ermite dit à Christophe : « Ce roi que tu désires servir réclame cette soumission : c'est qu'il te faudra jeûner souvent.» Christophe lui répondit : « Qu'il me demande autre chose, parce qu'il  m’est absolument impossible de faire cela. » « Il te faudra encore, reprend l’ermite, lui adresser des prières. » « Je ne sais ce que s'est, répondit Christophe, et je ne puis me soumettre à cette exigence.»

P286

L'ermite lui dit: « Connais-tu tel fleuve où bien des passants sont en péril de perdre la vie? » « Oui, dit Christophe. L'ermite reprit: « Comme tu as une haute stature et que tu es fort robuste, si tu restais auprès de ce fleuve, et si tu passais tous ceux qui surviennent, tu ferais quelque chose de très agréable au roi J.-C. que tu désires servir, et j'espère qu'il se manifesterait à toi en ce lieu. » Christophe lui dit ; « Oui, je puis bien remplir cet office, et je promets que je  m’en acquitterai pour lui. » Il alla donc au fleuve dont il était question, et s'y construisit un petit logement. Il portait à la main au lieu de bâton une perche avec laquelle il se maintenait dans l’eau ; et il passait. sans relâche tous les voyageurs.

Bien des jours s'étaient écoulés, quand, une fois qu'il se reposait dans sa petite maison, il entendit la voix d'un petit enfant qui l’appelait en disant: « Christophe, viens dehors et passe-moi. » Christophe se leva de suite, mais ne trouva personne. Rentré chez soi, il entendit la même voix qui l’appelait. Il courut dehors de nouveau et ne trouva personne. Une troisième fois il fut appelé comme auparavant, sortit et trouva sur la rive du fleuve un enfant qui le pria instamment de le passer. Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit son bâton et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d'un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr.

P287

Il échappa à grand peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : Enfant, tu  m’as exposé à un grand danger, et tu  m’as tant pesé que si j'avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j'aurais eu plus lourd a porter. » L'enfant lui répondit : « Ne t'en étonne pas, Christophe, tu n'as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi, , auquel tu as en cela rendu service; et pour te prouver que je dis la vérité, quand tu seras repassé, enfonce ton bâton en terre vis-à-vis ta petite maison, et le matin tu verras qu'il a. fleuri et porté des fruits, »

A l’instant il disparut. En arrivant, Christophe ficha. donc son bâton en terre, et quand il se leva le matin, il trouva que sa perche avait poussé des feuilles, et des dattes comme un palmier. Il vint ensuite à Samos, ville de Lycie, où il ne comprit pas la langue que parlaient les habitants, et il pria le Seigneur de lui en donner l’intelligence. Tandis qu'il restait en prières, les juges le prirent pour un insensé, et le laissèrent. Christophe, ayant obtenu ce qu'il demandait, se couvrit le visage, vint à l’endroit où combattaient les chrétiens, et il les affermissait au milieu de leurs tourments. Alors un des juges le frappa. au visage, et Christophe se découvrant la figure : « Si je n'étais chrétien, dit-il, je me vengerais aussitôt de cette injure. » Puis il ficha son bâton, en terre en priant le Seigneur de le faire reverdir pour convertir le peuple. Or, comme cela se fit à l’instant, huit mille hommes devinrent croyants.

P288

Le roi envoya alors deux cents soldats avec ordre d'amener Christophe par devant lui; mais l’avant trouvé en oraison ils craignirent de lui signifier cet ordre; le roi envoya encore un pareil nombre d'hommes, qui, eux aussi, se mirent à prier avec Christophe. Il se leva et leur dit : « Qui cherchez-vous? » Quand ils eurent vu son visage; ils dirent : « Le roi nous a envoyés pour te garrotter et t'amener à lui.» Christophe leur dit : « Si je voulais, vous ne pourriez. me conduire ni garrotté, ni libre. » Ils lui dirent : « Alors si tu ne veux pas, va librement partout: ou bon te semblera, et nous dirons au roi que nous ne t'avons pas trouvé. » « Non, il n'en sera pas ainsi, dit-il; j'irai avec vous.» Alors il les convertit à la foi, se fit lier par eux les mains derrière le dos, et conduire au roi en cet état. A sa vue, le roi fut effrayé et tomba à l’instant de son siège. Relevée ensuite par ses serviteurs, il lui demanda son nom et sa patrie. Christophe lui répondit : « Avant mon baptême, je  m’appelais Réprouvé, mais aujourd'hui je me nomme Christophe. »

Le roi lui dit : « Tu t'es donné un, sot nom, en prenant celui du Christ crucifié, qui ne s'est fait aucun bien, et qui ne pourra t'en faire. Maintenant donc, méchant Chananéen, pourquoi ne sacrifies-tu pas à nos dieux? » Christophe lui dit : « C'est à bon droit que tu t'appelles Dagnus *, parce que tu es la mort du monde, l’associé du diable; et tes dieux sont l’ouvrage de la main des hommes. Le roi lui dit : « Tu as été élevé au. milieu des bêtes féroces; tu ne peux donc proférer que paroles sauvages et choses inconnues des hommes. Or, maintenant, si tu veux sacrifier, tu obtiendras de moi de grands honneurs, sinon, tu périras dans les supplices. »

* Damné ou danger ? ou plutôt dague, poignard ?

P289

Et comme le saint ne voulut pas sacrifier, Dagnus le fit mettre en prison; quant aux soldats qui avaient été envoyés à Christophe, il les fit décapiter pour le nom de J.-C. Ensuite il fit renfermer avec Christophe dans la prison deux filles très belles, dont l’une s'appelait Nicée et l’autre Aquilinie, leur promettant de grandes récompenses, si elles induisaient Christophe à pécher avec elles. A cette vue, Christophe se mit tout de suite en prière. Mais comme ces filles le tourmentaient par leurs caresses: et leurs embrassements, il se leva et leur, dit : « Que prétendez-vous et pour quel motif avez-vous été introduites ici? ». Alors elles furent effrayées de l’éclat de son visage et dirent : «Ayez pitié de nous, saint homme, afin que nous puissions croire au Dieu que vous prêchez. » Le roi, informé de cela, se fit amener ces femmes et leur dit : « Vous avez donc aussi été séduites. Je jure par les dieux que si vous ne sacrifiez, vous périrez de malemort. » Elles répondirent : « Si tu veux que nous sacrifiions, commande qu'on nettoie les places et que tout le monde s'assemble au temple. » Quand cela fut fait, et qu'elles furent entrées dans le temple, elles dénouèrent leurs ceintures, les mirent au cou des idoles qu'elles firent tomber et qu'elles brisèrent; puis elles dirent aux assistants :
« Allez appeler des médecins pour guérir vos dieux. » Alors par l’ordre du roi, Aquilinie est pendue; puis on attacha à ses pieds une pierre énorme qui disloqua tous ses membres. Quand elle eut rendu son âme au Seigneur, Nicée, sa soeur, fut jetée dans le feu ; mais comme elle en sortit saine et sauve, elle fut tout aussitôt après décapitée.

P290

Après quoi sauve, est amené en présence du roi qui le fait fouetter avec des verges de fer; un casque de fer rougi au feu est mis sur sa tête; le roi fait préparer un banc en fer où il ordonne de lier Christophe et sous lequel il fait allumer du feu qu'on alimente avec de la poix. Mais le banc fond comme la cire, et le saint reste sain et sauf. Ensuite le roi le fait lier à un poteau et commande à quatre cents soldats de le percer de flèches : mais toutes les flèches restaient suspendues en l’air, et aucune ne put le toucher. Or, le roi, pensant qu'il avait été tué par les archers, se mit à l’insulter ; tout à coup une flèche se détache de l’air, vient retourner sur le roi qu'elle frappe à l’œil, et qu'elle aveugle. Christophe lui dit : « C'est demain que je dois consommer mon sacrifice; tu feras donc, tyran, de la boue avec mon sang; tu t'en frotteras l’oeil et tu seras guéri. » Par ordre du roi on le mène au lieu où il devait être décapité; et quand il eut fait sa prière, on lui trancha la tête. Le roi prit un peu de son sang, et le mettant sur son oeil, il dit :  « Au nom de Dieu et de saint Christophe. » Et il fut guéri à l’instant. Alors le roi crut, et porta un édit par lequel quiconque blasphémerait Dieu et saint Christophe serait aussitôt puni par le glaive.

— Saint Ambroise parle ainsi de ce martyr dans sa préface :  « Vous avez élevé, Seigneur, saint Christophe, à un tel degré de vertu, et vous avez, donné une telle grâce à sa parole, que par lui vous avez arraché à l'erreur de la gentilité pour les amener à la croyance chrétienne, quarante-huit mille hommes. Nicée et Aquilinie qui depuis longtemps se livraient publiquement à la prostitution, il les porta, à prendre des habitudes de chasteté, et leur enseigna à recevoir la couronne. Bien que lié sur un banc de fer, au milieu d'un bûcher ardent, il ne redouta pas d'être brûlé par ce feu, et pendant une journée entière, il ne put être percé par les flèches de toute une soldatesque. Il y a plus, une de ces flèches crève l’oeil d'un des bourreaux, et le sang du bienheureux martyr mêlé à la terre lui rend la vue et en enlevant l’aveuglement du corps, éclaire son esprit car il obtint sa grâce auprès de vous et il vous a prié avec supplication d'éloigner les maladies et les infirmités*. »

P291

* Ces derniers mots nous expliquent le motif pour lequel saint Christophe est représenté avec des proportions gigantesques principalement aux portails des églises. On se croyait à l’abri des maladies et des infirmités dès lors qu'on avait vu la statue du saint, de là ces vers :

Christophore sancte, virtutes saut tibi tantae,
Qui te mane vident, nocturno tempore rident.
Christophore sancte, speciem qui eumque tuetur,
Ista nempe die non morte mala morietur.
Christophorum videas, postea tutus eas.
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LES SEPT DORMANTS **
 

P292

Les sept dormants étaient originaires d'Ephèse. L'empereur Dèce qui persécutait, les chrétiens, étant
venu en cette ville, fit construire des temples dans l’enceinte de cette cité, afin que tous se réunissent à lui pour sacrifier aux idoles. Or, il avait ordonné qu'on cherchât tous les chrétiens ; et quand ils avaient été pris, il les forçait à sacrifier où à mourir ; on éprouva donc généralement une si grande crainte des supplices que l’ami reniait son ami, le père son fils, et le fils son père.

Alors se trouvaient dans cette ville sept chrétiens, qui furent saisis d'une grande douleur quand ils virent ce qui se passait. C'étaient Maximien, Malchus, Marcien, Denys, Jean, Sérapion et Constantin. Comme ils étaient les premiers officiers du palais, et qu'ils méprisaient les sacrifices offerts aux idoles, ils restaient cachés dans leur maison, se livrant aux jeûnes et aux oraisons. Accusés et traduits devant Dèce; puis convaincus d'être chrétiens, on leur donna le temps de revenir à résipiscence et ils furent relâchés, jusqu'au retour de l’empereur. Mais dans cet intervalle, ils distribuèrent leur patrimoine entre les pauvres, et prirent la résolution de se retirer sur le mont Célion, où ils se décidèrent à rester cachés.

Pendant longtemps, l’un d'eux se procurait ce qui leur était nécessaire, et chaque fois qu'il entrait dans la ville, il se déguisait en mendiant. Or, quand Dèce fut revenu dans Ephèse, il ordonna de les chercher pour les obliger à sacrifier. Malchus, qui les servait, revint effrayé trouver ses compagnons et leur faire part de la fureur de l’empereur. Ils furent saisis de crainte; alors Malchus leur présenta les pains qu'il avait apportés, afin que, fortifiés par la nourriture, ils en devinssent plus braves pour le combat.

** S. Grégoire de Tours, De gloria martyr., l. I, c. XCV ; Paul diacre, l. t, c. III ; Nicéphore, Cal. 1. XIV, c. XLV, rapportent la légende des Sept Donnants qu'analyse J. de Voragine.

P293

Après leur repas du soir, ils s'assirent et s'entretinrent avec tristesse et larmes, et à l’instant, par la volonté de Dieu, ils s'endormirent. Quand vint le matin, on les chercha et on ne put les trouver, Or, Dèce était désolé d'avoir perdu de pareils jeunes gens; on les accusa de s'être cachés jusqu'alors sur le mont Célion, et de persister dans leur résolution . On ajouta qu'ils avaient donné leurs biens aux pauvres. Dèce ordonna donc de faire comparaître leurs parents qu'il menaça de mort, s'ils ne déclaraient tout ce qui était venu à leur connaissance au sujet des absents. Leurs parents les accusèrent comme les autres et se plaignirent de ce qu'ils avaient distribué leurs richesses aux pauvres: Alors Dèce réfléchit à la conduite. qu'il tiendrait à leur égard, et par l’inspiration; de Dieu, il fit boucher avec des pierres l’entrée de la caverne afin qu'y étant renfermés, ils y mourussent de faim et de misère. On exécuta ses ordres et deux chrétiens, Théodore et Rufin, écrivirent la relation de leur martyre qu'ils placèrent avec précaution entre les pierres.

Or, quand Dèce, et toute la génération qui existait alors eut disparu, trois cent soixante-douze ans après, la trentième année de l’empire de Théodose, se propagea l’hérésie de ceux qui niaient la résurrection des morts. Théodose, qui était un empereur très chrétien, fut rempli de tristesse de voir la foi indignement attaquée. Il se revêtit d'un cilice; et s'étant retiré dans l’intérieur de son palais, il pleurait tous les jours Dieu, qui vit cela dans sa miséricorde, voulut consoler ces affligés et affermir l’espérance de la résurrection des morts ; il ouvrit les trésors de sa tendresse et ressuscita les sept martyrs, comme il suit.

P294

Il inspira à un citoyen d'Ephèse l’idée de faire construire sur le mont Célion des étables pour les bergers. Les maçons ayant ouvert la grotte, les saints se levèrent et se saluèrent, dans la pensée qu'ils n'avaient dormi qu'une nuit ; puis se rappelant leur tristesse de la veille, ils demandèrent à Malchus, qui les approvisionnait, ce que Dèce avait décrété à leur égard. Il répondit : « Comme je vous l’ai dit hier soir, on nous a cherchés pour nous contraindre à sacrifier aux idoles : voilà les pensées de l’empereur par rapport à nous.» Maximien répondit : « Et Dieu sait que nous ne sacrifierons pas. » Après avoir encouragé ses compagnons, il dit à Malchus de descendre à-la ville pour acheter du pain, en lui recommandant d'en prendre plus qu'il n'avait fait la veille, et de leur communiquer à son retour les ordonnances de l’empereur.

Malchus prit cinq sols, sortit de la caverne. En voyant les pierres il fut étonné ; mais comme il pensait à autre chose, l’idée des pierres fit peu d'impression sur lui. Alors qu'il arrivait, non sans une certaine appréhension, à la porte de la ville, il fut singulièrement surpris de la voir surmontée du signe de la croix ; de là il alla à une autre porte. Quand il vit le même signe, il fut très étonné de voir une croix au-dessus de toutes les portes, et de trouver la ville changée; il se signa, et revint à la première porte en pensant qu'il rêvait. Enfin il se rassure, se cache le visage et pénètre dans la ville.

P295

Comme il entrait chez les marchands de pain, il entendit qu'on parlait de il fut stupéfait : « Qu'est ceci, pensait-il ? hier personne n'osait prononcer le nom de J.-C., et aujourd'hui ils se confessent tous chrétiens? Je crois que ce n'est pas là la ville d'Ephèse : d'ailleurs elle est autrement bâtie ; c'est une autre ville, mais je ne sais laquelle. » Alors il prit des informations : on lui répondit que c'était Ephèse. Se croyant le jouet d'une erreur, il songea à venir retrouver ses compagnons. Cependant il entra chez ceux qui vendaient du pain, et ayant donné son argent, les marchands étonnés se disaient l’un à l’autre que ce jeune homme avait trouvé un vieux trésor. Or, Malchus, en les voyant se parler en particulier, pensait qu'ils voulaient le mener à l’empereur, et, dans son effroi, il les pria de le laisser aller et de garder les pains et les pièces d'argent. Mais les boulangers le retinrent et lui dirent : « D'où es-tu ? puisque tu as trouvé des trésors des anciens empereurs; indique-les-nous; nous partagerons avec toi et nous te cacherons, car autrement tu ne peux t'en retirer.» Malchus ne savait quoi leur répondre, tant il avait peur. Alors les marchands, voyant qu'il se taisait, lui jetèrent une corde au cou, le traînèrent par les rues jusqu au milieu de la ville. C'était une rumeur générale qu'un jeune homme avait trouvé des trésors. Tout le monde s'assemblait autour de lui, et le regardait avec admiration.

Malchus voulait faire comprendre qu'il n'avait rien trouvé. Il examinait tout le monde et personne ne pouvait le connaître ; il regardait au milieu: de la foule  pour distinguer quelqu'un de ses parents (il les croyait vraiment encore en vie), et ne trouvant personne, il restait comme un hébété au milieu du peuple de la ville. Le fait vint aux oreilles de saint Martin, évêque; et du proconsul Antipater, nouvellement arrivé dans la ville

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Ils commandèrent aux citoyens de leur mener ce jeune homme avec précaution et d'apporter en même temps son argent. Pendant que les officiers le conduisaient à l’église, il pensait qu'on le menait à l’empereur. L'évêque donc et l’empereur, surpris de voir cet argent; lui demandèrent où il avait trouvé un trésor, inconnu. Il répondit qu'il n'avait rien trouvé, mais qu'il avait en ces deniers dans la bourse de ses parents. On lui demanda alors de quelle ville il était. Il répondit : « Je sais bien que je suis de cette ville, si tant est que cette ville soit Ephèse. » Le proconsul dit : « Fais venir tes parents, afin qu'ils répondent pour toi. » Quand il eut cité leurs noms, personne ne les connaissant, on lui dit qu'il mentait pour pouvoir échapper, n'importe de quelle manière. « Comment te croire, dit le proconsul? tu prétends que cet argent vient de tes parents, et l’inscription a plus de 377 ans ; elle date des premiers temps de l’empereur Dèce, et ces pièces ne sont pas du tout pareilles à celles qui ont cours chez nous. Et comment tes parents vivaient-ils à cette époque, quand tu es si jeune? Tu veux donc tromper les savants et les vieillards d'Ephèse ? Eh bien ! je vais te livrer à la rigueur des lois, jusqu'à ce, que tu fasses l’aveu de ta découverte. »

Alors Malchus se jeta à leurs pieds en disant : « Pour Dieu, seigneurs, dites-moi ce que je vous demande, et je vous dirai ce qui est dans mon coeur. L'empereur Dèce, qui se trouvait dans cette ville, ou est-il à présent?» L'évêque lui répondit : « Mon fils, il n'y a plus aujourd'hui ici-bas d'empereur qui s'appelle Dèce; il y a longtemps qu'il l’était.»

P297

Mais Malchus dit : « C'est pour cela, seigneur, que je suis bien étonné et que personne ne. me croit : or, suivez-moi, et je vous montrerai mes compagnons qui sont au mont Célion, et vous les croirez. Ce que je sais, c'est que nous avons fui quand Dèce s'est présenté ici ; et, hier soir, j'ai vu entrer Dèce dans cette ville, si tant est que ce soit Ephèse. » Alors l’évêque ayant réfléchi, dit au proconsul : « C'est une vision que Dieu veut montrer par le ministère de ce jeune homme. » Ils le suivirent donc avec une grande multitude de citoyens. Malchus pénétra le premier dans le lieu où étaient, ses compagnons : l’évêque, qui entra après lui, trouva entre les pierres la relation scellée de deux sceaux d'argent. Il assembla le peuple, la lut, à l’admiration de tous ceux qui l’entendirent; et en voyant les saints de Dieu assis dans la caverne avec un visage qui avait la fraîcheur des roses, ils se prosternèrent en glorifiant Dieu. Aussitôt l’évêque et le proconsul envoyèrent prier l’empereur de venir de suite voir les miracles qui venaient de s'opérer. Aussitôt l’empereur quitta le sac qu'il portait, se leva et vint de Constantinople à Ephèse en rendant gloire à Dieu. On alla au-devant de lui et on l’accompagna à la grotte.

Les saints n'eurent pas plutôt vu l’empereur que leur visage brilla,, comme le soleil; ensuite l’empereur entra, se prosterna devant eux en glorifiant Dieu, se leva, les embrassa et pleura sur chacun d'eux en disant : « Je vous vois, comme si je voyais le Seigneur ressuscitant Lazare. » Alors saint Maximien lui dit : « Croyez-nous ; c'est pour vous que Dieu nous a ressuscités avant le jour de la grande résurrection, afin que vous croyiez indubitablement à la résurrection certaine des morts; car nous sommes vraiment ressuscités et nous vivons : or, de même que l’enfant dans le sein de sa mère vit sans ressentir de lésion, de même, nous aussi , nous avons été vivants, reposant, dormant et n'éprouvant pas de sensations. »

P298

Quand il eut dit ces mots, les sept hommes inclinèrent la tête sur la terre, s'endormirent et rendirent l’esprit selon l’ordre de Dieu. Alors l’empereur se leva, se jeta sur eux avec larmes et les embrassa. Il ordonna ensuite de faire des cercueils d'or pour les renfermer; mais cette nuit-là même, ils lui apparurent et lui dirent que jusqu'alors ils avaient reposé sur la terre et qu'ils étaient ressuscités de dessus la terre, qu'il les y fallait laisser, jusqu'à ce que le Seigneur les ressuscitât la seconde fois. L'empereur ordonna donc qu'on ornât ce lieu. de pierres dorées, et que tous les évêques: qui confessaient la résurrection fussent absous.

Qu'ils aient dormi 377 ans, comme on le dit, la chose peut être douteuse, puisqu'ils ressuscitèrent l’an du Seigneur 418. Or, Dèce régna seulement un an et trois mois, en l’an 252; ainsi, ils ne dormirent que cent quatre-vingt-seize ans:
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SAINTS NAZAIRE ET CELSE
 

P299

Nazaire vient de Nazaréen qui signifie consacré, pur; séparé, fleuri, ou gardant. Dans l’homme, on trouve cinq facultés : la pensée, l’affection, l’intention, l’action et la parole. Or, la pensée doit être sainte, l’affection pure, l’intention droite, l’action juste, la parole modérée. Toutes ces qualités se sont rencontrées dans le bienheureux saint Nazaire ; sa pensée fut sainte, de là il est appelé consacré; son affection pure, et il est appelé pur ; son intention droite, de là le nom de séparé; car l’intention détermine les oeuvres. Avec un oeil simple et pur tout le corps est éclairé, et avec un oeil mauvais et obscurci tout le corps est ténébreux. Ses actions furent justes, c'est pour cela qu'il est nommé fleuri, car le juste fleurira comme le lys; sa parole fut modérée, de là le nom de gardant, parce qu'il garda ses voies afin de ne point pécher par la langue.

P299

Celse, excelsus, élevé, parce qu'il s'éleva au-dessus de lui-même; par la force de son courage il s'éleva au-dessus de la faiblesse de son jeune âge. On dit que saint Ambroise trouva la vie et la relation du martyre de ces deux saints dans le livre des saints Gervais et Protais; maison lit dans quelques ouvrages qu'un philosophe plein de dévotion à saint Nazaire a écrit son martyre que Cératius plaça à leur chevet en ensevelissant les corps de ces saints *.

Nazaire était,fils d'un personnage très illustre, mais juif nommé Africanus et de la bienheureuse Perpétue, femme très chrétienne et d'une famille des plus distinguées de Rome. Elle avait été baptisée par l’apôtre saint Pierre. A l’âge de neuf ans, Nazaire était fort étonné de voir son père et sa mère apporter tant de divergence dans leurs pratiques religieuses ; puisque sa mère suivait la loi du baptême et son père la loi du sabbat. Il balançait beaucoup sur le parti auquel il se rattacherait, car l’un et l’autre de ses parents s'efforçaient de l’attirer à sa croyance. Enfin Dieu permit qu'il marchât sur les traces de sa mère, et il reçut le saint baptême du bienheureux Lin, pape.

* Bréviaire romain.

P300

Son père, en ayant été instruit, tenta de le détourner de sa sainte résolution, en lui exposant, l’un après l’autre, les différents tourments qu'on infligeait aux chrétiens. Quant au fait de son baptême qu'on dit, lui avoir été conféré par le pape saint Lin, l’on veut dire sans doute que celui-ci devait être pape plus tard, car il ne l’était pas encore. Puisque, comme, il sera facile de s'en convaincre par la suite, saint Nazaire vécut nombre d'années après son baptême et fut martyrisé par Néron qui fit crucifier saint Pierre, la dernière année de son règne ; or, saint Lin fut pape après la mort de saint Pierre.

Au lieu de céder aux instances de son père, Nazaire prêchait J.-C. avec la plus grande constance; alors ses parents, qui craignaient beaucoup qu'il ne fût tué, obtinrent par leurs prières qu'il sortirait de la ville de Rome; il prit donc sept sommiers chargés des richesses de ses parents, parcourut les villes d'Italie et donna tout aux pauvres. Dix ans après son départ, il vint à Plaisance et de là à Milan où il trouva détenus en prison saint Gervais et saint Protais. Or, quand on apprit que Nazaire encourageait ces martyrs, on le traîna aussitôt au préfet et comme il persistait à confesser J.-C., il fut battu de verges et chassé de la ville. Tandis qu'il allait d'un lieu à un autre, sa mère, qui était morte, lui apparut et après l’avoir encouragé, elle l’avertit de se diriger, vers les Gaules: Quand il arriva à une ville de la Gaule nommée Gemellus *, il y convertit beaucoup de monde; et une dame lui offrit son fils nommé. Celse qui, était un charmant enfant, avec prière de le baptiser et de l’emmener avec lui.

* Genève.

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Quand le préfet des Gaules apprit cela, il le fit prendre avec Celse ; on lui lia les mains derrière le dos; on lui attacha une chaîne au cou et on le jeta en prison afin que le lendemain il fût tourmenté dans les supplices. Mais la femme du préfet envoya dire à son mari que c'était une injustice de condamner à mort des innocents ; et qu'il ne fallait pas se charger de la vengeance des dieux tout-puissants. Le président se rendit à ces paroles; il renvoya les saints absous, en leur recommandant expressément de ne pas prêcher dans la ville.

Nazaire vint donc à Trèves où le premier il annonça J.-C. Après y avoir converti beaucoup de personnes à la foi, il s'y bâtit une église. Corneille, vicaire de Néron,.instruit de cela, le manda à cet empereur qui envoya cent hommes pour le prendre. Ils le trouvèrent à côté de l’oratoire qu'il s'était construit, lui lièrent les mains et lui dirent : « Le grand Néron t'appelle. » Nazaire leur répondit. « Un roi inconvenant a des soldats inconvenants ; car à votre arrivée pourquoi ne  m’avez-vous pas dit honnêtement : Néron t'appelle ? je serais venu. » Ils le conduisirent donc enchaîné à Néron. Quant au petit Celse qui pleurait, ils lui donnaient des soufflets pour le forcer de suivre. Néron, les ayant vus, les fit mettre en prison, jusqu'à ce qu'il eût réfléchi sur la manière de les faire périr.

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Dans cet intervalle, une fois que Néron avait envoyé des chasseurs pour prendre des bêtes sauvages, une troupe de ces animaux entra subitement dans le verger de ce prince, où elle blessa beaucoup de personnes et en tua nombre d'autres, au point que Néron effrayé prit la fuite et rentra dans son palais, après, s'être fait une blessure au pied. La douleur, le retint de longues journées couché ; enfin il se souvint de Nazaire et de Celse ; il pensa que les dieux étaient irrités contre lui pour avoir laissé vivre si longtemps ces prisonniers. Par l’ordre donc de l’empereur, des; soldats firent sortir Nazaire de la prison, en le chassant à coups de pied, et Celse en le frappant; et ils les amenèrent devant l’empereur. Néron, voyant la figure de Nazaire brillante comme le soleil, su crut le jouet d'une illusion et lui- ordonna de cesser ses sortilèges, puis de sacrifier aux dieux. Nazaire ayant été conduit au temple, pria tout le inonde de se retirer, et pendant qu'il y faisait sa prière, toutes les idoles furent brisées.

A cette nouvelle, Néron ordonna de le précipiter dans la mer, avec ordre de le reprendre, s'il parvenait à s'échapper, de le faire mourir ensuite dans les flammes et de jeter ses cendrés dans la mer. Nazaire donc et le jeune Celse sont embarqués sur un navire, et quand ils eurent atteint la haute mer, ils furent précipités dans les flots. Mais aussitôt il s'éleva autour du bâtiment une tempête extraordinaire, quand le plus grand calme régnait autour des saints. Les matelots craignaient de périr et se repentaient des méchancetés qu'ils avaient commises contre les martyrs, mais voici que Nazaire : avec le petit Celse leur apparaît marchant d'un air gai sur les eaux, et monte sur le navire (Les matelots croyaient déjà en Dieu.) Nazaire par une prière calma les flots, et vint de là avec eux débarquer auprès de la ville de Gênes éloignée de six cents pas.

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Après y avoir, prêché longtemps, il vint enfin à Milan où il avait laissé saint Gervais et saint Prôtais. Lorsque le préfet Anolinus l’eut appris, il l’envoya en exil et Celse resta dans la maison d'une dame. Quant à Nazaire il revint à Rome où il trouva son père déjà parvenu à la vieillesse et chrétien. Il lui demanda comment il avait été converti. Son père lui dit que saint Pierre, apôtre, lui était apparu et lui avait donné le conseil de suivre sa femme et son fils qui l’avaient précédé dans la foi de J,-C. Ensuite Nazaire, après avoir éprouvé de mauvais traitements, à Milan, d'où il avait été envoyé à Rome, est forcé par les prêtres des idoles de revenir et il y fut traduit devant le président avec l’enfant. On le conduisit hors de la porte de Rome dans un lieu appelé les Trois Murs, et il fut décapité avec le jeune Celse.

Les chrétiens enlevèrent leurs corps et les placèrent dans leurs jardins; mais cette nuit-là, même, les martyrs apparurent à un saint homme nommé Cératius et lui recommandèrent d'ensevelir leurs corps dans un endroit retiré de sa maison, par rapport. à l’empereur. Cératius leur dit : « Je vous en prie, mes seigneurs, guérissez auparavant ma fille paralytique. » Et comme elle fut guérie à l’instant, il prit leurs corps et les ensevelit comme ils le lui avaient recommandé. Longtemps après le Seigneur révéla à saint Ambroise ou se trouvaient. leurs restes. Celui-ci laissa Celse où il était. Le corps de Nazaire fut trouvé avec son sang frais comme s'il venait d'etre enseveli, et répandant, une merveilleuse odeur ; il était entier, sans corruption, avec ses cheveux et sa barbe. Il en fit la translation à l’église des apôtres et l’ensevelit avec honneur. Dans la suite il fit aussi l’élévation de saint Celse qu'il plaça dans la même église. Ils souffrirent sous Néron, qui commença, à régner vers l’an du Seigneur 57.

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Au sujet de ce martyr, voici ce que saint Ambroise dit dans la Préface : « Le saint martyr Nazaire, illustre par le sang généreux qu'il a répandu, a mérité de monter au royaume du ciel. En souffrant tout ce que les tourments ont de plus cruel, il surmontait la ragé des tyrans par sa constance et il ne céda jamais devant les menaces des persécuteurs, car il avait pour le soutenir au milieu de ses combats N.-S. J-C. qui combattait avec lui. Alors il est conduit au temple pour immoler aux idoles profanes; mais fort du secours divin, il est à peine entré, que ces simulacres sont réduits par lui en poussière. Pour ce fait, il est conduit au milieu de la mer, et, soutenu par les anges, il marche à pied sec sur les flots. O heureux et noble :combattant du Seigneur qui en attaquant le prince du monde a rendu une multitude innombrable de peuple participante de la vie éternelle ! O grand et ineffable mystère, qu'il y ait plus de joie dans l’Église de ce qu'ils ont mérité le salut, qu'il n'y a d'allégresse dans le monde pour les avoir punis! O bienheureuse mère qui tire de la gloire des tourments de ses enfants qu'elle conduit au tombeau sans pleurs et sans gémissements, et sans cesser de célébrer leurs louanges quand ils sont passés aux royaumes célestes! O témoin merveilleux, resplendissant d'un éclat céleste, dont les vertus répandent une odeur plus pénétrante et plus suave que les aromates de Saba ! »

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— Saint Ambroise, lors de l’invention de ce saint, le proposa comme patron, et médecin, comme le défenseur de la foi, et le champion des combats sacrés.
Elle était cachée depuis longtemps dans la poussière cette dragme trouvée avec la lumière que te prête l’assistance merveilleuse du ciel : afin, ô Jésus que les récompenses que vous accordez à tous vos élus soient manifestées et que l’œil de l’homme puisse voir les visages des anges.
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SAINT FÉLIX, PAPE
 

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Félix fut élu et ordonné pape à la place de Libère, qui, ne voulant pas approuver l’hérésie arienne, fut, par. l’ordre de Constance, fils de Constantin, envoyé en exil, où il resta trois ans. C'est pour cela que tout le clergé romain ordonna Félix à sa place, du vouloir et du consentement de Libère lui-même. Ce Félix, ayant convoqué un concile, condamna, en présence de quarante-huit évêques, Constance empereur arien hérétique et deux prêtres qui le soutenaient. Constance indigné chassa Félix de son évêché et rappela Libère à la condition d'être en communion seulement avec Constantin et les autres que Félix avait condamnés. Libère, accablé par les ennuis de l’exil, souscrivit à l’hérésie; et il en résulta que la persécution augmenta à tel point que beaucoup de prêtres et de clercs furent tués dans l’église sans que Libère s'y opposât. Félix, chassé de son évêché, habitait dans une terre d'où on l’arracha pour le conduire au martyre qu'il subit, en ayant la tête tranchée, vers l’an du Seigneur 340.
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SAINT SIMPLICE ET SAINT FAUSTIN
 
 

Simplice et Faustin étaient frères ; ils refusèrent de sacrifier, et endurèrent à Rome beaucoup de tourments sous l’empereur Dioclétien. A la fin on porta l’arrêt de leur condamnation; ils furent décapités et leurs corps jetés dans le Tibre mais leur soeur nommée Béatrice retira leurs dépouilles du fleuve et les ensevelit honorablement. Lucrétius qui était préfet et vicaire de Dioclétien passait autour de leur domaine, la fit prendre et lui commanda de sacrifier aux idoles. Sur son refus, Lucrétius la fit étrangler durant la nuit par ses esclaves. La vierge Lucine enleva son cops et l’ensevelit à côté de ses frères.

Après quoi, le préfet Lucrétius s'empara de leur maison, où au milieu d'un repas qu'il donnait à ses amis, il se permit d'insulter les martyrs; alors un petit enfant encore à la mamelle et enveloppé de langes, s'écria, dans les bras de sa mère qui était présente, de sorte que tout le monde l’entendit : « Écoute, Lucrétius, tu as tué, tu as usurpé; voici que tu es livré au pouvoir de l’ennemi. » A l’instant Lucrétius saisi et tremblant est appréhendé par le démon qui le tourmenta si violemment pendant trois heures qu'il mourut au milieu du repas. Les assistants témoins de cela se convertirent à la foi : ils racontaient à tous le martyre de sainte Béatrice qui avait été vengée dans le repas. Or, ils souffrirent vers l’an du Seigneur 287.
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SAINTE MARTHE
 

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[L'interprétation du nomme saincte Marthe. Marthe peut estre dicte ainsi côme sacrifiant ou amaigrissant: elle sacrifia à Ihùcrist quant elle le hostella : et luy administra le pain et le vin de quoy luy-mesme sacrifia son sainct corps : amaigrissant, car elle amaigrit son corps par penitence si dîme il s’ensuit après] *.

Marthe, qui donna l’hospitalité à J.-C., descendait de race royale et avait pour père Syrus et pour mère Eucharie. Son père fut gouverneur de Syrie et de beaucoup de pays, situés le long de la mer. Marthe possédait avec sa soeur, et du chef de sa mère, trois châteaux, savoir Magdalon, Béthanie et une partie de la ville de Jérusalem. On ne trouve nulle part. qu'elle se soit mariée, ni qu'elle ait eu commerce avec aucun homme. Or, cette noble hôtelière servait le Seigneur et voulait que sa soeur le servît aussi; car il lui semblait que ce n'était pas même trop du monde tout entier pour le service d'un hôte si grand. Après l’ascension du Seigneur, quand les apôtres se furent dispersés, elle et son frère Lazare, sa soeur Marie-Magdeleine, ainsi que saint Maximin qui les avait baptisés et auquel elles avaient été confiées par l’Esprit-Saint, avec beaucoup d'autres encore, furent mis par les infidèles sur un navire dont on- enleva les rames, les voiles et les gouvernails, ainsi que toute espèce d'aliment. Sous la direction de Dieu, ils arrivèrent

* Consulter les Monuments de l’apostolat de sainte Madeleine et de sainte Marthe , par M. Faillon et le Bréviaire romain.

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à Marseille. De là ils allèrent au territoire d'Aix où ils convertirent tout le peuple à la foi. Or, sainte Marthe était très éloquente et gracieuse pour tous. Il y avait, à cette époque;- sur les rives du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon, moitié animal, moitié poisson, plus épais qu'un boeuf, plus long qu'un cheval, avec des dents semblables à des épées et grosses comme des cornes, qui était armé de chaque côté de deux boucliers; il se cachait dans le fleuve d'où il ôtait la vie à tous les passants et submergeait les navires. Or, il était venu par mer de la Galatic d'Asie, avait été engendré par Léviathan, serpent très féroce qui' vit dans. l’eau, et d'un animal nommé Onachum, qui naît dans la Galatie : contre ceux qui le poursuivent, il jette, à la distance d'un arpent, sa fiente comme un dard et tout ce qu'il touche, il le brille comme si c'était du feu. A la prière des peuples, Marthe alla dans le bois et l’y trouva mangeant un homme. Elle jeta sur lui de l’eau bénite et lui montra une croix. A l’instant le monstre dompté resta tranquille comme un agneau. Sainte Marthe le lia avec sa ceinture et incontinent il fut tué par le peuple à coups de lames et de pierres. Or, les habitants du pays appelaient ce dragon Tarasque et en souvenir de cet évènement ce lieu s'appelle encore Tarascon,au lieu de Nerluc, qui signifie lieu noir, parce qu'il se trouvait là des bois sombres et couverts. Ce fut en cet endroit que sainte Marthe, avec l’autorisation de son maître Maximin et de sa soeur, se fixa désormais et se livra sans relâche à la prière et aux jeunes. Plus tard après avoir rassemblé un grand nombre de soeurs, elle bâtit une basilique en l’honneur de la bienheureuse vierge Marie. Elle y mena une vie assez dure, s'abstenant d'aliments gras, d'oeufs, de fromage et de vin, ne mangeant qu'une fois par jour. Cent fois le jour et autant de fois la nuit, elle fléchissait les genoux.

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Elle prêchait un jour auprès d'Avignon, entré la ville et le fleuve du Rhône, et un jeune homme se trouvait de l’autre côté du fleuve, jaloux d'entendre ses paroles, mais dépourvu de barque pour passer, il se dépouilla de ses vêtements et se jeta à la nage ; tout à coup il est emporté par la force du courant et se noie aussitôt. Son corps fut à peiné retrouvé, deux jours après ; on l’apporta aux pieds de sainte Marthe pour qu'elle le ressuscitât. Elle se prosterna seule, les bras étendus en forme de croix sur la terre et,fit cette prière : « O Adonay, Seigneur J.-C., qui avez autrefois ressuscité mon frère Lazare, votre ami, mon cher hôte, ayez égard à la foi de ceux qui  m’entourent et ressuscitez cet enfant. » Elle, prit,parla main ce jeune homme qui se leva aussitôt et reçut le saint baptême. Eusèbe rapporte au VIIe livre de son Histoire ecclésiastique *, que l’Hémorrhoïsse, après avoir, été guérie, fit élever dans sa cour ou son verger, une statue à la ressemblance de J.-C., avec une robe et sa frange, comme elle l’avait- vu, et elle avait pour cette tarage une grande vénération. Or, les herbes croissant aux pieds de la statue et qui n'étaient bonnes à rien auparavant, dès lors qu'elles atteignaient à la frange,

* Il revient sur ce récit dans son commentaire sur saint Luc, mais sans prétendre que c'est Marthe. - Cf. Nicéphore Callixte, Iib. X, XXX.

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acquéraient une telle vertu que beaucoup d'infirmes qui en faisaient usage étaient guéris. Cette Hémorrhoïsse que le Seigneur guérit; saint Ambroise dit * que ce fut sainte Marthe, Saint Jérôme de son côté rapporte, et l’Histoire tripartite confirme**, que Julien l’apostat fit enlever la statue élevée par l’Hémorrhoïsse et,y substitua la sienne; mais la foudre la brisa.
Or, le Seigneur révéla un an d'avance à sainte Marthe le moment de sa mort : et pendant toute cette année, la fièvre ne la quitta point. Huit jours avant son trépas, elle entendit les choeurs des anges qui portaient l’âme de sa soeur au ciel. Elle rassembla de suite `sa communauté de frères et de soeurs : « Mes compagnons et très doux élèves, leur dit-elle, je vous en prie, réjouissez-vous avec moi, parce que je vois les choeurs des anges portant en triomphe l’âme de ma soeur au trône qui lui a été promis. O très belle et bien-aimée soeur ! vis avec ton maître et mon hôte dans la demeure bienheureuse! » Et aussitôt sainte Marthe, pressentant sa mort prochaine, avertit ses gens d'allumer des flambeaux autour d'elle et de veiller jusqu'à son trépas. Au milieu de la nuit qui précéda le jour de sa mort, ceux qui la veillaient s'étant laissé appesantir par le sommeil, un vent violent s'éleva et éteignit toutes les lumières, et la sainte qui vit une foule d'esprits malins, prononça cette prière : « O Dieu, mon père, mon hôte chéri, mes séducteurs se sont rassemblés pour me dévorer ; ils tiennent écrites à la main les méchancetés que j'ai commises : mon Dieu, ne vous éloignez pas de moi, mais venez à mon aide. »

* Sermon XLVI.
** Lib. VI, c. XLI.

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Et voilà qu'elle vit sa soeur venir à elle; elle tenait à la main une torche avec laquelle elle alluma les flambeaux et les lampes : et tandis qu'elles s'appelaient chacune par leur nom, voici que J.-C. vint et dit : Venez, hôtesse chérie, et où je suis, vous y serez avec moi. Vous  m’avez reçu dans votre maison, et moi je vous recevrai dans mon paradis ; ceux qui vous invoqueront, je les exaucerai par amour pour vous. » L'heure de sa mort approchant, elle se fit transporter dehors, afin de pouvoir regarder le ciel ; et elle ordonna qu'on la posât par terre sur de la cendre; ensuite qu'on lui tînt une croix devant elle : et elle fit cette prière : « Mon cher hôte, gardez votre pauvre petite servante ; et comme vous avez daigné demeurer avec moi, recevez-moi de même dans votre céleste demeure. » Elle se fit ensuite lire la Passion selon saint Luc, et quand on fut arrivé à ces mots : « Mon père, je remets mon âme entre vos mains », elle rendit l’esprit. Le jour suivant qui était un dimanche, comme on célébrait les laudes auprès de son: corps, vers l’heure de tierce, Notre-Seigneur apparut à saint Front qui célébrait la messe à Périgueux, et qui, après l’épître, s'était endormi sur sa chaire: « Mon cher Front, lui dit-il, si vous voulez accomplir ce que vous avez autrefois promis à notre hôtesse, levez-vous vite et suivez-moi. »

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Saint Front ayant obéi à cet ordre, ils vinrent ensemble en un instant à Tarascon où ils chantèrent des psaumes autour du corps de sainte Marthe et firent tout l’office, les autres leur répondant; ensuite ils placèrent de leurs mains son corps dans le tombeau. Mais à Périgueux, quand on eut terminé ce qui était à chanter, le diacre qui devait lire l’évangile, ayant éveillé l’évêque en lui;demandant la bénédiction, celui-ci répondit à moitié endormi : « Mes frères, pourquoi me réveillez-vous? Notre-Seigneur J.-C.  m’a conduit où était le corps de Marthe, son hôtesse, et nous lui avons donné la sépulture: envoyez-y vite des messagers pour nous rapporter notre anneau d'or et nos gants gris que j'ai ôtés afin de pouvoir ensevelir le corps; je les ai remis au sacriste et les ai laissés par oubli, car vous  m’avez éveillé si vite! » On envoya donc des messagers qui trouvèrent tout ainsi que l’évêque avait dit; ils rapportèrent l’anneau et un seul gant, car le sacriste retint l’autre comme preuve de ce qui s'était passé. Saint Front ajouta encore : « Comme nous sortions de l’église après l’inhumation, un frère de ce lieu, qui était habile dans les lettres, nous suivit pour demander au Seigneur de quel nom il l’appellerait. Le Seigneur ne lui répondit rien, mais il lui montra un livre qu'il tenait tout ouvert. à la main, dans lequel rien autre chose n'était écrit que ce verset : « La mémoire de mon- hôtesse qui a été pleine de justice sera éternelle; elle n'aura pas à craindre d'entendre des paroles mauvaises au dernier jour (Ps. III). » Le frère, qui parcourut chaque feuillet du livre, y trouva ces mots écrits à chaque page.

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Or, comme il s'opérait beaucoup de miracles au tombeau de sainte Marthe, Clovis, roi des Francs, qui s'était fait chrétien et qui avait été baptisé par saint Remy, souffrait d'un grand mal de reins; il vint donc au tombeau de la sainte et y obtint une entière guérison. C'est pourquoi il dota ce lieu, auquel il donna une terre d'un espace de trois milles à prendre autour sur chacune des rives du Rhône, avec les métairies et les châteaux, en affranchissant le tout. Or, Manille, sa servante, écrivit sa vie; ensuite elle alla dans l’Esclavonie où, après avoir prêché l’évangile, elle mourut en paix dix ans après le décès de sainte Marthe.
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SAINT ABDON ET SAINT SENNEN *
 
 

Abdon et Sennen souffrirent le martyre sous l’empereur Dèce, qui, après avoir soumis la Babylonie avec d'autres provinces, et y avoir trouvé des chrétiens, les emmena avec lui à la ville de Cordoue où il les fit mourir par différents supplices. Deux vice-rois, Abdon et Sennen, prirent leurs corps et les ensevelirent. On les accusa de cette action auprès de Dèce qui les fit comparaître devant lui. On les chargea de chaînes et on les conduisit à Rome, où ils comparurent devant l’empereur et devant le Sénat; on leur dit qu'ils avaient ou à sacrifier et qu'alors ils rentreraient libres dans leurs états, ou à se voir condamnés à être la pâture des bêtes féroces.

Ils ne manifestèrent que du mépris pour les idoles sur lesquelles ils crachèrent; après quoi ils furent traînés à l’amphithéâtre où on lâcha sur eux deux lions et quatre ours, qui, loin de toucher ces saints, en furent même les gardiens.

* Bréviaire, romain. Ce récit est conforme aux actes publiés par les Bollandistes.

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On les fit donc mourir par le glaive, après quoi on leur lia les pieds et on les traîna jusqu'à l’idole du soleil devant laquelle on les jeta. Au bout de trois jours, le sous-diacre Quirinus vint les recueillir et les ensevelit dans sa maison. Ils souffrirent vers l’an du Seigneur 253. Du temps de Constantin, ces martyrs révélèrent oit étaient leurs corps que les chrétiens transférèrent dans le cimetière de Pontien. Par leur mérite Dieu y accorde de nombreux bienfaits au peuple.
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SAINT GERMAIN, ÉVÊQUE
 
 

Germain vient de germe, et ana, qui veut dire en haut, c'est donc un germe d'en haut. On trouve en effet trois qualités dans le blé qui germe, savoir une chaleur naturelle, une humidité nutritive, et un principe de semence. De là vient que saint Germain est appelé une semence en germe : car il posséda une chaleur produite par l’ardeur de son amour, une humidité qui développa sa dévotion, et un principe de semence puisque, par la force de sa prédication, il engendra beaucoup de monde à la foi et aux bonnes mœurs. Le prêtre Constantin écrivit sa vie qu'il adressa à saint Cinsurius, évêque d'Auxerre*.

Germain naquit à Auxerre d'une famille des plus nobles. Après de longues études consacrées aux arts libéraux, il partit pour Rome afin de se former à la science du droit. Il s'y acquit tant de considération que le Sénat l’envoya dans les Gaules pour remplir les fonctions de gouverneur de toute la Bourgogne.

* Héricus, moine d'Auxerre, a écrit sa vie en vers et ses miracles en prose.

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A Auxerre qu'il affectionnait, il possédait, au milieu de la ville, un pin aux branches duquel il suspendait; pour qu'on les admirât, les têtes des bêtes fauves tuées par lui à la chasse. Mais saint Amateur, évêque de cette ville, le gourmandait souvent de cette vanité, et lui conseillait même de faire abattre cet arbre dans la crainte de quelque mauvais résultat pour les chrétiens. Or, Germain n'y voulait absolument pas consentir. Mais un jour qu'il était absent, saint Amateur fit couper et brûler ce pin.

Quand Germain l’apprit, il oublia les sentiments que lui inspirait la religion chrétienne et, revint à la ville avec des soldats, dans le dessein de faire mourir l’évêque: mais celui-ci, qui avait appris par révélation que Germain devait un jour lui succéder, céda devant sa fureur et gagna Autun. Peu après, il revint à Auxerre et ayant attiré Germain dans l’église, il le tonsura en lui prédisant qu'il devait être son successeur. Ce qui eut lieu: car quelque temps après l’évêque mourut en saint et. le peuple demanda à l’unanimité Germain pour évêque. Il distribua tous ses biens aux pauvres, traita sa femme comme si elle eût été sa soeur, et pendant trente ans, il mortifia tellement son corps que jamais il n'usa de pain de froment, ni de vin, ni d'huile, ni de légumes, ne mangeant même rien qui fût accommodé avec du sel.

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Deux fois l’an cependant, savoir : à Pâques et à Noël, il prenait du vin, encore il y mêlait tant d'eau qu'il n'y avait plus goût de vin. Il commençait ses repas en prenant d'abord de la cendre; ensuite il mangeait du pain d'orge. Son jeûne était continuel, car il ne mangeait jamais . que sur le soir. L'été comme l’hiver, il avait pour tout vêtement un cilice et une coule. Et quand il ne lui arrivait pas de donner cet habit à quelqu'un, il le portait jusqu'à ce qu'il fût tout usé et en lambeaux. Les ornements de son lit, c'était la cendre, un cilice et un sac :  il n'avait pas de coussin pour tenir sa tête plus élevée que les épaules; mais toujours dans les,gémissements, il portait à son cou des reliques des saints; jamais il ne quittait son vêtement, rarement sa chaussure et sa ceinture. Tout dans sa conduite était au-dessus des forces d'un homme. Sa vie fut telle en effet qu'il eût été incroyable de la concevoir salis miracles ; mais ils furent si nombreux qu'on les croirait imaginés à plaisir, si les mérites qu'il avait acquis n'avaient précédé ces prodiges.

Un jour qu'il avait reçu l’hospitalité dans un endroit, il fut étonné de voir, après le souper, apprêter la table, et il demanda pour qui ou préparait un second repas. Comme on lui disait que c'était pour les bonnes femmes qui voyagent pendant la nuit, saint Germain prit la résolution de veiller cette nuit-là; et il vit une foule de démons qui venaient se mettre à table sous 1a forme d'hommes et de femmes. Il leur défendit de s'en aller, réveilla tous les membres de la maison et leur demanda s'ils connaissaient ces personnes. On lui répondit que c'étaient tous les voisins et voisines ; alors en commandant aux démons de ne pas s'en aller, il envoya au domicile de chacun d'eux; et on les trouva tous dans leur lit. Saint Germain les conjura ; et ils dirent qu'ils étaient des démons qui se jouaient ainsi des hommes.

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En ce temps-là, florissait le bienheureux saint Loup, évêque de Troyes. Quand Attila attaquait cette ville, le bienheureux Loup lui demanda de dessus la porte à haute voix qui il était pour venir fondre ainsi sur eux. « Je suis, lui répondit-il, Attila, le fléau de Dieu. » L'humble prélat lui répliqua avec gémissement: « Et moi je suis Loup; hélas! je ravage le troupeau de Dieu et j'ai besoin d'être frappé par le fléau de Dieu. » Et à l’instant il fit ouvrir les portes. Mais Dieu aveugla les ennemis qui passèrent d'une porte à l’autre, sans voir personne et sans faire aucun mal. Le bienheureux Germain prit avec lui saint Loup et partit pour les îles Britanniques où pullulaient les hérétiques; et comme ils étaient sur la ruer, une tempête extraordinaire s'éleva; mais à la prière de saint Germain, il se fit aussitôt un grand calme. Ils furent reçus avec de grands honneurs par le peuple; leur arrivée avait été annoncée par les démons que saint Germain avait chassés des obsédés. Après qu'ils eurent convaincu les hérétiques, ils retournèrent en leur propre pays.

Germain était couché malade dans un endroit, quand soudain un incendie embrasa toute la bourgade. On le priait de se laisser emporter pour échapper à la flamme, mais il voulut rester exposé à l’incendie, et le feu, qui consuma tout à droite et à gauche, ne toucha pas à l’habitation où il se trouvait. Comme il retournait une seconde fois en Bretagne pour confondre les hérétiques, un de ses disciples, qui l’avait; suivi en toute hâte, tomba malade à Tonnerre et y mourut: Saint Germain, revenant sur ses pas, fit ouvrir le sépulcre et demanda au mort, en l’appelant par son nom, ce qu'il faisait, s'il désirait encore combattre avec lui.

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Celui-ci se leva sur son séant et répondit qu'il goûtait des douceurs infinies et qu'il ne voulait pas être rappelé désormais sur la terre. D'après le consentement que lui donna saint Germain de rester dans le repos, il déposa sa tète et se rendormit de nouveau dans le Seigneur *. Pendant le cours de ses prédications, le roi de la Bretagne lui refusa l’hospitalité aussi bien qu'à ses compagnons. Le porcher du roi, qui revenait de faire paître ses bêtes, en rapportant à sa chaumière des provisions qu'il avait reçues au palais, vit le bienheureux Germain et ses compagnons accablés de faim et de froid; il les accueillit avec bonté dans sa maison, et commanda qu'on tuât pour ses hôtes le seul veau qu'il possédât. Après le souper, saint Germain fit disposer tous les os du veau sur sa peau et à sa prière le veau se leva tout aussitôt. Le lendemain, Germain se hâta de se, rendre chez le roi et lui demanda avec force, pourquoi i1 lui avait refusé l’hospitalité. Le roi grandement saisi ne put lui répondre ; alors Germain lui dit: « Sors et cède le royaume à meilleur que toi. » Et par un ordre qu'il reçut de Dieu, Germain fit venir le porcher avec sa femme et en présence de la multitude étonnée, il le constitua roi; et depuis lors ce sont les descendants du porcher qui gouvernent la nation des Bretons

* Héricus, moine d'Auxerre, qui a écrit la vie et, les miracles du saint.
** Ibid., c. VIII.

P319

Les Saxons étaient en guerre avec les Bretons et se voyaient inférieurs en nombre, ils appelèrent alors les saints qui passaient par là; ceux-ci les instruisirent et tous accoururent à l’envi pour recevoir le baptême. Le jour de Pâques, transportés par la ferveur de leur foi, ils jettent leurs armes de côté et se proposent de combattre avec grand courage; les ennemis, à cette nouvelle, se ruent avec audace contre des gens désarmés; mais Germain, qui se tenait caché avec les siens, les avertit tous, que quand il crierait lui-même Alleluia, ils lui répondissent ensemble en poussant le même cri. Et quand ils l’eurent fait, une terreur tellement grande s'empara des ennemis qui se précipitaient sur eux, qu'ils jetèrent leurs armes, dans la persuasion que non seulement les montagnes, mais encore le ciel s'écroulaient sur leur tète; alors ils prirent tous la fuite*.

Une fois qu'il passait par Autun, il vint au tombeau de saint Cassien, évêque, auquel il demanda comment il se trouvait. Celui-ci lui répondit de son cercueil ces mots qui furent entendus de tous les assistants: « Je jouis d'un doux repos, et j'attends la verne du rédempteur. » Et Germain lui dit: « Reposez encore longtemps en J.-C., et intercédez pour nous avec ferveur, afin que nous méritions d'obtenir les joies de la sainte résurrection. »

A son arrivée à Ravenne, il fut reçu avec honneur par l’impératrice Placidie et par son fils Valentinien. Quand vint l’heure du repas, la reine lui envoya un magnifique vase d'argent rempli de mets exquis; il le reçut, mais ce fut pour distribuer les mets à ceux qui l’accompagnaient et pour donner aux pauvres l’argent du vase qu'il garda par devers lui. Pour tenir lieu de présent, il envoya à l’impératrice une écuelle de bois dans laquelle était un pain d'orge; ce qu'elle reçut de bonne grâce et dans la suite elle fit enchâsser cette écuelle dans de l’argent.

*Ibid.

P320

Une fois encore, l’impératrice l’invita à un dîner que le saint accepta avec bonté. Or, comme il était exténué par les jeûnes,, la prière et les travaux, il se fit conduire sur un âne depuis son logement jusqu'au palais : mais pendant le repas, l’âne de saint Germain mourut. La reine, qui l’apprit, fit offrir à l’évêque un cheval extrêmement doux. Quand le saint l’eut vu, il dit : « Qu'on  m’amène mon âne, parce que, comme il  m’a amené, il me ramènera. » Et allant vers le cadavre :
« Lève-toi, dit-il, âne, retournons au logis. Aussitôt l’âne se leva, se secoua, et comme s'il n'avait éprouvé aucun mal, il porta Germain à son hôtellerie. Mais avant de sortir de Ravenne, Germain prédit qu'il n'avait plus longtemps à rester sur la terre. Peu de temps après, la fièvre le saisit et le septième jour il s'endormit dans le Seigneur : son corps fut transporté dans les Gaules, selon qu'il l’avait demandé à l’impératrice. Il mourut vers l’an du Seigneur 430.

Saint Germain avait promis à saint Eusèbe de consacrer à sa place, quand il reviendrait, une église que le saint évêque de Verceil avait fondée. Mais quand il eut appris le trépas du bienheureux Germain, saint Eusèbe fit allumer des cierges pour consacrer lui-même son église. Or, plus on les allumait, plus ils s'éteignaient. Eusèbe comprit par là que la dédicace devait être remise à une autre époque, ou bien qu'elle devait être faite par un autre évêque. Mais lorsque le corps de saint Germain fut amené à Verceil, et qu'on l’eut fait entrer dans l’église, à l’instant tous les cierges s'allumèrent par miracle.

P321

Alors saint Eusèbe se souvint de la promesse du bienheureux Germain, et il comprit qu'il avait exécuté, après sa mort, ce qu'il avait promis de faire étant en vie. Il ne faut pas croire qu'il soit ici question du grand Eusèbe de Verceil ; celui-ci mourut du temps de l’empereur Valens, et il s'écoula plus de 50 ans depuis sa mort jusqu'à celle de saint Germain. Ce fut sous un autre Eusèbe, qu'arriva ce qui vient d'être raconté.
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SAINT EUSÈBE
 
 

Eusèbe est ainsi appelé de eu, qui veut dire bien et, sebe, qui signifie éloquence ou poste. Eusèbe s'interprète encore bon culte. En effet il fut rempli de bonté, en se sanctifiant, d'éloquence en défendant la foi, il resta à son poste en souffrant le martyre avec constance ; et il rendit à Dieu un bon culte par le respect qu'il eut pour lui.

Eusèbe, qui conserva sa virginité, :n'était encore que catéchumène quand il fut baptisé par le pape Eusèbe qui lui donna son nom. A son baptême, on vit les mains des anges le lever des fonts sacrés. Une dame, qui s'était éprise de sa beauté, voulut entrer dans sa chambre, mais elle en fut empêchée par les anges qui le gardaient : alors elle vint le lendemain matin se jeter à ses pieds et lui demander pardon .

P322

Après avoir été ordonné prêtre, il brilla par une sainteté telle que dans la solennité de la messe, on voyait les anges qui le servaient. En ce temps-là, comme l’hérésie d'Arius infectait l’Italie entière de ses poisons, favorisée qu'elle était par l’empereur Constance, le pape Julien sacra Eusèbe évêque de Verceil : c'était alors une des principales villes de l’Italie. A cette nouvelle, les hérétiques firent fermer, toutes les portes de l’église; mais Eusèbe étant entré dans la ville, se mit à genoux à la porte de l’église principale dédiée à la bienheureuse Marie, et à l’instant toutes les portes ouvrirent à sa prière. Il chassa de son siège Maxence, évêque de Milan, qui était gâté par le poison de l’hérésie, et il établit en sa place Denys, fervent catholique.

C'est ainsi qu'Eusèbe en Occident et Athanase en Orient purgeaient l’Eglise de la peste des Ariens. Cet Arius était un prêtre d'Alexandrie : il prétendait que le Christ était une pure créature : il avançait ce qu'il était, quand il n'était pas, et qu'il a été fait pour nous, afin que Dieu se servît de lui comme d'un instrument pour notre création. Alors le grand Constantin fit célébrer le concile de Nicée où cette erreur fut condamnée. Arius finit, quelque temps après, d'une mort misérable, car il rendit dans le lieu secret toutes ses entrailles et ses intestins.* Constance, fils de Constantin, se laissa corrompre aussi par l’hérésie; c'est pour cela qu'irrité grandement contre Eusèbe, il convoqua en concile beaucoup d'évêques, et y manda Denys : il adressa mainte et mainte lettres à Eusèbe qui, sachant que la malice prévaut dans la multitude, refusa de venir et s'excusa sur son grand âge.

* Ruffin, Hist. Eccl. liv. X; — Vincent de B., liv. XV, c. XII, an 330.

P323

Alors pour lui enlever ce prétexte, l’empereur décida que le concile serait célébré à Milan. qui était tout proche. Quand il vit que Eusèbe faisait encore défaut, il ordonna aux Ariens de mettre par écrit leur croyance, il força Denys, évêque de Milan, et trente-trois autres évêques de souscrire à cette doctrine. Quand Eusèbe apprit cela, il se décida à quitter sa ville pour venir à Milan et il prédit qu'il v serait exposé à souffrir beaucoup *.

Comme il était sur le chemin de Milan, il arriva sur le bord d'un fleuve ; une barque, qui était sur la rive opposée, vint à lui, sur l’ordre qu'il lui, en. donna ; elle le transporta à l’autre rive, lui et ses compagnons, sans qu'il y eût aucun timonier. Alors Denys, dont il vient d'être question, alla à sa rencontre et se jeta à ses pieds pour lui demander pardon. Or, comme Eusèbe ne se laissait fléchir ni par les menaces ni par les flatteries de l’empereur, il dit en présence de toute l’assemblée : «Vous avancez que le Fils est inférieur au Père ; comment se fait-il donc que vous  m’avez fait passer après mon fils et mon disciple? Or, le disciple n'est pas au-dessus du maître ni l’esclave plus que son seigneur, ni le fils au-dessus du père. » Frappés par cette raison, ils lai présentèrent l’écrit qu'ils avaient fait et que Denys avait signé. Et il dit : « Je ne souscrirai pas après mon

* Bréviaire romain.

P324

fils sur lequel je l’emporte en autorité ; mais brûlez cet écrit, et faites-en un autre que je signerai, si vous le voulez. » Et ce fut par une inspiration divine que fut brûlé l’écrit que Denys et, trente-trois autres évêques avaient signé. Les Ariens écrivirent donc une autre pièce, et la donnèrent à Eusèbe et aux autres évêques pour la signer : mais sur les exhortations d'Eusèbe ils s'y refusèrent entièrement, et ils se félicitèrent de ce que la première pièce qu'ils avaient été forcés de souscrire eût été totalement brûlée. Constance irrité abandonna Eusèbe au bon plaisir des Ariens. Alors ceux-ci le saisirent au milieu des évêques, l’accablèrent de coups, et le traînèrent sur les degrés du palais, du haut en bas, et depuis le bas jusqu'en haut. Quoiqu'il perdît beaucoup de sang de sa tête meurtrie, il n'en persista pas moins dans ses refus; alors, ils lui lièrent les mains derrière le dos et le tirèrent par une corde attachée au cou. Quant à lui, il rendait grâces à Dieu, et disant qu'il était prêt à mourir pour confesser la foi catholique. Alors Constance fit conduire en exil le pape Libère, Denys, Paulin et tous les autres évêques qui avaient été entraînés par l’exemple d'Eusèbe. Scylopolis, ville de la Palestine, fut le lieu où les Ariens menèrent Eusèbe : ils le renfermèrent dans une pièce si étroite qu'elle était plus courte que. sa taille, et. plus- resserrée que son corps, en. sorte qu'il était courbé au point de ne pouvoir ni étendre les pieds, ni se tourner d'un côte ou d'un autre. Sa tête restait baissée; et il pouvait seulement remuer les épaules et les bras.

P325

Mais Constance étant mort, Julien, son successeur, désirant plaire à tout le monde, fit rappeler les évêques exilés, rouvrir les temples des dieux, et voulut que chacun jouit de la paix sous la loi qu'il préférait choisir. Ce fut ainsi que Eusèbe, délivré de son cachot, vint trouver Athanase et lui exposer toutes les souffrances qu'il avait endurées: A la mort de Julien et sous l’empire de Jovinien, les Ariens restant calmes, Eusèbe revint à Verceil où le peuple le reçut avec dès témoignages d'une vive allégresse. Mais sous le règne de Valens, les Ariens, qui s'étaient multipliés de nouveau, entourèrent la maison d'Eusèbe, l’en arrachèrent et après l’avoir traîné sur le dos, ils,l’écrasèrent sous des pierres.

I1 mourut de cette manière dans le Seigneur et fut enseveli dans l’église qu'il avait construite. On rapporte encore que Eusèbe obtint de Dieu par ses prières pour sa ville qu'aucun Arien n'y pourrait vivre. D'après la chronique, il Vécut au moins 88 ans. Il florissant vers l’an du Seigneur 350.
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LES SAINTS MACCHABÉES
 

Les Macchabées furent sept frères, qui, avec; leur révérende mère et leur père Eléazar, n'ayant pas voulu, par respect pour la loi, manger de la viande de pourceau, souffrirent des supplices inouïs, dont on peut trouver un plus ample récit au IIe livre des Macchabées.

P326

Il faut remarquer que l’Eglise d'Orient célèbre la fête des saints de l’un et de l’autre Testament, tandis que l’église d'Occident ne fait pas la fête des saints de l’Ancien, par la raison qu'ils sont descendus aux enfers. Il faut en excepter , les Innocents, parce que J.-C. a été tué dans chacun d'eux, et les Macchabées.

Il y a quatre raisons pour lesquelles 1'Eglise fait la mémoire solennelle de ces derniers, bien qu'ils fussent descendus aux enfers:

La première est qu'ils ont la prérogative du martyre. Ayant en effet enduré des supplices inouïs parmi les saints de l’Ancien Testament, il était juste qu'on célébrât la mémoire de leur martyre. Cette raison est donnée dans l'Histoire scholastique.

La deuxième est pour rappeler un mystère. Le nombre septennaire est le nombre Universel *. Dans les Macchabées sont représentés tous les pères de d'Ancien Testament qui sont dignes de réputation. En effet, bien que l'Eglise ne célèbre pas leur fête, tant parce qu'ils sont descendus dans les limbes, que parce qu'il est survenu une multitude de nouveaux saints, cependant, dans ces sept martyrs, elle montre le respect qu'elle a pour tous les autres, puisque ce nombre sept, ainsi qu'il vient d'être dit, est un nombre universel et général.

La troisième est pour offrir un exemple dans les tribulations. On les propose comme un modèle aux fidèles, afin que la constance de ces saints les anime de zèle pour la foi, et les porte à souffrir pour la foi de l’Évangile, comme les Macchabées ont valeureusement combattu pour la loi de Moïse.

* Voici ce que,dit saint Augustin au sujet du nombre septennaire (Cité de Dieu, lib. II, ch. XXXI). On pourrait s'étendre. beaucoup sur la perfection du nombre septennaire... Le premier nombre tout impair est trois, et le premier tout pair est quatre; la somme des deux forme le nombre sept, qui est souvent pris pour la généralité des nombres.

P327

La quatrième est tirée du motif de leur martyre; car ce fut pour la défense de leur loi qu'ils endurèrent de pareils supplices, comme c'est pour la défense de la loi évangélique que souffrent les chrétiens. Ces trois; dernières raisons sont celles que Me Jean Beleth assigne dans sa Somme des offices, chapitre V.
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SAINT PIERRE AUX LIENS
 
 

La fête qui est appelée de saint Pierre aux Liens fut, dit-on, instituée pour quatre raisons : 1° la délivrance de saint Pierre ; 2° la délivrance d'Alexandre ; 3° pour rappeler la destruction du rite des gentils et 4° pour demander d'être délivré des liens spirituels.

I. La délivrance de saint Pierre. D'après l’Histoire scholastique **, Hérode Agrippa alla à Rome où il vécut dans l’intimité de Caius, neveu de Tibère César. Or, un jour, Hérode étant avec Caius sur un char, dit en levant les mains au ciel : « Quel désir j'aurais de voir mourir ce vieillard, pour que tu sois le maître de tout l’univers! » Paroles qui furent entendues du cocher d'Hérode et rapportées tout aussitôt par lui à Tibère.

* Sur l’authenticité des chaînes de saint Pierre, conservées à Rome dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, consulter Cancellieri, dans son ouvrage intitulé: De carcere Tulliano,
oie sont consignés tous les témoignages sur lesquels repose cette tradition.
** Actes, ch. LVII.

P328

Tibère indigné fit en conséquence jeter Hérode en prison. Et un jour qu'il était appuyé contre un arbre sur le feuillage duquel était perché un hibou, un de ses compagnons de captivité, habile dans la science des augures, lui dit : « Ne crains rien car bientôt tu seras délivré, et tu seras élevé si haut que, tu exciteras contre toi l’envie de tes amis et tu mourras dans cet état de prospérité. Mais quand tu verras au-dessus de toi un animal de cette espèce, tu sauras dès lors qu'il ne te reste que cinq jours à vivre*. »

Quelque temps après Tibère meurt et Caius, élevé à l’empire, délivra Hérode qu'il honora de la dignité de roi de Judée. Quand celui-ci fut arrivé dans ce pays, il employa son pouvoir à maltraiter quelques membres de l’Église. D'abord il  fit mourir par l’épée Jacques, frère de Jean, avant les jours de l’octave de Pâques, où I'on ne mangeait que des pains azymes. Et voyant que cela plaisait aux Juifs, il fit encore prendre Pierre, dans le même temps, et le mit en prison, avec le dessein de le faire mourir devant tout le peuple, après la fête de Pâques. Mais l’ange du Seigneur apparut miraculeusement à Pierre, le délivra des chaînes qui le liaient et lui ordonna d'aller remplir en toute liberté le ministère de la prédication: Le lendemain, à l’occasion de l’évasion de saint Pierre, Hérode manda les gardes afin de les punir rigoureusement. Il ne pût cependant le faire, car la délivrance de cet apôtre ne devait être pour qui que ce fut, la cause d'aucun mal .

* Histoire scholastique.

P329

En effet, il fut obligé d'aller tout de suite à Césarée, où il expira, sous le coup d'un Josèphe rapporté au XIXe livre des Antiquités Judaïques, ch. VIII, qu'arrivé à Césarée, où s'étaient réunis les habitants de toute la province, Hérode, revêtu d'un habillement magnifique, tissu d'or et d'argent, se rendit le lendemain au théâtre.

Or, quand les rayons du soleil vinrent frapper sur son vêtement tout couvert d'argent, l’éclat du métal étincelant faisait vibrer, par la répercussion, sur les spectateurs, une double lumière qui devait remplir d'effroi ceux qui l’apercevaient, et par le moyen de cette artificieuse: erreur, on était porté à croire qu'il y avait en lui quelque chose au-dessus de la nature humaine. A l’instant, la foule des  flatteurs se mit à s'écrier : « Jusqu'à présent, nous vous avions pris pour un homme, mais aujourd'hui nous déclarons que vous êtes au-dessus de la nature humaine. » Or, tandis qu'il ose repaissait de ces flatteries, et qu'il acceptait sérieusement les honneurs divins qu'on lui voulait rendre, il leva la tête et vit assis sur une ficelle, au-dessus de sa tête un ange, c'est-à-dire un hibou, qui n'était que le messager de sa mort prochaine. Alors il se tourna vers le peuple et dit : « Moi, qui suis votre Dieu, voici que je vais mourir. » Car il savait, d'après la prédiction de l’augure, qu'il mourrait dans cinq jours. Alors il fut frappé, et pendant ces cinq jours, il fut rongé par les vers et expira.

Ce fut donc en mémoire de la délivrance, si miraculeuse du prince des apôtres, et de la vengeance si terrible qui fut infligée immédiatement à ce tyran, que l’Église solennise la fête de saint Pierre aux Liens. De là vient qu'à la messe on chante l’épître où se trouve le récit de cette délivrance ; il paraîtrait donc par là que l’on devrait donner à cette fête le nom de saint Pierre des Liens (c'est-à-dire délivré des liens).

P330

Venons au second motif de l’institution de cette fête.

II. Le pape, Alexandre qui gouverna l’Église, le sixième après saint Pierre, et Hermès, préfet de la ville de Rome, converti à la foi par Alexandre, étaient détenus par le tribun Quirinus qui les enfermait en des lieux différents  : or, le tribun dit au préfet Hermès : « Je  m’étonne qu'un homme, prudent comme toi, renonce à l’honneur d'être préfet et rêve une autre vie. » Hermès lui, répondit :
« Et moi aussi, il y a quelques années, je me moquais de tout cela, et pensais que cette vie est la seule.», Quirinus lui dit : « Prouve-moi que tu es sûr d'une autre vie et à l’instant, je serai un disciple de ta croyance. »
Hermès lui répondit : « Saint Alexandre, que tu retiens en prison, t'enseignera cela lui-même beaucoup mieux. » Alors Quirinus se mit à maudire Hermès et il ajouta : Je viens de te dire que tu me donnes des preuves de ce que tu avances, et voici que tu me renvoies à Alexandre que je retiens en prison à cause de ses crimes. Pourtant, je doublerai le nombre de tes gardes et de ceux d'Alexandre, et si je puis le trouver avec toi ou bien toi avec lui; alors j'ajouterai, certainement foi aux paroles et aux discours que vous me tiendrez l’un et l’autre. »

Il fit ce qu'il avait dit: or, Hermès en prévint incontinent Alexandre. Celui-ci se mit donc en prière; alors un ange. vint et le conduisit dans la prison. d'Hermès.

P331

Quand Quirinus les trouva ensemble, il fut singulièrement surpris. Et Hermès racontant à Quirinus comment Alexandre avait ressuscité son fils qui était mort, Quirinus dit à Alexandre : « Ma fille Balbine est goîtreuse, eh bien ! je te promets de me soumettre à ta croyance, si tu peux obtenir la guérison de ma fille. » « Va vite, lui répliqua Alexandre, et amène-la-moi dans ma prison. » Quirinus lui dit : « Puisque tu es ici, comment pourrai-je te trouver dans ta prison? » « Va vite, répartit Alexandre, parce que celui qui  m’a amené ici  m’y ramènera lui-même à l’instant. » Quirinus alla donc mener sa fille à la prison d'Alexandre, et en l’y trouvant, il se prosterna à ses pieds.
Alors, sa fille se mit à baiser avec dévotion les chaînes de saint Alexandre, afin qu'elle reçût guérison. Alexandre lui dit: « Ma fille, cesse d'embrasser mes chaînes, mais cherche avec empressement les carcans de saint Pierre et en les baisant avec dévotion, tu seras guérie.» Quirinus fit donc chercher avec soin les carcans dans la prison où saint Pierre avait été détenu, et quand il les eut trouvés, il les donna à baiser à sa fille. Elle ne l’eut pas plus tôt fait qu'elle eut le bonheur d'être entièrement guérie. Quirinus demanda pardon à Alexandre qu'il délivra de prison, puis il reçut le baptême lui, sa famille et beaucoup d'autres encore.

Saint Alexandre institua donc cette fête aux calendes d'août, et il fit bâtir en  l’honneur de saint Pierre une église, où il déposa les chaînes et la nomma l’église de Saint-Pierre-aux-Liens. En cette solennité, il se fait un grand concours de peuple à ladite église et on y baise ces chaînes.

P332

III. D'après Bède, telle serait la troisième cause de l’institution de cette fête. L'empereur Octave et Antoine, qui étaient unis ensemble par alliance, se partagèrent entre eux l’empire du monde entier; à Octave échut, dans l’Occident, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, et Antoine, en Orient, en l’Asie, le Pont et l’Afrique. Or, Antoine qui était lascif et débauché, après avoir épousé la soeur d'Octave, la répudia, pour épouser Cléopâtre, reine d'Égypte. Octave indigné de cette conduite, s'avança à main armée contre Antoine en Asie et le défit partout. Alors Antoine et Cléopâtre, vaincus, prirent la fuite, et poussés par le chagrin, ils se donnèrent la mort eux-mêmes.

Octave abolit donc le royaume d'Égypte-et en fit une province romaine. De là il alla à Alexandrie : il dépouilla cette ville de toutes ses richesses et les fit transporter à Rome ; ce qui apporta un tel bien-être dans la république que l’on donnait pour un denier ce qui en valait quatre auparavant. Et parce que les guerres civiles avaient dévasté extraordinairement la ville, il la renouvela au point qu'il dit: « Je l’ai trouvée de briques, je la laisse de marbre.» Il agrandit tellement la république que ce fut le premier qui fut appelé Auguste, nom que retinrent ses successeurs à l’empire; comme ce fut encore de son oncle Jules-César que les empereurs furent nommés César.

Le peuple appela aussi de son nom le mois d'août, qui, auparavant se nommait Sextilis, car c'était le sixième mois depuis celui de mars. Ce fut donc en mémoire et en l’honneur de la victoire qu’Auguste remporta le premier août que tous les Romains solennisaient ce jour, jusqu'à l’époque de l’empereur Théodose qui commença à régner l’an du Seigneur 426.

P333

Eudoxie, fille de ce Théodose et épouse de Valentinien, se rendit à Jérusalem pour accomplir un voeu. Ce fut là qu'un Juif lui offrit, pour une somme importante, les deux chaînes dont saint Pierre avait été lié sous Hérode. Revenue à Rome aux calendes d'août, et voyant le Romains célébrer une fête en l’honneur d'un empereur qui était idolâtre, elle fut affligée de ce qu'on rendait de si grands honneurs à un homme damné : elle reconnut qu'il ne serait pas facile d'abolir cette espèce de culte passé en coutume; alors elle pensa à laisser subsister cet état de choses, mais dans le but que. la solennité aurait lieu en l’honneur de saint Pierre, et que tout le peuple nommerait ce jour la fête de saint. Pierre aux Liens. Après en avoir conféré avec le saint pape Pélage, ils unirent leurs efforts pour porter le peuple, par des exhortations flatteuses, à laisser dans l’oubli la mémoire du prince des païens, pour faire une mémoire solennelle du prince des apôtres.

La proposition ayant, obtenu l’assentiment universel, Eudoxie fit connaître qu'elle avait rapporté de Jérusalem les chaînes de saint Pierre et les montra au peuple. Le pape, de son côté, produisit la chaîne dont le même apôtre avait été lié sous Néron. On les mit ensemble et alors eut lieu ce miracle par lequel de ces trois chaînes, il s'en forma une seule, comme si elle n'eût pas été composée de différentes pièces*. En même temps, le pape, et la reine décidèrent que l’honneur rendu à un païen, qui était damné, serait attribué à plus juste titre au prince des apôtres.

* Bréviaire romain.

P334

Le pape donc avec la reine plaça les chaînés dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens. Il l’enrichit de grands privilèges et institua que ce jour serait fêté en tous lieux. Voilà ce que dit Bède. Sigebert rapporte la même chose *. On vit en l’an du Seigneur 969 combien grande était la puissance de cette chaîne car un comte, proche parent de l’empereur Othon; fut saisi, aux yeux de tout le monde, par le diable d'une façon si cruelle, qu'il se déchirait avec les dents. L'empereur ordonna alors qu'on le menât au pape Jean, afin de lui entourer le cou avec la chaîne de saint Pierre. On lui mit d'abord au cou une autre chaîne qui ne délivra pas le possédé, car il n'y avait en elle aucune vertu ; enfin on prend la chaîne de saint Pierre et on la met au cou du furieux : mais le diable ne put supporter le poids d'une si grande puissance, et se retira aussitôt en jetant un cri affreux eu, présence de tous les assistants**. Alors. Théodose, évêque de Metz, se. saisit de la chaîne et assura qu'il ne la lâcherait qu'autant qu'on lui couperait les mains. Comme il s'élevait à ce sujet une grave contestation entre l’évêque, et le pape avec les autres clercs, l’empereur vint a bout d'apaiser le débat: en demandant au pape un anneau de cette chaîne pour l’évêque***.

Miletus raconte en sa  chronique et le même fait se trouve rapporté dans l'Histoire tripartite. ****, qu'en ce temps là, apparut en Épire un dragon énorme que Donat, évêque d'une haute vertu tua en lui crachant dans la gueule : mais auparavant, le prélat avait fait avec les doigts une forme de croix qu'il présenta aux yeux du monstre. Huit paires de boeufs purent à peine traîner le cadavre pour être brûlé; car on craignait que l’air se fût infesté par sa putréfaction.

* Paul, diacre, fait aussi le même récit dans une homélie.
** Bréviaire romain.
*** Sigebert, Chronique.
**** Lib. IX, C. XLVI.

P335

Le même auteur, rapporte au même endroit et on trouve aussi dans l’Histoire tripartite que le diable se montra dans la Crète sous la figure de Moïse: Il rassembla de tous Cités les Juifs qu'il conduisit vers un précipice affreux auprès de la mer. Il leur promit qu'en se mettant à leur tête, il allait les conduire à pied sec dans la terre promise, et en fit périr un nombre infini. D'où l’on conjecture que le diable indigné se vengea ainsi d'eux, parce que le Juif avait donné la chaîne de saint Pierre à l’impératrice Eudoxie, et que les réjouissances faites en l’honneur d'Octave avaient été abolies. Bon nombre de ceux qui échappèrent reçurent avec empressement la grâce du baptême. Car comme ils roulaient les uns sur les autres du haut en bas de la montagne, les premiers, déchirés sur les rochers à pic, furent suffoqués en tombant dans la mer; quant aux autres qui voulaient les suivre, dans l’ignorance de ce qui était arrivé aux premiers, des pêcheurs passant par là leur apprirent l’accident qui avait fait périr leurs frères, et alors ils se convertirent. Ces faits sont tirés de l’Histoire tripartite.

P336

IV. On peut encore assigner ici une quatrième cause de l’institution de cette fête. Le Seigneur délia miraculeusement saint Pierre de ses liens, et lui donna le pouvoir de lier et de délier: or, nous aussi nous sommes mes retenus dans les liens du péché et nous avons. besoin d'être déliés. C'est la raison pour laquelle nous honorons le prince des Apôtres en cette solennité qui est dite aux liens, afin que comme il a mérité d'être délié de ses chaînes, et comme il a reçu du Seigneur le pouvoir de délier, de même aussi il nous délie des chaînes du péché. On peut se convaincre que ce fut là une raison de l’institution de cette fête pour peu qu'on remarque que l’épître de la messe rappelle cette délivrance, et que l’Évangile qu'on récite fait mémoire du pouvoir accordé à saint Pierre de délier et d'absoudre. En outre, dans l’oraison de la messe, on demande, par l’intercession de cet apôtre, que cette absolution nous soit accordée. Par ce pouvoir des clefs qu'il reçut, on voit qu'il délivre quelquefois ceux qui mériteraient d'être damnés, ainsi que le rapporte le livre des Miracles de la sainte Vierge.

« Dans la ville de Cologne, il y avait, au monastère de saint Pierre, un moine léger, débauché et lascif. Une mort subite le surprit, et les démons l’accusaient en faisant connaître ouvertement toutes les espèces de péchés qu'il avait commis.

P337

Voici ce que l’un d'eux disait: « Je suis la cupidité, par laquelle tu as souvent convoité contre les commandements de Dieu. » Un autre criait : « Je suis la vaine gloire par laquelle tu t'es élevé avec jactance parmi les hommes. » Un autre : «Je suis le mensonge et tu as commis le péché de mentir. » Et ainsi des autres. D'un autre côté, quelques bonnes oeuvres qu'il avait faites l’excusaient en disant : « Je suis l’obéissance que tu as témoignée à tes supérieurs spirituels; je suis le chant des psaumes que tu as souvent chantés pour Dieu. »

Alors saint Pierre, dont il était le moine, vint trouver Dieu et intercéder pour lui Le Seigneur lui répondit : « Est-ce que ce n'est pas moi qui ai inspiré le prophète lorsqu'il a dit: « Seigneur, qui est-ce qui habitera dans votre tabernacle ? C'est « celui qui entre sans avoir de taches, etc. » Comment celui-ci peut-il être sauvé, puisqu'il n'est pas entré ici sans tache, puisqu'il n'a pas pratiqué la justice ? » Alors saint Pierre se mit à prier pour lui avec la vierge Mère, et le Seigneur porta cette sentence qu'il retournerait dans son corps et qu'il y ferait pénitence.

Aussitôt donc, saint Pierre avec la clef qu'il tenait à la main effraya le diable; et le mit en fuite. Il remit ensuite l’âme de cet homme dans la main de quelqu'un qui avait été moine dans le susdit monastère, avec l’ordre de la reconduire à son corps. Le moine lui demanda comme récompense de ce qu'il ramenait son âme; de réciter chaque jour le psaume Miserere mei, Deus; et de nettoyer souvent son tombeau des ordures qui s'y trouvaient. Or, le moine, revenu à la vie, raconta à tout le monde ce qui lui était arrivé.
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SAINT ÉTIENNE, PAPE
 

Saint Étienne, pape, après avoir converti beaucoup de gentils par ses discours et par -ses exemples, et avoir donné la sépulture à beaucoup de corps de martyrs, fut recherché avec grand soin par Valérien et Gallien, l’an du Seigneur 260, afin qu'on le forçât lui et les clercs ou de sacrifier aux idoles, ou, dans. le cas contraire, à être puni par divers supplices.

* Bréviaire romain.

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Il y eut un édit de rendu par lequel il était déclaré que celui qui les livrerait jouirait de toute leur fortune. En conséquence, dix de ses clercs furent pris et décapités sans forme de procès. Le lendemain on se saisit,d'Etienne, il fut mené au temple de Mars, ou pour y adorer l’idole, ou pour y subir, la sentence capitale. Mais quand il fut entré; et qu'il eut prié Dieu de détruire ce temple, à l’instant il s'en écroula une grande partie; toute la multitude s'enfuit alors pleine d'effroi. Quant à Étienne, il se retira au cimetière de sainte Lucie. Lorsque Valérien l’eut appris, il envoya vers lui des soldats en plus grand nombre qu'il ne l’avait fait. En arrivant, ils le trouvèrent célébrant la messe : Il les attendit sans trouble, acheva avec dévotion les saints mystères ; après quoi ils le décapitèrent sur son siège.
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L'INVENTION DE SAINT ÉTIENNE, PREMIER MARTYR
 

L'invention du corps du premier martyr saint Étienne est rapportée: à l’année 447, la septième du règne d'Honorius. On distingué son invention, sa translation et sa réunion.

* Cf. la relation de cette invention au septième tome dés Oeuvres de saint Augustin. Appendice.

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Son invention eut lieu comme il suit *: Un prêtre du territoire de Jérusalem, appelé Lucien, cité par Gennade (ch. XLVI) au nombre des hommes illustrés, écrit lui-même qu'un vendredi, comme il reposait à moitié endormi dans son lit, lui apparut un vieillard, haut  de taille, beau de visage, avec une longue barbe, revêtu d'un manteau blanc semé de petites pierres précieuses enchâssées dans l’or en formé de croix, portant une chaussure recouverte d'or à la surface. Il tenait à la main une baguette d'or dont il toucha Lucien en disant: « Hâte-toi de découvrir nos tombeaux, car nous avons été renfermés dans un endroit fort indécent. Va dire à Jean, évêque de Jérusalem; qu'il nous place dans un lieu honorable; car, puisque la sécheresse et la tribulation désolent la terre, Dieu, touché de nos prières a décidé de pardonner au monde. » Le prêtre Lucien lui dit : « Seigneur qui êtes-vous ? »
« Je suis, dit-il, Gamaliel qui ai nourri saint Paul; et qui lui ai enseigné la loi à mes pieds. A mon côté repose saint Étienne, qui a été lapidé par les Juifs, hors de la ville, afin que son corps fut dévoré par les bêtes féroces et les oiseaux. Mais celui. pour la foi duquel ce saint martyr a versé son sang ne l’a pas permis; je l’ai recueilli alors avec grand respect et l’ai enseveli dans un tombeau neuf que j'avais fait creuser pour moi. L'autre qui est avec moi, c'est Nicodème, mon neveu; qui alla une nuit. trouver Jésus, et reçut le baptême sacré des mains de saint Pierre et de saint Jean. Les princes des prêtres; indignés de son action l’auraient tué, si les égards qu'ils avaient pour nous ne les eussent retenus.

* Bréviaire romain.

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Cependant ils lui ravirent tous ses biens le dépouillèrent de sa principauté du sacerdoce et le laissèrent, à demi mort des coups dont ils l’accablèrent. Alors je le menai dans ma maison où il survécut quelques jours et quand il fut mort, je le fis ensevelir; aux pieds de saint Étienne. Il y en a encore un troisième avec moi ; c'est Abibas, mon propre fils, qui, à l’âge de 20 ans, reçut le baptême en même temps que moi, il vécut dans la virginité, et se livra à l’étude de la loi avec Paul, mon disciple. Quant à ma, femme Athéa et à mon fils Sélémias qui ne voulurent pas croire en J.-C. ils n'ont pas été dignes de partager notre sépulture; mais vous les trouverez ensevelis autre part, et leurs tombeaux sont vides et nus. » A ces mots, Gamaliel disparut.

Alors Lucien s'éveillant pria le Seigneur que si cette vision avait un fondement de vérité, elle se renouvelât une seconde et une troisième fois. Or, le vendredi suivant, Gamaliel lui apparut comme la première fois, et lui demanda pourquoi il avait négligé de faire ce qu'il lui avait recommandé: « Non, seigneur, répondit-il, je ne l’ai pas négligé, mais j'ai prié le Seigneur que si cette vision venait de Dieu, elle se renouvelât  trois fois. » Et Gamaliel lui dit: : « Puisque vous avez réfléchi à quel signe, si vous nous trouviez, vous pourriez distinguer les reliques de chacun en particulier, je vais, vous donner un emblème au moyen duquel vous reconnaîtrez nos cercueils et nos reliques. »

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Et il lui montra trois corbeilles d'or et une quatrième d'argent, dont l’une était pleine de roses rouges et deux autres de roses blanches. Il lui montra aussi la quatrième pleine de safran. Alors Gamaliel ajouta : Ces corbeilles sont nos cercueils et ces rasés sont nos reliques. La corbeille pleine de roses rouges est le cercueil de saint Étienne qui, seul d'entre nous, a mérité la couronne du martyre; les deux autres pleines de roses blanches sont les cercueils de Nicodème et de moi, comme ayant persévéré d'un coeur sincère dans la confession de J.-C. Pour la quatrième d'argent qui est pleine de safran, c'est le cercueil d'Abibas, mon fils, dont la virginité fut éclatante et qui sortit pur de ce monde. »

Ayant dit ces paroles, il disparut de nouveau. Le vendredi de la semaine suivante, Gamaliel lui apparut avec un visage irrité et le réprimanda gravement de ses délais et de sa négligence. Aussitôt Lucien alla à Jérusalem et raconta à l’évêque Jean l’ensemble de tout ce qu'il, avait vu. On fit, venir d'autres évêques et on se dirigea vers l’endroit indiqué à Lucien ; et dès qu'on se fut mis en train de fouiller, la terre trembla et l’on ressentit une odeur très suave, dont l’admirable parfum guérit, par les mérites des saints, soixante et dix hommes affligés de diverses maladies. Or, ce fut ainsi que l’on porta en l’église de Sion de Jérusalem, et où saints Etienne avait exercé ses fonctions d'archidiacre; les reliques de ces saints au milieu de la joie publique, et qu'on les ensevelit avec les plus grands honneurs. A cette heure-là même, il tomba une grande pluie.

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Bède, en sa chronique, fait mention de cette vision et de cette invention.
Cette invention de saint Étienne eut lieu le jour même qu'on célèbre son martyre et l’on dit que ce martyre arriva aujourd'hui. Mais ces fêtes furent chantées de jour par l’Eglise, pour deux motifs.

Le premier, parce que J.-C. naquit ici-bas, afin que l’homme naquit au. ciel. Or, il était convenable que la nativité de J.-C. fût suivie du natalice de saint Étienne qui le premier souffrit le martyre pour J.-C., ce qui n'est autre chose que, naître au ciel, afin de montrer par là que l’un était la conséquence de l’autre : aussi c'est la raison pour laquelle l’Église chante dans l’office de ce jour *: «Hier le Christ est né sur la terre, afin qu'aujourd'hui Étienne naquît dans le ciel. »

Le, second motif est que le jour de l’Invention se fêtait plus solennellement que celui de son martyre, et cela par respect pour le jour de Noël, et à cause des miracles nombreux que le Seigneur opéra lors de l’Invention, Mais parce que le martyre l’emporte sur l’Invention, et qui doit être célébré plus solennellement, c'est pour, cela que l’Eglise a transféré la fête du martyre à cette époque où l’on pourrait lui rendre de plus grands honneurs.

Saint Augustin rapporte que sa translation eut lieu comme il suit. Alexandre, sénateur de Constantinople, alla avec sa femme, à Jérusalem et fit construire un oratoire magnifique en l’honneur de saint Étienne, premier martyr ; il voulut y être enterré auprès du corps de ce saint. Sept ans après sa mort, Julienne, sa femme, ayant résolu de revenir dans sa patrie à cause de certaines injures qu'elle endurait des princes, voulut remporter le corps de son mari; Après bien des instances auprès de l’évêque, celui-ci lui montrai deux cercueils d'argent et lui dit : «Je ne sais quel est celui de votre mari. » « Je le sais, répondit-elle. » Et elle se jeta pour l’embrasser, mais elle embrassa le corps de saint Étienne, qu'elle prit pour celui de son mari.

* Leçons du 2ème nocturne.

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Lorsqu'elle se fut embarquée avec le corps, les anges font entendre des cantiques, une odeur suave se répand, les démons crient et suscitent une tempête  affreuse en disant : «Malheur à nous, car le premier martyr Étienne passe et nous fait endurer un feu cruel! » Or, comme les matelots craignaient un naufrage, on invoqua saint Étienne qui apparut et dit : « C'est moi, ne craignez point. » A l’instant, un grand calmé s'ensuivit. Alors on entendit les voix des démons qui criaient: «Prince impie, monte sur ce vaisseau, parce que notre adversaire Étienne y est.» Alors le prince des démons envoyai cinq démons pour mettre le feu au vaisseau; mais l’ange du Seigneur les engloutit au fond de la mer. Quand on fut arrivé à Chalcédoine les démons se mirent à crier : « Il arrive le serviteur de Dieu, qui a été lapidé par les méchants Juifs. » On arriva sain et sauf à Constantinople, et on ensevelit avec grand respect le corps de saint Etienne dans une église. (Saint Augustin.) *

— La réunion du corps de saint Étienne avec celui .de saint Laurent se fit comme il suit : Eudoxie, fille de l’empereur,Théodose, fut cruellement tourmentée par le démon. Or, ce malheur fut annoncé à son père comme il était à Constantinople, et il s'y fit amener sa fille, afin qu'on la touchât aux reliques du très saint Étienne, premier martyr. Mais le démon criait en elle : « Si Étienne ne vient à Rome, je ne sortirai pas, car telle est la volonté de l’apôtre. »

* Martyrologe romain; au 7 mai.

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Quand l’empereur apprit cela, il obtint du clergé et du peuple de C. P. qu'ils donneraient aux Romains le corps de saint Étienne et qu'ils recevraient eux-mêmes le corps de saint Laurent. Alors l’empereur écrivit à ce sujet au pape Pélage, qui, de l’avis des cardinaux, consentit à la demande de l'empereur. On envoya donc des cardinaux à C. P. pour y porter le corps de saint Étienne, et des Grecs vinrent à Rome pour recevoir celui de saint Laurent. Le corps de saint Étienne arriva à Capoue, et sur  les pieuses prières des Capouans, on leur donna le bras droit du saint en l’honneur, duquel on bâtit l’église métropolitaine. Quand on, fut arrivé à Rome, et qu'on voulut porter le saint corps à l’église de Saint-Pierre-aux-liens, les porteurs s'arrêtent et ne peuvent avancer plus loin ; alors le démon se mit à crier dans la jeune fille : «Vous avez beau faire, ce n'est pas là, mais c'est auprès de son frère Laurent qu'il a choisi sa placé. » On y porta donc le corps ; et quand Eudoxie l’eut touché, elle fut délivrée du démon. Mais saint Laurent, comme s'il se fut félicité de l’arrivée de son frère, lui sourit et se retira de l’autre côté du tombeau dont il laissa le milieu vide pour faire place à son frère. Quand les Grecs se furent approchés pour emporter saint Laurent, ils tombèrent par terre comme s'ils eussent été privés de vie : alors le pape, le clergé et le peuple prièrent pour eux, et ce ne fut qu'à peine si le soir, ils revinrent à eux-mêmes, tous cependant moururent dans les dix jours suivants. Les Latins eux mêmes, qui avaient consenti à cela, tombèrent en frénésie et ne purent être guéris qu'après que les corps des saints eussent été ensevelis ensemble.

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Alors cette voix du ciel se fit entendre : « O bienheureuse Rome, qui possèdes, dans un même mausolée, ces précieux restes, les corps de saint Laurent l’Espagnol, et de saint Étienne de Jérusalem. » Cette réunion se fit aux nones de mai, vers l’an du Seigneur 425.

Saint Augustin, au livre XXII de la Cité de Dieu, rapporte la résurrection de six morts due à l’invocation de saint. Étienne. C'est d'abord un homme gisant mort, on lui avait déjà, lié les pouces : on invoque sur lui le nom de saint Étienne, et à l’instant il ressuscite. C'est encore un enfant écrasé par un char : sa mère le porte à l’église de saint Étienne et elle le reçoit vivant et sans trace de blessure. C'est une religieuse qui étant à l’extrémité avait été portée à l’église de saint Étienne; elle y rendit le dernier soupir; et voici qu'aux yeux de tout le monde effrayé; elle ressuscite guérie. A Nippone,: c'est une jeune fille dont le père avait apporté la robe à l’église de saint Étienne ; quelques instants après il jette cette robe sur le corps de cette jeune fille qui était morte; et tout à coup elle est rendue à la vie. C'est un jeune homme, dont le corps, après avoir été oint dans de l’huile de saint Étienne, ressuscite aussitôt. C’est un enfant qui fut porté mort à l’église de saint Étienne et quand on,.eut invoqué le saint, à l’instant il est rendu à la vie. Voici comment s'exprime saint Augustin au sujet de ce saint: « Gamaliel, à la brillante étole, révéla le corps de ce martyr;  Saul converti le loua, J.-C. enveloppé de langes l’enrichit et lui mit une couronne de pierres précieuses. »

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Il dit ailleurs : « Dans Étienne brilla la beauté du corps, la fleur de l’âge, l’éloquence de l’orateur, la sagesse éclatante de l’esprit et l’opération divine. » Il dit encore : « Cet homme de Dieu fort comme une colonne, alors qu'il était retenu comme avec des tenailles au milieu de ceux qui le lapidaient de leurs mains, était fortifié par la foi; et brûlait pour elle; on le frappait et il s'élevait ; on l’étreignait, et il grandissait ; on le meurtrissait et ne se laissait pas vaincre. » Sur ces paroles Dura cervice (Actes) : « Il ne flatte pas, mais il invective; il ne touche pas, il provoque ; il ne tremble pas, mais il excite », c'est encore saint Augustin qui élit : «Considérez saint Étienne serviteur de Dieu au même titre que vous : c'était un homme comme vous : il était de la race des pécheurs comme vous ; il fut racheté au même prix que vous ; et quand il fut diacre et qu'il lisait l’Évangile, le même que vous lisez ou que vous écoutez il y trouva, ces mots : « Aimez vos ennemis » maxime que l’étude lui apprit et que l’obéissance lui fit pratiquer. »
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SAINT DOMINIQUE*
 

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Dominique signifie gardien du Seigneur, ou bien gardé par le Seigneur. Ou bien il s'appelle, Dominique; selon l’étymologie naturelle de ce nom qui est dominus, seigneur. Or, il est, appelé gardien du Seigneur, en trois manières : il fut gardien de l’honneur du Seigneur, et ceci regarde Dieu, il fut le gardien de la vigne, ou du peuple du Seigneur et cela regarde le prochain; et il fut le gardien de la volonté du Seigneur, ou des préceptes du Seigneur, ce qui le regarde lui-même. En second lieu, il est appelé Dominique, c'est-à-dire gardé par le Seigneur, car le Seigneur le garda dans les trois états où il vécut. D'abord laïc, en second lieu, chanoine régulier; et en troisième lieu, homme apostolique : car dans le premier état, il fut gardé de Dieu qui le fit commencer de manière à mériter des louanges ; dans le second, il le fit avancer dans la ferveur, et dans le troisième, il le fit atteindre à la perfection. En troisième lieu, Dominique vient de Dominus, selon l’étymologie naturelle. Or, Dominus, signifie qui donne des menaces, ou qui donne moins, on qui donne avec munificence. De même saint Dominique donna, c'est-à-dire, pardonna les menaces en ne tenant pas compte, des injures qu'on lui adressait ; il donna moins, en se macérant le corps, parce qu'il donna toujours à son corps moins que le nécessaire. Il donna avec munificence, en engageant sa liberté, car non seulement il donna tous ses biens aux pauvres, mais encore il voulut se vendre lui-même plusieurs fois.

* La vie de saint Dominique est rapportée ici telle que l’ont écrite cinq auteurs contemporains. Ce sont Thierry d'Apolda, Constantin, évêque d'Orvietto, Barthélemi, évêque de Trente, le père Humbert, etc. Le père Mamachi a réuni dans le livre des Annales de son ordre les preuves des miracles racontés en cette légende.

Dominique, chef et fondateur illustre de l’ordre des Frères-Prêcheurs, naquit en Espagne, dans la ville de Calaruega, au diocèse d'Osma. Son père se nommait Félix et sa mère Jeanne. Avant sa naissance sa mère vit en songe, qu'elle portait dans son sein: un petit chien tenant dans sa gueule une torche allumée avec laquelle il embrasait tout l’univers. Quand elle l’eut mis au monde, une dame qui l’avait levé des fonts sacrés du baptême crut voir sur le front du petit Dominique une étoile très brillante qui éclairait toute la terre.

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Tout petit enfant et confié aux soins d'une nourrice, on le surprit souvent quitter son lit et se coucher sur la terre nue. Envoyé à Palerme pour faire ses études, par amour de la science qu'il devait acquérir, il ne goûta pas de vin pendant dix ans. Une famine affreuse ravageant le pays, il vendit ses livres ainsi que ses meubles et en donna l’argent aux pauvres. Sa renommée était déjà grande, quand l’évêque d'Osma le fit chanoine régulier dans son, église, et peu de temps après, devenu miroir de vie pour tous ses confrères le nommèrent sous-prieur. Or, le jour et la nuit, il vaquait à la lecture et à l’oraison, priant assidûment le Seigneur de daigner lui donner la grâce de s'employer, tout entier au salut du prochain. Il lisait avec le plus grand zèle les conférences des Pères, et atteignit par là au comble d'une haute perfection. En allant à Toulouse avec son évêque, il trouva son hôte infecté du poison de l’hérésie, et il le convertit à la. foi de J.-C. Ce fut, pour ainsi dire, la première gerbe de la moisson qu'il présenta au Seigneur.

On lit dans les Gestes du comte de Montfort *, qu'une fois saint Dominique, ayant prêché contre les hérétiques, mit par écrit le texte des autorités qu'il avait exposées, et donna ce papier à l’un d'eux afin qu'il pût examiner les objections. Or, cette nuit-là, les hérétiques s'étant réunis auprès du feu, cet homme leur montra le papier qu'il avait reçu. Ses compagnons lui dirent de le jeter au feu, que s'il arrivait qu'il brûlât, leur créance, Ou plutôt leur perfidie serait véritable, et que si le feu l’épargnait, ils proclameraient que la foi de l’Eglise romaine est vraie. Le papier est donc jeté au feu; quand il fut resté quelques moments sur le brasier, il en rejaillit de suite sans avoir été brûlé.

* Pierre de Vaux-Cernay, c. VII ; — Thierry d'Apolda.

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Au milieu de la surprise causée par ce prodige, un plus opiniâtre que tous les autres dit ; « Qu'on le jette une seconde fois, de cette manière l’expérience sera pleinement confirmée et nous saurons sûrement de quel côté se trouve la vérité. » On jette le papier une seconde fois, et une seconde fois il rejaillit sans avoir été brûlé. Le même auteur dit encore : « Qu'on le jette de nouveau, et alors nous connaîtrons un résultat qui ne laissera plus place au doute. » On le jette une troisième fois, et il rejaillit de nouveau entier et sans trace de feu.

Mais ces hérétiques restèrent dans leur endurcissement et s'engagèrent, par les serments les plus stricts, à ne pas publier le fait. Cependant, un soldat qui se trouvait là et qui avait un certain attachement pour notre foi; raconta ce miracle plus tard: Or, ceci se paissait à Montréal. On raconte que quelque chose de semblable arriva à Fangeaux, après une discussion solennelle qui y eut lieu contre les hérétiques.

Les autres retournèrent chez eux, et l’évêque d'Osma mourut; saint Dominique resta donc presque seul à annoncer la parole de Dieu avec constance contre les hérétiques*. Or, les adversaires de la vérité l’insultaient, en jetant sur lui de la boue, des crachats et autres ordures, et lui . attachant par derrière de la paille en signe de dérision. Et comme ils menaçaient de le tuer, il répondit avec intrépidité : « Je ne suis pas digne de la gloire du martyre; je n'ai pas encore mérité ce genre de mort.»

* Vincent de Beauvais, Hist., liv. XXX, c. X; — Constantin d'Orviète, Vie, n° 42.

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C'est pourquoi il passa par le lieu où on lui avait dressé des embûches, et il marchait, non seulement sans crainte, mais en chantant et avec, un visage gai. Ses ennemis, étonnés, lui dirent : « Tu n'as donc pas peur de mourir ? Qu'aurais-tu fait si nous nous étions saisis de ta personne ? » Dominique, répondit : « Je vous aurais prié de ne pas me porter, du premier coup, des blessures mortelles; mais de me mutiler tous les membres, un à un, ensuite de placer sous mes yeux chacun des morceaux que vous  m’auriez coupés ; puis de  m’arracher les yeux, et en dernier lieu de laisser mon corps, à moitié mort et tranché en lambeaux, se rouler dans son sang; ou bien encore de me faire mourir comme il vous aurait plu. » Ayant rencontré un homme qui, pressé par une grande détresse, s'était uni aux hérétiques, il résolut de se vendre lui-même, afin qu'avec cet argent, qu'il aurait tiré de sa personne, il mît fin à cet état de détresse, en même temps qu'il délivrerait cet homme vendu à l’erreur. Et il eût exécuté son dessein, si la miséricorde divine n'eût pourvu d'une autre manière au soulagement de cette misère*.

Une autre fois encore, une femme vint lui exposer avec larmes que son frère était retenu captif chez les Sarrasins, en lui faisant l’aveu qu'il ne lui restait aucun moyen de le délivrer. Alors saint Dominique, touché d'une vive compassion, s'offrit lui-même pour être vendu afin de racheter le captif; mais Dieu ne le permit pas.

* Ibid.

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Il avait prévu qu'il était plus nécessaire pour le rachat spirituel d'un grand nombre de captifs: Il était logé dans les environs: de Toulouse, chez certaines femmes, qui, sous, prétexte de paraître dévotes, s'étaient laissé séduire par les hérétiques ; alors Dominique, afin de rabattre un clou par un autre clou, jeûna, avec le compagnon qui lui était adjoint, pendant tout le carême, au pain et à l’eau fraîche, se levant la nuit, et quand il était accablé par la fatigue, se couchant sur une table nue. Il réussit, par ce moyen, à ramener ces femmes à la connaissance de la vérité. Peu après, il commença à songer à l’institution de son ordre, dont la mission devait être de parcourir le monde en prêchant et de protéger la foi catholique contre les attaques de l’hérésie. Après être resté dans la province de Toulouse l’espace de dix ans, à compter de l’époque où il quitta l’évêque d'Osma; jusqu'au concile de Latran, il alla à Rome pour ce concile général avec Foulques; évêque de Toulouse, et demanda au souverain pontife Innocent III, pour lui, et, ses successeurs; la confirmation de l’ordre qui serait, appelé et qui serait effectivement les Prêcheurs.

Le pape se montra d'abord un peu difficile; mais une nuit, il vit en songe l’église de Latran menacée d'une ruine soudaine. Comme il regardait cela avec effroi, voilà saint Dominique qui se présente de l’autre côté ; soutenant avec les épaules tout cet édifice chancelant. A son l’éveil, le pontife comprit le sens de la vision et accueillit avec joie la demande de l’homme de Dieu; puis il l’exhorta, quand il serait de retour auprès de ses frères, à choisir une des règles déjà approuvées, qu'après cela il revînt le trouver et qu'il en obtiendrait, la confirmation, comme il le désirait.

P352

A son retour, Dominique communiqua, à ses frères ce que lui avait dit le Souverain Pontife. Or, les Frères étaient environ au nombre. de seize; ils invoquèrent l’Esprit-Saint et choisirent, à l’unanimité, la règle de saint Augustin, docteur et prédicateur éminent, puisque eux-mêmes devaient être des prédicateurs d'effet et de nom ; ils y ajoutèrent quelques pratiques de vie plus sévères, qu'ils résolurent d'observer sous forme de constitution. Sur ces entrefaites, Innocent mourut, et Honorius, son successeur au souverain pontificat, confirma l’ordre, l’an du Seigneur 1216. Comme saint Dominique priait à Rome dans une église de saint Pierre, pour la dilatation de son ordre, il vit venir à lui les glorieux princes des apôtres Pierre et Paul; le premier, c'est-à-dire saint Pierre, semblait lui donner un bâton, et saint Paul un livre, en lui disant : « Va prêcher, parce que tu as été choisi de Dieu pour remplir ce ministère. » Et il lui sembla, en un clin d'œil, qu'il voyait ses fils dispersés par tout l’univers, et marchant deux à deux *. C'est pour cela qu'à son retour à Toulouse, il envoya ses frères de côté et d'autre, les uns en Espagne, quelques-uns à Paris, et d'autres à Bologne. Quant à lui, il revint à Rome.
Avant l’institution de l’ordre des Prêcheurs; un moine fut ravi en extase et vit la sainte Vierge à genoux, les mains jointes, priant soin Fils pour le genre humain.

* Humbert, Vie, n°26

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Il repoussait bien souvent sa pieuse mère ; enfin comme elle insistait, il lui parla ainsi : « Ma Mère, que puis-je et que dois-je faire de plus? J'ai envoyé des patriarches et des prophètes, et peu d'hommes se sont amendés. Je suis venu vers eux, ensuite j'ai envoyé des apôtres, et ils  m’ont tué et les apôtres aussi. J'ai envoyé des martyrs, des confesseurs et des docteurs, et ils n'ont point eu confiance en eux: cependant comme il n'est pas juste que je vous refuse quoi que ce soit, je leur donnerai mes Prêcheurs, par lesquels ils pourront s'éclairer et se purifier ; sinon, je viendrai contre eux. » Un autre eut une vision semblable, dans le temps que douze abbés de l’ordre, de Cîteaux furent envoyés à Toulouse contre les hérétiques. Car le, Fils ayant répondu à sa mère comme il vient d'être rapporté ci-dessus, la sainte Vierge dit: « Mon bon Fils, ce n'est pas d'après leur malice; mais d'après votre miséricorde que vous devez agir.» Alors le Fils vaincu par ces prières dit : « Je leur accorderai encore cette miséricorde selon votre désir; je leur enverrai mes Prêcheurs pour les avertir et les former; et s'ils ne se corrigent point, je ne les épargnerai plus davantage.»

Un frère Mineur, qui avait été longtemps le compagnon de saint François, raconta ce qui suit à plusieurs frères de l’ordre des Prêcheurs : A l’époque où saint Dominique était à Rome en instance auprès du pape pour obtenir la confirmation de son ordre, une nuit qu'il était en oraison, il vit en esprit J.-C. dans les airs, tenant à la main trois lances qu'il brandissait contre le monde. Sa mère s'empressa d'accourir, et lui demanda ce qu'il voulait faire. Et il dit : « Ce monde que voici est rempli tout entier de trois vices: l’orgueil, la concupiscence et l’avarice; voilà pourquoi je veux le détruire avec ces trois lances. »

P354

Alors la Vierge lui dit en se jetant à ses genoux : «Très cher Fils, ayez pitié et tempérez votre justice par votre miséricorde. » . J.-C. reprit: « Est-ce que vous ne voyez pas toutes les injures dont on  m’outrage?» Elle lui dit : «Apaisez votre fureur, mon fils, et attendez un peu : car j'ai un fidèle serviteur, un champion intrépide qui parcourra le monde, le vaincra et le soumettra à votre domination. Je lui donnerai aussi un autre serviteur pour l’aider et pour combattre fidèlement avec lui. » Le Fils lui répondit: « Voici que je suis apaisé ; j'ai reçu favorablement votre requête; mais je voudrais bien voir ceux que vous voulez destiner à une si grande entreprise. » Alors elle présenta à J.-C. saint Dominique. J.-C.: lui dit : « Vraiment, c'est un bon et intrépide champion, et il s'acquittera avec zèle de ce que vous avez dit. » Elle lui présenta en même temps saint François et J.-C. lui accorda les mêmes éloges qu'au premier. Or, saint Dominique regarda attentivement son compagnon durant sa vision, et le lendemain l’ayant trouvé dans l’église, sans l’avoir jamais vu, sans le secours de personne pour le lui indiquer, il le reconnut d'après son rêve. Alors se jetant dans ses bras, il l’embrassa avec piété en disant: « Vous êtes mon compagnon ; vous courrez la même carrière que moi ; restons unis ensemble, et aucun adversaire ne triomphera. » Saint François lui raconta qu'il avait eu exactement la même vision : et depuis cet instant, il n'y eut plus en eux qu'un seul coeur et une seule âme ; union qu'ils recommandèrent à leurs descendants d'observer à perpétuité *.

P355

Il avait reçu dans l’ordre un novice de la Pouille: Quelques-uns des compagnons de ce novice le pervertirent au point, qu'ayant résolu de rentrer dans le siècle, il demandait ses habits de toutes les manières, qu'il pouvait. Saint Dominique, qui en fut informé, se mit aussitôt en prière. Or, comme on avait dépouillé ce jeune homme de ses habits religieux et qu'on l’avait déjà revêtu de sa chemise; il se mit à pousser de grands cris et à dire: « Je brûle, je suis enflammé, je suis tout en feu; ôtez, ôtez cette chemise maudite qui me brûle de toutes parts. » Il n'eut aucun repos qu'il ne se fût dépouillé de la chemise et qu'il n'eût revêtu ses habits de religieux, enfin qu'il ne fût rentré dans le cloître. Saint Dominique était à Bologne quand, après la rentrée du frère au dortoir, le diable se mit à tourmenter un convers. Frère Reynier de Lausanne son maître en ayant été informé, s'empressa d'en faire part à saint Dominique. Alors celui-ci fit mener le frère à l’église devant l’autel. Ce fut à peine si dix frères purent le transporter. Saint Dominique lui dit: « Je t'adjure, misérable, de me dire pourquoi tu tourmentes une créature de Dieu; et pour quel motif, et comment tu es entré ici. » Il répondit: « Je le tourmente parce qu'il l’a mérité : car hier, il a bu dans la ville, sans la permission du prieur, et avant de faire le signe de la croix. Alors je suis entré en lui sous la forme d'un moucheron ou plutôt il  m’a avalé avec le vin. » Or, le fait est que cet homme avait vraiment bu.

* Gérard de Frachet, 1. I, c. 1.

P356

Sur ces entrefaites sonna le premier coup de matines. En l’entendant, le diable, qui parlait en lui, dit : « Maintenant je ne puis rester plus longtemps ici, puisque voici les encapuchonnés qui se lèvent. » Ce fut ainsi qu'il fut forcé de sortir par la prière de saint Dominique.

Un jour, il passait un fleuve dans les environs de Toulouse; ses livres, que personne ne soignait, tombèrent dans l’eau. Trois jours après, un pêcheur, qui avait jeté son hameçon au même endroit, croyant avoir pris un gros poisson, ne ramena que ces livres ; mais ils étaient intacts comme s'ils eussent été gardés avec le plus grand soin dans une armoire.

Il arriva à un monastère alors que les frères reposaient, il ne voulut pas les troubler,  mais il fit une prière et il entra avec son compagnon, dans le monastère, les portes étant fermées*. La même chose eut lieu une autre fois, qu'il allait avec un convers cistercien pour combattre les hérétiques. Arrivés sur le soir à une église, dont les portes étaient fermées, saint Dominique ayant fait une prière, ils se trouvèrent subitement dans l’intérieur de l’église, où ils passèrent toute la nuit en oraison. Après une longue marche, avant; d'entrer dans l’hôtellerie, il avait coutume d'apaiser sa soif à quelque fontaine, afin qu'on ne remarquât point dans la maison, de son hôte qu'il ait trop bu.

* Rodrigue de Cerrat, n° 91.

P357

Un écolier d'un tempérament porté au péché de la chair vint, un jour de fête, pour entendre la messe dans la maison des Frères de Bologne. Or, c'était saint Dominique qui célébrait. Quand on fut arrivé à l’offrande, cet écolier s'approcha et baisa la main du saint avec grande dévotion. Et quand il l’eut baisé, il sentit qu'il s'exhalait de cette main une si bonne odeur, que jamais il n'en avait rencontré une si grande en sa vie : et dès ce moment, 1e feu de la passion s'éteignit en lui merveilleusement, en sorte que ce jeune homme, qui jusqu'alors avait été adonné à la vanité et à là luxure, devint, dans la suite, continent et chaste. Oh! la grande pureté qui régnait dans ce corps dont l’odeur purifiait d'une manière si admirable les souillures de l’âme !

— Un prêtre, témoin de la ferveur avec laquelle saint Dominique et ses frères s'adonnaient à la prédication, conçut le projet de se joindre à eux, dans le cas où il pourrait se procurer un Nouveau-Testament qui lui était nécessaire pour la prédication. Au moment où il pensait à cela, se présenta un jeune homme qui avait sous son habit un Testament à vendre : le prêtre l’acheta avec une grande joie; mais comme il hésitait encore un peu, il fit une prière, et ayant tracé le signe de la croix sur le couvert du livre, il l’ouvrit et jeta les yeux sur le premier chapitre qui se présenta; il tomba sur cet endroit des Actes des apôtres où il est dit à saint Pierre : « Lève-toi, descends et va avec eux sans hésiter, car c'est moi qui les ai envoyés (XX). » A l’instant, il alla s’adjoindre à eux.

P358

— Un maître de théologie, qui enseignait à Toulouse avec talent et réputation, préparait ses matières un matin avant le jour; accablé de sommeil, il inclina légèrement la tête sur sa chaire et il lui sembla qu'on lui présentait sept étoiles. Comme il s'extasiait devant un pareil présent, tout. aussitôt ces étoiles augmentèrent en lumière et en grandeur, à tel point qu'elles éclairaient le monde entier. A son réveil, il s'étonnait beaucoup de ce que cela voulait dire ; et voici qu'en entrant dans l’école et, en enseignant sa leçon, saint Dominique et six frères avec lui, qui portaient le même habit, s'approchèrent, avec humilité, du maître et lui déclarèrent qu'ils avaient pris la résolution de suivre son cours. Alors se rappelant la vision qu'il avait eue, il ne fit pas difficulté de croire que c'étaient là les sept étoiles qui lui étaient apparues *.

— Saint Dominique était à Rome, quand y arriva avec l’évêque d'Orléans, pour s'embarquer, maître Reinier, doyen de Saint-Aignan d'Orléans, qui avait enseigné à Paris le Droit Canon pendant cinq ans. Depuis longtemps déjà il se proposait de tout quitter. pour se livrer à la prédication, mais il n'avait pas encore pris son parti sur le moyen à employer par lui pour exécuter son projet. Un cardinal auquel il avait fait part de son voeu, lui avait parlé de l’Institut des Prêcheurs ; il avait donc fait appeler saint Dominique auquel il manifesta ses intentions: ce fut alors qu'il se décida à entrer dans son ordre; mais aussitôt une violente fièvre le saisit et mit ses jours en danger.

* Humbert, Vie, n° 27.

P359

Alors saint Dominique ne cessa de faire des prières et de s'adresser à la sainte Vierge, à laquelle il avait confié, comme à une patronne spéciale, tout le soin de son ordre, en lui demandant de daigner lui accorder cet homme, ne serait-ce que pour un court espace de temps, quand Reinier qui veillait et qui attendait la mort, voit tout à coup, à n'en pas douter, la Reine de miséricorde venir à lui en compagnie de deux jeunes personnes remarquablement belles, et lui adresser ces paroles d'un visage caressant : « Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai. » Il cherchait quoi demander quand une des jeunes filles lui suggéra de ne demander rien, mais de s'en remettre entièrement à la reine de miséricorde. Ce qu'il fit. Alors la sainte Vierge étendant sa main virginale, lui fit des onctions aux oreilles, aux narines, aux mains et aux pieds avec une huile qu'elle avait apportée, en prononçant une formule appropriée à chaque onction. Aux reins, elle dit: « Soient étreints ces reins du cordon de chasteté.» Aux pieds: « Joins tes pieds pour qu'ils soient préparés à porter l’Evangile de paix. » Et elle ajouta: « Dans trois jours, je te remettrai une ampoule qui te rendra une parfaite santé. » Alors elle lui montra un habit de l’ordre : « Voici, lui dit-elle, un habit; c'est celui de ton ordre. » Or, saint Dominique qui, était en prières eut une vision tout à fait semblable. Quand le matin fut arrivé, saint Dominique vint le voir et le trouva guéri : ensuite il écouta le récit que lui fit Reinier de sa vision: après quoi celui-ci prit l’habit que la Vierge lui avait montré, car auparavant les Frères se servaient de surplis. Trois jours après, la mère de Dieu revint et fit sur le corps de Reinier des onctions qui éteignirent non seulement l’ardeur de la fièvre, mais encore le feu de  la concupiscence, à tel point que, d'après ce qu'il confessa lui-même dans la suite, il ne s'éleva pas en lui le moindre mouvement désordonné.

P360

La même vision fut renouvelée, vis-à-vis saint Dominique, en faveur d'un religieux de l’ordre des hospitaliers qui en fut stupéfait. Après la mort de Reinier, saint Dominique raconta cette apparition à un grand nombre de frères. Reinier fut donc envoyé à Bologne, où il se livra avec ardeur à la prédication, et où le nombre des frères prit de l’accroissement. Ensuite on l’envoya à Paris, où il mourut peu de jours après dans le Seigneur *.

Un jeune homme, qui était neveu du cardinal Etienne de Fosse-Neuve, tomba avec son cheval dans un précipice, et on en retira mort. On le présenta à saint Dominique qui fit une prière et lui rendit la vie **.

—  Un architecte, conduit par les frères sous une crypte de l’église de Saint-Sixte, fut écrasé par un pan de mur qui s'écroula, et il fut étouffé sous les décombres; mais l’homme de Dieu, Dominique, fit enlever le corps de la crypte, se le fit apporter et par le suffrage de ses prières, il lui rendit la vie avec la santé ***.

— Dans  le même couvent de saint Sixte, où restaient environ quarante frères, il ne se trouva un jour qu'une très petite quantité de pain; alors saint Dominique commanda qu'on la partageât et qu'on la servît sur la table; et pendant que chacun mangeait avec joie cette petite bouchée de pain, voici que deux jeunes gens tout à fait ressemblants par leur habit et leur figure entrèrent au réfectoire, portant des pains dans des tabliers qui leur pendaient au cou. Ils les posèrent sans rien dire au bout de la table du serviteur de Dieu Dominique, et se retirèrent si vite que personne ne put savoir dans la suite d'où ils étaient venus, ni comment ils étaient sortis. Alors saint Dominique étendit les mains çà et là sur la communauté et dit : « Maintenant, mes frères, mangez. »

* Thierry d'Apolda, n° 92.
** Histoire de sa vie, passim,
*** Relation de la soeur Cécile, n. 3.

P361

— Un jour, saint Dominique était en chemin et il tombait une très forte pluie; il fit le signe de la croix et il écarta la pluie toute entière de lui et de son compagnon, de sorte que ce fut comme s'il s'était couvert d'un pavillon avec la croix : et alors crue toute la terre était couverte d'eau, il n'en tombait pas une goutte autour d'eux, à une distance de trois coudées*.

—  Une fois que dans les environs de Toulouse; il venait de traverser une rivière dans une barque, le batelier lui demanda un denier pour prix de son passage. Comme l’homme de Dieu lui promettait le royaume dés cieux pour récompense, en ajoutant qu'il était le disciple de J.-C. et qu'il ne portait avec lui ni or, ni argent, le batelier le saisit par sa chape et lui dit : « Tu me donneras ta chape ou un denier. » Alors l’homme de Dieu leva les yeux au ciel, fit intérieurement une petite prière, et regardant à terre, et y voyant un denier qui, sans aucun doute, lui était envoyé par le bon Dieu :
« Voici, dit-il, mon frère, ce que vous me demandez, prenez et laissez-moi aller en paix. »

* Humbert, VIe, n° 39.

P362

— Il arriva un jour que saint Dominique étant en voyagé s'associa avec un religieux qui lui était bien connu par sa sainteté, mais dont il n'entendait ni le langage ni l’a langue. Contrarié de ce qu'il ne pouvait as conférer avec lui des choses du ciel, il obtint de Dieu que l’un parlât la langue de l’autre, de manière à se comprendre pendant les trois jours qu'ils avaient à voyager ensemble.

— On lui présenta une fois un homme obsédé d'un grand nombre de démons ; il prit une étole qu'il se mit au cou, ensuite il la serra autour du cou du démoniaque en lui ordonnant de ne plus faire souffrir cet homme désormais. Alors ces démons commencèrent à être tourmentés dans le corps de l’obsédé, et crièrent: «Laisse-nous sortir, pourquoi nous forces-tu à être tourmentés ici? » Et saint Dominique dit: « Je ne vous laisserai point partir, à moins que vous ne me donniez des garants qui me répondront que vous ne rentrerez plus désormais. » « Quels garants, répondirent-ils, pourrons-nous te donner? » Et il reprit : « Les saints martyrs dont les corps reposent en cette église. » Et ils dirent: « vous ne le pouvons, car nos mérites sont en contradiction. » « Il faut, vous dis-je, les donner, autrement je ne vous délivrerai jamais du tourment que vous endurez. » Alors ils répondirent à cela qu'ils s'en occuperaient et peu après ils dirent: « Eh bien, nous avons obtenu, quoique nous ne le méritions pas, que les saints martyrs soient nos garants. » Or, saint Dominique leur, demandant un signe par lequel il pourrait s'assurer de cela, les démons lui dirent : « Allez à la châsse qui renferme les têtes des martyrs et vous la trouverez renversée. » On y alla et l’on trouva qu'il en était comme ils l’avaient assuré *.

* Thierry d’Apobla.

P363

Pendant une de ses prédications, des femmes qui s'étaient laissé corrompre par les hérétiques vinrent se jeter à ses pieds en lui disant : « Serviteur de Dieu, venez à notre aide; si ce que vous avez prêché aujourd'hui est vrai, depuis longtemps l’esprit d'erreur a aveuglé nos coeurs. » Saint Dominique leur dit: « Soyez constantes et attendez un peu afin de voir à quel maître vous vous êtes attachées. » Aussitôt elles virent sauter du milieu d'elles un chat affreux qui avait les proportions d'un grand chien avec des yeux gros et flamboyants, une langue longue et large, injectée de sang et qui allait jusqu'à son nombril; sa queue courte et relevée laissait voir toute la turpitude de son derrière, de quelque côté qu'il se tournât; et il s'en exhalait une puanteur insupportable. Après qu'il eut tourné pendant un certain temps çà et là, autour de ces femmes, il grimpa dans le clocher par la corde de la cloche et disparut, laissant: après lui des traces dégoûtantes. Alors ces femmes, après avoir remercié Dieu, se convertirent à la foi catholique *.

— Il avait convaincu dans la province de Toulouse un certain nombres d'hérétiques condamnés au bûcher; et il vit au milieu d'eux un homme appelé Raymond ; alors il dit aux bourreaux : « Conservez celui-ci, et qu'on ne le brûle pas avec les autres. » Puis se tournant vers lui : « Je sais, lui dit-il avec bonté, je sais, mon fils, que vous serez un jour, quoique ce ne soit pas de sitôt, lut homme de bien, et un saint. » On relâcha donc cet homme qui, pendant vingt ans encore, resta dans l’hérésie ; enfin s'étant converti, il entra dans l’ordre des frères Prêcheurs oit il vécut saintement jusqu'à sa mort.

* Thierry d'Apolda, ch.  IV, n° 54.

P364

— Comme saint Dominique était en Espagne, en compagnie de quelques frères, il lui apparut un dragon épouvantable, qui s'efforçait d'engloutir les frères dans sa gueule. L'homme de Dieu, qui comprit le sens de cette vision, exhortait ses compagnons à résister courageusement. Peu de temps après ils le quittèrent tous à  l’exception de frère Adam et de deux convers. Il demanda donc à l’un d'eux s'il voulait s'en aller comme les autres: « A Dieu ne plaise, mon père, répondit-il, qu'en quittant la tête, je suive les pieds. » Alors saint Dominique se mit en prière, et presque tous furent convertis peu de temps après, par le mérite de cette prière.

— Comme il se trouvait à Rome, au couvent de saint Sixte, l’esprit de Dieu vint sur lui soudainement et il rassembla les frères au chapitre alors il leur annonça que quatre d'entre eux devaient mourir bientôt, deux de la mort du corps, et deux de la mort de l’âme. En effet peu après deux frères s'endormirent dans le Seigneur et deux autres se retirèrent de l’ordre * .

— Lorsqu'il était à Bologne, se trouvait en cette ville maure Conrad, Allemand, gaie les frères souhaitaient fort de voir entrer dans l’ordre. Or, saint Dominique étant en conversation, la veille de la fête de l’Assomption de la sainte Vierge, avec le prieur du monastère de Casa-Maria de l’ordre de Cîteaux, il lui dit entre autres choses en forme de confidence : « Je vous avoue, prieur, une chose que je n'ai jamais découverte à personne jusqu'à présent, et que vous ne révélerez pas vous-même à d'autres, de mon vivant ; c'est que je n'ai jamais rien demandé ici-bas que je ne l’aie obtenu selon mes désirs. »

* Humbert, n° 50

P365

Comme le prieur lui disait que peut-être il mourrait avant lui, saint Dominique lui dit en esprit prophétique qu'il vivrait longtemps après lui. La prédiction se réalisa. Alors le prieur ajouta :
« Demandez donc, mon père, que Dieu vous donne pour votre ordre maître Conrad, que vos frères paraissent désirer tant être des vôtres. » Mais saint Dominique lui répondit : « Mon bon frère, vous avez demandé là une chose difficile. » Après complies, les frères étant allés se reposer, Dominique resta dans l’église où il passa la nuit en prière comme c'était sa coutume. Or : quand on vint chanter prime, au moment où le chantre entonnait l’hymne Jam lucis orto sidere, voici que celui qui devait être un nouvel astre d'une nouvelle lumière, maître Conrad, vient tout à coup se prosterner. aux pieds de saint Dominique, et lui demander instamment l’habit de l’ordre. Il persévéra dans sa demande et fut reçu. Ce fut un zélé religieux qui enseigna dans l’ordre à la grande satisfaction de tous. Il était près de mourir et avait déjà fermé les yeux, de sorte qu'on le croyait mort, quand. il regarda les frères qui étaient autour de lui et dit Dominus vobiscum. Quand on eut répondu : Et cum spiritu tuo, il ajouta: Fidelium animae per misericordiae Dei requiescant in pace *. Et aussitôt il reposa en paix dans le Seigneur.

* Ce sont les paroles par lesquelles l’Eglise termine tous ses offices : elles signifient : Que par la miséricorde de Dieu, les âmes des fidèles reposent en paix.

P366

Le serviteur de Dieu saint Dominique était doué d'une égalité d'âme que rien n'ébranlait, sinon quand il était troublé par la compassion et par la miséricorde ; et parce qu'un coeur content épanouit le visage on voyait, à sa douceur extérieure, la paix qui régnait au dedans de lui. Dans la journée, personne n'était plus simple que lui avec les frères et ses compagnons, tout en observant les règles de la bienséance; la nuit personne n'était plus exact aux offices et à la prière. Il consacrait le jour au prochain et la nuit à Dieu. Il avait fait de ses yeux comme une fontaine de larmes. Souvent quand on levait le corps du Seigneur à la messe, il était ravi en esprit comme s'il avait vu présent
J.-C. incarné : c'est pour cela que pendant longtemps, il n'assista pas à la messe avec les autres. Il avait aussi la coutume de passer très souvent, la nuit, dans l'église, en sorte qu'il semblait n'avoir pas ou presque pas de lieu fixe pour prendre son repos : et quand la nécessité de dormir le surprenait à la suite de ses fatigues, il se reposait ou bien devant l'autel, ou bien la tète inclinée sur une pierre. Chaque nuit il prenait lui-même trois fois la discipline avec une chaîne de fer : une fois pour soi-même, une seconde fois pour les pécheurs qui vivent dans le monde, et une troisième fois pour ceux qui souffrent dans le purgatoire. Élu, un jour, à l'évêché de Couserans, d'autres disent de Comminge, il refusa nettement, protestant devoir plutôt quitter la terre que de consentir jamais à une élection dont il serait l'objet.

P367

— On lui demandait un jour pourquoi il ne restait pas à Toulouse, ou dans le diocèse de cette ville, plutôt que dans le diocèse de Carcassonne, il répondit : « C'est parce que, dans le diocèse de Toulouse, je rencontre bon nombre de personnes qui m'honorent, et que à Carcassonne, au contraire, tout le monde me fait la guerre. » Quelqu'un lui demandait dans quel livre il avait le plus étudié : « C'est, dit-il, dans le livre de la charité. »

— Une fois qu'étant â Bologne il passait la nuit, dans l'église, le diable lui apparut sous la figure d'un frère. Saint Dominique, croyant que c'en était un, lui faisait signe d'aller se reposer comme les autres. Or, celui-là lui répondait par signes comme s'il se moquait de lui. Lors saint Dominique ne voulant savoir quel était celui qui méprisait ainsi ses ordres, alluma une chandelle à la lampe et regardant sa figure reconnut tout de suite, que c'était le diable. Le saint l'accabla de reproches et le diable se mit à l'insulter pour avoir rompu le silence ; alors saint Dominique lui déclarant qu'il lui était permis de parler en sa qualité de maître des frères, il le força de lui déclarer en quoi il tentait les frères au choeur. Le diable lui répondit : « Je les fais arriver tard et sortir tôt. » Il le conduisit ensuite au dortoir et lui demandant de quoi il y tentait les frères. Il dit : « Je les fais trop dormir, se lever tard, et de cette manière, ils y restent pendant l'office et de temps en temps, je leur suggère de mauvaises pensées. »

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Puis il le mena au réfectoire, et lui demanda de quoi il y tentait les frères; alors le démon se met à sauter sur les tables, en répétant souvent ces paroles : « Plus et moins, plus et moins. » Et comme saint Dominique lui demandait ce qu'il voulait dire par là, il répondit : « Il y a quelques frères que je tente de manger plus; et par conséquent de manquer souvent à la règle en mangeant trop, d'autres, de manger moins, afin qu'ils deviennent sans force dans le service de Dieu et dans la pratique de leurs règles. » De là il le conduisit au parloir, en s'informant de quoi il y tentait les frères. Alors le diable se mit à tourner la langue dans sa bouche avec vitesse et faisait entendre un bruit confus étrange. Saint Dominique lui demandant ce que cela voulait dire, le diable répondit : « Ce lieu est tout à moi : car quand les frères se rassemblent pour parler, je  m’applique à les tenter de parler sans ordre, d'entremêler des paroles inutiles et de telle façon que l’un n'attende pas l’autre. » Enfin saint Dominique conduisit le diable au chapitre, mais quand il fut arrivé à la porte, le démon n'y voulut absolument pas entrer : « Ici, dit-il, je n'entrerai jamais; c'est pour moi un lieu de malédiction et un enfer. Je perds ici tout ce que j'ai gagné ailleurs : car quand j'ai fait tomber un frère en quelque négligence, il s'en purifie de suite dans ce lieu de malédiction et s'avoue coupable devant tout le mondé : c'est ici qu'on leur donne des avis, ici qu'ils se confessent, ici qu'ils s'accusent, ici qu'ils sont frappés, ici qu'ils sont absous; et de cette manière, je vois avec douleur que j'ai perdu tout ce que je me réjouissais d'avoir gagné ailleurs. » Après avoir dit ces mots, il disparut *.

* Thierry d'Apolda, c. XV.

P369

Enfin le terme de son pèlerinage approchant, Dominique, qui était à Bologne, commença à tomber en langueur et en grande faiblesse; la dissolution de son corps lui fut montrée dans une vision : un jeune homme d'une grande beauté lui apparut, et l’appela en disant : « Viens, mon bien-aimé, viens à la joie, viens *. » Alors il fit venir douze des frères du couvent de Bologne, et pour. ne pas les laisser déshérités et orphelins, il fit son testament en ces mots : « Voici ce que je vous laisse comme à mes enfants, afin que vous le possédiez à titre héréditaire : Ayez la charité, gardez l’humilité, et possédez la pauvreté volontaire **. » Mais ce qu'il défendit le plus expressément qu'il put, c'est que personne ne fit jamais entrer dans son ordre des biens temporels, menaçant de la malédiction du Dieu tout-puissant et de la sienne celui qui attenterait de salir l’ordre des Prêcheurs, de la poussière des richesses terrestres.

Comme ses frères se désolaient de sa perte, il leur dit avec bonté pour les consoler : « Mes enfants, que ma mort corporelle ne vous trouble pas; et soyez certains que je vous serai plus utile mort que vif. » Arriva ensuite son heure dernière et il s'endormit dans le Seigneur, l’an 1221. Le jour et l’heure de son trépas furent révélés, ainsi qu'il suit, à frère Guali, alors prieur des frères Prêcheurs de Brescia et par la suite évêque de la même ville. Il dormait d'un léger sommeil, la tête appuyée sur le clocher des frères, quand il vit le ciel ouvert et deux échelles blanches qui en descendaient sur la terre ; J.-C. avec la mère en tenait le haut, et les anges y montaient et descendaient en poussant des acclamations de joie.

* Barthélemy de Trente, n° 13.
** Humbert, n° 53.

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En bas, entre les deux échelles était placé un siège sur lequel se trouvait assis un frère dont la tête était couverte d'un voile. Or, Jésus et sa mère tiraient les échelles en haut, jusqu'à ce que le frère eut été élevé au ciel dont l’ouverture fut alors refermée *. Le frère Guali étant venu de suite à Bologne, apprit que c'était, en ce jour et à cette heure-là même que le Père était trépassé.

— Un frère, nommé Raon qui restait à Tibur, était à l’autel pour célébrer la messe au jour et à l’heure du trépas du Père. Comme il avait appris que le saint était malade à Bologne, quand il fut arrivé à l’endroit du canon où l’on a coutume de faire mention des vivants, et qu'il voulait prier pour sa guérison, il tomba tout à coup en extase, et il vit l’homme de Dieu Dominique ceint d'une couronne d'or, et tout resplendissant de lumière ; deux personnages vénérables l’accompagnaient sur la route royale hors de Bologne. Il prit note du jour et de l’heure. et il trouva que c'était alors que le serviteur de Dieu Dominique était mort. Son corps étant resté sous terre pendant un long espace de temps; et les miracles qui s'opéraient à chaque instant devenant de plus en plus nombreux, sa sainteté était devenue évidente ; alors la piété des fidèles, les porta à transporter son corps dans un lieu plus élevé. Quand, après avoir brisé le mortier avec des instruments de fer, on eut soulevé la pierre, et ouvert le monument, il s'en échappa une  odeur tellement suave que c'était à croire qu'on n'avait pas ouvert un tombeau, mais une chambre pleine d'aromates**.

* Auteur de sa vie.
** Jourdain de saxe.

P371

Et cette odeur qui l’emportait sur celle de tous les parfums ne semblait avoir rien de pareil dans la nature : ce n'était pas seulement aux ossements ou à la poussière de ce saint corps qu'elle était inhérente, ou même à la chasse, mais encore à la terre d'alentour, de sorte que transportée dans des pays éloignés elle gardait son parfum pendant longtemps. Les mains des frères qui avaient touché quelque chose des reliques, se trouvèrent tellement embaumées qu'on avait beau les laver et les frotter, elles conservèrent longtemps cette preuve de bonne odeur.

Dans la province de Hongrie, un homme de noble race vint avec sa femme et son fils encore tout jeune pour visiter les reliques de saint Dominique qu'on avait à Silon ; mais ce fils y tomba malade et mourut. Alors: le père porta son corps devant l’autel de saint Dominique et se mit à se lamenter et à dire : « Bienheureux Dominique, je suis venu vers vous plein de joie et je  m’en retourne plein de tristesse ; je suis venu avec mon fils et j'en suis privé pour  m’en aller; rendez-moi, je vous en prie, rendez-moi mon fils; rendez-moi la joie de mon coeur.» Et voici que vers le milieu de la nuit, l’enfant ressuscita et se promena par l’église.

— Un jeune homme au service d'une dame noble s'occupait à pêcher dans la rivière; il tomba dans l’eau, y fut suffoqué et disparut. Ce fut longtemps après que son corps fut retiré du fond de la rivière. Sa maîtresse invoqua saint Dominique pour qu'il fût ressuscité, et promit d'aller pieds nus à ses reliques et de rendre la liberté à cet esclave s'il ressuscitait. A l’instant ce jeune homme, qui était mort, fut rendu à la vie et se leva au milieu de tout le monde qui se trouvait présent. Sa maîtresse accomplit son voeu ainsi qu'elle l’avait promis.

P372

— Dans cette même province de Hongrie, un homme versait des larmes amères sur le cadavre de son fils, et priait saint Dominique pour obtenir sa résurrection. Environ au moment où les coqs chantent, celui qui, avait été mort ouvrit les yeux et dit à son père : « Comment se fait-il, mon père, que j'aie la figure ainsi mouillée? » « Ce sont, lui répondit-il, les larmes de ton père, car tu étais mort et j'étais resté seul privé de toute joie. » Son fils lui dit : « Vous avez beaucoup pleuré,mon père,mais saint Dominique, compatissant à votre désolation, a obtenu par ses mérites que je vous sois- rendu vivant.»

— Un homme, languissant et aveugle depuis dix-huit ans, avait le désir de visiter les reliques de saint Dominique ; il essaya de sortir de son lit, se leva, et ressentit venir en lui subitement une force assez grande pour se mettre à marcher à pas pressés; sa faiblesse de corps et sa cécité diminuaient à mesure qu'il faisait chaque jour du chemin, jusqu'à ce qu'enfin, parvenu au lieu qu'il avait pris pour but, il reçut le bienfait d'une double guérison complète.

P373

— En la même province de Hongrie, une dame qui avait l’intention de faire célébrer une messe en l’honneur de saint Dominique ne trouva pas de prêtre à l’heure qu'elle voulait ; alors elle enveloppa dans un litige propre les trois chandelles qu'elle avait destinées pour la messe et les serra dans un vase; elle s'en alla pour un instant. et en revenant lui moment après elle vit les chandelles brûler à grandes flammes. Tout le inonde accourut pour voir ce spectacle étrange, et resta tremblant et priant jusqu'au moment où les chandelles furent entièrement, brûlées sans que le lime soit endommagé.

— A Bologne, un écolier nommé Nicolas souffrait d'une telle douleur aux reins et aux genoux  qu'il ne pouvait se lever de son lit; sa cuisse gauche s'était desséchée au point qu'il n'y avait plus pour lui aucun espoir de guérison. Se vouant à Dieu et à saint Dominique, il se mesura de toute sa longueur avec un fil dont on devait faire une chandelle; après quoi il se mit à se ceindre le corps, le cou et la poitrine. Au moment où il entourait son genou du fil, comme il invoquait, à chaque fois qu'il faisait un tour, le nom de Jésus et de saint Dominique, aussitôt il se sentit soulagé et s'écria : « Je suis délivré. » Il se lève en pleurant de joie et vient sans l’aide de personne à l’église où reposait le corps de saint Dominique. Dans la même ville de Bologne, Dieu opéra un nombre infini de miracles par son serviteur.

— En la ville d'Augusta en Sicile, une jeune fille, qui avait la pierre, devait être taillée. La mère, à raison du péril que courait son enfant, la recommanda à Dieu et, à saint Dominique. La nuit suivante saint Dominique apparut à la jeune fille pendant son sommeil, lui mit dans la main la pierre qui là faisait, souffrir. La jeune fille, à son réveil, se trouvant guérie, donna cette pierre à sa mère et lui raconta la vision qu'elle avait eue ; la mère prit alors la pierre et il la porta au couvent des frères où elle la suspendit devant l’image de saint Dominique, en mémoire d'un si grand miracle.

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— Dans la ville d'Augusta, des dames qui avaient assisté, en l’église des frères, à la messe solennelle le jour de la fête de la translation de saint Dominique, virent en revenant chez elles une femme occupée à filer devant la porte de sa maison; elles se mirent à la, tancer de ce qu'elle n'avait pas interrompu son travail au jour de la fête de ce grand saint. Cette femme indignée leur répondit : « Vous qui êtes les bigotes * des frères, faites la fête de votre saint. » A l’instant ses yeux s'enflèrent, et il en sortit de la pourriture et des vers ; de sorte qu'une de ses voisines en compta dix-huit qu'elle lui ôta. Alors remplie de componction elle vint à l’église des frères, y confessa ses péchés et fit voeu de ne jamais parler mal de saint Dominique et de célébrer sa fête avec dévotion. A l’instant elle récupéra sa première santé.

— Une religieuse nommé Marie, au monastère de la Magdeleine, à Tripoli, souffrait des douleurs cuisantes. Ayant reçu un coup à la jambe, elle était tourmentée affreusement depuis cinq mois; on attendait à chaque instant l’heure de son trépas. Elle se recueillit en elle-même et fit cette prière:
« Mon Seigneur, je ne suis digne ni de vous prier, ni d'être exaucée; mais je prie mon seigneur saint Dominique d'être médiateur entre vous et moi, et de  m’obtenir le bienfait de la santé. »
* Le texte porte Bizotae et Brixotae, mot qui ne se trouve dans aucun dictionnaire.

P375

Or, comme elle priait longtemps en répandant des larmes, elle tomba en extase et vit saint Dominique entrer avec deux frères, soulever le rideau qui était devant son lit, et lui dire: «Pourquoi désirez-vous tant d'être guérie? » « Seigneur, répondit-elle, c'est afin de pouvoir mieux servir, Dieu.» Alors saint Dominique tira de dessous sa chape un onguent d'une admirable odeur avec lequel il fit des onctions à sa jambe et elle fut guérie à l’instant; puis il lui dit: « Cette onction est bien précieuse, douce, et difficile.  Et comme cette femme lui demandait de lui expliquer le sens de ces paroles ; il répondit: « Cette onction est le signe de l’amour, qui est précieux, parce qu'on ne peut l’acheter avec de l’argent; et parce que de tous les dons de Dieu il n'y en a point de préférable à son amour; elle est douce, car il n'y a rien de plus doux que la charité; elle est difficile parce qu'elle se perd vite si on ne la conserve avec précaution.» Cette nuit-là même, il apparut à sa sœur qui reposait au dortoir et lui dit: « J'ai guéri ta soeur. » Celle-ci accourut et trouva sa soeur guérie. Or, comme Marie sentait qu'elle avait reçu une onction réelle, elle l’essuya très respectueusement avec de la soie. Quand elle eut raconté tout à l’abbesse et à son confesseur et qu'elle leur eut montré l’onction qui était sur la soie elles furent frappées de sentir une odeur si grande et si nouvelle pour eux qu'ils ne pouvaient la comparera aucun parfum ; et ils conservèrent cette onction avec le plus grand esprit.

P376

— Pour prouver combien est agréable à Dieu l’endroit où repose le très saint corps du bienheureux Dominique, il suffira de choisir ici, entre mille, un miracle qui s'y opéra.

Maître Alexandre, évêque de Vendôme *, se rapporte dans ses Apostilles sur ces paroles. Misericordia et veritas obviaverunt sibi (Ps. LXXXIV) qu'un écolier de Bologne, adonné aux vanités du siècle, eut la vision suivante : II lui semblait être dans un vaste champ, et une tempêté extraordinaire allait fondre sur lui. Il se mit a fuir pour l’éviter et arriva à une maison qu'il trouva fermée. Il frappa à la porte en priant qu'on lui ouvrît. La personne qui habitait la maison lui répondit : « Je suis la justice ; c'est ici que j'habite, cette maison est à moi; or, parce que tu n'es pas juste, tu ne peux y habiter. » En entendant ces paroles, il se retira tout triste, et voyant plus loin une autre maison, il y vint, et frappa en demandant qu'on l’y reçût. Mais la personne qui restait à l’intérieur lui répondit « Je suis la vérité ; c'est ici que j'habite; cette maison est à moi ; mais je ne te donnerai pas l’hospitalité, parce que la vérité ne préserve pas celui qui ne l’aime pas. » Alors il s'éloigna et vit une troisième maison plus loin. Quand il y arriva, il supplia comme auparavant qu'on l’y mît à l’abri de la tempête. La maîtresse qui était à l’intérieur lui répondit: « Je suis la paix et j'habite ici; or, il n'y a pas de paix pour les impies, mais pour les hommes de bonne volonté. Cependant comme mes pensées sont des pensées de paix et non d'affliction, je te donnerai un avis salutaire. Plus loin. habite ma soeur; elle secourt toujours les misérables; va la trouver et fais ce qu'elle te dira. »

* Il y a une variante dans le texte; l’une porte Vindonicensis et l’autre Vindoniensis.

Quand il y fut arrivé, celle qui était à l’intérieur lui répondit : « Je suis la miséricorde, c'est ici ma maison. Si donc tu désires être à l’abri contre la tempête qui te menace, va à la maison qu'habitent  les frères prêcheurs, tu y trouveras l’étable de la pénitence, la crèche de la continence, l’herbe de la doctrine, l’âne de la simplicité avec le boeuf de la discrétion, Marie qui t'éclairera, Joseph qui te parfera, et l’enfant Jésus qui te sauvera. » A son réveil l’écolier vint à la maison des frères, et raconta l’ensemble de sa vision; ensuite il prit et reçut l’habit de l’ordre *.

* Gérard de Frachet, l. I, c. III
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SAINT SIXTE, PAPE
 

Sixte vient de Sion qui veut dire Dieu, et de status, état comme on dirait état de Dieu. Ou bien sixtus vient de sisto, assis; fixe, ferme dans la foi, dans son martyre et ses bonnes oeuvres **.

Le pape Sixte était d'Athènes; d'abord il fut philosophe, et dans la suite disciple de J.-C. Ela souverain Pontife, il fut traduit devant Dèce et Valérien avec ses deux diacres Félicissime et Agapit. Comme Dèce ne pouvait, le faire céder par aucune considération; il le fit conduire au temple de Mars, afin de l’y forcer à sacrifier, sinon. il serait enfermé dans la prison Mamertine.

* Gérard de Frachet, 1. I, c. III.
** Bréviaire romain.

P378

Or, il refusa, et comme on le menait en prison, le bienheureux Laurent le suivait et lui disait: « Où allez vous sans votre fils, mon père ? saint prêtre, où allez-vous sans votre ministre? » Sixte lui répondit : « Je ne te quitte pas, mon fils, je ne t'abandonne pas : mais tu es réservé à de plus grands supplices pour la foi de J.-C. Dans trois jours tu me suivras; le lévite suivra le prêtre. D'ici là prends les trésors de l’Eglise et partage-les à qui tu le jugeras à propos. » Quand il les eut distribués aux chrétiens pauvres, le préfet Valérien donna l’ordre de mener Sixte sacrifier au temple de Mars : s'il refusait, il devait avoir la tête tranchée. Pendant qu'on l’y conduisait, le bienheureux Laurent, qui était derrière lui se mit à crier et à dire : « Soyez assez bon, lui dit-il, pour ne pas  m’abandonner, père saint, parce que j'ai déjà dépensé les trésors que vous  m’avez confiés. Alors les soldats, entendant parler de trésors, se saisirent de Laurent, et tranchèrent la tète à saint Sixte ainsi qu'à Félicissime et à Agapit.

C'est aujourd'hui la fête de la Transfiguration du Seigneur. Dans certaines églises on consacre le sang de J.-C. avec du vin nouveau, si on peut en faire et en trouver; ou du moins on exprime, dans le calice, un peu de jus d'une grappe de raisin mûr. En ce jour encore, on bénit des grappes de raisin et le peuple en prend (comme du pain bénit *). La raison en est que Notre-Seigneur dit à ses disciples le jour qu'il fit la Cène: « Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu'à ce jour où je le boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon père. » (Matt., XXVI)

* C'est une des significations liturgiques de communico.

P379

Or, cette Transfiguration, et ces mots vin nouveau, que J.-C. prononça, rappellent le glorieux renouvellement qui s'opéra dans le Sauveur après sa résurrection. C'est pour cela qu'en ce jour de la Transfiguration qui représente la résurrection, on se sert de vin nouveau mais ce n'est pas parce que, selon quelques auteurs; la Transfiguration eut lieu en ce jour, mais bien parce que ce fut en ce jour que les Apôtres en donnèrent connaissance. Car la Transfiguration eut lieu, dit-on, vers le commencement du printemps; et ce fut par respect pour la défense que les apôtres reçurent de la publier, qu'ils la cachèrent si longtemps et qu'ils la rendirent publique à pareil jour. C'est ce qu'on lit dans le livre intitulé : Mitrale * (Lib. IX, c. XXXVIII).

* Cet ouvrage a été publié par M. le comte de l’Escalopier dans la Patrologie de Aligne. Il est de Sicardi, évêque de Crémone.
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SAINT DONAT**
 

Donat, vient de Né de Dieu, et cela par régénération, par infusion de grâce et par glorification ; celle-ci est triple, par génération, par esprit, et par Dieu. Car quand les saints meurent, on dit qu'ils naissent; c'est pour cela que leur trépas n'a pas le nom de mort, mais de natalice. En effet l’enfant aspire à naître afin de recevoir plus d'espace pour sa demeure une nourriture plus. substantielle pour le manger, un air plus spacieux pour respirer, et de la lumière, pour voir. Les saints, par leur mort, sortent des entrailles de l’Eglise, reçoivent ces quatre avantages à leur manière: c'est pour cela qu'on dit qu'ils naissent. Ou bien il est appelé Donat, ce qui signifierait donné par don de Dieu.

** Saint Grégoire de Tours; — Sozomène; — Bréviaire Romain.

P380

Donat fut élevé et nourri avec l’empereur Julien, jusqu'au moment oit il fut ordonné sous-diacre : mais quand Julien fut élevé à l’empire, il tua le père et la mère de saint Donat. Alors Donat s'enfuit dans la ville d'Arezzo, oit il demeura avec le moine Hilaire et fit beaucoup de miracles: car le préfet de la ville ayant son fils démoniaque, il l’amena à Donat et l’esprit immonde se mit à crier et à dire : « Au nom du Seigneur J.-C., ne me tourmente pas pour que je sorte de ma maison, ô Donat; pourquoi me forces-tu par des tourments de sortir d'ici? » Mais saint Donat fit une prière et l’enfant fut délivré aussitôt.

— Un homme nommé Eustache, receveur du fisc en Toscane, laissa une somme d'argent qui appartenait au trésor public, à la garde de sa femme nommée Euphrosine. Comme la province était ravagée par les ennemis, cette femme cacha l’argent; mais prévenue par une maladie, elle mourut. Le mari, à son retour, n'ayant pas trouvé son dépôt, était sur le point d'être traîné au supplice avec ses enfants; il eut alors recours à saint Donat. Or, celui-ci alla au tombeau de la femme avec le mari, et après avoir fait une prière, il dit à intelligible vois. « Euphrosine, je t'adjure par le Saint-Esprit de nous dire oit tu as déposé telle somme d'argent. » Et une voix sortant du sépulcre dit: « A L'entrée de ma maison, c'est là que je l’ai enterrée. » On y alla et on l’y trouva comme elle avait dit. Quelques jours après, l’évêque Satire s'endormit dans le Seigneur et tout le clergé élut Donat pour lui succéder.

P381

Saint Grégoire rapporte *, qu'un jour, après la célébration de la messe, le peuple recevant la communion, et le diacre présentant la coupe où était le sang de J.-C., les païens se ruèrent dans l’église, renversèrent le diacre qui brisa le saint calice. Comme il en était fort affligé ainsi que tout le peuple, Donat recueillit les fragments du calice, et ayant fait une prière, il le rétablit dans sa forme première. Mais le diable en cacha un morceau qui manqua au calice, c'est toutefois un témoignage du miracle. Les païens, à cette vue, se convertirent et furent baptisés au nombre de quatre-vingts. Il y avait une `fontaine tellement infectée que quiconque en buvait, mourait, aussitôt. Or, comme saint Donat allait, monté sur son âne, rendre cette eau saine par ses prières, un dragon terrible s'élança de l’eau, enroula sa queue autour. des pieds de l’âne et se dressa aussitôt contre Donat. Le saint le frappa avec un fouet, ou, selon qu'on le lit autre part, lui cracha dans la gueule; ce qui le tua à l’instant : ensuite il fit une prière et détruisit tout le venin de la fontaine **. Un jour que Donat et ses compagnons étaient pressés par la soif, il fit jaillir une autre fontaine; à l’endroit où ils se trouvaient.

La fille de l’empereur Théodose était tourmentée par le démon, et on l’amena à saint Donat : « Sors, lui dit-il, esprit immonde, et cesse d'habiter dans une créature de Dieu. » Le démon lui répondit : «Donne-moi un passage par où sortir et un endroit où je puisse aller. »

* Dialogues, 1. I, c. VII.
** Sozomène, Hist. Trip., l IX, c. XLVI.

P382

Donat lui dit : « D'où es-tu venu ici?» « Du désert, répondit le démon. » « Retournes-y, reprit le saint. » Alors le démon lui dit : « Je vois sur toi le signe de la croix d'où sort un feu contre moi, et j'ai si peur que je ne sais où aller. Mais laisse-moi sortir et je sors. » Donat lui dit: « Voici un passage, retourne dans le lieu qui t'appartient. » Et il sortit en ébranlant toute la maison.

— On portait un mort en terre, quand arriva quelqu'un avec un billet, attestant que le mort lui devait 200 sols; et il ne permettait pas qu'on l’ensevelisse. La veuve éplorée vint informer saint Donat de ce qui se passait, en ajoutant que cet homme avait été payé intégralement. Alors saint Donat se leva pour venir au cercueil, et touchant la main du mort, il lui dit : « Ecoute-moi. » Le défunt répondit :
« Me voici. » Alors saint Donat lui dit « Lève-toi, et vois ce que tu as à faire avec cet homme, qui s'oppose à ce qu'on t'ensevelisse. » Alors le mort se mit sur son séant, et en présence de tous les assistants, il convainquit cet homme qu'il lui avait payé sa dette; puis prenant le billet avec la main, il le déchira. Ensuite il dit à saint Donat : « Laissez-moi, mon père, dormir de nouveau. » Saint Donat lui répondit : « Va maintenant te reposer, mon fils. »

— Vers le même temps, il y avait trois ans qu'il n'avait plu, et la stérilité était grande ; alors les infidèles vinrent trouver l’empereur Théodose et lui demandèrent de leur livrer Donat, qui, par ses sortilèges, était l’auteur du mal. Sur les instances de l’empereur, Donat étant sorti de sa maison, se mit en, prières et le Seigneur envoya une pluie abondante, et il. rentra chez lui sans recevoir une goutte de pluie, tandis que tous les autres avaient leurs habits trempés.

P383

— A cette époque, les Goths ravageaient l’Italie et beaucoup abandonnaient la foi de J.-C. Evadracien, gouverneur, fut repris de son apostasie par saint Donat et Hylarin ; il les condamna à immoler à Jupiter. Mais s'étant refusés à le faire, le gouverneur fit dépouiller Hylarin et ordonna qu'on le fouettât jusqu'à ce qu'il eût rendu l’esprit. Pour Donat, il le fit mettre en prison et décapiter ensuite, vers l’an du Seigneur 380 *.
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SAINT CYRIAQUE ET SES COMPAGNONS **
 

Cyriaque, ordonné diacre par le pape Marcel; fut pris et amené devant Maximien qui le condamna, avec ses compagnons, à creuser la terre et à la porter sur leurs épaules en un lieu où on construisait les Thermes ; là se trouvait le saint vieillard Saturnin, que Cyriaque et Sésumius aidaient à porter la terre. Enfin le gouverneur fit amener devant lui Cyriaque, qui avait été jeté au cachot. Au moment où Apronianus le faisait sortir, tout à coup une voix, suivie d'une lumière, vint du ciel et dit : « Venez, les bénis de mon Père, posséder le royaume qui vous a été préparé depuis le commencement du monde. » (Matt., XXV.)

** Bréviaire romain.

P384

Alors Apronien crut, se fit baptiser et vint confesser J.-C. devant le gouverneur. Celui-ci lui dit : « Est-ce que tu as été fait chrétien? » Apronien répondit « Malheur à moi, parce que j'ai perdu mes jours ! » Le gouverneur reprit. : « Vraiment oui, tu perdras tés jours. » Et il l’envoya décapiter. Pour Saturnin et Sisimius qui ne voulaient pas sacrifier, on leur fit subir différents supplices, enfin ils furent décapités. Or, la fille de Dioclétien, nommée Arthémie, était tourmentée par le démon * qui criait en elle: « Je ne sortirai pas à moins que le diacre Cyriaque ne vienne. » On lui amena donc Cyriaque, qui après avoir donné ses ordres au démon, en reçut cette réponse : « Si tu veux que je sorte, donne-moi un vase dans lequel je me mette. » Cyriaque répondit : « Voici mon corps, si tu peux, entres-y. » Le démon lui dit : « Je ne puis entrer dans ce vase, parce que il est scellé et clos; mais si tu me chasses, je te ferai venir dans la Babylonie. » Et quand il eut été contraint de sortir, Arthémie s'écria qu'elle voyait le Dieu que Cyriaque prêchait. Alors Cyriaque baptisa Arthémie. Comme il vivait tranquille dans une maison qu'il tenait de la générosité de Dioclétien et de son épouse Sérène, un ambassadeur vint demander, au nom du roi des Perses, à Dioclétien de lui envoyer Cyriaque, parce que sa fille était tourmentée par le démon **. Or, à la prière de Dioclétien, Cyriaque s'embarqua avec Largue et Samaraque sur un navire qui avait été pourvu du nécessaire, et alla avec joie dans la Babylonie.

* Bréviaire romain.
** Ibid..

P385

Quand il fut arrivé auprès, de la jeune fille, le démon lui cria par la bouche de cette personne : « Es-tu fatigué, Cyriaque ? » Cyriaque lui répondit : « Je ne suis point fatigué, mais je me laisse mener en tout lieu par la droite de Dieu. » Le démon dit : « Enfin, pour moi, je l’ai amené où j'ai voulu. » Alors Cyriaque dit au démon : « Jésus te commande de sortir. ». Le démon sortit à l’instant et dit : «Oh! nom terrible, qui me force de sortir! » Alors la jeune fille, guérie, fut baptisée avec son père, sa mère et beaucoup d'autres. Comme on offrait de nombreux présents à Cyriaque, il ne les voulut pas accepter ; mais après être resté en ce lieu quarante-cinq jours, jeûnant au pain et à l’eau, il revint enfin a Rome. Deux mois après mourut Dioclétien, auquel succéda Maximien, lequel, irrité contre sa soeur Arthémie, fit saisir Cyriaque, qui fut lié tout nu avec des chaînes, et traîné au devant de son char. (Ce Maximien peut être appelé le fils de Dioclétien, en tant qu'il fut son successeur et qu'il épousa sa fille nommée Valériane). Il ordonna à Carpasius, son vicaire, de forcer le saint à sacrifier, ou de le faire mourir dans les supplices. Carpasius, après, lui avoir fait verser de la poix sur la tête,  le fit suspendre au chevalet, ensuite il ordonna qu'on lui tranchât la tête ainsi qu'à tous ses compagnons. Après quoi, Carpasius obtint la maison de Cyriaque, et comme, par mépris pour les chrétiens, il se baignait dans le lieu où ce saint administrait le baptême, et qu'il donnait un grand festin à dix-neuf de ses amis, ils moururent tous subitement. Depuis ce moment on ferma ces bains et les gentils commencèrent à craindre et à vénérer les chrétiens.
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SAINT LAURENT, MARTYR
 

P386

Laurent viendrait de tenant un laurier. C'est un arbre avec les branchés duquel on tressait autrefois des couronnes dont on ceignait lés vainqueurs. Il est l’emblème de la victoire; il réjouit la vue par sa verdeur constante ; il répand une odeur agréable, et possède beaucoup de propriétés. Or, saint Laurent est ainsi nommé de laurier, parce qu'il remporta la victoire dans son martyre; ce qui força Dèce à avouer avec confusion: « Je pense que nous voici vaincus *. »

Il posséda la verdeur dans la netteté et la pureté de son corps ; ce qui lui a fait dire: « Ma nuit n'a plus rien d'obscur, etc. » Il eut l’odeur parce que sa mémoire sera éternelle: de la ces mots du Psaume III qui lui ont été appliqués: « Il a répandu. des biens sur les pauvres ; sa justice demeurera dans tous les siècles. » Saint Maxime dit : « Comment sa justice n'aurait-elle pas de durée, ses oeuvres étaient animées par cette vertu qui lui a fait consommer son martyre. » Sa prédication fut efficace, puisqu'il convainquit Lucille, Hippolyte et Romain. Le laurier a la propriété de guérir de la pierre qu'il écrase, de remédier à la surdité, et de détourner la foudre. De même saint Laurent brise les coeurs endurcis,rend l’ouïe spirituelle, et protège contre la foudre des sentences de la réprobation **.

* Il existe un poème sur saint Laurent dont tous les mots commencent par L.
** La vie de saint Laurent est tirée des actes anciens et reproduits dans son office au Bréviaire romain.

P387

Laurent, martyr et diacre, Espagnol de nation, fut amené à Rome par saint Sixte. Car ainsi que le dit
Me Jean Beleth *, Sixte, dans un voyage en Espagne, rencontra deux jeunes gens, Laurent et Vincent, son cousin, distingués par leur honnêteté et remarquables dans toute leur conduite : il les amena à Rome avec lui. L'un d'eux, c'était Laurent, demeura à Rome auprès de sa personne, et Vincent retourna en Espagne où il termina sa vie par un glorieux martyre. Mais cette opinion de Me Jean Beleth a contre elle le temps du martyre de ces deux saints ; car Laurent souffrit sous Dèce et Vincent, qui était jeune, sous Dioclétien et Dacien. Or, entre Dèce et Dioclétien, il s'écoula environ 40 ans et il y eut entre eux sept empereurs, en sorte que saint Vincent n'aurait pu être jeune. Saint Sixte ordonna Laurent son archidiacre.

En ce temps-là, l’empereur Philippe et son fils, qui portaient le même nom, avaient reçu la foi et après être devenus chrétiens, ils s'efforçaient de donner beaucoup d'importance à l’Eglise. Ce Philippe fut le premier empereur qui reçut la fondé J.-C. ; ce fut, dit-on, Origène qui le convertit, quoiqu'on lise ailleurs que ce fut saint, Pontius. Il régna l’an mille de la fondation de Rome, afin que cette millième année fut consacrée à J.-C. plutôt qu'aux idoles. Or, les Romains célébrèrent cet anniversaire avec un grand appareil de jeux et de spectacles.

L'empereur Philippe avait auprès de sa personne un soldat nommé Dèce qui était courageux et renommé dans les combats. Vers cette époque, la Gaule s'étant révoltée, l’empereur y envoya Dèce afin de soumettre à la domination romaine les Gaulois rebelles.

* C. CXLV.

P388

Dèce mena tout à bien et revint à Rome après avoir remporté la victoire au gré de ses désirs. L'empereur apprenant son arrivée. voulut lui rendre de grands honneurs et alla au-devant de lui jusqu'à Vérone. Mais comme l’esprit des méchants s'enfle d'un orgueil d'autant plus grand qu'ils se sentent honorés davantage, Dèce exalté par l’ambition en vint jusqu'à aspirer à l’empire et à comploter la mort de son maître. Il choisit le moment où l’empereur reposait sous son pavillon pour y entrer en cachette et l’égorger pendant qu'il dormait. Quant à l’armée venue avec l’empereur, il se l’attacha par ses prières, par l’argent, par des largesses et par des promesses, et alors il se hâta d'aller à la capitale de l’empire à marches forcées.

A cette nouvelle, Philippe le jeune fut saisi de craintes, et au rapport de Sicard dans sa chronique, il confia les trésors, entiers de son père et les siens à saint Sixte et à saint Laurent, afin que, s'il venait à être tué lui-même par Dèce,ils donnassent ces trésors aux églises et aux pauvres. N'allez pas vous étonner si les trésors distribués par saint Laurent ne sont pas appelés les trésors de l’empereur, mais bien ceux de l’Église, car il put se faire qu'avec ces trésors de l’empereur Philippe, il eût distribué en même temps quelques trésors appartenant à l’Église : ou bien encore, on peut les appeler les trésors de l’Église, parce que Philippe les avait laissés à l’Église pour qu'ils fussent partagés entre les pauvres, quoique l’on doute avec certaine raison que ce fuît Sixte qui existât alors, comme il sera dit plus bas.

P389

Ensuite Philippe s'enfuit et, pour ne point tomber entre les mains de Dèce, à son retour, il se cacha. Le Sénat alla donc au-devant de Dèce et le confirma dans la possession de l’empire. Or, afin de paraître avoir tué son maître non par trahison, mais par zèle pour le culte des idoles, il commença à persécuter les chrétiens avec la plus affreuse cruauté, donnant l’ordre de les égorger sans aucune miséricorde.

Dans cette persécution périrent plusieurs milliers de martyrs, parmi lesquels fut couronné Philippe le jeune. Ensuite, Dèce se mit à la recherche du trésor de son maitre. Sixte lui fut présenté comme adorant J.-C. et comme possédant les trésors de l’empereur. Or, saint Laurent qui le suivait par derrière lui criait: « Où allez-vous, sans votre fils, ô mon père ? saint prêtre, où allez-vous sans votre diacre? Jamais vous n'aviez coutume d'offrir le sacrifice sans ministre. Qu'y a-t-il en moi qui ait pu déplaire à votre coeur de père? Avez-vous des preuves que j'aie dégénéré? Éprouvez de grâce, si vous avez fait choix d'un assistant capable, quand vous  m’avez confié le soin de distribuer le sang du Seigneur. » Ce n'est pas moi qui te quitte mon fils, ni qui t'abandonne, reprit le saint Pontife ; mais de plus grands combats pour la foi de J.-C., te sont réservés. Pour nous, en qualité de vieillard, nous n'avons à affronter que de faibles dangers, toi qui es jeune, tu remporteras sur le tyran un plus glorieux triomphe. Dans trois jours, tu me suivras, c'est, la distance qui doit séparer le prêtre et le lévite. Et il lui remit tous les trésors, en lui ordonnant d'en faire la distribution aux églises et aux pauvres.

P390

Le bienheureux Laurent se mit donc nuit et jour à la recherche des chrétiens et donna à chacun selon ses besoins. Il vint à la maison d'une veuve qui avait caché un grand nombre de chrétiens chez elle : depuis longtemps elle souffrait de maux de tête. Saint Laurent lui imposa les mains et elle fut guérie de sa douleur; ensuite il lava les pieds des pauvres et leur donna l’aumône. La même nuit, il vint chez un chrétien et y rencontra un homme aveugle ; par un signe de croix, il lui rendit la vue.

Or, comme le bienheureux Sixte ne voulait pas entrer dans les vues de l’empereur, ni sacrifier aux idoles, il fut condamné à avoir la tête tranchée. Accourut alors saint Laurent qui se mit à crier à saint Sixte : « Veuillez ne pas m’abandonner, père saint, parce que déjà j'ai dépensé vos trésors que vous  m’aviez confiés. » Alors les soldats, en entendant parler de trésors, se saisirent de Laurent et le livrèrent entre les mains du tribun Parthénius. Celui-ci le présenta à Dèce. Le césar Dèce lui dit: « Où sont les trésors de l’Église que nous savons, avoir été déposés chez toi? ». Or, comme Laurent ne fui répondait pas, il le livra à Valérien qui était préfet, afin de le forcer à livrer les trésors et à sacrifier ensuite aux idoles, ou bien de le faire périr dans des supplices et des tourments divers. Valérien, de son côté, le mit entre les mains d'un officier nommé Hippolyte afin qu'il le gardât; et Laurent fut enfermé en prison avec beaucoup d'autres. Il y avait là sous les verrous un gentil nommé Lucillus qui, à force de pleurer, avait perdu la vue.

P391

Comme Laurent lui promettait de lui rendre l’usage de ses yeux, s'il croyait en J.-C. et s'il recevait le baptême, cet homme demanda avec instance. à être baptisé. Laurent prit donc de l’eau et lui dit: « Tout est lavé dans la confession. » Et quand Laurent l’eut interrogé avec précision sur les articles de foi et que Lucillus eut confessé qu'il les croyait tous, il lui versa de l’eau sur la tête et le baptisa au nom de J.-C. C'est pour cela que beaucoup d'aveugles venaient trouver Laurent et s'en retournaient guéris. Quand Hippolyte vit cela; il lui dit : « Montre-moi les trésors. » Laurent lui répondit : « O Hippolyte, pour peu que tu croies en Notre-Seigneur J.-C., je te montre des trésors et je te promets une vie éternelle. » Hippolyte lui dit: « Si tu fais ce que tu dis; je ferai aussi ce à quoi tu  m’exhortes. » A la même heure, Hippolyte crut et reçut le saint baptême avec sa famille. Quand il fut baptisé il dit « J'ai vu les âmes des innocents tressaillir de joie. » Peu après, Valérien donna ordre à Hippolyte de lui présenter Laurent. Celui-ci dit à Hippolyte : « Allons tons les deus ensemble, car la gloire nous est réservée à toi et à moi. » Ils viennent donc tous deux devant le tribunal, et l’on s'enquiert encore du trésor. Laurent demanda un délai de trois jours, ce à quoi Valérien consentit' en le laissant sous la garde d'Hippolyte. Pendant ces trois jours,, Laurent rassembla les pauvres, les boiteux et les aveugles et les présentant dans le palais de Salluste- à Dèce : « Ce sont là, lui dit-il, les trésors éternels quine diminuent jamais, mais qui s'accroissent; ils sont répartis entre chacun et trouvés entre les mains de tous; et ce sont leurs mains qui ont porté les trésors dans le ciel. » Valérien dit devant Dèce qui était présent: « Pourquoi tous ces détours? Hâle-toi de sacrifier et renonce à la magie. »

P392

Laurent lui dit : « Quel est celui qu'on doit adorer? Est-ce le créateur ou la créature? » Dèce irrité le fit frapper avec des fouets garnis de plomb, appelés scorpions, et on lui mit devant les yeux tous les genres de tortures. Comme l’empereur lui commandait de sacrifier afin qu'il échappât à ces tourments, Laurent répondit : « Malheureux! ce sont des mets que j'ai toujours désirés. » Dèce lui dit: « Si ce sont des mets, fais-moi connaître les profanes qui te ressemblent afin qu'ils partagent ce festin avec toi. » Laurent répondit: « Ils ont déjà donné leurs noms dans les cieux et c'est pour cela que tu n'es pas digne de les voir. » Alors par l’ordre de Dèce, il est dépouillé, battu de coups de fouets et des lames ardentes lui sont appliquées sur les côtés. « Seigneur J.-C., dit alors Laurent, Dieu de Dieu, ayez pitié de votre serviteur, puisque quand j'ai été accusé, je n'ai pas renié votre saint nom, quand j'ai été interrogé, je vous ai confessé comme mon Seigneur. » Et Dèce lui dit : « Je sais que c'est par les secrets de la magie que titi te joues des tourments, mais tu ne sauras te jouer longtemps de moi. J'en atteste les dieux et les déesses; si tu ne sacrifies, tu périras dans des tourments sans nombre. » Alors il commanda qu'on le frappât très longtemps avec des fouets garnis de balles de plomb. Mais Laurent se mit' à prier en disant : « Seigneur Jésus, recevez mon esprit. » Alors il se fit entendre une voix du ciel que Dèce ouït aussi : « Tu as encore bien des combats à soutenir. » Dèce rempli de fureur s'écria: « Romains, vous avez entendu les démons consolant ce sacrilège, qui n'adore pas nos dieux, ne craint pas les tourments et ne s'épouvante pas de la colère des princes. »

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Il ordonna une seconde fois qu'on le battît avec des scorpions. Laurent se mit à sourire, remercia Dieu et pria pour les assistants. Au même instant, un soldat, nommé Romain, crut et dit à saint Laurent: « Je vois debout en face de toi un très beau jeune homme qui essuie fies membres avec un linge. Je t'en conjure, au nom de Dieu, ne me délaisses pas, mais hâte-toi de me baptiser, » Et Dèce dit à Valérien: « Je pense que nous voici vaincus par la magie. » Il ordonna donc de le détacher de la cathaste * à laquelle il était attaché et de le renfermer sous la garde d'Hippolyte. Alors Romain apporta un vase plein d'eau, se jeta aux pieds de saint Laurent et reçut de ses mains le saint baptême. Aussitôt que Dèce en fut informé, il fit battre de verges Romain qui, s'étant déclaré chrétien de plein gré, fut décapité par l’ordre de l’empereur. Cette nuit-là, Laurent fut amené à Dèce. Or, comme Hippolyte pleurait et criait qu'il était chrétien, Laurent lui dit : « Cache plutôt J.-C. au-dedans de ton coeur, et quand j'aurai crié, prête l’oreille et viens. » On apporta donc, des instruments de supplices de tous les genres. Alors Dèce dit à Laurent: « Ou tu vas sacrifier aux dieux, ou cette nuit finira avec tes supplices. »

* La cathasta, d'après Rich, est tout simplement un gril de fer au-dessous duquel on mettait du feu pour torturer les criminels. Cet instrument était distingué du chevalet Eculeus et avait la forme d'une échelle d'après ce passage de Salvien : Lit. III, De Gubernat. Dei : Ad caelestis regiae januam..... ascendentes scalas sibi quodam modo de eculeis catastisque fecerunt. Iso Magister in Glossis catastae, genus tormenti, id est, lecti ferrei.

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Laurent lui répondit : « Ma nuit n'a pas d'obscurités, mais tout pour moi est plein de lumière. » Et Dèce dit : « Qu'on apporte un lit de fer afin que l’opiniâtre Laurent s'y repose. » Les bourreaux se mirent donc en devoir de le dépouiller et l’étendirent sur un gril de fer sous lequel on mit des charbons ardents et ils foulaient le corps du martyr avec des fourches de fer. Alors Laurent dit à Valérien: « Apprends, misérable, que tes charbons sont pour moi un rafraîchissement, mais qu'ils seront pour toi un supplice dans l’éternité, parce que le Seigneur lui-même sait que quand j'ai été accusé, je ne l’ai pas renié; quand j'ai été interrogé, j'ai confessé J.-C. ; quand j'ai été rôti, j'ai rendu des actions de grâces. » Et il dit à Dèce d'un ton joyeux : « Voici misérable, que tu as rôti un côté, retourne l’autre et mange. » Puis remerciant Dieu : « Je vous rends grâce, dit-il, Seigneur, parce que j'ai mérité, d'entrer dans votre demeure. » C'est ainsi qu'il rendit l’esprit. Dèce, tout confus, s'en alla avec Valérien au palais de Tibère, laissant le corps sur le feu. Le matin, Hippolyte l’enleva et, de concert avec le prêtre Justin, il l’ensevelit avec des aromates au champ Véranus. Les chrétiens jeûnèrent, et pendant trois jours célébrèrent ses vigiles, au milieu des sanglots et en versant des torrents de larmes.
Est-il certain que saint Laurent ait souffert le martyre sous cet empereur Dèce ? Le fait est douteux pour beaucoup de monde, puisque dans les chroniques, on lit que Sixte vécut longtemps avant Dèce. C'est le sentiment d'Eutrope quand il dit : Dèce qui suscita une persécution contre les chrétiens fit tuer entre autres le bienheureux lévite et martyr Laurent.

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Il est rapporté dans une chronique assez authentique que ce ne fut pas sous l’empereur Dèce, successeur de Philippe, mais sous un Dèce qui fut César, et non pas empereur, que saint Laurent souffrit le martyre. Car entre l’empereur Dèce et Dèce le jeune, sous lequel on dit que saint Laurent fut martyrisé, il y eut plusieurs empereurs et plusieurs souverains pontifes intermédiaires. En effet, il est dit dans le même livre que après Gallus et Volusien son fils, successeur de Dèce à l’empire, régnèrent Valérien et Gallien, et que ces deux derniers créèrent César, Dèce le jeune, mais sans le. faire empereur. Car anciennement les empereurs donnaient à quelques-uns la qualité de Césars, sans cependant lés créer Augustes ou empereurs; ainsi on lit dans les chroniques que Dioclétien fit César Maximien, et que, dans la suite, de César il le créa Auguste. Or, du temps de ces empereurs, c'est-à-dire de Valérien et de Gallien, c'était Sixte qui siégeait à Rome. Ce fut donc ce Dèce simple César, mais non pas empereur qui martyrisa saint Laurent. C'est pour cela que dans la légende de ce saint, Dèce n'est pas appelé empereur, mais Dèce-César seulement. Car l’empereur Dèce ne régna que deux ans, et martyrisa le pape saint Fabien. A, Fabien succéda Corneille qui souffrit sous Volusien et Gallus. Après Corneille vint Lucien, et. Lucien eut pour successeur Etienne qui souffrit sous Valérien et Gallien dont le règne dura quinze ans. A Etienne succéda Sixte. Ce qui précède est tiré de la chronique qui a, été citée , ci-dessus. Cependant toutes les chroniques, tant d'Eusèbe, que de Bède et d'Isidore s'accordent à, dire que le pape Sixte ne vécut pas du temps de l’empereur Dèce, mais bien de Gallien.

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Mais on lit encore dans une autre chronique que ce Gallien eut deux noms, qu'il fut appelé Gallien et Dèce, et ce fut sous lui que souffrirent Sixte et Laurent, vers l’an du Seigneur 257. Geoffroy avance aussi dans son livre intitulé Panthéon que Gallien se nomma Dèce et que ce fut sous lui que souffrirent saint Sixte et saint Laurent. Et si cet auteur est exact, ce qu'avance Jean Beleth pourrait être véritable.

— Saint Grégoire rapporte au livre de ses Dialogues qu'une religieuse, nommée Sabine, conserva la continence sans pouvoir modérer l’intempérance de sa langue. Elle fut enterrée dans l’église de saint Laurent, devant l’autel du martyr; mais une partie de son corps fut coupée parle démon et resta intacte, tandis que l’autre partie fut brûlée : ceci fut constaté le lendemain matin.

— Grégoire de Tours rapporte * qu'un prêtre réparant une église de saint Laurent, une poutre se trouvait être trop courte; il pria le saint martyr qui avait soutenu les pauvres. de venir au secours de son indigence ; la poutre s'allongea de telle sorte qu'elle était beaucoup trop longue : le prêtre coupa alors cet excédent en petites parties et s'en servit pour guérir beaucoup d'infirmités. Ce fait est attesté par le bienheureux Fortunat, et il eut lieu à Brione, château d'Italie.

— Un homme avait mal aux dents : on le toucha avec un morceau de cette poutre et sa douleur disparut.

* De Gloria Martyr., l. I, c. XLII ; — Fortunat, l. IX, c. XIV.

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— Au rapport de saint Grégoire dans ses Dialogues **,
un autre prêtre appelé Sanctutus, voulant réparer une église de saint Laurent brûlée par les Lombards, loua grand nombre d'ouvriers. Or, un jour qu'il n'avait rien à leur donner à manger, il se mit en prière et en regardant dans le four il y trouva un pain très blanc qui ne paraissait cependant pas devoir suffire à un repas pour trois personnes. Or, saint Laurent, qui ne voulait pas gîté ses ouvriers manquassent de rien, multiplia ce pain de telle sorte qu'il y en eut assez pendant dix jours pour tous les ouvriers.

— Vincent de Beauvais rapporte, dans sa chronique, qu'il y avait à Milan dans une église de saint Laurent un calice de cristal d'une merveilleuse beauté. Dans une solennité le diacre qui le portait à l’autel le laissa échapper de ses mains, et en tombant, par terre ce calice se brisa en morceaux. Mais le diacre affligé en rassembla les- fragments, les mit sur l’autel, fit une prière à saint Laurent, et il reprit le calice entier et très solide.

On lit encore dans le livré des Miracles de la sainte Vierge, qu'il y avait à Rome un juge nommé Etienne, gui recevait volontiers des présents de grand nombre de personnes, et violait souvent la justice. Il usurpa par force trois maisons de l’église de saint Laurent et, un jardin de sainte Agnès, et resta en possession de ce qu'il avait acquis injustement. Or, il arriva qu'il mourut et qu'il fut mené au jugement de Dieu. Saint Laurent s'approcha alors de lui, plein d'indignation, et par trois fois il lui serra le bras pendant longtemps et lui fit souffrir de cruelles douleurs. Mais sainte Agnès avec les autres vierges ne voulut pas le voir et détourna la tête.

** L. III, c. XXXVII.
* Grég. de Tours; De Gloria Martyr., l. I, c. XLVI.

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Alors le juge rendit son arrêt en ces termes : « Parce qu'il a soustrait le bien d'autrui, et qu'en recevant des présents, il a vendu la vérité, qu'il soit traîné au lieu où est Judas le traître. » Alors saint Proeject pour lequel Etienne avait eu beaucoup de dévotion pendant sa vie, s'approchant de saint. Laurent et de sainte Agnès, demandait pardon pour ce juge. Il fut donc accordé à leurs prières unies à celles de la sainte Vierge que son âme retournerait à son corps pour y faire pénitence pendant trente jours. En outre il reçut pour pénitence, de la part de la sainte Vierge, de réciter chaque jour de sa vie le Psaume CXVIII, Beati immaculati in via. Quand il revint à la vie, son bras était noir et brûlé comme s'il eût réellement souffert dans on corps, et cette marque resta sur lui tant qu'il vécut. Il restitua donc le bien mal acquis et fit pénitence, mais il trépassa dans le Seigneur le trentième jour.

—  On lit dans la vie de l’empereur saint Henri et de sainte Cunégonde, sa femme, qu'ils vécurent ensemble dans la virginité; mais à l’instigation du diable, l’empereur conçut des soupçons sur son épouse par rapport à un soldat, et il la fit marcher nu-pieds l’espace de 15 marches sur des socs de charrue rougis au feu. En montant dessus elle dit : « De même, Seigneur Jésus, que vous avez connaissance que ni Henri ni aucun autre ne  m’a touchée, de même aussi venez à mon aide. »

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Mais Henri poussé par la honte la frappa au visage : et une voix se fit entendre à Cunégonde en lui disant : « La Vierge Marie t'a prise sous sa protection, car tu es vierge. » Elle marcha donc sur cette masse incandescente sans ressentir aucune douleur.

L'empereur venait de mourir quand une multitude infinie de démons passant devant la cellule d'un ermite, celui-ci ouvrit sa fenêtre et demanda au dernier passant qui ils étaient. Et il répondit: « Nous sommes une légion de démons qui nous hâtons d'aller à la mort du César afin de voir si nous pourrons trouver en lui quelque chose qui nous appartienne en propre. » L'ermite adjura le diable de revenir et celui-ci lui dit à son retour: « Nous n'avons rien trouvé, car bien que le soupçon injuste qu'avait conçu l’empereur, et ses autres péchés aient été mis ainsi que ses bonnes œuvres dans la balance, Laurent le grillé apporta un pot d'or d'un poids énorme, quand nous pensions emporter César; cette chaudière ayant été jetée sur la balance, l’autre côté l’emporta; alors, je fus irrité et j'arrachai une oreille de ce pot d'or. II donnait le nom de pot à un calice que cet empereur avait fait ciseler pour l’église d'Eichstat en l’honneur de saint Laurent envers lequel il avait une dévotion particulière. A cause de sa grandeur, ce calice avait deux anses. Et il se trouva qu'au même moment l’empereur mourut et une anse du calice fut brisée *.

* Ce fait se trouve sculpté en relief sur le tombeau qui renfermait les reliques de saint Henri et de sainte Cunégonde avant leur canonisation. On y voit un ange tenant d'une main une épée dégainée, de l’autre, une balance sur l’un des plateaux de laquelle est posé un calice. Chronic. Casin., l. II, c. XLIV.

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Saint Grégoire rapporte dans son Registre *, qu'un de ses prédécesseurs voulait, soulager quelqu'un auprès du corps de saint Laurent, mais qu'il ne savait où le corps reposait ; quand tout a coup et sans le savoir on découvre le tombeau, et tous ceux qui se trouvaient là **, aussi bien les moines que ceux, qui étaient attachés à l’église, et qui avaient vu ces saintes reliques, moururent dans l’espace de dix jours.

Il faut observer que le martyre de saint Laurent paraît l’emporter sur ceux des autres saints martyrs par quatre caractères qui lui sont propres et qu'on trouve exposés dans les paroles de saint Maxime, évêque, et de saint Augustin. Le premier, c'est la rigueur de ce martyre; le second, c'est le résultat ou l’utilité qu'il eut; le troisième, c'est la constance et le courage du patient; le quatrième, c'est le combat admirable en lui-même et le mode de sa victoire.

I. Le martyre de saint Laurent l’emporte sur les autres par l’extrême rigueur des tourments. Voici comment s'en exprime le bienheureux évêque Maxime, ou selon certains textes saint Ambroise: « Mes frères, ce n'est pas un martyre ordinaire et de quelques instants que saint Laurent eut à souffrir: car celui qui est frappé du glaive, meurt une fois, celui qui est plongé dans un brasier de flammes, est délivré à l’instant; mais saint Laurent est tourmenté par des supplices longs et nombreux, en sorte que la mort ne ralentit pas sa souffrance, et lui manqua à la fin. Nous lisons que dès bienheureux enfants se promenaient, au milieu des flammes apprêtées pour les faire souffrir et qu'ils foulèrent aux pieds des masses de feu.

* Ep. l. V, c. XXX.
** Le texte porte Mansionarii. On appelait ainsi les tenanciers d'une maison. Quand il s'agit de personnes religieuses, c'étaient des chanoines vivant en communauté.

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Et cependant saint Laurent leur est supérieur en gloire, parce que ceux-là se promenaient dans les flammes, et que lui fut couché sur le feu même qui faisait on supplice. Ils foulèrent le feu de leurs pieds, tandis que lui en éteignit l’ardeur par la position qu'on avait fait prendre à son corps étendu sur ses flancs. Ceux-là étaient debout et adressaient leurs prières en levant les mains vers le Seigneur ; celui-ci étendu sur le gril priait pour ainsi dire le Seigneur avec chacun de ses membres. Il faut noter encore que saint Laurent vient le premier de tous les martyrs après saint Etienne, non pas pour avoir supporté de plus grands tourments que les autres martyrs puisque beaucoup souffrirent des tourments égaux et quelquefois plus violents, mais c'est pour six motifs qui se trouvent ici réunis :
1° En raison du lieu où il a souffert, c'est à Rome, la capitale du monde et où se trouve le siège apostolique.
2° En raison de sa prédication, car il s'y livra avec ardeur.
3° En raison des trésors qu'il distribua tout entiers , avec sagesse aux pauvres. Ces trois raisons sont celles de maître Guillaume d'Auxerre.
4° Parce que son martyre est authentique et certain : car bien qu'on lise que les autres aient souffert de plus grands supplices, cependant cela n'est pas authentique et quelquefois il y a lieu. d'en douter; mais le martyre de saint Laurent est très solennel dans l’église qui l’a approuvé, ainsi que nombre de saints dans leurs discours.
5° Par la dignité à laquelle il fut élevé ; car il fut archidiacre du siège apostolique, et après lui, il n' v eut plus à Rome d'archidiacre.
6° Pour la cruauté, des tourments qui furent des plus atroces, puisqu'il fut rôti sur un gril de fer. Ce qui a fait dire de lui par saint Augustin : « On commanda d'exposer sur le feu ses membres déchirés et coupés par les nombreux coups de fouet qu'il avait reçus, afin que sur ce gril de fer sous lequel était entretenu un feu violent, le tourment fût plus atroce et la souffrance plus longue puisque l’on retournait l’un après l’autre chacun de ses membres.

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II. Le martyre de saint Laurent l’emporte sur les autres par ses résultats et son utilité. D'après saint Augustin ou saint Maxime, l’âpreté du supplice a couvert saint Laurent de gloire, l’a rendu célèbre dans l’opinion publique, excite à la dévotion envers lui, et en fait un modèle remarquable.

1° Elle le couvrit de gloire : ce qui fait dire à saint Augustin : « Tyran, tu as sévi contre ce martyr ; tu as tressé, tu as embelli sa couronne en accumulant les tourments. » Saint Maxime ou saint Ambroise ajoute: «Quoique ses membres se disloquent sous l’ardeur de la flamme, cependant la force de sa foi n'est pas ébranlée. Il perd son corps, mais il gagne le salut. » Saint Augustin dit : « O le bienheureux corps, dont les angoisses ne purent lui faire perdre la foi, mais que la religion couronna dans le ciel.»

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2° Elle le rendit célèbre dans l’opinion publique. Saint Maxime ou saint Ambroise dit: « Nous pouvons comparer le bienheureux martyr Laurent au grain de sénevé qui, broyé de toutes manières, a mérité de répandre par tout l’univers une odeur mystérieuse. Quand il était en vie, il fut humble, inconnu, méprisé. A peine a-t-il été tourmenté, déchiré, brûlé, qu'il répandit sur toutes les églises du monde un parfum de noblesse. » Plus loin on lit: « C'est chose sainte et agréable à Dieu que nous honorions avec une piété toute particulière le jour de la naissance de saint Laurent : l’Église victorieuse de J.-C. brille en ce jour du reflet de son bûcher, aux regards de l’univers. Ce généreux martyr a acquis une telle gloire dans son martyre qu'il en éclaire le monde entier. »

3° Le martyre de saint Laurent nous excite a la dévotion pour lui. Saint Augustin donne trois motifs que nous avons de le louer et de lui témoigner notre dévotion. Nous devons mettre toute notre confiance dans ce bienheureux martyr, d'abord parce qu'il a répandu son précieux sang. pour Dieu, ensuite parce qu'il a le privilège infini de nous montrer quelle doit être la foi du chrétien puisqu'il a eu tant d'imitateurs; enfin, parce que toute sa vie fut si sainte qu'il mérita d'obtenir la couronne du martyre dans un temps de paix.

4° Le martyre a fait de saint Laurent un modèle proposé à notre imitation.

Là-dessus saint Augustin s'exprime ainsi : « La cause pour laquelle ce saint homme a été dévoué à la mort, n'est que pour porter les autres a être ses imitateurs. » Or, nous avons trois motifs de l’imiter:

1° la force avec laquelle il souffrit : « Le peuple de Dieu, dit saint Augustin, n'est jamais instruit d'une manière plus profitable que par l’exemple des martyrs. Si l’éloquence . entraîne, le martyre persuade. Les exemples l’emportent sur les paroles, et les actions instruisent mieux que les discours. Les persécuteurs de saint Laurent ont pu apprécier eux-mêmes quelle dignité possédaient les martyrs dans cette excellente manière d'instruire, puisque cette admirable force d'âme ne faiblissait pas, mais fortifiait encore les autres en leur donnant un modèle dans ses souffrances. »

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2° La grandeur et l’ardeur de sa foi: « En surmontant par la foi, dit saint Maxime ou saint Ambroise, les flammes du persécuteur, il nous montre que, par le feu de la foi, on peut surmonter les flammes de l’enfer, et avec l’amour de J.-C., on n'a plus à craindre le jour du jugement. »

3° Son ardente dévotion: « Saint Laurent, dit encore le même auteur, a illuminé le monde entier avec cette lumière qui le brûla lui-même, et de ces flammes dont il supporta l’ardeur, il échauffa les coeurs de tous les chrétiens. Sur l’exemple de saint Laurent, nous sommes excités à souffrir le martyre, nous sommes enflammés pour la foi, et nous sommes échauffés par la dévotion »

III. Le troisième caractère qui distingue excellemment son martyre, c'est sa constance, ou son courage. Voici comme en parle saint Augustin : « Le bienheureux Laurent demeura en J.-C. au milieu de ses épreuves, pendant son inique interrogatoire, jusqu'aux atroces menaces qu'on lui fit, et jusqu'à la mort. Dans cette longue mort, il avait bien mangé, bien bu, il était rassasié de cette nourriture, et ivre; de ce calice de Dieu ; alors il ne ressentit pas les tourments, il ne fut pas abattu, mais il monta au ciel. Il fut si constant et si ferme que non seulement, il ne succomba pas aux tourments, mais, que par ces tourments eux-mêmes, il devint plus parfait dans la crainte, plus fervent dans l’amour et plus joyeux en ardeur. »

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1° « On l’étend, dit saint Maxime, sur des charbons ardents, on ne cesse de le tourner sur lui-même; mais plus il souffre de douleur, plus grande est la patience avec laquelle il craint N.-S. J.-C. »
2° « Le grain de sénevé, dit saint Maxime ou bien saint Ambroise, quand il est broyé, s'échauffe. Laurent au milieu de ses supplices s'enflamme. Chose admirable! celui-ci tourmente Laurent, ceux-là plus cruels encore perfectionnent les tortures, mais plus les supplices sont atroces plus ils rendent Laurent parfait dans son dévouement.

3° Son coeur était tellement fortifié par la foi dans J.-C., que ne tenant aucun compté des tortures infligées à son propre corps; tout joyeux de son triomphe sur les flammes qui le brûlaient, il insultait à la cruauté de son bourreau.

IV. Le quatrième caractère de son martyre fut sa lutte admirable et la manière dont il remporta la victoire. Car, on peut recueillir des paroles de saint Maxime et de saint Augustin, que saint Laurent eut à endurer en quelque sorte extérieurement cinq sortes de feu, qu'il supporta avec courage et qu'il éteignit. Le premier fut le feu de l’enfer, le second le matériel de la flamme, le troisième fut celui de la concupiscence de la chair; le quatrième fut celui d'une violente avarice, le cinquième fut le feu d'une rage insensée.
1° « Pouvait-il faiblir, dit saint Maxime, parce que son corps était momentanément brûlé, celui dont la foi éteignait le feu éternel de l’enfer? Il passa à travers un feu d'un instant de durée, et tout terrestre, mais il échappa à la flamme de la géhenne qui brûle sans cesse. »

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2° « Son corps est brûlé, dit saint Maxime ou saint Ambroise, mais l’amour divin éteignit cette combustion matérielle. Un roi méchant mettra lui-même le bois, il activera le foyer, mais le bienheureux Laurent n'en sentira pas les effets, parce que l’ardeur de sa foi est encore plus vive. » « La charité de J.-C., dit saint Augustin, ne fut pas vaincue,par la flamme, et le feu qui brûle à l’extérieur est moins ardent que celui qui brûle à l’intérieur. »

3° Saint Maxime dit en parlant de l’extinction du feu de la concupiscence : « Voici un feu par lequel saint Laurent passa, sans en être brûlé, puisqu'il en eut horreur; mais il n'en brillé pas moins d'un grand éclat: il a brûlé pour n'être point enflammé, et pour ne point être brûlé, il endura d'être brûlé. »

4° L'avarice de ceux qui convoitaient des trésors a été déçue, selon ces paroles de saint Augustin : « Il s'arme d'une double torche cet homme cupide d'argent et ennemi de la vérité: c'est l’avarice pour ravir de l’or, c'est l’impiété pour faire disparaître J.-C. : mais tu ne gagnes rien, tu ne retires aucun profit, homme cruel, ce qui n'est que matière est soustrait à tes recherches Laurent monte au ciel, et tu péris avec tes flammes. »

5° La folie furieuse des persécuteurs a été frustrée et annihilée, comme le dit saint Maxime : quand il eut vaincu les bourreaux qui attisaient le foyer, il éteignit' l’incendie allumé par la folie qui débordait de toutes parts. Jusque-là le démon n'a obtenu qu'un résultat; c'est que cet homme fidèle montât plein de gloire jusqu'au trône de son maître, et que la cruauté de ses persécuteurs confondus fût engourdie avec leurs feux. » Il montre combien fut ardente la folie des bourreaux en disant : « La fureur enflammée des gentils prépare un gril ardent, afin de venger dans les flammes l’ardeur de leur indignation. »

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Il n'y a rien d'étonnant que saint Laurent ait surmonté ces cinq sortes de feu extérieur, puisque d'après les paroles de saint Maxime, il y eut trois choses qui le rafraîchirent intérieurement, et il porta dans son cœur trois feux au moyen desquels il adoucit et modéra entièrement le feu extérieur, qui fut ainsi vaincu par une ardeur plus forte. Ce furent :
1° Le désir du royaume du ciel,
2° la méditation de la loi de Dieu,
3° la pureté de conscience.

Il refroidit et éteignit ainsi tout feu extérieur.
1° le désir de la patrie céleste. Saint Maxime ou saint Ambroise dit : « Le bienheureux Laurent ne pouvait ressentir les tourments du feu puisqu'il possédait dans ses membres le désir du paradis qui refroidissait les flammes. — Aux pieds du tyran, gît une chair brûlée, un corps inanimé : mais il n'a rien perdu sur la terre, puisque son âme demeure dans le ciel.
2° La méditation de la loi divine. Le même, auteur s'exprime ainsi : « Tandis que son esprit est occupé dans la méditation des commandements de J.-C., tout ce qu'il souffre est froid pour lui. »
3° La pureté de conscience. Il est dit à ce propos : « Ce n'est que feu autour des membres de ce généreux martyr, mais il ne pense qu'au royaume de Dieu, et sa conscience rafraîchie le fait sortir vainqueur du supplice. »

Il posséda néanmoins trois feux intérieurs qui lui firent surmonter la violence des flammes extérieures. Le premier fut la grandeur de sa foi, le second, son ardente charité, et le troisième, une véritable connaissance de Dieu, qui l’a éclairé comme une flamme.

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« Plus sa foi est ardente, dit saint Ambroise, plus la flamme qui le brûle perd de sa force. La ferveur de la foi c'est le feu du Sauveur qui dit dans 1'Evangile : «Je suis venu vous apporter le feu sur la terre.» Saint Laurent en était embrasé, il n'a donc pas ressenti l’ardeur des flammes. »
2° Saint Ambroise dit de sa charité : « Il brûlait au dehors ce saint martyr, parce que le, tyran l’avait mis sur un foyer violent, mais la flamme de l’amour de Dieu qui le consumait était plus forte encore.»
3° Le même père parle ainsi de la connaissance de Dieu : « Les flammes les plus cruelles n'ont pu vaincre cet invincible martyr, parce qu'il avait l’esprit éclairé des rayons les plus pénétrants de la vérité. Enflammé de, haine pour le mal, et d'amour pour la vérité, ou il ne sentit pas, ou il vainquit la flamme qui le brillait au dehors.

L'office de saint Laurent a trois privilèges dont ne jouissent pas les autres martyrs. Le premier c'est la vigile ; c'est le seul des martyrs qui en ait une. Mais les vigiles des saints ont été remplacées en ce jour par le jeûne à cause de certains désordres. Me Jean Beleth rapporte que c'était autrefois la coutume; qu'aux fêtes des saints, les hommes, avec leurs femmes, et les filles venaient à l’église où ils passaient la nuit à la lumière des flambeaux ; mais parce qu'il en résultait des adultères, il fut statué que la vigile serait convertie en jeûne. Cependant on a conservé l’ancienne dénomination, et on dit encore vigile et non pas jeûne. Le second, c'est qu'il a une octave. C'est le seul des martyrs avec saint Etienne qui ait une octave, comme saint Martin parmi les confesseurs. Le troisième, c'est que les antiennes ont des réclames *, cela ne lui est commun qu'avec saint Paul.

* Voyez le Sacramentaire de saint Grégoire. Dans la réforme du Bréviaire romain, cet usage a disparu.

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Saint Paul a ce privilège en raison de l’excellence de sa prédication et saint Laurent en raison de l’excellence de son martyre.
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SAINT HIPPOLYTE ET SES COMPAGNONS **
 

Hippolyte vient de hyper, au-dessus, et lithos, pierre, comme si on disait fondé sur la pierre, qui est J.-C. Ou bien de in, dans, et polis, ville, ou bien il veut dire très poli. Il fut en effet fondé solidement sur J.-C. qui est la pierre, en raison de sa constance et de sa fermeté. Il fut de la cité d'en haut par le désir et l’avidité : il fut bien poli par l’âpreté des tourments.

Hippolyte, après avoir enseveli le corps de saint. Laurent, vint à sa maison, et en donnant la paix à ses esclaves et à ses servantes, il les communia *** tous du sacrement de l’autel que le prêtre Justin avait offert. Et quand on eut mis la table; avant qu'ils eussent touché aux mets, vinrent des soldats qui l’enlevèrent. et le menèrent au César. Quand Dèce le vit, il lui dit en souriant: « Est-ce que tu es devenu magicien aussi, toi, qui as enlevé le corps de Laurent. » Hippolyte lui répondit : « Je n'ai pas fait cela comme magicien, mais en qualité de chrétien. »

** Bréviaire romain ; — Actes anciens de aces saints.
*** Ce ne fut que vers le XIe siècle qu'on cessa de donner les saintes espèces de l’Eucharistie aux fidèles qui se communièrent alors de leurs propres mains.

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Alors Dèce rempli de fureur commanda qu'on le dépouillât de l’habit qu'il portait en sa qualité de chrétien *, et qu'on lui meurtrît la bouche à coups de pierres. Hippolyte lui dit : « Tu ne  m’as pas dépouillé, mais tu  m’as mieux vêtu. » Dèce lui répliqua: « Comment es-tu devenu fou au. point de ne pas rougir de ta nudité ? Sacrifie donc maintenant et tu vivras au lieu de périr avec ton Laurent. » Que ne mérité-je, reprit Hippolyte, de devenir l’imitateur du bienheureux Laurent dont tu as osé prononcer le nom de ta bouche impure! » Alors Dèce le fit fouetter et déchirer avec des peignes de fer. Pendant ce temps-là, Hippolyte confessait à haute voix qu'il était chrétien ; et comme il se riait des tourments qu'on lui infligeait, Dèce le fit revêtir des habits de soldat qu'il portait auparavant, en l’exhortant à rentrer dans son amitié et à reprendre son ancienne profession de militaire. Et comme Hippolyte lui disait qu'il était le soldat de J.-C., Dèce outré de colère le livra au préfet Valérien avec ordre de se saisir de tous ses biens et de le faire périr dans les tourments les plus cruels. On découvrit aussi que tous ses gens étaient chrétiens; alors on les amena devant Valérien. Comme on les contraignait de sacrifier, Concordia, nourrice d'Hippolyte, répondit pour tous les autres : « Nous aimons mieux mourir chastement avec le Seigneur notre Dieu que de vivre dans le désordre. »
* Hippolyte portait donc encore la robe blanche dont on revêtait les nouveaux baptisés.

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Valérien dit: « Cette race d'esclaves ne se corrige qu'avec les supplices. » Alors en présence d'Hippolyte rempli de joie, il ordonna qu'on la frappât avec des fouets garnis de plombs jusqu'à ce qu'elle rendît l’esprit : «' Je vous rends grâces, Seigneur, dit Hippolyte, de ce que vous avez envoyé ma nourrice la première. dans l’assemblée des saints. » Ensuite Valérien fit mener Hippolyte avec les gens de sa maison hors de la porte de Tibur. Or, Hippolyte les raffermissait tous : « Mes frères, leur disait-il, ne craignez rien, parce que vous et moi, nous avons un seul Dieu. » Et Valérien ordonna de leur couper la tête à tous sous les yeux d'Hippolyte, et ensuite il le fit lier par les pieds au cou de chevaux indomptés afin qu'il fût traîné à travers les ronces et les épines, jusqu'au moment où il rendit l’âme, vers l’an du Seigneur 256. Le prêtre Justin put soustraire leurs corps et les ensevelir à côté de celui de saint Laurent Quant aux restes de Concordia, il ne put les trouver, car ils avaient été jetés dans un cloaque. Or, un soldat nommé Porphyre, qui croyait que Concordia avait dans ses vêtements de l’or et des pierres précieuses, alla trouver un cureur de cloaques appelé Irénée, qui était chrétien, sans être connu comme tel, et lui dit : « Garde-moi le secret, et retire Concordia, car mon espoir est qu'elle avait de l’or ou des perlés dans ses habits. » Irénée lui dit : « Montre-moi l’endroit et je garde le secret; alors si je trouve quelque chose, je t'en informerai. »

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Lors donc que le corps eut été retiré, et qu'ils n'eurent rien trouvé, le soldat s'enfuit aussitôt et Irénée, ayant appelé un chrétien nommé Habondus, porta le corps à saint Justin. Celui-ci ci le prit avec respect et l’ensevelit à côté de saint Hippolyte et des autres martyrs. Quand Valérien apprit cela, il fit prendre Irénée et Habondus qu'il ordonna de jeter tout vivants dans le cloaque : saint Justin enleva aussi leurs corps et les ensevelit avec les autres.

Après cela, Dèce monta avec Valérien sur un char doré et ils allèrent tous deux à l’Amphithéâtre pour tourmenter les chrétiens. Alors Dèce fut saisi par le démon et se mit à crier : « O Hippolyte, tu me tiens lié avec des chaînes bien rudes. » Valérien criait de son côté. « O Laurent, tu me traînes enlacé dans des chaînes de feu. » Et à l’instant Valérien expira. Dèce rentra chez lui, et pendant trois jours qu'il fut tourmenté par le démon, il criait: « Laurent, je t'en conjure, cesse un instant de me tourmenter. » Et il mourut ainsi misérablement. Triphonie, sa femme, qui était d'un caractère cruel, quand elle vit cela, quitta tout pour venir trouver saint Justin avec sa fille Cyrille, et se fit baptiser par lui avec beaucoup d'autres personnes. Le jour suivant, comme Triphonie était en prières, elle rendit l’esprit. Son corps fut enseveli par le prêtre Justin à côté de celui de saint Hippolyte. Quand on apprit que l’impératrice et sa fille s'étaient faites chrétiennes, quarante-sept soldats vinrent avec leurs femmes chez le prêtre Justin afin de recevoir le baptême. Denys, qui succédait à saint Sixte, les baptisa tous. Mais Claude, qui était empereur, fit égorger Cyrille qui ne voulait pas sacrifier, et avec elle les autres soldats. Leurs corps furent ensevelis avec les autres dans le champ Véranus.

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Il faut remarquer qu'il est ici expressément question de Claude comme successeur de Dèce qui fit martyriser saint Laurent et saint Hippolyte. Or, Claude ne succéda pas à Dèce; il y a plus: d'après les chroniques, à Dèce succéda Volusien, à Volusien Gallien, et à celui-ci Claude. Il paraît donc ici plausible de dire ou bien que Gallien porta deux noms, et qu'il s'appela Gallien et Dèce, d'après Vincent dans sa chronique et Geoffroi dans son livre, ou bien que Gallien a pris pour coadjuteur un homme nommé Dèce qu'il aura fait César, sans que pourtant ce dernier ait été empereur, selon le récit de Richard dans sa chronique. Saint Ambroise s'exprime ainsi dans la préface de saint Hippolyte : « Le bienheureux martyr Hippolyte, regardant J.-C. comme son véritable chef, aima mieux être son soldat que d'être le chef des soldats. Il ne persécuta pas saint Laurent qui avait été confié à sa garde, mais il le suivit. En cherchant les trésors de l’Eglise, il en trouva un que le tyran ne lui ravirait point, mais que la piété pouvait seule posséder. Il trouva un trésor d’où découlaient toutes les richesses; il méprisa la fureur d'un tyran, afin d'être éprouvé avec la grâce du roi éternel ; il ne craignit point d'avoir les membrés disloqués, afin de ne pas être broyé dans les liens éternels.

— Un bouvier nommé Pierre avait attelé ses bœufs à son char, le jour de la fête de sainte Marie-Magdeleine ; il pressait son attelage en proférant des malédictions, quand tout à coup ses bœufs et son char furent consumés par la foudre. Quant au bouvier, qui avait proféré ces imprécations, il était en proie à des douleurs atroces; un feu le rongeait de telle sorte que les chairs et les nerfs de sa jambe tout entière ayant été consumés, ses os paraissaient à découvert; enfin sa jambe finit par se séparer de sa jointure.

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Il alla alors à une église dédiée à Notre-Dame, et cacha sa jambe dans un trou de cette église en priant avec larmes la Sainte Vierge de lui obtenir sa guérison.

Or, une nuit, la Sainte Vierge lui apparut avec saint Hippolyte auquel elle demanda de guérir Pierre. Aussitôt saint Hippolyte prit la jambe dans le trou où elle était et en un instant il la replaça comme une greffe qu'on ente sur un arbre. Mais au moment où le saint fit cela, Pierre ressentit des douleurs si vives que par ses cris il réveilla tous les gens de sa maison. Ils se lèvent, allument de la lumière et trouvent Pierre avec ses deux jambes et ses deux cuisses. Se croyant le jouet d'une illusion, ils le palpaient de toutes les manières et reconnaissaient qu'il avait des membres véritables. A peine peuvent-ils l’éveiller; enfin ils s'informent auprès de lui comment cela lui est arrivé. Il pense lui-même qu'on se moque de lui; mais enfin après avoir vu, il finit par se convaincre de ce qui existait ; il en resta stupéfait. Cependant sa cuisse nouvelle; plus faible que l’autre pour supporter son corps, était en même temps plus courte. Comme témoignage du miracle, il boita pendant un an. Alors la Sainte Vierge lui apparut une seconde fois avec saint Hippolyte auquel elle dit qu'il devait achever cette cure. Il s'éveilla et se trouvant entièrement guéri, il se fit reclus. Le diable lui apparaissait très fréquemment sous la forme d'une femme nue qui le portait au crime; plus il opposait de résistance, plus l’impudence de cette femme augmentait. Or, une fois qu'elle le tourmentait beaucoup, Pierre enfin prit une étole de prêtre et la mit au cou du démon qui, en se retirant, ne laissa là qu'un cadavre en putréfaction dont l’odeur était tellement infecte que de tous ceux qui le virent, il n'y eut personne qui ne pensât que ce fût le corps d'une femme morte que le diable avait pris.
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L'ASSOMPTION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
 
 

Un livre apocryphe, attribué à saint Jean l’évangéliste, nous apprend les circonstances de l’Assomption de la bienheureuse vierge Marie.

Tandis que les apôtres parcouraient les différentes parties du monde pour y prêcher, la bienheureuse Vierge resta, dit-on,  dans une maison près de la montagne de Sion. Elle visita, tant qu'elle vécut, avec une grande dévotion, tous les endroits qui lui rappelaient son Fils, comme les lieux témoins de son baptême, de son jeûne, de sa prière, de sa passion, de sa sépulture, de sa résurrection et de son ascension, et d'après Epiphane, elle survécut de vingt-quatre ans à l’ascension de son Fils. Il rapporte donc que la Sainte Vierge était âgée de quatorze ans quand elle conçut J. C., qu'elle le mit au monde à quinze, et qu'elle vécut avec lui trente-trois ans, et vingt-quatre autres après la mort de J.-C. D'après cela, elle avait soixante-douze ans quand elle mourut. Toutefois ce qu'on lit ailleurs parait plus probable, savoir, qu'elle survécut de douze ans à son Fils, et qu'elle était sexagénaire, lors de son assomption, puisque les apôtres employèrent douze ans à prêcher dans la Judée et les pays d'alentour, selon le récit de l’Histoire ecclésiastique.

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Or, un jour que le coeur de la Vierge était fortement embrasé du regret de son Fils, son esprit enflammé s'émeut et elle répand une grande abondance de larmes. Comme elle ne pouvait facilement se consoler de la perte de ce fils qui lui avait été soustrait pour un temps,  voici que lui apparut, environné d'une grande lumière, un ange qui la salua en ces termes, avec révérence, comme la mère du Seigneur : « Salut, Marie qui êtes bénie ; recevez la bénédiction de celui qui a donné le salut à Jacob. Or, voici une branche de palmier que je vous ai apportée du paradis comme à ma dame; vous la ferez porter devant le cercueil; car dans trois jours, vous serez enlevée de votre corps ; votre Fils attend sa révérende mère. » Marie lui répondit : « Si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, je vous conjure de daigner me révéler votre nom. Mais ce que je demande plus instamment encore, c'est que mes fils et frères les apôtres soient réunis auprès de moi, afin de les voir des yeux du corps, avant que je meure, et d'être ensevelie par eux après que j'aurai rendu en leur présence mon esprit au Seigneur. Il est encore une autre chose que je réclame avec instance, c'est que mon âme, en sortant du corps, ne voie aucun mauvais esprit, et que pas une des puissances de Satan ne se présente sur mon passage. »

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L'ange lui dit : « Pourquoi, ô dame, désirez-vous savoir mon nom qui est admirable et grand ? Quant aux apôtres, ils viendront tous et seront réunis auprès de vous; ils feront de magnifiques funérailles lors de votre trépas qui aura lieu en leur présence. Car celui qui autrefois a porté en un clin d'oeil, par un cheveu, le prophète de la Judée à Babylone, celui-là assurément pourra en un instant amener les apôtres auprès de vous. Mais pourquoi craignez-vous de voir l’esprit malin, puisque vous lui avez entièrement brisé la tête et que vous l’avez dépouillé de toute sa puissance ? soit faite cependant votre volonté, afin que vous ne les voyiez pas. » Après avoir dit ces mots, l’ange monta aux cieux au milieu d'une grande lumière. Or, cette palme resplendissait d'un très grand éclat, et par sa verdure elle était en tout semblable à une branche; mais ses feuilles brillaient comme 1'étoile du matin. Or, il arriva que, comme Jean était à prêcher à Ephèse, un coup de tonnerre éclata tout à coup, et une nuée blanche l’enleva, et l’apporta devant la porte de Marie. Il frappa, entra dans l’intérieur de la maison, et avec grande révérence, l’apôtre vierge salua la Vierge. L'heureuse Marie en le voyant fut saisie d'une grande crainte et ne put retenir ses larmes, tant elle éprouva de joie.

Alors elle lui dit: « Jean, mon fils, aie souvenance des paroles de ton maître, quand il  m’a confiée à toi comme un fils, et quand il t'a confié à moi comme à une mère. Me voici appelée par le Seigneur à payer le tribut à la condition humaine, et je te recommande d'avoir un soin particulier de mon corps. J'ai appris que les Juifs s'étaient réunis et avaient dit : « Attendons, concitoyens et frères, attendons jusqu'au moment où celle qui a porté « Jésus subira la mort, aussitôt nous ravirons son corps « et nous le jetterons pour être la pâture du feu. » Tu feras porter alors cette palme devant mon cercueil, lorsque vous porterez mon corps au tombeau. »

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Et Jean dit : « Oh ! plût à Dieu que tous les apôtres mes frères fussent ici, afin de pouvoir célébrer convenablement vos obsèques et vous rendre les honneurs dont vous êtes digne. » Pendant qu'il parlait ainsi, tous les apôtres sont enlevés sur des nuées, des endroits où ils: prêchaient et sont déposés devant la porte de Marie. En se voyant réunis tous au même lieu, ils étaient remplis d'admiration : « Quelle est, se disaient-ils, la cause pour laquelle le Seigneur nous a rassemblés ici en même temps? » Alors Jean sortit et vint les trouver pour les prévenir que leur dame allait trépasser ; puis il ajouta: « Mes frères, quand elle sera morte, que personne ne la pleure, de crainte que le peuple témoin de cela ne se trouble et dise : « Voyez comme, ils craignent la mort, ces hommes qui prêchent aux autres la résurrection. »

Denys, disciple de saint Paul, raconte les mêmes faits dans son livre des Noms divins (ch. III). Il dit qu'à la mort de la Vierge, les apôtres furent réunis et y assistèrent ensemble; ensuite que chacun d'eux fit un discours en l’honneur de J.-C. et de la Vierge. Et voici comme il s'exprime en parlant à Timothée : « Tu as appris que nous et beaucoup de saints qui sont nos frères, nous nous réunîmes pour voir le corps qui a produit la vie et porté Dieu. Or, se trouvaient là Jacques, le frère du Seigneur, et Pierre, coryphée et chef suprême des théologiens.

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Ensuite il parut convenable que toutes les hiérarchies célébrassent, chacune selon son pouvoir, la bonté toute-puissante de Dieu qui s'était revêtu de notre infirmité. » Quand donc la bienheureuse Marie eut vu tous les apôtres rassemblés, elle bénit le Seigneur, et s'assit au milieu d'eux, après qu'on eut allumé des lampes et des flambeaux. Or, vers la troisième heure de la nuit, Jésus arriva avec les anges, l’assemblée des patriarches, la troupe des martyrs, l’armée des confesseurs et les choeurs des vierges. Tous se rangent devant le trône de la Vierge et chantent à l’envi de doux cantiques. On apprend dans le livre attribué à saint Jean quelles ont été les funérailles qui furent alors célébrées. Jésus commença le premier et dit : « Venez, vous que j'ai choisie, et je vous placerai sur mon trône parce que j'ai désiré votre beauté. » Et Marie répondit : « Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt. » Alors tous ceux qui étaient venus avec Jésus entonnèrent ces paroles avec douceur :
« C'est elle qui a conservé sa couche pure et sans tache; elle recevra la récompense qui appartient aux âmes saintes. » Ensuite la Vierge chanta en disant d'elle-même :
« Toutes les nations  m’appelleront bienheureuse ; car le Tout-Puissant a fait de grandes choses en ma faveur : et son nom est saint. » Enfin le chantre donna le ton à tous en prenant plus haut: « Venez du Liban, mon épouse, venez du Liban, vous serez couronnée. » Et Marie reprit :
« Me voici, je viens; car il est écrit de moi dans tout le livre de la loi : que je ferais votre volonté, ô mon Dieu; parce que mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur. »

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C'est ainsi que l’âme de  Marie sortit de son corps et s'envola dans les bras de son Fils. Elle fut affranchie de la douleur de la chair, comme elle avait été exempte de la corruption. Et le Seigneur dit aux apôtres :« Portez le corps de la Vierge-Mère dans la vallée de Josaphat et renfermez-le dans un sépulcre neuf que vous y trouverez. Après quoi, pendant trois jours, vous  m’attendrez jusqu'à ce que je vienne. »

Aussitôt les fleurs des roses l’environnèrent; c'était l’assemblée des martyrs, puis les lys des vallées qui sont les compagnies des anges; des confesseurs et des vierges. Les apôtres se mirent à s'écrier en s'adressant à elle: « Vierge pleine de prudence, où dirigez-vous vos pas? Souvenez-vous de nous, ô notre Dame! » Alors les chœurs de ceux qui étaient restés au ciel, en entendant le concert de ceux qui montaient, furent remplis d'admiration et s'avancèrent à leur rencontre; à la vue de leur roi portant dans ses bras l’âme d'une femme qui s'appuyait sur lui, ils furent stupéfaits et se mirent à crier : « Quelle est celle-ci qui monte du désert, remplie de délices, appuyée sur son bien-aimé ? » Ceux qui l’accompagnaient leur répondirent : « C'est celle qui est belle au-dessus des filles de Jérusalem. Vous l’avez déjà vue pleine de charité et d'amour. » Ainsi fut-elle reçue toute pleine de joie dans le ciel et placée à la droite de son Fils sur un trône de gloire. Quant aux apôtres ils virent son âme éclatant d'une telle blancheur qu'aucune langue humaine ne le pourrait raconter.

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Trois vierges qui se trouvaient là, dépouillèrent le corps de Marie pour le laver. Aussitôt ce corps resplendit d'une si grande clarté qu'on pouvait bien le toucher, mais qu'il était impossible de le voir : cette lumière brilla jusqu'à ce que le corps eût été entièrement lavé par les vierges. Alors les apôtres prirent ce saint corps avec révérence et le placèrent sur un brancard. Et Jean dit à Pierre : « Pierre, vous porterez cette palme devant le brancard; car le Seigneur vous a mis à notre tête et vous a ordonné le pasteur et le prince de ses brebis. » Pierre lui répondit : « C'est plutôt à vous à la porter ; vous avez été élu vierge par le Seigneur, et il est digne que celui qui est vierge porte la palme d'une vierge. Vous avez eu l’honneur de reposer sur la poitrine du Seigneur, et vous y avez puisé plus que les autres des torrents de sagesse et de grâce, il paraît juste qu'ayant reçu plus de dons du Fils, vous rendiez plus d'honneur à la Vierge. Vous donc, devez porter cette. palme de lumière aux obsèques de la sainteté, puisque vous vous êtes enivré à la coupe de la lumière, de la source de l’éternelle clarté. Pour moi, je porterai ce saint corps avec le brancard et nos autres frères qui seront à l’entour célébreront la gloire de Dieu. » Alors Paul dit: « Et moi qui suis le plus petit d'entre vous tous, je, le porterai avec vous. » C'est pourquoi Pierre et Paul enlevèrent  la bière ; Pierre se mit à chanter :
« Israël sortit de l’Egypte, alleluia. » Puis les autres apôtres continuèrent ce chant doucement. Or, le Seigneur enveloppa d'un nuage le brancard et les apôtres, en sorte qu'on ne voyait rien, seulement on les entendait chanter. Des anges aussi unirent leurs voix à celle des apôtres et remplirent toute la terre d'une mélodie pleine de suavité.

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Tous les habitants furent réveillés par ces doux sons et cette mélodie : ils se précipitèrent hors de la ville en demandant avec empressement ce qu'il y avait. Les uns dirent : « Ce sont les disciples de Jésus qui portent Marie décédée. C'est autour d'elle qu'ils chantent cette mélodie que vous entendez.» Aussitôt ils courent aux armes, et s'excitent les uns les autres en disant : « Venez, tuons tous les disciples et livrons au feu ce corps qui a porté ce séducteur. » Or, le prince des prêtres, en voyant cela, fut stupéfait et il dit avec colère: « Voici le tabernacle de celui qui a jeté le trouble parmi nous et dans notre race. Quelle gloire il reçoit en ce moment ! » Or, en parlant ainsi il leva les mains vers le lit funèbre avec la volonté de le renverser et de, le jeter par terre. Mais aussitôt ses mains se séchèrent et s'attachèrent au brancard, en sorte qu'il y était suspendu : il poussait des hurlements lamentables, tant ses douleurs étaient atroces, Le reste du peuple fut frappé d'aveuglement par les anges qui étaient dans la nuée. Quant au prince des prêtres, il criait en disant : « Saint-Pierre, ne  m’abandonnez pas dans la tribulation où je me trouve; mais je vous en conjure, priez pour moi, car vous devez vous rappeler qu'autrefois je vous suis venu en aide et, que je vous ai excusé lors de l’accusation de la servante. » Pierre lui répondit : « Nous sommes retenus par les funérailles de Notre-Dame et nous ne pouvons nous occuper de votre guérison : néanmoins si vous vouliez croire en Notre-Seigneur J.-C. et en celle qui l’a engendré et qui l’a porté, j'ai lieu d'espérer que vous pourriez être guéri de suite. » Il répondit : « Je crois que le Seigneur Jésus est vraiment le Fils de Dieu et que voilà sa très sainte mère. »

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A l’instant ses mains se détachèrent du cercueil ; cependant ses bras restaient desséchés et la douleur violente ne disparaissait pas. Alors Pierre lui dit : «Baisez le cercueil et dites : « Je crois en Dieu Jésus-Christ que celle-ci a porté dans ses entrailles tout en restant vierge après l’enfantement.»
Quand il l’eut fait, il fut incontinent guéri. Alors Pierre lui; dit : « Prenez cette palme des mains de notre frère Jean et vous la placerez sur ce peuple aveuglé quiconque voudra croire recouvrera la vue; mais celui qui ne voudra pas croire ne verra plus jamais. » Or; les apôtres qui portaient Marie la mirent dans le tombeau, autour duquel ils s'assirent, ainsi que le Seigneur l’avait ordonné. Le troisième jour, Jésus arriva avec une multitude d'anges et les salua en disant: « La paix soit avec vous. » Ils répondirent: « Gloire à vous, ô Dieu, qui seul faites des prodiges étonnants. » Et le Seigneur dit aux apôtres: « Quelle grâce et quel, honneur vous semble-t-il que je doive conférer aujourd'hui à ma mère ? » « Il paraît juste, Seigneur, répondirent-ils, à vos serviteurs que, comme vous qui régnez dans les siècles après avoir vaincu la mort, vous ressuscitiez, ô Jésus, le corps de votre mère et que vous le placiez à votre droite pour l’éternité. » Et il l’octroya: alors l’archange Michel se présenta aussitôt et présenta l’âme de Marie devant le Seigneur. Le Sauveur lui parla ainsi: « Levez-vous, ma mère; ma. colombe, tabernacle de gloire, vase de vie, temple céleste; et de même que, lors de ma conception, vous n'avez pas été souillée par la tache du crime, de même, dans le sépulcre, vous ne subirez aucune dissolution du corps. »

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Et aussitôt l’âme de Marie s'approcha de son corps qui sortit glorieux du tombeau. Ce fut ainsi qu'elle fut enlevée au palais céleste dans la compagnie d'une multitude d'anges. Or, Thomas n'était pas là, et quand il vint, il ne voulut pas croire, quand tout à coup, tomba de l’air la ceinture qui entourait la sainte Vierge; il la reçut tout entière afin qu'il comprît ainsi qu'elle était montée  tout entière au ciel.

Ce qui vient d'être raconté est apocryphe en tout point; et voici ce qu'en dit saint Jérôme dans sa lettre, ou autrement dit, son discours à Paul et à Eustochium : « On doit regarder ce libelle comme entièrement apocryphe, à l’exception de quelques détails dignes de croyance, paraissant jouir de l’approbation de saints personnages et qui sont au nombre de neuf, savoir : que toute espèce de consolation a été promise et accordée à la Vierge; que les apôtres furent tous réunis; qu'elle trépassa sans douleur ; qu'on disposa sa sépulture dans la vallée de Josaphat ; que ses funérailles se firent avec dévotion ; que J.-C. et toute la cour céleste vint au-devant d'elle; que les Juifs l’insultèrent; qu'il éclata dès miracles en toute circonstance convenable; enfin qu'elle fut enlevée en corps et en âme. Mais il y a, dans ce récit, beaucoup de circonstances controuvées et qui s'éloignent de la vérité, comme par exemple, l’absence et l’incrédulité de saint. Thomas, et autres semblables, qu'il faut rejeter et taire. On dit que les vêtements de la sainte Vierge restèrent dans son tombeau pour servir de  consolation aux fidèles, et qu'une partie opéra le miracle qui suit :

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Lors du siège de la ville de Chartres par un général normand, l’évêque de cette ville attacha à une lance, en forme de drapeau, la tunique de la sainte Vierge, qui s'y conserve, et suivi de tout le peuple, il s'avança sans crainte contré l’ennemi. Aussitôt, l’armée des Normands fut frappée de démence et d'aveuglement, et, elle restait tremblante; son coeur et son courage étaient paralysés. A cette vue, les habitants de la ville entrent dans les vues du jugement de Dieu, et font un horrible massacre des ennemis. Ce qui parut déplaire à la bienheureuse Marie; car aussitôt cette tunique disparut, et à l’instant les Normands recouvrèrent la vue.

— On lit dans les révélations de sainte Elisabeth qu'un jour, étant ravie en esprit, elle vit, dans un lieu fort éloigné, un sépulcre environné d'une grande lumière, et au-dedans, comme l’apparence d'une femme entourée d'une foule d'anges ; et peu d'instants après, elle fut enlevée du sépulcre et élevée en l’air avec toute la multitude qui se trouvait là. Et voici qu'un personnage admirable et plein de gloire vint du ciel à sa rencontre, portant en sa droite l’étendard de la croix, et avec lui, des milliers d'anges. Ce fut au milieu des concerts d'allégresse qu'ils la conduisirent jusqu'au ciel. Peu de temps après, sainte Elisabeth demandait à un ange, avec lequel elle avait de fréquents entretiens, l’explication de cette vision. L'ange lui répondit : « Il t'a été montré alors comment Notre Dame a été enlevée au ciel en corps et en âme. ».

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Elle dit encore dans le même livre, qu'il lui fut révélé que la sainte Vierge fut portée au ciel en son corps, quarante jours après son trépas. Car la bienheureuse Marie lui dit en s'entretenant avec elle :
« Après l’ascension du Seigneur; j'ai vécu un an entier et tant de jours qu'il y en a, depuis l’ascension jusqu'à mon assomption. Or, tous les apôtres assistèrent à mon trépas et ensevelirent honorablement mon corps; mais quarante jours après, je ressuscitai. » Et comme sainte Elisabeth lui demandait si elle découvrirait ou si elle célerait cela, la sainte, Vierge lui dit : « Il ne faut pas le révéler, aux hommes charnels et aux incrédules, et il ne faut pas le cacher aux personnes dévotes et fidèles. »

Observons que la glorieuse vierge Marie fut transportée et élevée au ciel intégralement, honorablement, joyeusement et, excellemment. Elle fut transportée intégralement en corps et en âme, selon une pieuse croyance de l’Eglise. Un grand nombre de saints ne se contentent pas de l’avancer, mais ils s'attachent à en donner une quantité de preuves. Voici celle de saint Bernard : « Dieu s'est plu singulièrement à honorer les corps des saints. Ainsi, il a rendu les dépouilles de saint Pierre et de saint Jacques tellement vénérables, et il les a décorées d'honneurs si étonnants, qu'il a choisi, pour leur rendre des hommages, un lieu vers lequel accourt le monde entier. Si donc on disait que le corps de Marie fût sur la terre sans . que la dévotion des fidèles s'y portât avec affluence, et que ce, lieu ne jouit d'aucun honneur, on pourrait croire que J.-C. ne se serait point intéressé à la gloire de sa mère, quand il honore ainsi sur la terre les corps des autres saints. » Saint Jérôme avance de son côté que la sainte Vierge monta au ciel le 18 des calendes de septembre.

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Quant à l’assomption corporelle de Marie, il dit que l’Eglise se contente de rester en suspens sans se prononcer. Plus loin, il s'attache à en prouver la croyance de cette manière « S'il en est qui disent que dans ceux dont la résurrection a coïncidé avec celle de J.-C., la résurrection soit accomplie pour toujours à leur égard, et s'il en est un certain nombre qui croient que saint Jean, le gardien de la: sainte Vierge, jouisse du bonheur du ciel avec J.-C. et dans sa chair qui a été glorifiée, à plus forte raison doit-on le croire de la mère du Sauveur? Car celui qui a dit : « Honore ton père et ta « mère; », et qui, a dit encore : « Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l’accomplir » ; celui-là, certainement, a honoré sa mère, et ce n'est pas pour nous le sujet d'une ombre de doute. » Saint Augustin ne l'affirme pas seulement, mais il en donne trois preuves. La première, c'est que la chair de J. C. et celle de la Vierge ne font qu'une : « Puisque, dit-il, la nature humaine est condamnée à la pourriture et aux vers, et que d'ailleurs J.-C. ne fut pas exposé à cet outrage, la nature de Marie en est donc exempte, car dans elle, J.-C. a pris la sienne. » La seconde raison qu'il en donne est tirée de la dignité de son corps « C'est, dit-il, le trône de Dieu, le lit nuptial du Seigneur, le tabernacle de J.-C. doit être où il est lui-même. Il est plus digne de conserver ce trésor dans le ciel que sur la terre. » La troisième raison, c'est la parfaite intégrité de sa chair virginale.

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Voici ses paroles : « Réjouissez-vous, ô Marie, d'une joie ineffable, dans votre corps et dans votre âme, en J.-C. votre propre fils, avec votre propre fils et par votre propre fils : La peine de la corruption n'est pas le partage de celle qui n'a pas éprouvé de corruption dans son intégrité; quand elle a engendré son divin fils. Toujours elle sera à l’abri de la corruption, celle qui a été comblée de tant de grâces ; il faut qu'elle vive dans toute l’intégrité de sa nature, celle qui a mis au monde l’auteur de la perfection et de la plénitude dans la vie; il faut qu'elle demeure auprès de celui qu'elle a porté dans ses entrailles; il faut qu'elle soit à côté de celui qu'elle a engendré, qu'elle a réchauffé, qu'elle a nourri. C'est Marie, c'est la mère de Dieu, c'est la nourrice, c'est la servante de Dieu. Je n'oserais penser autrement, et ce serait présomption de ma part de dire autre chose. » Un poète élégant s'en exprime comme il suit:

Scandit ad Aethera
Virgo puerpera,
Virgula Jesse.
Non sine corpore
Sed sine tempore,
Tendit ad esse.
 Elle monte au ciel
La Vierge mère,
La Vierge de Jessé.
C'est avec son corps
Et pour l’éternité,
Qu'elle s'élève jusqu'à celui qui est.
 
 

Secondement. Elle fut transportée au ciel au milieu de la joie. Gérard, évêque et martyr, dit à ce propos : « En ce jour, les cieux ont reçu la bienheureuse Vierge. avec joie. Les Anges se réjouissent, les Archanges jubilent, les Trônes s'animent, les Dominations la célèbrent dans les cantiques, les Principautés unissent leurs voix, les Puissances accompagnent de leurs instruments de musique, les Chérubins et les Séraphins entonnent des hymnes. Tous la conduisent jusqu'au souverain tribunal de la divine Majesté. »

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Troisièmement elle fut élevée au ciel au milieu de grands honneurs. Jésus lui-même et la milice céleste vinrent au-devant d'elle. « Qui pourrait s'imaginer, dit saint Jérôme, quelle fut la gloire dont la Reine du monde fut environnée lors de son passage ? Quel respect affectueux! Quelle multitude de légions célestes allant à sa rencontre ! Qu'ils étaient beaux les cantiques qui l’accompagnèrent jusqu'à son trône ! Quelle majesté, quelle grandeur dans les divins embrassements de son Fils qui la reçoit et l’élève au-dessus de toutes les créatures ! » « Il est à croire, dit ailleurs le même Père, gaze la milice des cieux alla en triomphe au devant de la mère de Dieu, et qu'elle l’environna d'une immense lumière, qu'elle la conduisit en chantant ses louanges et des cantiques jusqu'au trône de Dieu. La milice de la Jérusalem céleste tressaille d'une joie ineffable : elle est fière de tant d'amour et de reconnaissance. Cette fête; qui n'arrive qu'une fois pour nous dans le cours de l’année, ne doit point avoir eu de terme dans les cieux. On croit encore que le Sauveur vint au-devant d'elle de sa personne, dans cette fête, et qu'il la fit asseoir plein de joie auprès de lui sur le trône. Autrement il n'eût point accompli ce que lui-même a ordonné par cette loi : « Honore ton père et ta mère. » Quatrièmement: Elle fut reçue avec magnificence. » C'est le jour, dit saint Jérôme, où la mère sans souillure : la Vierge s'avança jusqu'à son trône élevé, où elle s'assit glorieuse auprès de J.-C. »

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Voici comment le bienheureux Gérard montre en ses homélies à quel degré de gloire et d'honneur elle fut élevée: « N.-S. J.-C. a pu seul la grandir comme il l’a fait pour qu'elle reçût de la majesté elle-même la louange et l’honneur à toujours. Elle est environnée des choeurs angéliques, entourée des troupes archangéliques, accompagnée des Trônes pleins d'allégresse, au milieu de l’enthousiasme des Dominations; les Principautés la vénèrent : les. Puissances lui applaudissent : elle est honorée par les Vertus, chantée par les Chérubins et louée par les hymnes des Séraphins. La très ineffable Trinité lui applaudit elle-même avec des transports qui n'ont point de fin, et la grâce dont elle l’inonde tout entière fait que tous ne pensent qu'à cette Reine. L'illustre compagnie des Apôtres l’élève au-dessus de toute louange, la multitude des martyrs est toute en suppliante autour d'une si grande Maîtresse: l’innombrable armée des confesseurs lui adresse des chants magnifiques, le choeur, des Vierges aux vêtements blancs célèbre sa gloire avec des accents ineffables : L'enfer lui-même hurle de rage, et les démons insolents l’acclament *. » Un; clerc très dévot à la Vierge Marie voulait pour ainsi dire consoler Notre-Dame au sujet des cinq plaies de N.-S. J.-C., en: lui adressant tous les jours cette prière: « Réjouissez-vous, Mère de Dieu, Vierge immaculée; réjouissez-vous, puisqu'un ange vous apporte la joie; réjouissez-vous puisque vous avez enfanté la clarté de la lumière éternelle; réjouissez-vous, Mère; réjouissez-vous, Sainte Vierge, Mère de Dieu. Vous seule êtes la Mère-Vierge: toutes créatures vous louent: O mère de lumière, je vous en prie, ne cessez d'intercéder pour nous. »

* Saint Pierre Damien, op. XXXIV.

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Atteint d'une grave maladie ce clerc, réduit à l’extrémité, fut troublé par la frayeur. La sainte Vierge lui apparut et lui dit : « Mon fils, pourquoi une si grande crainte de ta part ? toi qui si souvent  m’as annoncé la réjouissance. Réjouis-toi aussi toi-même et pour te réjouir éternellement, viens avec moi *. » Un soldat fort puissant et riche avait dissipé tout son bien en libéralités mal entendues. Il devint si pauvre qu'après avoir donné avec profusion, il. fut réduit à manquer des moindres choses. Or, il avait une femme très honnête et fort dévote à la bienheureuse Vierge Marie.

* On voyait dans l’église de l’abbaye de Marsilly (baronnie de Bourgogne), où les seigneurs de Noyers avaient leur sépulture, une inscription ainsi conçue : « En l’an mil deux cent, sous le reigne de Philippe Dieu donné, un nommé Geoffroy Lebrun, maistre d'hostel du roy, estant disgracié de la cour et sans aucun moyen, comme il passait au travers. de la, forêt Darnois, autrement Darnaux, le diable lui apparut qui luy promit de grandes richesses, à condition qu'il luy livreroit sa femme: ce que, ledit Lebrun luy promit, et. à cet effet luy en donna une cédule signée de son sang. Ce que voulant exécuter il monta à cheval, mit sa ditte femme en trousse, et se mit en chemin pour s'en aller au rendez-vous, qui estoit dans la susditte forêt; et comme son chemin estoit de passer au-devant de l’église de Nostre-Dame de Marsilly, la veille de l’Assomption de N.-D., la ditte femme entendit sonner une messe et demanda à son mari d'entrer dans l’église, et comme ledit Lebrun voulut sortir pour achever son voyage, la Vierge prit la figure, de sa femme, monta sur la croupe de son cheval derrière luy : — et estant au rendez-vous, on entendit un grand bruit qui se faisoit dans la forêt, et en mesme temps la Vierge enleva dans les bras du diable la cédule dudit Lebrun et la rendit à sa femme, laquelle fut trouvée dans laditte église où elle s'estoit endormie, et la Vierge lui ayant apparu luy ordonna de prier pour la conversion de son mari, et disparut. » (Cabin. hist., t. I, P. 158).

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A l’approche d'une solennité; où il avait coutume de distribuer de grandes largesses, comme il n'avait plus rien à donner, il fut poussé par la honte et la confusion à se retirer, jusqu'à ce que cette solennité fût passée, dans un lieu désert où il pourrait soulager sa tristesse, pleurer les inconvénients de sa, position, et éviter la honte: tout à coup paraît un cheval fougueux sur lequel était monté un homme terrible qui s'approche de lui et lui demande le motif d'une tristesse si profonde. Le soldat lui ayant fait le récit détaillé de tout ce qui lui était arrivé, le cavalier lui dit : « Si tu veux te soumettre à un léger acte d'obéissance, tu auras de la gloire et des richesses en plus grande abondance que par le passé. » Il promet au prince des ténèbres d'exécuter volontier ce qu'il lui commandera, pourvu qu'il accomplisse à son égard ce qu'il a promis lui-même. Et le diable lui dit: « Va-t'en chez toi, cherche dans tel endroit de la maison, tu y trouveras des masses d'or et d'argent en telle quantité et tant de pierres précieuses : Mais aie soin tel jour de m'amener ici ta femme. » Sur cette promesse le soldat retourne à sa maison, et dans l’endroit désigné, il trouve tout ce qui lui avait été annoncé. Il achète aussitôt des palais, il répand des largesses, il rachète ses biens, il se procure des esclaves. Or, le jour fixé étant proche, il appela sa femme et lui dit: « Montez à cheval, car il vous faut aller avec moi en un lieu assez éloigné. »

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La dame tremblante et effrayée, n'osant pas aller contre ses ordres, se recommanda bien dévotement à la bienheureuse Vierge Marie et suivit son époux. Parvenus assez loin, ils rencontrèrent une église sur leur chemin; la femme descendit de son cheval et entra, pendant que son mari attendait dehors. Elle se recommandait avec dévotion à la bienheureuse Marie, quand tout à coup elle s'endormit et la glorieuse Vierge, semblable en tout à cette dame dans ses habits et dans ses manières, s'avança de l’autel; sortit et monta à cheval pendant que la dame elle-même restait endormie dans l’église. Le mari persuadé que c'était sa femme continua son chemin. Quand ils furent arrivés au lieu convenu, le prince des ténèbres accourut de son côté avec grand fracas. A peine s'est-il approché que tout d'un coup il frémit et tremblant de stupeur il n'osa avancer. Alors il dit au soldat: « O le plus félon des hommes, pourquoi  m’as-tu joué ainsi et pourquoi te comportes-tu de cette manière quand je t'ai comblé de bienfaits? Je t'avais bien dit de  m’amener ta femme et tu  m’as amené la mère du Seigneur. Je voulais ta femme et tu as amené Marie. Car ta femme ne cesse de me faire tort; je voulais me venger sur elle, et tu  m’as amené celle-là pour qu'elle me tourmentât et qu'elle  m’envoyât dans l’enfer. » En entendant ces paroles, cet homme était stupéfait, la crainte et l’étonnement l’empêchaient de parler. La bienheureuse Vierge Marie dit alors : « Quelle a été ta témérité, esprit méchant, d'oser nuire à une personne pleine de dévotion pour moi ? Tu ne l’auras pas fait impunément. Voici maintenant la sentence que je lance contre toi: c'est que tu descendes en enfer, et que tu n'aies plus désormais la présomption de nuire à quiconque  m’invoquera avec dévotion. »

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Et le diable se retira en poussant de grands hurlements. Alors le mari, sautant à bas de son cheval, se prosterna aux pieds de la sainte Vierge, qui le réprimanda et lui ordonna de retourner vers sa femme encore endormie dans l’église et de se dépouiller de toutes les richesses du démon. Et quand il revint, il trouva sa femme qui dormait encore, la réveilla et lui raconta ce qui lui était arrivé. Revenus chez eux, ils jetèrent toutes les richesses du démon, ne cessèrent d'adresser des louanges en l’honneur de la sainte Vierge qui leur accorda dans la suite une grande fortune.

Un homme accablé sous le poids du péché fut ravi en vision au jugement de Dieu *. Et voilà que Satan vint dire : « Il n'y a rien en cette âme qui vous appartienne en propre; elle est plutôt de mon domaine, d'ailleurs j'ai un titre authentique. » Et le Seigneur lui dit : « Où est ton titre ? » Satan reprit:  « J'ai un titre; vous l’avez dicté de votre propre bouche, et vous lui avez donné une sanction éternelle. Vous avez dit en effet: « En même temps que vous en mangerez, « vous mourrez très certainement. » Comme donc il est de la race de ceux qui ont mangé le fruit défendu, à ce titre authentique il doit être condamné à mourir avec moi. » Alors le Seigneur dit : « O homme, il t'est permis de te défendre. » Or, l’homme se tut. Le démon ajouta: « D'ailleurs je l’ai par prescription, depuis trente ans je possède son âme, et il  m’a servi comme un esclave qui est ma propriété. « Cet homme continua à se taire. Le démon reprit : « Cette âme est à moi, car quand elle aurait fait quelque bien, ses mauvaises actions l’emportent incomparablement sur les bonnes. »

* Saint Antonin rapporte dans sa Somme un fait qui n'offre qu'une légère variante avec le texte de la Légende. Summa, 4, hart., tit. XV, c. V. § 1.

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Mais le Seigneur qui ne voulait pas porter de suite une condamnation contre ce pécheur lui assigna un délai de huit jours, afin que, ce terme expiré, il comparût devant lui et s'expliquât sur tout ce qui lui était reproché. Or, comme il s'en allait de devant le Seigneur, tout tremblant et pleurant, il rencontra une personne qui lui demanda la cause d'une tristesse aussi vive. Et comme il lui eut raconté tout en détail, l’autre lui dit : « Ne crains rien, n'appréhende rien, car sur le premier point je t'aiderai fortement. » Le pécheur lui ayant demandé comment il s'appelait, il lui fut répondu : « La Vérité est mon nom. » Il en trouva une seconde qui lui promit de l’aide sur la deuxième accusation. Il lui demanda comment elle s'appelait et il lui fut répondu : « Je suis la Justice. » Or, le huitième jour, il comparut en jugement et le démon lui objecta le premier chef d'accusation ; la Vérité répondit : « Nous savons qu'il y a deux sortes de mort,, celle du corps et celle de l’enfer : Or, démon, ce titre que tu invoques. en ta faveur ne parle pas de la mort de l’enfer, mais de celle du corps. Ce qui est évident, puisque tout le monde subit cette sentence, c'est-à-dire que tous meurent corporellement, sans cependant que tous meurent des feux de l’enfer. Quant à la mort du corps, oui, elle aura toujours lieu ; mais quant à la mort de l’âme, l’arrêter a été révoqué par le sang de J.-C. »

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Alors le démon, voyant qu'il avait succombé sur le premier chef, se mit à lui objecter le second. Mais la Justice se présenta et répondit ainsi pour cet homme : « Quoique tu aies possédé cet homme comme ton esclave pendant nombre d'années, cependant toujours la raison voulait le contraire; toujours la raison murmurait de servir un si cruel maître. » A la troisième objection, il n'eut personne pour le défendre. Et, le Seigneur dit : « Qu'on apporte une balance et qu'on pèse les bonnes actions et toutes les mauvaises. Alors la Vérité et la Justice dirent au. pécheur : « Voici la mère de miséricorde assise auprès du Seigneur, aie recours à elle de toute ton âme et essaie de l’appeler à ton aide. » Quand il l’eut fait, la sainte Vierge Marie vint à son secours et elle mit la main sur la balance du côté où se trouvait le plateau de bien; mais le diable s'efforçait de faire baisser l’autre plateau ; cependant la mère de miséricorde l’emporta et délivra le pécheur. Celui-ci, revenu alors à lui, se corrigea.

Dans la ville de Bourges*, vers l’an du Seigneur 527, comme les chrétiens communiaient le jour de Pâques, un enfant juif s'approcha de l’autel avec les enfants des chrétiens et reçut comme eux le corps du Seigneur. Revenu chez lui, son père lui ayant demandé d'où il venait, l’enfant répondit qu'il avait été à l’église avec les enfants chrétiens, écoliers comme lui, et qu'il avait communié avec eux. Alors le père, rempli de fureur, prit l’enfant et le jeta dans une fournaise ardente qui se trouvait là.

* Evagre, Histoire ecclés., l. IV, c. XXXV, rapporte un fait semblable arrivé à C. P.

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A l’instant la mère de Dieu se présenta à l’enfant sous les traits d'une image qu'il avait vue sur l’autel, et le protégea contre le feu dont il ne reçut aucune atteinte. Alors la mère de l’enfant rassembla par ses clameurs un grand nombre de chrétiens et, de juifs. En voyant dans la fournaise l’enfant qui n'avait éprouvé aucun accident, ils l’en retirèrent et lui demandèrent comment il avait pu en échapper. Il répondit : « C'est que cette révérende Dame qui était sur l’autel  m’a prêté du secours et a écarté de moi tout le feu. » Les chrétiens, qui comprirent que c'était de l’image de la sainte Vierge que l’enfant parlait, prirent le père. de l’enfant et le jetèrent dans la fournaise où il fut brûlé aussitôt et consumé entièrement.

— Quelques moines étaient avant le jour auprès d'un fleuve et s'entretenaient de bagatelles et de discours oiseux. Et voici qu'ils entendent des rameurs qui passaient sur le fleuve avec une grande rapidité. Les moines leur dirent : « Qui êtes-vous ? » Et ils répondirent : « Nous sommes des démons, et nous portons en enfer l’âme d'Ebroïn, prévôt du roi des Francs qui a apostasié du monastère de Saint-Gall. » En entendant cela, les moines furent saisis d'une très violente peur, et s'écrièrent de toutes leurs forces: « Sainte Marie, priez pour nous. » Et les démons leur dirent :
« Vous avez bien fait d'invoquer Marie, car nous voulions vous démembrer et vous noyer, parce que nous vous trouvons à une heure indue vous livrant à des conversations déréglées. » Alors les moines rentrèrent au couvent et les démons se hâtèrent d'aller en enfer *.

* Gauthier de Cluny, Miracles de la sainte Vierge, c. IV.

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— Il y avait un moine fort lubrique, mais fort dévot à la bienheureuse Vierge Marie. Une nuit qu'il allait commettre son crime habituel, il passa devant un autel, salua la sainte Vierge, et sortit de l’église. Comme il voulait traverser un fleuve, il tomba dans l’eau et mourut. Or, comme les démons s'étaient saisis de son âme, vinrent des anges pour la délivrer. Les démons leur dirent : « Pourquoi êtes-vous venus ici? vous n'avez rien en cette âme. » Et aussitôt la bienheureuse Vierge Marie se présenta et les reprit de ce qu'ils avaient osé ravir l’âme du moine. Ils lui répondirent qu'ils l’avaient trouvé au moment où il finissait sa vie dans de mauvaises oeuvres. La sainte Vierge leur dit : « Ce que vous dites est faux, car je sais que s'il allait quelque part, il me saluait d'abord et à son retour, il en faisait autant; que si vous dites que l’on vous fait violence, posons la question au tribunal du souverain Juge. » Et comme on discutait devant le Seigneur, il lui plut que l’âme retournerait à son corps et ferait pénitence de ses actions.
Pendant ce temps-là, les frères voyant que l’heure des matines s'écoulait sans qu'on les sonnât * cherchent le sacristain; ils vont jusqu'à ce fleuve et le trouvent noyé. Après avoir retiré le corps de l’eau, ils s'émerveillaient de cet accident, quand tout à coup le moine revint à la vie et raconta ce qui était arrivé. Il passa le reste de sa vie dans de bonnes oeuvres.

* Le moine était sonneur.

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— Une femme souffrait une foule d'importunités de la part du démon qui lui apparaissait visiblement sous la forme d'un homme : elle employait quantité de moyens de se préserver; tantôt c'était de l’eau bénite, tantôt une chose, tantôt une autre, sans que le démon cessât de la tourmenter. Un saint homme lui conseilla, quand le démon s'approcherait d'elle, de lever les mains et de crier aussitôt : « Sancta Maria, adjuva me. Sainte Marie, aidez-moi. » Et quand elle l’eut fait, le diable, comme s'il eût été frappé d'une pierre, s'arrêta effrayé; après quoi il dit « Qu'un mauvais diable entre dans la bouche de celui qui t'a enseigné cela. » Et aussitôt il disparut et il ne s'approcha plus d'elle dans la suite.

MODE DE L'ASSOMPTION DE LA SAINTE VIERGE MARIE

Le mode de l’Assomption de la très sainte Vierge Marie est rapporté dans un sermon compilé de divers écrits des saints, qu'on lit solennellement dans plusieurs églises, et où l’on, trouve, ce qui suit : «Tout ce que j'ai pu rencontrer dans les récits des saints Pères, du monde entier, touchant le vénérable trépas de la Mère de Dieu, j'ai pris soin d'en faire mémoire en son honneur. Saint Côme, surnommé Vestitor, rapporte des choses qu'il a apprises par une relation certaine de la bouche des descendants de ceux qui en ont été les témoins. Il faut en tenir compte. Voici ses paroles : Quand
J.-C. eut décidé de faire venir auprès de soi la Mère de la vie, il lui fit annoncer par l’ange qu'il lui avait déjà envoyé, comment elle devait s'endormir *, de crainte que la mort survenant inopinément ne lui apportât quelque trouble.

* On s'est servi depuis les premiers siècles de l’église, tant chez les Latins que chez les Grecs de l’expression dormitio pour signifier le trépas, et même la fête de l’Assomption de la sainte Vierge. On donna encore à ce jour le nom de depositio, pausatio, transitus. L'Eglise d'orient n'emploie que le mot koirèsis; dormitio, sommeil.

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Elle avait conjuré son fils face à face, alors qu'il était encore sur la terre avec elle, de ne lui laisser voir aucun des esprits malins. Il envoya donc en avant un ange avec ordre de lui parler ainsi : « Il est temps, ma mère, de vous prendre auprès de moi. De même que vous avez rempli la terre de joie, de même vous devez réjouir le ciel. Rendez agréables les demeures de mon Père; consolez les esprits de mes saints ; ne vous troublez pas de quitter un monde corruptible avec toutes ses vaines convoitises, puisque vous devez habiter le palais céleste. O ma Mère, que votre séparation de la chair ne vous effraie pas, puisque vous êtes appelée à une vie qui n'aura pas de fin, à une joie sans bornes, au repos de la paix, à un genre de vie sûr, à un repos qui n'aura aucun terme, à une lumière inaccessible, à un jour qui n'aura pas de soir, à une gloire inénarrable, à moi-même votre Fils, le créateur de l’univers! Car je suis la vie éternelle, l’amour incomparable, la demeure ineffable, la lumière sans ombre, la bonté inestimable. Rendez sans crainte à la terre ce qui lui appartient. Jamais personne ne vous ravira de ma main, puisque la terre, dans toute son étendue, est en ma main. Donnez-moi votre corps, parce que j'ai mis ma divinité dans votre sein. La mort ne tirera aucune gloire de vous, parce que vous avez engendré la vie.

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L'obscurité ne vous enveloppera point de ses ombres parce que vous avez mis au monde la lumière ; vous ne subirez ni meurtrissure, ni brisure, car vous avez mérité d'être le vaisseau qui  m’a reçu. Venez à celui qui est né de vous afin de recevoir la récompense qui vous est due pour l’avoir porté dans votre sein, pour l’avoir nourri de votre lait; venez habiter avec votre Fils unique; hâtez-vous de vous réunir à lui. Je sais qu'aucun autre amour que celui de votre Fils ne vous tourmente. C'est comme vierge-mère que je vous ai présentée; je vous présente comme le mur qui soutient le monde entier, comme l’arche de ceux qui doivent être sauvés, la planche du naufragé, le bâton des faibles, l’échelle de ceux qui montent au ciel, et la protectrice des pécheurs. Alors j'amènerai auprès de vous les apôtres qui vous enseveliront de leurs mains comme si c'était des miennes. Il convient en effet que les enfants de ma lumière spirituelle, auxquels j'ai donné le Saint-Esprit, ensevelissent votre corps et me remplacent à vos admirables funérailles. » Après ce récit l’ange donne pour gage à la Vierge une palme, cueillie dans le paradis, afin de la rendre assurée de sa victoire contre la corruption de la mort, il y ajoute des vêtements funèbres; ensuite il regagne le ciel d'où il était venu.
La Bienheureuse Vierge Marie convoqua ses amis et ses parents et leur dit : « Je vous apprends qu'aujourd'hui je dois quitter la vie temporelle; il faut donc veiller, car au trépas de tout le monde, viennent auprès du lit du mourant la vertu divine des anges et les esprits malins. »

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A ces mots, tous se mirent à pleurer et à dire : « Vous craignez, vous la présence des esprits; quand vous avez été digne d'être la mère de l’auteur de toutes choses, quand vous avez engendré celui qui a dépouillé l’enfer, quand vous avez mérité d'avoir un trône préparé au-dessus des chérubins et des séraphins! Que ferons-nous donc, nous autres? comment fuirons-nous? » Il y avait là une multitude de femmes qui pleuraient et lui demandaient de ne pas les laisser orphelines. Alors la sainte Vierge leur dit pour les consoler : « Si vous qui êtes les mères d'enfants soumis à la corruption, vous ne pouvez supporter d'en être séparées pour un peu de temps, comment donc moi qui suis mère et vierge ne désirerais-je pas d'aller trouver mon fils, le Fils unique de Dieu le Père? Si chacune de vous quand elle a perdu quelqu'un de ses fils, se console en celui qui survit ou dans celui qui doit naître, moi qui n'ai que ce fils, et qui reste pure, comment ne me hâterai-je pas de mettre fin à mes angoisses en allant à lui qui est la vie de tous ? » Or, pendant que ceci se passait, saint Jean arrive et s'informe de ce qui a lieu. Quand la Vierge lui eut annoncé son départ pour le ciel, il se prosterna par terre et s'écria en pleurant : « Que sommes-nous, Seigneur, puisque vous nous réservez de si grandes tribulations ? Pourquoi plutôt ne  m’avez-vous dépouillé de mon corps? J'aurais mieux aimé être enseveli par la mère de mon Seigneur, que d'être obligé d'assister à ses funérailles. » Alors la sainte Vierge le mena tout en pleurs dans sa chambre et lui montra la palme et les vêtements ; après quoi elle s'assit sur le lit qui avait été préparé pour sa sépulture.

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Et voici qu'on entend un violent coup de tonnerre; un tourbillon semblable à une nuée blanche se forme, et les apôtres sont déposés, comme la pluie qui tombe, devant la porte de la maison de la sainte Vierge. Ils s'étonnent de ce qui arrive, mais saint Jean vient à eux et leur révèle ce qui a été annoncé par l’ange à la sainte Vierge: comme ils pleuraient tous, saint Jean les consola. Ils essuyèrent donc leurs larmes, entrèrent, et après avoir salué la Bienheureuse Vierge avec. respect, ils l’adorèrent. Et elle dit : « Salut, les enfants de mon Fils unique. » Après avoir écouté le récit qu'ils lui firent de leur arrivée, elle leur manifesta tout. Les apôtres lui dirent : « C'est en tournant nos regards vers vous, très honorable Vierge comme vers notre maître lui-même et notre Seigneur, que nous nous consolions ; c'était là notre seule ressource d'espérer que nous vous avions pour médiatrice auprès de Dieu. » Après qu'elle eut salué Paul en l’appelant par son nom, celui-ci lui dit
« Je vous salue, reine de ma consolation ; car bien que je n'aie pas vu J.-C. dans sa chair, cependant, quand je vous vois, je suis consolé comme si je le voyais lui-même. Jusqu'à ce jour je prêchais aux nations que vous aviez engendré Dieu, maintenant j'enseignerai que vous êtes allée à lui. » Après quoi la sainte Vierge montra ce que l’ange lui avait apporté, et les avertit de ne point éteindre les lampes jusques après son trépas. Il y avait là cent vingt vierges occupées à la servir. Après quoi elle revêtit ses vêtements funèbres et en disant adieu à tous, elle place son corps sur son lit pour mourir; saint Pierre était placé à la tête, saint Jean à ses pieds, les autres apôtres autour du lit, adressant des louanges à la mère de Dieu.

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Alors saint Pierre prit la parole en ces termes : « Réjouissez-vous, épouse du lit céleste, candélabre à trois branches de la lumière éclante, par qui a été manifestée la clarté éternelle. » Saint Germain, archevêque de Constantinople atteste aussi que les apôtres se rassemblèrent pour le sommeil de la très sainte Vierge, quand il dit : « O sainte Mère de Dieu, quoique vous ayez été soumise à la mort que ne saurait éviter aucune créature humaine, cependant votre oeil qui nous garde ne s'assoupira point ni ne s'endormira point : car votre trépas n'eut pas lieu sans témoins et votre sommeil est certain. Le ciel raconte la gloire de ceux qui chantèrent sur votre dépouille; la terre rend hommage à la véracité; les nuages proclament les hommages que vous en avez reçus. Les anges, célèbrent les bons offices qui vous ont été rendus, en ce que les apôtres se rassemblèrent auprès de vous dans Jérusalem. » Le grand Denys l’aréopagite atteste aussi la même chose en disant : « Ainsi que tu le sais bien, nous nous sommes rassemblés avec beaucoup de nos frères pour voir le corps de celle qui a reçu le Seigneur.-» Or, se trouvaient là Jacques, frère de Dieu, avec Pierre le souverain chef des Théologiens. Ensuite il sembla bon, après ce qu'on avait, vu, que tous les souverains prêtres chantassent des hymnes, selon que chacun avait en soi d'énergie, de bonté vivifiante ou de faiblesse.

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Saint Cosme poursuit ainsi sa narration : « Après cela, un fort coup de tonnerre ébranla la maison entière, et un vent doux la remplit d'une odeur si suave, qu'un sommeil profond s'empara de ceux qui s'y trouvaient, à l’exception . des apôtres et de trois vierges qui portaient des flambeaux; car le Seigneur descendit avec une multitude d'anges et enleva l’âme de sa mère. Or, l’éclat de cette âme était si resplendissant qu'aucun des apôtres ne la pouvait regarder. Et le Seigneur dit à saint Pierre :
« Ensevelissez le corps de ma mère avec le plus grand respect, et gardez-le soigneusement pendant trois jours, car je viendrai alors, et le transporterai dans le lieu où n'existe point la corruption; ensuite je le revêtirai d'une clarté semblable à la mienne, afin qu'il y ait union et accord entre ce qui a été reçu et ce qui' a reçu. » Saint Cosme rapporte encore un mystère étrange et merveilleux, et qui ne souffre ni investigation curieuse, ni discussion ordinaire : puisque tout ce qu'on dit de la mère de Dieu est surnaturel, admirable, redoutable, plutôt que sujet à discussion. « Car, dit-il, quand l’âme sortit de son corps, ce corps prononça ces mots : « Je vous rends grâces, Seigneur, car je suis digne de votre gloire. Souvenez-vous de moi puisque je suis votre oeuvre, et que j'ai conservé ce que vous  m’avez confié. » Quand ceux qui dormaient furent éveillés, continue saint Cosme, et qu'ils virent sans vie le corps de la Vierge, ils se livrèrent à une grande tristesse et poussèrent des gémissements. Les apôtres prirent donc le corps qu'ils portèrent au monument, en même temps que saint Pierre commença le Psaume : In exitu Israël de Aegypto. Les choeurs des anges louaient la Vierge de telle sorte que Jérusalem fut émue à l’occasion de cette grande gloire.

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Alors les grands-prêtres envoient une multitude de gens armés d'épées et de bâtons. Un d'eux se rue sur le grabat, avec l’intention de jeter par terre le corps de Marie, mère de Dieu. Mais parce qu'il l’ose toucher avec impiété, il mérite d'être privé de l’usage de ses mains; elles s'arrachent toutes les deux de ses bras; et restent suspendues au lit funèbre ; en même temps, il éprouve des tourments horribles. Cependant, il implore son pardon, et promet de s'amender. Pierre lui dit : « Tu ne pourras jamais obtenir le pardon, si tu n'embrasses le corps de celle qui a toujours été vierge, et si tu ne confesses que J.-C., qui est né d'elle, est le Fils de Dieu. » Quand il l’eut fait, ses mains se rejoignirent aux coudes d'où elles avaient été arrachées. Et saint Pierre prit une datte de la palme et lui dit : « Va, rentre dans la ville, et pose-la sur les infirmes, et tous ceux qui croiront recevront la santé*. » Quand les apôtres arrivèrent au champ de Gethsémani, ils y trouvèrent un sépulcre semblable au glorieux sépulcre de J.-C.; ils y déposèrent le corps avec beaucoup de respect, sans oser toucher au très saint vaisseau de Dieu, mais ils le prirent par les coins du suaire et le placèrent dans le sépulcre, qu'ils scellèrent. Pendant ce temps, les apôtres et les disciples du Seigneur restèrent autour du tombeau, selon l’ordre qu'ils en avaient reçu de leur maître. Le troisième jour, une nuée toute resplendissante l’environne, les voix angéliques se font entendre, une odeur ineffable se répand, tous sont dans une immense stupeur; alors, ils voient que le Seigneur est descendu, et qu'il transporte le corps de la Vierge avec une gloire ineffable.

* Nicéphore Calliste., Hist., l. II ; c. XXI.

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Les apôtres embrassèrent le sépulcre et retournèrent chez saint Jean l’évangéliste et le théologien, en le louant d'avoir été le gardien de la sainte Vierge. Or, il y eut un des apôtres qui n'assista pas à cette solennité. Dans l’admiration où le jetait le récit de choses si merveilleuses, il suppliait qu'on ouvrît le tombeau pour s'assurer de la vérité. Les apôtres s'y refusaient sous le prétexte que ce qu'ils lui racontaient devait suffire, dans la crainte que si les infidèles en avaient connaissance, ils publiassent que le corps avait été volé. Mais l’apôtre contristé disait : « Pourquoi me privez-vous de partager un trésor qui nous est commun, quand je suis autant que vous? » Enfin, ils ouvrirent le tombeau, où ils ne trouvèrent pas le corps, mais seulement les vêtements et le suaire.

Au livre III, chap. XL de l’Histoire Euthimiata, saint Germain, archevêque de Constantinople, dit avoir découvert, et le grand Damascène l’atteste comme lui, que du temps de l’empereur Marcien, l’impératrice Pulchérie, de sainte mémoire, après avoir fait bâtir à C. P. beaucoup d'églises, en éleva entre autres une admirable auprès des Blaquermes, en l’honneur de la sainte Vierge. Elle convoqua Juvénal, archevêque de Jérusalem, et d'autres évêques de la Palestine, qui restaient alors dans le capitale pour le concile qui se tint à Chalcédoine, et leur dit : « Nous avons appris que le corps de la très sainte Vierge fut enterré dans le champ de Gethsémani; nous voulons donc, pour garder cette ville, y transporter ce corps avec un respect convenable. »

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Or, comme Juvénal lui eut répondu que ce corps, d'après ce qu'il en avait appris dans les anciennes histoires, avait été transporté dans la gloire et qu'il n'était resté dans le tombeau que les vêtements avec le suaire, le même Juvénal envoya ces vêtements à C. P., où ils sont placés avec honneur dans l’église dont on vient de parler *. » Et que personne ne pense que j'aie forgé ce récit à l’aide de mon imagination, mais j'ai raconté ce que j'ai connu par l’enseignement, et d'après les recherches de ceux qui ont appris ces faits de leurs devanciers, par une tradition digne de toute créance. Ce qui est rapporté jusqu'ici, se trouve dans le discours dont il a été question plus haut. Or, saint Jean Damascènes:, Grec d'origine, raconte plusieurs circonstances merveilleuses au sujet de la très sainte assomption de la sainte Vierge. Il dit donc dans ses sermons :

« Aujourd'hui la très sainte Vierge est transportée dans le lit nuptial du ciel ; aujourd'hui cette arche sainte et vivante qui a porté en soi celui qui l’a créée, est placée dans un temple que n'a pas construit la main des hommes; aujourd'hui la très sainte colombe pleine d'innocence et de simplicité, s'est envolée de l’arche, c'est-à-dire de ce corps qui a reçu Dieu ; elle a trouvé où poser les pieds; aujourd'hui l’immaculée Vierge que n'ont pas souillée les passions terrestres, mais au contraire qui a été instruite par les intelligences célestes, ne s'en est pas allée dans la terre, mais appelée à juste raison, un ciel animé, elle habite dans les tabernacles célestes.

* Nicéphore Calliste, Hist., l. XV, ch. XIV.

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Bien que votre bienheureuse âme soit séparée d'après la loi de la nature de votre glorieux corps, et que ce corps soit confié à la sépulture, cependant il ne reste pas la propriété de la mort, et il n'est pas dissous par la corruption : car dans celle qui a enfanté, la virginité est restée intacte ; dans celle qui meurt, le corps reste toujours indissoluble, et il passe à une meilleure et plus sainte vie ; la mort ne le détruit pas, car il doit même durer éternellement. De même que ce soleil éclatant, qui verse la lumière, paraît s'éclipser un instant quand il est caché par un corps sublunaire, sans pourtant perdre rien de sa lumière intarissable, de même, vous, fontaine de vraie lumière, trésor inépuisable de vie, quoique condamnée à subir la mort corporelle pour un court espace de temps, vous versez cependant sur nous avec abondance la clarté d'une lumière qui ne s'altère jamais. De là vient que votre sommeil ne doit pas recevoir le nom de mort, mais de passage, de retraite, ou mieux encore d'arrivée. En quittant votre corps, vous arrivez au ciel. Les anges et les archanges viennent au-devant, de vous : les esprits immondes redoutent votre ascension. Bienheureuse Vierge, vous n'avez pas été enlevée au ciel, comme Elie, vous n'êtes pas montée comme Paul jusqu'au troisième ciel, mais vous avez atteint au trône royal de votre Fils. On bénit la mort des autres saints parce qu'elle démontre qu'ils sont heureux, mais cela n'existe pas chez vous. Ni votre mort, ni votre, béatitude, ni votre trépas, ni votre départ, pas même votre retraite n'ajoutent rien à la sécurité de votre bonheur; car vous êtes le principe, le moyen et la fin de tous les biens que ne saurait comprendre l’intelligence de l’homme.

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Votre sécurité, votre avancement réel, votre conception surnaturelle s'expliquent : vous êtes l’habitation de Dieu. Aussi avez-vous dit avec vérité que ce n'est pas à dater de votre mort, mais du moment de votre conception que toutes les générations vous béniraient. La mort ne vous a pas rendue heureuse, mais vous-même vous avez ennobli la mort; nonobstant la tristesse qui l’accompagne,-vous l’avez changée en joie. En effet si Dieu a dit : De crainte que le premier homme n'étende la main et ne cueille du fruit de l’arbre de vie et qu'il ne vive pour toujours; comment celle qui a porté la vie elle-même, la vie qui n'a pas eu de commencement, la vie qui n'aura point de fin, comment ne vivrait-elle point dans le Siècle qui doit durer toujours? Dieu autrefois a chassé du paradis les auteurs du genre humain endormis dans la mort du péché, ensevelis dans les profondeurs de la désobéissance; et qui déjà étaient gâtés par l’infection du péché ; il les a exilés; mais aujourd'hui celle qui a apporté la vie à tout le genre humain, qui a donné des preuves de son obéissance à Dieu le Père, qui a chassé toutes les impressions du vice, comment le paradis ne la recevrait-il pas ? comment le ciel joyeux ne lui ouvrirait-il pas ses portes ? Eve a prêté l’oreille au serpent; elle a avalé la coupe empoisonnée; elle se laisse allécher par la volupté ; elle enfante dans la douleur: elle est condamnée avec Adam.

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Mais celle qui est véritablement bienheureuse, qui prêta l’oreille à la voix de Dieu, qui. fut remplie du Saint-Esprit, qui porta la miséricorde du Père en son sein, qui conçut sans l’entremise de l’homme, qui enfanta sans douleur, comment la mort en fera-t-elle sa proie ? comment la corruption osera-t-elle quelque chose sur un corps qui a porté la vie elle-même? »

Le Damascène dit encore dans ses sermons : « Il est vrai que, dispersés par toute la terre et occupés à pêcher des hommes, jetant le filet de la parole pour les amener hors des ténèbres où ils étaient ensevelis à la table céleste et aux noces solennelles du Père, les apôtres furent rassemblés et réunis par l’ordre de Dieu, et furent apportés des confins du monde à Jérusalem, enveloppés dans une nuée comme dans un filet. En ce moment nos premiers parents Adam et Eve s'écrièrent : « Venez à nous, ô sacrée et salutaire nourriture, vous avez comblé notre joie ! » De son côté la compagnie des saints qui se trouvait corporellement présente disait : a Demeurez avec nous ; vous êtes notre consolation ; ne nous laissez pas orphelins ; vous êtes notre soutien dans nos travaux, notre rafraîchissement dans nos fatigues; c'est notre gloire de vivre ou de mourir avec vous : car la vie n'est rien pour nous, si nous sommes privés de votre présence. » Je pense que ce furent ces paroles ou d'autres semblables que les apôtres exprimaient au milieu des sanglots de tous ceux qui composaient l’assemblée. Marie se tournant vers son fils: « Soyez vous-même, lui dit-elle, le consolateur de ceux qu'il vous a plu appeler vos frères et qui sont dans la douleur à cause de mon départ; et ajoutez bénédiction sur bénédiction à l’imposition des mains que je vais faire sur eux. »

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Ensuite elle étendit les mains et bénit le collège des fidèles, puis elle ajouta : « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains : recevez mon âme qui vous est si chère et que j'ai conservée pure. C'est à vous et non à la terre que je confie mon corps ; conservez-le entier puisqu'il vous a plu l’habiter; Transportez-moi auprès de vous, afin que là où vous êtes, vous, le fruit de mes entrailles, j'y sois et j'y habite avec vous. » Ce fut alors que les fidèles entendirent ces paroles : « Levez-vous, venez, ô ma bien-aimée, ô la plus belle des femmes ; vous êtes belle, mon amie, et il n'y a pas de tache en vous. » En entendant ces paroles, la Vierge recommande son esprit aux soins de son Fils. Alors les apôtres répandent dés torrents de larmes, et couvrent de baisers le tabernacle du Seigneur : le contact de ce sacré corps les remplit de bénédiction et de sainteté. Les maladies disparaissent, les démons s'enfuient, l’air et le ciel sont sanctifiés par la présence de son esprit qui s'élève, la terre l’est à son tour, parce que son corps y est déposé; comme aussi l’eau, par l’ablution de son corps. En effet, ce corps sacré est lavé dans une eau très limpide qui n'a pu le nettoyer, mais qui en a été sanctifiée. Ensuite le saint corps enveloppé d'un suaire blanc est placé sur un lit, les lampes resplendissent, les parfums répandent leur douce odeur, et l’air retentit du chant des hymnes angéliques. Ce fut au milieu du concert que les apôtres et les autres saints qui se trouvaient là, faisaient entendre, en chantant des cantiques divins, que l’arche du Seigneur, soutenue sur les tètes sacrées des apôtres, est amenée de la montagne à la sainte terre de Gethsémani.

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Les anges la précèdent et la suivent, les autres étendent des voiles sur le précieux corps, toute l’Eglise l’accompagne. Il s'y trouva aussi des Juifs endurcis par le vieux levain de la méchanceté. On raconte encore que comme ceux qui portaient le corps sacré de la mère de Dieu descendaient de la montagne de Sion, un hébreu, un instrument du diable, poussé par un mouvement téméraire et conduit par une inspiration infernale s'approcha, en courant, du saint corps auprès duquel les anges eux-mêmes tremblaient de s'approcher, et comme un furieux, prit de ses deux mains le lit funèbre qu'il renversa à terre. Mais on dit qu'une de ses mains se sécha comme bois et tomba. C'était merveille de le voir semblable à un tronc inutile, tant que la foi n'eut changé son coeur, et ne l’eut fait repentir avec larmes de son crime. Alors ceux qui portaient le cercueil s'arrêtèrent, jusqu'à ce que le misérable mettant sa main sur le très saint corps, reçut une guérison complète à l’instant qu'il l’eut touché. De là on arrive à Gethsémani, où le saint corps est déposé dans un tombeau vénérable, après qu'il eut reçu les baisers, les embrassements, les larmes des fidèles couverts de sueur et chantant des hymnes sacrés. Mais votre âme ne fut pas laissée dans l’enfer et votre corps n'a pas été atteint par la corruption. Il convenait que le sein de la, terre ne retînt pas le sanctuaire de Dieu, la fontaine qui n'a pas été creusée, le champ vierge, la vigne qui n'avait pas reçu la rosée, l’olivier fécond.

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Il fut convenable que la Mère fût élevée par le Fils, afin qu'elle montât vers lui comme il était descendu en elle, afin que celle qui a conservé sa virginité dans son enfantement n'éprouvât pas les atteintes de la corruption en son corps, et que celle qui a porté son créateur, dans son sein habitât les divins tabernacles.. Le Père l’avait prise pour épouse, elle doit être gardée dans le palais céleste : la mère doit jouir de ce qui appartient au Fils. » (Saint Jean Damascène.)

Saint Augustin s'étend aussi fort longuement dans un sermon sur la très sainte Assomption de Marie toujours vierge: « Avant, dit-il, de parler du très saint corps de celle qui toujours a été vierge, et de l’assomption de sa bienheureuse âme, nous commençons par dire que l’Ecriture ne parle pas d'elle après que le Seigneur l’eut recommandée sur la croix au disciple, si ce n'est ce que saint Luc rapporte dans les Actes des apôtres: « Ils étaient tous, dit-il, persévérants unanimement dans la prière avec Marie, mère de Jésus (Actes, I). » Que dire donc de sa mort? Que dire de son assomption? Puisque l’Ecriture se tait, il ne faut demander à la raison que ce qui est conforme à la vérité. Que la vérité donc soit notre autorité puisque sans elle il n'y a même pas d'autorité. Nous nous basons sur la connaissance que nous avons de la condition humaine quand nous n'hésitons pas à dire qu'elle a souffert la mort temporelle *; mais si nous disons qu'elle fut la pâture de la pourriture, des vers et de la cendre, il faut examiner si cet état convient à la sainteté qui la distingue et aux prérogatives qui appartiennent à cette merveilleuse habitation de Dieu.

* Il paraît par ce passage que l’oraison Veneranda qui se récitait dans les liturgies modernes au jour de la fête de l’Assomption, est d'une très haute antiquité.

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Nous savons bien qu'il a été dit à notre premier père : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. » La chair de J.-C. ne subit pas cette condamnation puisqu'elle ne fut pas soumise à la corruption, Donc elle fut exceptée de la sentence générale la nature qui fut prise de la Vierge. Le Seigneur dit aussi à la femme: « Je t'affligerai de nombreuses misères : tu enfanteras dans la douleur.» Marie a bien enduré les angoisses, puisqu'un glaive perça son âme ; cependant elle enfanta sans douleur. Donc Marie, quoique partageant les angoisses d'Eve, ne les partagea pas en enfantant avec douleur. Donc celle qui jouit d'une prérogative immense est exceptée de la règle générale. Si donc l’on dit qu'elle a souffert la mort sans cependant que la mort l’ait retenue dans ses liens, serait-ce une impiété de dire qu'il n'ait pas voulu préserver sa mère contre les horreurs de la pourriture, quand il a voulu conserver intacte la pudeur de sa virginité? Est-ce qu'il n'appartenait pas à la bonté du Seigneur de conserver l’honneur de sa mère, lui qui était venu non pour détruire la loi, mais pour l’accomplir ? S'il -1'a honorée pendant sa vie plus que toute autre par la grâce qu'il lui fit de le concevoir, c'est donc chose pieuse de croire qu'il l’honora dans sa mort d'une préservation particulière et d'une grâce spéciale. La pourriture et les vers, c'est la honte de la condition humaine.

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Or, comme J.-C. est exempt de cet opprobre, Marie en est exempte aussi, puisque J.-C-. est né d'elle. Car la chair de Jésus, c'est la chair de Marie, qu'il éleva au-dessus des astres, honorant par là la nature humaine, mais plus encore celle de sa mère. Si le fils a la nature de la mère, il est de toute convenance que la mère possède la nature du Fils, non pas quant à l’unité de la personne, mais quant à l’unité de la nature corporelle. Si la grâce peut faire qu'il y ait unité sans qu'il y ait communauté de nature, à plus forte raison quand il y a unité en grâce et naissance corporelle en particulier. Il y a unité de grâce comme celle des disciples avec J.-C., selon qu'il en parle lui-même quand il dit : « Afin qu'ils soient un comme nous sommes un » et ailleurs : « Mon père, je veux qu'ils soient avec moi partout où je suis. » Si donc J.-C. veut avoir avec soi ceux qui, réunis par la foi en lui, sont censés' ne faire qu'un avec lui, que penser, par rapport à sa mère, du lieu où elle soit digne de se trouver, sinon en présence de son Fils? Autant que je puis le comprendre, autant que je puis le croire, l’âme de Marie est, honorée par son Fils d'une prérogative plus excellente encore, puisqu'elle possède en J.-C. le corps de ce Fils qu'elle a engendré avec les caractères de la gloire. Et pourquoi ce corps ne serait-il pas le sien, puisqu'elle le conçut par lui ? S'il n'a pas été au-devant d'elle, je ne reconnais pas là son autorité. Oui, je crois que c'est par lui qu'elle a engendré; car une si grande sainteté est plus digne du ciel que de la terre. Le trône de Dieu, le lit de l’époux, la maison du Seigneur et le tabernacle de J.-C. a le droit d'être où il est lui-même. Le ciel est plus digne que la terre de conserver tin si précieux trésor.

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L'incorruptibilité et non la dissolution causée par la pourriture est la conséquence directe d'une si grande intégrité. Que ce très saint corps ait été abandonné aux vers comme à leur pâture, je rougirais de le penser, j'aurais honte de le dire! Les grâces incomparables qui lui ont été départies sont de nature à me faire rejeter cette pensée. Plusieurs passages de l’Écriture viennent à l’appui de ce que j'avance. La vérité a dit autrefois à ses ministres : « Où je suis, là aussi sera mon ministre.; » Si cette sentence générale regarde tous ceux qui servent J.-C. par leur croyance et leurs oeuvres, elle s'applique bien mieux encore à Marie qui, sans le moindre doute, l’a aidé par toutes ses œuvres. Elle l’a porté dans ses entrailles, elle l’a mis au monde, elle l’a nourri, elle l’a réchauffé, elle l’a couché dans la crèche, dans la fuite en Egypte elle l’a caché, elle a guidé les pas de son enfance, elle l’a suivi jusqu'à la croix. Elle ne pouvait douter qu'il fût Dieu, puisqu'elle savait l’avoir conçu non par les voies ordinaires, mais par l’aspiration divine. Elle n'hésite pas à croire à sa puissance comme à la puissance d'un dieu quand elle dit, lorsque le vin manquait: « Ils n'ont pas de vin. » Il accueillit sa demande par un miracle; elle savait qu'il le pouvait faire. Donc, il est clair que Marie par sa foi et par ses oeuvres a aidé J.-C. Mais si elle n'est pas où J.-C. veut que soient ses ministres, où donc sera-t-elle ? Et si elle y est, serait-ce à titre égal ? Et si c'est à titre égal, où est l’égalité devant Dieu s'il ne rend à chacun selon ses mérites? Si c'est avec justice que la sainte Vierge a reçu pendant sa vie une plus grande abondance de grâces que les autres, pourquoi donc lui soustraire cette grâce quand elle est morte? Non certes! car si la mort de tous les saints est précaire, la mort de Marie est évidemment très précieuse.

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Je pense donc qu'il faut déclarer que Marie, élevée aux joies de l’éternité par la bonté de a été reçue avec plus d'honneur que les autres, puisqu'il l’a honorée de sa grâce plus que les autres : et qu'elle n'a point eu à subir après sa mort ce que les autres hommes subissent, la pourriture, les vers et la poussière, puisqu'elle a engendré son Sauveur et celui de tous les hommes. Si la divine volonté a daigné conserver intacts au milieu des flammes les vêtements des enfants, pourquoi ne garderait-elle pas, dans sa propre mère, ce qu'il a gardé dans les vêtements des autres? La miséricorde seule a voulu conserver vivant Jonas dans le ventre de la baleine, et la grâce ne conservera pas Marie contre la corruption ? Daniel fut conservé malgré la faim dévorante des lions, et Marie ne se serait pas conservée après que ses mérites l’ont élevée à une si haute dignité? Puisque dans ce que nous venons de dire, nous reconnaissons que tout a été fait contre les. lois de la nature, nous sommes certains aussi que la grâce a plus fait que la nature pour l’intégrité de Marie. Donc J.-C.; comme fils de Marie, fait qu'elle tire sa joie de lui-même dans son âme et dans son corps. Il ne la soumet pas au supplice de la corruption, puisqu'en enfantant ce divin fils, elle ne fut pas soumise à la perte de sa virginité; en sorte qu'elle est incorruptible en raison des grâces qui l’ont inondée, qu'elle vit intégralement parce qu'elle a mis au monde celui qui est la vie entière de tous.

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O Jésus, si j'ai parlé comme je l’ai dû, approuvez-moi, vous et les vôtres. Si j'ai parlé autrement que je ne le dois, je vous en conjure, vous et les vôtres, pardonnez-le moi. »
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SAINT BERNARD
 

Bernard vient de ber, puits, fontaine, et de nard, plante, d'après la Glose sur le Cantique des Cantiques. Humble, d'une nature échauffante et odoriférante. En effet saint Bernard fut échauffé d'un fervent amour ; il fut humble dans ses habitudes et odoriférant par la suavité de sa réputation. Sa vie fut écrite par Guillaume, abbé de Saint-Thierry, compagnon du saint, et par Hernold, abbé de Bonneval *.

Saint Bernard naquit au château de Fontaine, en Bourgogne, de parents aussi nobles que religieux. Son père Técelin était un chevalier plein de valeur et non moins zélé pour Dieu; sa mère s'appelait Aaleth. Elle eut sept enfants, six garçons et une fille; les sept garçons devaient tous être moines et la fille religieuse. Aussitôt qu'elle en avait mis un au monde, elle l’offrait à Dieu de ses propres mains. Elle refusa toujours de faire nourrir ses enfants du lait d'une étrangère, comme si avec le lait maternel, elle dût les remplir de tout ce qui pouvait se trouver de bon en elle. Quand ils avançaient en âge, tout. le temps qu'elle les eut sous la main, elle les élevait pour le désert plutôt que pour la cour, leur donnant à manger des nourritures communes et des plus grossières, comme s'ils devaient partir d'un instant à l’autre pour la solitude.

* Jacques de Voragine a écrit cette vie d'après le livre de Guillaume, de Saint-Thierry.

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Etant enceinte de Bernard, son troisième fils, elle eut un songe qui était un présage de l’avenir. Elle vit dans son sein un petit chien blanc, tout roux sur le dos et qui aboyait. Elle déclara son rêve à un homme de Dieu. Celui-ci lui répondit d'une voix prophétique: « Vous serez la mère d'un excellent petit chien, qui doit être le gardien de la maison de Dieu; il jettera de grands aboiements contre les ennemis de la foi ; car ce sera un prédicateur distingué, qui guérira beaucoup de monde par la vertu de sa langue. » Or, comme Bernard était encore tout petit, et qu'il souffrait d'un grand mal de tête, il repoussa et chassa, en criant avec une extrême indignation, une femme qui venait pour soulager sa douleur par des charmes; mais la miséricorde de Dieu ne manqua pas. de récompenser le zèle du petit enfant ; en effet il se leva aussitôt et se trouva guéri. Dans la très sainte nuit de la naissance du Seigneur, comme le jeune Bernard attendait dans l’église l’office des Matines, il désira savoir à quelle heure de la nuit J.-C. était né. Alors le petit enfant Jésus lui apparut comme s'il venait de naître du sein de sa mère. Ce qui lui fit penser, tant qu'il vécut, que c'était l’heure de la naissance du Seigneur. Dès ce moment il lui fut donné, pour ce mystère, une intelligence plus profonde et une éloquence plus riche. Aussi dans la suite, il mit au jour, en l’honneur de la mère et du Fils un opuscule remarquable parmi tous ses autres traités, dans lequel il expliqua l’évangile Missus est Angelus Gabriel.

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L'antique ennemi voyant des dispositions si saintes dans cet enfant fut jaloux de la résolution  qu'il avait prise de garder la chasteté, et il tendit une infinité de pièges pour le faire succomber à la tentation. En effet une fois que Bernard avait arrêté quelque temps les yeux sur une femme, à l’instant il rougit de lui-même et exerça sur son corps une vengeance très sévère; car il se jeta dans un étang dont les eaux étaient glacées; où il resta jusqu'à être presque gelé, et par la grâce de Dieu, il éteignit en soi toutes les ardeurs de la concupiscence de la chair.

Vers le même temps, une fille poussée par le démon se glissa nue dans le lit où il dormait. En la sentant, il lui céda en toute paix et silence le côté du lit où elle s'était placée, et se retournant de l’autre côté, il s'endormit. Alors cette misérable resta quelques instants tranquille et attendit; enfin elle se mit à le toucher et à le remuer; enfin comme il restait immobile, cette fille tout impudente qu'elle fût, se prit à rougir et pleine d'une crainte étrange et d'admiration, elle se leva et s'enfuit. Une autre fois, il avait reçu l’hospitalité chez une dame qui, en voyant un si beau jeune homme, conçut pour lui des désirs brûlants. Comme elle lui avait fait préparer un lit à l’écart, elle se leva au milieu du silence de la nuit, et eut l’impudence de venir le trouver. Bernard ne l’eut pas plutôt sentie, qu'il se mit à crier: « Au voleur, au voleur. » A ce cri que la femme fait; on allume une lampe; on cherche le voleur, mais il n'y a pas moyen de le trouver. Chacun retourne à son lit, et repose, la misérable seule ne repose pas, car elle se lève une seconde fois, va au lit de Bernard qui s'écrie de nouveau:
« Au voleur, au voleur. » On cherche encore le larron, qui ne fut pas découvert par celui-là seul qui le connaissait.

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Cette méchante femme ainsi rebutée ne laissa pas de revenir, une troisième fois ; enfin vaincue par la crainte ou le désespoir, elle cessa à peine ses tentatives. Or, le lendemain, quand Bernard se fut remis en route, ses compagnons de voyage lui demandèrent, en lui adressant des reproches, pourquoi il avait tant rêvé voleurs. Il leur dit : « Véritablement cette nuit, j'ai été attaqué par un voleur; car l’hôtesse essayait de  m’enlever le trésor de la chasteté qui ne se peut recouvrer. » Réfléchissant donc qu'il n'est pas sûr de demeurer avec un serpent, il pensa à s'enfuir, et dès lors il résolut d'entrer dans l’ordre de Citeaux. Lorsque ses frères en furent instruits, ils voulurent le détourner de toutes les manières d'exécuter son dessein; mais le Seigneur lui accorda une si grande grâce que non seulement rien ne s'opposa à sa conversion mais il gagna au Seigneur pour entrer en religion tous ses frères et beaucoup* d'autres encore. Gérard, son frère, militaire vaillant, regardait comme vaines les paroles de Bernard, et rejetait absolument ses conseils ; alors Bernard, animé d'une foi toute de feu, et transporté du zèle de la charité pour le salut de son frère, lui dit : « Je sais, mon frère, je sais qu'il n'y aura que le malheur qui puisse donner à tes oreilles de comprendre. Puis mettant le doigt sur son côté : « Le jour viendra dit-il, et il viendra bientôt, qu'une lance perçant ce côté fera arriver jusqu'à ton coeur l’avis que tu rejettes. » Peu de jours après Gérard, qui avait reçu un coup de lance à l’endroit où son frère avait posé le doigt, est fait prisonnier et jeté dans les fers. Bernard vint pour le voir, et comme on ne lui permettait pas de lui parler, il lui cria : « Je sais, mon frère Gérard, que dans peu nous devons aller pour entrer au monastère. »

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Cette nuit-là même, les chaînes qui retenaient Gérard par les pieds tombèrent; la porte de la prison s'ouvrit et il s'enfuit plein de joie. Alors il fit connaître à son frère qu'il avait changé de résolution. et qu'il voulait se faire moine.

L'an de l’Incarnation 1112, la quinzième année depuis l’établissement de la maison des cisterciens, le serviteur de Dieu Bernard, âgé d'environ vingt-deux ans, entra dans l’ordre de Citeaux avec plus de trente de ses compagnons. Or, comme il sortait avec ses frères de la maison paternelle, Guidon, l’aîné, voyant Nivard, son tout petit frère, qui jouait sur la place avec des enfants, lui dit : « Allons, mon frère Nivard, c'est à toi seul qu'appartient toute la terre de notre héritage. » Et l’enfant lui répondit non pas comme un enfant : « Vous aurez donc le ciel, et à moi vous me laissez seulement la terre? Ce partage n'a pas été fait ex aequo. » Nivard resta donc quelque peu de temps avec son père; mais dans la suite, il alla rejoindre ses frères. Le serviteur de Dieu Bernard étant entré dans cet ordre, s'adonna tellement à la contemplation spirituelle et fut tellement occupé du service de Dieu, qu'il ne se servait déjà plus d'aucun de ses sens corporels ; car il y avait un an qu'il était dans la cellule des novices, qu'il ignorait encore si la maison avait une voûte. Bien qu'il entrât souvent dans l’église et qu'il en sortît, il pensait qu'il n'y avait qu'une fenêtre au chevet, où il s'en trouvait trois.

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L'abbé de Citeaux envoya des frères pour fonder la maison de Clairvaux, et ce fut Bernard qu'il leur proposa pour abbé. Il y vécut longtemps dans une pauvreté excessive, et souvent il n'avait que des feuilles de hêtre pour confectionner le potage. Le serviteur de Dieu veillait au delà de ce que peut la force d'un homme : et il avait coutume de dire que le temps qu'il regrettait le plus était celui qu'il passait à dormir; il trouvait que la comparaison qu'on fait entre le sommeil et la mort était assez juste, puisque ceux qui sont morts semblent. dormir aux yeux des hommes comme ceux qui dorment semblent morts aux yeux de Dieu. C'est pourquoi, s'il entendait un frère ronfler trop fort, ou bien s'il le voyait couché avec peu de bienséance, il le supportait avec peine, et prétendait qu'il dormait comme un homme charnel ou bien comme un séculier. Il n'était porté à manger par aucun plaisir de contenter son appétit; c'était la crainte de défaillir qui le faisait se mettre à table, comme à un lieu de supplice. Après le repas, il avait constamment la coutume de penser à la quantité de nourriture qu'il avait prise, et s'il s'apercevait avoir excédé seulement d'un peu sa ration ordinaire, il ne laissait pas passer cela impunément. II avait tellement dompté les attraits de la friandise qu'il avait perdu en grande partie le sens dit goût; car un jour qu'on lui avait versé de l’huile par mégarde, il la but sans s'en apercevoir : et le fait serait resté ignoré, si quelqu'un n'eût remarqué avec étonnement qu'il avait les lèvres couvertes d'huile. On sait que pendant plusieurs jours, il fit usage de sang caillé qui lui avait été servi pour du beurre.

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Il ne trouvait de saveur qu'à l’eau, parce que, en la prenant, disait-il, elle lui rafraîchissait la bouche et la gorge. Il disait ingénument que tout ce qu'il avait appris dans l’Écriture sainte, il l’avait acquis par la méditation et la prière dans les forêts et dans les champs; et il répétait souvent à ses amis qu'il n'avait jamais eu d'autres maîtres que les chênes et les hêtres. Enfin il avoua que c'était souvent dans la méditation et la prière que toute la Sainte Écriture s'était présentée à lui sous son véritable sens, et toute sa clarté. A une époque, rapporte-t-il dans le 82° sermon sur le Cantique des Cantiques, pendant qu'il parlait, il voulait retenir quelque chose que le Saint-Esprit lui suggérait, et se le réserver pour une autre fois où il serait obligé de traiter le même sujet, il lui sembla entendre une voix qui lui disait : « Tant que vous retiendrez cela, vous ne recevrez pas autre chose. » Il est certain qu'il ne le faisait pas par un sentiment d'infidélité, quoiqu'il témoignât manquer d'un peu de foi.

Dans ses vêtements la pauvreté lui plut toujours, mais jamais la malpropreté, qu'il disait être la marque d'un esprit négligent, ou plein d'un sot orgueil, ou bien convoitant la gloire humaine. Souvent il citait ce proverbe, que toujours il avait dans le cœur : « Qui veut être remarqué, agit autrement qu'un autre. » C'est pour cela qu'il porta un cilice plusieurs années, tant que la chose put rester secrète ; mais quand il s'aperçut qu'elle était découverte, il s'en dépouilla et fit comme la communauté. S'il riait, c'était toujours de telle sorte qu'il lui fallait faire des efforts pour rire plutôt que pour réprimer des ris : il fallait qu'il les excitât plutôt qu’il ne les retint.

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Comme il avait coutume de dire qu'il y avait trois genres de patience, savoir : 1° patience pour les paroles injurieuses, 2° patience pour le dommage dans les biens, et 3° patience dans les maladies du corps, il prouva qu'il les possédait tous par les exemples qui suivent : Il avait écrit une lettre dans laquelle il donnait des avis à un évêque en termes affectueux. L'évêque outré de colère lui répondit en style des plus amers et commença ainsi sa lettre: « Salut et non par esprit de blasphème »,comme si saint Bernard lui eût écrit poussé par l’esprit de blasphème; mais celui-ci lui écrivit de nouveau en disant : « Je ne crois pas avoir l’esprit de blasphème, et je ne sache pas avoir maudit personne, ni avoir l’envie de le faire à l’égard de qui que ce soit, mais surtout envers le prince de mon peuple. » Un abbé lui envoya 600 marcs d'argent pour construire un monastère ; or, toute la somme fut ravie en route par des voleurs. A cette nouvelle, Bernard se contenta de dire : « Béni soit Dieu, qui nous a délivrés de ce fardeau; il faut toutefois avoir pitié de ceux qui l’ont enlevé; car, d'une part, c'était la cupidité humaine qui les poussa; et d'ailleurs cette grosse somme d'argent avait été l’occasion d'une grande tentation. Un chanoine régulier vint le prier instamment de le recevoir au nombre des moines. Comme Bernard n'acquiesçait pas à sa demande et lui conseillait de retourner à son église :
« Pourquoi donc, lui dit le chanoine, recommandez-vous si fort la perfection dans vos écrits, si vous ne l’offrez pas à ceux qui la désirent ?

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Que ne puis-je les tenir dans mes mains, vos livres, afin de les mettre en morceaux! » Bernard reprit: « Vous n'avez lu dans aucun d'eux que vous ne pouviez pas être parfait dans votre cloître : c'est la correction des moeurs, ce n'est pas le changement de lieux que j'ai recommandé dans tous mes livres.» Alors cet insensé se jeta sur lui et le frappa si grièvement à la joue, que la rougeur succéda au coup, et l’enfle à la rougeur. Déjà ceux qui se trouvaient là se levaient contre le sacrilège, mais le serviteur de Dieu les prévint en criant et en les conjurant au nom de J.-C. de ne point le toucher et de ne lui faire aucun mal. Il avait coutume de dire aux novices qui voulaient entrer en religion : « Si vous voulez avoir part à. tout ce qui se fait dans l’intérieur de cette maison, laissez à la porte le corps que vous avez amené du siècle: l’esprit seul entre ici; on n'y a pas besoin de la chair. » Son père, qui était resté seul à la maison, vint au monastère et y mourut après un court espace de temps, dans une belle vieillesse.

Sa soeur, qui s'était mariée, vivait exposée au danger au sein des richesses et des délices du monde. Or, elle vint une fois au monastère faire une visite à ses frères. Et comme elle était arrivée avec une suite et un appareil magnifique, Bernard en eut horreur comme du filet dont se sert le diable pour prendre les âmes; il refusa absolument de sortir pour la voir. Comme aucun de ses frères ne venait à sa rencontre, mais que l’un d'eux, qui pour lors était portier, l’appelait fumier habillé, elle fondit toute en larmes. « Bien que je sois une pécheresse, dit-elle, c'est pour les gens de cette sorte que J.-C. est mort: c'est parce que je sens être une pécheresse que je recherche les avis et l’entretien des personnes de bien; et si mon frère, méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ne méprise pas mon âme.

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Qu'il vienne, qu'il ordonne, et tout ce qu'il ordonnera, je l’accomplirai. » Ce ne fut qu'après cette promesse que saint Bernard vint la trouver avec ses frères ; et parce qu'il ne pouvait pas la séparer de son mari, il lui interdit d'abord toute la vaine gloire du monde, et il lui proposa, pour modèle à imiter, la conduite de sa mère; après quoi il la congédia. A son retour, il s'opéra en elle un changement si soudain, qu'au milieu de la gloire du monde, elle menait une vie érémitique et qu'elle se rendait absolument étrangère à tout ce qui tenait du siècle. Enfin à force de prières, elle gagna son mari, et après avoir reçu l’autorisation de son évêque, elle entra dans un monastère. L'homme de Dieu tomba malade, et on croyait qu'il allait rendre le dernier soupir, quand il fut ravi en esprit et il lui parut qu'il était présenté au tribunal de Dieu: Satan y fut aussi de son côté, et le pressait d'accusations injustes. Quand il eut tout articulé et que ce fut au tour de l’homme de Dieu à parler, celui-ci dit sans se troubler et sans s'effrayer : « Je l’avoue, je suis un indigne, et je ne saurais, par mes propres mérites, obtenir le royaume des cieux. Au reste mon Seigneur qui le possède à double titre, savoir par héritage de son père, et par le mérite de sa passion, se contente de l’un et me donne l’autre, ce don, je ;le revendique pour moi, et je ne saurais être confondu. » A cette parole l’ennemi fut confus, l’assemblée dissoute, et l’homme de Dieu revint à lui.

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Il atterra son corps par une abstinence excessive, par le travail, par les jeûnes, à tel point qu'il était continuellement malade et languissant, la fièvre le dévorait, et c'était à peine s'il pouvait suivre les exercices du couvent. Une fois, il était très gravement malade; ses frères firent des prières pour lui, et il se sentit revenir à la santé. Alors il convoqua la communauté et dit : « Pourquoi retenez-vous un misérable homme ? vous êtes plus forts et vous l’avez emporté. Grâce, je vous en prie, grâce, laissez-moi  m’en aller. » Plusieurs villes élurent l’homme de Dieu pour évêque: ce furent en particulier Gênes et Milan. A ceux qui le demandaient, il disait sans consentir, comme aussi sans refuser avec dureté, qu'il ne s'appartenait pas, mais qu'il était consacré au service des autres. Au reste, les frères, d'après le conseil de l’homme de Dieu, s'étaient pourvus et munis de l’autorité du souverain Pontife pour que personne ne pût leur ravir leur joie. A une époque ayant visité les frères Chartreux, Bernard les édifia beaucoup en tous points. Il n'y eut qu'une chose qui frappa le prieur de la Chartreuse, c'est que la selle qui portait le saint abbé n'était pas sans quelque élégance et n'annonçait pas la pauvreté. Le prieur en fit l’observation à un des frères qui rapporta cela à l’homme de Dieu. Celui-ci n'en fut pas moins étonné et s'informa de ce qu'était cette selle : car de Clairvaux, il était venu à là Chartreuse sans savoir comment elle pouvait être. Pendant toute une journée, il chemina auprès du lac de Lausanne sans le voir, ou bien il ne remarqua pas qu'il le voyait. Le soir, comme ses compagnons parlaient de ce lac, Bernard leur demanda où il se trouvait. En entendant cela, ils restèrent dans l’admiration.

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L'humilité de son coeur l’emportait en lui sur la gloire de son nom, et le monde entier ne parvenait pas autant à l’élever qu'il se rabaissait lui-même. Tous le regardaient comme un homme extraordinaire, et lui se considérait comme le dernier de tous : personne ne lui trouvait son égal et lui-même ne se préférait â personne. Enfin, d'après ses propres aveux, au milieu des plus grands honneurs, et quand il recevait des hommages universels, il se croyait être un personnage d'emprunt, ou bien il pensait rêver : mais où il rencontrait des frères plus simples; il était joyeux de se trouver jouir d'une humilité qui lui était chère, et d'être rendu à lui-même. Or, toujours on le rencontrait ou priant, ou lisant, ou écrivant, ou méditant, ou bien édifiant les frères par sa parole. Une fois qu'il prêchait au peuple et que tous l’écoutaient avec attention et dévotion, cette tentation se glissa dans son esprit : « Vraiment tu parles aujourd'hui admirablement ; les hommes t'écoutent volontiers et tu passes généralement pour un savant! » Mais l’homme de Dieu, qui se sentait pressé par cette tentation, s'arrêta un instant, et se mit à penser, s'il devait continuer ou finir son discours. Et aussitôt, fortifié par le secours de Dieu, il répondit tout bas au tentateur : « Ce n'est pas par toi que j'ai commencé, ce n'est pas par toi que je cesserai. » Et, sans se troubler, il poursuivit sa prédication jusqu'à la fin. Un moine qui, dans le siècle, avait été ribaud et joueur, fut tenté par le malin esprit de rentrer dans le monde. Or, comme Bernard ne le pouvait retenir, il lui demanda de quoi il vivrait. Celui-ci lui répondit : « Je sais jouer aux dés et avec cela je pourrai vivre. »

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Bernard lui dit : « Si je te confie un capital, veux-tu revenir tous les ans et partager avec moi le bénéfice?» Quand le moine entendit cette proposition, il fut tout joyeux, et promit qu'il y viendrait volontiers. Bernard commanda donc de lui donner vingt sols et cet homme s'en alla avec cet argent. Or, le saint homme agissait ainsi afin de pouvoir le faire revenir une seconde fois, comme cela eut lieu plus tard. Ce malheureux s'en alla donc, et perdit tout : puis il revint fort confus à la porte. Quand l’homme de Dieu eut appris son arrivée, il alla plein de joie vers lui, et tendit son giron afin de partager le gain ensemble. Et l’autre dit: « Rien, mon père, je n'ai rien gagné; mais j'ai encore perdu le capital: si vous voulez, recevez-moi pour notre capital. » Bernard lui répondit avec bonté : « S'il en est ainsi, dit-il, mieux vaut encore recevoir cela que tout perdre ». Une fois saint Bernard voyageait monté sur une jument; il rencontra un paysan, avec lequel il vint à parler et à gémir de la légèreté du coeur dans la prière. Quand cet homme Peut entendu, il le méprisa aussitôt, et lui dit que quant à lui, dans, ses prières, il avait, le coeur ferme et solide. Mais saint Bernard voulant le convaincre et réprimer sa témérité lui dit : « Eloignez-vous un peu de nous, et commencez l’oraison dominicale avec toute l’attention dont- vous pouvez être capable. Si vous l’achevez sans aucune distraction et sans vous tromper, je vous donne bien certainement la jument sur laquelle je suis assis. Mais vous allez me promettre consciencieusement aussi, que si vous avez en même temps une distraction, vous vous garderez bien de me le cacher. »

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Le paysan enchanté et qui se croyait déjà avoir gagné la jument, fut assez téméraire pour se retirer, et après s'être recueilli, il commença à réciter l’oraison dominicale. Il avait à peine achevé la moitié du Pater, qu'une pensée le tourmente : c'est de savoir s'il aura la selle avec la jument. Alors s'étant aperçu de sa distraction, il revint vite trouver saint Bernard auquel il déclara ce qu'il avait été inquiété pendant sa prière, et dans la suite, il fut moins présomptueux de soi-même.

Frère Robert, moine et parent de saint Bernard, trompé dès son enfance par les discours de certaines personnes, s'en était allé à Cluny. Or, le vénérable Père, après avoir gardé le silence à ce sujet pendant un certain temps; prit la résolution de. lui écrire pour le faire rentrer. Et comme il était en plein air, et qu'un autre moine écrivait en même temps sous la dictée du saint, tout à coup, et sans qu'on s'y attendît, la pluie tomba avec impétuosité. Or, celui qui écrivait voulait plier la feuille. « C'est oeuvre de Dieu, lui dit Bernard, écrivez, et ne craignez rien. » Il écrivit donc la lettre au milieu de la pluie, sans en recevoir une goutte, car bien qu'il eût plu de tout côté, cependant la force de la charité suffit pour éloigner l’incommodité de l’orage.

— L'homme de Dieu avait bâti un monastère, qui était envahi par une multitude incroyable de mouches, en sorte que c'était une grande gêne pour tout le monde. Saint Bernard dit : « Je les excommunie. » Et le matin, on les trouva toutes mortes.

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— Ayant été envoyé par le souverain pontife à Milan, pour en réconcilier les habitants avec l’Église, il était déjà de retour à Pavie, quand un homme lui amena sa femme, qui était possédée. Aussitôt le diable se mit à vomir contre le saint mille injures par la bouche de cette misérable. Il disait : « Ce mangeur de poireaux, cet avaleur de choux, ne me chassera point de ma petite vieille. » Mais l’homme de Dieu l’envoya à l’église de saint Syr. Saint Syr voulut le céder à son hôte et ne fit aucun bien à cette femme. On l’amena donc de nouveau à saint Bernard. Alors le diable, par la bouche de la possédée, se mit à plaisanter et à dire : « Ce ne sera pas Sirule, ce ne sera pas Bernardinet qui me chassera. » A cela, le serviteur de Dieu répondit : « Ni Syr, ni Bernard ne te chassera, mais ce sera le Seigneur J.-C: » Et il ne se fut pas plutôt mis en oraison, que le malin esprit dit : « Que je sortirais volontiers de cette petite vieille! Combien j'y suis tourmenté! Que je sortirais volontiers! mais je ne le puis; le grand Seigneur ne le veut pas. » Le saint lui dit : « Et quel est le grand Seigneur? » « C’est Jésus de Nazareth », répondit le diable. « L'as-tu jamais vu ? » reprit Bernard. « Oui, » répondit le malin. « Où? » dit Bernard. L'autre lui répondit : « Dans la gloire. » « Tu as donc été dans la gloire ? » repartit Bernard. « Certainement, » dit le démon. « Et comment en es-tu sorti ? » lui demanda le saint. « C'est avec Lucifer que nous fûmes précipités en grand nombre. » Or, l’esprit méchant disait cela d'une voix lugubre, par la bouche de la vieille, en présence de tout le monde qui l’entendait. Et l’homme de Dieu lui dit : « Est-ce que tu ne voudrais pas retourner dans cette gloire? » Et le démon se mit à ricaner d'une certaine façon et dit : «C'est un peu tard, à présent.»

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Alors, l’homme de Dieu fit une prière, et le démon sortit de la femme. Mais quand saint Bernard se fut retiré, le diable s'en empara de nouveau. Alors son mari accourut dire à saint Bernard ce qui était arrivé. Celui-ci ordonna de lier au cou de la femme un papier sur lequel étaient écrits ces mots : « Au nom de N.-S: J.-C., je te commande, démon, de ne plus oser toucher cette femme à l’avenir. » Après quoi, le diable n'osa plus s'approcher d'elle*.

— Il y avait, dans l’Aquitaine, une misérable femme tourmentée par un démon impudent et incube. Pendant six ans, il abusa d'elle et la vexa par des débauches incroyables. Quand l’homme de Dieu vint en ce pays, le démon défendit à la possédée, avec des menaces horribles, de s'approcher du saint, parce qu'il ne pourrait lui rien faire de bien, et qu’après son départ, celui qui était son amant serait pour elle un persécuteur acharné. Mais cette femme alla trouver avec assurance l’homme de Dieu, et lui raconta avec beaucoup de sanglots ce qu'elle souffrait. Saint Bernard lui dit : « Prenez mon bâton que voici, mettez-le dans votre lit, et s'il peut faire quelque chose, qu'il le fasse. » La femme le fit et se coucha; mais aussitôt l’autre vint et n'osa pas s'approcher du lit, ni entreprendre ce qu'il avait coutume de faire. Alors i1 la menace vivement qu'aussitôt après le départ du saint, il se vengera d'elle d'une manière atroce.

* Ripamoulins rapporte ce fait; dans la 2e partie des Historiarum Ecelesiae mediolauensis, page 57 (oeuvre de Loup de Ferr., page 518.)

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Ceci fut rapporté à saint Bernard qui rassembla le peuple, commanda que chacun tint une chandelle allumée à la main, et, avec toute l’assemblée qui se trouvait là, il excommunia le démon; ensuite il lui interdit tout accès, soit auprès de cette femme, soit auprès d'aucune autre. Ce fut ainsi qu'elle ut délivrée entièrement d'une semblable illusion.

Dans la même province, le saint homme remplissait les fonctions de légat, pour réconcilier à l’Église le duc d'Aquitaine, qui refusait absolument de le faire. Alors, l’homme de Dieu s'approcha de l’autel pour célébrer les saints mystères, et le duc attendait à la porte de l’église, comme excommunié. Quand saint Bernard eut dit Pax Domini il mit le corps de N.-S. sur la patène et le prit avec lui, et alors, la figure embrasée et les yeux flamboyants, il sort de l’église et adresse au duc ces paroles terribles : « Nous t'avons, prié, dit-il, et tu nous as méprisés: Voici le Fils de la Vierge qui vient à toi; c'est lui qui est le seigneur de l’Église que, tu persécutes. C'est ici ton juge au nom duquel tout genou fléchit. C'est ici ton juge dans les mains duquel ton âme viendra un jour. Est-ce que tu le mépriseras aussi; lui, comme tu as méprisé ses serviteurs ? Résiste-lui, si tu l’oses. » Et aussitôt le duc fut glacé, et 'comme si tous ses membres eussent été disloqués, il se laissa tomber à l’instant aux pieds du saint, qui, le poussant du talon, lui ordonna de se lever et d'écouter la sentence de Dieu. Le duc se leva tout tremblant, et accomplit de suite ce que le saint homme lui commandait. — Le serviteur de Dieu étant venu en Allemagne pour apaiser une grande discorde, l’archevêque de Mayence envoya au-devant de lui un clerc vénérable.

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Celui-ci lui disait qu'il avait été envoyé au-devant de lui par son seigneur, et l’homme de Dieu répondit : «C'est un autre Seigneur qui vous a envoyé. » Celui-ci, étonné, lui assurait qu'il avait été envoyé par l’archevêque, son maître. De son côté, le serviteur de J.-C. disait : « Vous vous trompez, mon fils, vous vous trompez; c'est un plus grand maître qui vous a envoyé; c'est J.-C. » Le clerc, qui comprit : « Vous pensez, dit-il, que je veux me faire moine ? Dieu  m’en garde ! Je n'y ai pas pensé; et cela n'entre pas dans mes goûts. » Cependant, dans le même voyage, il dit adieu au siècle et reçut l’habit des mains de l’homme de Dieu. — Le saint homme avait accueilli dans son ordre un militaire d'une famille très noble, lequel, étant resté un certain temps avec saint Bernard, fut aux prises avec une tentation très grave. Un des frères, qui le vit si triste, lui en demanda la causé. Il lui répondit : « Je sais, dit-il, je sais que désormais il n'y aura plus de joie pour moi. » Le frère rapporta cette parole au serviteur de Dieu, qui pria pour le militaire avec plus de ferveur. A l’instant, ce frère, qui avait été si grièvement tenté et qui était si triste, parut aux frères aussi joyeux et aussi gai qu'il avait paru désolé auparavant. Le frère lui . rappela le mot triste qu'il avait prononcé, alors, il répondit : « Bien, que j'aie dit alors, je ne serai plus jamais gai, je dis maintenant, je ne serai plus jamais triste. »

P477

Saint Malachie, évêque d'Irlande, dont saint Bernard a écrit la vie pleine de vertus, étant trépassé heureusement à J.-C. dans son monastère, l’homme de  Dieu offrit pour lui l’hostie salutaire; il connut alors sa gloire par une révélation divine, et par inspiration * il changea la formule de la postcommunion en disant avec une voix toute joyeuse : Deus qui Beatum Malachiam sanctorum tuorum meritis coaequasti, tribue, quaesumus, ut qui pretiosae mortis ejus festa agimus, vitae quoque imitemus exempla. Per Dominum... ***. Le chantre lui faisant signe qu'il se trompait : « Non, dit-il, je ne me trompe pas ; je sais ce que je dis. » Ensuite il alla baiser les précieux restes du saint.

— A l’approche du carême, il reçut la visite d'un grand nombre d'étudiants qu'il pria de s'abstenir, au moins dans ces saints jours, de leurs vanités et de leurs débauches. Comme ils n'acquiesçaient pas à sa prière, il leur fit servir du vin en disant : « Buvez 1a boisson des âmes. » Quand ils eurent bu ils furent subitement changés; ils avaient tout à l’heure refusé de servir Dieu pendant un peu de temps, et ils lui consacrèrent toute leur vie.

— Enfin, saint Bernard approchant heureusement de la mort, dit à ses frères « Je vous laisse trois points à observer, et dans tout le cours de ma vie je les ai pratiqués autant qu'il a été en moi : je n'ai voulu donner de scandale à personne et s'il y en a eu, je l’ai caché comme je l’ai pu. J'ai toujours cru moins à mon sentiment qu'à celui d'autrui. Quand j'ai été offensé je n'ai jamais cherché à me venger. Voici donc que je vous laisse la charité, l’humilité et la patience. »

* Guill. de S. Th., l. IV, c. XXI.
** C’est la postcommunion de la messe de saint Grégoire Ier, pape, telle qu'elle se trouve dans le Romain actuel, à l’exception du mot mortis qui est remplacé par commemorationis.

P478

Enfin après avoir opéré un grand nombre de miracles, construit 160 monastères, composé beaucoup de livres et de traités, et avoir vécu environ 63 ans, il s'endormit dans les bras de ses frères, l’an du Seigneur 1153. Après son décès, il manifesta sa gloire à beaucoup de personnes. Il apparut en effet à l’abbé d'un monastère et l’engagea à le suivre. Comme cet abbé le suivait, l’homme de Dieu lui dit: « Voici que nous allons à la montagne du Liban. Pour vous, vous demeurerez ici et moi j'y monterai.» L'abbé lui demanda pourquoi il voulait monter? « C'est que je veux apprendre », dit-il.
« Et que voulez-vous apprendre, mon Père, reprit l’abbé étonné, vous dont nous ne connaissons pas aujourd'hui le pareil sur la terre en ce qui concerne la science? » Le saint lui répondit: « Il n'y a pas de science ici-bas, il n'y a aucune connaissance du vrai. C'est là-haut qu'est la plénitude de la science, c'est là-haut qu'est la véritable connaissance de la vérité. » Et en disant ces mots, il disparut. L'abbé nota le jour, et il trouva que c'était celui où saint Bernard était mort. Dieu opéra par son serviteur beaucoup d'autres miracles, qu'il est presque impossible de compter.
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SAINT TIMOTHÉE
 
P479

Timothée viendrait de timorem tenens, tenant peur, ou de timor, et Théos, crainte de Dieu. Et selon le mot de saint Grégoire, le saint est pris de peur en considérant où il a été, où il sera, où il est et où il n'est pas. Où il a été, c'est-à-dire dans le péché; où il sera, au jugement; où il est, dans la misère; où il n'est pas, dans la gloire.

Timothée fut tourmenté à Rome sous Néron par le préfet de la ville; ses plaies furent arrosées de chaux vive: * et pendant qu'il souffrait ces supplices affreux, il rendait grâces à Dieu. Deux anges lui apparurent alors et lui dirent : « Lève la tête aux cieux et vois. » En regardant il vit lés cieux ouverts et J.-C. tenant une couronne ornée de pierres précieuses qui lui disait « Tu la recevras de ma main. » Un homme nommé Apollinaire, voyant cela, se fit baptiser. C'est pourquoi le président ordonna que tous deux fussent décapités, puisqu'ils persévéraient dans leur confession. Ce qui arriva vers l’an du Seigneur 57.

* Bréviaire romain.
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SAINT SYMPHORIEN
 

Symphorien vient de symphonie. Car il fut comme un instrument de musique qui rend des sons harmonieux de vertu. Dans un instrument de musique il y a trois choses, comme elles existèrent dans Symphorien. D'après Averroës, l’objet qui résonne doit être dur à la résistance, doux pour la prolongation des sons et large quant à leur ampleur. De même Symphorien fut comme un instrument de musique ; il fut dur à lui-même par austérité, doux aux autres par mansuétude et large à tous par grandeur de charité.

P480

Symphorien était originaire de la ville d'Autun. Dès sa jeunesse, il excellait par une telle gravité de moeurs qu'il semblait prévenir la vieillesse. Les païens célébraient une fête de Vénus et l’on portait sa statue devant le préfet Héraclius. Symphorien qui s'y trouva ne voulut pas l’adorer; alors il fut battu longtemps et jeté en prison. On le fit sortir ensuite du cachot et comme on le forçait à sacrifier et qu'on lui promettait de grandes récompenses, il dit : « Notre Dieu sait récompenser le mérite comme il sait punir les péchés. Cette vie que nous avons à payer à Dieu comme une dette, payons-la en dévouement. On se repent, trop tard, d'avoir tremblé devant son juge. Vos présents trompeurs qui paraissent avoir la douceur du miel ne sont que poison à ceux dont l’esprit est assez crédule pour les accepter. Votre cupidité, en voulant tout posséder, ne possède rien, parce que enlacée dans les artifices du démon, elle est retenue dans les entraves d'un misérable gain : et vos joies, semblables à une eau glacée, se brisent dès qu'elles reçoivent les rayons du soleil. » Alors le juge, rempli de colère, porta une sentence de mort contre Symphorien. On le conduisait à l’endroit de l’exécution, quand sa mère lui cria de dessus le mur: « Mon fils, mon fils, souviens-toi de la vie éternelle: regarde en haut, et vois celui qui règne dans le ciel. Ta vie n'est point détruite, puisqu'elle est changée en une meilleure * ». Bientôt après il fut décapité, et son corps enlevé par les chrétiens fut enseveli honorablement. Il s'opérait tant de miracles à son tombeau que les païens l’avaient en grand honneur.

* Bréviaire romain.

P481

Grégoire de Tours rapporte * qu'un chrétien ramassa trois pierres à l’endroit où son sang avait été répandu et qu'il les renferma dans une boîte d'argent revêtue de bois. Il la déposa dans un château qu'un incendie dévora tout entier; mais la boîte fut retirée intacte et entière dit milieu du foyer. Il pâtit vers l’an du Seigneur 270.

* De Glor. Mart., l. IV, c. LII.
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 SAINT BARTHÉLEMY
 

Barthélemy signifie fils de celui qui suspend les eaux, ou fils de celui qui se suspend. Ce mot vient de Bar, qui veut dire fils, de thelos, sommité, et de moys, eau. De là Barthélemy, c'est-à-dire, le fils de celui qui,suspend les eaux de Dieu ; donc, qui élève l’esprit des docteurs en haut, afin. qu'ils versent 'en bas les eaux de la doctrine. C'est un nom Syrien et non pas Hébreu, il v a trois manières d'être suspendu, que notre saint posséda. En effet il fut suspendu, c'est-à-dire élevé au-dessus de l’amour du monde, porté à l’amour des choses du ciel, entièrement appuyé sur la grâce et le secours de Dieu, de sorte que toute sa vie dépendit non de ses mérites mais de l’aide de Dieu. Par la seconde étymologie,est indiquée la profondeur de sa sagesse dont saint Denys dit ce qui suit dans sa Théologie mystique *: « Le divin Barthélemy avance que la Théologie est tout ensemble développée et briève, l’évangile ample, abondant et néanmoins concis. » Saint Barthélemy veut insinuer par là, , d'après l’opinion de Denys, que la nature suprême de Dieu s'élève au-dessus de tout, au-dessus de toute négation, comme de toute affirmation.

Saint Barthélemy, apôtre, en venant dans l’Inde **, qui est située aux extrémités du monde, entra dans un temple où se trouvait une idole nommée Astaroth, et il s'y arrêta comme ferait un voyageur.

* Chapitre I, 3
** Bréviaire romain.

P482

Dans cette idole habitait un démon qui prétendait faire du bien aux malades; or, il ne les guérissait pas, mais il suspendait seulement leurs souffrances. Cependant comme le temple était rempli de malades et que, malgré les sacrifices offerts tous les jours pour les infirmes des pays les plus éloignés, on ne pouvait avoir aucune réponse d'Astaroth, les malades allèrent à une autre ville où l’on adorait une idole nommé Bérith. Ils demandèrent à Bérith pourquoi Astaroth ne donnait pas de réponse, et il dit: « Notre Dieu est lié dans des chaînes de feu ; il n'ose ni respirer, ni parler, à dater du moment où est: entré l’apôtre de Dieu Barthélemy.» Ils lui disent: « Et quel est ce Barthélemy ? » Le démon répondit : « C'est l’ami du Dieu tout-puissant; il est venu en cette province pour chasser tous les dieux de l’Inde. » Et ils dirent : « Dis-nous à quels signes nous pourrions le trouver. » Le démon reprit: « Il a les cheveux crépus et noirs, le teint pâle, les yeux grands, le nez régulier et droit, la barbe longue et mêlée de quelques poils blancs, la taille bien prise; il est revêtu d'une robe sans manches avec des noeuds couleur de pourpre, son manteau est blanc, garni de pierres précieuses couleur de pourpre à chaque coin. Depuis vingt ans qu'il les porte, ses habits et ses sandales ne s'usent ni ne se salissent. Chaque jour il fléchit les genoux cent fois pour prier, et autant pendant la nuit. Les anges voyagent avec lui, et ils ne le laissent pas se fatiguer, ni avoir faim. Son visage , est toujours le même, toujours il est joyeux et gai.

P483
Il prévoit tout, il sait tout. Il connaît et comprend les langues de tous les pays, et ce que je vous dis en ce moment, il le sait, déjà; quand vous le cherchez, s'il le veut, il se montrera à vous, mais, s'il ne le veut pas, vous ne pourrez le trouver. Or, je vous prie, quand vous l’aurez rencontré, conjurez-le de ne pas venir ici de peur que ses anges ne me fassent ce qu'ils ont déjà fait à mon compagnon. »

Après donc qu'on l’eut cherché avec soin pendant deux jours sans le trouver, un démoniaque s'écria « Apôtre de Dieu, Barthélemy, tes prières me brûlent. » L'apôtre lui dit: « Tais-toi, et sors de cet homme. » A l’instant le possédé fut délivré. En apprenant cela, le roi de ce pays, nommé Polimius, qui avait une fille lunatique, envoya prier l’apôtre de venir chez lui et de guérir, sa fille. L'apôtre étant venu chez le roi, et voyant sa fille enchaînée, parce qu'elle déchirait par ses morsures ceux qui l’approchaient, ordonna de la délier; et comme les serviteurs n'osaient l’approcher, il dit:
« Déjà je tiens enchaîné le démon qui était en elle, et vous craignez ? » On la délia et elle fut délivrée. Alors le roi fit charger des chameaux d'or, d'argent et de pierres précieuses, et fit chercher l’apôtre qu'on ne put rencontrer nulle part. Le lendemain matin, cependant, le roi étant seul dans sa chambre, l’apôtre lui apparut et lui dit: «Pourquoi  m’as-tu cherché toute la journée avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses? Ces présents sont utiles à ceux qui sont avides des biens de la terre; quant à moi, je ne désire rien de terrestre, rien de charnel. »

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Alors saint Barthélemy se mit à lui apprendre beaucoup de choses sur la manière dont nous avons été rachetés ; il lui montra, entre autres, que J.-C. avait vaincu le diable par convenance prodigieuse, par puissance, par justice et par sagesse.
1° Il fut convenable en effet que celui qui avait vaincu le fils d'une vierge, c'est-à-dire, Adam créé de la terre, alors qu'elle était encore vierge, fût vaincu par le fils de la Vierge.
2° Il le vainquit par puissance : comme le diable, en faisant tomber l’homme, avait usurpé l’empire de Dieu, J.-C. l’en chassa avec sa toute-puissance. Et comme le vainqueur d'un tyran envoie ses compagnons de victoire pour arborer ses drapeaux partout et pour abattre ceux du tyran, de même J.-C. vainqueur envoie partout ses messagers afin de renverser le culte du diable et établir à la place le culte de J.-C.
3° Il le vainquit avec justice. Il était juste en effet que celui qui avait vaincu l’homme par le manger, et qui le tenait encore sous sa puissance, fût vaincu par le jeûne d'un homme, et dépouillé de son usurpation.
4° Il le vainquit par sagesse, puisque les artifices du diable furent déjoués par l’habileté de J.-C. Tel fut l’artifice du diable: comme un épervier qui saisit un oiseau, il devait saisir J.-C. dans le désert; si en jeûnant J.-C. n'avait pas faim, il n'y aurait plus de doute qu'il fût Dieu; mais s'il avait faim, il l’aurait vaincu lui-même par la gourmandise comme il avait fait du premier homme; mais Dieu ne se fit pas connaître, parce qu'il eut faim; il ne put pas être vaincu, car il résista à sa tentation. Quand donc il eut enseigné au roi les mystères de la foi, il ajouta que s'il voulait recevoir le baptême, il lui montrerait son Dieu, chargé de chaînes.

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Le lendemain, les pontifes offraient, vis-à-vis du palais du roi, un sacrifice à l’idole, quand le démon se mit à crier en disant : « Cessez, misérables, de m'offrir des sacrifices, de peur que vous ne souffriez pire encore que moi qui suis lié de chaînes de feu par l’ange, de J.-C., que les Juifs ont crucifié, avec la pensée qu'il serait retenu par la mort : au lieu qu'il a enchaîné la mort elle-même, notre reine, et qu'il retient captif, dans des chaînes de feu, notre prince, l’auteur de la mort. » Aussitôt tous se mirent en oeuvre d'attacher des cordes pour renverser l’idole, mais ils ne le purent. Alors l’apôtre commanda au démon de sortir de l’idole en la brisant : et à l’instant le démon sortit et brisa lui-même toutes les idoles du temple. Puis l’apôtre fit une prière et tous les infirmes furent guéris. Alors saint Barthélemy consacra le temple à Dieu et ordonna au démon de s'en aller dans le désert. L'ange du Seigneur apparut en cet endroit, et en volant autour, du temple, il grava le signe de la croix avec le doigt aux quatre angles en disant: « Voici ce que dit le Seigneur : Comme je vous ai purifiés de votre infirmité, de même aussi ce temple sera purifié de toute souillure, et de la présence de celui qui l’habitait, puisque l’apôtre l'a fait s'en aller au désert. Mais auparavant, je vous le ferai voir. Ne craignez pas en le regardant, mais faites sur votre front un signe pareil à celui que j'ai sculpté sur ces pierres. » Et il leur montra un Éthiopien plus noir que la suie, à la figure anguleuse, avec une longue barbe, et des cheveux qui lui tombaient aux pieds, des yeux enflammés et jetant des étincelles comme le fer rouge; des flammes couleur de soufre lui sortaient de la bouche et des yeux, et il avait les mains liées derrière le dos avec des chaînes de feu.

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Et l’ange lui dit : « Puisque tu as entendu l’ordre de l’apôtre, et que tu as brisé toutes lés idoles en sortant du temple, je te délierai afin que tu puisses aller en tel endroit où aucun homme n'habite, et que tu y restes jusqu'au jour du jugement. » Quand il fut délié il disparut en hurlant et faisant un grand bruit : mais l’ange du Seigneur s'envola vers le ciel à la vue de tous les assistants. Alors le roi avec son épouse, ses enfants et tout le peuple reçut le baptême après quoi il quitta son royaume pour se faire le disciple de l’apôtre.

Tous les pontifes des temples s'assemblèrent et allèrent trouver le roi Astyage, son frère. Ils portèrent contre l’apôtre des plaintes concernant la perte de leurs dieux, la profanation du temple et la séduction magique qu'on avait exercée contre le roi *. Alors le roi Astyage indigné fit partir mille hommes armés pour prendre l’apôtre. Quand il eut été amené au roi, celui-ci lui dit : « Es-tu celui qui a perverti mon frère ? » L'apôtre répondit : « Je ne l’ai pas perverti, mais je l’ai converti. » Le roi lui dit : « De même que tu as fait que mon frère abandonnât son Dieu pour croire au tien, de même aussi je te ferai abandonner ton Dieu pour sacrifier au mien. » L'apôtre repartit: « Le Dieu qu'adorait ton frère, je l’ai lié, et je l’ai fait voir lié; après quoi je l’ai forcé à briser la statue de l’idole : si tu parviens à en faire autant à mon Dieu, alors tu pourras  m’inviter à adorer la statue, sinon, de mon côté, je briserai tes dieux et tu croiras au mien. »

* Bréviaire romain.

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Comme l’apôtre parlait encore, on annonce au roi que son dieu Baldach s'était renversé et brisé en morceaux. A cette nouvelle, le roi déchira la robe, de pourpre dont il était revêtu ; ensuite il fit fouetter l’apôtre avec des verges, et commanda qu'on l’écorchât vif. Mais les chrétiens enlevèrent son corps, et l’ensevelirent avec honneur. Quant au roi Astyage, et aux pontifes des temples, ils furent saisis par les démons et ils moururent : mais le roi Polimius fut ordonné évêque et après avoir rempli avec honneur pendant vingt ans, le ministère épiscopal, il mourut en paix et plein de vertus.

— Il y a différentes opinions sur le genre de la passion de saint Barthélemy car le bienheureux Dorothée dit qu'il fut crucifié. Voici ses paroles : « Barthélemy prêcha aux Indiens et il traduisit dans leur langue l’Évangile selon saint Mathieu. Il s'endormit à Albane,ville de la grande Arménie, et fut crucifié la tête en. bas.» Mais saint Théodore dit qu'il fut écorché. Cependant, dans beaucoup de livres, on lit qu'il fut seulement décapité. On peut concilier ces opinions différentes, en disant qu'il fut d'abord crucifié, ensuite qu'il fut descendu de la croix avant de mourir, et que pour ajouter à ses tortures, il fut écorché et, qu'en dernier lieu, il eut la tête tranchée.

L'an du Seigneur 831, les Sarrasins, qui envahirent la Sicile, ravagèrent l’île de Lipard,  où reposait le corps de saint Barthélemy, et brisant son tombeau, ils dispersèrent ses ossements. Or, voici comme on rapporte que son corps fut transporté, de l’Inde dans cette île. Ces païens voyant que son corps était en grande vénération à cause de la quantité de miracles qu'il opérait, en furent remplis d'indignation et ils le renfermèrent dans un coffre de plomb qu'ils jetèrent dans la mer.

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Dieu permit qu'il abordât dans l’île susdite* ; et comme les Sarrasins avaient dispersé ses os, quand ils se furent retirés, le saint apparut à un moine et lui dit : « Lève-toi, rassemblé mes os qui ont été dispersés. » Le moine lui répondit : « Pour quelle raison devons-nous ramasser vos os ou vous rendre quelque honneur, quand vous nous avez laissé exterminer sans nous secourir? » L'apôtre reprit :
« Pendant un long espace de, temps, le Seigneur a épargné ce peuple en vue de mes mérites; mais ses péchés s'augmentant de plus en plus et criant jusqu'au ciel, je n'ai plus pu obtenir pardon pour lui. » Comme le moine lui demandait comment il pourrait jamais trouver ses os qui étaient confondus avec beaucoup d'autres, l’apôtre lui dit : « La nuit, tu iras pour les rassembler, et ceux que tu verras briller comme du feu, tu les enlèveras. » Le moine trouva tout ainsi que l’apôtre lui avait dit :  il enleva les os, et, s'embarquant sur un vaisseau, il les transporta à Bénévent, métropole de la Pouilles Maintenant on dit qu'ils sont à Rome, quoique les Bénéventins assurent les posséder encore. — Une femme avait apporté un vase plein d'huile qu'elle voulait verser dans la lampe de saint Barthélemy. Mais de quelque façon que l’on penchât le vase sur la lampe, il ne pouvait rien en sortir, quoique en touchant l’huile avec les doigts on la trouvât liquide. Alors quelqu'un s'écria : « Je pense qu'il n'est pas agréable à l’apôtre qu'on verse de cette huile dans sa lampe.» C'est pourquoi on versa dans une autre lampe cette huile qui coula aussitôt.

* Grég. de Tours, De Glor. Martyr., l. I, c. XXXVIII.

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Quand l’empereur Frédéric détruisit Bénévent, il donna l’ordre de raser toutes les églises ; car son intention était de transporter la ville entière dans un autre endroit. Alors un homme rencontra quelques personnages revêtus d'aubes blanches, et resplendissants, qui, paraissaient parler ensemble et discuter entre eux une question. Cet homme, rempli d'étonnement, demanda qui ils étaient, et l’un d'eux répondit : « Voici l’apôtre Barthélemy avec les autres saints dont il se trouvait des églises. dans la ville : ils se sont réunis pour chercher et discuter quelle peiné devra subir celui qui les a chassés de leurs demeures : déjà ils ont décidé entre eux et leur sentence est inviolable, que le coupable sera traduit sans retard au tribunal de Dieu, devant lequel il aura à répondre de tout cela.».Et de vrai, peu après, ledit empereur mourut misérablement.

— On lit dans un livre des Miracles des Saints, qu'un Docteur célébrait solennellement chaque année la fête de saint Barthélemy. Un jour qu'il prêchait, le diable lui apparut sous l’apparence d'une jeune fille remarquablement belle : Le prédicateur jeta les yeux sur elle et l’invita à dîner. Pendant le repas, elle faisait tous ses efforts pour lui inspirer de l’amour. Saint Barthélemy vint à la porte sous la figure d'un pèlerin qui demanda avec instance qu'on le fit entrer pour l’amour de saint Barthélemy.
La jeune fille s'y opposa et on envoya au pèlerin un pain que celui-ci refusa d'accepter.

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Alors, par le messager il envoya prier le maître de lui dire ce qui était plus particulièrement propre à l’homme. Le maître prétendait que c'était le rire, mais la jeune fille répondit : « Dites plutôt le péché, avec lequel l’homme est conçu, naît et vit.» Barthélemy répondit que le maître avait bien parlé, mais que la femme avait donné une réponse renfermant un sens plus profond.

En second lieu, le pèlerin envoya demander au maître de lui indiquer un endroit n'ayant qu'un pied d'étendue où Dieu avait manifesté les plus grandes merveilles. Comme le maître disait que, c'était l’endroit de la croix dans lequel Dieu a opéré des miracles, la femme dit : « C'est plutôt la tête de l’homme, dans laquelle existe comme un petit monde. » L'apôtre approuva la sentence de l’un et de l’autre.

Troisièmement il demanda quelle distance il y avait depuis le haut du ciel, jusqu'au bas de l’enfer. Comme le maître avouait qu'il ne le savait pas, la femme dit : « Je vois maintenant que je suis surpassée : mais je le sais, moi, qui suis tombée de l’un dans l’autre; et il faut que je te montre cela. » Alors le diable en poussant un grand hurlement se précipita dans l’abîme. Or, quand on chercha le pèlerin, on ne le trouva pas. On lit quelque chose d'à peu près semblable de saint André.

Saint Ambroise dans la préface qu'il a composée pour cet apôtre raconte ainsi sa légende en abrégé. « O Jésus, vous avez daigné manifester d'une manière admirable votre majesté à ceux que vous avez chargés de prêcher votre Trinité qui forme une seule divinité.. Parmi eux, c'est sur saint Barthélemy que vous avez daigné jeter les yeux pour l’envoyer prêcher un peuple éloigné. Aussi l’avez-vous orné de toutes sortes de vertus.

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Ce peuple, bien que séparé du reste du monde, vous a été acquis, et a été rapproché de vous par les mérites de la prédication de votre apôtre. De quelles louanges n'est pas digne cet homme merveilleux! Ce n'est pas assez pour lui de gagner à la foi les cœurs de ceux qui l’environnent; il vole plutôt qu'il ne marche vers les extrémités du monde habitées par les Indiens: Une multitude innombrable de malades le suit dans le temple du démon et, à l’instant ce père du mensonge ne donne plus de réponses. Oh! combien furent merveilleux les prodiges de sa vertu! Un sophiste veut argumenter contre lui; l’apôtre ordonne et le sophiste reste, muet et épuisé. La fille du roi que le démon tourmentait, il la délivre et la rend guérie à son père. Oh ! prodige de sainteté! il force le démon à réduire en poudre les idoles sous lesquelles l’antique ennemi du genre humain se faisait adorer. Il peut bien être compté dans l’armée du ciel celui auquel apparut un ange envoyé de la cour céleste afin de rendre un témoignage certain à la vérité! Cet ange montre, le démon enchaîné, et grave sur la pierre le signe de la croix qui a sauvé les hommes. Le roi et la reine sont baptisés avec leur peuplé, et les habitants de douze villes vous confessent de corps et de coeur. Enfin, sur la dénonciation des pontifes païens, un tyran, le frère de Polémius encore néophyte, fait battre de verges l’apôtre, et le fait écorcher et périr de la mort la plus atroce. » Le bienheureux Théodore *, abbé et docteur, dit entre autres ces paroles, au sujet de saint Barthélemy : « L'apôtre Barthélemy prêcha premièrement en Lycaonie, ensuite dans l’Inde, enfin dans Albane, ville de la grande Arménie où il fut d'abord écorché et enfin décapité; il y fut aussi enseveli.

* Cf. Anastase le Biblioth., t. III, p. 732.

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Quand il reçut du Seigneur la mission de prêcher, je pense qu'il entendit qu'on lui adressait ces mots : « Mon disciple, va prêcher, va au combat : affronte les périls; j'ai achevé l’oeuvre de mon père; j'ai été témoin le premier; accomplis la tâche qui t'est imposée;  marche sur les pas de ton maître; donne sang pour sang, chair pour chair; endure ce que j'ai enduré pour toi dans ma passion. Que tes armes soient la bénignité au milieu de tes fatigues, et la douceur vis-à-vis des méchants, et la patience dans cette vie qui passe. » L'apôtre accepta, et comme un serviteur fidèle, il acquiesça à l’ordre de son Seigneur; il s'avance plein de joie comme la lumière du monde, afin d'éclairer ceux qui vivaient dans les ténèbres : c'est le sel de la terre qui conserve les peuples énervés; c'est le laboureur qui met la dernière main à la culture des cœurs. L'apôtre saint Pierre enseigne aussi les nations, saint Barthélemy en fait autant : Pierre opère de grands prodiges ; Barthélemy fait des miracles éclatants ; Pierre est crucifié la tête en bas ; Barthélemy, après avoir été écorché vif, est décapité. Autant Pierre conçoit de mystères, autant en pénètre Barthélemy. Il féconde l’Eglise comme le prince des apôtres; les grâces qu'ils ont reçues tous les deux se balancent. De même que la harpe produit des accords harmonieux, de même Barthélemy, qui tient le milieu dans le mystérieux nombre douze, s'accorde avec ceux qui le précèdent comme avec ceux qui le suivent pour produire des sons mélodieux au moyen de la parole divine.

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Tous les apôtres, en se partageant l’univers, ont été établis les pasteurs du Roi des rois. L'Arménie qui s'étend de Ejulath jusqu'à Gabaoth est la partie qui lui échoit; aussi voyez-le se servir de sa langue comme d'un soc pour labourer le champ de l’esprit des hommes, dans les coeurs desquels il enfouit la parole de sa foi; il plante les jardins et les vignes du Seigneur; il greffe les remèdes qui guériront les passions de chacun; il extirpe les épines nuisibles, il coupe le bois de l’impiété; il entoure le dogme de défenses. Mais qu'ont-ils gagné pour l’offrir au Créateur ! Au lieu des honneurs, ils n'ont que déshonneur, au lieu. de bénédiction, malédiction, au lieu des récompenses, .des tourments; au lieu d'une vie de repos, la mort la plus amère: car après avoir subi des supplices intolérables, Barthélemy ;fut écorché par les impies comme s'ils avaient prétendu en faire un sac et après sa sortie de ce monde, il ne méprisa pas ceux qui l’avaient tué ; mais ceux qui se perdaient, il les attirait par des miracles, ceux qui étaient des adversaires, il les gagnait par des prodiges. Cependant il n'y avait rien qu'il n'employât pour calmer leur fureur aveugle, et pour les éloigner du mal. Or, comment se comportent-ils ensuite? Ils s'acharnent contre le corps du saint. Les malades méprisent celui qui les voulait guérir; les orphelins, celui qui les menait parla, main, les aveugles, leur conducteur, les naufragés, leur pilote, les morts, celui qui leur rendait la vie. Et comment cela? En jetant ce corps saint dans la mer. »

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« Le flot poussa des rivages de l’Arménie le coffre où étaient les ossements du saint avec quatre autres coffres d'os de martyrs qui avaient été jetés aussi dans la mer. Pendant tout le trajet, les quatre coffres précédaient celui de l’apôtre auquel ils semblaient faire cortège. Ils abordèrent ainsi, auprès de la Sicile, dans une île appelée Lipari. Le prodige fut révélé à l’évêque d'Ostie qui se trouvait présent. Ce trésor inestimable vint dans un lieu très pauvre. Cette pierre des plus précieuses vint aborder sur un rocher ; cette lumière resplendissante se répandit dans un lieu obscur. Les quatre autres coffres allèrent dans différents pays et laissèrent le saint apôtre dans l’île citée plus-haut. En effet l’apôtre laissa les quatre martyrs par derrière et envoya l’un, savoir: Papinus, dans une ville de Sicile nommée Milas, un autre qui s'appelait Lucien, à Messine; les deux autres, il les fit aller dans la Calabre, savoir: Grégoire dans la cité de Colonne, et Achatius dans la cité de Chale où jusque aujourd'hui ils brillent par les faveurs qu'ils accordent. Le corps de saint Barthélemy fut reçu au chant des hymnes, au milieu des louanges ; on alla au-devant de lui avec des flambeaux, et on éleva en son honneur un temple magnifique.

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— Le mont Volcano, voisin de l’île, causait: des dommages aux habitants parce qu'il jetait du feu : il s'éloigna de sept stades sans qu'on le vît, et s'arrêta au milieu de la mer, en sorte qu'aujourd'hui encore on n'en aperçoit plus que comme l’apparence d'un feu qui s'échappe. Maintenant donc, salut, ô bienheureux des bienheureux! Trois fois heureux Barthélemy, qui êtes la splendeur de la lumière divine, le pêcheur de la sainte Eglise, l’homme habile à prendre les poissons doués de raison, le doux fruit du palmier vivace, l’exterminateur du diable occupé à blesser le monde par ses violences ! Gloire à vous, soleil qui éclairez tout ce qu'il y a sur la terre, bouche de Dieu, langue de feu qui répand la sagesse, fontaine intarissable de santé, qui avez sanctifié la mer dans votre course, qui avez, rougi la terre de la pourpre de votre sang, qui êtes monté aux cieux, où vous brillez dans l’armée divine, qui êtes environné d'un éclat, d'une gloire incorruptible; et qui nagez dans des transports d'un bonheur sans fin ! * »
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SAINT AUGUSTIN
 

Augustin fut ainsi nommé, ou bien en raison de l’excellence, ale sa dignité, ou bien pour l’ardeur de son amour; ou bien par la signification étymologique de son nom. 1° L'excellence de sa dignité. De même qu'Auguste excellait sur tous les rois, de même Augustin excelle sur tous les docteurs, selon ce qu'en dit Remi. Daniel compare les autres docteurs a des étoiles quand il dit (XII) : « Ceux qui enseignent aux autres la voie de la justice luiront comme des étoiles dans toute l’éternité. » Mais saint Augustin est comparé au soleil dans l’épître qu'on chante en sa messe **. Il a lui dans le temple de Dieu comme un soleil éclatant de lumière. 2° L'ardeur de son amour. De même que le mois d'Auguste (août) est très chaud, de même saint Augustin brûla extraordinairement du feu de l’amour divin.

* Théodore Studite, traduit par Anastase le Bibliothécaire.
** C'était sans doute l’épître de la messe de saint Augustin telle qu'elle se lisait au XIII° siècle, et, qui était prise du L° chapitre de l’Ecclésiastique.

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Aussi dit-il de lui au livre de ses Confessions: « Vous avez percé mon coeur des flèches de votre charité, etc. » Il dit encore dans le même ouvrage: « Quelquefois vous répandez en moi une douceur si merveilleuse, les sentiments que j'éprouve sont si extraordinaires que, s'ils recevaient leur perfection, ils surpasseraient tout ce qu'on peut ressentir ici-bas. » 3° L'étymologie de son nom. Augustin, vient de augeo, augmenter et de astin, ville, et ana, en haut. Augustin, c'est donc celui qui augmente la cité d'en haut. Et c'est pour cela qu'on chante dans son office *: Qui praevaluit, amplificare civitatem. Voici comme il parle lui-même de cette ville dans le livre XI de la Cité de Dieu: « Dans la Trinité, la cité sainte a son origine, sa beauté, sa béatitude. Demandez-vous son auteur? C'est Dieu qui l’a créée; - l’auteur de sa sagesse? C'est Dieu qui l’éclaire; l’auteur de sa félicité? C'est Dieu dont elle jouit; Dieu perfection de son être, lumière de sa contemplation, joie de sa fidélité ; elle est, elle voit, elle aime; elle vit dans l’éternité de Dieu; elle brille dans la vérité de Dieu; elle jouit dans la bonté de Dieu. » — Ou bien selon le Glossaire, Augustin veut dire magnifique, heureux, lumineux; car il fut magnifique dans sa vie, lumineux dans sa doctrine, et heureux dans la gloire. Sa vie fut compilée par Possidius, évêque de Catane, ainsi que le dit Cassiodore, en son livre des Hommes illustres **.

Augustin, docteur éminent, naquit dans la province, d'Afrique, en la ville de Carthage, de parents fort distingués; son père s'appelait Patrice et sa mère Monique.

* Le bienheureux Jacques avait un office propre de saint Augustin sous les yeux, car ces paroles ne se rencontrent pas dans les Sacramentaires.
** La vie de saint Augustin est compilée ici d'après Possidius et le livre des Confessions.

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Il fut instruit dans les arts libéraux suffisamment pour être regardé comme un profond philosophe et comme un rhéteur très habile. Il lut et comprit seul les ouvrages d'Aristote et tous les livres qui traitent des arts libéraux; il l’assure dans son livre des Confessions : « J'ai lu, dit-il, et compris, sans aucun secours, tout ce que je pus lire traitant de ce qu'on appelle les arts libéraux. Tout ce qui tient à l’art de parler et de raisonner, aux dimensions des corps, à la musique, aux nombres, je l’ai appris sans beaucoup de peines et sans le secours de personne ; vous le savez, ô Seigneur, mon Dieu, puisque cette vivacité de conception, cette pénétration d'esprit sont des avantages que je tiens de vous, cependant je ne songeais pas à vous en témoigner ma reconnaissance. » Mais parce que la science isolée de la charité enfle sans édifier, il tomba dans l’erreur des Manichéens qui affirment que le corps de J.-C. est fantastique et nient la résurrection de la chair. Et cela dura pendant l’espace de neuf ans, c'est-à-dire tout le temps de sa jeunesse. Il en vint au point de dire que le figuier pleurait quand on en arrachait les feuilles ou le fruit, A l’âge de dix-neuf ans, comme il lisait l’ouvrage d'un philosophe et dans lequel on démontre qu'il faut mépriser les vanités du monde et s'attacher à la philosophie, il fut contrarié de ne pas rencontrer dans ce livre, qui l’attachait beaucoup, le nom de J.-C. qu'il avait sucé, pour ainsi dire, avec le lait de sa mère. Quant à celle-ci, elle pleurait beaucoup et s'efforçait de le ramener à l’unité de foi. Un jour, dit-il au III° livre de ses Confessions, elle se vit debout sur une règle en bois, fort affligée; quand vient à elle un jeune homme qui lui demanda la cause d'une si grande tristesse. Quand elle lui eut répondu « Je déplore la perte de mon fils »., le jeune homme répondit: « Consolez-vous, voyez, il est où vous êtes.»

* L'Hortensius, de Cicéron.

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Et voici que tout à coup elle vit son fils à côté d'elle. Quand elle eut raconté sa vision à Augustin, celui-ci dit à sa mère : « Vous vous trompez, ma mère, vous vous trompez; on ne vous a pas dit cela ; mais on vous a dit que vous étiez où je suis. » «Non, s'écria-t-elle, non, car l’on ne  m’a pas dit:
« Vous êtes où il est, mais  il est où vous êtes. » Cette mère pleine de zèle priait avec importunité, d'après les paroles de saint Augustin dans ses Confessions, un saint évêque de vouloir bien intercéder pour son fils. Et cet homme vaincu en quelque sorte par ses instances lui répondit ces paroles prophétiques: « Allez, soyez tranquille; car il est impossible qu'un fils ainsi pleuré périsse pour toujours. » Après avoir enseigné pendant bien des années la rhétorique à Carthage, il vint à Rome, secrètement, sans en prévenir sa mère, et il y rassembla beaucoup de disciples. En effet sa mère l’ayant accompagné jusqu'au port pour le retenir ou pour aller avec lui, il la trompa et partit cette nuit-là même à la dérobée. Le matin quand elle s'en aperçut, elle fit retentir ses clameurs aux oreilles de Dieu. Or, chaque jour, le matin et le soir, elle allait à l’église et priait pour son fils. A cette époque, les habitants de Milon envoyèrent prier Symmaque, préfet de Rome, de leur envoyer un maître de rhétorique. C'était alors saint Ambroise, un homme de Dieu, qui était évêque de Milan; Augustin y fut envoyé. Mais sa mère, qui ne pouvait pas goûter de repos, vint le joindre après de grandes difficultés; elle le trouva ni tout à fait manichéen, ni tout à fait catholique.

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Or, Augustin se prit à s'attacher à saint Ambroise, et à écouter souvent ses prédications. Le saint évêque balançait. beaucoup si dans ses discours il parlerait pour ou contre le manichéisme. Une fois pourtant Ambroise parla longtemps contre cette hérésie, de sorte que par les raisons et par les autorités avec lesquelles il la réfuta, cette erreur fut extirpée entièrement du coeur d'Augustin.
 

Il raconte ainsi au livre de ses Confessions ce qui lui arriva dans la suite: « A peine eus-je commencé à vous connaître, la faiblesse de ma vue fut éblouie par les flots de lumière que vous lançâtes alors sur moi: une horreur mêlée d'amour fit frémir mon âme, et je découvris que j'étais bien éloigné de vous, dans une région qui vous est étrangère, il me semblait entendre une voix qui me criait d'en haut : « Je suis la nourriture des forts; croissez et vous pourrez vous nourrir de moi. Vous ne me changerez point, en votre propre substance, comme ces aliments dont votre chair se nourrit; mais ce sera vous qui serez changés en moi. » Or, comme il était bien aise de voir que le Sauveur est lui-même la voie véritable, mais qu'il lui répugnait encore de marcher dans ses étroits sentiers, le Seigneur lui inspira la pensée d'aller trouver Simplicien en qui brillait la lumière, c'est-à-dire la grâce divine, et de lui révéler toutes ses agitations, de sorte que le connaissant bien, il pût lui indiquer le moyen le plus propre à le faire entrer dans la voie de Dieu, où l’un marchait d'une façon et l’autre d'une autre.

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Il avait pris en aversion la vie qui se menait dans le monde, quand il la comparait aux douceurs et à la beauté de la demeure céleste qu'il aimait. Alors Simplicien se mit à l’exhorter en lui disant :
« Combien d'enfants et de jeunes filles qui servent Dieu dans le sein de son Eglise ! Et vous ne pourrez pas ce qu'ont pu ceux-ci et celles-là? L'ont-ils pu par eux-mêmes et non par le Seigneur leur Dieu ? Pourquoi compter sur vos propres forces? N'avoir que vous-même pour appui, c'est comme si vous n'en aviez point. Jetez-vous dans son sein, il vous recevra, il vous guérira. » Au milieu de ces entretiens, on vint à parler de Victorin ; alors Simplicien, enchanté, lui raconte comment ce vieillard n'étant encore que gentil, avait mérité, à cause de sa sagesse, qu'on lui dressât une statue à Rome, sur le forum ; chose extraordinaire pour ce temps-là ! et comment il ne cessait de se dire chrétien. Car comme Simplicien disait à Victorin : « Je n'en croirai rien, tant que je ne vous aurai pas vit dans l’église. » Mais lui se moquait de cette réponse, en disant: « Sont-ce donc les murailles qui font qu'un homme soit chrétien? » Enfin Victoria vint à l’église, et comme on lui donnait, en cachette, dans la crainte qu'il n'en rougît, le livre qui contenait le symbole de la foi afin de le lire tout haut, comme c'était alors la coutume, il monta alors sur l’estrade et en prononça à haute voix les paroles ; Rome en était dans l’admiration et l’Eglise toute joyeuse. Sa présence avait soudainement excité un frémissement et dans un transport unanime suivi d'un profond, silence, chacun s'écria : «C'est Victorin ! c'est Victoria! »

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Saint Augustin reçut alors la visite d'un ami, nommé Pontitient, qui venait d'Afrique; celui-ci lui raconta la vie et les miracles du grand Antoine qui venait de mourir en Egypte sous l’empereur Constantin. Augustin embrasé fortement par les exemples de ces personnages et en proie à une agitation intérieure que trahissait l’expression de son visage, se tourna vers Alype, son compagnon, et s'écria avec force : « Qu'attendons-nous? Qu'avez-vous entendu? Voici des ignorants qui s'empressent de ravir le ciel, et nous, avec notre science, nous nous précipitons dans l’enfer! Rougirions-nous de marcher après eux, parce qu'ils ont pris le devant, au lieu de rougir de n'avoir pas même le courage de les suivre ? » Alors il alla dans un jardin s'étendre sous un figuier; c'est encore lui qui le rapporte dans ses Confessions ; et là, en versant des larmes amères, il poussait ces cris lamentables. « Jusqu'à quand? Jusqu'à quand? Demain et toujours demain? Tout à l’heure; encore un instant. » Mais cet instant n'avait point de terme et ce court répit se prolongeait indéfiniment. Il se plaignait beaucoup de cette lenteur qui l’engourdissait, selon ce qu'il en dit plus tard dans le même ouvrage: « O faiblesse de mon intelligence ! que vous êtes élevé, Seigneur, dans les choses les plus élevées! Que vous pénétrez profondément les plus profondes ! Jamais vous ne vous éloignez de nous, et cependant nous avons tant de peine à retourner à vous. Agissez en nous, Seigneur, mettez-vous à l’œuvre, réveillez-nous et rappelez-nous ; enflammez-nous et entraînez-nous; embrasez-nous, pénétrez-nous de vos douceurs. »

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J'appréhendais de me voir libre de toutes les entraves du monde autant qu'il faudrait craindre de s'y voir engagé. J'ai commencé bien tard à vous aimer, ô beauté toujours ancienne et toujours nouvelle ! J'ai commencé bien tard à vous aimer! vous étiez au-dedans de moi; mais j'étais hors de moi; et c'était là que je vous cherchais: quand j'étais moi-même si difforme à vos yeux; je brûlais pour ces beautés qui sont l’ouvrage de vos mains. Vous étiez avec moi et je n'étais pas avec vous. Vous  m’avez appelé, vous avez crié et vous avez ouvert mes oreilles sourdes jusqu'alors. Vous avez frappé mon âme de vos éclairs ; vous avez lancé vos rayons sur elle et mes yeux aveuglés se sont ouverts. Vous  m’avez fait sentir l’odeur de vos parfums et je respire, je soupire pour vous. Vous  m’avez touché, et mon ardeur s'est enflammée pour jouir de votre paix. » Et comme il versait des larmes amères, il entendit une voix qui lui dit: « Prenez et lisez; prenez et lisez. » Et il se hâta d'ouvrir le livre de l’apôtre, et il lut le chapitre sur lequel ses yeux se portèrent d'abord: « Revêtez-vous de Notre-Seigneur J.-C. », et à l’instant furent dissipées les ténèbres où ses doutes l’avaient plongé.

Sur ces entrefaites, il fut tourmenté d'un très violent mal de dents, en sorte qu'il en serait presque venu à .croire, c'est lui qui le dit, à l’opinion du philosophe Cornélius, qui faisait consister le souverain bien de l’âme dans la sagesse et le souverain bien du corps dans l’absence entière du sentiment de la douleur. Or, cette douleur fut si violente qu'il en perdit la parole. Ce fut alors, ainsi qu'il le rapporte dans ses Confessions, qu'il écrivit sur des tablettes de cire que tous ses amis priassent pour lui, afin que le Seigneur le guérit.

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Il se mit lui-même à genoux avec les autres, et à l’instant il se sentit guéri. Il écrivit donc au saint pontife Ambroise pour lui confier ses intentions, en le priant de lui indiquer ce qu'il devait lire, de préférence, dans les Livres saints, pour le rendre plus digne de la foi catholique. L'évêque recommanda la lecture du prophète Isaïe, qui lui paraissait avoir prédit le plus clairement l’Evangile et la vocation des gentils. Mais Augustin n'en comprenant pas le commencement et pensant qu'il était partout obscur, l’abandonna, en se réservant d'y revenir lorsque les saintes Ecritures lui seraient devenues plus familières.

Or, quand l’époque de Pâques fut arrivée, Augustin, parvenu à l’âge de trente ans, reçut, avec Alype, son ami, le saint baptême ainsi que son fils Adéodat, enfant plein d'esprit, qu'il avait eu dans sa jeunesse, alors qu'il était encore païen et philosophe. Il devait ce bonheur aux mérites de sa  mère et à la prédication de saint Ambroise, Alors, dit on, saint Ambroise s'écria : Te Deum laudamus ! et Augustin répondit: Te Dominum confitemur. Et ce fut . ainsi que tous les deux composèrent, en se répondant alternativement cette hymne qu'ils chantèrent en entier jusqu'à la fin.

C'est ce qu'atteste encore Honorius (d'Autun), Patrol. lat., 172, dans son livre intitulé Miroir de l’Eglise. Cependant dans quelques livrés anciens, le Te Deum est intitulé ainsi: « Cantique compilé par saint Ambroise et saint Augustin. » Tout aussitôt après, Augustin fut affermi merveilleusement dans la foi catholique ; il abandonna toutes les espérances qu'il pouvait attendre du monde et renonça à donner des leçons dans les écoles.

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Il raconte lui-même dans ses Confessions l’abondance des douceurs que lui faisait éprouver l’amour divin : « Vous aviez, dit-il, Seigneur, percé mon coeur des traits de votre amour et je portais vos paroles comme fixées au fond de mes entrailles; les exemples de vos serviteurs qui étaient passés, par votre secours, des ténèbres à la lumière et de la mort à la vie, se pressaient en foule dans mon esprit pour enflammer mon ardeur et dissiper ma languissante apathie. Je sortais de cette vallée de larmes et je chantais le cantique des degrés *, blessé des flèches aiguës et des charbons ardents qui venaient de vous. Je trouvais une douceur infinie, dans ces premiers jours, à considérer la profondeur de vos desseins sur le salut des hommes. Combien de larmes je versai en prêtant l’oreille à ce mélodieux concert des hymnes et des cantiques qui retentissaient dans vôtre église! Pendant que mes oreilles cédaient au, charme de ces paroles, votre vérité se glissait par elles dans mon cœur : mes larmes coulaient par torrents, et c'était un bien pour moi de les répandre. Ce fut alors en effet qu'on établit le chant des cantiques dans l’église de Milan. Je  m’écriais du fond de mon coeur : Oh ! ce sera dans la paix ! oh! ce sera dans son sein (ah quelles paroles !) que je dormirai, que je me reposerai, que je prendrai mon sommeil! car vous êtes bien cet être qui ne change point: en vous je trouve le repos qui fait oublier toutes les peines: Je lisais ce psaume en entier ** et je brûlais, moi qui tout à l’heure n'étais qu'un ennemi acharné, un aveugle et furieux détracteur de ces Ecritures qui distillent un miel céleste et brillent de tout l’éclat de votre lumière: je séchais de douleur en pensant aux ennemis de ce divin Livre. O Jésus, mon appui!

* C'est-à-dire le psaume CXIX, Ad te levavi.
** Le psaume IV, Cum invocarem, exaudivit me Deus.

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Que soudain il me parut doux de renoncer aux douceurs des vains amusements ! Ce que j'avais tant redouté de perdre; je le quittai avec joie. Car vous les chassiez loin de moi ces douceurs; vous, la véritable et la souveraine douceur; vous les chassiez pour prendre leur place, vous qui êtes plus suave que toutes les voluptés, mais d'une suavité inconnue de la chair et du sang; qui êtes plus brillant que toute lumière, mais plus caché que ne l’est aucun secret; qui êtes plus élevé que toutes les dignités, mais non aux yeux de ceux qui s'élèvent eux-mêmes. »

Après quoi, il se prépara à revenir en Afrique avec Nébrode, Evode et sa mère. Mais arrivés à Ostie, sa pieuse mère mourut. Alors Augustin revint dans ses propriétés, où se livrant avec ceux qui lui étaient. attachés, aux jeûnes et à la prière, il écrivait des livres et instruisait les ignorants. Sa réputation se répandait partout : on le trouvait admirable dans tous ses écrits et dans ses actions. Il avait soin de ne point aller dans les villes où les sièges étaient vacants, de peur qu'il ne fût exposé aux embarras de l’épiscopat. Il y avait dans le même temps à Hippone un homme jouissant d'une grande fortune qui envoya dire à saint Augustin que, s'il venait le trouver et le faire jouir de son entretien, il pourrait bien renoncer au monde.

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A cette nouvelle, Augustin se hâta de venir. Alors Valère, évêque d'Hippone, informé de sa réputation, l’ordonna prêtre de son église, malgré toutes ses résistances. Quelques-uns attribuaient ses larmes à son orgueil, et lui disaient pour le consoler, que le poste qu'il occupait comme prêtre, bien qu'inférieur à son mérite, était un acheminement vers l’épiscopat. Aussitôt Augustin établit un monastère de clercs, dans lequel il commença à vivre selon la règle instituée par les saints apôtres, et d'où il sortit au moins dix évêques. Or, comme l’évêque Valère était grec de naissance et peu versé dans les lettres et dans la langue latine, il donna à Augustin le pouvoir de prêcher en sa présence dans l’église, ce qui était contre les usages de l’Orient: mais comme beaucoup d'évêques ne lés suivaient pas en ce point, il ne s'en inquiéta pas, pourvu que le bien qu'il ne pouvait opérer se fit par un autre que soi. Dans le même temps, il convainquit, gagna et réfuta Fortunat, prêtre manichéen et d'autres hérétiques, principalement les rebaptiseurs, les donatistes et les manichéens. Alors Valère commença à craindre qu'on ne lui enlevât Augustin et que quelque autre ville ne le demandât pour évêque. Et on aurait bien pu le lui ravir, s'il n'eût pris garde de l’envoyer dans un lieu retiré, de manière qu'on ne put le trouver. Il demanda donc à l’archevêque de Carthage la permission de se démettre en faveur d'Augustin qui serait promu à l’évêché d'Hippone. Mais Augustin s'opposa de toutes ses forces à ce projet : enfin, pressé et poussé, il fut obligé de céder, et il se chargea du fardeau de l’épiscopat.

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Dans la suite; il dit et il écrivit qu'on n'aurait pas dû l’ordonner évêque du vivant de celui qu'il remplaçait. Il sut plus tard que cela était défendu par un concile général; aussi ne voulait-il pas faire pour d'autres ce qu'il regrettait qu'on eût fait pour lui. Et il donna tous ses soins à ce que dans les conciles des évêques il fût statué que ceux qui conféraient les ordres intimassent toutes les ordonnances des Pères à ceux qui devaient être ordonnés. On lit qu'il dit plus tard en parlant de lui-même : « Je n'ai jamais mieux reconnu que Dieu fût irrité contre moi, que quand j'ai été placé au gouvernail de l’église, alors que je n'étais pas digne d'être mis au nombre des rameurs. » Ses vêtements, sa chaussure et ses autres ornements n'étaient ni trop brillants ni trop négligés, toutefois ils étaient simples et convenables. On lit en effet qu'il dit de soi : « Je l’avoue, je rougis d'avoir un habit précieux; c'est pour cela que quand on  m’en donne un, je le vends, afin de pouvoir au moins en partager le produit, puisque je ne puis partager l’habit. » Sa table était servie frugalement et simplement, et avec les herbes et les légumes, il y avait le plus souvent de la viande pour les infirmes et les hôtes. Pendant les repas, il goûtait plus la lecture ou la discussion que les mets eux-mêmes et il avait fait graver dans sa salle ce distique contre le poison de la médisance:

Quisquis amat dictis absentûm rodere vitam,
Hanc mensam indignam noverit esse sibi *.

* O vous qui des absents déchirez la conduite,
Sachez qu'aux détracteurs ma table est interdite.

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Aussi il arriva une fois que quelques-uns de ses collègues dans l’épiscopat avec lesquels il vivait dans la familiarité, s'étant permis de médire, il les reprit durement, et dit que s'ils ne cessaient, ou bien il effacerait ces vers ou bien il allait quitter la table. Ayant invité un jour quelques intimes à un repas, l’un d'eux, plus curieux que les autres, entra dans la cuisine, où, ayant trouvé tout refroidi, il demanda à son retour à saint Augustin quels mets le père de famille avait commandé de servir. Augustin, qui ne s'occupait pas de choses pareilles, lui répondit: « Et je ne le sais pas plus que vous.»

Il disait avoir appris trois choses de saint Ambroise: la première de ne demander jamais de femme pour quelqu'un; la seconde, de ne jamais exciter personne qui voulût s'engager dans l’état militaire, à suivre ce parti ; et la troisième, de n'accepter aucune invitation pour un repas. Quant à la première, c'était dans la crainte que les époux ne se convinssent pas et se querellassent ; quant à la seconde, c'était de peur que. si les militaires se livraient à la calomnie, cela ne lui fût reproché ; enfin, quant à la troisième, c'était pour ne point dépasser les bornes de la tempérance. Telle fut sa pureté et son humilité, que même les péchés les plus légers, qui parmi nous sont réputés nuls ou minimes, il les avoue dans le livre des Confessions et s'en accuse en toute humilité devant Dieu: car il s'y accuse qu'étant enfant, il jouait à la paume, au lieu d'aller à l’école. Il s'accuse encore de ne vouloir ni lire, ni s'appliquer, si son maître ou ses parents ne l’y forçaient; de ce qu'étant enfant, il lisait volontiers les fables des poètes, comme celle d'Enée, et qu'il pleurait sur Didon se tuant par amour; de dérober sur la table ou dans le cellier quelque chose qu'il pût donner aux enfants, ses compagnons de jeu; de les avoir trompés quelquefois au jeu. Il s'accuse aussi d'avoir volé, à l’âge de seize ans, des poires sur l’arbre de son voisin.

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Dans ce même livre de ses Confessions, il s'accuse d'une légère délectation qu'il éprouvait quelquefois en mangeant: «Vous  m’avez appris, dit-il, Seigneur, à ne considérer les aliments que comme un remède, et c'est dans cet esprit que je  m’efforce de satisfaire à ce besoin. Mais lorsque je passe de la douleur que me cause la faim à cet état de quiétude qui s'empare de moi quand elle est apaisée, alors la concupiscence me tend des pièges. Cette transition est vraiment une volupté, et il n'est pas d'autre voie pour satisfaire à cette nécessité à laquelle nous sommes réduits.

« En effet le boire et le manger étant nécessaires à la conservation de notre existence, un certain plaisir s'est attaché à cette nécessité comme une compagne inséparable, mais bien souvent elle s'efforce de prendre les devants, pour  m’obliger à faire pour elle-même ce que je dois et ne veux faire seulement que pour ma santé. Pour les excès du vin, j'en suis bien éloigné, et j'espère que vous me ferez la grace de n'y tomber jamais. Après les repas, un  certain engourdissement peut s'emparer de quelqu'un des vôtres, vous me ferez la grâce d'en être préservé. Quel est donc l’homme, ô mon Dieu, qui n'est pas quelquefois entraîné au delà des bornes que lui prescrit la nécessité? Oh ! celui-là est grand ; qu'il glorifie votre nom.

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Mais ce n'est pas  moi qui suis un malheureux pécheur! » Il ne se croyait pas exempt de fautes par rapport à l’odorat et il disait: « Quant aux plaisirs qu'excitent en nous les odeurs, je  m’en inquiète peu je ne les recherche pas quand elles me manquent ; quand elles viennent à moi, je ne les repousse pas, toujours disposé à  m’en priver pour toujours. C'est du moins, si je ne me trompe, ce que je crois ressentir : car nul ne doit être dans une sécurité complète dans cette vie qu'à juste titre on peut appeler une tentation continuelle, puisque celui qui de méchant est devenu bon, ne sait pas si de bon il ne deviendra pas plus méchant. » Voici ce qu'il dit touchant le sens de l’ouïe: « Les plaisirs de l’ouïe avaient pour moi, je l’avoue, plus de charmes et plus d'attraits; mais vous avez rompu ces liens et  m’en avez affranchi. S'il  m’arrive d'être plus ému par la mélodie que par les paroles que l’on chante, alors je reconnais avoir péché et je préférerais ne point entendre chanter en cette occasion. »

Il s'accuse encore des péchés de la vue, comme quand il dit qu'il aimait trop volontiers à voir un chien courir, qu'il prenait plaisir à regarder la chassé, quand il lui arrivait de passer dans la campagne, qu'il examina avec trop d'attention des araignées enveloppant des mouches dans leurs toiles, alors qu'il était chez lui. Il s'accuse de cela devant Dieu comme de choses qui distraient dans les bonnes méditations et qui troublent les prières. Il s'accuse aussi de désirer les louanges et d'être entraîné par la vaine gloire : « Celui, dit-il, Seigneur, qui ambitionne les louanges des hommes, alors qu'il s'attire votre blâme, ne sera point défendu par les hommes lorsque vous le jugerez, ni délivré par eux; lorsque vous le condamnerez.

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Un homme que l’on félicite de quelque bienfait qu'il a reçu de votre main; se complaît plus dans les louanges qu'on lui donne, que dans la grâce qui les lui a méritées. Nous sommes tous les jours exposés sans relâche à ces sortes de tentation, et la langue de l’homme est une fournaise où nous sommes mis journellement à l’épreuve. Néanmoins je ne voudrais pas que le bon témoignage des autres n'ajoutât rien à la satisfaction que j'éprouve du bien qui peut être en moi; mais il faut l’avouer non seulement ce bon témoignage l’augmente, mais le brame, la diminue. Je suis contristé des éloges que l’on me prodigue, soit qu'ils se rapportent à des choses que je suis fâché. de trouver en moi, soit que l’on y estime de petites qualités plus qu'elles ne le méritent. »

Ce saint homme réfutait les hérétiques avec une si grande énergie, qu'ils disaient entre eux publiquement que ce n'était pas pécher de tuer Augustin qu'ils regardaient comme un loup à égorger; et ils affirmaient aux assassins que Dieu leur pardonnerait alors tous leurs péchés. Il eut à subir grand nombre d'embûches de leur part quand il avait besoin de voyager; mais la providence de Dieu permettait. qu'ils se trompassent de chemin et qu'ils ne le rencontrassent point. Pauvre lui-même, il se souvenait toujours des pauvres, et il leur donnait libéralement de tout ce qu'il pouvait avoir : car il en vint jusqu'à faire briser et fondre les vases sacrés afin d'en donner la valeur aux pauvres, aux captifs et aux indigents. Il ne voulut jamais acheter ni champ, ni maison à la ville ou à la campagne.

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Il refusa grand nombre d'héritages qui lui avaient été légués, par la raison que cela devait appartenir de préférence aux enfants ou aux parents des défunts. Quant aux biens de l’Eglise, il n'y était pas attaché: ils ne lui donnaient aucun tracas; mais le jour et la nuit, il méditait les Saintes Ecritures et les choses de Dieu. Jamais il ne s'occupait de nouvelles constitutions qui auraient pu lui embarrasser l’esprit que toujours il voulait conserver exempt de tout tracas extérieur, afin de pouvoir se livrer avec liberté à des méditations continuelles et à des. lectures assidues. Ce n'est pas qu'il empêchât quelqu'un de bâtir, à moins qu'il ne s'aperçût qu'on le fît sans mesure. Il louait aussi beaucoup ceux qui avaient le désir de la mort, et il rapportait fort souvent à ce sujet les exemples de trois évêques. C'était saint Ambroise qui, au lit de la mort, répondit à ceux qui lui demandaient d'obtenir pour soi, par ses prières, un prolongement de vie : «Je n'ai pas vécu de manière à rougir de vivre parmi vous, et je ne crains pas de mourir, puisque nous avons un bon maître. » Réponse que saint Augustin vantait extraordinairement. Il citait encore l’exemple d'un autre évêque auquel on disait qu'il était fort nécessaire à l’Eglise, et que cette raison ferait que Dieu le délivrerait encore, et qui répondit: « Si je ne devais jamais mourir, ce serait bien; mais si je dois mourir un jour, pourquoi pas maintenant ? » Il rapportait encore ce que saint Cyprien racontait d'un autre évêque qui, souffrant beaucoup, demandait le rétablissement de sa santé. Un jeune homme d'une grande beauté lui apparut alors et lui dit avec un mouvement d'indignation: « Vous craignez de souffrir, vous ne voulez pas mourir, que vous ferai-je? »

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Il ne laissa demeurer avec lui aucune femme, pas même sa soeur Germaine, ni les filles de son frère qui s'étaient vouées ensemble au service de Dieu. Il disait que, quand bien même on n'aurait aucun soupçon mauvais par rapport à sa soeur et à ses nièces, cependant parce que ces personnes auraient besoin des services d'autres femmes, qui viendraient chez elles, avec d'autres, ce pourrait être un sujet de tentation pour les faibles, ou certainement une source de mauvais soupçons pour les méchants. Jamais il ne voulait parler seul à seule avec une femme, à moins qu'il ne se fût agi d'un secret. Il fit du bien à ses parents, non pas en leur procurant des richesses, mais en les empêchant, d'être dans la gêne ou bien dans l’abondance. Il était rare qu'il s'entremît en faveur de quelqu'un par lettres ou par paroles, imitant en cela la conduite d'un philosophe qui par amour de sa réputation ne rendit pas de grands services à ses amis, et qui répétait souvent : « Presque toujours, pouvoir qu'on demande, pèse. » Mais quand il le faisait, il mesurait son style de manière à ne pas être importun, mais à mériter d'être exaucé en faveur de la politesse de sa demande.

Il préférait avoir à juger les procès de ceux qui lui étaient inconnus, plutôt que ceux de ses amis; et il disait que parmi les premiers il pouvait distinguer le coupable, sans avoir rien à craindre, et que de l’un d'eux il s'en ferait un ami, mais qu'entre ses amis, il en perdrait certainement un, savoir celui contre lequel il prononcerait sa sentence. Beaucoup d'églises l’invitèrent ; il y prêchait la parole de Dieu et opérait des conversions.

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Quelquefois, dans ses prédications, il sortait du cadre qu'il s'était tracé; alors il disait que cela entrait dans le plan de Dieu pour le salut de quelqu'un. Ce qui fut évident, par rapport à un homme d'affaires des manichéens, qui se convertit en assistant a une prédication où saint Augustin fit une digression contre cette hérésie. En ce temps-la les Goths s'étaient emparés de Rome; alors les idolâtres et les infidèles insultaient beaucoup les chrétiens; à cette occasion, saint Augustin composa son livre de la Cité de Dieu, pour démontrer qu'ici-bas les justes doivent souffrir et les impies prospérer. Il y traite des deux cités, celle de Jérusalem et celle de Babylone et de leurs rois, parce que le roi de Jérusalem, c'est J.-C., et le roi de Babylone, c'est le diable. « Deux amours, dit-il, ont bâti ces deux cités, l’amour de soi, allant jusqu'au mépris de Dieu, a bâti la cité du diable, et l’amour de Dieu, allant jusqu'au mépris de soi, la cité de Dieu. »

Pendant qu'Augustin vivait encore, vers l’an du Seigneur 440, les Vandales s'emparèrent de toute la province d'Afrique, ravageant tout, et n'épargnant ni le sexe, ni le rang, ni l’âge. Quand ils arrivèrent devant la ville d'Hippone, ils l’assiégèrent vigoureusement. Au milieu de cette tribulation, saint Augustin, plus que personne, passa les dernières années de sa vie dans l’amertume et la tristesse. Ses larmes lui servaient de pain le jour et la nuit, en voyant ceux-ci tués, ceux-là forcés de fuir, les églises veuves de leurs prêtres, et les villes détruites et  sans habitants:

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Au milieu de tant de maux, il se consolait par cet adage d'un sage, qui disait. Celui-là n'est pas un grand homme qui regarde comme chose extraordinaire que les arbres tombent, que les pierres s'écroulent et que les mortels meurent. » Mais il rassembla ses frères et leur dit : « Oui, j'ai prié Dieu afin qu'il nous délivre de ces périls, ou qu'il nous accorde la patience, ou bien qu'il  m’enlève de cette vie pour n'être point forcé de voir tant de calamités. » Il n'obtint que la troisième demande, car après trois mois de siège, en février, la fièvre le prit, et il se mit au lit. Comprenant que sa fin approchait, il se fit écrire les sept Psaumes de la pénitence qu'il commanda,d'attacher à la muraille, à côté de son lit., d'où il les lisait, en versant sans cesse des larmes abondantes; et afin de ne penser qu'à Dieu et de n'être gêné par personne,: dix jours avant sa mort, il défendit de laisser entrer qui que ce fût dans sa. chambre, si ce n'est le médecin ou bien celui qui lui apportait quelque nourriture. Or, un malade vint le trouver, et le pria instamment de lui imposer les mains et de le guérir. Augustin lui répondit :
« Que dis-tu là, mon fils ? Penses-tu que si je pouvais faire chose pareille; je ne me l’accorderais pas pour moi? » Mais le malade insistait, et lui assurait que dans une vision qu'il avait eue, il lui avait été ordonné de venir le trouver, et qu'il serait guéri. Alors Augustin, voyant sa foi, pria pour lui et il fut guéri. Il délivra beaucoup d'énergumènes et fit plusieurs autres miracles.

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Au livre XXII de la Cité de Dieu, il rapporte, comme ayant été opérés par un autre, deux miracles qu'il fit. « A ma connaissance, dit-il, une jeune personne d'Hippone, ayant répandu sur elle une huile où le prêtre qui priait pour elle avait mêlé ses larmes, fut délivrée du démon. » Il dit encore au même endroit : « Il est aussi à ma connaissance que le démon quitta soudain un jeune possédé; un évêque avait prié pour ce jeune homme sans le voir. » Il n'y a aucun doute qu'il ne parle de lui-même, mais par humilité, il n'a pas voulu se  nommer. Il rapporte, dans ce même ouvrage, qu'un malade devait être taillé, et on craignait beaucoup qu'il ne mourait de cette opération. Le malade pria Dieu avec abondance de larmes; Augustin pria avec lui et pour lui, et sans aucune incision, il reçut une guérison parfaite. Enfin, à l’approche de son trépas, il laissa cet enseignement mémorable, savoir que l’homme, quelque excellent qu'il soit, ne doit pas mourir sans confession, et sans recevoir l’Eucharistie. Quand ses derniers instants furent arrivés, jouissant de toutes ses facultés, la vue et l’ouïe encore saines, à l’âge de 77 ans, et de son épiscopat la 40e, en présence de ses frères rassemblés et priant, il passa au Seigneur. Il ne fit aucun testament, parce que ce pauvre de J.-C. ne laissait rien qu'il put léguer. Il vivait vers l’an du Seigneur 400.

Augustin, cet astre éclatant de sagesse, cette forteresse de la vérité, ce rempart de la foi, l’emporta sans comparaison sur tous les docteurs de l’Eglise, aussi bien par son génie que par sa science : Il fut aussi illustre par ses vertus que par sa doctrine: C'est ce qui fait que le bienheureux Remi, en parlant de saint Jérôme et de quelques autres docteurs, conclut ainsi « Saint Augustin les surpassa tous par le génie et par la science.

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Car bien que saint Jérôme avoue avoir lu les 6000 ouvrages d'Origène, cependant saint Augustin en a tant écrit, que non seulement, personne, y passât-il ses jours et ses nuits, ne saurait transcrire ses livres, mais qu'il ne s'en rencontre pas même un, qui les ait lus en entier. » Volusien, auquel saint Augustin adressa une lettre, parle ainsi : « Cela ne se trouve pas dans la loi de Dieu si saint Augustin l’ignore.» Saint Jérôme dit dans une lettre écrite par lui à saint Augustin : « Je n'ai encore pu répondre à vos deux opuscules si pleins d'érudition et d'une éloquence si brillante ; certes, tout ce qu'on peut dire, tout ce à quoi peut atteindre le génie, et tout ce qu'on saurait puiser dans les saintes Ecritures, vous l’avez traité, vous l’avez épuisé : mais je prie Votre Révérence de me permettre de donner à votre génie les éloges qu'il mérite. » Dans son ouvrage des Douze Docteurs, saint Jérôme écrit ces mots sur saint Augustin : « Saint Augustin, évêque, est comme l’aigle qui plane sur le sommet des montagnes : Il ne s'occupe pas de ce qui se trouve au bas, mais il traite avec clarté de ce qu'il y a de plus élevé dans les cieux; il embrasse d'un coup d'œil la terre avec les eaux qui l’entourent. » On peut juger du respect et de l’amour qu'éprouvait saint Jérôme pour saint Augustin par les lettres que celui-ci lui adressa. Il s'exprime ainsi dans l’une d'elles « Jérôme, au saint et très heureux seigneur pape, salut.

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En tout temps, j'ai eu le plus profond respect pour votre béatitude, et j'ai chéri  J.-C. notre Sauveur qui habite en vous; mais aujourd'hui je veux, s'il est possible, ajouter quelque chose encore et mettre le comble à ma pensée; c'est que je ne me permets pas de passer même une heure sans avoir votre nom, présent à mon esprit. » Dans une autre lettre qu'il lui envoie : « Tant s'en faut, dit-il, que j'ose toucher à quoi que ce soit des ouvrages de votre béatitude; j'ai déjà assez de corriger les miens, sans porter la main sur ceux des autres. »

Saint Grégoire s'exprime ainsi dans une lettre écrite à Innocentius, préfet d'Afrique: « Nous nous réjouissons du désir que vous manifestez de recevoir de nous l’exposition sur Job. Mais si vous souhaitez vous rassasier de quelque nourriture délicieuse, lisez les opuscules de saint Augustin, votre compatriote ; vous trouverez que c'est, en comparaison de notre livre, de la fleur de farine à côté de quelque chose de fort inférieur venant de nous. » Voici ce qu'il écrit dans son Registre : « On lit que saint Augustin ne consentit pas même à habiter avec sa soeur; car, disait-il, celles qui sont avec ma soeur ne sont pas mes soeurs. La précaution excessive de ce grand docteur doit nous servir de leçon. On lit dans la Préface Ambroisienne : « Nous adorons, Seigneur, votre magnificence au jour de la mort de saint Augustin car votre force, qui opère dans tous, a fait que cet homme embrasé de votre esprit, ne se laissa pas vaincre par les promesses des attraits fallacieux vous l’aviez en effet rempli de tout genre de piété, en sorte qu'il vous était tout à la fois, l’autel, le sacrifice, le prêtre et le temple. »

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Saint Prosper dans son Traité de la vie contemplative (Julien Pomère, l. III), parle ainsi. de saint Augustin: « Il avait un génie pénétrant, une éloquence suave; un grand fonds de littérature classique ; il avait scruté les matières ecclésiastiques ; il était clair dans ses discussions de tous les jours, grave dans son maintien, habile à résoudre une question, attentif à réfuter les hérétiques, catholique dans l’exposition du dogme, sûr dans l’explication des écritures canoniques. » Saint Bernard dit de son côté : « Augustin, c'est le fléau le plus redoutable des hérétiques. »

Après sa mort, les barbares ayant fait invasion dans le pays, ils profanèrent les lieux saints ; alors les fidèles prirent le corps de saint Augustin et le transportèrent en Sardaigne. 280 ans s'étant écoulés depuis sa mort, vers l’année du Seigneur 718, Luitprand, pieux roi des Lombards, apprenant que la Sardaigne avait été dépeuplée par les Sarrasins, fit partir des messagers pour faire rapporter à Pavie les reliques du saint docteur *. Au prix d'une somme considérable, ils obtinrent le corps de saint Augustin et le transportèrent jusqu'à Gênes. Le saint roi l’ayant appris, il se fit un bonheur de venir à sa rencontre et de le recevoir. Mais le lendemain matin, quand on voulut reprendre le corps, on ne put le lever de l’endroit qu'il occupait, jusqu'au moment où le roi fit voeu que si le saint se laissait emmener, il ferait bâtir, au même lieu,. une église qui serait dédiée en son nom. Aussitôt on put prendre le corps sans difficulté.

* Vincent de Beauvais., Hist., l, XXIII, c. CXLVIII ; — Sigebert, an 721.

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Le roi tint sa promesse et fit construire à Gènes une église en l’honneur de saint Augustin: Pareil miracle arriva le lendemain dans une villa du diocèse de Tortone, nommée Casal, où l’on construisit encore une église en l’honneur de saint. Augustin. De plus, Luitpraud concéda cette même villa avec toutes ses dépendances, pour être possédée à perpétuité par ceux qui desserviraient l’église. Or, comme le roi voyait qu'il plaisait au saint qu'on lui élevât une église partout où il s'arrêtait, dans la crainte qu'il ne se choisît un autre lieu que celui où il voulait le mettre, partout où on passait la nuit avec le saint corps, il fondait une église en son honneur. Ce fut ainsi qu'on arriva à Pavie dans des transports de joie, et que l’on plaça les saints restes avec de grands honneurs dans l’église de saint Pierre, appelée au Ciel d'or.

— Un meunier, qui avait une dévotion toute spéciale à saint Augustin, souffrait à la jambe d'une tumeur nommée phlegma salsum, et il invoquait pieusement saint Augustin à son secours. Le saint, dans une vision, lui toucha la jambe et le guérit. A son réveil, se trouvant délivré, il rendit grâces à Dieu et à saint Augustin.

— Un enfant avait la pierre et de l’avis des médecins, il fallait le tailler. La mère qui craignait que l’enfant ne mourût, s'adressa dévotement à saint Augustin pour qu'il secourût son fils. Elle n'eut pas plutôt fini sa prière que l’enfant rendit la pierre en urinant et recouvra une parfaite santé.

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Dans un monastère, appelé Elémosina, un moine, la veille de la fête de saint Augustin, fut ravi en extase et vit une nuée lumineuse descendant du ciel, et sur cette nuée saint Augustin assis revêtu de ses habits pontificaux. Ses yeux étaient comme deux rayons de soleil illuminant toute l’église qui était remplie d'une odeur très suave.

— Saint Bernard étant à Matines s'assommeilla un peu, et pendant qu'on chantait une leçon de saint Augustin, il vit un jeune homme très beau gui se tenait debout, et de la bouche duquel sortait une si grande abondance d'eau que toute l’église, paraissait devoir en être remplie. Saint Bernard ne fit pas difficulté de penser que c'était saint Augustin qui a fait couler dans l’Eglise entière des fontaines de doctrine.

— Un homme, qui aimait singulièrement saint Augustin, donna beaucoup d'argent à un moine, gardien du saint corps, pour avoir un doigt d'Augustin. Le moine reçut bien l’argent, mais, à la place' du doigt de saint Augustin, il lui donna le doigt d'un mort qu'il enveloppa dans de la soie. L'homme le reçut avec respect et lui adressait sans cesse ses hommages avec grande dévotion, le pressant sur sa bouche, sur ses yeux et le suspendant à sa poitrine. Dieu, qui voyait sa foi, lui donna d'une manière aussi miraculeuse que miséricordieuse un doigt de saint Augustin ; l’autre avait disparu. Cet homme étant rentré dans sa patrie, il s'y fit beaucoup de miracles et le bruit en alla jusqu'à Pavie. Mais comme,le moine assurait que c'était le doigt d'un mort, on ouvrit le sépulcre et on trouva, qu'il manquait un des doigts du saint. L'abbé, qui sur le fait, déposa le moine de son office et le punit sévèrement.

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— En Bourgogne*, dans un monastère nommé. Fontaines, vivait un moine appelé Hugues, très dévot à saint Augustin, dont il lisait les ouvrages avec bonheur. Il le priait souvent de ne pas permettre qu'il trépassât de ce monde un autre jour que celui où l’on solennisait sa fête. Quinze jours auparavant, la fièvre le saisit si violemment que la veille de la fête on le posa par terre dans l’église comme un mourant. Et voici que plusieurs personnages beaux et brillants, en aubes, entrèrent processionnellement dans l’église dudit monastère : à leur suite venait un personnage vénérable revêtu d'habits pontificaux. Un moine qui était alors dans l’église fut saisi à cette vue; il demanda qui ils étaient et où ils allaient. L'un d'eux lui répondit que c'était saint Augustin avec ses chanoines qui venait assister à la mort de ce moine qui lui était dévot afin de porter son âme au royaume de la gloire. Ensuite cette noble procession entra dans l’infirmerie, et après y être restée quelque temps, la sainte âme du moine fut délivrée des liens de la chair. Son doux ami le fortifia contre les embûches des ennemis et l’introduisit dans la joie du ciel.

— On lit encore que, de son, vivant, saint Augustin, étant occupé à lire, vit passer devant lui le démon portant un livre sur ses épaules. Aussitôt le saint l’adjura de lui ouvrir ce livre pour voir ce qu'il contenait. Le démon lui répartit que c'étaient les péchés des hommes qui s'y trouvaient écrits, péchés qu'il avait recueillis de tous côtés et qu'il y avait couchés. Et à l’instant saint Augustin lui commanda que, s'il se trouvait porté quelqu'un de ses péchés, il le lui donnât à lire de suite.

* Herbert, De miraculis, l. III, c. XXXVIII ; — Opp. de saint Bernard.

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Le livre fut ouvert et saint Augustin n'y trouva rien d'écrit, si ce n'est qu'une fois, il avait oublié de réciter complies. Il commanda au diable d'attendre son retour; il entra alors dans l’église, récita les complies avec dévotion et après avoir fait ses prières accoutumées, il revint et dit au démon de lui montrer encore une fois l’endroit qu'il voulait relire. Le diable, qui retournait toutes les feuilles avec rapidité, finit par trouver la page, mais elle était blanche: alors il dit tout en colère : « Tu  m’as honteusement déçu; je me repens de t'avoir montré mon livre, puisque tu as effacé ton péché par la vertu de tes prières. » Ayant parlé ainsi, il disparut tout plein de confusion.

Une femme avait à souffrir les injures de quelques personnes pleines de malice : elle vint trouver saint Augustin pour lui demander conseil. L'ayant trouvé qui étudiait, et l’ayant salué avec respect, il ne la regarda;ni ne lui répondit pointa, Elle pensa que peut-être c'était par une sainteté extrême qu'il ne voulait pas jeter les regards sur une femme : cependant elle s'approcha et lui exposa son affaire avec soin. Mais il ne se tourna pas vers elle, pas plus qu'il ne lui adressa de réponse: alors elle se retira pleine de tristesse. Un autre jour que saint Augustin célébrait la messe et que cette femme y assistait, après l’élévation, elle se vit transportée devant le tribunal de la très sainte Trinité, où elle vit Augustin, la face inclinée, discourant avec la plus grande attention et en termes sublimes sur la gloire de la Trinité. Et une voix se fit entendre qui lui dit : « Quand tu as été chez Augustin, il était tellement occupé à réfléchir sur la gloire de la sainte Trinité qu'il n'a pas remarqué que tu sois venue le trouver; mais retourne chez lui avec assurance ; tu le trouveras affable et tu recevras un avis salutaire. »

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Elle le fit et saint Augustin l’écouta avec bonté et lui donna un excellent conseil. — On rapporte aussi qu'un saint homme étant ravi en. esprit dans le ciel et examinant tous les saints dans la gloire, n'y voyant pas saint Augustin, demanda à quelqu'un des bienheureux où il était. Il lui fut répondu : « Augustin réside au plus haut des cieux, où il médité sur la gloire de la très excellente Trinité. » — Quelques habitants de Pavie étaient détenus en prison par le marquis de Malaspina. Toute boisson leur fut refusée afin de pouvoir en extorquer une grosse somme d'argent. La plupart rendaient déjà l’âme, quelques-uns buvaient leur urine. Un jeune homme d'entre eux, qui avait une grande dévotion pour saint Augustin; réclama son assistance. Alors au milieu de la nuit; saint Augustin apparut à ce jeune homme,  et comme s'il lui prenait la main, il le conduisit au fleuve de Gravelon où avec une feuille de vigne trempée dans l’eau, il lui rafraîchit tellement la langue, que lui, qui aurait souhaité boire de l’urine, n'aurait plus souhaité maintenant boire du nectar. — Le prévôt d'une église, homme fort dévot envers saint Augustin; fut malade pendant trois ans au point de ne pouvoir sortir du lit. La fête de saint Augustin était proche, et déjà on sonnait les vêpres de la vigile, quand il se mit à prier saint Augustin de tout coeur. Saint Augustin se montra à lui revêtu d'habits blancs et en l’appelant trois fois par son nom, il lui dit: « Me voici, tu  m’as appelé assez longtemps, lève-toi de suite, et va me célébrer l’office des Vêpres. » Il se leva guéri, et, à l’étonnement de tous, il entra dans l’église, où il assista dévotement à tout l’office.

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— Un pasteur avait un chancre affreux entre les épaules. Le mal s'accrut au point de le laisser absolument sans forces. Comme il priait saint Augustin, celui-ci lui apparut, posa la main sur la partie malade et la guérit parfaitement; Le même homme, dans la suite, perdit la vue. Il s'adressa avec confiance à saint Augustin, qui, un jour sur le midi, lui apparut, et en lui essuyant les yeux avec les mains, il lui rendit la santé .

Vers l’an du Seigneur 912, des hommes gravement malades, au nombre de plus de quarante, allaient à Rome de l’Allemagne et de la Gaule pour visiter le tombeau des apôtres. Les uns courbés se traînaient par terre sur des sellettes, d'autres se soutenaient sur des béquilles,, ceux qui étaient aveugles se laissaient traîner par ceux qui marchaient en avant, ceux-là enfin avaient les mains et les pieds paralysés. Ils passèrent une montagne et parvinrent à un endroit appelé la Charbonnerie. Ils étaient près d'un lieu qui se nomme Cana, à une distance de trois milles de Pavie, quand saint Augustin revêtu de ses ornements pontificaux, et sortant d'une église érigée en l’honneur des saints Côme et Damien, leur apparut et leur demanda où, ils se dirigeaient. Ils lui répondirent qu'ils allaient à Rome; alors saint Augustin ajouta : « Allez à Pavie et demandez le monastère de saint Pierre qui s'appelle Ciel d'or, et là vous obtiendrez les miséricordes que vous désirez. Et comme ils lui demandaient son nom, il dit : « Je suis Augustin autrefois évêque de l’église d'Hippone. » Aussitôt il disparut à leurs regards.

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Ils se dirigèrent donc vers Pavie, et étant arrivés au monastère indiqué et apprenant que c'était là que reposait le corps de saint Augustin, ils se mirent tous à élever la voix et à crier tous ensemble : « Saint Augustin, aidez-nous. » Leurs clameurs émurent les citoyens et les moines qui s'empressaient d'accourir à un spectacle si extraordinaire. Or, voilà que, par l’extension de leurs nerfs, une grande quantité de sang se mit à couler,de telle sorte que depuis l’entrée du monastère, jusqu'au tombeau de saint Augustin, la terre paraissait en être tolite couverte. Parvenus au tombeau, tous furent entièrement guéris, comme S'ils n'avaient jamais été estropiés. Depuis ce moment, la renommée du saint se propagea  de plus en plus et une multitude d'infirmes vint à son tombeau, où tous recouvraient la santé, et laissaient des gages de leur guérison. Telle fut la quantité de ces gages que tout l’oratoire de saint Augustin et le portique en étaient pleins, en sorte que cela devint la cause d'un grand embarras pour entrer et pour sortir. La nécessité força les moines à les ôter.

— Il y a trois choses qui sont l’objet des désirs des personnes du monde, les richesses, les plaisirs et les honneurs. Or, le saint atteignit à un tel degré de perfection qu'il méprisa les richesses, qu'il repoussa les honneurs et qu'il eut les plaisirs en aversion.

— Il méprisa les richesses; c'est lui-même, qui Passure dans ses Soliloques, où la raison l’interroge et lui dit: « Est-ce que tu ne désires pas,de richesses ? » Et Augustin répond : « Je ne saurais avouer ce premier point : j'ai trente ans, et il y en a bien quatorze que j'ai cessé de les désirer. Des richesses, je n'en désire que ce qu'il faut pour me procurer ma nourriture. C'est un. livre de Cicéron qui  m’a entièrement convaincu qu'il ne faut en aucune manière souhaiter les richesses. »

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Il a repoussé les honneurs : il le témoigne dans le même livre. «Que pensez-vous des honneurs? » lui demande la raison. Et saint Augustin répond : « Je l’avoue, c'est seulement depuis peu de temps, presque depuis quelques jours que j'ai cessé de les ambitionner. » Les plaisirs et les richesses, il les méprisa, par rapport à la chair et au goût. La raison lui demandé donc : « Quelle est votre opinion au sujet d'une épouse? Ne .vous plairait-elle. pas, si elle était belle, chaste, honnête, riche, et surtout si vous aviez la certitude qu'elle ne vous serait pas à charge? » Et saint Augustin répond : « Quelque bien que vous la vouliez peindre; quand vous la montreriez comblée de tous les dons, j'ai décidé que je n'avais rien tant à craindre que le commerce avec une femme. » « Je ne demande pas, reprend la raison, ce que vous avez décidé, je vous demande si vous vous y sentez porté ? Et saint Augustin répond : « Je ne cherche, je ne désire rien à ce sujet : les souvenirs qui  m’en restent me sont à charge, affreux et détestables. » Pour ce qui est du second point, la raison l’interroge en disant : « Et pour la nourriture, qu'avez-vous à dire? »

Pour ce qui est du boire, et du manger, des bains et des autres plaisirs du corps, ne me demandez rien. J'en prends ce qu'il me faut seulement, pour conserver la santé. »
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LA DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE
 

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La décollation de saint Jean-Baptiste se célèbre et a été instituée, paraît-il, pour quatre motifs, d'après l’Office mitral *: 1° En raison de sa décollation; 2° à cause de la combustion et de la réunion de ses os ; 3° à l’occasion de l’invention de son chef ; 4° en mémoire de la translation d'un de ses doigts, et de la dédicace de son église. De là les différents noms attribués à cette fête, savoir la décollation, la collection, l’invention et la dédicace:

1. On célèbre cette fête à cause de la décollation. En effet, selon le récit de l’Histoire scholastique **, Hérode Antipas, fils d'Hérode le Grand, en partant pour Rome passa par chez son frère Philippe; alors eut lieu un accord secret entre lui et Hérodiade, femme de Philippe, et selon Josèphe, soeur d'Hérode Agrippa, de répudier sa propre femme à son retour et de se marier avec cette même Hérodiade. Sa, femme, fille d'Arétas, roi de Damas, eut connaissance de cette convention ; alors sans attendre le retour de son mari, elle se hâta de rentrer dans sa patrie. En revenant, Hérode enleva Hérodiade à Philippe et s'attira l’inimitié d'Arétas, d'Hérode Agrippa et de Philippe tout à la fois. Or, saint Jean le reprit, parce que, d'après la loi, il ne lui était pas permis de prendre pour femme, ainsi qu'il l’avait fait, l’épouse de son frère du vivant de celui-ci.

* Cap. XLI.
** In Evangel., cap. LXXIII.

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Hérode voyant que saint Jean le reprenait si durement pour ce crime, et que, d'un autre côté, saint Jean, au rapport de Josèphe, à cause de sa prédication et de son baptême, s'entourait d'une foule de monde, le fit jeter en prison, dans le désir de plaire à sa femme, et dans la crainte d'un soulèvement populaire. Mais auparavant il voulut le faire mourir, mais il eut peur du peuple. Hérodiade et Hérode désiraient également trouver une occasion quelconque pour pouvoir tuer Jean. Il paraît qu'ils convinrent secrètement ensemble qu'Hérode donnerait une fête aux principaux de la Galilée et à ses officiers le jour anniversaire de sa naissance ; qu'il promettrait avec serment de donner à la fille d'Hérodiade, quand elle danserait, tout ce qu'elle demanderait; que cette jeune personne demandant la tête de Jean, il serait de toute nécessité de la lui accorder à raison de son serment, dont il ferait semblant d'être contristé. Qu'il ait poussé la feinte et la dissimulation jusque-là, c'est ce que donne à entendre l’Histoire scholastique où on lit ce qui suit : « Il est à croire qu'Hérode convint secrètement avec sa femme de faire tuer Jean, en se servant de cette circonstance. »

Saint Jérôme est du même sentiment dans la glose : « Hérode, dit-il, jura probablement, afin d'avoir le moyen de tuer Jean; car si cette fille eût demandé la mort d'un père ou d'une mère Hérode n'y eût certainement pas consenti. Le repas est prêt, la jeune fille est là présente ; elle danse devant tous les convives elle ravit le monde ; le roi jure de lui donner tout ce qu'elle demandera. Prévenue par sa mère, elle demande la tête de Jean, mais l’astucieux Hérode, à cause  de son serment, simula la tristesse, parce que, comme le dit Raban, il avait eu la témérité de jurer ce qu'il lui fallait tenir.

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Or, sa tristesse était seulement sur sa figure, tandis qu'il avait la joie dans le coeur. Il s'excuse sur son serment afin de pouvoir être impie sous l’apparence de la piété. Le bourreau est donc envoyé, la tête de Jean est tranchée, elle est donnée à la jeune fille, et celle-ci la présente à sa mère adultère. » Saint Augustin, à propos de ce serment, raconte l’exemple suivant dans un sermon qu'il fit à la Décollation de saint Jean-Baptiste.

« Voici un fait qui  m’a été raconté par un homme innocent et de bonne foi. Quelqu'un lui ayant nié un prêt ou une dette, il en fut ému et il le provoqua à faire serment. Le débiteur le fit et l’autre perdit. La nuit suivante, ce dernier se crut traîné devant le juge qui l’interrogea en ces termes : « Pourquoi as-tu provoqué ton débiteur à faire serment, quand tu savais qu'il se parjurerait? » Et l’homme répondit : « Il  m’a nié mon bien. » « Il valait mieux, reprit le juge, perdre ton bien que de tuer son âme par un faux serment. » On le fit prosterner, et il fut condamné à être battu de verges ; or, il le fut si rudement, qu'à son réveil, on lui voyait encore la marque des coups sur le dos. Mais il lui fut pardonné après qu'il eut fait pénitence. » Ce ne fut cependant point à pareil jour que saint Jean fut décollé, mais un an avant la Passion de J.-C., vers les jours des azymes. Il a donc fallu, à cause des mystères de Notre-Seigneur, que l’inférieur le cédât à son supérieur.

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A ce sujet, saint Jean Chrysostome s'écrie : « Jean, c'est l’école des vertus, la règle de vie, l’expression de la sainteté, le modèle de la justice, le miroir de la virginité, le porte-étendard de la pudicité; l’exemple de la chasteté, la voie de la pénitence, le pardon des péchés, la doctrine de la foi. Jean est plus grand qu'un homme, il est l’égal des anges, le sommaire de la loi, la sanction de l’évangile, la voix des apôtres, celui qui fait taire les prophètes, la lumière du monde, le précurseur du souverain juge, l’intermédiaire de la Trinité tout entière. Et cet homme si éminent est donné à une incestueuse, il est livré à une adultère, il est accordé à une danseuse ! » Hérode ne resta pas impuni, mais il fut condamné à l’exil.

En effet, d'après ce qu'on trouve dans l’Histoire scholastique, Hérode Agrippa, vaillant personnage, mais pauvre, se voyant réduit à l’extrémité, s'enferma par désespoir dans une tour avec J'intention de s'y laisser mourir de faim. Hérodiade, sa soeur, informée de cette résolution, supplia Hérode Antipas, tétrarque, son mari, de le tirer de la tour et de lui fournir ce qui lui était nécessaire. Il le fit, et comme ils étaient tous les deux à table, Hérode, tétrarque, échauffé par le vin, reprocha à Hérode Agrippa les bienfaits dont il l’avait, comblé lui-même. Celui-ci en conçut un vif chagrin et partit pour Rome où il fut bien accueilli par Caïus César, qui lui accorda deux tétrarchies, celle de Lisanias et celle du pays d'Abilène; il lui plaça, en outre, le diadème sur le front, avec l’intention de le faire roi de Judée. Hérodiade, voyant que: son frère avait le titre de roi, pressait instamment son mari d'aller à Rome et de solliciter aussi pour lui la même distinction.

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Mais, étant fort riche, il ne voulait pas suivre le conseil de sa femme, car il préférait le repos à des fonctions honorables. Vaincu enfin par ses prières, il alla à Rome avec elle. Agrippa, qui en eut connaissance, expédia à César des lettres pour l’informer qu'Hérode s'était assuré de l’amitié du roi des Parthes, et voulait se révolter contre l’empire romain, et pour preuve, il lui fit savoir qu'il avait dans ses places fortes des armes en assez grande quantité pour armer soixante-dix mille soldats.

Caïus, après avoir lu la lettre, s'informa, comme s'il le tenait d'une autre source, auprès d'Hérode, sur sa position, et entre autres choses, il lui demanda s'il était vrai, ainsi qu'il l’avait entendu dire, qu'il eût une si grande quantité de troupes sous les armes, dans les villes de sa juridiction. Hérode ne fit aucune difficulté d'en convenir. Caïus, persuadé alors de l’exactitude du rapport d'Hérode Agrippa, l’envoya en exil ; quant à son épouse, qui était soeur de ce même Hérode Agrippa pour lequel il avait beaucoup d'affection, il lui permit de retourner dans son pays. Mais elle voulut accompagner son mari, en disant que puisqu'elle avait partagé sa prospérité, elle ne l’abandonnerait pas dans l’adversité. Ils furent donc déportés à Lyon; où ils finirent leur vie dans la misère. Ceci est tiré de l’Histoire scholastique.

II. Cette fête est célébrée à cause de la combustion et de la réunion des os de saint Jean; car des auteurs prétendent qu'on les brûla en ce jour, et que les restes en furent recueillis par les fidèles. C'est, en quel,que sorte, un second martyre que saint d'eau souffre, puisque i1 est brûlé dans ses os, et c'est la raison pour laquelle l’Eglise célèbre cette fête comme si elle était son second martyre*.

* Eusèbe de Césarée, I. II; — Hist. ecclésiastique, c. XXVIII; — Sigebert, Chronique, an 394.

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On lit donc au XIIe livre de l’Histoire scholastique ou ecclésiastique, que les disciples de saint Jean ensevelirent son corps auprès de Sébaste, ville de Palestine, entre Elisée et Abdias. I1 se faisait de grands miracles à son tombeau; mais, par l’ordre de Julien l’Apostat, les gentils dispersèrent les os du saint ; et comme les miracles continuaient toujours, on recueillit les os, on les brûla, puis on les réduisit à une poussière que l’on vanna dans les champs; toujours d'après l’Histoire scholastique. Mais le bienheureux Bède dit que les os eux-mêmes furent ramassés et épars plus loin encore. Saint Jean parut souffrir ainsi un second martyre. (C'est ce que certaines gens imitent sans savoir ce qu'ils font, quand, à la Nativité de saint Jean, ils ramassent des os partout et les brûlent.) Or, pendant qu'on les recueillait pour les brûler, d'après l’Histoire ecclésiastique et le témoignage de Bède, des moines, venus de Jérusalem, se mêlèrent en cachette à ceux qui étaient occupés à les recueillir, et en prirent une grande partie. Ils portèrent alors. ces ossements à Philippe, évêque- de Jérusalem, qui, plus tard, les envoya à Athanase, évêque d'Alexandrie. Dans la suite, Théophile, évêque de cette ville, les mit dans un temple de Sérapis, purgé de ses ordures; il le consacra comme une basilique, en l’honneur de saint Jean.

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Mais aujourd'hui, on les honore à Gênes, ainsi que Alexandre III et Innocent IV l’ont approuvé par leurs privilèges, après eu avoir reconnu l’authenticité. De même qu'Hérode, qui fit couper la tète à saint Jean, subit le châtiment de ses crimes, de même aussi, Julien l’Apostat, qui fit brûler ses os, fut frappé par la vengeance divine. On a l’histoire de la punition de ce dernier dans la légende de saint Julien, après la conversion de saint Paul*.

Mais, dans l’Histoire triparlite **, on trouve de plus amples détails sur l’origine: de Julien l’Apostat; sou règne, sa cruauté et sa mort. Constance, frère du grand Constantin et descendant du même père, eut deux fils, Gallus et Julien. A la mort de Constantin, Constance créa césar Gallus, son fils, que pourtant il tua par la suite. Alors Julien, plein de crainte, se fit moine, et imagina de consulter les magiciens pour savoir s'il pouvait avoir encore l’espérance de parvenir au trône. Après quoi, Constance créa césar Julien, qu'il envoya dans les Gaules, où il remporta grand nombre de victoires. Une couronne d'or, suspendue par un fil entre deux colonnes, tomba sur sa tète, en s'y adaptant parfaitement, au moment où il passait de fil s'était rompu; tous s'écrièrent alors que c'était un signe qu'il serait empereur. Comme les soldats le proclamaient Auguste, et qu'il ne se trouvait pas là de couronne, un des soldats prit un collier  qu'il avait au cou et le mit sur le front de Julien, lequel fut ainsi créé empereur par les soldats.

* Ou mieux, après la légende de sainte Paule, qui est à la suite de la conversion de saint Paul, c'est-à-dire, au 27 janvier.
** Lib. VI, passim.

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Dès lors, il renonça aux pratiques du christianisme, qu'il ne suivait que d'une manière hypocrite, ouvrit les temples des idoles et leur y offrit des sacrifices. Il, se proclamait le Pontife des païens et faisait abattre partout les images de la Croix. Une fois, la rosée tomba sur ses vêtements et sur ceux des personnes qui l’accompagnaient, et chaque goutte prit la forme d'une croix. Dans le désir de plaire à tous, il voulut, après la mort de Constance, que chacun suivît le culte qui lui convînt; il chassa de sa cour les eunuques, les barbiers et les cuisiniers; les eunuques, parce qu'après la mort de sa femme il ne s'était point remarié ; les cuisiniers, parce qu'il,ne faisait usage que des mets les plus simples, et les barbiers, parce que, disait-il, un seul était suffisant pour beaucoup de monde. Il composa une foule d'outrages, dans lesquels il déchira tous les princes, ses prédécesseurs. En chassant les cuisiniers et les barbiers il faisait oeuvre de philosophe, mais non pas d'empereur; mais en critiquant et en déférant des louanges, il ne se comporta ni en philosophe ni en empereur. Un jour que Julien offrait un sacrifice aux idoles, dans les entrailles de la brebis qui venait d'être immolée, on lui montra le signe de la croix entouré d'une couronne. A cette vue, les ministres eurent peur, et expliquèrent le fait en disant qu'il viendrait un temps qui n'aurait pas de terme, et où la croix serait victorieuse et uniquement vénérée. Julien lés rassura et dit que cela indiquait qu'il fallait réprimer le christianisme et le resserrer dans un cercle.

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Tandis que Julien offrait à Constantinople un sacrifice à la Fortune, Maris, évêque de Chalcédoine, auquel la vieillesse avait fait perdre la vue, le vint trouver et l’appela impie et apostat. Julien lui dit « Ton Galiléen n'a donc pu te guérir, lui? » Maris lui répondit : « J'en rends grâces à Dieu, car il  m’a privé de la vue afin de ne pas te voir dépouillé de piété. »  Julien ne lui répondit rien et se retira. A Antioche, il fit ramasser. les vases sacrés et les ornements, puis les jetant parterre, il s'assit dessus et se permit de les salir. Mais à l’instant, il fut frappé à l’endroit par où il avait péché, en sorte que les vers y fourmillaient et rongeaient les chairs. Tant qu'il vécut depuis, il ne put se guérir.

Julien le préfet qui, par l’ordre de l’empereur, avait enlevé les vases sacrés appartenant aux églises, dit en les salissant de son urine : « Voyez dans quels vases on administre le fils de Marie.» Immédiatement sa bouche est changée en anus : et ce fut ainsi qu'il satisfaisait les besoins de la nature. Pendant que l’apostat Julien entrait dans le temple de la Fortune, les ministres du temple aspergeaient avec de l’eau ceux qui arrivaient afin de les purifier: Valentinien vit une goutte de cette eau sur sa chlamyde; plein d'indignation, il frappa du poing le ministre en disant qu'il était sali plutôt que purifié. L'empereur, témoin de cela, le fit mettre sous bonne garde et conduire dans un désert. En effet, Valentinien était chrétien, et il mérita pour récompense d'être élevé par la suite à l’empire.

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Par haine encore contre les chrétiens, Julien fit aussi réparer le temple des Juifs, auxquels il fournit des sommes énormes; mais quand ils eurent rassemblé une grande quantité de pierres, un vent extraordinaire s'éleva subitement et les dispersa toutes; ensuite il se fit un affreux tremblement de terre; en dernier lieu, le feu sortit des fondements et brûla beaucoup de monde *. Un autre jour, une croix apparut dans le ciel et les habits des Juifs furent couverts de croix de couleur noire. En allant chez les Perses, il vint à Ctésiphonte qu'il mit en état de siège. Le roi, qui s'y trouvait, lui offrit la moitié de son pays, s'il voulait s'en aller. Mais Julien s'y refusa : car il avait les idées de Pythagore et de Platon au sujet de la mutation des corps, croyant posséder l’âme d'Alexandre, ou plutôt qu'il était lui-même Alexandre dans un autre corps. Mais tout à coup il reçut un dard qui s'enfonça dans son côté ; cette blessure mit fin à sa vie. Qui lança cette flèche ? On. l’ignoré encore ; mais les uns pensent que ce fut un des esprits invisibles, d'autres, que ce fut un. berger ismaélite : quelques-uns disent que c'était la main d'un soldat abattu par la faim et les fatigues de la route. Que ce soit un homme ou bien un ange, il fut évidemment l’instrument de Dieu. Calixte, un de ses familiers, dit qu'il fut frappé par le démon.

III. L'institution de cette fête eut lieu à l’occasion de l’invention du chef de saint Jean en ce jour. Au XIe livre de l’Histoire ecclésiastique, il est écrit que saint Jean fut détenu et décapité dans un château de l’Arabie nommé Machéronte. Mais Hérodiade fit apporter la tête du saint à Jérusalem où elle la fit enterrer avec soin auprès de la maison d'Hérode, dans la crainte que ce prophète ne ressuscitât, si son chef était enterré avec son corps.

* Socrate, Hist. ecclés., I. III, c. XVII ; — Sozomène; Nicéphore, l. X, c. XXXII-XXXIII.

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Or, du temps de Marcien, en 153, saint Jean révéla où était sa tête à deux moines venus à Jérusalem. Ils allèrent en toute hâte au palais qui avait appartenu â Hérode, et trouvèrent le précieux chef enveloppé dans des sacs de poils de chèvre provenant, je pense, des habits dont saint Jean était revêtu dans le désert. Durant le trajet qu'ils firent pour retourner en leur pays avec ce trésor, un potier de la ville d'Emèse, vivant de son métier, se joignit à eux. Or, tandis que cet homme portait la besace qu'on lui avait confiée, et dans laquelle se trouvait. le saint chef, ce dont il avait été averti la nuit par saint Jean, il se déroba de ses compagnons, et s'en vint à Emèse avec cette relique, qu'il y garda avec respect dans un trou profond tout le temps qu'il vécut: dès lors ses affaires prospérèrent extraordinairement. Etant près de mourir, il révéla son secret à sa soeur en toute confiance, et ses héritiers en firent autant les uns aux autres. Longtemps après, saint Jean révéla. à un saint moine, nommé Marcel, habitant la même caverne, que sa tête s'y trouvait. Le fait se passa de la manière suivante Pendant son sommeil il lui semblait qu'une grande foule s'avançait et disait : « Voici que saint Jean-Baptiste vient. » Il vit ensuite le saint. conduit par deux personnages, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche.

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Or, tous ceux qui s'approchaient recevaient une bénédiction. Marcel s'étant approché se prosterna à ses pieds, mais le saint précurseur le fit lever, et le prenant par le menton, il lui donna le baiser de paix. Alors Marcel lui demanda: « Seigneur, d'où: êtes-vous venu chez nous?» Saint Jean répondit: « De Sébaste.» Quand Marcel fut éveillé, il fut fort étonné de cette vision; mais une autre nuit qu'il dormait, quelqu'un vint le réveiller; après quoi, il vit une étoile brillante arrêtée sur la porte de sa petite cellule. Il se leva et voulut la toucher, mais elle se posa ailleurs. Alors il suivit l’étoile jusqu'à ce qu'elle se fût arrêtée à l’endroit où se trouvait la tête de Jean-Baptiste. Il y fouilla, trouva une urne contenant ce saint trésor. Quelqu'un, qui n'en croyait rien, mit la main sur l’urne, niais à l’instant sa main se sécha et resta attachée au vase. Alors ses compagnons s'étant mis en prières, il put retirer sa main, mais elle resta paralysée. Or, saint Jean lui apparut et lui dit: « Quand on déposera mon chef dans l’église, tu toucheras l’urne et tu seras guéri. » Il le fit, et fut guéri entièrement. Marcel rapporta ces événements à Julien, évêque d'Emèse. Ils prirent la tète et la transportèrent dans la ville. A partir de cette époque, l’on commença en cette ville à célébrer la décollation de saint Jean au jour, où, pensons-nous, le chef fut trouvé ou élevé, selon ce qu'en dit l’Histoire scholastique. Dans la suite on en fit la translation à Constantinople.

D'après l’Histoire tripartite (l. IX, c. XLIII), l’empereur Valens ordonna que le saint chef fût mis sur un char et transporté à Constantinople ; mais arrivé auprès de Chalcédoine, on ne put faire avancer le char, quels qu'aient été les moyens employés pour aiguillonner et presser les boeufs. On fut donc forcé de laisser là le chef.

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Mais, dans la suite, comme Théodose voulait l’enlever, il pria la vierge, aux soins de laquelle il était confié, de lui permettre de l’emporter. Elle y voulut bien consentir, dans la persuasion que, comme du temps de Valens, il ne se laisserait pas emporter. Alors le pieux empereur enveloppa le chef dans de la pourpre et le transporta à Constantinople où il lui fit bâtir la plus belle des églises. De là, il fut peu de temps après transporté à Poitiers dans les Gaules, sous. le règne de Pépin. Plusieurs morts y furent ressuscités par ses mérites.

— Or, de même qu'Hérode, qui avait fait couper la tête à saint Jean et que Julien qui brûla ses os, furent punis, de même aussi Hérodiade, qui avait suggéré à sa fille de demander la tête de Jean, reçut la punition de son crime, ainsi que la fille qui avait fait la demande. Quelques-uns disent qu'Hérodiade ne mourut pas en exil comme elle y avait été condamnée, mais alors qu'elle tenait dans les mains la tète de saint Jean, elle se fit un plaisir de l’insulter; or, par aine permission de Dieu, cette tète elle-même lui souffla au visage, et cette méchante femme mourut aussitôt. C'est le récit du vulgaire ; mais ce qui a été rapporté plus haut, qu'elle périt misérablement en exil avec Hérode, est affirmé par les saints dans leurs chroniques : et il faut s'y tenir. Quant à sa fille, elle se promenait un jour sur une pièce d'eau gelée dont la glace se brisa sous ses pieds, et elle fut étouffée à l’instant dans les eaux. On lit cependant dans une chronique qu'elle fut engloutie toute vive dans la terre. Ce qui peut s'entendre, comme quand on parle des Egyptiens engloutis dans la mer Rouge, on dit avec l’Ecriture sainte : « La terre les dévora. »

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IV. La translation de son doigt et la dédicace de son église. On dit que le doigt avec lequel saint Jean montra le Seigneur ne put être brûlé. C'est pour cela que ce doigt fut trouvé par les moines dont il a été parlé. Dans la suite sainte Thècle le porta au delà des Alpes et le déposa dans une église dédiée à saint Martin*. Ceci est attesté par Jean Belette qui dit que sainte Thècle apporta ce doigt, qui n'avait pu être brûlé, des pays d'outre-mer en Normandie** où elle fit élever une église en l’honneur de saint Jean. On assure que cette église fut dédiée à pareil jour. C'est ce qui a porté le souverain Pontife à faire célébrer en ce jour cette fête dans l’univers entier. — Dans une ville des Gaules nommée Maurienne ***, se trouvait une dame remplie de dévotion envers saint Jean-Baptiste elle priait Dieu avec les plus grandes instances pour obtenir quelqu'une des reliques de saint Jean. Mais comme elle voyait que ses prières n'étaient pas exaucées, elle prit la confiance de s'engager avec serment à ne point manger, jusqu'à ce qu'elle eût reçu ce qu'elle demandait.

Après avoir jeûné pendant quelques jours, elle vit sur l’autel un pouce d'une admirable blancheur, et elle recueillit avec joie ce don de Dieu. Trois évêques étant accourus à l’église, chacun d'eux voulait avoir une parcelle de ce pouce, quand ils furent saisis de voir couler trois gouttes de sang sur le linge où était placée la relique, et ils s'estimèrent heureux d'en avoir obtenu chacun une ****.

* Les éditions plus modernes disent saint Maxime.
** J. Beleth dit la Mauritanie, c. CXLVII.
*** Saint-Jean de Maurienne ainsi nommée à cause des miracles de saint Jean-Baptiste.
**** Saint Grégoire de Tours, De gloria martyr., 1. I, c. XIV.

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Théodoline, reine des Lombards, fit élever et dota à Modoetia, près de Milan, une grande église en l’honneur de saint Jean-Baptiste. Dans la suite du temps, d'après le témoignage de Paul *, Constantin; aussi bien que l’empereur Constance, voulant soustraire l’Italie à la domination des Lombards, demanda à un saint homme, doué de l’esprit de prophétie, quelle serait l’issue de la guerre. Celui-ci passa la nuit en prière et le lendemain matin,. il répondit : « La reine a fait construire une église à saint Jean-Baptiste qui intercède continuellement pour les Lombards, et c'est pour cela qu'ils ne peuvent être vaincus. II viendra cependant un temps que ce lieu sera méprisé et alors les Lombards seront vaincus.» Ce qui fut accompli au temps de Charles. — Il est rapporté par saint Grégoire **, qu'un homme d'une grande sainteté, nommé Sanctulus, avait reçu en sa garde un diacre pris par les Lombards, sous la condition que si ce diacre s'enfuyait, il serait, lui, condamné à perdre la tête. Sanctulus força le diacre à s'enfuir et à recouvrer la liberté.

* Histoire des Lombards, l. V, c. VI.
** Dialogues, l. III, c. XXXVII.

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Alors Sanctulus fut conduit au supplice; et pour l’exécution on choisit le bourreau le plus robuste qui pourrait, sans le moindre doute, trancher la tête d'un seul coup. Sanctulus avait présenté son cou et le bourreau avait levé l’épée avec le bras de toute sa force, quand le patient dit : « Saint Jean, recevez-le. » A l’instant, le bras du bourreau se roidit et resta immobile avec l’épée en l’air; il fit alors le serment de ne frapper désormais plus aucun chrétien ; alors l’homme de Dieu pria pour lui et aussitôt il put baisser le bras.
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SAINT FÉLIX ET SAINT ADAUCTE OU ADJOINT *
 

Félix, prêtre, et son frère, nommé aussi Félix et prêtre comme lui, furent présentés à Dioclétien et à Maximien. L'aîné ayant été amené au temple de Sérapis pour y sacrifier, souffla sur la statue qui tomba à l’instant. Conduit ensuite à la statue de Mercure, il souffla de la même manière et l’idole tomba aussitôt. Traîné en troisième lieu à l’image de Diane, il en fit autant. Il subit la torture du chevalet; il fut mené en quatrième lieu à un arbre sacrilège, afin qu'il sacrifiât. Alors il se mit à genoux, fit une prière et souffla sur l’arbre qui fut déraciné et qui brisa en tombant l’autel et le temple. Le préfet, en ayant été informé, ordonna qu'on le décapitât au même endroit, et qu'on abandonnât son corps aux loups et aux chiens. Aussitôt un homme sortant du milieu de la foule se déclara de lui-même chrétien. Alors les deux confesseurs s'embrassèrent et furent décapités sur les lieux en même temps.

* Bréviaire.

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Or, les chrétiens, qui ignoraient le nom du dernier, l’appelèrent adjoint (Adaucte) parce qu'il s'était
adjoint à saint Félix pour recevoir la couronne du a martyre. Les chrétiens les ensevelirent dans le trou creusé par la chute de l’arbre, et les païens, qui voulurent les en ôter, furent aussitôt saisis par le diable. Ils pâtirent vers l’an du Seigneur 287.
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SAINT SAVINIEN ET SAINTE SAVINE
 

Savinien et Savine étaient les enfants de Savin, personnage de grande noblesse, mais païen, qui, d'une première femme, eut Savinien, et d'une seconde, Savine ; et il leur donna son nom à tous deux. Savinien lisait ce verset: Asperges me, Domine, et cherchait la signification de ces mots, sans pouvoir les comprendre. Alors il entra dans sa chambre, se prosterna sur la cendre et le cilice et dit qu'il aimait mieux mourir que de ne pas comprendre le sens de ce passage. Un ange lui apparut et lui dit: « Ne te fais pas mourir de chagrin, parce que tu as trouvé grâce devant Dieu. Quand tu auras été baptisé, tu seras plus blanc que la neige, et tu comprendras alors ce que tu cherches à présent. » L'ange se retirant, Savinien devient joyeux, et méprise les idoles qu'il n'honore plus ; son père lui adressa de vifs reproches de sa conduite et lui dit « Mieux vaut, comme tu n'adores pas les dieux, que tu: périsses seul, que de nous envelopper tous dans ta mort. »

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Savinien s'enfuit donc secrètement et vint dans la ville de Troyes. Quand il fut arrivé auprès de la Seine, et qu'il eut prié le Seigneur d'être baptisé de ses eaux.; il y reçut en effet le baptême. Alors le Seigneur lui dit : « Tu as trouvé maintenant ce que tu as cherché autrefois avec tant de labeur. »  Aussitôt Savinien enfonça son bâton en terre et après avoir fait une prière, sous les yeux des assistants réunis en grand  nombre: ce bâton produisit des feuilles et des fleurs, en sorte qu'il y eut onze cent huit personnes qui crurent au Seigneur. Quand l’empereur Aurélien. apprit cela, il envoya plusieurs soldats pour s'emparer de  Savinien. Or, comme ils le trouvèrent en prière, ils n'osèrent s'approcher de lui., L'empereur en envoya d'autres en plus grand nombre. Ils vinrent, s'unirent à ses prières et se levèrent ensuite pour lui dire : « L'empereur désire vous voir. » Le saint les suivit, mais comme il ne voulait pas sacrifier, Aurélien lui fit lier les mains et les pieds et ordonna de le frapper avec des barres de fer. Savinien lui dit: « Aggrave les tourments, si tu peux. » Alors l’empereur le fit lier au milieu de la ville, sur un banc au-dessous duquel on mit du bois afin de brûler, le saint, puis on jeta de l’huile dans le feu. En même temps le roi le vit debout et priant au milieu des flammes. Il fut stupéfait, tomba sur la face et en se levant il dit à Savinien : «Méchante bête, tu n'as pas encore assez des âmes que, tu as déçues ; voudrais-tu essayer de nous faire tomber dans le piège à l’aide de ta magie. » Savinien lui répondit : « Il y a encore beaucoup d'âmes, et la tienne la première que je dois faire croire au Seigneur. » Quand l’empereur entendit cela, il en blasphéma le nom de Dieu; et ordonna, pour le lendemain, que Savinien fût. attaché à un poteau et percé de flèches.

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Mais les flèches restant suspendues en l’air à droite et à gauche, aucune ne le blessa. Le lendemain, l’empereur le vint trouver et lui dit: «Où est ton Dieu ? qu'il vienne à présent et qu'il te protège contre ces flèches. » Et à l’instant l’une d'elles frappa le roi à l’oeil et le rendit tout à fait aveugle. Le roi irrité fit reconduire Savinien en prison pour, être décapité le lendemain. Or, Savinien pria d'être transporté à l’endroit où il avait été baptisé. Alors ses chaînes se brisèrent, les portes s'ouvrirent. et il y vint en passant au milieu des soldats. A cette nouvelle l’empereur ordonna de l’y poursuivre et de lui couper la tête. Quand Savinien vit les soldats à, sa poursuite, il marcha sur l’eau comme sur de la pierre, jusqu'à ce qu'il fût arrivé à l’endroit. où il avait été baptisé. Lors donc que les soldats eurent passé le fleuve comme à gué, ils eurent peur de le frapper, mais il leur dit: « Frappez-moi avec une hache, ensuite portez de mon sang à l’empereur afin qu'il recouvre la lumière et qu'il reconnaisse la puissance de Dieu. » Il reçut alors le coup, prit. sa tète et la porta l’espace de quarante-neuf pas. Pour l’empereur, quand il eut touché son oeil avec le sang du saint, il fut guéri: aussitôt et dit : « Il est véritablement bon et grand le Dieu des chrétiens. » Une femme aveugle depuis quarante ans, informée, de ce miracle, se fit porter en cet endroit, et après avoir fait une prière; elle recouvra incontinent la vue. Or, saint Savinien souffrit vers l’an du Seigneur 279, aux calendes de février. Mais sa vie est insérée ici afin qu'elle soit réunie à celle de sa soeur dont on célèbre la fête principale en ce jour.

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Savine, sa sœur, pleurait chaque jour le départ de son frère, et suppliait pour lui les idoles. Enfin, pendant son sommeil, un ange lui apparut et lui dit : « Savine, cesse de pleurer, mais quitte tout ce que tu possèdes et tu trouveras ton frère élevé au plus grand honneur. » A son réveil, Savine dit à sa soeur de lait : « Mon amie, n'as-tu rien senti ? » Celle-ci répondit : « Oui, madame; j'ai vu un homme parlant avec toi, mais je ne sais vraiment pas ce qu'il disait : « Tu ne m’accuseras pas? » reprit Savine. « Tant s'en faut, madame, répondit la soeur de lait : tu peux faire tout ce que tu veux; seulement ne te tues pas. » Et le lendemain elles partirent toutes deux. Le père, après l’avoir fait , chercher longtemps sans la trouver, dit en levant les mains au ciel : « Dieu puissant, s'il en existe dans le ciel, brise mes idoles qui n'ont pu sauver mes enfants. » Mais le Seigneur fit entendre son tonnerre, brisa et réduisit toutes les idoles en morceaux. Alors un grand nombre de témoins se convertirent à la foi'. Pour la bienheureuse Savine, elle vint à Rome, où elle resta cinq ans, après avoir été baptisée par le pape Eusèbe, et avoir guéri deux aveugles et deux paralytiques. Un ange: lui apparut pendant son sommeil, et lui dit : « Savine, que fais-tu donc,? tu as abandonné tes richesses et tu vis ici dans les délices ? Lève-toi et va dans la ville de Troyes pour y trouver ton frère. » Savine dit alors à sa suivante : «Nous ne devons plus habiter ici. » « Ou veux-tu aller ? » reprit celle-ci. Tu vois que tout le monde te chérit, est-ce que tu veux mourir en voyageant? » « Dieu nous gardera», répondit Savine. Elle prit un pain d'orge et arriva à Ravenne.

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Elle se présenta à la maison d'un riche qui pleurait sa fille expirante, et elle y demanda l’hospitalité à une servante de l’hôtel qui lui dit : « Madame; comment pourras-tu loger ici, quand la fille de ma maîtresse se meurt, quand tout le monde est dans une grande affliction. » « Ce ne sera pas à cause de moi qu'elle mourra », répondit Savine. Elle entra donc dans la maison, et prenant la jeune fille par la mains elle la fit lever entièrement guérie. Comme on voulait retenir Savine, elle ne voulut jamais y consentir. Arrivée à un mille de Troyes, elle dit à sa suivante qu'il leur fallait prendre un peu de repos, quand un noble personnage, nommé Licérius, qui venait de la ville, leur dit : « D'où êtes-vous? » Savine lui répondit « Je suis d'ici, de cette ville. » « Pourquoi mens-tu; reprit Licérius, puisque ton langage indique que tu es une étrangère ? » « Oui, seigneur, dit Savine, je suis étrangère et je cherche mon frère Savinien qui est perdu` depuis longtemps. » Licérius reprit : « L'homme que tu cherches a été décapité, il y a fort peu de temps pour J.-C. et il est enseveli dans tel endroit. » Alors Sâvine se prosterna à terre et fit cette prière : « Seigneur qui  m’avez toujours conservée chaste, ne permettez pas que je continue à me fatiguer dans des routes pénibles, ni que mon corps soit enlevé de ce lien désormais. Je vous recommande ma servante qui a tant souffert pour moi. Faites que je mérite de voir dans votre royaume, mon frère que je n'ai pu voir ici-bas. » Après sa prière, elle trépassa au Seigneur. En voyant cela, sa suivante se mit à pleurer parce qu'elle n'avait pas le nécessaire pour l’ensevelir. Mais le personnage dont il vient d'être question, envoya à la ville un hérault pour qu'on vînt ensevelir une femme étrangère en voyage. On vint et on l’ensevelit aveu honneur.

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On fait encore, en ce jour, la fête de sainte Sabine , épouse du soldat Valentin, qui ne voulant pas sacrifier, fut décapitée sous l’empereur Adrien.
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SAINT LOUP
 

Saint Loup, né à Orléans de famille royale, resplendissait de toutes les vertus quand il fut élu archevêque de Sens. Il donnait presque tout aux pauvres, et un jour qu'il avait invité beaucoup de personnes à manger, il n'avait pas assez de vin pour suffire jusqu'au milieu du repas; il dit alors à l’officier qui l’en prévenait: « Je crois que Dieu, qui repaît les oiseaux, viendra au secours de notre charité. » Et à l’instant se présenta un messager qui annonça cent muids de vin à la porte. Les gens de la cour l’attaquaient vivement d'aimer sans mesure une vierge, servante de Dieu, et fille de son prédécesseur; en présence de ses détracteurs, il prit cette vierge et l’embrassa en disant : « Les paroles d'autrui ne nuisent pas à celui auquel sa propre conscience ne reproche rien. » En effet, comme il savait que cette vierge aimait Dieu ardemment; il la chérissait avec une intention très pure. Clotaire, roi des Francs, entrant en Bourgogne, avait envoyé, contre les habitants de Sens, son sénéchal qui se mit en devoir d'assiéger la ville,  saint Loup entra dans l’église de saint Étienne et se mit à sonner la cloche.

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En l’entendant, les ennemis furent saisis d'âne si grande frayeur qu'ils crurent ne pouvoir échapper à la mort, s'ils ne prenaient la fuite. Enfin après s'être rendu maître du royaume de Bourgogne, le roi envoya un autre sénéchal à Sens : et comme saint Loup n'était pas venu au-devant de lui avec, des présents, le sénéchal outré le diffama auprès du roi afin que celui-ci l’envoyât en exil. Saint Loup y brilla par sa doctrine  et par ses miracles. Pendant ce temps-là, les Sénonais tuèrent un évêque usurpateur du siège de saint Loup et demandèrent au roi de rappeler le saint de son exil. Quand le roi vit revenir cet homme si mortifié, Dieu permit qu'il fût changé, à son égard, au point de se prosterner à ses pieds en lui demandant pardon. Il le combla de présents et le rétablit dans sa ville.

— En revenant par Paris, une grande foule de prisonniers dont les cachots s'étaient ouverts et qui avaient été délivrés de leurs fers, vint à sa rencontre.

— Un dimanche, pendant qu'il célébrait la messe, une pierre précieuse tomba du ciel dans son saint calice, et le roi la déposa avec ses autres reliques.

—  Le roi Clotaire entendant que la cloche de Saint-Étienne avait des sons admirablement doux, donna des ordres pour qu'on la transportât à Paris afin de pouvoir l’entendre plus souvent. Mais comme cela déplaisait à saint Loup, aussitôt que la cloche eut été sortie de Sens, elle perdit le moelleux, de ses sons. A cette nouvelle, le roi la fit restituer à l’instant et aussitôt après elle rendit un son qui fut entendu dans la ville d'où elle était éloignée de sept milles. C'est pourquoi saint Loup alla au-devant de ce qu'il regrettait d'avoir perdu et reçut la cloche avec honneur.

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— Une nuit qu'il priait, le démon lui fit ressentir une soif extraordinaire; le saint homme se fit apporter de l’eau froide; mais découvrant les ruses de l’ennemi, il mit son coussin sur,le vase où il renferma le diable qui se mit à hurler et à crier pendant toute la nuit. Quand vint le matin, celui qui avait choisi les ténèbres pour tenter le saint, s'enfuit tout confus en plein jour.

— Une fois qu'il venait de visiter, selon sa coutume, les églises de la ville, en rentrant chez lui, il entendit ses clercs se disputer parce qu'ils voulaient faire le mal avec des femmes. Il entra alors dans l’église, pria pour eux, et à l’instant, l’aiguillon de la tentation cessa absolument de les tourmenter: ils vinrent le trouver et lui demandèrent pardon. Enfin après s'être rendu illustre, par une foule de vertus, il reposa en paix, vers l’an du Seigneur 610, du temps d'Héraclius.
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TOME III

SAINT MAMERTIN
 
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Saint Mamertin, qui fut d'abord païen, adorant une fois les idoles, perdit un mil et une de ses mains se sécha. Il crut avoir offensé les dieux, et alla au temple adorer les idoles, quand il rencontra un religieux nommé Savin qui lui demanda comment une si grande infirmité lui était survenue. Mamertin répondit : « J'ai offensé mes dieux, aussi vais-je les prier de me rendre dans leur bonté ce qu'ils  m’ont ravi dans leur colère. » Savin lui dit : « Tu te trompes, mon frère, tu te trompes, si tu prends des démons pour des dieux. Va plutôt trouver saint Germain, évêque d'Auxerre, et si tu acquiesces à ses conseils, tu seras guéri incontinent. » Mamertin se mit en route aussitôt et arriva au tombeau de saint Amateur, évêque et de plusieurs autres saints évêques. La pluie le força de se retirer la nuit dans une cellule sur la tombe de saint Concordien.

Après s'être endormi, il eut une vision fort extraordinaire. Il vit venir à la porte de la cellule un homme qui appela saint Concordien et l’invita à une fête que célébraient saint Pérégrin et saint Amateur avec d'autres évêques. Saint Concordien lui répondit du fond de son tombeau : « Je ne puis y aller maintenant, car j'ai un hôte qu'il me faut garder de peur qu'il ne soit tué par les serpents qui habitent ici. » L'homme s'en alla rapporter la réponse qu'il avait entendue, puis il revint dire : « Saint Concordien, levez-vous, venez, et amenez avec vous le sous-diacre Vivien et l’acolyte Junien afin qu'ils exercent leur ordre. Alexandre gardera votre hôte. »

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Et il sembla à Mamertin que saint Concordien, après lui avoir pris la main, le conduisait avec lui, et que quand il fut arrivé à l’endroit où se trouvaient les évêques, saint Amateur lui dit: « Quel est l’homme qui est entré avec vous ? » « C'est mon hôte », répondit saint Concordien. Et saint Amateur dit : « Chassez-le car il est impur, et il ne peut être avec nous. » Comme on chassait Mamertin, il se prosterna devant les évêques et réclama la protection de saint Amateur. Celui-ci lui ordonna d'aller aussitôt chez saint Germain. Mamertin, à son réveil, vint trouver saint Germain, se prosterna à ses pieds et lui demanda pardon. Après avoir raconté ce qui lui était arrivé, ils allèrent tous deux au tombeau de saint Concordien et quand ils eurent écarté la pierre, ils virent plusieurs serpents de plus de dix pieds de long, qui s'échappèrent tous. Alors saint Germain leur commanda d'aller dans tel lieu où ils se gardassent à l’avenir de nuire à personne. Ce fut alors que Mamertin fut baptisé et justifié. Il se fit moine au monastère de saint Germain dont il fut abbé après saint Allodius.

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De son temps, vécut, dans ce monastère, saint Marin dont saint Mamertin voulut mettre l’obéissance à l’épreuve. Il lui confia la charge la plus vile de la maison, celle de gardeur des vaches. En faisant paître librement son troupeau dans une forêt, il vivait dans une telle sainteté qu'il donnait à manger dans sa main aux oiseaux qui venaient le trouver. II délivra aussi des chiens un sanglier réfugié dans sa cabane, et le fit s'en aller. Des larrons vinrent, le dépouiller et emportèrent avec eux son habit, ne lui laissant qu'un tout petit manteau. Il se mit aussitôt à crier après eux en disant : « Revenez, mes seigneurs : voici un denier que j'ai trouvé cousu au milieu du manteau ; peut-être en avez-vous besoin. » Les voleurs accoururent, lui prirent le petit manteau avec le denier et le laissèrent tout nu. Mais comme ils se hâtaient de retourner dans leur repairé après avoir marché toute la nuit, ils se trouvèrent, vers le point du jour, à la cabane de Marin. Celui-ci les salua, les reçut avec bonté sous son toit, leur lava les pieds, et leur servit tout ce qui put leur être nécessaire. Ceux-ci stupéfaits, regrettèrent leurs procédés et chacun d'eux se convertit à la foi.

— Un jour, quelques jeunes moines, restés avec lui, avaient tendu des pièges à une ourse qui guettait les brebis ; l’ourse se jeta dans le piège pendant la nuit et resta prise. Saint Marin, qui s'en douta, sortit du lit, la trouva et lui dit : « Que fais-tu, misérable? Sauve-toi vite de peur que tu ne sois prise. » Alors il la dégagea et la laissa partir.

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— Lorsqu'il fut mort, on portait son corps à Auxerre, quand, arrivé à une maison de campagne, personne ne put l’enlever de là, jusqu'à ce qu'un prisonnier, dont les liens se brisèrent, accourût : et s'approchant du corps il le porta avec les autres jusqu'à Auxerre, où on l’ensevelit avec honneur dans l’église de Sainte Germain.
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SAINT GILLES *
 

Aegidius vient de e, sans, geos, terre, et dyan, illustre ou divin. II fut sans terre en méprisant les choses terrestres, illustre par l’éclat de sa science, divin par l’amour qui assimile l’amant avec l’objet aimé.

(Aegidius), Gilles, né à Athènes, de lignée royale, fut, dès son enfance, instruit dans les belles lettres. Un jour qu'il se rendait à l’église, il donna sa tunique à un malade gisant sur la place et demandant l’aumône : le malade s'en revêtit et fut aussitôt guéri. Après quoi, son père et sa mère étant morts dans le Seigneur, il fit J.-C. héritier de son patrimoine. Une fois, en revenant de l’église, il rencontra un homme qui avait été mordu par un serpent. Saint Gilles alla au-devant de lui, fit une prière et expulsa le venin. Il y avait dans l'église un démoniaque qui troublait les fidèles par ses clameurs, saint Gilles chassa le démon et rendit cet homme à la santé. Or, comme le saint redoutait le danger de la faveur humaine, il s'en alla en cachette sur le rivage de la mer, où ayant vu des matelots luttant contre la tempête, il fit une prière et calma les flots.

* Bréviaire.

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Les matelots abordèrent et ayant appris que Gilles allait à Rome, ils le remercièrent de sa bienfaisance et lui promirent de le transporter sans frais. Après être arrivé à Arles, où il resta deux ans avec saint Césaire, évêque de cette ville, il y guérit un homme attaqué de la fièvre depuis trois ans mais conservant toujours le goût du désert, il s'en alla secrètement et demeura longtemps avec un ermite d'une sainteté remarquable, appelé Vérédôme : et il mérita de faire cesser la stérilité de la terre. Partout ses miracles le rendant illustre, il craignit donc, le danger dans lequel l’entraînerait la louange des hommes. Il quitta Vérédôme et s'enfonça dans un désert où trouvant un antre avec une petite fontaine, il rencontra une biche sans doute disposée par Dieu pour lui servir de nourrice, elle venait à des heures fixes l’alimenter de son lait. Les gens du roi vinrent chasser en cet endroit; dès qu'ils virent cette biche, ils laissèrent les autres bêtes et se mirent à la poursuivre avec leurs chiens : comme elle était serrée de près, elle se réfugia aux pieds de celui qu'elle nourrissait. Gilles étonné de ce que la biche bramait contre son habitude, sortit, et quand il eut entendu les chasseurs, il pria le Seigneur de lui conserver celle qu'il lui avait donnée pour nourrice. Or, pas un des chiens n'eut la hardiesse d'approcher de lui plus près que d'un jet de pierre, mais tous revenaient sur les chasseurs en poussant de grands hurlements.

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La nuit étant survenue, les chasseurs rentrèrent chez eux, et le lendemain, ils revinrent au même endroit, et furent encore obligés de retourner après s'être fatigués en vain. Le roi, instruit de cela, soupçonna ce qu'il y avait et s'empressa de venir avec l’évêque et une multitude de chasseurs. Mais comme les chiens n'osaient pas s'approcher plus qu'auparavant, et qu'ils revenaient tous en hurlant, on entoura cet endroit que les ronces rendaient inaccessible. Or, un archer, pour débusquer la biche, décocha à la volée un trait qui fit une blessure grave à saint Gilles en prière pour la bête ; après quoi les soldats, s'étant ouvert un passage avec leurs épées, parvinrent à la caverne où ils aperçurent un vieillard en habits de moine, vénérable par ses cheveux blancs et par son âge, et à ses genoux la biche couchée. L'évêque seul et le roi ayant mis pied à terre, allèrent le trouver, après avoir fait rester leur suite en arrière. Ils lui demandèrent qui il était, d'où il était venu, pourquoi encore il s'était enfoncé dans la profondeur de ce vaste désert, et enfin quel était l’audacieux qui l’avait blessé d'une manière aussi grave. Gilles répondit à chacune de leurs questions .

Alors ils lui demandèrent humblement pardon, promirent de lui envoyer des médecins pour guérir sa plaie et lui offrirent beaucoup de présents. Mais il ne voulut pas employer les médecins, ne daigna pas même regarder les présents qu'on lui offrait; bien au contraire, convaincu que la vertu se perfectionne dans l’infirmité, il pria le Seigneur de ne pas lui rendre la santé tant qu'il vivrait. Mais comme le roi en lui faisant de fréquentes visites en recevait la nourriture du salut, il lui offrit d'immenses richesses, que le saint refusa d'accepter, donnant conseil au roi d'en fonder un monastère où la discipline de l’ordre monastique serait en vigueur. Et quand le roi l’eut fait, saint Gilles, vaincu par les larmes et les prières du roi, se chargea après bien des résistances, de la direction de ce monastère.

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Dès que le roi Charles eut été informé de la réputation du saint, il le sollicita de venir le trouver, et le reçut avec respect. Pendant qu'ils s'entretenaient des choses du salut, le roi lui demanda en grâce de vouloir bien prier pour lui, parce qu'il avait commis un crime énorme qu'il n'oserait confesser à personne, pas même au saint lui-même. Le dimanche suivant, pendant que saint Gilles, en célébrant la messe, priait pour le roi, un ange du Seigneur qui lui apparut mit sur l’autel une cédule sur laquelle était écrit à la suite d'abord le péché du roi, et enfin la rémission qu'en avait obtenue le saint par ses prières, à condition toutefois que le roi s'en repentirait, s'en confesserait et ne le commettrait plus. Il était ajouté à la fin que quiconque invoquerait saint Gilles pour n'importe quel péché, s'il cessait de le commettre, il aurait la certitude d'en recevoir la rémission par ses mérites. La cédule fut présentée au roi qui, ayant reconnu son péché, en demanda humblement pardon. Saint Gilles revint comblé d'honneurs, et en passant par la ville de Nîmes, il ressuscita le fils du prince qui venait de mourir. Très peu de temps après, saint Gilles annonça par avance que son monastère allait être bientôt détruit par les ennemis, puis il alla à Rome.

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Il obtint un privilège pour son église et à sa demande le pape lui accorda encore deux portes en bois de cyprès sur lesquelles étaient sculptées les figures des apôtres. Il les jeta dans le Tibre en les confiant à la conduite de Dieu. Comme il revenait, il rendit l’usage de ses jambes à un paralytique auprès de Tyberon. Arrivé à son monastère, il trouva, dans le port, les portes dont il vient d'être parlé, et après avoir rendu des actions de grâces à Dieu de ce qu'il les avait conservées entières au milieu des périls de la mer, il les plaça à l’entrée de son église pour en faire l’ornement et pour être un témoignage de son union avec le siège de Rome. Enfin le Seigneur lui révéla en esprit que le jour de sa mort approchait. Il en fit part à ses frères en réclamant leurs prières, et s'endormit heureusement dans le Seigneur. Beaucoup de personnes assurèrent avoir entendu les choeurs des anges qui portaient son âme au ciel. Il vécut vers l’an 700 du Seigneur.
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LA NATIVITÉ DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
 
 

La glorieuse Vierge Marie tire son origine de la tribu de Juda et de la race royale de David. Or, saint Mathieu et saint Luc ne donnent pas la généalogie de Marie, mais celle de saint Joseph, qui ;ne fut cependant pour rien dans la conception de J.-C. C'est, dit-on, la coutume de l’Écriture sainte de ne pas établir la suite de la génération des femmes, mais celle des hommes. Il est très vrai pourtant. que la sainte Vierge descendait de David; ce qui est évident parce que l’Ecriture atteste en beaucoup d'endroits que J.-C. est issu de la race de David.

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Mais comme J.-C. est né seulement de la Vierge, il est manifeste que la Vierge elle-même. descend de David par la lignée de Nathan. Car entre autres enfants, David eut deux fils, Nathan et Salomon. De la lignée de Nathan, fils de David, d'après le témoignage de saint Jean Damascène, Lévi engendra Melchi et Panthar, Panthar engendra Barpanthar, et Barpanthar engendra Joachim, et Joachim la Vierge Marie. Par la lignée de Salomon, Nathan eut une femme de laquelle il engendra Jacob. Nathan étant mort, Melchi de la tribu de Nathan, qui fut fils de Lévi, mais frère de Panthar, épousa la femme de Nathan, mère de Jacob, et engendra d'elle Héli. Jacob et Héli étaient donc frères utérins, mais Jacob était de la tribu de Salomon et Héli de celle de Nathan. Or, Héli, de la tribu de Nathan, vint à mourir, et Jacob, son frère, qui était de la tribu de Salomon, se maria avec sa femme, suscita un enfant à son frère et engendra Joseph. Joseph est donc par la nature fils de Jacob; en descendant de Salomon, et selon la loi; fils d'Héli qui descend de Nathan. Selon la nature, en effet, le fils qui venait alors au monde était fils de, celui qui l’engendrait, mais selon la loi, il était le fils du défunt. C'est ce que dit le Damascène. Mais, d'après l’Histoire ecclésiastique et le témoignage du vénérable Bède en sa Chronique, comme les généalogies tout entières des Hébreux ainsi que celles des étrangers étaient conservées dans les archives les plus se. crêtes du temple, Hérode les fit toutes briller, dans l’idée de pouvoir se faire passer pour noble, si, les preuves venant à manquer, sa race était crue appartenir à celle d'Israël.

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Cependant quelques-uns qu'on appelait seigneuriaux, ainsi nommés à cause de leur parenté avec
J.-C. et qui étaient des Nazaréens, donnaient des renseignements comme ils le pouvaient sur l’arbre généalogique de J.-C. et cela, en partie d'après la tradition reçue de leurs agents, et en partie d'après les livres qu'ils possédaient chez eux.

Or, Joachim épousa une femme, nommée Anne, qui eut une soeur appelée Hismérie. Cette Hismérie donna le jour à Elizabeth et à Eliud. Elizabeth donna le jour à Jean-Baptiste. D'Eliud naquit Eminen, d'Eminen naquit saint Servais, dont le corps est en la ville de Maestricht sur la Meuse, dans l’évêché de Liège. Or, Anne eut, dit-on, trois maris, savoir: Joachim, Cléophas et Salomé. De son premier mari, c'est-à-dire de Joachim, elle eut une fille qui était Marie, la mère de J.-C., qu'elle donna en mariage à Joseph, et Marie engendra et mit au monde Notre-Seigneur J.-C. A la mort de Joachim, elle épousa Cléophé, frère de Joseph, et elle en eut une autre fille qu'elle appela Marie comme la première et qu'elle maria dans la suite avec Alphée. Marie, cette seconde fille, engendra d'Alphée, son mari, quatre fils, qui sont Jacques le mineur, Joseph le juste qui est le même que Barsabas, Simon et Jude. Anne, après la mort de son second mari, en prit un troisième; c'était Salomé, de qui elle engendra une autre fille qu'elle appela encore Marie et qu'elle maria à Zébédée. Or, cette Marie engendra de ce Zébédée deux fils, savoir: Jacques le majeur et Jean l’évangéliste. C'est ce qui a donné lieu à ces vers :

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Anna solet dici tres concepisse Marias,
Quas genuere viri Joachim, Cleophas, Salomeque.
Has duxere viri Joseph, Alphoeus, Zebedoeus.
Prima parit Christum, Jacobum secunda minorera,
Et Joseph justum peperit cura Simone, Judam,
Tertia majorera Jacobum, volucremque Johannem *.

Mais ce qui paraît singulier, c'est que la sainte Vierge ait pu être la cousine d'Elizabeth, comme il a été dit ci-dessus. Il est constant qu'Elizabeth fut la femme de Zacharie, qui était de la tribu de Lévi, et cependant, d'après la loi, chacun devait prendre femme dans sa tribu et dans sa famille, et saint Luc assure qu'elle fut de la tribu d'Aaron. Anne, d'après saint Jérôme, était de Bethléem qui appartenait à là tribu de Juda : mais il faut savoir qu'Aaron lui-même et Joiada, son frère, grands prêtres, prirent femme tous les deux dans la tribu de Juda, ce qui prouve que la tribu sacerdotale et la royale furent toujours unies ensemble par des alliances. Bède dit que cette alliance a pu s'opérer dans des temps postérieurs, en faisant passer les femmes d'une tribu dans l’autre, afin qu'il devînt constant que la bienheureuse vierge Marie, qui descendait de la famille royale, fût alliée avec la tribu sacerdotale.

* Anne mit au monde trois Marie,
Leurs pères furent Joachim, Cléophas et Salomé.
Elles se marièrent avec Joseph, Alphée et Zébédée.
La première conçut J.-C., la seconde, Jacques le mineur,
Joseph le juste et Jude avec Simon. La troisième eut pour fils Jacques le majeur et le sublime Jean.

Gerson, dans un sermon sur la nativité de la sainte Vierge, cite des vers presque semblables à ceux-ci.

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Donc, la sainte Vierge était de l’une et de l’autre tribu tout à la fois : car le Seigneur voulut que ces tribus privilégiées se mêlassent ensemble en raison du mystère par lequel Notre-Seigneur qui devait sortir d'elles, pût s'offrir lui-même pour nous en qualité de roi et de prêtre, afin de gouverner ses fidèles qui combattent dans la milice de cette vie, et afin de les couronner après leur victoire: ce qui est donné à entendre par le nom de Christ, qui signifie oint, parce que, dans l’ancienne loi, il n'y avait que les prêtres, les rois et les prophètes qui fussent oints; et de là encore nous sommes nommés chrétiens et appelés la race choisie et le sacerdoce royal. Quand on disait que les femmes étaient mariées à des hommes de leur tribu, c'était évidemment afin que le partage des terres ne fût pas détruit. Mais parce que la tribu de Lévi n'avait pas eu de terres à partager comme les autres, les femmes de cette tribu pouvaient se marier avec qui elles voulaient.

Pour ce qui est de l’Histoire de la Nativité de la Vierge, saint Jérôme * dit, dans son prologue, l’avoir lue dans un opuscule, alors qu'il était assez jeune, mais que ce fut seulement de longues années après que sur la prière qui lui en fut faite il la coucha par écrit de la manière qu'il se rappelait l’avoir lue.

* Le récit de saint Jérôme est regardé comme apocryphe par ses éditeurs; mais il a toujours fait partie des oeuvres de ce père. Il n'est pas étonnant que le bienheureux Jacques ne l’ait pas signalé comme faussement attribué à Jérôme. Quel en est l’auteur? L'ouvrage était intitulé : Evangile de la Nativité de là bienheureuse Vierge Marie. Les traditions qu'il renferme ont été connues, d'après les critiques modernes (Thilo, Codex Apocriph., N. T., prolegom., § 4), . par Origène, saint Grégoire de Nysse, Eustache d'Antioche, saint Epiphane, André de Crète, saint Jean Damascène, Photius, et tous les autres auteurs qui viennent après eux. Leurs écrits en font foi. Cette histoire paraît avoir aussi été insinuée par Clément d'Alexandrie, saint Irénée et probablement saint Justin, martyr. (Voyez Ballerini, Monitum sur un sermon de Jean d'Eubée).

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Joachim donc, qui était de la Galilée et de la ville de Nazareth, épousa sainte Anne de Bethléem. Tous les deux justes et marchant avec droiture dans l’accomplissement des commandements du Seigneur, faisaient trois parts de leurs biens : l’une affectée au temple et aux personnes employées dans le service du temple; une seconde donnée aux pèlerins et aux pauvres, une troisième consacrée à leur usage particulier et à celui de leur famille. Pendant vingt ans de mariage, ils n'eurent point d'enfants, et ils firent voeu à Dieu, s'il leur accordait un rejeton, de le consacrer au service du Seigneur. Pour obtenir cette faveur, chaque année, ils allaient à Jérusalem aux trois fêtes principales. Or, à la fête de la Dédicace, Joachim alla à Jérusalem avec ceux de sa tribu, et quand il voulut présenter son offrande, il s'approcha de l’autel avec les, autres. Mais le prêtre, en le voyant, le repoussa avec une grande indignation ; il lui reprocha sa présomption de s'approcher de l’autel en ajoutant qu'il était inconvenant pour un homme, sous le coup de la malédiction de la loi, de faire des offrandes au Seigneur, qu'il ne devait pas, lui qui était stérile et qui n'avait pas augmenté le peuple de Dieu, se présenter en compagnie de ceux qui n'étaient pas infectés de cette souillure. Alors Joachim tout confus, fut honteux de revenir chez lui, de peur de s'entendre adresser les mêmes reproches par ceux de sa tribu qui avaient ouï les paroles du prêtre.

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Il se retira donc auprès de ses bergers, et après avoir passé quelque temps avec eux, un jour qu'il était seul, un ange tout resplendissant lui' apparut et l’avertit de ne pas craindre (il était troublé de cette vision)*: « Je suis, lui dit-il, un ange du Seigneur envoyé vers vous pour vous annoncer que vos prières ont été exaucées, et que vos aumônes sont montées jusqu'en la. présence de Dieu. J'ai vu votre honte, et j'ai entendu les reproches de stérilité qui vous ont été adressées à tort. Dieu est le vengeur du péché, mais non de la nature, et s'il a fermé le sein d'une femme c'est pour le rendre fécond plus tard d'une manière qui paraisse plus merveilleuse, et pour faire connaître que l’enfant qui naît alors, loin d'être le fruit de la passion, sera un don de Dieu. Sara, la première mère de votre race, n'a-t-elle pas enduré l’opprobre de la stérilité jusqu'à sa quatre-vingt-dixième année? et cependant elle mit au monde Isaac auquel avaient été promises les bénédictions de toutes les nations ? Rachel encore n'a-t-elle pas été longtemps stérile? toutefois elle enfanta Joseph qui fut à la tête de toute l’Egypte. Y eut-il quelqu'un plus fort que Samson et plus saint que Samuel ? tous les deux eurent pourtant des mères stériles. Croyez donc à ma parole et à ces exemples, que les conceptions tardives et les enfantements stériles sont d'ordinaire plus merveilleux.

* S. Epiphane, 79, Hérésie, n° 5, parle de cette apparition, ainsi que de celle d'Anne.

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Eh bien ! Anne, Votre femme, vous enfantera une fille et vous l’appellerez Marie. Dès son enfance, elle sera, comme vous en avez fait voeu, consacrée au Seigneur; dès le sein de sa mère, elle sera remplie du Saint-Esprit ; elle ne restera point avec le commun du peuple, mais elle demeurera toujours dans le temple du Seigneur, afin d'éviter le moindre mauvais soupçon. Or, de même qu'elle naîtra d'une mère stérile, de même elle deviendra, par un prodige merveilleux, la mère du Fils du Très-haut, qui se nommera Jésus, et qui sera le salut de toutes les nations. Maintenant voici le signe auquel vous reconnaîtrez la vérité de mes paroles ; quand vous serez arrivé à Jérusalem à la porte Dorée, vous rencontrerez Anne, votre femme; et en vous voyant elle éprouvera une joie égale à l’inquiétude qu'elle a ressentie de votre absence prolongée. » Quand l'ange eut parlé ainsi il quitta Joachim. Or, Anne tout en pleurant dans l’ignorance de l’endroit où était allé son mari, vit lui apparaître le même ange qu'avait vu Joachim ; et il lui déclara les mêmes choses qu'il avait dites à celui-ci, en ajoutant que, pour marque de la vérité de sa parole, elle allât à Jérusalem, à la porte Dorée où elle rencontrerait son mari qui revenait. D'après l’ordre de l’ange, tous deux vont au-devant l’un de l’autre, enchantés de la vision qu'ils avaient eue, et assurés d'avoir l’enfant qui leur avait été promise. Après avoir adoré le Seigneur, ils revinrent chez eux, attendant joyeusement la réalisation de la promesse divine. Anne conçut donc, enfanta une fille et lui donna le nom de Marie.

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A l’âge de trois ans, la sainte Vierge fut sevrée, et amenée avec des offrandes au temple du Seigneur. Il y avait autour du temple quinze degrés selon les quinze Psaumes graduels ; car, le temple était bâti sur une montagne, on ne pouvait arriver à l’autel des holocaustes, qui se trouvait en dehors, qu'en montant ces degrés. Quand la sainte Vierge eut été placée sur le premier de tous, elle les gravit sans le secours de personne, comme si elle fût déjà parvenue à un âge mûr et après l’offrande achevée, ses parents laissèrent leur fille dans le temple avec les autres vierges et revinrent chez eux. La sainte Vierge faisait des progrès incessants dans la sainteté, était visitée chaque jour par les anges et jouissait du bonheur d'avoir tous les jours une vision de Dieu. Saint Jérôme, dans une épître à Chromace et à Héliodore, dit que la sainte Vierge s'était tracé pour règle de passer en prière le temps depuis le matin jusqu'à tierce; de tierce jusqu'à none elle s'occupait à tisser; et à partir de none elle ne cessait plus de prier jusqu'au moment, où l’ange, qui lui apparaissait, lui donnât à manger.

Quand elle eut atteint l’âge de quatorze ans, le pontife annonça publiquement que les vierges élevées dans le temple, qui avaient accompli leur temps, eussent à retourner chez elles, afin de se marier selon la loi. Toutes ayant obéi, seule la sainte Vierge Marie répondit qu'elle ne pouvait le faire, d'abord parce que ses parents l’avaient consacrée au service du Seigneur, ensuite parce qu'elle lui avait voué sa virginité. Alors le Pontife fut incertain de ce qu'il avait à faire ; d'une part, il n'osait aller contre l’Ecriture qui dit: « Accomplissez les vœux que vous avez faits » ; d'une autre part, il n'osait induire une nouvelle coutume dans les pratiques suivies par la nation.

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Une fête des Juifs étant sur le point d'arriver ; il convoqua alors tous les anciens ; leur avis unanime fut que dans une affaire si délicate, on devait consulter le Seigneur. Or, comme on était en prière et que le Pontife s'était approché pour connaître la volonté de Dieu, à l’instant du lieu de l’oratoire, tout le monde entendit une voix qui disait, que tous ceux de la maison de David qui étant disposés à se marier, ne l’étaient pas encore, apportassent chacun une verge à l’autel, et que celui dont la verge aurait donné des feuilles, et sur le sommet de laquelle, d'après la prophétie d'Isaïe, le Saint-Esprit se reposerait sous la forme d'une colombe, celui-là, sans aucun doute, devait se marier avec la Vierge. Parmi ceux de la maison de David, se trouvait Joseph, qui, jugeant hors de convenance qu'un homme d'un âge avancé comme lui* épousât une personne si jeune, cacha, lui tout seul, sa verge, quand chacun avait apporté la sienne. Il en résulta que rien ne parut de ce qu'avait annoncé la voix divine; alors le pontife pensa qu'il fallait derechef consulter le Seigneur, lequel répondit que celui-là seul qui n'avait pas apporté sa verge, était celui auquel la Vierge devait être mariée . Joseph ainsi découvert apporta sa verge qui fleurit aussitôt, et, sur le sommet se reposa une colombe venue du ciel. Il parut évident à tous que Joseph devait être uni avec la sainte Vierge.

* S. Epiphane, 51, Hérésie, X, donne 80 ans à saint Joseph, lors de son mariage.
** Idem, in Anchorato, LX ; — Hérésie, LXXVIII, n° 7.

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Joseph s'étant donc marié, retourna dans sa ville de Bethléem afin de disposer sa maison et de se procurer ce qui lui était nécessaire pour ses noces. Quant à la Vierge Marie, elle revint chez ses parents à Nazareth avec sept vierges de son âge, nourries du même lait et qu'elle avait reçues de la part du prêtre pour témoigner du miracle. Or, en ce temps-là, l’ange Gabriel lui apparut pendant qu'elle était en prière et lui annonça que le Fils de Dieu devait naître d'elle.

Le jour de la naissance de la sainte Vierge resta pendant un certain temps ignoré des fidèles. D'après le récit de Jean Beleth *, un saint homme, qui se livrait à une contemplation assidue, entendit, chaque année, le 6 des ides de septembre, au moment de ses prières, la société des anges qui célébraient avec des transports de joie une grande solennité. Et comme il demandait très dévotement qu'il lui fût révélé pourquoi chaque année, c'était seulement. en ce jour et non en un autre qu'il entendît cela, il reçut une réponse d'en haut que la glorieuse Vierge Marie était née au monde à pareil jour, et qu'en conséquence il fit connaître aux enfants de la Sainte Église qu'ils eussent à s'unir pour cette solennité à la cour céleste. Or, quand il eut instruit de cela le souverain pontife et les autres et qu'on se fût mis à prier et à jeûner, après avoir découvert la vérité par les écritures et par les témoignages antiques, il fut résolu que, par tout l’univers, on solenniserait en ce jour, la fête de la Nativité de la Vierge.

* Rationale divinorum officiorum, cap. CXLIX; — Honorius d'Autun.

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Autrefois on ne faisait pas l’octave de cette fête, mais le seigneur Innocent IV, Génois d'origine, en institua la solennité. Et en voici le motif : Après la mort de Grégoire IX, tous les cardinaux romains s'enfermèrent en conclave pour pourvoir au plus tôt aux besoins de l’Église : mais comme plusieurs jours s'étaient écoulés sans qu'on ait pu s'entendre, et qu'ils étaient en butte aux insultes nombreuses des Romains, ils firent voeu à la Reine du ciel, si, par son secours, ils parvenaient à s'accorder et à s'en aller librement, d'établir pour l’avenir les octaves de sa nativité qu'on avait négligé d'instituer depuis longtemps. Alors ils réunirent leurs suffrages sur le seigneur Célestin, et après avoir été rendus à la liberté, ils accomplirent leur vœu par le seigneur Innocent, car Célestin, ayant survécu peu de temps, ne put l’accomplir par lui-même. Remarquez que l’Église fait la fête de trois Nativités, savoir : de J.-C. de sainte Marie et de saint Jean, qui toutes trois marquent trois naissances spirituelles : avec saint Jean nous renaissons dans l’eau, avec Marie, dans la pénitence, et avec J.-C., dans la gloire. Et comme il faut que la naissance du baptême, comme aussi celle de la gloire, dans les adultes, soit précédée de la contrition, c'est pour cela que ces deux fêtes ont des vigiles : mais comme la pénitence est une vigile tout entière, elle ne doit pas en avoir. Toutes ont des octaves, parce que toutes aspirent à l’octave de la Résurrection.

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— Un chevalier très vaillant et fort dévot à la sainte Vierge Marie, en allant à un tournoi, rencontra en son chemin un monastère bâti en l’honneur de la Sainte Vierge. Il y entra tout d'abord pour entendre la messe. Mais comme à une messe en succédait une autre, et qu'il ne voulait en laisser échapper aucune, en l’honneur de la bienheureuse Vierge, il se hâta, quand il fut sorti du monastère, d'aller au lieu où se donnait le tournoi. Or, ceux qui en revenaient lui dirent qu'il a lui-même très vaillamment combattu. Comme tous ceux qui se trouvaient là confirmaient cette assertion et acclamaient à l’envi son courage dans la lutte, et qu'en outre, des chevaliers se présentaient à lui en se déclarant ses prisonniers; cet homme discret comprenant que la courtoise Reine l’avait honoré courtoisement, fit connaître ce qui était arrivé ; il revint au monastère et se voua désormais à la milice du Fils de la Vierge.

— Un évêque * qui avait la bienheureuse Vierge Marie en grande révérence et dévotion, allait par piété, au milieu de la nuit, à une église dédiée en son nom. Et voici que la Vierge des vierges, accompagnée du choeur entier des vierges, vint à la rencontre du prélat; après l’avoir accueilli avec honneur, elle le conduisit à l’église où il se rendait, en même temps que deux choeurs de jeunes filles chantaient ces paroles :

Cantemus Domino, sociae, cautemus honorera;
Dulcis amor Christi resonet ore pio **.
 

* C'était saint Dunstan de Cantorbéry. Voyez Eadmer : Vie de ce saint.
** Chantons, compagnes, chantons la gloire du Seigneur ; que nos pieux accords exaltent le tendre amour de J.-C.

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Ces vers sont repris et chantés par tout un autre choeur,de vierges; et les premières chantent deux à deux alternativement les deux vers qui suivent:

           Primus ad ima ruit inalna de lace superbus,
           Sic homo cum tumuit primus ad ima ruit*.

Ce fut ainsi que cet évêque fut conduit au milieu de cette procession, jusqu'à l’église ; en même temps deux vierges commençaient le cantique que toutes les autres répétaient.
 
— Une femme, privée de l’appui de son mari, avait un fils unique qu'elle chérissait avec la plus grande tendresse. Or, ce fils fut pris par les ennemis, qui le jetèrent chargé de chaînes dans un cachot. Quand cette mère apprit cela, rien ne put la consoler ni tarir ses pleurs; elle priait avec importunité la sainte Vierge à laquelle elle était fort dévote, pour la délivrance de son fils. Enfin comme elle voyait qu'elle n'obtenait rien, elle entra seule dans une église oit était une statue de la bienheureuse Vierge Marie, et là debout devant l’image, elle lui adressa- la parole
Bienheureuse Vierge, dit-elle, souvent je vous ai priée pour la délivrance de mon fils, et vous n'êtes point du tout venue au secours d'une mère misérable. J'implore votre protection pour mon fils, et je n'y gagne rien. Eh bien donc! comme mon fils  m’a été enlevé, de même aussi je vous enlèverai votre Fils, et je le tiendrai en otage à sa place. »

* Le démon superbe tomba le premier au fond de l’abîme du haut de son trône lumineux; de même le premier homme, que l’orgueil a dompté, a été précipité dans l’abîme.

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Et en disant ces mots, elle s'approcha de plus près, et enlevant la statue de l’enfant que la Vierge portait sur son giron, elle s'en alla chez soi, enveloppa l’image du petit enfant d'un linge très blanc, et le cacha dans une armoire qu'elle ferma soigneusement à la clef, heureuse d'avoir un bon otage à la place de son fils. Or, elle le garda avec précaution. Et voilà que la nuit suivante, la sainte Vierge apparut au jeune homme, et après lui avoir ouvert la porte de la prison, elle lui commanda d'en sortir en disant: « Mon fils, tu diras à ta mère de me rendre mon Fils, puisque je lui ai rendu le sien. » Le jeune homme sortit et revint chez sa mère : il lui raconta comment la sainte Vierge l’avait délivré. Cette mère tressaillant de joie prit la statue de l’enfant Jésus, vint à l’église et rendit l’enfant à la bienheureuse Vierge Marie, en lui disant : « Je vous remercie, ma Dame, de  m’avoir rendu mon fils unique, maintenant à mon tour je vous rends le vôtre, parce que je confesse avoir recouvré le mien. »

— Un voleur se livrait souvent à des actes de brigandage; mais il avait beaucoup de dévotion pour la sainte Vierge et souvent il la saluait. Une fois, il est pris en flagrant délit de vol et condamné à être pendu. Quand on le pendit, tout aussitôt vint la sainte Vierge, qui, à ce qu'il lui semblait, le soutint eu l’air pendant trois jours, en sorte qu'il ne ressentit aucune douleur.

P23

Or, ceux qui l’avaient attaché vinrent à passer par là et trouvant le pendu vivant et le visage gai, ils pensèrent que la corde n'avait pas été bien mise; ils se disposaient à lui couper la gorge avec une épée: mais la sainte Vierge opposait sa main aux coups de ceux qui frappaient ce malheureux sans pouvoir lui faire aucun mal. Mais quand ils eurent appris de la bouche du voleur que c'était la sainte Vierge qui le protégeait de la sorte, ils le descendirent et par amour pour la Vierge, ils le laissèrent s'en aller libre. Alors il entra dans un monastère, où tant qu'il vécut, il resta au service clé la mère de Dieu.

— Un clerc, plein d'amour pour la bienheureuse Vierge Marie, récitait ses heures sans y manquer. Ses parents étant morts, sans avoir d'autre héritier, lui laissèrent leurs biens. Alors ses amis le poussèrent à se marier et à se mettre à la tète de son héritage. En allant célébrer son mariage, il rencontra en chemin une église et se rappelant ce qu'il avait coutume de faire en l’honneur de la sainte Vierge il entra et se mit à réciter ses heures. Et voici que la sainte Vierge lui apparut et lui dit avec un ton plein de sévérité : « Insensé et infidèle, pourquoi  m’abandonnes-tu, moi ton amie et ton épouse ? et pourquoi me préfères-tu une autre femme? » A ces mots, il fut tout contrit, revint trouver ses compagnons et ne fit rien connaître de ce qui lui était survenu. Mais quand son mariage eut été célébré, au milieu de la nuit, il quitta tout le monde, s'enfuit de la maison, après quoi entrant dans un monastère, il servit dévotement la bienheureuse Marie.

P24

— Le prêtre d'une paroisse, homme d'honnête vie, ne savait pas d'autre messe que celle de la sainte Vierge et il la récitait chaque jour. Il est dénoncé à l’évêque * qui le mande aussitôt. Arrivé devant le prélat, il dit qu'il ne sait pas d'autre messe; alors il est traité durement comme un séducteur, suspendu de son office, et on lui interdit de célébrer dorénavant cette messe.

La nuit suivante la bienheureuse Vierge Marie apparut à l’évêque qu'elle gourmanda beaucoup et auquel elle demanda pourquoi il avait ainsi maltraité son chancelier. Elle ajouta qu'il mourrait trente jours après, s'il ne rendait pas au prêtre ses pouvoirs ordinaires. L'évêque enrayé fit venir le prêtre, lui demanda pardon, et lui commanda de ne célébrer aucune autre messe que celle de la Bienheureuse Marie qu'il savait.

— Un clerc, adonné à la vanité et à la débauche, avait cependant un grand amour pour la mère de Dieu, dont il récitait les saintes heures avec dévotion et joie. Or, il arriva qu'une nuit il se vit traduit au tribunal de Dieu. Alors le Seigneur dit à ceux qui l’entouraient : « Quant à celui qui a les yeux sur vous, décidez vous-mêmes quelle peine il mérite : depuis si longtemps que je le souffre, je n'ai encore trouvé en lui aucun signe d'amendement. » Le Seigneur porta, de l’avis de tous, une sentence de damnation contre lui mais voici que la sainte Vierge se lève et dit à son Fils : « Mon bon Fils, je réclame pour celui-là votre clémence; mitigez la sentence de damnation que vous venez de porter contre lui : qu'il vive donc par amour pour moi, lui que ses propres pauvres ont conduit à la mort. » Le Seigneur lui répondit : « C'est, bien à votre demande que je l’accorde, mais ce ne sera qu'autant que, dès à présent, je verrai qu'il se corrige. »

* C'était saint Thomas de Cantorbéry. Voyez la légende de ce saint.

P25

Alors la Vierge se tournant vers lui : « Va, lui dit-elle, et ne pêche plus, de peur, qu'il ne t'arrive pis.» Le clerc, à son réveil, changea de conduite, entra en religion, et finit sa vie dans les bonnes pauvres.

— L'an du Seigneur 537, un homme nommé Théophile, dit Fulbert de Chartres *, administrait en cilice, sous l’évêque, dont il était le vidame, les biens de l’Eglise avec tant de prudence, que tout le peuple le proclama digne de l’épiscopat à la mort de son maître. Mais comme il se contentait de son vidame, il aima mieux qu'un autre fût ordonné à sa place. Cependant il fut déposé malgré lui de sa charge par le successeur, et tomba dans un si grand désespoir que, pour recouvrer sa dignité, il demanda conseil à un juif qui était magicien.

Celui-ci appela donc le diable qui vint aussitôt. Alors Théophile, par l’ordre du démon, renia le Christ et sa mère, renonça à faire profession de la religion chrétienne, écrivit, de son propre sang, l’acte de sa renonciation et de son abnégation, le scella ensuite de son sceau, le donna tout scellé au démon, et se lia ainsi à son service. Or, le lendemain, par l’artifice du démon, Théophile recouvre les bonnes grâces de l’évêque et est rétabli dans sa dignité. Rentré enfin en lui-même, il gémit beaucoup de son crime et eut recours de tout coeur à la glorieuse Vierge, afin qu'elle vînt à son aide.

* Sermon IV; — saint Pierre Damien, Sermon I.

P26

Une fois donc la Bienheureuse Marie, dans une vision, lui reprocha son impiété, et lui commanda
de renoncer au diable. Ensuite elle lui fit confesser J.-C., Fils de Dieu, ainsi que tout ce qui est proposé à croire en chrétienté. De cette manière il recouvra les bonnes grâces de son Fils et les siennes. Pour preuve que son pardon lui avait été octroyé, elle lui apparut une seconde fois, et lui rendit l’acte qu'il avait souscrit au diable, en le posant sur sa poitrine, afin qu'il n'eût plus à craindre d'être l’esclave de Satan, mais qu'il eût la joie d'avoir été libéré par la Vierge.

Quand Théophile eut reçu cet acte, il fut rempli de joie, et en présence de l’évêque et de tout le peuple, il rapporta ce qui lui était arrivé. Tous en furent dans l’admiration et adressèrent des louanges à la glorieuse Vierge. Trois jours après Théophile reposa en paix.

— Auprès de Laon *, vers l’an du Seigneur 1100, un homme et une femme avaient une fille unique qu'ils donnèrent en mariage à un jeune homme. Par amour pour leur fille, ils gardaient avec eux leur gendre à la maison. Or, la mère de la. jeune personne avait, par amour pour sa fille, tant d'égards envers le jeune homme, que l’amour de la jeune femme pour son jeune époux n'était pas plus grand que celui de la belle-mère pour son gendre. Alors les gens malicieux se mirent à dire que la mère ne se comportait pas ainsi à cause de sa fille, mais que c'était pour se mettre à sa place. Cette imposture affreuse ébranla l’esprit de cette femme, et dans la crainte d'être le sujet des moqueries du public, elle s'adresse à deux paysans à chacun desquels elle promet 20 sols s'ils veulent étrangler son gendre secrètement.

* Pierre Canis, De Deipara Virg., l. V, c. XX ; — Sigebert, Chronique; — Guibert de Nogent.

P27

Un jour donc elle les enferme dans son cellier, elle a l’adresse de faire aller son mari ailleurs, et envoie sa fille dehors. Alors le jeune homme, par l’ordre de sa dame, entre dans le cellier pour aller chercher du vin; aussitôt il est étranglé par les larrons. A l’instant la belle-mère le porte dans le lit de sa fille et le couvre de ses habits comme une personne qui dort. Le mari et sa fille étant rentrés, et s'étant assis à table, la mère dit à sa fille qu'elle aille éveiller son mari et lui dire de venir se mettre à table. L'ayant trouvé mort, elle l’annonça à l’instant; toute la famille se lamente ; cette femme homicide paraît affligée et se lamente avec les autres. Enfin, elle gémit singulièrement du crime qu'elle avait commis, et déclara tout exactement à un prêtre. Quelque temps après, un différend s'étant élevé entre  la femme et le prêtre, celui-ci accuse l’autre de l’homicide du gendre. Ceci vint à la connaissance des parents du jeune homme. La femme est traduite devant le juge qui la condamne à être brûlée. Quand elle vit que sa fin approchait, elle se tourna vers la sainte Vierge, entra dans une de ses églises, et se prosterna toute en pleurs pour faire sa prière. Un instant après, on. la force de sortir; elle est jetée dans un grand feu, et tout le monde la voit debout, au milieu des flammes qui la respectent et la laissent saine et sauve. Mais les parents du jeune homme pensant que le feu était maigre, courent chercher du bois et le jettent dans le foyer.

P28

Quand ils virent qu'elle n'en souffrait pas plus, ils se mirent à la harceler avec des lances et des haches. Alors le juge, qui était présent, fut tout stupéfait, et les empêcha de tourmenter ainsi cette femme, qu'il considéra de près et sur laquelle il ne remarqua aucune trace de brûlure, et ne trouva que les blessures produites par les lances. Ses parents l’ayant ramenée à la maison, la ranimèrent avec des l’avant et des bains; mais Dieu, qui ne voulait plus lui laisser endurer les soupçons des hommes, lui reprit la vie trois jours après, sans qu'elle cessât de louer la Vierge. (Guibert de Nogent.)
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SAINT ADRIEN ET SES COMPAGNONS *
 
 

Adrien souffrit le martyre sous le règne de Maximien. En effet, comme cet empereur offrait des sacrifices aux idoles dans la ville de Nicomédie, par son ordre, ou se livra à la recherche de tous les chrétiens les uns par la crainte d'être punis, les autres par amour de l’argent qui leur était promis, tous enfin trairaient aux supplices les chrétiens ; les voisins traînaient leurs voisins, les proches, ceux de leur maison. Il y en eut trente-trois pris et amenés devant le prince par ceux qui se livraient à cette perquisition; et Maximien leur dit : « Est-ce que vous n'avez pas appris quelle peine attend les chrétiens? » Ils lui répondirent « Oui, et nous nous sommes moqués de ton décret ridicule. »

* Tiré des actes reconnus authentiques parles Bollandistes; — Honorius d'Autun.

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Alors l’empereur, irrité, ordonna de les fouetter avec des nerfs tout frais et commanda qu'on leur broyât la bouche avec des pierres; ensuite, qu'après avoir pris note de leurs aveux, ou les garrottât pour enfin les enfermer en prison. Adrien, un des premiers officiers de l’armée, qui avait été témoin de leur constance, lui dit : « Je vous conjure par votre Dieu de me dire quelle récompense vous attendez pour ces tourments? » Les saints lui répondirent: « L'oeil n'a point vu, l’oreille n'a point entendu et le coeur de l’homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment dans la perfection. » Alors Adrien courut se joindre aux martyrs, en disant aux bourreaux : « Prenez note que je veux être des leurs, car, et moi aussi, je suis chrétien. »

Quand l’empereur eut appris cela, il fit charger de chaînes et emprisonner Adrien qui refusait de sacrifier. Or, Natalie, son épouse, entendant dire que son mari était en prison, déchira ses vêtements en poussant des cris et des sanglots. Mais quand elle eut appris qu'Adrien était incarcéré pour la foi de J.-C., elle accourut remplie de joie à la prison et baisa les chaînes de son mari et des autres; car elle était chrétienne, mais elle n'avait pas rendu cela public à cause de la persécution. Et elle dit à son mari : « Bienheureux es-tu, mon seigneur Adrien, d'avoir trouvé des richesses que ne t'ont pas laissées tes parents, et dont seront privés ceux qui possèdent beaucoup de biens quand il ne sera plus temps de prêter à usure, ni d'emprunter, quand personne ne délivrera aucun autre de la peine, ni le père son fils, ni la mère sa fille, ni l’esclave son maître, ni l’ami son ami, ni les richesses celui qui les possède. »

P30

Et après lui avoir conseillé de ne faire aucun cas de toute gloire terrestre, de repousser ses parents et ses amis et d'avoir toujours à coeur les biens célestes, Adrien lui dit
« Va, ma soeur, quand arrivera le temps de la souffrance, je te ferai venir afin que tu sois témoin de. notre fin. » Et après avoir recommandé aux autres saints d'encourager son mari, elle revint à sa maison.

Peu de temps après, Adrien apprenant que le jour de son martyre était arrivé, distribua des présents aux gardes et donna pour ses cautions les autres saints qui étaient avec lui, puis il alla à sa maison appeler Natalie, comme il le lui avait promis, afin qu'elle fût présente à leur martyre. Or, quelqu'un qui le vit, courut en avant dire à martyre. : « Adrien est absous, le voici venir. » En entendant cela, elle ne le croyait pas : « Et quel est celui qui a pu le délivrer de ses chaînes, dit-elle ? A Dieu ne plaise que je le voie libre de ses fers et séparé des saints ! »

Pendant qu'elle parlait ainsi, un jeune valet de la maison vint dire : « Voici que mon maître est relâché. » Alors Natalie, croyant qu'Adrien fuyait le martyre, versait des larmes amères, et quand elle le vit, elle se leva avec précipitation et ferma sur lui la porte de la maison en. disant: « Loin de moi celui qui s'est retiré de Dieu ; ah ! je me garderais bien de parler à un homme qui a souillé ses lèvres pour renier son Seigneur. »

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Et se tournant vers lui : « Oh ! dit-elle, que tu es misérable sans Dieu ! Qui t'a forcé d'entreprendre ce que tu n'as pu terminer ? Qui t'a séparé des saints ? Ou bien qui t'a séduit pour quitter l’assemblée où règne la paix ? Dis-moi, pourquoi as-tu fui avant. que le combat ne fût engagé, avant d'avoir vu ton adversaire? Comment as-tu été blessé sans qu'aucune flèche n'eût été lancée? J'aurais été vraiment bien étonnée si d'une nation sans Dieu, d'une race d'impies, il y en eût eu un qui fût offert Dieu. Ah ! que je suis malheureuse ! Que je suis misérable! Que ferai-je moi qui suis unie à un membre de cette race d’impies ? Soit, il ne m'a pas été donné d'être appelée, seulement pendant une heure, l’épouse d'un martyr ; mais je serai nommée la femme du renégat. Pour un instant j'ai vraiment été dans des transports de joie, et cet instant sera mon opprobre pour toujours. » Or, le bienheureux Adrien, qui entendait cela, ressentit une grande joie; il admirait comment une femme jeune, de toute beauté, noble et mariée depuis quatorze mois, pouvait parler ainsi. Son ardeur pour le martyre s'en accroissait d'autant et il écoutait de tout coeur ses paroles ; cependant comme il la voyait affligée à l’excès, il lui dit: « Ouvre-moi, ma chère Natalie ; non, je n'ai pas fui le martyre, connue tu le crois ; mais je suis venu t'appeler comme je l’avais promis. » Et comme elle n'en croyait rien, elle lui dit : « Voyez comme ce renégat me,trompe, comme ment cet autre Judas. Fuis de moi, misérable; je vais me tuer pour que tu sois content. »

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Et comme elle tardait d'ouvrir, Adrien lui dit : « Ouvre vite, car je  m’en irai et tu ne me verras plus; ensuite tu pleureras de ne  m’avoir pas vu avant mon trépas : les, cautions que j'ai données, ce sont les saints martyrs, et si les bourreaux qui me chercheront ne me trouvent pas, ces saints devront souffrir leurs tourments et les miens tout à la fois. » Alors Natalie ouvrit, et après s'être prosternés l’un devant l’autre, ils allèrent ensemble à la prison, où, pendant sept jours, Natalie essuyait avec des linges précieux les plaies des saints.

L'empereur fixa un jour où il ordonna qu'ils fussent amenés en sa présence. Affaiblis qu'ils étaient par les souffrances, ils ne pouvaient marcher; on les portait donc comme des animaux. Adrien les suivait les mains liées derrière le dos *, et chargé du chevalet qui lui était destiné, il fut présenté à César. Natalie vint alors auprès d'Adrien et lui dit : « Prenez garde, mon seigneur, de vous laisser surprendre par la peur, lorsque vous verrez les tourments : vous n'aurez à souffrir qu'un instant, mais aussitôt après vous serez dans l’allégresse avec les anges. » Et comme Adrien ne voulut pas sacrifier, il fut battu de la manière la plus violente. Toute joyeuse, Natalie courut alors trouver les saints qui étaient dans la prison, pour leur dire « Voici que mon seigneur vient de commencer son martyre. »

* L'édition princeps porte ces mots portatus super equuleum, les éditions subséquentes ont portans sibi equuleum. Alors ou bien on attacha Adrien sur un chevalet pour le porter devant l’empereur, ou bien on le chargea du chevalet qui devait être l’instrument de son supplice : Les deux textes peuvent s'expliquer. Mais quel est le véritable ?

P33

Comme l’empereur exhortait Adrien à ne pas blasphémer ses dieux, ce dernier lui dit : « Si j'endure des tourments parce que je blasphème ceux qui ne sont pas dieux, comment ne seras-tu pas tourmenté, toi qui blasphèmes le vrai Dieu ? » Maximien répliqua : « Ce sont là les paroles que t'ont apprises ces séducteurs. » Adrien lui dit: « Pourquoi appelles-tu séducteurs ceux qui sont les docteurs de la vie éternelle ? » Et Natalie courait rapporter avec joie aux autres les réponses de son mari. Alors l’empereur le fit fouetter rudement par quatre hommes très vigoureux. Et Natalie s'empressait de raconter aux autres martyrs qui étaient eu prison toutes ces peines, et ces interrogations et ces réponses.

Or, Adrien fut fouetté avec tant de fureur que ses entrailles sortaient de son corps : ensuite on le chargea de chaires de fer et il fut enfermé avec les autres dans la prison. Adrien était un jeune homme délicat, fort brun, et âgé de 28 ans. Quand Natalie vit son mari étendu sur le dos et tout lacéré, elle lui dit en lui mettant la main sous la tête : « Vous êtes bienheureux, mon seigneur, d'avoir été rendu digne d'être au nombre des saints vous êtes bienheureux, ma vie, de souffrir pour celui qui a souffert pour vous. Allez donc, mon doux ami, allez contempler sa gloire. » Mais l’empereur ayant appris qu'un grand nombre de matrones servaient les saints dans la prison, défendit de les y laisser entrer à l’avenir. Quand Natalie le sut, elle se coupa les cheveux en rond *, et prenant des habits d'homme, elle servait les saints dans la prison. Son exemple en porta d'autres à l’imiter, et elle pria son mari que, quand il serait dans la gloire, il obtint pour elle que Dieu la conservât intacte et qu'il l’ôtât bientôt de ce monde.

* Tonsuravit.

P34

Quand le roi apprit la conduite des matrones, il commanda d'apporter une enclume, sur laquelle on couperait les cuisses des martyrs pour les faire périr. Or, Natalie craignant que son mari ne se laissât effrayer par les supplices des autres, pria les bourreaux de commencer par lui. On lui coupa donc les pieds et les jambes, et Natalie le pria ensuite de se laisser couper la main afin qu'il ne fût pas moins que les autres saints qui avaient souffert davantage.; Après cette boucherie, Adrien rendit l’esprit ; ensuite les autres étendirent les pieds de leur plein gré et ils moururent dans le Seigneur. Or, le roi manda qu'on brûlât leurs corps ; mais Natalie cacha dans son sein une main d'Adrien.

Quand on jeta les corps des saints dans le feu, Natalie voulut s'y précipiter avec eux ; mais tout à coup une pluie très forte vint à tomber, et en éteignant le .brasier, elle préserva les corps des martyrs. Alors les chrétiens, ayant tenu conseil entre eux, firent transporter ces restes à Constantinople jusqu'à ce que, la paix ayant été rendue à l’Eglise, on put les rapporter avec honneur. Ils pâtirent vers l’an du Seigneur 280. Quant à Natalie, elle rentra chez elle et conserva la main de saint Adrien qu'elle plaçait toujours au chevet de son lit pour consoler sa vie. Après quoi, un tribun qui vit Natalie si belle, si riche et de plus noble, envoya par ordre de l’empereur d'honnêtes matrones pour la faire consentir à l’épouser. Natalie leur adressa cette réponse: « Quel est celui qui me procure l’avantage de pouvoir me marier avec un homme de cette qualité ? Toutefois je demande un délai de trois jours pour me préparer. »

P35

Or, elle disait cela, afin de pouvoir s'enfuir. Et comme elle priait Dieu de la conserver intacte, tout d'un coup elle s'endormit ; et voici que lui apparut un des martyrs; il la consola avec douceur et lui commanda d'aller à l’endroit où reposaient les corps des martyrs. Quand donc elle se réveilla, elle prit secrètement la main d'Adrien et monta un vaisseau avec un grand nombre de chrétiens. Le tribun, qui en fut informé, la poursuivit sur un navire avec une troupe de soldats; mais il s'éleva un vent qui contraria leur course; plusieurs même d’entre eux périrent dans les flots, et ils furent donc forcés de rentrer dans le port.

Or, au milieu de la nuit, le diable, sous la forme d'un pilote monté sur un vaisseau fantastique, apparut à ceux qui étaient avec Natalie, et leur dit comme ferait un pilote : « D'où venez-vous, et où allez-vous ? » Les chrétiens répondirent: « Nous venons de Nicomédie et nous allons à Constantinople. » Et le diable reprit : « Vous faites fausse route, allez à gauche, et vous naviguerez plus directement. » Or, il parlait ainsi pour les mettre en pleine mer et les faire périr. Et comme ils faisaient voile en conséquence, tout à coup Adrien leur apparut assis sur une nacelle; il les avertit de naviguer comme auparavant, ajoutant que c'était le malin esprit qui leur avait parlé; puis se plaçant en avant, il les précédait et leur montrait le chemin.

P36

Or, Natalie qui voyait Adrien aller en avant fut remplie d'une immense joie. Le jour allait luire quand ils arrivèrent à Constantinople. Et quand Natalie fut entrée dans la maison où se trouvaient les corps des martyrs, et qu'elle eut placé la main d'Adrien auprès de son corps, elle s'endormit ; alors Adrien lui apparut, et en la saluant, il lui commanda de venir avec lui dans la paix éternelle. A son réveil, elle raconta son songe à ceux qui se trouvaient là, et après avoir dit adieu à tous, elle rendit l’esprit. Les fidèles prirent son corps qu'ils placèrent à côté de ceux des martyrs.
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SAINT GORGON ET SAINT DOROTHÉE *
 

P37

Gorgon et Dorothée, qui étaient les premiers dans le palais de Dioclétien à Nicomédie, renoncèrent aux. dignités dont ils jouissaient depuis longtemps, afin de suivre leur Roi avec plus de liberté et se déclarèrent ouvertement chrétiens. Quand le César apprit cela, il en fut très chagrin; car il regrettait de perdre des hommes de ce rang, nourris dans son palais et autant distingués par leur conduite que par la noblesse de leur naissance. Mais comme ils ne se laissaient ébranler ni par les menaces, ni par les promesses, on les fit étendre sur le chevalet, où après avoir été déchirés avec des fouets et des ongles de fer par tout le corps, ils furent couverts de vinaigre et de sel; leurs entrailles étaient presque à nu. Et comme ils supportaient ces tourments avec grande joie, on les fit rôtir sur un gril, où il semblait qu'ils étaient couchés comme sur un lit de fleurs, sans éprouver la moindre souffrance, Enfin par l’ordre du César, on les pendit avec un lacet; leurs corps furent jetés aux loups et aux chiens; mais ils furent recueillis intacts par les fidèles. Ils souffrirent vers l’an du Seigneur 280.

Longues années après, le corps de saint Colon fut. transféré à Rome. L'an du Seigneur 763, un évêque de Metz, neveu du roi Pépin, en fit la translation dans les Gaules et le déposa dans le monastère de Gorze.

* Bréviaire ; — Abrégé de leurs actes dans les Bollandistes.
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SAINT PROTE ET SAINT HYACINTHE *
 
 

Prote et Hyacinthe furent, eu raison de leur illustre noblesse chez les Romains, attachés à la maison ** de la fille de Philippe, nommée Eugénie, et ses émules dans l’étude de la philosophie. Le sénat avait, confié à ce Philippe la préfecture d'Alexandrie où il conduisit avec lui Claudia, sa femme, Avitus et Sergius,ses fils, et Eugénie, sa fille. Or, Eugénie avait atteint la perfection dans la science des lettres et des arts libéraux ; Prote et Hyacinthe, qui avaient étudié avec elle, possédaient aussi toutes les sciences dans le plus haut degré. Parvenue à l’âge de quinze ans Eugénie fut demandée en mariage par Aquilin, fils du consul Aquilin. Eugénie lui dit: « Quand on doit faire choix d'un mari, il faut moins s'attacher à la naissance qu'à la bonne conduite. » Les livres qui renferment la doctrine de saint Paul lui étant tombés entre les mains, elle commença à devenir chrétienne au fond du coeur.

* Bréviaire ; — Vies des Pères, 1. I.
** Domicelli, jeunes gens de famille noble, attachés à une maison où ils étaient, ce qu'on appelait au moyen âge des damoiseaux.

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II était à cette époque permis aux chrétiens d'habiter dans les environs d'Alexandrie, et il arriva que Eugénie, allant à une maison de campagne comme pour se délasser, entendit les chrétiens qui chantaient : « Omnes du gentium daemonia, Dominas autem caelos fecit (Ps. XCV). Tous les dieux des nations sont des démons ; mais le Seigneur est le créateur des cieux. » Alors elle dit aux jeunes Prote et Hyacinthe qui avaient étudié avec elle « Nous nous sommes livrés à une étude scrupuleuse des syllogismes des philosophes, mais les arguments d'Aristote, les idées de Platon, les avis de Socrate, en un mot, les chants des poètes, les maximes des orateurs et des philosophes sont effacés par cette sentence ; je ne dois qu'à une puissance usurpée le titre de votre maîtresse, mais la science  m’a faite votre sœur, soyons donc frères et suivons J.-C. »

Cette résolution leur plaît; elle prend alors des habits d'homme, et vient au monastère dont le chef Hélénus ne permettait l’entrée à aucune femme *. Cet Igélénus, dans une discussion avec un hérétique, n'ayant pu détruire la force des arguments qu'on lui opposait, fit allumer un grand feu afin que celui qui ne serait pas brûlé fût reconnu comme ayant la croyance véritable. Ce qui fut fait ; Hélénus entra le premier dans le feu d'où il sortit sain et entier; mais l’hérétique ne voulant pas y entrer fut chassé par tous. Or, Eugénie s'étant présentée à Hélénus et ayant dit qu'elle était un homme : « Tu as raison, lui répondit Hélénus, de te dire homme, car bien que tu sois une femme, tu te comportes comme un homme. »

* Vies des Pères, l. I.

P39

Dieu en effet lui avait révélé son sexe. Elle reçut donc de ses mains, avec Prote et Hyacinthe, l’habit monastique et se fit appeler frère Eugène. Quand le père et la mère d'Eugénie virent son char revenir vide à la maison, ils en furent contristés et firent partout chercher leur fille, sans pouvoir la trouver. Ils interrogent des devins pour savoir ce qu'elle était devenue ; ceux-ci leur répondent qu'elle est transportée par les dieux parmi les astres. En conséquence son père fit élever une statue à sa fille qu'il commanda à tous d'adorer. Quant à Eugénie, elle persévéra avec ses compagnons dans la crainte de Dieu, et fut choisie pour gouverner la communauté après la mort du supérieur.

Il se trouvait alors à Alexandrie une matrone riche et noble du nom de. Mélancie *que sainte Eugénie avait délivrée de la fièvre quarte en lui faisant des onctions avec de l’huile au nom de J.-C. Pour cette raison, Mélanie envoya beaucoup de présents à Eugénie qui ne les accepta point. Or, cette matrone, dans la conviction que frère Eugène était un homme, lui faisait de trop fréquentes visites. En voyant sa bonne grâce, sa jeunesse et la beauté de son extérieur, elle brûla d'amour pour lui et se tourmenta l’esprit pour trouver le moyen d'avoir commerce ensemble. Alors feignant une maladie, elle envoya le prier de venir chez elle pour la voir. Quand il fut arrivé, elle lui déclara comment elle était éprise d'amour pour lui, elle lui exposa ses désirs et le pria d'avoir commerce avec elle.

* Vies des Pères, l. I.

P40

Aussitôt elle le saisit, l’embrasse, le baise et l’exhorte à commettre le crime. Frère Eugène, rempli d'horreur de ces avances, lui dit: « C'est à juste titre que tu portes le nom de Mélancie *: tu es remplie de noirceur et de perfidie ; tu es une noire et obscure fille des ténèbres, une amie du diable, un foyer de débauche, une soeur d'angoisses sans fin et une fille de mort éternelle ». Mélancie se voyant déçue, dans la crainte qu'Eugène ne publiât le crime, voulut le découvrir la première et se mit à crier qu'Eugène a voulu la violer. Elle alla trouver le préfet Philippe et elle porta plainte en ces termes : « Un jeune homme perfide qui se dit chrétien est venu chez moi pour me guérir ; il entre, se jette sur moi et veut me faire violence : si je n'avais été délivrée par le moyen d'une servante qui était dans l’intérieur de ma chambre, il  m’eût fait partager sa débauche. » Le préfet, à ce récit, fut enflammé de colère, et avait envoyé une multitude d'appariteurs, il fit prendre Eugène et les autres serviteurs de J.-C., qu'on avait chargés de chaînes : il fixa un jour où ils devaient tous être livrés aux morsures des bêtes. Puis les ayant fait venir devant lui, il dit à Eugènie : « Dis-moi, infâme scélérat, si votre Christ vous a enseigné, pour doctrine, de vous livrer à la corruption et d'oser attenter avec une impudente rage à la vertu des matrones? » Eugénie, qui conservait la tète baissée pour ne pas être reconnue, répondit : « Notre-Seigneur a enseigné la chasteté et a promis la vie éternelle à ceux qui gardent la virginité.

*  Mélas, veut dire noir.
P41

Nous pouvons montrer que cette Mélancie commet un faux témoignage ; mais il vaut mieux que nous souffrions, plutôt qu'elle soit punie après avoir été convaincue ; nous perdrions alors le fruit de notre patience. Toutefois qu'elle amène la servante qu'elle dit avoir été témoin de notre crime afin que par ses aveux les mensonges puissent être réfutés. » Cette femme fut amenée, et comme elle avait été endoctrinée par sa maîtresse, elle ne cessait de prétendre contre Eugène qu'il avait voulu violer sa dame. Tous les gens de la maison, qui avaient été également corrompus, attestaient qu'il en était ainsi; alors Eugénie dit : « Le temps de se taire est passé et le temps de parler est arrivé : je ne veux pas qu'une impudique charge d'un crime les serviteurs de J.-C. et que la fausseté soit glorifiée. Or, afin que la vérité l’emporte et que la sagesse triomphe de la malice, je démontrerai la vérité sans être mue par la vanité mais par la gloire de Dieu. » En disant ces mots, elle déchira sa tunique depuis sa tète jusqu'à la ceinture, et alors on vit qu'elle était une femme, puis elle dit au préfet : « Tu es mon père, Claudia est ma mère; ces deux jeunes gens qui sont assis avec toi, Avitus et Sergius, ce sont mes frères; je suis Eugènie ta fille ; ces deux-ci, c'est Prote et Hyacinthe. » A ces mots, le père qui commençait à reconnaître sa fille se jeta dans ses bras pour l’embrasser ainsi que la mère, en versant un torrent de larmes.

P42

Eugènie est aussitôt revêtue de ses habits couverts d'or et portée aux nues. Le feu du ciel tomba sur Mélancie et la consuma avec les siens. Ce fut ainsi qu'Eugénie convertit à la foi de J.-C. son père, sa mère, ses frères et toute sa famille; de telle sorte que le père, ayant été cassé de sa dignité, fut. ordonné évêque par les chrétiens, et fut tué par les infidèles après avoir persévéré dans le bien.

Claudia retourna à Rome avec ses deux fils et Eugénie et ils y convertirent beaucoup de personnes à J.-C. Or, Eugénie, par l’ordre de l’empereur, fut attachée à une grosse pierre et précipitée dans le Tibre ; mais la pierre s'étant brisée, Eugénie marchait saine et sauve sur les eaux. Alors elle est jetée dans une fournaise ardente; mais la fournaise s'éteignit et devenait pour la martyre un lieu de rafraîchissement. Ensuite elle est renfermée dans un cachot obscur, mais une lumière toute resplendissante rayonnait pour elle; et après avoir été laissée dix jours sans nourriture, le Sauveur lui apparut et lui dit eu lui présentant un pain très blanc : « Reçois cette nourriture de ma main; je suis ton Sauveur, que tu as aimé de toute l’étendue de ton esprit; le jour que je suis descendu sur la terre, je te prendrai moi-même. »

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En effet, au jour de la naissance du Seigneur, un bourreau est envoyé lui couper la tête. Elle apparut ensuite à sa, mère et lui prédit qu'elle la suivrait. le dimanche après. Quand arriva le dimanche, Claudia s'étant mise en prières, rendit l’esprit. Prote et Hyacinthe ayant été traînés au temple des idoles, brisèrent la statue en faisant une prière, et comme ils ne voulaient pas sacrifier, ils accomplirent dans la suite leur martyre en ayant la tête coupée. Or, ils pâtirent sous Valérien et Gallien, vers l’an du Seigneur 256.
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L'EXALTATION DE LA SAINTE CROIX *
 

L'Exaltation de la Sainte Croix est ainsi appelée parce que à pareil jour la foi et la sainte Croix furent singulièrement exaltées. Il faut observer qu'avant la passion de J.-C., le bois de la croix fut un bois méprisé, parce que ces croix étaient faites avec du bois de bas prix ; il ne portait point de fruit tout autant de fois qu'il était planté sur le mont du Calvaire ; c'était un bois ignoble, parce que c'était l’instrument du supplice des larrons; c'était un bois de ténèbres et sans aucune beauté ; c'était un bois de mort, puisque les hommes y étaient attachés pour mourir; c'était un bois infect, parce qu'il était planté au milieu des cadavres. Mais après la passion, il fut exalté de bien des manières, parce que au lieu d'être vil, il devint précieux ; ce qui a fait dire à saint André : « Salut, croix précieuse., etc. » Sa stérilité fut convertie en fertilité c'est pour cela qu'il est dit au ch. VII des Cantiques : « Je monterai sur le palmier, et j'en cueillerai les fruits. » Son ignominie devint excellence. « La croix, dit saint Augustin, qui était l’instrument de supplice des larrons, a passé sur le front des empereurs. » Ses ténèbres ont été converties en clarté. « La croix et les cicatrices de J.-C., dit saint Chrysostome, seront au jugement plus brillantes que les rayons du soleil. » La mort est devenue une vie sans fin : Ce qui fait dire à l’Eglise : « La source de la mort devint la source de la vie. » Son infection fut changée en odeur suave : « Pendant que le roi se reposait, est-il dit au Cantique, le nard dont j'étais parfumé, c'est-à-dire, la Sainte Croix, a répandu son odeur. »

* Bréviaire.
** Préface de la Croix.

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L'Exaltation de la Sainte Croix est célébrée solennellement dans l’Eglise, parce que la foi en reçut une admirable gloire. En effet, l’an du Seigneur 615, Dieu permit que son peuple fût affligé par les mauvais traitements des païens, quand Chosroës, roi des Perses, soumit à sa domination tous les royaumes de la terre. Lorsqu'il vint à Jérusalem, il sortit effrayé du sépulcre du Seigneur, mais pourtant il emporta la partie de la Sainte Croix que sainte Hélène y avait laissée. Or, sa volonté étant de se faire adorer par tous ses sujets comme un dieu,: il fit construire une tour d'or et d'argent entremêlés de pierres précieuses, dans laquelle il plaça les images du soleil, de la lune et des étoiles. A l’aide de conduits minces et cachés, il faisait tomber la pluie d'en haut comme Dieu, et dans un souterrain, il plaça des chevaux qui traînaient des, chariots en tournant, comme pour ébranler la tour et simuler le tonnerre. Il remit donc le soin de son royaume à son fils, et le profane réside dans un temple de cette nature, où après avoir placé auprès de soi la Croix du Seigneur, il ordonne que tous l’appellent Dieu. D'après ce qu'on lit dans le livre Mitral * lui-même, Chosroës, résidant sur un trône comme le Père, plaça à sa droite le bois de la Croix au lieu du Fils, et à sa gauche, un coq, au lieu du Saint-Esprit, et il se fit nommer le Père. Alors l’empereur Héraclius rassembla une armée nombreuse et vint pour livrer bataille au fils de Chosroës auprès du Danube. Les deux princes convinrent de se mesurer seul à seul sur le pont, à la condition que celui qui resterait vainqueur aurait l’empire sans que ni l’une ni l’autre armée n'eût à en souffrir.

* Sicardus, c. XLIV.

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Il fut encore convenu que celui qui aurait la présomption de quitter les rangs pour porter aide à son prince, aurait les jambes et les bras brisés aussitôt et serait noyé dans le fleuve. Or, Héraclius s'offrit tout entier à Dieu et se recommanda à la Sainte Croix avec toute la dévotion possible. Les deux princes en étant venus aux mains, le Seigneur accorda la victoire à Héraclius, qui soumit l’armée ennemie à son commandement, de telle sorte que tout le peuple de Chosroës embrassa la foi chrétienne et reçut le saint baptême. Or, Chosroës ignorait l’issue de la guerre, car étant généralement haï, personne ne lui en donna connaissance. Mais Héraclius parvint jusqu'à lui et le trouvant assis sur son trône d'or, il lui dit : « Puisque tu as honoré à ta façon le bois de la Sainte Croix, si tu veux recevoir le baptême et la foi de J.-C., tu conserveras la vie et ton royaume, en me donnant quelques otages ; mais si tu rejettes ma proposition, je te frapperai de mon épée et te trancherai la tète. » Chosroës ne voulut pas acquiescer à ces conditions. Héraclius dégaina alors son épée et le décapita sans merci : et comme il avait été roi, il commanda de l’ensevelir. Pour son fils, âgé de dix ans, qu'il trouva avec lui, il le fit baptiser, et le levant * lui-même des fonts sacrés, il lui laissa le royaume de son père.

*  Le parrain retirait lui-même de l’eau la personne qui y avait été plongée par le prêtre quand le baptême se donnait par trois immersions successives.

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Il détruisit ensuite la. tour, dont il donna l’argent à son armée pour sa part du butin : mais l’or et les pierreries, il les réserva afin de réparer les églises que le tyran avait détruites. Après quoi il prit la Sainte Croix qu'il reporta à Jérusalem.

Quand en descendant du Mont des Oliviers, il voulut entrer, sur son cheval et revêtu de ses ornements impériaux, par la porte sous laquelle J.-C. avait passé en allant au supplice, tout à coup les pierres de la porte descendirent et se fermèrent comme un mur ou comme une paroi. Tout le monde en était dans la stupeur, quand un ange du Seigneur, tenant une croix dans ses mains, apparut au-dessus de la porte et dit : « Lorsque le roi des cieux entrait par cette porte en allant au lieu de sa passion, ce n'était pas avec un appareil royal ; mais il est entré monté sur un pauvre ane, pour laisser à ses adorateurs un exemple d'humilité. »

Après avoir dit ces mots, l’ange disparut. Alors l’empereur, tout couvert de larmes, ôta lui-même sa chaussure, et se dépouilla de ses vêtements jusqu'à sa chemise, et prenant la croix du Seigneur, il la porta avec humilité jusqu'à la porte. Aussitôt la dureté de la pierre fut sensible à l’ordre du ciel, et à l’instant la porte se releva et laissa l’entrée libre. Or, l’odeur extraordinairement suave avait cessé d'émaner de la Sainte Croix à partir du jour et de l’instant où elle avait été enlevée de Jérusalem pour être transportée à travers toute l’étendue de la terre, dans la Perse, à la cour de Chosroës; elle se fit sentir de nouveau, et enivra tout le monde d'une admirable suavité.

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Alors le roi, dans la ferveur de sa dévotion, adressa les hommages suivants à la Croix : « O croix plus brillante que chacun des astres, célèbre au monde, digne de l’amour des hommes, plus sainte que tout, qui seule avez été digne de porter la rançon de l’univers; bois aimable, clous précieux, doux glaive, douce lance, qui portez un doux fardeau, sauvez cette assemblée réunie aujourd'hui pour chanter vos louanges, et marquée du signe de votre étendard *. »

C'est ainsi que cette précieuse Croix est remise en son lieu, et les anciens miracles se renouvellent. Plusieurs morts sont rendus à la vie, quatre paralytiques sont guéris, dix lépreux sont purifiés, quinze aveugles reçoivent la vue, les démons sont mis en fuite, et plusieurs sont délivrés de diverses maladies. Alors l’empereur fit réparer les églises qu'il combla en outre de présents dignes d'un monarque; après quoi, il revint dans ses propres états. Ces faits sont rapportés autrement dans les chroniques. On y dit que Chosroës dominait sur toute la terre, et qu'ayant pris Jérusalem avec le patriarche Zacharie et le bois de la Croix, Héraclius voulait faire la paix avec lui. Chosroës jura qu'il ne conclurait la paix avec les Romains que s'ils reniaient le crucifix et s'ils adoraient le soleil. Mais Héraclius enflammé de zèle leva une armée contre lui, défit les Perses dans plusieurs batailles et força Chosroës de fuir jusqu'à Clésyphonte. Enfin, Chosroës, malade de la dyssenterie, voulut faire couronner roi son fils Médasas.

* C'est l’Antienne de Magnificat des premières vêpres de la fête.

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A cette nouvelle, Syroïs, son aîné, fit alliance avec Héraclius, et s'étant mis avec les nobles à la poursuite de son père, il le jeta dans les chaînes, où après l’avoir sustenté de pain de douleur et d'eau d'affliction, il le fit enfin périr à coups de flèches. Dans la suite, il fit rendre à Héraclius tous les prisonniers avec le patriarche et le bois de la croix. Héraclius porta d'abord à Jérusalem le précieux bois de la croix qu'il transporta dans la suite à Constantinople. C'est ce qu'on lit dans une quantité de chroniques.

— Voici d'après l’Histoire tripartite* comment s'exprime la Sybille des païens au sujet du bois de la croix : « O bois trois fois heureux sur lequel Dieu a été étendu! » Ce qui peut s'entendre peut-être de la vie de la nature, de la grâce et de la gloire qui vient de la croix.

Un juif étant entré dans l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, y aperçut une image de J.-C. Voyant qu'il était seul, il saisit une épée, s'approche et frappe l’image à la gorge. Tout aussitôt il en jaillit du sang et la figure ainsi que la tête du juif en furent couvertes. Celui-ci effrayé saisit l’image, la jeta dans un puits et prit la fuite. Un chrétien le rencontra et lui dit : « D'où viens-tu, juif? tu as tué un homme. » Le juif répondit : « C'est faux. » « Tu as certainement commis un homicide, reprit le chrétien, puisque tu portes des taches de sang. » Le juif répondit : « Véritablement le Dieu des chrétiens est grand, et sa foi se trouve confirmée par tous les moyens : car ce n'est pas un homme que j'ai tué, mais l’image du Christ; et aussitôt le sang a jailli de sa gorge. »

* Lib. II, ch. XVII.

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Alors le juif conduisit cet homme au puits d'où ils retirèrent la sainte image. On rapporte que la blessure faite au gosier de J.-C. est encore visible aujourd'hui. Le juif se convertit de suite à la foi *.

— Dans la ville de Bérith, en Syrie, un chrétien était logé dans une maison, moyennant une pension annuelle : il avait attaché pieusement une image de N.-S. en croix à la tête de son lit et ne manquait pas d'y faire ses prières. L'année étant expirée, il loua une autre maison, et oublia d'emporter son image. Or, un juif loua la maison quittée par le chrétien et un jour il invita à dîner un homme de sa tribu. Pendant le repas, celui qui avait été invité vint à examiner l’appartement et aperçut l’image attachée à la muraille; alors frémissant de colère contre son hôte, il lui adresse des menaces parce qu'il ose garder une image de J.-C. de Nazareth. Or, l’autre juif, qui n'avait pas vu cette image, affirmait par tous les serments possibles qu'il ne savait pas de quelle image il voulait parler. Le juif faisant alors comme s'il était apaisé dit adieu à son hôte et alla trouver le chef de sa nation et accusa l’autre de ce qu'il avait vu. Les juifs, s'étant donc réunis, vont à la maison et après avoir vu l’image, ils accablent le locataire des plus durs outrages, le jettent à demi mort hors de la synagogue, et foulant aux pieds l’image, ils renouvelèrent sur elle tous les opprobres de la passion du Seigneur. Mais quand ils eurent percé le côté avec une lance, le sang et l’eau en sortirent en abondance et un vase qu'on mit pour les recevoir en fut rempli.

* Denys le Chartr., Sermon I de l’Exaltation de la Sainte Croix.

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Les juifs stupéfaits portèrent ce sang dans les synagogues et tous les malades qui en furent oints étaient aussitôt guéris. Alors les juifs racontèrent toutes les circonstances de ces faits à l’évêque du pays et reçurent tous ensemble le baptême et la foi de J.-C. Or, l’évêque conserva ce sang dans des ampoules de cristal et de verre. Il fit venir ensuite le chrétien et lui: demanda quel était l’artiste qui avait exécuté une si belle image. Le chrétien répondit : « C'est Nicodème qui l’a faite, et en mourant, il la laissa à Gamaliel, Gamaliel à Zachée, Zachée à Jacques et Jacques à Simon. Elle est restée à Jérusalem jusqu'à la destruction de la ville ; elle fut transportée dans la suite par les fidèles au royaume d'Agrippa ; de là dans ma patrie par mes parents, et elle  m’est échue par droit d'héritage.»

Cela arriva l’an du Seigneur 750 *. Alors tous les juifs changèrent leurs synagogues en églises ; et à partir de cette époque, ce fut la coutume de consacrer les églises, car auparavant on ne consacrait que les autels. C'est à cause de ce miracle que l’Église ordonna de faire au 5 des calendes de décembre, d'autres disent, au 5 des ides de novembre, la mémoire de la,Passion du Seigneur. De là encore, à Rome; on consacra en l’honneur du Sauveur une église où se conserve une ampoule de ce sang, et la fête en est solennelle.

* Saint Athanase, De imag. Salv. D. N. J. C., 7e Conc. oecum., act. IV; — Vincent de B., l. XXIV, c. CVII. - Sigebert, Chron. an 764; — Hélinand, an 764.

P51

Chez les infidèles, la vertu extraordinaire de la croix fut aussi attestée en toutes sortes de circonstances. En effet, saint Grégoire raconte au IIIe livre de ses Dialogues (ch. III) que, André, évêque de Fondi, ayant permis qu'une religieuse demeurât avec lui, l’antique ennemi commença à imprimer dans les yeux de son âme la beauté de cette femme, en sorte qu'il pensait dans le lit à des choses affreuses.

Or, un jour, un juif venu à Rome, voyant qu'il se faisait tard, et n'ayant pas trouvé où loger, entra pour y rester dans un temple d'Apollon. Comme il craignait de passer la nuit dans ce lieu sacrilège, bien qu'il n'eut pas du tout confiance dans la croix, il eut soin cependant de se signer. Or, au milieu de la nuit, il s'éveilla et vit une foule d'esprits malins qui semblaient s'avancer sous la direction de quelque autorité; alors le chef qui commandait aux autres s'assit au milieu d'eux, et se mit à discuter les affaires et les actes de chacun des esprits placés sous son obéissance, afin de s'assurer de tout ce que chacun d'eux avait commis d'iniquités.

Saint Grégoire a passé sous silence, pour abréger, le mode de cette discussion : mais on peut s'en rendre compte par un exemple semblable qu'on lit dans la Vie des Pères *. En effet quelqu'un étant entré dans un temple d'idoles, vit Satan assis et toute sa milice présente devant lui. Alors entra un des malins esprits qui l’adora. Satan lui dit : « D'où viens-tu ? » Et il répondit : «J'ai été dans telle province et j'y ai suscité quantité de guerres; j'y ai soulevé beaucoup de troubles, J'y ai versé du sang en abondance, et je suis venu te l’annoncer. »

* Honorius d'Autun.

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Et Satan reprit : « En combien de temps as-tu fait cela? » L'autre dit : « En trente jours. » « Pourquoi, dit le prince des ténèbres, si peu en tant de temps? » et s'adressant aux assistants : « Allez, dit-il, fouettez-le et frappez dur. » Un second vint et l’adora en disant : « J'étais dans la mer, maître, et j'ai excité d'épouvantables tempêtes, j'ai englouti beaucoup de navires, j'ai fait périr grand nombre d'hommes. » Et Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela? » « En vingt jours, répondit l’autre. » Et Satan le fit fouetter comme le premier en disant : « C'est en tant de temps que tu as fait si peu ! » Alors vint un troisième qui dit : « Je suis allé dans une ville, et j'ai excité des querelles pendant certaine noce, j'y ai fait répandre beaucoup de sang, j'ai tué l’époux lui-même, et je suis venu te l’annoncer. » Satan dit : « En combien de temps as-tu fait cela ! » « En dix jours, répondit-il. » Et Satan lui dit : « Et tu n'as pas fait plus en tant de jours ? » Et il le fit frapper par ceux qui étaient autour de lui. Ensuite vint un quatrième : « Je suis resté, dit-il, dans le désert, et pendant quarante ans, j'ai travaillé autour d'un moine, et c'est. à peine si enfin je l’ai fait tomber dans le péché de la chair. » Quand Satan entendit cela, il se leva de son trône, et embrassant ce démon, il ôta la couronne de dessus son front, et la lui mit sur la tête, puis il le fit asseoir avec lui en disant : « C'est une grande chose que tu as eu le courage de faire là, et tu as travaillé plus que tous les autres. » C'est là ou à peu près le mode de la discussion que saint Grégoire a passée sous silence.

P53

Quand chacun des esprits eut exposé ce,qu'il avait fait, il y en eut un, qui s'élança au milieu de l’assemblée, et qui fit connaître de quelle tentation charnelle il avait agité l’esprit d'André par rapport à cette religieuse, ajoutant que la veille, à l’heure des vêpres, il en était venu jusqu'à amener son esprit à donner un coup sur le dos de cette femme en signe de caresse. Alors le malin esprit l’engagea à accomplir ce qu'il avait commencé afin que ce fût lui qui eût la palme la plus remarquable pour avoir fait succomber André : il commanda ensuite qu'on cherchât à savoir quel était celui qui avait été si présomptueux pour se coucher dans ce temple. Et comme cet homme tremblait de plus en plus fort, et que les esprits envoyés pour le reconnaître voyaient qu'il était signé du mystère de la croix, aussitôt ils se mirent à crier avec effroi : « Le vase est vide, il est vrai, mais il est scellé. » A ce cri, la troupe de malins esprits disparut aussitôt. Mais le juif se hâta de venir trouver l’évêque et lui raconta tout de point en point. L'évêque, en entendant cela, se mit .à gémir grandement; et il renvoya de suite toutes les femmes hors de sa maison, puis il baptisa le Juif.

— Saint Grégoire rapporte encore au livre des Dialogues (ch. IV), qu'une religieuse en entrant dans un jardin, et y apercevant une laitue, en conçut un violent désir, et, oubliant de la bénir avec le signe de la croix; elle la mordit avec avidité, mais elle fut saisie par le démon et tomba à l’instant. Saint Equitius étant venu auprès d'elle, le diable se mit à crier en disant: « Qu'ai-je fait, moi, qu'ai-je fait? J'étais assis sur la laitue; celle-ci est venue et elle  m’a mordu. » Mais sur l’ordre du saint homme, le démon sortit de suite.

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— On lit au livre XIe de l’Histoire ecclésiastique que les Gentils avaient peint sur les murs d'Alexandrie les armes de Sérapis ; mais Théodose les fit effacer et y substitua le signe de la croix. Alors, les gentils et les prêtres des idoles se firent baptiser, en disant que c'était une tradition des anciens, que ce qu'ils vénéraient subsisterait jusqu'à ce que soit venu ce signe dans lequel est la vie. Ils avaient dans leur alphabet une lettre, à laquelle ils donnaient le nom de sacrée : elle avait la forme d'une croix qu'ils disaient signifier la vie future*.

* Eusèbe de Césarée, 1. II, c. XX; — Rufin, l. II, c. XXIX.
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SAINT JEAN CHRYSOSTOME **
 
 

Jean, surnommé Chrysostome, naquit à Antioche, de parents nobles. Son père se nommait Second, et sa mère Anthura. Sa vie, son genre, ses actions et sa persécution, sont décrits au long dans l’Histoire tripartite (l. X). Quand il eut étudié la philosophie, il la délaissa pour s'adonner à la lecture des choses de Dieu. Après sa promotion à la prêtrise, le zèle qu'il avait pour la chasteté le faisait passer pour trop sévère, et il penchait plus vers l’emportement que vers la mansuétude; la raideur de sa conduite ne lui laissait pas la ressource de prendre des précautions pour l’avenir. Dans ses conversations il était regardé comme arrogant par les ignorants.

** Tiré de la vie du saint.

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Ses leçons étaient solides, ses explications exquises. Il était fort habile pour diriger les âmes. Ce fut sous le règne d'Arcade et d'Honorius et du temps que Damase occupait le siège de Rome qu'il fut ordonné évêque. En voulant corriger tout d'un coup la vie des clercs, il s'attira la haine de tous. Ils l’évitaient comme un furieux et ils le calomniaient auprès de tout le monde : sous prétexte qu'il n'invitait jamais personne à sa table et qu'il ne voulait recevoir aucune invitation, ils avançaient qu'il en agissait ainsi parce qu'il mangeait d'une manière sale. D'autres disaient tout haut que c'était parce qu'il usait seulement de mets choisis et délicats ; et en réalité c'était pour faire abstinence; et comme il souffrait souvent de l’estomac et de la tête, il évitait les repas somptueux. Le peuple, à cause des sermons qu'il prêchait à l’église, l’aimait beaucoup et ne tenait aucun cas de ce que les envieux pouvaient répandre contre lui. Jean s'appliqua encore à reprendre quelques-uns des grands, et il en résulta que l’envie redoubla. de violence contre lui.

Un autre fait souleva extraordinairement tout le monde. Eutrope, ministre de l’empereur, et jouissant de la dignité consulaire, voulant instrumenter contre ceux qui cherchaient un asile dans les églises, prit tous les moyens de faire porter par l’empereur, une loi par laquelle personne ne pourrait s'y réfugier à l’avenir, et de plus que ceux qui s'y étaient réfugiés depuis longtemps, en seraient arrachés.

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Or, peu de jours après, Eutrope ayant offensé l’empereur, s'empressa de se réfugier dans l’église ; et l’évêque qui le sut vint trouver cet homme qui se cachait sous l’autel, et dans une homélie qu'il fit contre lui, il lui adressa les reproches les plus durs ; ceci offensa bien des gens parce que loin d'user de miséricorde à l’égard d'un malheureux, il ne s'abstint pas de lui adresser des réprimandes. L'empereur fit enlever Eutrope qui eut la tète tranchée. Pour différents motifs, il se laissait aller à attaquer une certaine quantité de personnes, ce qui le rendit généralement odieux. Or, Théophile, évêque d'Alexandrie, voulait déposer Jean et prenait tous les moyens pour mettre à sa place par intrusion un prêtre nommé Isidore : c'est pourquoi il cherchait avec soin des motifs de déposition. Cependant le peuple prenait la défense de Jean dont il écoutait avec une admirable avidité toutes les instructions. Jean forçait aussi les prêtres à vivre selon la discipline ecclésiastique, et il disait que celui-là ne devait pas jouir de l’honneur attaché au sacerdoce qui ne daignerait pas en pratiquer les lois.

Ce n'était pas seulement la ville de Constantinople que le saint gouvernait avec courage, mais il établissait encore des lois sages dans plusieurs provinces circonvoisines, en s'aidant de l’autorité impériale. Quand il eut appris que l’on offrait encore des sacrifices aux démons dans la Phénicie, il y envoya des clercs et des moines, et fit détruire tous les temples des idoles.

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En ce temps-là, existait un certain Gaymas, Celte d'origine, barbare dans ses projets, extrêmement emporté par des goûts tyranniques, infecté de l’hérésie arienne, et cependant il avait été créé officier dans l’armée., Il pria l’empereur de lui donner pour soi et pour les siens une église dans l’intérieur de la ville. L'empereur le permit, et pria Jean de céder une église à Gaymas, espérant ainsi mettre un frein à sa tyrannie. Mais Jean, rempli d'un courage extraordinaire et enflammé de zèle, dit à l’empereur : « Prince, veuillez ne pas permettre cela, et ne donnez pas les choses saintes aux chiens; N'appréhendez rien de ce barbare : commandez qu'on nous fasse venir tous les deux, et écoutez, sans parler, ce qui se dira entre nous : je mettrai un tel frein à sa langue qu'il n'aura pas la présomption de vous renouveler sa demande. » L'empereur, en entendant cela, fut réjoui, et il les manda l’un et l’autre pour le lendemain.

Gaymas ayant réclamé pour lui un oratoire, Jean lui dit : « Partout la maison de Dieu vous est ouverte, en sorte que personne ne vous empêche de prier.» Gaymas reprit : « Je suis d'une autre secte, et je demande à avoir un temple pour les miens et pour moi. J'ai entrepris bien des choses pour l’empire romain, c'est, pour cela que je ne dois pas éprouver l’affront d'un refus. » Jean lui dit : « Vous avez reçu des récompenses plus que n'en méritent vos combats : vous avez été fait commandant des armées, en outre vous avez été orné de la toge consulaire ; et il vous faut considérer ce que vous avez été autrefois et ce que vous êtes aujourd'hui, quelle fut jadis votre pauvreté et quelles sont à présent vos richesses, quels étaient auparavant vos habits, et ceux dont vous vous ornez maintenant. Donc puisque des services de peu de valeur vous ont procuré de si hautes récompenses, ne soyez pas ingrat envers celui qui vous honore. »

P58

Par ces paroles, Jean lui ferma la bouche et le força à se taire. Or, pendant que Chrysostome gouvernait avec vigueur la ville de Constantinople, Gaymas qui visait à l’empire, ne pouvant rien faire de jour, envoya pendant la nuit des barbares pour brûler le palais. On acquit alors la preuve évidente que saint Jean était le gardien de la ville, car une nombreuse troupe d'anges armés et qui avaient pris un corps, apparut aux Barbares qui furent à l’instant mis en fuite. Quand ils rapportèrent cela à leur maître, celui-ci en fut dans une grande admiration; car il savait que les troupes étaient en garnison dans d'autres villes. La nuit suivante, il leur donna donc encore le même ordre, et ils furent comme la première fois mis en fuite par des anges qu'ils aperçurent. Enfin il y vint lui-même, vit le miracle, et s'enfuit, dans la pensée que des soldats se cachaient pendant le jour et gardaient la cité pendant la nuit. Il quitta Constantinople et vint dans la Thrace où il portait partout le ravage avec une armée nombreuse qu'il avait ramassée. Tout le monde redoutait la férocité de ces barbares. Alors l’empereur chargea saint Jean de l’office de légat auprès de Gaymas. Le saint oublia toutes les causes d'inimitié et partit avec joie. Gayrnas, tenant compte de la confiance du saint, revint à de meilleurs sentiments, et s'avança fort loin au-devant de lui; alors il lui prit la main qu'il porta à ses yeux, et commanda à ses enfants de lui baiser les genoux avec respect. Telle était en effet la vertu de Jean qu'il forçait les hommes les plus terribles à s'humilier et à craindre.

P59

Dans le même temps encore, il s'émut une question : c'était de savoir si Dieu a un corps. Cela donna lieu à des contestations et à des luttes; les uns soutenant une opinion, les autres une autre. Ce fut surtout la classe des simples moines, qui se laissa entraîner à dire que Dieu avait une forme corporelle. Or, Théophile, évêque d'Alexandrie, pensait le contraire; en sorte que, dans l’église, il soutenait l’opinion contraire à ceux qui avançaient que Dieu avait une forme humaine, et il prêchait que Dieu est incorporel. Les moines d'Egypte, ayant eu connaissance de cela, quittèrent leurs retraites et vinrent à Alexandrie où ils excitèrent une sédition contre Théophile, en sorte qu'ils prenaient des mesures pour le tuer. Quand il le sut, il eut peur et leur dit : « Comme je vous vois, comme je vois le visage de Dieu. » « Si vous dites vrai, répondirent-ils, que le visage de Dieu soit comme le nôtre, anathématisez donc les livres d'Origène, contraires à notre opinion. Que si vous ne le faites pas, comme vous êtes rebelle envers l’empereur et envers Dieu, vous aurez à endurer des opprobres de notre part. » Et Théophile dit : « Ne commettez aucune violence contre ma personne, et je ferai tout ce qui vous plaît. » Ce fut ainsi qu'il détourna les moines de l’attaquer. Mais ceux-ci, expérimentés et arrivés à la perfection, ne se laissèrent pas séduire, tandis que les simples, entraînés par l’ardeur de leur foi, s'insurgèrent contre ceux de leurs frères qui croyaient le contraire, et en firent tuer un grand nombre. Pendant que ces faits se passaient en Egypte, saint Jean brillait à Constantinople par sa doctrine, et passait auprès de tous pour un homme admirable.

P60

Or, les ariens, dont le nombre se multipliait beaucoup, et qui avaient une église hors de la ville, s'assemblaient le samedi et le dimanche entre les portes et les portiques, où ils chantaient, pendant la nuit, des hymnes et des antiennes. Quand venait le point du jour, ils traversaient la ville en répétant ces mêmes antiennes et, sortant hors des portes, ils venaient en foule à leur église. Ils ne cessaient d'agir ainsi pour vexer les orthodoxes, car ils répétaient souvent ces paroles : « Où sont ceux qui disent qu'en trois il n'y a qu'une puissance? » Alors saint Jean, dans la crainte que les simples ne se laissassent entraîner par ces chants, institua que tous les fidèles passeraient la nuit à chanter des Hymnes, afin que l’oeuvre des hérétiques fût étouffée et que les fidèles fussent affermis dans leurs pratiques; de plus, il fit faire des croix d'argent que l’on portait avec des cierges argentés.

Les ariens, excités par la jalousie, s'emportèrent jusqu'à vouloir sa mort: et une nuit Brison, eunuque de l’impératrice, fut frappé d'une pierre. Jean l’avait chargé d'exercer à chanter les hymnes; il y eut même quelques gens du peuple qui furent tués de part et d'autre. Alors l’empereur ému défendit aux ariens de chanter publiquement leurs hymnes.

En ce temps-là, Sévérien, évêque de Gabales, qui était en honneur auprès d'un certain nombre de grands, et chéri par l’empereur lui-même et par l’impératrice, vint à Constantinople, où saint Jean le reçut avec des félicitations; pendant son voyage en Asie, il lui confia le soin de son église.

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Mais Sévérien ne se comportait pas avec fidélité et tâchait de s'attirer l’estime du peuple. Sérapion, qui était clerc de Jean, s'empressa d'en informer le saint. Or, une fois que Sévérien passait, Séraphin ne se leva pas : alors l’évêque indigné s'écria : « Si le clerc Sérapion ne meurt pas, J.-C. n'est pas né de nature humaine. » Saint Jean, apprenant ces excès, revint et chassa Sévérien de la ville comme un blasphémateur. Cela déplut beaucoup à l’impératrice qui fit rentrer l’évêque en priant saint Jean de se réconcilier avec lui : mais le saint n'y consentit en aucune manière : jusqu'au moment où l’impératrice mit son fils Théodose sur les genoux de Jean, en le suppliant, en le conjurant de faire la paix avec Sévérien.

Dans le même temps encore, Théophile, évêque d'Alexandrie, chassa injustement Dyoscore, un très saint homme, et Isidore qui était auparavant un de ses grands amis. Ceux-ci vinrent à Constantinople pour raconter au prince et à Jean ce qui s'était passé. Or, Jean les traita honorablement, mais il ne voulut pas les recevoir en sa communion avant de connaître l’état des choses. Cependant un faux bruit parvint à Théophile, que Jean était en communion avec eux, et qu'il leur donnait aide. Alors Théophile indigné ne se contenta pas d'exercer sa vengeance contre eux, mais il s'arma de toutes pièces pour déposer Jean. Il dissimula donc son intention et il envoya des messages aux évêques de chaque ville pour annoncer qu'il voulait condamner les livres d'Origène. Epiphane, évêque de Chypre, très saint et très illustre personnage, se laissa circonvenir par Théophile qui s'en fit un ami, et qu'il pria de condamner aussi lui-même les livres d'Origène.

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Epiphane, dont la sainteté ne découvrait pas ces ruses, convoqua ses évêques à Chypre et interdit, la lecture d'Origène ; il adressa des lettres à saint Jean par lesquelles il le priait de s'abstenir à l’avenir de lire ces ouvrages, et de confirmer les décisions qui avaient été prises. Mais Jean, qui fit peu de cas de cette démarche, s'appliquait aux soins du ministère ecclésiastique où il excellait, et ne s'inquiétait aucunement de ce qu'on pouvait machiner contre lui. Enfin Théophile dévoila cette haine qu'il avait longtemps cachée, et fit connaître qu'il voulait déposer Jean. Aussitôt les ennemis du saint, un grand nombre de clercs, et les seigneurs du palais, trouvant l’occasion favorable, usaient de toutes sortes de moyens pour faire assembler contre Jean un concile à Constantinople. Après quoi, Epiphane vint en cette ville portant avec soi le décret de condamnation d'Origène; mais il ne voulut pas accepter l’invitation de Jean, en considération de Théophile. Or, quelques-uns, par respect pour Epiphane, souscrivirent à la condamnation des livres d'Origène; beaucoup cependant refusaient de le faire. L'un de ces derniers fut Théotin, évêque de Sicée, homme très recommandable par la droiture de sa conduite, qui répondit ainsi : « Pour moi, Epiphane, je ne veux pas faire injure à qui est mort depuis longtemps dans la justice, et je n'ai pas la présomption de  m’exposer à commettre un sacrilège en condamnant ce que nos devanciers n'ont pas voulu flétrir; car je ne vois pas qu'il se trouve une mauvaise doctrine dans ses livres. Ceux qui s'attachent à les mépriser ne se connaissent pas eux-mêmes.

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Athanase le défenseur du concile de Nicée, invoque le témoignage de ce grand homme en faveur de la foi ; il met ses livres avec les siens quand il dit :  «L’admirable et infatigable Origène nous apporte ce témoignage du Fils de Dieu, alors qu'il affirme qu'il est coéternel au Père. » Jean conçut de l’indignation de ce que, contre tous les règlements, Epiphane fit une ordination dans son église ; cependant il le priait de demeurer avec lui parmi les évêques. Mais Epiphane répondit qu'il ne voulait ni rester, ni prier avec lui, à moins qu'il ne chassât Dyoscore et qu'il ne souscrivît à la condamnation des livres d'Origène. Jean refusant de le faire, Epiphane fut excité contre lui par ceux qui lui portaient envie. Epiphane alors condamna les livres d'Origène et porta un jugement contre Dyoscore ; ensuite il commença à détracter Jean comme leur adversaire. Alors Jean lui manda ce qui suit : «Vous avez agi, Epiphane, en beaucoup de cas contre les règles; d'abord vous avez fait une ordination dans une église placée sous ma juridiction; ensuite de votre autorité, privée, vous y avez célébré les saints mystères ; en outre quand je vous ai invité, vous vous êtes excusé; et en dernier lieu maintenant, vous ne vous en rapportez qu'à vous-même. Or, prenez garde qu'une sédition ne s'élève parmi le peuple, et que le péril n'en retombe sur vous. » Epiphane informé de cela partit, et avant de se mettre en route pour Chypre, il fit dire à Jean : « J'espère que vous ne mourrez pas évêque. » Et Jean lui fit tenir cette réponse, : « J'espère que vous ne rentrerez pas dans votre patrie. »

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C'est ce qui eut lieu, car Epiphane mourut en route, et peu après Jean, déposé de l’épiscopat, finit sa vie dans l’exil. Au tombeau de cet Epiphane, personnage d'une haute sainteté, les démons sont mis en fuite. Sa générosité envers les pauvres fut prodigieuse. Un jour qu'il avait, donné tout l’argent de l’église sans qu'il lui restât rien, quelqu'un vint tout à coup lui offrir un sac avec beaucoup d'argent et disparut sans qu'on ait su ni d'où il venait, ni où il allait. Quelques pauvres voulurent tromper Epiphane afin qu'il leur donnât l’aumône. L'un d'eux se coucha sur le dos par terre, et debout auprès de lui un autre le pleurait comme s'il était mort, et criait piteusement qu'il n'avait pas de quoi le pouvoir ensevelir. Alors Epiphane survint ; il pria pour que le mort dormît en paix ; ensuite, il donna ce qui était nécessaire pour la sépulture, puis après avoir consolé l’autre, il s'en alla. Alors celui-ci disait à son compagnon en le poussant : « Lève-toi, allons manger ce que tu as gagné. » Mais après l’avoir remué plusieurs fois, il reconnut qu'il était mort ; il courut alors à Epiphane lui dire ce qui était arrivé, et le pria de ressusciter cet homme. Epiphane le consola avec bonté, mais ne ressuscita pas le mendiant afin qu'on ne se jouât pas facilement des ministres de Dieu.

Or, quand Epiphane fut parti, on rapporta à Jean que l’impératrice Eudoxie avait excité Epiphane contre lui. Jean, toujours enflammé de zèle, fit au peuple un discours renfermant toutes sortes de critiques contre les femmes sans exception. Ce sermon fut pris par tout le monde comme une attaque directe contre l’impératrice. Celle-ci, qui en fut instruite, se plaignit à l’empereur en disant que le blâme infligé à sa femme retombait principalement sur lui.

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L'empereur ému fit célébrer un synode contre Jean. Alors Théophile se hâta de convoquer les évêques; et tous les ennemis de Pan vinrent en foule avec grande joie, en le traitant d'orgueilleux et d'impie. Tous les évêques donc réunis à Constantinople ne s'occupaient plus des livres d'Origène, mais se déclaraient ouvertement contre Jean. Ils le firent citer, mais le saint jugea prudent de ne pas se livrer à ses ennemis et déclara qu'il fallait assembler un concile universel. Ils le firent citer encore jusqu'à quatre fois. Or, comme il refusait de comparaître et qu'il réclamait un concile, ils le condamnèrent, sans articuler contre lui d'autre fait qu'ayant été appelé il n'avait pas voulu obéir. Le peuple, qui en fut informé, se livra à une violente sédition ; il ne laissa pas enlever Jean de l’église, mais il demanda hautement que l’affaire fût portée à un concile plus nombreux. Cependant l’ordre du prince exigeait qu'il fût enlevé par force et qu'il fût déporté en exil. Alors Jean, qui craignait les suites de la sédition, se livra lui-même, à l’insu du peuple, pour être mené en exil. Quand le peuple le sut, il s'éleva une émeute tellement grave que beaucoup de ceux qui étaient les ennemis de Jean, et un instant auparavant désiraient sa déposition, se laissèrent aller à la pitié en proclamant qu'il était victime de la calomnie.

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Alors Sévérien, dont il a été question plus haut, se mit à détracter Jean dans les instructions qu'il faisait à l’église : il disait que quand bien même il n'y aurait pas d'autre crime à lui imputer, c'était assez de son orgueil pour le déposer. La sédition contre l’empereur et contre les évêques ayant pris d'énormes proportions, Eudoxie pria l’empereur de faire ramener Jean de l’exil. Il se fit encore un violent tremblement de terre dans la ville, et tout le monde disait que cela arrivait parce que Jean avait été injustement chassé. On envoya donc des ambassadeurs à l’évêque pour le prier de revenir au plus tôt secourir la ville ruinée et calmer la sédition excitée parmi le peuple. Après les premiers on en fit partir d'autres, et après ceux-ci d'autres encore pour le forcer à hâter son retour. Jean s'y refusait ; cependant ils le ramenèrent le plus vite qu'ils purent. Le peuple tout entier alla à sa rencontre avec des cierges et des lampes. Cependant il ne voulait pas se placer sur son siège épiscopal, en disant que cela ne pouvait se faire sans un jugement synodal et que c'était à ceux qui l’avaient condamné à révoquer leur sentence. Cependant le peuple était soulevé pour le voir assis sur son siège et pour entendre parler ce saint docteur. Il l’emporta enfin, Jean fut donc forcé d'adresser un discours et de s'asseoir sur son trône épiscopal.

Théophile alors prit la fuite. Arrivé à Hiérapolis, l’évêque de cette ville vint à mourir, et on élut Lamon, qui était un moine d'une haute sainteté. Il refusa à plusieurs reprises, mais Théophile lui conseillant d'accepter, Lamon le promit en disant: « Demain, il en sera ce qu'il plaît au Seigneur. » Le lendemain, on vint à sa cellule le conjurer de recevoir l’épiscopat: « Prions auparavant le Seigneur, dit-il. » Et pendant. qu'il priait, il rendit le dernier soupir. Jean cependant instruisait son peuplé avec assiduité. Or, dans le même temps, on avait élevé, sur la place qui se trouvait vis-à-vis de l’église de Sainte-Sophie, une statue d'argent revêtue d'une chlamyde, en l’honneur de l’impératrice Eudoxie; les soldats et les grands y célébraient des jeux publics: ce qui déplaisait fort à Jean parce qu'il voyait en cela un outrage à l’église.

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Il compta assez sur ses forces pour s'élever, dans ses discours, avec vigueur contre cet abus. Et quand il fallait employer des paroles de supplication pour détourner les seigneurs de se livrer à ces jeux, il ne le fit pas, mais il usa de toute l’impétuosité de son éloquence pour maudire ceux qui commandaient de pareils excès. L'impératrice. qui regardait tout cela comme une injure personnelle, travaillait de nouveau à faire célébrer encore un concile contre lui. Jean qui le pressentit prononça dans l’église cette fameuse homélie commençant par ces mots: « Hérodiade est encore en délire, elle est encore agitée, elle danse encore, elle demande encore une fois qu'on lui donne 1a tête de Jean dans un plat. » Ce fait excita bien davantage la colère de l’impératrice. Alors un homme voulut tuer Jean; or, le peuple surprit l’assassin et le traîna devant le juge; mais le préfet se saisit de lui afin qu'il ne fût pas massacré. Le serviteur d'un prêtre voulut aussi se jeter sur lui et tenter de le tuer, mais il en fut empêché par un particulier qui fut égorgé par l’assassin, ainsi qu'un autre qui se trouvait là. On se mit alors à crier, et comme la foule accourait, il en massacra encore plusieurs. Dès ce moment, Jean fut protégé par le peuple qui montait la garde jour et nuit dans sa maison. Par les conseils de l’impératrice, les évêques s'assemblèrent à Constantinople et les accusateurs de Jean s'opiniâtrèrent de plus en plus.

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La fête de la naissance du Seigneur étant survenue, l’empereur fit dire à Jean que, s'il ne se justifiait pas des crimes dont on l’accusait, il ne communiquerait pas avec lui. Cependant les évêques ne trouvèrent rien à lui reprocher, si ce n'est qu'après sa déposition, il avait osé siéger dans sa chaire sans le décret d'un concile. Et ainsi, ils le condamnèrent. Enfin, à l’approche de la fête de Pâques, l’empereur lui manda qu'il ne pouvait rester dans l’église avec un homme condamné par deux conciles. Jean se tint donc à l’écart et il ne descendait plus du tout dans l’église. Ceux qui tenaient pour lui étaient appelés Johannites. Cependant l’empereur le fit ensuite chasser de la ville et conduire en exil dans une petite ville sur les limites du Pont et de l’empire romain, pays voisin de cruels barbares. Mais dans sa clémence, le Seigneur ne permit pas longtemps que l’un de ses plus fidèles athlètes restât dans de pareils lieux.

Le pape Innocent, qui apprit cela, en fut contrasté , et voulant célébrer un concile, il écrivit au clergé de Constantinople de ne pas donner un successeur à Jean. Mais le saint, fatigué par la longueur de la route et tourmenté très violemment de douleurs de tête, souffrait encore de l’insupportable chaleur du soleil. Cette sainte âme fut déliée de son corps à Comanes, le lie jour du mois de septembre. A sa mort, une grêle violente tomba sur Constantinople et sur tous ses faubourgs; chacun disait que c'était le fait de la colère de Dieu parce que Jean avait été condamné injustement.

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La mort de l’impératrice, arrivée aussitôt après, confirma ces dires: car elle mourut quatre jours après la grêle. Quand le docteur de l’univers fut mort, les évêques d'Occident ne voulurent plus rester en communion avec ceux d'Orient, jusqu'à ce que son très saint nom eût été rétabli sur les dyptiques avec ceux des évêques, ses prédécesseurs. Cependant Théodose, fils très chrétien de l’empereur Arcade, qui avait hérité de la piété et du nom de son aïeul, fit transporter dans la cité impériale les saintes reliques de ce docteur, dans le mois de janvier. Le peuple, toujours resté fidèle à son évêque, alla au-devant avec des lampes et des cierges.

Alors Théodose se prosterna devant les reliques du saint, en le suppliant de pardonner à Arcade, son père, et à Eudoxie, sa mère, comme ayant péché par ignorance; ils étaient morts depuis longtemps. Ce Théodose porta si loin la clémence; qu'il ne laissa mourir aucun criminel de lèse-majesté, et il disait : « Plût à Dieu qu'il me fût possible plutôt de rappeler les morts à la vie. » Sa cour paraissait être un Monastère, car on célébrait les matines et on lisait les livres saints. Sa femme, nommée Eudoxie, composa beaucoup de poèmes en vers héroïques. Il eut une, fille, nommée aussi Eudoxie : il la donna en mariage à Valentinien qu'il avait fait empereur. Tous ces détails sont extraits de l’Histoire tripartite. Saint Jean mourut vers l’an du Seigneur 407.
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SAINT CORNEILLE ET SAINT CYPRIEN *
 

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Corneille signifie qui comprend la circoncision. En effet, il comprit et conserva un grand détachement pour les choses superflues, les licites et même les nécessaires. Corneille peut venir aussi de corne, et de léos, peuple, comme si on disait la corne ou la force du peuple. Cyprien vient de cypro, mélange et ano, en haut; ou bien de cypro, qui signifie tristesse ou héritage. Car il allia la grâce à la vertu, la tristesse pour le péché à l’héritage des joies célestes.
 

Corneille, pape, succéda à saint Fabien. Décius, césar, le relégua en exil avec ses clercs: ce fut là que saint Cyprien, évêque de Carthage, lui adressa des lettres d'encouragement. Enfin, il fut ramené de l’exil et présenté à Décius, et comme il restait inébranlable, l’empereur le lit meurtrir avec des fouets garnis de plomb, puis il ordonna de le conduire au temple de Mars, pour y sacrifier ou pour y subir la peine capitale. Or, pendant qu'on l’y conduisait, un soldat le sollicita de se détourner pour aller à sa maison prier en faveur de sa femme Sallustia, paralysée depuis cinq ans. Cette femme ayant été guérie par sa prière, vingt soldats avec elle et son mari se convertirent. Ils furent tous conduits, par l’ordre de Décius, au. temple de Mars, sur la statue duquel ils crachèrent; et ils reçurent le martyre avec saint Corneille. Il pâtit vers l’an du Seigneur 256.

* Bréviaire et actes authentiques.

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Cyprien, évêque de Carthage, fut amené à Paternus, proconsul en cette ville. Comme on ne pouvait le faire varier dans la foi, il fut envoyé en exil. Il en fut rappelé par le proconsul Galérius, successeur de Paternus, et condamné à avoir la tête tranchée; quand on porta la sentence, il répondit: « Deo gratias. Je rends grâces à Dieu. » Parvenu au lieu du supplice avec le bourreau, il commanda aux siens de donner vingt-cinq pièces d'or à cet homme pour son salaire. Alors il prit un linge, se couvrit les yeux de sa main et reçut ainsi la couronne vers l’an du Seigneur 256.
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SAINT LAMBERT *
 
 

Lambert était noble de naissance, mais plus noble encore par la pureté de sa vie. Dès ses premières années, il fut instruit dans les lettres ; sa sainteté le fit tellement aimer de tous qu'après la mort de Théodard, son maître, il mérita d'être promu à l’évêché de l’église de Maestricht. Le roi Childéric l’aimait beaucoup et le préféra toujours aux autres évêques. Mais la malice des envieux prenant le dessus, ces impies, après l’avoir chassé, le privèrent de l’honneur qui lui était dû et mirent Féramond sur son siège. Alors Lambert se retira dans un monastère où il passa sept ans dans l’exercice des bonnes oeuvres.

* Etienne, évêque de Liège, a écrit la Vie de saint Lambert; ses Actes.

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Une nuit qu'il s'était levé pour prier, il fit involontairement du bruit sur le pavé. L'abbé dit en l’entendant: « Que celui qui a fait ce bruit aille à l’instant à la croix. » Tout aussitôt Lambert courut à la croix, nu-pieds et en cilice ; il y resta debout malgré la neige, la gelée et la glace, jusqu'à ce que l’abbé s'aperçut que le saint ne se trouvait pas avec les frères qui se chauffaient après matines. Un frère lui dit que c'était Lambert qui était allé à la croix; alors il le fit venir et lui demanda pardon avec les moines. Lambert ne se contenta pas d'avoir de l’indulgence, mais il leur parla d'une manière sublime sur le mérite de la patience *.

Après sept ans, Féramond fut expulsé et saint Lambert, par l’ordre de Pépin, fut réintégré dans son propre siège. Or, comme il était puissant en paroles et en exemples, de même que par le passé, deux méchants s'élevant contre lui, se mirent à le tourmenter gravement: mais ils furent tués, ainsi qu'ils l’avaient mérité, par les amis du pontife. Dans. ce temps-là, Lambert adressa de vifs reproches à Pépin au sujet d'une femme de mauvaise vie qu'il gardait. Dodon, parent de ceux qui avaient été tués, et frère de cette femme, officier employé à la cour du roi, rassembla des soldats et entoura de toutes parts la maison de l’évêque, dans l’intention de se venger sur le saint de la mort de ceux qui avaient été tués. Un valet en ayant informé Lambert, qui était en oraison, celui-ci, plein de confiance dans le Seigneur, saisit une épée pour se défendre ; mais rentré en lui-même, il jeta le glaive, jugeant qu'il valait mieux vaincre en restant tranquille et en mourant que souiller ses mains sacrées dans le sang de ces impies.

* Eteienne, c. II.

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Alors l’homme de Dieu recommanda à ses gens de confesser leurs péchés et de souffrir la mort avec patience. Aussitôt les impies se ruèrent sur saint Lambert qui était prosterné en prière et le tuèrent vers l’an du Seigneur 620. Quand les assassins furent retirés, quelques-uns des serviteurs du saint s'échappèrent et conduisirent secrètement, dans une nacelle, le corps de Lambert à l’église cathédrale où ils l’ensevelirent, accompagnes de tous les citoyens plongés dans la tristesse.
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SAINTE EUPHÉMIE *
 

Euphémie est ainsi nommée de eu, qui est le bon, et femme, bonne femme, c'est-à-dire honnête, utile et agréable, car le bon a ces trois qualités. Elle fut utile par sa manière de vivre, honnête par l’excellence de ses mœurs, et agréable à Dieu par la contemplation des choses du ciel. Ou bien Euphémie vient de euphonie, qui veut dire son agréable. Or, on obtient un son agréable en trois manières : avec la voix, comme dans le chant; en pinçant, comme dans la cithare; avec le vent, comme dans l’orgue. De même sainte Euphémie rendit des sons doux à Dieu, avec la voix de ses bonnes oeuvres, avec ses bonnes actions, et avec le souffle de la dévotion intérieure.

Euphémie, fille d'un sénateur, voyant les tortures subies par les chrétiens au temps de Dioclétien, courut chez le juge Priscus, et se confessant chrétienne, animait, par l’exemple de sa constance, les cœurs des hommes eux-mêmes.

* Bréviaire.

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Or, quand le juge faisait massacrer les chrétiens successivement, il ordonnait que les autres y assistassent, afin, que la terreur les forçât à immoler aux dieux, en voyant leurs frères déchirés si cruellement. Comme il faisait décapiter avec cruauté les Saints en présence d'Euphémie, celle-ci, qui ne cessait d'encourager les martyrs à souffrir avec constance, se mit à crier que le juge. lui faisait affront. Alors Priscus fut réjoui, dans la pensée qu'Euphémie voulait consentir à sacrifier. Lui ayant donc demandé quel affront il lui faisait, elle dit: « Puisque je suis de noble race, pourquoi donnes-tu la préférence à des inconnus et à des étrangers, et les fais-tu aller les premiers à J.-C., pour qu'ils parviennent plus tôt à la gloire qui leur a été promise ? » Le juge lui répondit : « Je pensais que tu avais repris ton bon sens et je me réjouissais de ce que tu t'étais rappelé et ta noblesse et ton sexe. » Elle fut donc renfermée en prison et le lendemain elle fut amenée sans être attachée, avec ceux qui étaient garrottés. Elle se plaignit de nouveau très amèrement, de ce que, malgré les lois des empereurs, on lui eût fait grâce des liens à elle seule. Alors elle fut broyée de soufflets et renfermée en prison. Le juge l’y suivit et voulut lui faire violence, mais elle lutta contre lui comme un homme, en sorte que, par la permission de Dieu, une des mains de Priscus se contracta. Il se crut sous le pouvoir d'un charme, et il envoya le prévôt de sa maison à Euphémie afin de voir si, à force de promesses, il ne lui ferait pas donner son consentement.

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Mais cet homme trouva la prison close ; il ne put l’ouvrir avec les clefs, ni la briser à coups de hache; enfin, saisi par le démon, il put à peine s'échapper, en poussant toutefois des clameurs et en se déchirant lui-même. Plus tard on fit sortir Euphémie et on la plaça sur une roue dont les rais étaient remplis de charbon, et le maître des tourments, qui était au milieu de la roue, avait donné à ceux qui la tiraient tel signal pour que, au bruit qu'il ferait, tous ensemble se missent à tirer et qu'ainsi à l’aide du feu qui jaillirait, les rais missent en lambeaux le corps d'Euphémie. Mais, par une permission de Dieu, le ferrement qui retenait la roue tomba de ses mains., et fit du bruit; aussitôt les aides se mettant à tirer, la roue broya le maître des tourments et fit qu'Euphémie, debout sur la roue, fut conservée sauve et intacte. Alors les parents de cet homme, tout désolés, voulurent, en mettant du feu sous la roue, brûler Euphémie et la roue tout à la fois ; la roue brûla en effet; mais Euphémie, déliée par un ange, fut aperçue debout sur un lieu élevé. Appellien dit au juge : « Le courage des chrétiens n'est vaincu que par le glaive; aussi je te conseille de la faire décoller. » On dressa donc des échelles, et comme quelqu'un voulait lever la main pour saisir la sainte, à l’instant, il fut tout à fait paralysé et on put à peine le descendre à demi mort.

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Un autre cependant, nommé Sosthène, monta mais il fut converti aussitôt par Euphémie à laquelle il demanda pardon : il dégaina donc son épée et cria au juge qu'il aimait mieux se donner la mort à lui-même que de toucher une personne défendue par les anges. Enfin elle fut descendue et le juge dit à son chancelier de rassembler tous les jeunes libertins afin qu'ils fissent d'elle à leur volonté jusqu'à ce qu'elle défaillît d'épuisement. Mais celui qui entra où elle était, voyant beaucoup de vierges de grand éclat et priant autour d'elle, se fit aussitôt chrétien. Alors le président fit suspendre la vierge par les cheveux, mais comme elle n'en restait pas moins inébranlable, il la fit renfermer en prison, défendant de lui donner de la nourriture, afin que, au bout de trois jours, elle fût écrasée comme une olive entré quatre grandes pierres. Mais Euphémie fut nourrie par un ange, et le septième jour ayant été placée entre des pierres fort dures, à sa prière ces pierres-là même furent réduites en une cendre menue. En conséquence le président, honteux d'être vaincu par une jeune fille, la fit jeter dans une fosse, où se trouvaient trois bêtes assez féroces pour dévorer un homme entier. Mais elles accoururent auprès de la vierge pour la caresser, et, disposèrent ensemble leur queue de manière à lui servir de siège, et confondirent mieux encore le juge témoin de ce fait. Le président faillit en mourir d'angoisse; mais le bourreau étant entré pour venger l’affront de son maître, enfonça une épée dans le côté d'Euphémie et en fit une martyre de J.-C. Pour récompenser le bourreau, le juge le revêtit d'un habit de soie, lui mit au cou un collier d'or, mais en sortant, il fut saisi par un lion qui le dévora tout entier. Ce fut à peine si on retrouva de lui quelques ossements et des lambeaux de vêtement ainsi que le collier d'or. Le juge Priscus se dévora lui-même et fut trouvé mort.

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Or, sainte Euphémie fut enterrée avec honneur à Chalcédoine ; et l’on dut à ses mérites la conversion de tous les Juifs et des Gentils de cette ville. Elle souffrit vers l’an du Seigneur 280. Saint Ambroise parle ainsi de cette vierge dans sa préface : « Cette illustre vierge, cette glorieuse Euphémie, conserva la gloire de la virginité et mérita de recevoir la couronne du martyre. Priscus son adversaire est vaincu. Cette vierge sort intacte d'une fournaise ardente, les pierres les plus dures reviennent à l’état de cendre ; les bêtes féroces s'adoucissent, et se baissent devant elle : sa prière lui fait surmonter toute espèce de supplice. Percée en dernier lieu par la pointe du glaive, elle quitte sa chair qui était sa prison pour se joindre avec liesse aux choeurs célestes. Que cette vierge sacrée, Seigneur, protège votre Église; qu'elle prie pour nous qui sommes pécheurs : puisse cette Vierge pure nourrie dans votre maison vous présenter nos voeux. »
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SAINT MATHIEU, APOTRE
 
 

Saint Mathieu eut deux noms, Mathieu et Lévi. Mathieu veut dire don hâtif, ou bien donneur de conseil. Ou Mathieu vient de magnus, grand, et Theos, Dieu, comme si on disait grand à Dieu, ou bien de main et de Theos, main de Dieu. En effet il fut un don hâtif puisque sa conversion fut prompte. Il donna des conseils par ses prédications salutaires. II fut grand devant Dieu par la perfection de sa vie, et il fut la main dont Dieu se servit pour écrire son Evangile. Lévi veut dire, enlevé, mis, ajouté, apposé. Il fut enlevé à son bureau d'impôts, mis au nombre des apôtres, ajouté à la société des Evangélistes, et apposé au catalogue des martyrs.

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Saint Mathieu, apôtre, prêchait. en Ethiopie * dans une ville nommée Nadaber, où il trouva deux mages Zaroïs et Arphaxus qui ensorcelaient les hommes par de tels artifices que tous ceux qu'ils voulaient paraissaient avoir perdu la santé avec l’usage de leurs membres. Ce qui enfla tellement leur orgueil qu'ils se faisaient adorer comme des dieux par les hommes. L'apôtre Mathieu étant entré dans cette ville où il reçut l’hospitalité de l’eunuque de la reine de Candace baptisé par Philippe (Actes, vin), découvrait si adroitement les prestiges de ces mages qu'il changeait en bien le mal qu'ils faisaient aux hommes. Or, l’eunuque, ayant demandé à saint Mathieu comment il se faisait qu'il parlât et comprit tant de langages différents, Mathieu lui exposa qu'après la descente du Saint-Esprit, il s'était trouvé posséder la science de toutes les langues, afin que, comme ceux qui avaient essayé par orgueil d'élever une tour jusqu'au ciel, s'étaient vus forces d'interrompre leurs travaux par la confusion des langues, de même les apôtres, par la connaissance de tous les idiomes, construisissent, non plus avec des pierres, mais avec des vertus, une tour au moyen de laquelle tous ceux qui croiraient pussent monter au ciel. Alors quelqu'un vint annoncer l’arrivée des deux mages accompagnés de dragons qui, en vomissant un feu de soufre par la gueule et par les naseaux, tuaient, tous les hommes. L'apôtre, se munissant du signe de la croix, alla avec assurance vers eux. Les dragons ne l’eurent pas plutôt aperçu qu'ils vinrent à l’instant s'endormir à ses pieds.

* Honorius d'Autun.

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Alors saint Mathieu dit aux mages : « Où donc est votre art ? Eveillez-les, si vous pouvez : quant à moi, si je n'avais prié le Seigneur,j'aurais de suite tourné contre vous ce que vous aviez la pensée de me faire. » Or, comme le peuple s'était rassemblé, Mathieu commanda de par le nom de J.-C. aux dragons de s'éloigner, et ils s'en allèrent de suite sans nuire à personne. Ensuite saint Mathieu commença à adresser un grand discours au peuple sur la gloire du paradis terrestre, avançant qu'il était plus élevé que toutes les montagnes et voisin du ciel, qu'il n'y avait là ni épines ni ronces, que les lys ni les roses ne s'y flétrissaient, que la vieillesse n'y existait pas, mais que les hommes y restaient constamment jeunes, que les concerts des anges s'y faisaient entendre, et que quand on appelait les oiseaux, ils obéissaient tout de suite. Il ajouta que l’homme avait été chassé de ce paradis terrestre, mais que par la naissance de J.-C. il avait été rappelé au Paradis du ciel. Pendant qu'il parlait au peuple, tout à coup s'éleva un grand tumulte ; car l’on pleurait la mort du fils du roi. Comme les magiciens ne pouvaient le ressusciter, ils persuadaient au roi qu'il avait été enlevé en la compagnie des dieux et qu'il fallait en conséquence lui élever une statue et un temple. Mais l’eunuque, dont il a été parlé plus haut, fit garder les magiciens et manda l’apôtre qui, après avoir fait une prière, ressuscita à l’instant le jeune homme *. Alors le roi, qui se nommait Egippus, ayant vu cela, envoya publier dans toutes ses provinces : « Venez voir un Dieu caché sous les traits d'un homme. »

*Bréviaire.

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On vint donc avec des couronnes d'or et différentes victimes dans l’intention d'offrir des sacrifices à Mathieu, mais celui-ci les en empêcha en disant : « O hommes, que faites-vous? Je ne suis pas un Dieu, je suis seulement le serviteur de N.-S. J.-C. » Alors avec l’argent et l’or qu'ils avaient apportés avec eux, ces gens bâtirent, par l’ordre de l’apôtre, une grande église qu'ils terminèrent en trente jours; et dans laquelle saint Mathieu siégea trente-trois ans; il convertit l’Egypte toute entière; le roi Egippus, avec sa femme et tout le peuple, se fit baptiser. Iphigénie, la fille du roi, qui avait été consacrée à Dieu, fut mise à la tête de plus de deux cents vierges.

Après quoi Hirtacus succéda au roi ; il s'éprit d'Iphigénie et promit à l’apôtre la moitié de son royaume s'il la faisait consentir à accepter sa main. L'apôtre lui dit de venir le dimanche à l’église comme son prédécesseur, pour entendre, en présence d'Iphigénie et des autres vierges, quels avantages procurent les mariages légitimes. Le roi s'empressa de venir avec joie, dans la pensée que l’apôtre voudrait conseiller le mariage à Iphigénie. Quand les vierges et tout le peuple furent assemblés, saint Mathieu parla longtemps des avantages du mariage et mérita les éloges du roi, qui croyait que l’apôtre parlait ainsi afin d'engager la vierge à se marier.

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Ensuite, ayant demandé qu'on fit silence, il reprit son discours en disant « Puisque le mariage est une bonne chose, quand on en conserve inviolablement les promesses, sachez-le bien, vous qui êtes ici présents, que si un esclave avait la présomption d'enlever l’épouse du roi, non seulement il encourrait la colère du prince, mais, il mériterait encore la mort, non parce qu'il serait convaincu de s'être marié, mais parce qu'en prenant l’épouse de son seigneur, il aurait outragé son prince dans sa femme. Il en serait de même de vous, ô roi; vous savez qu'Iphigénie est devenue l’épouse du roi éternel, et qu'elle est consacrée par le voile sacré; comment donc pourrez-vous prendre l’épouse de plus puissant que vous et vous unir à elle par le mariage ? »

Quand le roi eut entendu cela, il se retira furieux de colère *. Mais l’apôtre intrépide et constant exhorta tout le monde à la patience et à la constance; ensuite il bénit Iphigénie, qui, tremblante de peur, s'était jetée à genoux devant lui avec les autres vierges. Or, quand la messe solennelle fut achevée, le roi envoya. un bourreau qui tua Mathieu en prières debout devant l’autel et les bras étendus vers le ciel. Le bourreau le frappa par derrière et en fit ainsi un martyr. A cette nouvelle, le peuple courut, au palais du roi pour y mettre le feu, et ce fut à peine si les prêtres et les diacres purent le contenir; puis on célébra avec joie le martyre de l’apôtre. Or, comme le roi ne pouvait par aucun moyen faire changer Iphigénie de résolution, malgré les instances des dames qui lui furent envoyées, et celles des magiciens, il fit entourer sa demeure tout entière d'un feu immense afin de la brûler avec les autres vierges. Mais l’apôtre leur apparut, et il repoussa l’incendie de leur maison.

* Bréviaire.

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Ce feu en jaillissant se jeta sur le palais du roi qu'il consuma en entier; le roi seul parvint avec peine à s'échapper avec son fils unique. Aussitôt après ce fils fut saisi par le démon, et courut au tombeau de l’apôtre en confessant les crimes de son père, qui lui-même fut attaqué d'une lèpre affreuse ; et comme il ne put être guéri, il se tua de sa propre main en se perçant avec une épée. Alors le peuple établit roi le frère d'Iphigénie qui avait été baptisé par l’apôtre. Il régna soixante-dix ans, et après s'être substitué son fils, il procura de l’accroissement au culte chrétien, et remplit toute la province de l’Ethiopie d'églises en l’honneur de J.-C. Pour Zaroës et Arphaxat, dès le jour ou l’apôtre ressuscita le fils du roi, ils s'enfuirent en Perse; mais saint Simon et saint Jude les y vainquirent.

Dans saint Mathieu, il faut considérer quatre vertus : 1° La promptitude de son obéissance : car à l’instant où J.-C. l’appela, il quitta immédiatement son bureau, et sans craindre ses maîtres, il laissa les états d'impôts inachevés pour s'attacher entièrement à J.-C. Cette promptitude dans son obéissance a donné à quelques-uns l’occasion de tomber en erreur, selon que le rapporte saint Jérôme dans son commentaire sur cet endroit de l’Evangile : « Porphyre, dit-il, et l’empereur Julien accusent l’historien de mensonge et de maladresse, comme aussi il taxe de folie la conduite de ceux qui se mirent aussitôt à la suite du Sauveur, comme ils auraient fait à l’égard de n'importe quel homme qu'ils auraient suivi sans motifs. J.-C. opéra auparavant de si grands prodiges et de si grands miracles qu'il n'y a pas de doute que les apôtres ne les aient vus avant de croire.

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Certainement l’éclat même et la majesté de la puissance divine qui était cachée, et qui brillait sur sa face humaine, pouvait au premier aspect attirer à soi ceux qui le voyaient. Car si on attribue à l’aimant la force d'attirer des anneaux et de la paille, à combien plus forte raison le maître de toutes les créatures pouvait-il attirer à soi ceux qu'il voulait. » 2° Considérons ses largesses et sa libéralité, puisqu'il donna de suite au Sauveur un grand repas dans sa maison. Or, ce repas ne fut pas grand par cela seul qu'il fut splendide, mais il le fut : a) par la résolution qui lui fit recevoir J.-C. avec grande affection et désir; b) par le mystère dont il fut la signification; mystère que la glose sur saint Luc explique en disant : « Celui qui reçoit J.-C. dans l’intérieur de sa maison est rempli d'un torrent de délices et de volupté » ; c) par les instructions que J.-C. ne cessa d'y adresser comme, par exemple : « Je veux la miséricorde et non le sacrifice » et encore : « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont . besoin de médecins; » d) par la qualité des invités, qui furent de grands personnages, comme J.-C. et ses disciples. 3° Son humilité qui parut en deux circonstances : la première en ce qu'il avoua être un publicain. Les autres évangélistes, dit là glose, par un sentiment de pudeur, et par respect pour saint Matthieu, ne lui donnent pas son nom ordinaire. Mais, d'après ce qui est écrit du Juste, qu'il est son propre accusateur, il se nomme lui-même Mathieu et publicain, pour montrer à celui qui se convertit qu'il ne doit jamais désespérer de son salut, car de publicain il fut fait de suite apôtre et évangéliste.

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La seconde, en ce qu'il supporta avec patience les injures qui lui furent adressées. En effet quand les pharisiens murmuraient de ce que J.-C. eût été loger chez un pécheur, il aurait pu à bon droit leur répondre et leur dire : « C'est vous plutôt: qui êtes des misérables et des pécheurs puisque vous refusez les secours du médecin en vous croyant justes : mais moi je ne puis plus être désormais appelé pécheur, quand j'ai recours au médecin du salut et que je lui découvre mes plaies. »

4° L'honneur que reçoit dans l’église son évangile qui se lit plus souvent que celui des autres évangélistes comme les psaumes de David et les épîtres de saint Paul, qu'on lit plus fréquemment que les autres livres de la sainte Ecriture. En voici la raison : Selon saint Jacques, il y a trois sortes de péchés, savoir: l’orgueil, la luxure et l’avarice. Saul, ainsi appelé de Saül le plus orgueilleux des rois, commit le péché d'orgueil quand il persécuta l’église au delà de toute mesure. David se livra au péché de luxure en commettant un adultère et en faisant tuer par suite de ce premier crime Urie le plus fidèle de ses soldats. Mathieu commit le péché, d'avarice, eu se livrant à des gains honteux, car il était douanier. La douane, dit Isidore, est un lieu sur un port de mer où sont reçues les marchandises des vaisseaux et les gages des matelots. Telos, en grec, dit Bède, veut dire impôt. Or, bien que Saul, David et Mathieu eussent été pécheurs, cependant leur pénitence fut si agréable que non seulement le Seigneur leur pardonna leurs fautes, mais qu'il les combla de toutes sortes de bienfaits : car du plus cruel persécuteur, il fit le plus fidèle prédicateur; d'un adultère et d'un homicide il fit un prophète et un psalmiste; d'un homme avide de richesses et d'un avare, il fit un apôtre et un évangéliste.

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C'est pour cela que les paroles de ces trois personnages se lisent si fréquemment : afin que personne ne désespère de son pardon, s'il veut se convertir, eu considérant la grandeur de la race dans ceux qui ont été de si grands coupables. D'après saint Ambroise, dans la conversion de saint Mathieu il y a certaines particularités à considérer du côté du médecin, du côté de l’infirme qui est guéri, et du côté de la manière de guérir. Dans le médecin il y a eu trois qualités, savoir : la sagesse qui connut, le mal dans sa racine, la bonté qui employa les remèdes, et la puissance qui changea saint. Mathieu si subitement. Saint Ambroise parle ainsi de ces trois qualités dans la personne de saint Mathieu lui-même : « Celui-là peut enlever la douleur de mon cœur et la pâleur de mon âme qui connaît ce qui est caché. » Voici ce qui a rapport à la sagesse. « J'ai trouvé le médecin qui habite les cieux et qui sème les remèdes, sur la terre. » Ceci se rapporte à la bonté. « Celui-là seul peut guérir mes blessures qui ne s'en connaît pas. » Ceci s'applique à la puissance. Or, dans cet infirme qui est guéri, c'est-à-dire dans saint Mathieu, il y a trois circonstances à considérer; toujours d'après saint Ambroise. Il se dépouilla parfaitement de la maladie, il resta agréable à celui qui le guérissait, et quand il eut reçu la santé, toujours il se conserva intact.

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C'est ce qui lui fait dire : « Déjà je ne suis plus ce publicain, je ne suis plus Lévi, je me suis dépouillé de Lévi, quand j'ai eu revêtu J.-C. », ce qui se rapporte à la première considération. « Je hais ma race, je change de vie, je marche seulement à votre suite, mon Seigneur Jésus, vous qui guérissez mes plaies. » Ceci, a trait à la deuxième considération. «Quel est celui qui me séparera de la charité de Dieu, laquelle réside en moi? Sera-ce la tribulation, la détresse, la faim? » C'est ce qui s'applique à la troisième. D'après saint Ambroise le mode de guérison fut triple : 1° J.-C. le lia avec des chaînes ; 2° il le cautérisa; 3° il le débarrassa de toutes ses pourritures. Ce qui fait dire à saint Ambroise dans la personne de saint Mathieu : « J'ai été lié avec les clous de la croix et dans les douces entraves de la charité ; enlevez, ô Jésus! la pourriture de mes péchés tandis que vous me tenez enchaîné dans les liens de la charité ; tranchez tout ce que vous trouverez de vicieux. » Premier mode. « Votre commandement, sera pour moi un caustique que je tiendrai sur moi, et si le caustique de votre commandement brûle, toutefois il ne brûle que les pourritures de la chair; de peur, que la contagion ne se glisse comme un virus ; et quand bien même le médicament tourmenterait, il ne laisse pas d'enlever l’ulcère. » Deuxième mode. « Venez de. suite, Seigneur, tranchez les passions cachées et profondes. Ouvrez vite la blessure, de peur que le mal ne s'aggrave; purifiez tout ce qui est fétide dans un bain salutaire. » Troisième mode.

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— L'évangile de, saint Mathieu fut trouvé écrit de sa main l’an du Seigneur 500, avec les os de saint Barnabé. Cet apôtre portait cet évangile avec lui et le posait sur les infirmes qui tous étaient guéris, tant par la foi de Barnabé que par les mérites de Mathieu
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SAINT MAURICE ET SES COMPAGNONS
 
 

Maurice rient de mare, mer, et de cis; qui veut dire vomissant ou bien dur ; et de cis, signifiant conseilleur ou qui se hâte. Ou bien il vient de Mauron,qui, d'après Isidore, signifie noir, en grec. En effet, il eut amertume dans l’habitation de misère et dans l’éloignement de sa patrie. Il fut vomissant en rejetant le superflu; dur et ferme en souffrant les tourments; conseilleur, par les exhortations qu'il adressa à ses compagnons d'armes. Il se hâta par la ferveur et la multiplicité de ses bonnes oeuvres; il fut noir, parce qu'il se méprisa lui-même. Le bienheureux Eucher, archevêque de Lyon, écrivit et compila leur martyre.

Maurice passe pour avoir été le chef de la. légion qu'on appelle Thébaine. On les nomma ainsi de Thèbes , qui fut leur ville. C'est un pays situé dans l’Orient, au delà des confins de l’Arabie. II est riche, fertile en fruits, et délicieux par les arbres dont il est planté. Ses habitants passent pour avoir une grande taille. Ils sont adroits à manier les armes, intrépides dans les combats, d'un caractère éclairé et très riches en sagesse. Cette ville eut cent portes ; elle était située sur le Nil qui sort du paradis et qui se nomme Gyon. C'est d'elle qu'on a dit : Ecce vetus Thebea centum jacet obruta portis**.

* D'après ses actes écrits par S. Eucher de Lyon.
** Contemplez les débris de Thèbes aux cent portes.

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Saint Jacques, frère du Seigneur, prêcha la parole du salut et en perfectionna les habitants dans la foi de J.-C. Or, Dioclétien et Maximien, qui régnèrent l’an du Seigneur 277, voulant détruire absolument la foi, envoyèrent des lettres ainsi conçues dans toutes les provinces habitées par les chrétiens : « S'il était besoin de déterminer et de savoir n'importe quoi, et que le monde entier fût assemblé d'un côté et que Rome seule se trouvât de l’autre, le monde entier vaincu s'enfuirait et Rome resterait seule au faîte de la science. Pourquoi donc vous, chétive populace, résistez-vous à ses ordres et vous enorgueillissez-vous si ridiculement contre ses prescriptions? Ou bien donc recevez la foi des dieux immortels, ou bien une sentence irrévocable de condamnation sera lancée contre vous.»

Or, les chrétiens qui reçurent ces lettres renvoyèrent tous les messagers sans réponse. Alors Dioclétien et Maximien, poussés par la colère, envoyèrent dans toutes les provinces des ordres par lesquels tous ceux qui étaient en état de porter les armes devaient se rendre à Rome, afin de soumettre tous les rebelles à l’empire romain. Les lettres des empereurs furent portées au peuple de Thèbes, qui rendait, suivant le commandement divin, à Dieu ce qui était dû à Dieu, et à César ce qui appartenait à César.

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On leva donc une légion d'élite composée de 6,666 soldats qu'on envoya aux empereurs, afin de leur venir en aide dans les guerres justes, mais non pour porter les armes contre les chrétiens, qu'ils devaient défendre de préférence. A la tête de cette très sainte légion se trouvait l’illustre Maurice : les porte-étendards étaient Candide; Innocent, Exupère, Victor et Constantin. Dioclétien envoya contre les Gaules Maximien , qu'il s'était donné pour collègue à l’empire, avec une armée innombrable à laquelle il joignit la légion Thébaine. Ils avaient été exhortés par le pape Marcellin à se laisser égorger avant que de violer la foi de J.-C. qu'ils avaient reçue.

Quand toute l’armée eut franchi les Alpes et fut arrivée à Octodunum, l’empereur ordonna que tous ceux qui étaient avec lui offrissent un sacrifice aux idoles e, et s'unissent par un serment unanime contre les rebelles à l’empire et principalement contre les chrétiens. Quand les saints soldats apprirent cela, ils se retirèrent de l’armée à une distance de huit milles, et se placèrent dans un endroit agréable nommé Agaune, sur le Rhône. Aussitôt informé, Maximien leur envoya, par des soldats, l’ordre de venir de suite pour sacrifier aux dieux. lis répondirent qu'ils ne pouvaient le faire, attendu qu'ils suivaient la foi de J.-C. Alors l’empereur, enflammé de colère; dit : « Au mépris qu'on fait de moi se joint une injure adressée au ciel, et avec moi la religion des Romains est méprisée. Que le soldat rebelle apprenne que je puis non seulement me venger, mais venger encore mes dieux.»

* Ce fut à Martigny-le-Bourg, où se conservent encore de remarquables fragments d'un temple de Jupiter, que fut imposé le sacrifice. Cf. Histoire de l’Architecture sacrée, par Blavignac, p. 38.

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Le César envoya alors de ses soldats, avec ordre de les forcer à sacrifier aux dieux ou de les décimer sur-le-champ. Les saints présentèrent donc la tête avec joie ; chacun disputait le pas à l’autre et se hâtait de parvenir à la mort. Alors saint Maurice se leva et les harangua en disant entre autres choses : « Je vous félicite de ce que vous êtes tous prêts à mourir pour la foi de J.-C. J'ai laissé tuer vos camarades, parce que je vous ai vus disposés à souffrir pour J.-C., et j'ai gardé le précepte du Seigneur qui dit à saint Pierre : « Mettez votre épée dans le fourreau. » Donc puisque les cadavres de nos camarades sont déjà comme un rempart autour de nous, et que nos vêtements sont rougis du sang de nos compagnons, nous aussi, suivons-les au martyre. Or, voici, si vous le trouvez bon, ce que nous répondrons à César : « Nous sommes vos soldats, Empereur, et nous avons pris les armes pour la défense de  la république ; chez nous il n'y a point de trahison, point de peur, mais jamais nous n'abandonnerons la foi de J.-C. »

Quand l’empereur apprit cela, il ordonna une seconde fois qu'on en décapitât un sur dix. Cette exécution achevée, Exupère, enseigne, prit le drapeau, et, debout au milieu de ses compagnons d'armes, il parla ainsi : « Notre glorieux commandant Maurice a dit la gloire de nos camarades, Exupère, votre enseigne, n'a pas non plus pris ces armes pour résister; Que nos mains droites jettent ces armes de la chair et qu'elles s'arment de vertus et si vous le trouvez bon, adressons cette réponse à César : «Nous sommes tes soldats, Empereur, mais nous sommes aussi les serviteurs de J.-C. ; nous le professons librement : nous te devons le service militaire, mais à lui notre innocence; de toi nous recevons la solde de notre labeur, et de lui nous avons reçu la vie dès le commencement: nous sommes disposés à souffrir pour lui tous les tourments, et jamais nous ne déserterons sa foi. »

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Alors l’impie César ordonna que son armée entourât la légion tout entière, en sorte que pas un ne pût échapper. Les soldats du Christ furent investis par les soldats du diable, et massacrés par leurs mains infâmes ; foulés aux pieds des chevaux, ils reçoivent la consécration du martyre. Or, ils souffrirent vers l’an du Seigneur 280 *. Dieu permit qu'il s'en échappât plusieurs; ils vinrent en d'autres pays prêcher le nom de J.-C., et obtinrent aussi les honneurs du triomphe dans des lieux , différents: Parmi eux, on dit que se trouvèrent Solutor, Adventor et Octavius qui vinrent à Turin, Alexandre à Pergame, Second à Vintimille, ainsi que saint Constant, Victor, Ursus et plusieurs autres. Or, pendant que ces bourreaux se partageaient le butin et qu'ils mangeaient ensemble; passa un vieillard nommé Victor, qu'ils invitent à manger avec eux. Victor leur demanda comment ils pouvaient manger avec joie au milieu de tant de milliers de cadavres. Et quelqu'un lui ayant appris qu'ils étaient morts pour la foi de J.-C., il se mit à soupirer et à gémir amèrement, en disant tout haut qu'il eût été bienheureux s'il eût partagé leur martyre. Les soldats ayant découvert qu'il était chrétien, se ruèrent sur lui et l’égorgèrent à l’instant *.

P92

Plus tard, Maximien à Milan et Dioclétien à Nicomédie déposèrent la pourpre le même jour pour vivre en simples particuliers et pour que de plus jeunes qu'eux, savoir : Constance, Maxime et Galère qu'ils avaient faits césars, gouvernassent l’empire. Mais comme Maximien voulait encore gouverner tyranniquement, il fut poursuivi par Constance, son gendre, et étranglé. Toutefois, le corps de saint Innocent, de la même légion, qui avait été jeté dans le Rhône, fut enseveli avec d'autres dans une église par Domitien, évêque de Genève, Gratus, évêque d'Aoste, et Protaise, évêque du même pays. Quand on construisit cette église, il s'y trouva nu ouvrier païen qui, pendant la solennité des offices d’un dimanche auxquels les autres assistaient, travaillait seul de son métier. Alors paraît l’armée des saints ; cet ouvrier est saisi, battu et accusé de ce qu'il s'est mis à son oeuvre servile et que pendant le jour de dimanche, quand les autres assistaient au service divin, il travaillait. Quand il eut été corrigé, il courut à l’église et demanda à se faire chrétien. Saint Ambroise parle ainsi de ces martyrs dans sa préface : « Cette troupe de fidèles, éclairée de la lumière divine, vint des extrémités du monde pour vous adresser, Seigneur, ses supplications ; cette légion de guerriers, protégée par ses armes matérielles, était aussi bien défendue par les armes spirituelles, quand elle courut au martyre avec la plus généreuse constance.

*Eucher, ibid.

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Le cruel tyran, pour les effrayer par la crainte, les fait mourir en les décimant; mais comme tous persistaient imperturbablement à confesser la foi, il les fait égorger tous de la même manière. La ferveur, au reste, les animait, au point qu'ils se dépouillent de leurs armes, fléchissent le genou et reçoivent les coups de la main des bourreaux avec la joie au coeur. Parmi eux saint Maurice, embrasé d'amour pour votre foi, a gagné en ce combat la couronne du martyre. »

Une femme avait confié son fils pour l’instruire, à l’abbé du monastère, où reposent les corps des saints martyrs; cet enfant mourut et elle le pleurait sans pouvoir se consoler. Saint Maurice lui apparut et lui demanda pourquoi elle pleurait ainsi son fils. Elle lui répondit que tant qu'elle vivrait, elle ne cesserait de verser des larmes. Il lui dit:  « Ne le pleure pas comme mort, mais sache qu'il habite avec nous : si tu désires en être certaine, demain et chaque jour de ta vie, si tu te lèves pour assister aux matines, tu pourras entendre sa voix parmi celles: des moines qui psalmodient. » Ce qu'elle fit toujours et toujours elle put distinguer la voix de son fils qui chantait avec les moines.
— Après que le roi Gontran eut renoncé aux pompes du siècle et distribué ses trésors aux pauvres et aux églises, il envoya un prêtre pour lui apporter des reliques de ces saints., Comme ce prêtre revenait avec les reliques qu'il avait obtenues, une tempête qui s'éleva sur le lac de Lausanne allait engloutir le vaisseau ; il opposa la châsse avec les reliques contre les flots, et à l’instant il se fit un calme complet.

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— L'an du Seigneur 963, par l’entremise de Charles, des moines obtinrent du pape Nicolas les corps de saint Urbain, pape, et de saint Tiburce, martyr. A leur retour, ils visitèrent l’église des Saints-Martyrs, et demandèrent à l’abbé et aux moines de transporter le corps de saint Maurice et le chef de saint Innocent à Auxerre, dans l’église que saint Germain avait dédiée depuis longtemps à ces saints martyrs.

— Pierre Damien rapporte qu'il y avait en Bourgogne un clerc orgueilleux et cupide qui s'était emparé d'une église dédiée à saint Maurice, malgré la résistance d'un puissant chevalier. Or, comme on chantait un jour la messe et que l’on disait à la fin de l’évangile : « Celui qui s'élève sera humilié et celui qui s'humilie sera élevé », ce misérable se mit à rire en disant : « C'est faux ; car si je  m’étais humilié devant mes adversaires, je ne jouirais pas aujourd'hui des abondantes richesses de l’Eglise. » Et voici que la foudre entra comme un glaive dans la bouche de celui qui avait vomi ces paroles blasphématoires et le tua tout d'un coup.
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SAINTE JUSTINE, VIERGE
 

Justine est ainsi nommée de justice; car par sa justice, elle a rendu à chacun ce qui lui appartient à Dieu l’obéissance, à son supérieur le respect, à son égal la concorde, à son inférieur la discipline, à ses ennemis la patience, aux misérables et aux affligés la compassion, à elle-même de saintes oeuvres et au prochain la charité.

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Justine, vierge de la ville d'Antioche, était la fille d'un prêtre des idoles *. Tous les jours étant assise à sa fenêtre, elle entendait lire l’évangile par le diacre Proctus, qui enfin la convertit. La mère en informa son père au lit, puis s'étant endormis tous deux, J.-C. leur apparut avec des anges et leur dit : « Venez à moi, et je vous donnerai le royaume des cieux. » Aussitôt éveillés, ils se firent baptiser avec leur fille. C'est cette vierge Justine tant tourmentée par Cyprien qu'elle finit par convertir à la foi. Cyprien s'était adonné à la magie dès son enfance ; car il n'avait que sept ans quand il fut consacré au diable par ses parents. Comme donc il exerçait l’art magique, il paraissait changer les matrones en bête de somme, et faisait une infinité d'autres prestiges. Il s'éprit d'un amour brûlant pour la vierge Justine, et il eut recours à la magie afin de la posséder soit pour lui, soit pour un homme nommé Acladius, qui s'était également épris d'amour pour elle. Il évoque donc le démon afin qu'il vienne à lui et qu'il puisse par son entremise jouir de Justine. Le diable vient et lui dit :
« Pourquoi  m’as-tu appelé? » Cyprien lui répondit : « J'aime une vierge du nombre des Galiléens ; peux-tu faire que je l’aie et accomplisse avec elle ma volonté? » Le démon lui dit : « Moi: qui ai pu chasser l’homme du paradis, qui ai amené 'Caïn à tuer son frère, qui ai fait crucifier J.-C. parles Juifs, et qui ai jeté le trouble parmi les hommes; je ne pourrais donc pas faire que tu aies une jeune fille, et que tu obtiennes d'elle ce qu'il te plait ? Prends cet onguent et épars-le autour de sa maison en dehors; puis je surviendrai, j'embraserai son coeur de ton amour, et je la pousserai à se rendre à toi. »

* Saint Grégoire de Nazianze et l’impératrice Eudoxie ont écrit les actes de saint Cyprien et de sainte Justine, sur lesquels a été compilée cette légende.

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La nuit suivante le démon vient auprès de Justine et s'efforce de porter son coeur à un amour illicite. Quand elle s'en aperçut, elle se recommanda dévotement au Seigneur et elle protégea tout son corps. du signe de la croix. Mais au signe de la sainte Croix, le diable effrayé s'enfuit, vint trouver Cyprien et resta debout devant lui. Cyprien lui dit : « Pourquoi ne  m’as-tu pas amené cette vierge ? » Le démon lui répondit : « J'ai vu sur elle un certain signe ; j'ai été pétrifié, et toutes les forces,  m’ont manqué. »

Alors Cyprien le congédiai et en appela un plus fort. Celui-ci lui dit : « J'ai entendu ton ordre, et j'en ai saisi l’impossibilité : mais je le rectifierai, et je remplirai ta volonté : je l’attaquerai, et je blesserai son coeur d'un amour de débauche et tu feras d'elle ce que tu désires. » Le diable vint et s'efforça de persuader Justine en enflammant son esprit d'un amour coupable. Mais elle se recommanda dévotement à Dieu et par un signe de croix, elle éloigna entièrement la tentation ; ensuite elle souffla sur 1e démon qui fut chassé aussitôt. Alors le démon confus s'en alla, s'enfuit se tenir debout devant Cyprien. Cyprien lui dit : « Et où est la vierge à laquelle je t'ai envoyé?
« Je  m’avoue vaincu, répondit le démon, et je tremble de dire de quelle manière : car j'ai vu un certain signe terrible sur elle, et, aussitôt j'ai perdu toute force. » Alors Cyprien se moqua de lui et le renvoya.

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Il évoqua ensuite le prince des démons. Quand celui-ci fut arrivé, Cyprien lui dit : « Quelle est donc votre puissance? elle est bien chétive pour qu'elle soit annihilée par une jeune fille ? » Le démon lui dit : «J'y vais aller et je la tourmenterai par différentes fièvres, ensuite j'enflammerai son esprit avec plus de force; je répandrai dans tout son corps une ardeur violente, je la rendrai frénétique, je lui présenterai divers fantômes, et à minuit je te l’amènerai. » Alors le diable prit la figure d'une vierge et il vint dire à Justine
« Je viens vous prouver, parce que je désire vivre avec vous dans la chasteté : néanmoins, dites-moi, je vous prie, quelle sera la récompense de notre combat ? » Cette sainte vierge lui répondit: « La récompense sera grande et le labeur bien petit. » Le démon lui dit : « Qu'est-ce donc que ce commandement de Dieu « Croissez et multipliez et remplissez la terre »? Je crains donc, bonne compagne, que si nous restons dans la virginité, nous ne rendions vaine la parole de Dieu et que nous ne soyons exposées à la rigueur d'un jugement sévère comme désobéissantes et comme contemptrices : et ensuite que nous ne soyons pressées gravement, par le moyen sur lequel nous comptons pour obtenir une récompense. » Alors le coeur de Justine commença à être agité de pensées étranges, par les suggestions du démon, et à être enflammé plus fortement de l’ardeur de la concupiscence; en sorte qu'elle voulait se lever et s'en aller. Mais cette sainte vierge revenue à elle, et connaissant celui qui lui parlait, se munit aussitôt du signe de la croix, puis soufflant sur le diable, elle le fit fondre comme cire : or, elle se sentit délivrée à l’instant de toute tentation.

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Peu après, le diable prit la figure d'un très beau jeune homme; il entra dans la chambre où Justine reposait sur un  lit; il sauta avec impudence sur son lit et voulut se jeter sur elle pour l’embrasser. Justine voyant cela et reconnaissant que c'était l’esprit malin fit de suite 1e signe de la croix et fit fondre le diable comme de la cire. Alors le diable, par la permission de Dieu, l’abattit par la fièvre, causa la mort de plusieurs personnes, et, en même temps, des troupeaux et des bêtes de trait, et fit annoncer par les démoniaques qu'il régnerait une grande mortalité dans tout Antioche, si Justine ne consentait pas à se marier. C'est pourquoi tous les citoyens malades se rassemblèrent à la porte des parents de Justine, en leur criant qu'il fallait la marier et qu'ils délivreraient par là toute la ville d'un si grand péril. Mais comme Justine refusait absolument de consentir et que pour ce prétexte tout le monde la menaçait de mort, la septième année de l’épidémie, Justine pria pour ses concitoyens et elle éloigna toute pestilence.

Le diable voyant qu'il ne gagnait rien, prit la figure de Justine elle-même afin de salir sa réputation; puis se moquant de Cyprien il se vantait de lui avoir amené Justine. Le diable courut donc trouver Cyprien sous l’apparence de Justine et il voulut l’embrasser comme si elle eût langui d'amour pour lui. Cyprien en le voyant crut que c'était Justine, et s'écria, rempli de joie : « Soyez la bienvenue, Justine, vous qui êtes belle entre toutes les femmes. » A l’instant que Cyprien eut prononcé le nom de Justine, le diable ne le put endurer, mais dès que ce mot fut proféré, il s'évanouit aussitôt comme de la fumée.

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C'est pourquoi Cyprien, qui se voyait joué, resta tout triste. Il en résulta que Cyprien fut encore plus enflammé d'amour pour Justine ; il veilla longtemps à sa porte, et comme à l’aide de la magie il se changeait tantôt en femme, tantôt en oiseau, selon qu'il le voulait, dès qu'il était arrivé à la porte de Justine, ce n'était pas une femme, ni un oiseau, mais bien Cyprien qui paraissait aussitôt. Acladius se changea aussi par art diabolique en passereau et vint voltiger à la fenêtre de Justine. Aussitôt que la vierge l’aperçut, ce ne fut plus un passereau qui parut, mais Acladius lui-même qui fut rempli alors d'angoisses extrêmes et de terreur, parce qu'il ne pouvait ni fuir, ni sauter. Mais Justine, dans la crainte qu'il ne tombât et qu'il ne crevât, le fit descendre avec une échelle en lui conseillant de cesser ses folies, pour qu'il ne fût pas puni par les lois comme magicien. Tout cela se faisait avec une certaine apparence au moyen dès illusions du diable.

Le diable, vaincu en toutes circonstances, revint trouver Cyprien et resta plein de confusion devant lui. Cyprien lui dit : « N'es-tu pas vaincu aussi, toi? Quelle est donc votre force, misérable, que vous ne puissiez vaincre une jeune fille, ni l’avoir sous votre puissance; tandis qu'au contraire elle vous vaine elle-même et vous écrase si pitoyablement? Dis-moi cependant, je te prie, en quoi consiste la grande force qu'elle possède? » Le démon lui répondit : « Si tu me jures que tu ne  m’abandonneras jamais, je te découvrirai la vertu qui la fait vaincre. » « Par quoi jurerai-je, dit Cyprien? » « Jure-moi par mes grandes puissances, dit le démon, que tu ne  m’abandonneras en aucune façon. » Cyprien lui dit : « Par tes grandes puissances, je te jure de ne jamais t'abandonner. »

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Alors comme s'il eût été rassuré, le diable lui dit : « Cette fille a fait le signe du crucifié, et à l’instant j'ai été pétrifié; j'ai perdu toute force, et j'ai fondu comme la cire devant le feu. » Cyprien lui dit : « Donc le crucifié est plus grand que toi?» « Oui, reprit le démon, il est plus grand que tous, et il nous livrera au tourment d'un feu qui ne s'éteindra pas, nous et tous ceux que nous trompons ici. » Et Cyprien reprit : « Donc et moi aussi, je dois me faire l’ami du crucifié afin que je ne  m’expose pas à un pareil châtiment. » Le diable répartit : « Tu  m’as juré, par les puissances . de mon armée, que nul ne peut parjurer, de ne jamais me quitter. » Cyprien lui dit : « Je te méprise toi et toutes tes puissances qui se tournent en fumée : je renonce à toi et à tous tes diables, et je me munis du signe salutaire du crucifié. » Et à l’instant le diable se retira tout confus.

Cyprien alla alors trouver l’évêque. En le voyant, celui-ci crut qu'il venait pour induire les chrétiens en erreur et lui dit : « Contente-toi de ceux qui sont au dehors, car tu ne pourras rien contre l’église de Dieu; la vertu de J.-C,, est en effet invincible. » Cyprien reprit : « Je suis certain -que la vertu de J.-C. est invincible. » Et il raconta ce qui lui était arrivé et se fit baptiser par, l’évêque. Dans la suite il fit de grands progrès tant dans la science que dans sa conduite, et quand l’évêque fut mort, il fut Ordonné lui-même pour le remplacer.

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Quant à sainte Justine il la mit dans un monastère et l’y fit abbesse d'un grand nombre de vierges sacrées. Or, saint Cyprien envoyait fréquemment des lettres aux martyrs qu'il fortifiait dans leurs combats. Le comte de ce pays aux oreilles duquel la réputation de Cyprien et de Justine arriva, les fit amener par devant lui, et leur demanda s'ils voulaient sacrifier. Comme ils restaient fermes dans la foi, il les fit jeter dans une chaudière pleine de cire, de poix et de graisse; elle ne fut pour eux qu'un admirable rafraîchissement et ne leur fit éprouver aucune douleur. Alors le prêtre des idoles dit au préfet : « Commandez que je me tienne vis-à-vis de la chaudière et aussitôt je vaincrai toute leur puissance. » Et quand il fut venu auprès de la chaudière, il dit : « Vous êtes un grand Dieu, Hercule, et vous, Jupiter, le père des dieux ! » Et voilà que tout à coup du feu sorti de la chaudière le consuma entièrement: Alors Cyprien et Justine sont retirés de la chaudière, et une sentence ayant été portée contre eux, ils furent décapités. Leurs corps, étant restés l’espace de sept jours exposés aux chiens, furent dans la suite transférés à Rome; on dit qu'ils sont maintenant à Plaisance. Ils souffrirent le 6 des calendes d'octobre, vers l’an du Seigneur 280, sous Dioclétien.
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SAINT COME ET SAINT DAMIEN *
 
 

Côme vient de cosmos, modèle, on orné. D'après Isidore, cosmos, en grec, signifie pur. En effet, il fut un modèle pour les autres par ses exemples; il fut orné de vertus, et pur de tout vice. Damien vient de dama, daim, bête timide et douce. Damien peut se tirer encore de dogme, doctrine, et d'ana, en haut, ou de damum, sacrifice. Ou bien encore : Damien voudrait dire main du Seigneur. En effet Damien eut des habitudes de douceur, il posséda la doctrine du ciel dans ses prédications et il fit de soi un sacrifice en macérant sa chair; il fut la main du Seigneur en guérissant à l’aide de la médecine.

* Bréviaire. — Leurs actes édités par les Bollandistes.

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Côme et Damien étaient jumeaux ils naquirent dans la ville d'Egée, d'une sainte. mère nommée Théodote. Instruits dans l’art de la médecine, ils reçurent une telle abondance de grâces du Saint-Esprit qu'ils guérissaient toutes les maladies non seulement des hommes, mais encore des animaux ; et ils donnaient leurs soins sans exiger de salaire. Une dame appelée Palladie, qui avait dépensé tout son bien en frais de médecins, s'adressa à eux et ils lui rendirent une parfaite santé. Alors elle offrit un petit présent à saint Damien, et comme celui-ci ne voulait pas l’accepter, elle le conjura, avec les serments les plus terribles, de le recevoir. Ce à quoi il acquiesça, non que la cupidité le poussât à se procurer cette récompense, mais bien par complaisance pour cette dame qui lui offrait ce témoignage de sa reconnaissance, et pour ne paraître pas mépriser le nom du Seigneur par lequel elle l’avait conjuré. Dès que saint Côme sut cela, il commanda de ne pas mettre son corps avec celui de son frère. Mais la nuit suivante, le Seigneur apparut à Côme et disculpa Damien au sujet du don qu'il avait accepté.

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Le proconsul Lysias, instruit de leur renommée; les fit appeler devant lui et commença par de
mander leur nom, leur patrie et quelle fortune ils possédaient. Les saints martyrs répondirent : « Nos noms sont Côme et Damien, nous avons trois autres frères qui s'appellent Antime, Léonce et Euprépius notre patrie, c'est l’Arabie : quant à la fortune, les chrétiens n'en connaissent point. » Le proconsul leur ordonna d'amener leurs frères pour immoler ensemble aux idoles : mais comme ils refusaient absolument d'immoler, il donna l’ordre qu'ils fussent, tourmentés aux mains et aux pieds. Et comme ils tournaient ces tourments en dérision, Lysias les fit lier avec des chaînes et précipiter dans la mer, mais aussitôt un ange les sauva des flots et il les amena devant le président. Ayant vu cela : « Par la grandeur des dieux! dit-il, c'est à l’aide des maléfices que vous l’emportez, puisque vous méprisez les tourments et que vous calmez la mer. Enseignez-moi donc ces maléfices dont vous faites usage, et au nom du dieu d'Adrien, je vous suivrai. » A peine eut-il parlé ainsi que parurent deux démons qui le frappèrent très rudement au visage. Alors, il se mit à crier : « Je vous en conjure, ô hommes de bien, priez pour moi votre Seigneur. » Les saints se mirent en prières et de suite les démons se retirèrent. Alors le président leur dit : « Vous voyez comme les dieux sont indignés contre moi pour avoir pensé à les abandonner, aussi, ne souffrirai-je plus que vous blasphémiez mes divinités. »

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Aussitôt il les fit jeter dans un grand feu, ont ils n'eurent toutefois rien à souffrir. Bien au contraire, la flamme jaillit au loin et fit mourir une foule de ceux qui se trouvaient là. On les suspendit ensuite à un chevalet, mais ils furent protégés par un ange qui les amena devant le juge, sans qu'ils eussent été blessés, bien que les bourreaux se fussent épuisés à les battre. Alors Lysias fit emprisonner les trois frères et ordonna que Côme et Damien fussent crucifiés et lapidés par le peuple : mais les pierres retournaient sur ceux qui les lançaient et en blessaient un grand nombre. Le président rempli de fureur, après avoir fait venir les trois frères et les avoir fait placer vis-à-vis de la croix, ordonna de crucifier Côme et Damien, ensuite de les faire percer à coups de flèches par quatre soldats : mais les flèches revenant en arrière, blessaient beaucoup de personnes, sans faire aucun mal aux saints martyrs. Or, le président se voyant confus de toutes manières, en fut troublé comme s'il souffrait la mort, et le matin il fit décapiter les cinq frères ensemble. Alors les chrétiens, se rappelant ce qu'avait dit saint Côme qu'il ne voulait pas être enseveli dans le même lieu, pensaient à la manière dont les martyrs voulaient être ensevelis, quand tout à coup arriva un chameau qui, avec une voix humaine, commanda que les saints fussent ensevelis en un même endroit. Ils souffrirent sous Dioclétien qui commença à régner vers l’an du Seigneur 287.

— Un paysan, après avoir travaillé à la moisson, dormait la bouche ouverte et un serpent pénétra jusque dans ses entrailles. En se réveillant il ne sentit rien, et revint chez lui, mais le soir il éprouva d'atroces souffrances : il poussait des cris lamentables et invoquait à son secours les saints de Dieu Côme et Damien La douleur s'aggravant toujours, il se réfugia dans l’église des saints martyrs, et s'y endormit subitement ; alors le serpent sortit par sa bouche comme il y était entré.

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— Un homme qui devait faire un voyage lointain, recommanda sa femme aux saints martyrs Côme et Damien, et lui donna un signe au moyen duquel elle connaîtrait qu'elle devait aussitôt se rendre auprès de lui, s'il lui arrivait de la mander. Après quoi le diable, qui sut quel signe le mari lui avait donné, prit la figure d'un homme et lui dit eu lui présentant le signe convenu : « Ton mari  m’a envoyé de telle ville pour te conduire vers lui. » Et comme cette femme craignait encore de partir, elle dit : « Je reconnais bien le signe, mais parce que j'ai été mise sous la protection des saints martyrs Côme et Damien, jure-moi, sur leur autel, que tu me mèneras en toute sécurité, et aussitôt je partirai. » Le diable fit le serment qu'elle demandait. Elle le suivit donc, et quand ils furent arrivés dans un lieu écarté, le diable voulut la jeter en bas de son cheval pour la tuer. La femme s'en aperçut et cria : « Dieu des saints Côme et Damien, aidez-moi. Je me suis fiée à vous et je l’ai suivi. » Aussitôt apparurent là, accompagnés d'une multitude de personnages revêtus de robes blanches, les saints qui la délivrèrent. Or, le diable avait disparu ; et ils dirent à la femme : « Nous sommes Côme et Damien au serment desquels tu t'es confiée ; et c'est pour cela que nous nous sommes hâtés de venir à ton secours. »

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— Le pape Félix, aïeul de saint Grégoire, fit construire à Rome une magnifique église en l’honneur des saints Côme et Damien. En cette église se trouvait un serviteur des saints martyrs auquel un chancre avait dévoré toute une jambe. Or, voilà que, pendant son sommeil, lui apparurent les saints Côme et Damien qui portaient avec eux des onguents et des instruments. L'un dit à l’autre : « Où aurons-nous de quoi remplir la place où nous couperons la chair gâtée ? » Alors l’autre répondit : « Dans le cimetière de saint Pierre-aux-Liens, se trouve un Ethiopien nouvellement enseveli; apporte de sa chair pour remplacer celle-ci. » Il s'en alla donc en toute hâte au cimetière et apporta la jambe du maure. Ils coupèrent ensuite celle du malade, lui mirent à la place la jambe du maure, oignirent la plaie avec soin; après quoi ils portèrent la jambe du malade au corps du maure. Comme cet homme en s'éveillant ne ressentait plus de douleur, il porta la main à sa jambe, et n'y trouva rien d'endommagé. Il prit donc une chandelle, et ne voyant aucune plaie sur la jambe, il pensait que ce n'était plus lui, mais que c'était un autre qui était à sa place. Enfin revenu à soi, il sauta tout joyeux hors du lit, et raconta à tout le monde ce qu'il avait vu en dormant et comment il avait été guéri. On envoya de suite au cimetière, et on trouva la jambe du maure coupée et celle de l’autre mise dans le tombeau.                                                                                                                                    Retour

SAINT FURSY, ÉVÊQUE
 

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Saint Fursy était évêque et Bède * passe pour avoir écrit sa vie. Il était parvenu à un haut degré de vertus et de bonté lorsque sa fin approcha et qu'il rendit l’esprit. Il vit alors deux anges venir à lui pour emporter son âme; il en distingua un troisième qui marchait en avant, armé d'un bouclier éclatant de blancheur et d'un glaive flamboyant; ensuite il entendit les démons crier :
« Allons en avant et suscitons des combats en sa présence. » Ils s'avancèrent donc, et en se retournant, ils lancèrent contre Fursy des traits enflammés ; mais l’ange, qui allait en avant, les recevait sur son bouclier et en éteignait la flamme aussitôt.

– Alors les démons qui s'opposaient aux anges parlèrent ainsi : « Souvent il disait des paroles oiseuses, en conséquence, il ne doit pas, sans avoir été puni, jouir de la vie éternelle. »
– L'ange leur dit : « Si vous ne faites valoir contre lui des vices de premier ordre, il ne périra pas pour ceux qui sont de minime importance. »
– Alors le démon reprit: « Si Dieu est juste, cet homme ne sera pas sauvé : car il est écrit (Math., XVIII) « Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez comme de petits enfants; vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. »
– L'ange dit pour l’excuser « Il savait cela au fond du coeur; mais les pratiques des hommes lui firent garder le silence.. »
– Le démon lui répondit: « Puisqu'il fit le mal en cédant à l’usage, qu'il subisse donc les effets de la vengeance du souverain juge. »
– Le saint ange dit : « Eh bien ! portons l’affaire au jugement de Dieu. »

Quand la lutte fut engagée, les adversaires des anges furent écrasés.

– Alors le démon dit : « Le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et qui n'aura point exécuté ses ordres, sera battu de plusieurs coups » (Luc, XII).

* Histoire d'Angleterre, l. III, c. XIX. — La vision est rapportée dans la Chronique d'Hélinand, an 645.

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– L'ange lui répliqua: « En quoi donc cet homme a-t-il manqué à accomplir la volonté de son
maître ? »
– « Il a reçu des dons de la main des méchants », dit le démon.
– L'ange lui répondit : « Il a cru que chacun d'eux avait fait pénitence. »
Le démon reprit : « Il devait auparavant s'assurer qu'ils avaient persévéré dans leur pénitence, et alors recevoir les fruits qu'elle produisait. »
– L'ange répondit : « Portons l’affaire au tribunal de Dieu. »

Mais le démon succomba.
– Celui-ci suscita une nouvelle lutte et dit : « Jusqu'alors je redoutais la véracité de Dieu qui a promis de punir pour l’éternité tout péché qui n'est point expié sur la terre. Or, cet homme a reçu un vêtement d'un usurier, et il n'en a point été puni ; où donc est la justice de Dieu? »
– L'ange répliqua : « Taisez-vous, car vous ne connaissez point les secrets jugements de Dieu. Tant que la miséricorde divine espère des actes de pénitence de la part d'un homme, elle ne l’abandonne pas. »
– Le démon répondit : « Mais ici il n'y a aucun vestige de pénitence. »
– « Vous ignorez, reprit l’ange, la profondeur des jugements de Dieu. »

Alors le diable frappa Fursy avec une telle force que par la suite, quand il fut revenu à la vie, il porta toujours la marque du coup : car les démons avaient saisi un de ceux qu'ils tourmentaient dans les flammes et le jetèrent sur Fursy, dont l’épaule et la joue furent brûlées. Or, le saint reconnut que c'était l’homme dont il avait reçu le vêtement.

– Alors l’ange dit : « Ce que tu as embrasé te brûle : car si tu n'avais pas accepté un présent de cet homme qu'il n'a pas fait pénitence, tu n'aurais pas eu à endurer cette brûlure. »

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Et il reçut ce coup, par la permission de Dieu, pour avoir accepté ce vêtement.

– Mais alors un autre démon dit : « Il lui reste encore une porte étroite où nous pourrons le. vaincre:
« Vous aimerez le prochain comme vous-même. »
– L'ange répondit : « Cet homme a fait du bien à son prochain. »
– L'adversaire reprit : « Cela ne suffit pas, s'il ne l’a encore aimé comme soi-même. »
– L'ange lui dit : « Le fruit de la charité, c'est de bien faire ; car Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres. »
– Et le démon reprit: « Mais pour n'avoir pas accompli le commandement de l’amour, il sera damné.»

Dans ce combat avec l’infernale troupe, les saints anges furent vainqueurs.

– Le démon dit encore : « Si Dieu n'est pas injuste, et si la violation de sa loi lui déplaît, cet homme ne manquera pas d'être puni : car il a promis de renoncer au monde, et, au contraire, il a aimé le monde, malgré ce qui a été dit (Jean, I, 2) «N'aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde.»
– Le saint ange répondit : « Il n'aima pas les biens du monde, mais il aima à les distribuer aux indigents. »
– Le diable répliqua: « De quelque manière qu'on l’aime, c'est contraire au précepte divin. »
– Les adversaires ayant été confondus, le diable revint à là charge avec des accusations astucieuses : « Il est écrit, dit-il : « Si vous ne faites pas connaître au méchant son iniquité, je vous redemanderai son sang.» (Ezéch., II). Or, cet homme n'a pas annoncé, comme il le devait, aux pécheurs, de faire pénitence. »
– Le saint ange répondit: « Quand les auditeurs méprisent la parole de Dieu, la langue du prédicateur est liée, puisqu'il voit que les paroles qu'il a fait entendre sont méprisées. C'est donc l’oeuvre de l’homme prudent de savoir se taire, quand il n'est pas temps de parler. »

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Dans toutes les circonstances de ce débat, la lutte fut excessivement vive, jusqu'à ce qu'enfin, d'après le jugement du Seigneur, les anges ayant triomphé et les ennemis ayant été vaincus, le saint homme fut environné d'une immense clarté. Bède ajoute encore qu'un des anges dit à saint Fursy: « Regardez le monde. » Et il regarda, et il vit une vallée ténébreuse et en l’air quatre feux placés à une certaine distance l’un de l’autre. Alors l’ange lui dit : « Ce sont les quatre feux qui embrasent le monde. Le premier, c'est le feu du mensonge. Par là les hommes n'accomplissent en aucune manière la promesse qu'ils ont faite de renoncer au diable et à . toutes ses pompes. Le second, c'est le feu de la cupidité, qui fait préférer les richesses du monde à l’amour des choses du ciel. Le troisième, c'est le feu de la dissension, qui engage à ne craindre pas de blesser l’esprit du prochain par des vanités. Le quatrième, c'est le feu de la cruauté, on compte alors pour rien de dépouiller les faibles et de leur faire tort. » Bientôt ces feux qui se rapprochaient n'en firent plus qu'un et s'avancèrent sur lui. Il en fut effrayé et dit à l’ange : « Seigneur, ce feu s'approche de moi. » L'ange lui répondit « Ce que tu n'as pas allumé ne brûlera pas en toi; car ce feu traite chaque homme selon ses mérites. En effet,, si le corps brûle de voluptés illicites, il brûlera aussi dans les châtiments.» Enfin, saint Fursy fut ramené dans son propre corps en présence de ses proches qui le pleuraient, en le croyant mort. Or, il survécut encore quelque temps et finit sa vie dans la pratique des bonnes oeuvres.
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SAINT MICHEL, ARCHANGE
 

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Michel veut dire : qui est semblable à Dieu ? et toutes les fois, ainsi le dit saint Grégoire, qu'il s'agit de choses merveilleuses, c'est Michel qui est envoyé, afin de laisser comprendre par ses actions comme par son nom que nul ne saurait faire ce que Dieu se réserve d'accomplir. De là vient qu'on attribue à saint Michel beaucoup d'actions extraordinaires. D'après Daniel, c'est lui qui, au temps de l’antéchrist, doit se lever pour défendre les élus en sa qualité de protecteur et de défenseur. C'est lui qui combattit contre le dragon et ses anges, et qui, en les chassant du ciel, remporta une grande victoire. C'est lui qui se disputa avec le diable au sujet du corps de Moïse, que le diable voulait produire au grand jour, afin que le peuple juif l’adorât à la place de Dieu. C'est lui qui reçoit les âmes des saints et qui les conduit jusqu'à la joie du paradis. C'était lui qui était autrefois le prince de la synagogue, mais qui est maintenant établi comme prince de l’Eglise. C'est lui, dit-on, qui frappa l’Égypte des sept plaies, qui partagea les eaux de la mer rouge, qui dirigea le peuple hébreu dans le désert, et qui l’introduisit dans la terre promise. C'est lui qui porte l’étendard de J.-C. au milieu des bataillons angéliques. C'est lui qui, par l’ordre du Seigneur, foudroiera l’Antéchrist résidant sur le mont des Olives. C'est encore à la voix de l’archange Michel que les morts ressusciteront. C'est lui enfin qui, au jour du jugement, présentera la croix, les clous, la lance et la couronne d'épines de Notre-Seigneur.

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La sainte solennité de la fête de saint Michel, archange, se nomme Apparition, Dédicace, Victoire et Mémoire.

?Les apparitions de cet ange sont nombreuses.
— La première eut lieu sur le mont Gargan. C'est une montagne de la Pouille située auprès de la ville de Siponto *. L'an du Seigneur 390, il y avait, dans Siponto, un homme, qui, d'après quelques auteurs, se nommait Gargan, du nom de cette montagne, ou bien cette montagne avait pris le nom de cet homme. Il possédait un troupeau immense de brebis et de boeufs; et un jour que ces animaux paissaient sur les flancs du mont, un taureau s'éloigna des autres pour monter au sommet, et ne rentra pas avec le troupeau. Le propriétaire prit un grand nombre de serviteurs afin de le chercher ; le trouva enfin au haut de la montagne, vis-à-vis l’entrée d'une caverne. Irrité de ce que ce taureau errait ainsi seul à l’aventure; il lança aussitôt contre lui une flèche empoisonnée; mais à l’instant la flèche, comme si elle eût été poussée par le vent, revint sur celui qui l’avait lancée et le frappa. Les habitants effrayés vont trouver l’évêque et demandent son avis sur une chose si étrange. Il ordonna trois jours de jeune et leur dit qu'on devait en demander l’explication à Dieu. Après quoi saint Michel apparut à l’évêque, en lui disant : a Vous saurez que cet homme a été frappé de son dard par ma volonté : car je suis l’archange Michel, qui, dans le dessein d'habiter ce lieu sur la terre et de le garder en sûreté, ai voulu donner à connaître par ce signe que je suis l’inspecteur et le gardien de cet endroit. » Alors l’évêque et tous. les citoyens allèrent en procession a la montagne : comme ils n'osaient entrer dans la caverne, ils restèrent en prières devant l’entrée.

* Aujourd'hui Manfredonia, au royaume de Naples.
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— La seconde apparition * eut lieu ainsi qu'il suit, vers l’an du Seigneur 710. Dans un lieu appelé Tumba, près de la, mer, et éloigné de six milles de la ville d'Avranches, saint Michel apparut à l’évêque de cette cité : il lui ordonna de construire une église sur cet endroit, et d'y célébrer la mémoire de saint Michel, archange, ainsi que cela se pratiquait sur le mont Gargan. Or, comme l’évêque était incertain de la place sur laquelle il devait bâtir l’église, l’archange lui dit de la faire élever dans l’endroit ou il trouverait un taureau que des voleurs avaient caché. L'évêque étant encore embarrassé sur les dimensions qu'il devait donner à cette construction, reçut l’ordre de lui donner les proportions que les vestiges des pieds du taureau auraient tracées sur le sol. Or, il se trouvait là deux rochers qu'aucune puissance humaine ne pouvait remuer. Saint Michel apparut alors à un homme et lui donna l’ordre de se transporter là et d'enlever ces deux rochers. Quand l’homme y fut arrivé, il remua le roc avec une telle facilité qu'il semblait n'avoir pas la moindre pesanteur. Lors donc que l’église fut bâtie, on y apporta du mont Gargan une partie du parement que saint Michel y plaça sur l’autel, ainsi qu'un morceau de marbre sur lequel il se posa. Mais comme on était gêné de n'avoir point d'eau dans ce lieu, de l’avis de l’ange, on perça un trou dans une roche très dure et il en sortit une si grande quantité d'eau qu'aujourd'hui encore, elle suffit à tous les besoins. Cette apparition en ce lieu se célèbre solennellement le 17 des calendes de novembre.

* Cf. Mabillon, Actes des saints; — Robert de Torigny, Chronique de saint Michel, année 708; — Aubert, évêque d'Avranches

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On raconte qu'il se fit encore là un miracle digne d'être rapporté: Cette montagne est entourée de tous les côtés par les eaux de l’Océan ; mais cieux fois, le jour de saint Michel, la mer se retire et laisse le passage libre: Or, comme une grande multitude de peuple se rendait à l’église, une femme enceinte et prête d'accoucher se trouvait sur le chemin avec les autres, quand tout à coup, les eaux reviennent ; la foule saisie de frayeur s'enfuit au rivage, mais la femme grosse ne put fuir, et même fut prise par les flots de la mer. Alors saint Michel préserva cette femme, de telle sorte qu'elle mit au monde un fils au milieu de la mer; elle prit son enfant entre ses bras et lui donna le sein, et la mer lui laissant de nouveau un passage, elle sortit pleine de joie avec son fils.

— La troisième apparition est celle qu'on rapporte avoir eu lieu du temps de saint Grégoire. Ce pape avait institué les litanies majeures, à cause de la peste inguinale ; et comme il adressait de ferventes prières pour le salut du peuple, il vit sur un château qui s'appelait autrefois la Mémoire d'Adrien, l’ange du Seigneur essuyant un glaive ensanglanté et le remettant dans le fourreau. Saint Grégoire comprit par là que ses prières avaient été exaucées du Seigneur. Il fit donc construire en ce lieu une église en l’honneur des Anges : de là vient le nom de Château-Saint-Ange que porte aujourd'hui ce fort. Or, cette apparition se célèbre le 8 des ides de mai, en même temps que celle du Mont-Gargan, qui eut lieu lors d'une victoire que l’archange fit remporter par les Sypontins.

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— La quatrième apparition est celle des Hiérarchies des Anges eux-mêmes. La première se nomme Epiphanie,  c'est-à-dire l’apparition supérieure ; la moyenne se nomme Hyperphanie, c'est-à-dire moyenne apparition ; la dernière s'appelle Hypophanie, c'est-à-dire apparition inférieure. Le mot hiérarchie vient de hierar, qui signifie sacré, et de archos, prince, équivalant à principauté sacrée. Chaque hiérarchie renferme trois ordres ; la première contient les Séraphins, les Chérubins et les Trônes; la moyenne renferme, d'après la distribution de saint Denys, les Dominations, les Vertus et les Puissances ; la dernière, suivant le même auteur, renferme les Principautés, les Anges et les Archanges. Cet ordre et cette distribution offrent une certaine analogie avec ce qui se voit chez les puissances de la terre. Car, parmi les ministres d'un monarque, il y en a dont les fonctions se rapportent immédiatement à la personne royale; comme sont les chambellans, les conseillers et les assesseurs, qui représentent la première hiérarchie. D'autres ont des charges pour gouverner le royaume, sans être attachés spécialement à telle ou telle province, comme les généraux d'armée et les juges de la cour. Ils représentent les ordres de la seconde hiérarchie.. D'autres enfin sont placés à la tête d'une partie du royaume, comme les prévôts, les baillis et les fonctionnaires inférieurs. Ils représentent les ordres de la troisième hiérarchie.

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Les trois premiers ordres de la première hiérarchie sont ceux qui se tiennent auprès de Dieu et qui le contemplent. Pour cela, trois qualités leur sont nécessaires :
1° un amour éminent; ce qui appartient au chœur des Séraphins, dont le nom veut dire enflammés;
2° une connaissance parfaite : elle est la part des Chérubins, dont le nom signifie plénitude de science;
3° une compréhension perpétuelle ou jouissance : ce qui convient aux Trônes, dont la signification est siège, parce que ce sont les sièges de Dieu et le lieu de son repos, tandis qu'il les fait se reposer en lui.

Les trois ordres de la hiérarchie moyenne sont à la tête de la communauté humaine en général et la gouvernent. Cette action de gouverner consiste en trois choses:
1° à présider ou à Ordonner: cela regarde le choeur des Dominations, qui ont la prééminence sur les inférieurs; les dirigent dans l’accomplissement du service de Dieu, et leur transmettent tous les ordres, ce que semble indiquer ce passage du prophète Zacharie (II) où un ange dit à un autre ange : « Courez, parlez à ce jeune homme et lui dites... » ;
2° à agir : c'est le propre des Vertus, pour lesquelles il n'y a rien d'impossible à exécuter de ce qu'on leur commande, parce que à eux fut donné le pouvoir d'accomplir toutes choses, telles difficiles qu'elles soient, de ce qui regarde le service de Dieu, et c'est la raison pour laquelle on leur attribue les miracles ;
3° à lever tous les obstacles et les empêchements : ce qui est du ressort des Puissances, qui doivent tenir à l’écart des puissances ennemies : qualité signalée au livre de Tobie (ch. VIII). Où il est dit que Raphaël alla lier le démon dans le désert de la Haute-Egypte.

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Les trois ordres de la dernière hiérarchie ont des fonctions déterminées et limitées. Quelques-uns, en effet, parmi eux, sont à la tête d'une province. Ce sont ceux de l’ordre des Principautés : tel le prince qui était à la tête des Perses. Il en est question dans Daniel (ch. X). D'autres sont préposés pour gouverner une communauté, comme une ville, par exemple : et ce sont les Archanges ; quelques autres dirigent une personne en particulier, et ceux-là ont reçu le nom d'anges. C'est pour cela qu'on les dit chargés d'annoncer des choses minimes, parce que leur ministère est limité à un seul homme. On dit que les Archanges annoncent les grandes choses, parce que le bien général l’emporte sur celui d'un particulier. Dans le partage des fonctions des ordres de la première hiérarchie, saint Grégoire et saint Bernard sont d'accord avec saint Denys, parce qu'ils reconnaissent dans ces chœurs la jouissance qui consiste dans l’amour, quant aux Séraphins; dans la connaissance plénière, quant aux Chérubins, - et dans la possession continue, quant aux Trônes. Mais dans les fonctions qu'ils assignent aux deux ordres de la seconde et de la troisième hiérarchie, savoir aux Principautés et aux Vertus, ils semblent partagés d'opinion. En effet, saint Grégoire et saint Bernard considèrent la chose à un autre point de vue, en ce sens que la seconde hiérarchie possède la prééminence, et la dernière le ministère.

La prééminence dans les Anges est de trois sortes : car les Anges ont la prééminence sur les esprits angéliques, et ce sont ceux qu'on appelle les Dominations : ils ont la prééminence sur les hommes de bien, ce sont les Principautés : ils ont la prééminence sur les démons, et on les appelle alors les Puissances. Leur rang et le degré de leur dignité sont ici évidents. Leur ministère est de trois genres : il consiste dans les oeuvres, dans l’instruction, soit des grandes soit des petites choses. Le premier est rempli par les Vertus, le second par les Archanges, le troisième par les Anges.

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— La cinquième apparition est celle qu'on lit dans l’Histoire tripartite *. Auprès de Constantinople se trouve un endroit où autrefois était adorée la déesse Vesta, et sur l’emplacement duquel a été érigée, depuis, une église en l’honneur de saint Michel. Ce lieu a reçu le nom de Michaelium. Un homme, nommé Aquilin, était atteint d'une fièvre très forte, causée par des éruptions cholériques sanguinolentes **. Dans un accès les médecins lui donnèrent une potion qu'il vomit, et à la suite il rejetait le manger et le boire. Réduit à la dernière extrémité, il se fit conduire à l’église de saint Michel, dans la pensée qu'il y mourrait ou qu'il y serait guéri. Saint Michel lui apparut et lui dit de faire une potion composée de miel, de vin et de poivre, dans laquelle il devait tremper tout ce qu'il mangerait, et qu'il serait délivré de sa maladie. Il le fit et fut entièrement guéri, quoique, d'après les règles de la médecine, il semble que l’on ne doit pas donner des remèdes échauffants aux cholériques.

* Livre II, c. XIX.
** Les textes ne s'accordent pas ici. Une version porte rubris choleris mota, et les ms. disent rubris coloribus nota, ce qui voudrait dire connu sous le nom de couleurs rouges, ou bien qui se manifestait par des taches rouges. On voit plus bas reparaître le mot cholericis, qui indiquerait la première version comme la meilleure.

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? Secondement. La solennité de saint Michel a le nom de Victoire. On trouve un grand nombre de victoires remportées par saint Michel archange et par les anges.

La première est celle que l’archange Michel fit remporter aux Sipontins; de la manière suivante, quelque temps après la découverte rapportée plus haut. Les Napolitains, encore païens, guerroyèrent avec une armée en bon ordre contré les Sipontins et les Bénéventins (Naples est cependant éloignée de cinquante milles de Siponto). Ces derniers, de l’avis de l’évêque, demandèrent une trêve de trois jours, afin de pouvoir vaquer au jeûne et invoquer à leur secours leur patron saint Michel. Or, la troisième nuit, l’archange apparaît à l’évêque, lui dit que les prières ont été exaucées, promet la victoire, et ordonne d'attaquer l’ennemi à la quatrième heure du jour. Lorsqu'on en vint aux mains, le mont Gargan est ébranlé d'un immense tremblement; la foudre ne cesse de sillonner les airs, et un brouillard épais couvre le sommet entier de la montagne, de sorte que 600 ennemis tombent percés sous le fer des chrétiens et par la foudre. Le reste reconnut la puissance de l’archange, abandonna l’idolâtrie et se soumit à la foi chrétienne aussitôt après.

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La seconde victoire est celle que l’archange Michel remporta quand il chassa du ciel le dragon, c'est-à-dire Lucifer avec tous ceux de sa suite. Le fait est raconté dans l’Apocalypse : « Il se livra un grand combat dans le ciel, Michel y combattit avec ses anges; etc.,» Lucifer voulait s'égaler à Dieu, l’archange Michel, le porte-étendard de l’armée céleste, vint et chassa du ciel ce Lucifer avec sa suite entière, et le repoussa dans l’air caligineux pour qu'il  y restât jusqu'au jour du jugement. Il ne leur fut pas permis d'habiter le ciel, ni la partie supérieure de l’air, parce que c’est un endroit clair et agréable, ni de rester sur la terre avec nous, parce qu'ils nous incommoderaient trop ; mais ils résident dans l’air, entre le ciel et la terre, afin qu'en regardant au-dessus d'eux et en voyant la gloire qu'ils ont perdue, ils en ressentent de la douleur, et qu'en regardant en bas et en voyant l’humanité au ciel d'où ils sont tombés, ils en soient souvent tourmentés d'envie. Cependant Dieu permet souvent qu'ils descendent auprès de nous pour nous éprouver, et il a été montré à quelques saints personnages qu'ils voltigent souvent autour de nous comme des mouches. Ils sont innombrables, et l’air en est rempli comme -par ces insectes. C'est ce qui fait dire à Haymon : « Ainsi que l’ont avancé les philosophes et nos docteurs, l’air qui nous environne est rempli de démons et d'esprits malins, comme le rayon de soleil l’est des plus minces atomes. » Quoiqu'ils soient en aussi grand nombre, cependant, d'après le sentiment d'Origène, leurs bataillons diminuent quand nous les avons vaincus ; en sorte que celui d'entre eux qui a été vaincu par un saint ne peut plus le tenter pour le vice à l’égard duquel il a été vaincu.

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La troisième victoire est celle que les anges remportent tous les jours contre les démons, quand ils nous délivrent des mauvaises tentations en combattant pour nous contre nos ennemis. Or, ils nous délivrent de la tentation en trois manières :
1° en maîtrisant la puissance du démon (Apocalypse)
2° l’ange qui lie le démon et le jette dans l’abîme (Tobie (VIII), le diable lié dans le désert), ce qui n'est autre chose que la puissance du démon enchaînée;
3° en refroidissant la concupiscence, effet signalé dans la Genèse (c. XXXII) où il est dit que l’ange toucha le nerf de Jacob et il se sécha aussitôt;
4° en rappelant à notre souvenir la passion de Notre-Seigneur. L'Apocalypse l’indique en disant (VII) : « Ne frappez ni la terre, ni la mer, ni les arbres avant que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu. » Et dans Ezéchiel (IX) : « Marquez un Thau sur le front des hommes qui gémissent. » La lettre Thau a la forme d'une croix, et ceux qui en ont été marqués n'ont plus à craindre les coups de l’ange. Il est encore écrit au même livre : « Celui sur lequel vous verrez le Thau, ne le tuez point. »

La quatrième victoire est celle que l’archange Michel doit remporter sur l’antéchrist quand il le tuera. « Alors est-il dit dans Daniel (XII), Michel, le grand prince s'élèvera , lui qui est le protecteur et le soutien des êtres, il se posera vigoureusement contre l’antéchrist. Après quoi l’antéchrist (d'après la glose sur ce passage de l’Apocalypse (XIII) : « Je vis une des têtes de la bête, blessée à mort ») simulera qu'il est mort, et pendant trois jours il se cachera; puis il apparaîtra en disant qu'il est ressuscité. Par des procédés magiques, les démons le prendront et le transporteront dans les airs, et tout le monde, dans l’admiration, l’adorera. Enfin il gravira le mont dés Olives, ainsi que le dit la glose sur ce passage de la IIe épître aux Thessaloniciens (II) : « Le Seigneur Jésus le détruira par le souffle de sa bouche », et tandis qu'il sera dans son pavillon, et sur le trône qui lui aura été préparé en ce lieu, d'où le Seigneur est monté au ciel, Michel viendra et le tuera.

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C'est de ce combât et de cette victoire qu'il est question, d'après saint Grégoire, dans ces paroles de l’Apocalypse (XII): « alors il se donna une grande. bataille dans le ciel. » Paroles qui ont rapport aux trois batailles de saint Michel : à celle qu'il livra contre Lucifer quand il le chassa du paradis ; à celle qu'il livre aux démons qui nous incommodent, et à celle enfin dont il est ici question, et qui sera livrée à la fin du monde contre l’antéchrist.

? Troisièmement, cette solennité se nomme Dédicacé parce que l’archange Michel révéla que cet endroit; sur le mont Gargan, avait été dédié par lui-même à pareil jour *. Quand les Sipontains furent revenus après le carnage de leurs ennemis sur lesquels ils avaient remporté une victoire si éclatante, ils conçurent des doutes s'ils devaient entrer dans cet endroit ou en faire la dédicace. Alors l’évêque envoya consulter à cet égard le pape Pélage, lequel répondit : « Si c'était un homme qui dût faire la dédicace de cette église, il le faudrait faire certainement au jour où la victoire a été accordée. Si au contraire saint. Michel est d'un avis opposé, il faut là-dessus s'enquérir de sa volonté.» Quand le pape, l’évêque et les citoyens de Siponto, eurent passé trois jours dans la prière et le jeûne, saint. Michel apparut à l’évêque en ce jour et lui dit : « Vous n'avez pas besoin de dédier l’église que j'ai édifiée. Je l’ai dédiée comme je l’ai bâtie moi-même. »

* Siméon Métaphraste; — Bréviaire romain.

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Il lui ordonna de s'y rendre le lendemain avec le peuple, d'y faire leur prière et qu'on ressentirait alors qu'il était leur patron spécial. Ensuite il lui donna un signe auquel il reconnaîtrait que l’église avait été consacrée : c'était d'y monter du côté de l’orient par un sentier de traverse : ils y devaient trouver les pas d'un homme empreints sur le marbre. Le lendemain matin l’évêque et tout le peuple vinrent, à cet endroit et étant entrés dans une grande crypte, ils trouvèrent trois autels, dont deux étaient placés, au midi et le troisième qui se trouvait du côté de l’orient était magnifique et enveloppé d'une couverture rouge. La messe y fut célébrée solennellement et tous ayant. reçu la. sainte communion, revinrent chez eux remplis d'une joie extraordinaire. L'évêque y établit des prêtres et des clercs pour célébrer continuellement l’office divin. Il coule dans cette caverne une source d'eau limpide et fort agréable au goût. Le peuple en boit après la communion et divers malades en sont guéris. Alors le souverain pontife, ayant appris ces merveilles, établit qu’en ce jour on célébrerait par tout l’univers la fête de saint Michel et de tous les esprits bienheureux.

? Quatrièmement cette solennité a reçu le nom de Mémoire : Nous y faisons en effet la mémoire de tous les saints anges en général. Ils ont droit à nos. louanges et à nos honneurs pour plusieurs motifs.

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Ils sont nos gardiens, nos directeurs, nos frères et nos concitoyens : ce sont eux qui portent nos âmes au ciel; ils présentent nos prières à Dieu, ce sont les plus nobles soldats du roi éternel, et les consolateurs des affligés. 1° Nous devons les honorer, parce qu'ils sont nos gardiens. A chaque homme sont donnés deux anges, un mauvais pour l’exercer, et un bon pour le garder. L'homme est gardé par un bon ange dès le sein de sa mère, dès sa naissance, et aussitôt qu'il voit le jour, et il l’est encore quand il est devenu grand. Or, dans ces trois états, l’homme a besoin de la garde de l’ange : car quand il est tout petit dans le sein de sa mère, il peut être tué et être damné; hors du sein de sa mère, avant l’âge adulte il peut être empêché de recevoir le baptême; parvenu à l’âge adulte, il peut être entraîné à commettre différents péchés; le diable séduit la raison de l’adulte par ses artifices; il allèche sa volonté par des caresses, il opprime sa vertu par la violence. Il était donc nécessaire qu'il y eût un bon ange chargé de garder l’homme pour l’instruire, le protéger contre les tromperies, l’exhorter, et le pousser au bien malgré les caresses et enfin le défendre de toute pression contre la violence. On peut assigner quatre résultats que l’homme obtient de la protection de son ange gardien.

Le premier, c'est de faire avancer l’homme dans l’acquisition de la grâce l’ange le fait en trois manières : 1° en écartant tout ce qui empêche d'opérer le bien. Ceci est indiqué dans l’Exode (XII) où il est dit que l’ange frappa les premiers-nés de l’Egypte. 2° En chassant la paresse, comme il est dit dans le livre du Prophète Zacharie (IV): « L'ange du Seigneur me réveilla comme un homme qu'on réveille de son sommeil. » 3° En le conduisant dans la voie de la pénitence et en le ramenant: ce qui est signifié par l’ange qui conduisit et ramena Tobie (V).

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Le second, c'est de l’empêcher de tomber en faute : ce que l’ange fait de trois manières : 1° En empêchant par avance que le péché ne soit commis, cè qui est indiqué au livre des Nombres (XXII) où il est dit que Balaam qui allait pour maudire Israël en fut empêché par un auge. 2° En reprenant du péché passé afin de s'en corriger : comme au livre des Juges (II) où l’on voit que quand l’ange reprit les enfants d'Israël de leur prévarication, ils élevèrent leurs voix et se mirent à pleurer. 3° En faisant pour ainsi dire violence afin de quitter le péché actuel : ainsi que cela est signifié dans la violence apportée par l’ange pour chasser Loth et sa femme de Sodome, c'est-à-dire, de l’habitude du péché.

Le troisième, c'est de s'élever après la chute: l’ange l’obtient en trois manières : 1° En excitant à la contrition : fait signalé dans le livre de Tobie (XI) où d'après les ordres de l’ange ; le jeune Tobie enduisit du fiel du poisson (ce qui signifiait la contrition) les yeux de son père, c'est-à-dire, les yeux du coeur. 2° En purifiant les lèvres pour se confesser dignement, comme Isaïe (VI) eut les lèvres purifiées par un ange. 3° En faisant accepter avec joie la satisfaction : d'après ce passage de saint Luc (XV) qu'il y aura une plus grande joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes restant dans la persévérance.

Le quatrième résultat, c'est que l’homme ne succombe ni si souvent, ni en tant de maux, chaque fois que le diable l’y porte et l’y entraîne. Ce que l’ange fait, de trois manières : «En mettant un frein à la puissance du démon. 2 ° En affaiblissant la concupiscence. 3° Et en gravant dans nos coeurs le souvenir de la passion de Notre-Seigneur. Ce qui a été dit ci-dessus suffit pour le prouver.

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Secondement, nous devons les honorer parce qu'ils sont nos directeurs. Car tous les anges, dit l’épître aux, Hébreux (I), sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres. Tous ont une mission par rapport à nous ; les supérieurs sont envoyés à ceux du second rang, ceux-ci aux derniers, et ces derniers à nous.
Or, cette mission est bien en rapport :
1° Avec la bonté de Dieu. Car cette divine bonté est manifeste en tant qu'elle veut et aime notre salut quand elle envoie et nous transmet les plus nobles esprits qui lui sont intimement unis, pour nous donner les moyens d'être sauvés.
2° Avec la charité des anges; parce que c'est la fin d'une charité parfaite de désirer ardemment le salut des autres. C'est pourquoi Isaïe dit « Me voici, Seigneur, envoyez-moi. » Or, les anges peuvent nous aider parce qu'ils nous voient privés de leurs secours et attaqués par les mauvais anges. S'ils sont envoyés vers nous, c'est que la loi de la charité angélique l’exige.
3° Avec l’indigence de l’homme: car les bons anges sont envoyés : 1° Pour enflammer notre coeur d'amour. Le char de feu qui les porte en est la figure. 2° Pour éclairer l’intelligence dans la connaissance de ses devoirs. Ceci est figuré dans l’ange de l’Apocalypse (X) qui avait un livré à la main. 3° Pour fortifier notre faiblesse jusqu'à la fin. Ce qui est indiqué dans le IIIe livre des Rois (XIX) où on lit qu'un ange porta à Elie un pain cuit sous la cendre et un vase d'eau. Alors ce prophète mangea et marcha, après s'être fortifié par cette nourriture, jusqu'à Oreb, la montagne de Dieu.

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Troisièmement, nous devons les honorer parce qu'ils sont nos frères et nos concitoyens. Tous les élus, en effet, sont appelés à faire partie des chœurs des anges ; quelques-uns des supérieurs, quelques autres des inférieurs un certain nombre sont choisis pour rester avec ceux qui occupent une place intermédiaire, selon leurs mérites ; mais la bienheureuse Vierge est au-dessus de tous. Saint Grégoire paraît n'être pas de ce sentiment dans une de ses homélies. : Il y en a, dit-il, qui ne conçoivent que peu de choses, mais qui cependant ne laissent pas d'en faire part à leurs frères : ceux-ci sont mis au rang des Anges. Il y en a qui parviennent à comprendre et à manifester a ce qu'il y a de plus sublime dans les secrets du ciel ; ils sont au rang des Archanges. Il y en a qui opèrent des miracles prodigieux et dont les oeuvres sont marquées au coin de la puissance ; ils sont avec les Vertus. Il y en a qui, par la force de leurs prières. et par l’effet de la puissance qu'ils ont reçue, mettent en fuite les esprits malins ; ils sont avec les Puissances. Il y en a qui, par les vertus qu'ils ont reçues, surpassent les élus en mérite, et sont à la tète de ceux qui sont élus comme eux ; ils partagent alors les prérogatives des Principautés. Il y en a encore qui exercent un tel empire en eux-mêmes sur tous les vices, qu'en raison de cette pureté, ils reçoivent des hommes le nom de Dieux; ainsi qu'il est dit à Moïse: « Voici que je t'ai établi le Dieu de Pharaon » (Exode, VII) : ceux-là sont avec les Dominations.

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Il y en a d'autres dans la personne desquels le Seigneur, comme sur son trône, juge les actes des autres, et qui, en gouvernant la sainte Eglise, jugent devoir être admis au nombre des élus la plupart de ceux qui la composent et dont les actions pourraient être attribuées à la faiblesse ; ce sont ceux qui se trouvent avec les Trônes. Il y en a qui sont remplis plus que d'autres de l’amour de Dieu et du prochain et qui ont mérité de partager le rang des Chérubins, parce que chérubin veut dire plénitude de science et que, d'après saint Paul, la plénitude de la loi c'est l’amour. Il s'en trouve encore qui, enflammés par l’amour de la contemplation des choses du ciel, tendent de tous leurs efforts vers leur créateur, ne désirent plus rien de ce qui est ici-bas, se rassasient de l’amour seul de l’éternité, méprisent tout ce qui est de la terre, s'élèvent en esprit au-dessus de ce qui appartient au temps, aiment et brûlent, en même temps qu'ils trouvent le repos dans leur amour, qui brûlent en aimant, qui embrasent par le feu de leurs paroles, et dont le langage a la vertu d'embraser de suite de l’amour de Dieu ceux auxquels ils s'adressent, et alors ils n'ont pu être appelés ailleurs que dans le chœur des Séraphins. »

Quatrièmement, on doit honorer les anges parce qu'ils portent nos âmes au ciel ; ce qu'ils font en trois manières : 1° En leur préparant la voie (Malach., III). « Je vais vous envoyer mon ange qui préparera ma voie devant ma face.» 2° En les portant au ciel sur la voie qui a été préparée (Exod., XXIII) : « Je vais envoyer mois ange qui te gardera en route et qui t'introduira dans la terre que j'ai promise à tes pères. » 3° En les plaçant dans le ciel (Luc, XVI) : « Il arriva que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. »

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Cinquièmement, nous devons honorer les Anges; parce qu'ils présentent eux-mêmes nos prières à Dieu : 1° Ils offrent eux-mêmes nos prières à Dieu, comme il est dit au livre de Tobie (XII) : « Lorsque vous priiez avec larmes et que vous ensevelissiez les morts, j'ai présenté moi-même vos prières au Seigneur. » 2° Ils s'interposent en notre faveur, ainsi qu'on le voit au livre de Job (XXXIII) : « Si l’ange choisi entre mille parle pour l’homme et qu'il annonce au Seigneur l’équité de cet homme, Dieu aura compassion de lui. » Le prophète Zacharie dit encore (I) : « L'ange du Seigneur parla ensuite et dit : Seigneur des armées, jusqu'à quand différerez-vous de faire miséricorde à Jérusalem et aux villes de Juda contre lesquelles votre colère est émue ? Voici déjà la soixante et dixième année de leur ruine. » 3°  Ils nous apportent les ordres de Dieu. Daniel (IX) rapporte que Gabriel vola vers lui pour lui dire: « Dès le commencement de votre prière, j'ai reçu cet ordre de Dieu (la Glose), et je suis venu pour vous découvrir les choses dont le Seigneur  m’a chargé de vous instruire, parce que vous êtes un homme de désirs. » Saint Bernard parle ainsi sur ces trois fonctions des anges dans son livre sur le Cantique des Cantiques: « L'ange court du bien-aimé à la bien-aimée, offrant les voeux, rapportant les présents. Il émeut celle-ci et apaise celui-là. »

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Sixièmement, il faut les honorer parce qu'ils sont les nobles soldats du roi éternel, d'après ce qu'il est dit dans Job (XXV) : « Peut-on compter le nombre de ses soldats? » Parmi les soldats du roi, nous en voyons qui demeurent à sa cour, l’accompagnent et se livrent à des chants en son honneur pour le distraire; quelques-uns gardent les villes et les places fortes du royaume ; d'autres combattent ses ennemis; il en est de même des soldats de J.-C. dont nous venons de parler ; toujours à la cour céleste, c'est-à-dire au ciel empirée, ils accompagnent le Roi des rois, et. en son honneur ils chantent constamment des cantiques de liesse et de gloire en disant: « Saint, saint, saint : Bénédiction, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu dans les siècles des siècles. » (Apoc., VII.) D'autres sont préposés à la garde des villes, des banlieues, des campagnes et des camps. Ce sont ceux qui sont établis pour nous garder, qui sont les gardiens des vierges, des continents, des mariés et des communautés religieuses : « Jérusalem, est-il dit au ch. XIII d'Isaïe, j'ai établi des gardiens sur tes murs. » D'autres enfin combattent les ennemis de Dieu, c'est-à-dire les démons. « Il y eut, dit l’Apocalypse, un grand combat dans le ciel, c'est-à-dire d'après une explication, dans l’église militante. Michel et ses anges combattaient avec le dragon. »

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Septièmement enfin, on doit honorer les anges, parce qu'ils sont les consolateurs des affligés. « L'ange, dit Zacharie (I),  m’adressait de bonnes et consolantes paroles.» L'ange dit à Tobie (V) : « Ayez bon courage. » Ils exécutent cette fonction de trois manières : 1° en donnant de la vigueur et de la force. Daniel était tombé de frayeur, quand l’ange le toucha et lui dit (X) : « Ne craignez pas; la paix soit avec vous : reprenez vigueur et soyez ferme. » 2° En préservant de l’impatience. « Le Seigneur, dit le Psaume  XC a ordonné à ses anges de vous garder dans toutes vos voies ; ils vous porteront sur leurs mains, de peur que votre pied ne heurte contre la pierre. » 3° En calmant et affaiblissant la tribulation elle-même : Daniel l’indique (III) quand il rapporte que l’ange du Seigneur descendit avec les trois enfants dans la fournaise et excita au milieu d'elle un vent frais et une douce rosée.
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SAINT JÉRÔME *
 

Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi. C'est pour cela que sa légende dit que Jérôme signifie loi sainte. En effet il fut saint, c'est-à-dire, ferme, ou pur, ou couvert de sang, ou destiné aux fonctions sacrées, comme l’on dit des vases sacrés du temple, qu'ils sont destinés à des usages saints. Il fut saint, c'est-à-dire, ferme en bonnes oeuvres, à cause de la longanimité de sa persévérance, et pur en son esprit : et couvert de sang, par la méditation de la passion du Seigneur : il fut consacré à de saints usages, en interprétant et en expliquant l’Écriture sainte. Il signifie bois; parce qu'il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu'il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu'il expliqua et interpréta la loi sainte. Jérôme signifie encore, vision de beauté, ou juge des discours. La beauté est multiple; la première est la spirituelle, qui réside dans l’âme; la seconde est la morale, qui consiste dans l’honnêteté des mœurs ; la troisième est l’intellectuelle, qui est la beauté des anges : la quatrième est la  supersubstantielle, qui appartient à Dieu; 1a cinquième est la céleste, qui réside dans la patrie des saints.

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Jérôme vit en lui et posséda cette quintuple beauté. Il posséda la spirituelle, dans ses différentes vertus; la morale, par l’honnêteté de sa vie ; l’intellectuelle, dans sa pureté éminente ; la supersubstantielle, dans son ardente charité ; la céleste, dans sa charité éternelle ou excellente. Il fut juge, des discours, des siens et de ceux des autres ; des siens, en ne parlant qu'avec poids ; de ceux des autres, en approuvant ce qu'ils contenaient de vrai, en réfutant ce qui s'y rencontrait de faux, et en exposant les choses douteuses.

* Cette légende parait compilée sur une prétendue vie du saint par Eusèbe de Crémone et rapportée en tête des couvres de saint Jérôme.

Jérôme fut le fils d'un homme noble nommé Eusèbc, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s'adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu'il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d'une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s'était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu'il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n'es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. »

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Jérôme se tut alors et aussitôt le juge le fit fouetter fort rudement Jérôme se mit à crier : « Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. » Ceux qui étaient présents se mirent en même temps à prier le juge de pardonner à ce jeune homme. Celui-ci proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j'en lis, c'est que je vous renierai. »

Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie. Alors il se trouva tout baigné de larmes, et il remarqua que ses épaules étaient affreusement livides des coups reçus devant le tribunal de Dieu. Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu'il avait lu auparavant les livres païens. Il avait vingt-neuf ans quand il fut ordonné cardinal prêtre dans l’église romaine. A la mort du pape Libère, Jérôme fut acclamé par tous digne du souverain pontificat. Mais ayant repris la conduite lascive de quelques clercs et des moines, ceux-ci, indignés à l’excès, lui tendirent des pièges. D'après Jean Beleth, ce fut au moyen d'un vêtement de femme qu'ils se moquèrent de lui d'une façon honteuse. En effet Jérôme s'étant levé comme de coutume pour les matines trouva un habit de femme que ses envieux avaient mis auprès de son lit, et croyant que c'était le sien, il s'en revêtit et s'en alla ainsi à l’église. Or, ses ennemis avaient agi de la sorte afin qu'on crût à la présence d'une femme dans la chambre du saint. Celui-ci, voyant jusqu'où ils allaient, céda à leur fureur et se retira chez saint Grégoire de Nazianze, évêque de la ville de Constantinople

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Après avoir appris de lui les saintes lettres, il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu'il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d'un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait  m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d'eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n'avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche  m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur  m’avait rendu à la tranquillité. Ma cellule elle-même me faisait peur, comme si elle eût été le témoin de mes pensées. Je  m’irritais contre moi, et seul je  m’enfonçais dans les déserts les plus affreux. Alors, Dieu  m’en est témoin, après ces larmes abondantes il me semblait quelquefois être parmi les chœurs des anges. »

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Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s'offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. Il relisait les ouvrages de sa bibliothèque qu'il avait rassemblée avec le plus grand soin, ainsi que d'autres livres; et jeûnait jusqu'à la fin du jour. Il réunit autour de lui un grand nombre de disciples, et consacra quarante-cinq ans et six mois à traduire les Ecritures ; il demeura vierge jusqu'à la fin de sa vie. Bien que dans cette légende, il soit dit qu'il fut toujours vierge, il s'exprime cependant ainsi dans une lettre à Pammachius : « Je porte la virginité dans le ciel, non pas que je l’aie. » Enfin sa faiblesse l’abattit au point que couché en son lit, il était réduit, pour se lever, à se tenir par les mains à une corde attachée à une poutre, afin de suivre comme il le pouvait, les offices du monastère.

Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s'avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu'il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s'apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. Mais Jérôme voyant que ce n'était pas tant pour guérir le pied du lion que pour l’utilité qu'on en pourrait retirer que le Seigneur le leur avait envoyé, de l’avis des frères, il lui confia le soin de mener lui-même au pâturage et d'y garder l’âne qu'on emploie à apporter du bois de la forêt.

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Ce qui se fit : car l’âne ayant été confié au lion, celui-ci, comme un pasteur habile, servait de compagnon à l’âne qui allait tous les jours aux champs, et il était son défenseur le plus vigilant durant qu'il paissait çà et là. Néanmoins, afin de prendre lui-même sa nourriture et pour que l’âne pût se livrer à son travail d'habitude, tous les jours, à des heures fixes, il revenait avec lui à la maison. Or, il arriva que comme l’âne était à paître, le lion s'étant endormi d'un profond sommeil, passèrent des marchands avec des chameaux : ils virent l’âne seul et l’emmenèrent au plus vite. A son réveil, le lion ne trouvant plus son compagnon, se mit à courir çà et là en rugissant. Enfin, ne le rencontrant pas, il s'en vint tout triste aux portes du monastère, et n'eut pas la hardiesse d'entrer comme il le faisait d'habitude, tant il était honteux. Les frères le voyant rentrer plus tard que de coutume et sans l’âne, crurent que, poussé par la faim, il avait mangé cette bête; et ils ne voulurent pas lui donner sa pitance accoutumée, en lui disant : « Va manger ce qui t'est resté de l’ânon, va assouvir ta gloutonnerie. » Cependant comme ils n'étaient pas certains qu'il eût commis cette mauvaise action, ils allèrent aux pâtures voir si, par hasard, ils ne rencontreraient pas un indice prouvant que l’âne était mort, et comme ils ne trouvèrent rien, ils vinrent raconter le tout à saint Jérôme. D'après les avis du saint, on chargea le lion de remplir la fonction de l’âne ; on alla couper du bois et on le lui mit sur le dos.

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Le lion supporta cela avec patience: mais un jour qu'il avait rempli sa tâche, il alla dans la campagne et se mit à courir çà et là, dans le désir de savoir ce qui était advenu de son compagnon, quand il vit venir au loin des marchands conduisant des chameaux chargés et un âne en avant. Car l’usage de ce pays est que quand on va au loin avec des chameaux, ceux-ci afin de pouvoir suivre une route plus directe, soient précédés par un âne qui les conduit au moyen d'une corde attachée à son cou. Le lion ayant reconnu l’âne, se précipita sur ces gens avec d'affreux rugissements et les mit tous en fuite. En proie à la colère, frappant avec force la terre de sa queue, il força les chameaux épouvantés d'aller par devant lui à l’étable du monastère, chargés comme ils l’étaient. Quand les frères virent cela, ils en informèrent saint Jérôme : « Lavez, très chers frères, dit le saint, lavez les pieds de nos hôtes ; donnez-leur à manger et attendez là-dessus la volonté du Seigneur. » Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu'il n'avait pas commise. Saint Jérôme, qui savait ce qui allait arriver, dit aux frères : « Allez, mes frères, préparer ce qu'il faut aux hôtes qui viennent ici. » Il parlait encore quand un messager annonça qu'à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s'étaient rendus coupables. L'abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. Ils se mirent alors à prier saint Jérôme d'accepter la moitié de leur huile et de les bénir. Après bien des instances, ils contraignirent le saint à accepter leur offrande. Or, ils promirent de donner aux frères, chaque année, une pareille quantité, d'huile et d'imposer la même obligation à leurs héritiers *.

* On prétend que toute cette histoire du lion est attribuée à la légende de saint Jérôme, par l’erreur d'un copiste qui aurait lu dans le Pré spirituel (ch. CVII) Hyéronime au lieu de Gérasime.

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Autrefois chacun chantait à l’église ce qu'il voulait mais l’empereur Théodose, d'après Jean Beleth (ch. XIX), pria le pape Damase de confier à quelque savant le soin de régler l’office ecclésiastique. Le pape qui savait saint Jérôme instruit à fond dans les langues grecque et hébraïque et dans toutes les sciences, le chargea de cette rédaction. Alors saint Jérôme partagea le psautier entre les féries et assigna à chacune d'elles un nocturne particulier ; il institua de chanter à la fin de chaque psaume le Gloria Patri, selon que le rapporte Sigebert. Ensuite il mit dans un ordre convenable les épîtres et les évangiles qu'on devait chanter dans tout le cours de l’année, enfin tout ce qui concerne l’office, excepté le chant. De Bethléem il envoya son travail au souverain Pontife qui en fit de grands éloges ainsi que les cardinaux et qui en confirma l’usage pour la suite. Après quoi saint Jérôme se fit construire un tombeau à l’entrée de la grotte où Notre-Seigneur fut enseveli; et ce fut là, après avoir accompli quatre-vingt-dix ans et six mois, qu'il reçut la sépulture. On voit quel profond respect eut pour lui saint Augustin par les lettres qu'il lui adressa. Dans l’une, d'elles, il lui écrit en ces termes : «

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Au, seigneur très cher, et très honoré, et honorable ami Jérôme, Augustin, salut, etc. » Autre part, il écrit ainsi de lui : « Le prêtre Jérôme, très versé dans le grec, le latin et l’hébreu, vécut jusqu'à une extrême vieillesse dans les saints lieux, se livrant à l’étude des saintes lettres. La sublimité de ses discours brille de l’Orient à l’Occident comme la lumière du soleil. » Saint Prosper en ses chroniques en parle ainsi: « Jérôme, prêtre illustre dans le monde entier, habitait Bethléem, il rendit des services à l’église par son génie éminent et ses travaux. » Le saint parle aussi de soi-même en ces termes à Albigensis : « Il n'y a rien que je n'aie évité avec soin dès mon enfance comme l’esprit d'orgueil et la fierté de caractère qui attirent la colère de Dieu.». Il dit autre part : « J'ai de l’appréhension dans les choses qui paraissent certaines. » Plus loin: « Dans le monastère, nous exerçons l’hospitalité de tout tueur; tous ceux qui viennent à nous, excepté les hérétiques, nous les recevons avec un visage gai et nous leur lavons les pieds à leur arrivée. Isidore s'exprime ainsi dans son livre des Etymologies * : « Jérôme possédait trois langues; son interprétation est préférée à celle des autres, parce qu'il saisit mieux la valeur des termes, et que ses expressions sont claires et nettes ; en outre, parce qu'il est chrétien, il est plus sûr. » Sévère Sulpice, disciple de saint Martin, dans un de ses dialogues, parle, en ces termes, de saint Jérôme, son contemporain : « Saint Jérôme, indépendamment du mérite de sa foi et de ses vertus, était instruit dans le

*  Liv. VI.

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latin, le grec et même l’hébreu, à tel point que personne n'oserait se comparer à lui pour telle science que ce fût : ses combats et ses luttes contre les méchants étaient de tous les jours et de tous les instants : les hérétiques le haïrent parce que toujours il les attaqua; les clercs le haïrent parce qu'il reprit leurs crimes et leur manière de vivre : mais les gens de bien, sans exception, ne cessent de l’admirer et de l’aimer. En effet, tous ceux qui le pensent hérétique sont des extravagants. Toujours occupé à lire, toujours au milieu des livres, il ne se repose ni le jour, ni, la nuit. Toujours ou bien il lit ou bien il écrit. » Ainsi qu'on peut s'en assurer par ce qu'il en dit lui-même, il eut à souffrir d'un grand nombre de persécuteurs et de détracteurs. Mais il supporta de bon coeur ces persécutions. C'est ce qu'il écrit à Asella : « Je rends grâce à Dieu d'être digne de la haine du monde. On se moque de moi comme d'un malfaiteur; mais je sais que, pour arriver au ciel, il faut supporter la bonne comme la mauvaise renommée. Plût à Dieu que, pour le nom de mon Seigneur et pour la justice, la foule entière des infidèles me poursuivît. Que le monde ne peut-il s'élever encore avec plus de fureur pour  m’avilir ! Je n'espère qu'une récompense: c'est de mériter les éloges de J.-C. et la réalisation de ses promesses. Il est doux, il est bon d'être éprouvé, quand on peut en attendre la rémunération de J. -C. dans le ciel. Les malédictions ont beau être grandes, si elles sont compensées par les encouragements de Dieu. » Il mourut vers l’an du Seigneur 398.
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SAINT REMI
 

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Remi vient de rameur, qui conduit et dirige le navire. Ou de rames, instruments à l’aide desquels on mène le vaisseau. Il vient de plus de gyon, lutte. En effet saint Remi gouverna l’église et la préserva du naufrage ; il la conduisit à la porte du paradis, et il combattit pour elle contre les embûches du diable.

Saint Remi convertit à J.-C. le roi et la nation des Francs. En effet ce roi avait épousé une femme très chrétienne nommée Clotilde qui employait inutilement tous les moyens pour convertir son mari à la foi: Ayant mis au monde un fils, elle voulut qu'il fût baptisé; le roi s'y opposa formellement : or, comme elle n'avait pas de plus pressant désir, elle finit par obtenir le consentement de Clovis; et l’enfant fut baptisé; mais peu de temps après, il mourut subitement. Le roi dit à Clotilde : « On voit maintenant que le Christ est un dieu de maigre valeur, puisqu'il n'a pu conserver à la vie celui par lequel sa croyance pouvait être accrue. » Clotilde lui dit : « Bien au contraire, c'est en cela que je me sens singulièrement aimée de mon Dieu, puisque je sais qu'il a repris le premier fruit de mon sein ; il a donné à mon fils. un royaume infiniment meilleur que le tien. » Or, elle conçut de nouveau et mit au monde un second fils qu'elle fit baptiser au plus tôt ainsi que le premier; quand tout à coup, il tomba si gravement malade qu'on désespéra de sa vie.

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Alors le roi dit à son épouse : « Vraiment ton dieu est bien faible pour ne pouvoir conserver à la vie quelqu'un baptisé en son nom : quand tu en engendrerais un mille et que tu les ferais baptiser, tous ils périront de même. Cependant l’enfant entra en convalescence et recouvra la santé ; il régna même après son père. Or, cette femme fidèle s'efforçait d'amener son mari à 1a foi, mais celui-ci résistait d'une manière absolue. (Dans une autre fête de saint Remi qui se trouve après l’Epiphanie, on a dit comment il fut converti,) Et quand le roi Clovis eut été fait chrétien, il voulut doter l’église de Reims, et dit à saint Remi : « Je vous veux donner tout le terrain dont vous pourrez faire le, tour pendant ma méridienne *. »Ainsi fut fait. Mais sur un point du terrain que Remi parcourait, se trouvait un moulin, et le meunier repoussa le saint avec indignation. Saint Remi lui dit : « Mon ami, souffre sans te plaindre que nous partagions ce moulin. » Cet homme le repoussa encore, mais aussitôt la roue du moulin se mit à tourner à rebours ; il appela alors saint Remi en lui disant : « Serviteur de Dieu, venez, et possédons le moulin en commun. » Le saint lui répondit : « Ce ne sera ni à toi, ni à moi. » Et à l’instant la terre s'entr'ouvrit et engloutit entièrement le moulin. Saint Remi, prévoyant qu'il y aurait une famine, amassa beaucoup de blé ; des paysans ivres, pour se moquer de la prudence du vieillard mirent le feu au magasin. Quand saint Remi apprit cela, à raison des glaces de l’âge et du soir qui était arrivé il se mit à se chauffer et dit tranquillement : « Le feu est bon en tout temps, cependant les hommes qui ont agi ainsi, et leurs descendants auront les membres virils rompus et leurs femmes seront goitreuses. »

* Flodoard, c. XIV.

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Il en fut ainsi jusqu'au temps où ils furent dispersés par Charlemagne *. Or, il faut noter que la fête de saint Remi qui se célèbre au mois de janvier est le jour de son bienheureux trépas tandis que ce jour est la fête de sa translation. Après son décès, son corps était porté dans un cercueil en l’église des saints Timothée et Apollinaire ; mais arrivé à l’église de saint Christophe, il devint tellement pesant qu'il n'y eut plus possibilité de le mouvoir. On fut donc forcé de prier le Seigneur de daigner indiquer si, par hasard, il ne voulait pas que Remi fût inhumé dans cette église où il n'y avait encore aucune autre relique de saint : et à l’instant, on souleva le corps avec grande facilité, tant il était devenu léger! et on l'y déposa avec beaucoup de pompe. Or, comme il s'y opérait une infinité de miracles, on agrandit l’église et on construisit une crypte derrière l’autel; mais quand il fallut lever le corps pour l’y placer, on ne put le remuer. On passa la nuit en prières et à minuit, tout le monde s'étant endormi, le lendemain, c'est-à-dire, le jour des calendes (1er) d'octobre, on trouva que le cercueil avait été porté, dans cette crypte par les anges avec le corps, de saint Remi.

* Flodoard (c. XVII) rapporte cette malédiction du saint ; les hommes auraient eu une affliction qui n'aurait été autre qu'une hernie. Il se sert du mot ponderosi.

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Ce fut longtemps après qu'on en fit, à pareil jour, la translation, avec une châsse d'argent, dans la crypte qui avait reçu de riches décorations *.
Saint Remi vécut vers l’an du Seigneur 490.

* Cf. Flodoard, passim..
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SAINT LÉGER **
 

Saint Léger était orné de toutes les vertus, quand il fut promu à l’évêché d'Autun. A la mort du roi Clotaire, il fut étrangement accablé par le soin des affaires du royaume; mais, par la volonté de Dieu et de l’avis des seigneurs, il établît roi Childéric, frère de Clotaire, jeune homme d'une haute capacité. Ebroïn, de son côté, faisait tous ses efforts pour élever sur le trône Thierry, frère de. ce Childéric ; ce n'était pas l’intérêt de l’Etat qui l’animait, mais c'est qu'ayant perdu le pouvoir et s'étant attiré la haine de tous, il avait à redouter la colère du prince et des seigneurs. Ebroïn effrayé entra dans un monastère, après en avoir demandé l’autorisation au roi. Quand elle lui eut été accordée, Childéric mit son frère Thierry sous bonne garde, de peur qu'il ne machinât quelque complot contre le royaume, et, grâce à la sainteté et à la prévoyance de l’évêque, on jouit généralement d'une paix merveilleuse. Peu après cependant, le roi, entraîné au mal par de mauvais conseillers, conçut une haine tellement profonde

** Tiré de ses actes écrits par des auteurs contemporains.

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l’homme de Dieu, qu'il s'attacha à chercher l’occasion et les moyens de le faire mourir. Or, l’évêque, qui supportait tout avec douceur et qui accueillait ses ennemis comme s'ils eussent été ses amis, s'arrangea avec le roi pour qu'il célébrât la fête du jour de Pâques dans la ville dont il était le prélat. Et, cette nuit-là même, on lui dit que le roi avait décidé de mettre à exécution, précisément dans la nuit de Pâques, ses projets de mort contre sa personne. Mais le saint, qui ne craignait rien, dans ce même jour avec le roi, et échappa à son persécuteur en allant servir le Seigneur dans le monastère de Luxeuil, où il rendit les services de la charité la plus attentive à Ebroïn, qui y vivait caché sous l’habit monacal. Peu de temps après, le roi mourut, et Thierry fut élevé sur le trône. Ce fut à cette occasion que Léger, touché des larmes. et des prières de son peuple et forcé par les ordres de l’abbé, retourna à son siège., Aussitôt encore, Ebroïn jeta le froc et fut établi sénéchal du roi. S'il avait été méchant auparavant, il devint bien pire après; aussi employait-il tous les moyens pour parvenir à faire occire saint Léger. Des soldats furent envoyés pour le prendre, et quand Léger le sut, il céda à leur fureur, et au moment qu'il sortait de la ville, revêtu de ses habits pontificaux, les soldats se saisirent de sa personne et lui arrachèrent aussitôt les yeux. Deux ans après, saint Léger fut amené au palais du roi avec son frère Garin, que Ebroïn avait exilé.

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Comme il répondait avec calme et sagesse aux insultes d'Ebroïn, cet impie ordonna que Garin fût écrasé à coups de pierres, et que le saint évêque fût mené une journée entière, nu-pieds, dans le lit d'un fleuve qui roulait sur des pierres très aiguës. Mais apprenant qu'au milieu de ces tourments, saint Léger louait Dieu, il lui fit couper la langue; après quoi, il le confia à un gardien vigilant, dans l’intention de le réserver à de nouveaux supplices. Cependant, le saint évêque né perdit pas l’usage de la parole, matis il prêchait et exhortait comme il le pouvait ; il prédit encore à quelle époque et de quelle manière Ebroïn et lui mourraient. Alors, une lumière immense en forme de couronne entoura sa tête ; beaucoup de ceux qui en furent les témoins lui demandèrent ce que c'était. Mais le saint, après s'être prosterné en prières, rendit grâces à Dieu et avertit tous les assistants d'améliorer leur conduite. Quand Ebroïn fut instruit de cela, il envoya de colère quatre bourreaux auxquels il donna l’ordre de couper la tète à saint Léger. Or, pendant que ceux-ci le conduisaient, il leur dit : « Vous n'avez pas besoin de vous fatiguer plus longtemps : accomplissez ici' les voeux de celui qui vous a envoyés. » A ces mots, trois d'entre eux furent tellement touchés qu'ils se jetèrent à ses pieds, en lui demandant pardon; mais le quatrième, après l’avoir décapité, fut aussitôt saisi par le démon, et termina misérablement sa vie en se précipitant dans le feu. Deux ans après, Ebroïn apprit que le corps du saint homme opérait de nombreux et éclatants miracles; toujours rempli d'une misérable jalousie, il envoya un soldat afin de savoir par lui ce qu'il y avait de vrai en ce bruit.

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Or, ce soldat orgueilleux et insolent, ne fut pas plus tôt arrivé, qu'il frappa du pied la tombe du saint, en s'écriant « Meure celui qui pense qu'un mort puisse faire des miracles ! » Mais il fut bientôt saisi par le démon et mourut subitement. Cette mort rendit encore le saint plus célèbre. A ces nouvelles, Ebroïn, de plus en plus outré d'envie, prit tous les moyens d'étouffer la renommée de saint Léger; mais, selon que celui-ci l’avait prédit, cet impie périt traîtreusement par le glaive.
Or, saint Léger souffrit vers l’an du Seigneur 680, du temps de Constantin IV.
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SAINT FRANÇOIS *
 

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François s'appela, d'abord Jean, mais, dans la suite; il changea de nom et s'appela François. Il paraît que ce fut pour plusieurs motifs que ce changement eut lieu. 1° Comme souvenir d'une chose merveilleuse; savoir: qu'il reçut de Dieu d'une manière miraculeuse le don de la langue française ; ce qui fait dire dans sa légende que, toujours, quand il était embrasé du feu de l’Esprit Saint, il exprimait en français ses émotions brûlantes. 2° Afin que son ministère fût manifesté; c'est pour cela qu'il est dit dans sa légende que ce fut par un effet de la sagesse divine qu'il, fut ainsi appelé, afin que par ce nom singulier, que personne n'avait encore porté, le but de son ministère fût plus vite connu dans tout l’univers. 3° Pour indiquer les résultats qu'il devait obtenir; car, ainsi, on donnait à comprendre que, par lui et par ses enfants, il devait rendre francs et libres une quantité d'esclaves du péché et du démon. 4° A raison de sa magnanimité de cœur, car franc vient de férocité; il y a, en effet., dans le caractère français; un instinct de férocité joint à la magnanimité. 5° En raison de la vertu de sa parole, qui tranchait dans le vice comme une francisque. 6° Pour la terreur que le démon ressentait quand François le mettait en fuite. 7° Pour sa sécurité dans la vertu, la perfection de ses oeuvres et l’honnêteté de sa manière de vivre. On dit, en effet, que les francisques étaient des insignes ayant la forme de haches, portées au-devant des consuls, comme marque .de terreur, de sécurité et d'honneur tout à la fois.

François, le serviteur et l’ami du Très-Haut, né dans la ville d'Assise, et négociant, vécut dans la vanité jusqu'à l’âge de près de vingt ans. Notre-Seigneur se servit du fouet de l’infirmité pour le corriger et le changea subitement en un autre homme, en sorte que, dès cet instant, l’esprit de prophétie commença à se faire remarquer en lui. Une fois, en effet, que pris avec beaucoup d'autres par des Pérousins, il avait été mis en une dure prison, quand tous ses compagnons étaient dans la tristesse, seul il entra dans des transports de joie ; et comme ils l’en reprenaient, il leur dit : « Vous saurez que si je me réjouis, c'est que je. serai honoré, comme un saint, du monde entier. »

* Cette légende est compilée d'après les Vies du Saint et les Chroniques de l’Ordre de Saint-François.

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Un jour, dans un voyage qu'il faisait à Rome par dévotion, il se dépouilla de ses habits et prenant ceux d'un pauvre, il s'assit au milieu des mendiants devant l’église de Saint-Pierre; il mangea avidement avec eux, comme l’un d'entre eux; ce qu'il eût fait plus souvent s'il n'eût été retenu par respect pour lés personnes de sa connaissance. L'antique ennemi s'efforçait de le détourner de son bon propos, et lui rappela le souvenir d'une femme de son pays monstrueusement bossue, en le menaçant de le rendre comme elle, s'il ne se désistait de son entreprise ; mais le Seigneur qui le fortifia lui fit entendre ces paroles : « François, les choses amères, prends-les pour douces, et méprise-toi toi-même, si tu désires me connaître. » Il rencontra lors un lépreux, et quoique tous ceux qui sont affligés de cette maladie soient un sujet d'horreur, il se rappela l’oracle divin et courut embrasser ce lépreux, qui disparut aussitôt après. A l’instant il se hâte d'aller dans les asiles des lépreux, leur embrasse les mains avec dévotion et leur donne de l’argent. II entre pour faire sa prière dans l’église de Saint-Damien, et une image du Christ lui adresse miraculeusement ces paroles :
« François, va réparer ma maison, qui, comme tu le vois, s'écroule de toutes parts. » A dater de ce moment, son âme s'était comme fondue et la compassion pour J.-C. crucifié fut merveilleusement empreinte en son cœur. Il mit tous ses soins à réparer l’église, et après avoir vendu ce qu'il avait, il voulait en donner l’argent à un prêtre; comme celui-ci refusait de le recevoir par crainte des parents de François, le saint jeta cet argent, en sa présence, comme une poussière méprisable.

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Ce fut alors que son père le fit saisir et lier, mais François lui rendit le prix de la vente de ses biens, et se défit pareillement de son habit; dans cet état de nudité il se jeta dans les bras du Seigneur, et se revêtit d'un cilice. Le serviteur de Dieu appelle alors un simple particulier qu'il regarde comme son père en sollicitant ses bénédictions à la place de celui qui l’accablait de malédictions. Son frère le rencontra, un jour d'hiver, couvert de haillons, et en. prières. En le voyant tout grelottant, il dit à quelqu'un : « Demande à François de te vendre une once de sueur. » Ce qu'entendant François, il répondit : « Vraiment j'en vendrai à mon Seigneur*.» Un jour qu'il avait entendu ces paroles adressées par Notre-Seigneur à ses disciples, quand il les envoya prêcher, à l’instant il se mit en devoir de les pratiquer toutes à la lettre : il ôte ses souliers, se couvre d'une seule tunique, encore est-elle grossière et à la place d'une ceinture de cuir, il emprunte une corde. Par un temps de neige, et passant dans une forêt, il fut pris par des larrons; ils lui demandèrent qui il était, il répondit qu'il est le héraut de Dieu. Alors ils le prirent et le jetèrent dans la neige, en disant: « Dors, rustique héraut de Dieu. »

Beaucoup de nobles et de roturiers, tant clercs que laïques, quittèrent les pompes du monde pour s'attacher à lui. Ce père en sainteté leur enseigna à pratiquer la perfection évangélique, à embrasser la pauvreté et à marcher dans: la voie de la sainte simplicité.

* Chronique de l’Ordre de Saint-François, Ire p. l. I, c. v.

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Il écrivit en outre une  règle évangélique pour lui et les frères qu'il avait et qu'il aurait, règle qui fut confirmée par le pape Innocent III. Depuis lors, il commença à répandre avec plus de ferveur que jamais la semence de la parole de Dieu, et à parcourir les villes et les bourgs, animé d'un zèle admirable.

— Il y avait un frère qui, extérieurement, paraissait d'une éminente sainteté, toutefois il était fort original; il observait la règle du silence avec une telle rigueur qu'il ne se confessait que par signes et non de vive voix. Tout le monde le louait comme un saint, mais l’homme de Dieu vint dire :
« Cessez, mes frères, de louer en lui des illusions diaboliques : Qu'on l’avertisse de se confesser une fois ou deux par semaine; que s'il ne le fait pas, il y a tentation du diable et supercherie. » Quand les frères donnèrent cet. avis à cet homme, il mit un doigt sur sa bouche et secouant la tête, il fit signe qu'il ne se confesserait pas. Peu de jours après; il retourna à son vomissement et mourut après avoir passé sa vie dans des actions criminelles.

— Dans un voyage, le serviteur de Dieu fatigué allait monté sur un âne; son compagnon frère Léonard d'Assises, qui . était aussi fatigué, se mit à penser et à dire en lui-même : « Ses parents et les miens ne jouaient pas de pair ensemble. » A l’instant l’homme de Dieu descendit de son âne et dit à son frère : « Il n'est pas convenable que j'aille sur un âne et que vous alliez à pied, car vous avez été plus noble que moi. » Le frère, stupéfait, se jeta aux pieds du père et lui demanda pardon.

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— Il rencontra, un jour sur son passage, une femme noble qui marchait à pas précipités. Le saint eut pitié de sa fatigue et de l’état d'oppression qui en était la suite; il lui demanda ce qu'elle cherchait
« Priez pour moi, mon père, lui dit-elle, parce que mon mari  m’empêche de mettre à exécution un salutaire propos que j'ai résolu de suivre; et il me gêne fort de servir J.-C. » Saint François lui dit :
« Allez, ma fille, dans peu, vous en recevrez de la consolation, et vous lui annoncerez, de la part de Dieu tout-puissant et de la mienne, que c'est maintenant pour lui le temps du salut, plus tard, ce sera celui de la justice. » Cette femme rapporta ces paroles à son mari qui se trouva changé tout d'un coup et promit de garder la continence.

— Un paysan mourait de soif dans un lieu désert; le saint lui obtint au même endroit une fontaine par ses prières.

— Par l’inspiration du Saint-Esprit, il révéla le secret suivant à un des frères qui était de ses intimes : « Il existe aujourd'hui sur la terre un serviteur de Dieu, en faveur duquel, tant qu'il sera en vie, le Seigneur ne permettra pas que la famine sévisse sur les hommes. » Or, on raconte que la prédiction se réalisa effectivement : mais quand il fut mort, il en arriva tout autrement; car, après son heureux trépas, il apparut au même frère et lui dit : « Voici la famine, que, tout le temps de ma vie, le Seigneur ne laissa pas venir sur la terre.»

— A la fête de Pâques, les frères grecs du désert avaient préparé la table d'une manière plus recherchée qu'à l’ordinaire, avec des nappes et des verres ; quand l’homme de Dieu eut vu cela, il se retira à l’instant; il se mit sur la tête le chapeau d'un pauvre qui se trouvait là pour lors, et un bâton à la main, il sort dehors et va attendre à la porte. Pendant que les frères étaient à table, il criait à la porte que, pour l’amour de Dieu, ils donnassent l’aumône à un pèlerin pauvre et infirme.

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On appelle le pauvre, on le fait entrer : il s'assied par terre à l’écart et pose son plat sur la cendre. Les frères, voyant cela, furent tout stupéfaits, et il leur dit «J'ai vu la table parée et ornée, je me suis aperçu que ce n'est pas là l’ordinaire de pauvres qui vont mendier de porte en porte. »

Il aimait à tel point la pauvreté en lui et chez les autres qu'il appelait toujours la pauvreté sa dame mais quand il voyait quelqu'un plus pauvre que lui, il en était jaloux et craignait d'être dépassé en cela par autrui. En effet; un jour qu'il avait rencontré une pauvre femme, il dit à son compagnon :
« Le dénument de cette personne nous a fait honte; c'est une critique achevée de notre pauvreté, car à la place de mes richesses, j'ai fait choix de la pauvreté pour ma dame et voici qu'elle reluit plus en cette femme qu'en moi *. »

— Un pauvre vint à passer devant lui, et l’homme de Dieu en fut touché d'une vive compassion; alors son compagnon lui dit : « Bien que cet homme soit pauvre, peut-être aussi n'y en a-t-il pas dans tout le pays qui soit plus riche en désir. » L'homme de Dieu répliqua: « Dépouillez-vous vite de votre tunique, donnez-la à ce pauvre, jetez-vous à ses pieds et reconnaissez hautement la faute dont vous venez de vous rendre coupable. » Le compagnon obéit tout aussitôt.
— Une fois il rencontra trois femmes semblables en tout pour la figure et pour la manière d'être, et elles le saluèrent en ces termes : « Que dame pauvreté soit la bienvenue », et elles disparurent de suite, sans qu'on les ait plus jamais vues.

* Hist. ord. Min., Ire p., I. VI, c. CVII.

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— En venant à Arezzo où une guerre intestine s'était émue, l’homme de Dieu vit du faubourg des démons qui se réjouissaient au-dessus de ce pays; et appelant son compagnon nommé Silvestre, il lui dit : « Allez à la porte de la ville, et, de la part de Dieu tout-puissant, commandez aux démons d'en sortir. » Silvestre se hâta d'aller à la porte, où il cria avec force : « De la part de Dieu et par l’ordre de notre père François, démons, sortez, tous. » Peu de temps après, la concorde se rétablit parmi les citoyens.

— Ce même Silvestre, n'étant encore que prêtre séculier, vit en songe sortir de la bouche de saint François une croix d'or dont le sommet touchait le ciel, et les bras étendus au large embrassaient l’une et l’autre partie du monde. Touché de componction, le prêtre quitta aussitôt le monde et devint un parfait imitateur de l’homme de Dieu.

L'homme de Dieu était en oraison et le diable l’appela trois fois par son nom. Le saint lui répondit, et le diable ajouta : « Il n'est dans ce monde aucun homme, tel pécheur qu'il soit, auquel le Seigneur ne fasse miséricorde, s'il se convertit ; mais celui qui se tuera par une dure pénitence, ne trouvera jamais miséricorde. » Aussitôt le serviteur de Dieu connut par révélation la malice de l’ennemi qui s'était efforcé de le faire tomber dans la tiédeur.

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Mais l’antique ennemi voyant qu'il n'avait pas eu le dessus de cette manière, lui inspira une forte tentation de la chair ; en la ressentant, l’homme de Dieu se dépouilla de son habit et se frappa avec une corde très mince, très serrée, en disant Allons, frère l’âne, garde-toi bien de remuer, voilà comment il faut subir le fouet. » Mais comme la tentation tardait à s'éloigner, saint François alla se précipiter tout nu dans une neige épaisse, puis prenant de cette neige, il en fit sept blocs en forme de boule, et se les mettant sous les yeux, il parla à son corps « Vois, lui dit-il : celle-ci qui est plus grosse, c'est ta femme ; de ces quatre, deux sont tes fils et deux sont tes filles, les deux qui restent sont ton domestique et ta servante. » Hâte-toi de les revêtir toutes, car elles meurent de froid; mais si ces soins multipliés t'importunent, ne sers que le Seigneur avec sollicitude. » Aussitôt le diable confus se retira et le saint revint à sa cellule en glorifiant Dieu.

— Il logeait depuis quelque temps chez Léon, cardinal de Sainte-Croix, qui l’avait invité. Une nuit les démons vinrent le battre avec la plus grande violence. Il appela alors son compagnon et lui dit :
« Les démons sont des hommes d'affaires destinés par Notre-Seigneur pour punir nos excès : or, je ne me rappelle pas avoir commis une faute que je n'aie expiée avec la miséricorde de Dieu et par la satisfaction; mais peut-être que le majordome a permis que ses gens se ruent sur moi, parce que je demeure à la cour des grands; ce qui a pu fournir à mes pauvres petits frères l’occasion de concevoir de mauvais soupçons, quand ils me voient vivre dans les délices et, l’abondance. » Il se leva de grand matin et s'en alla.

* Castaldus. Sic appellabant Longobardi locorum, praediorum ac villarum praefectos, rerum dominicarum actores, procuratores, administratores, villicos. Ducange,V° Castaldus.

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— Il était en oraison, un jour qu'il entendit sur le toit de la maison, des troupes de démons qui couraient avec grand bruit : aussitôt il sortit et faisant sur lui le signe de la croix, il dit : « De la part du Dieu tout-puissant, je vous dis, démons, de faire sur mon corps tout ce qui vous est permis : je suis disposé à tout supporter, parce que n'ayant pas de plus grand ennemi que mon corps, vous me vengerez de mon adversaire, pendant qu'à ma place, vous exercerez vengeance contre lui. » Alors les démons confus s'évanouirent.

— Un frère, le compagnon de l’homme de Dieu, vit, en extase, parmi les trônes du ciel, un de ces trônes très remarquable et brillant d'une gloire extraordinaire. Plein d'admiration il se demandait à qui ce siège éclatant était réservé, et il entendit qu'on lui disait : « Ce siège a appartenu à un des princes chassés du ciel et maintenant il est préparé à l’humble François. » Après sa prière, il demanda à l’homme de Dieu : « Que pensez-vous de vous-même, père? » « Je me considère, répondit le saint, comme un très grand pécheur. » Et aussitôt l’Esprit dit dans le coeur du frère
« Sache que ce que tu as vu est véritable; parce que l’humilité élèvera le plus humble de tous au trône qui a été perdu par l’orgueil. »

Dans une vision, le serviteur de Dieu aperçut au-dessus de lui un séraphin crucifié qui imprima les marques de sa crucifixion d'une manière si évidente sur François que le saint paraissait avoir été lui-même crucifié. Ses mains, ses pieds et son côté, furent marqués du caractère de la croix; mais il cacha ces stigmates à tous les yeux avec grand soin.

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Quelques-uns cependant les virent de son vivant; mais à sa mort, il y en eut beaucoup qui les considérèrent. L'existence réelle de ces stigmates fut confirmée par de nombreux miracles, dont il suffira d'en rapporter deux qui eurent lieu après son décès. Dans la Pouille, un homme appelé Roger, qui avait sous les yeux l’image de saint François, se mit à penser ceci en lui-même: «Serait-il vrai qu'il eût été honoré d'un pareil miracle; ou bien serait-ce une pieuse illusion, ou même une fourberie inventée par ses frères ? » Tandis qu'il roulait cela dans son esprit, tout à coup il entendit, un bruit semblable à celui d'un javelot lancé, par une baliste, et se sentit grièvement blessé à la main gauche; mais comme il n'y avait aucune déchirure à son gant, il l’ôta et trouva sur la paume de sa main une blessure profonde faite comme par une flèche. Il en résultait une chaleur si vive qu'il semblait devoir entièrement défaillir de douleur et de chaleur. Alors il se repentit et témoigna croire à la réalité des stigmates de saint François ; deux jours après, ayant prié le saint par ses stigmates, il fut aussitôt guéri.

— Au royaume de Castille, un homme dévot, à saint François allait à complies, et fut la victime innocente d'embûches dressées pour faire mourir un autre que lui ; il fut mortellement blessé et laissé pour mort. Après quoi, sort cruel meurtrier lui enfonça une épée dans la gorge et ne pouvant la retirer, il s'enfuit. On accourt, de toutes parts, on s'écrie et on le pleure comme un homme mort.

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Or, à minuit, comme la cloche des frères sonnait les matines, sa femme se mit à lui crier: «Mon maître, lève-toi et va aux matines ; voici la cloche qui t'appelle. » Aussitôt le blessé lève la main et semble faire signe à quelqu'un d'extraire l’épée, quand, aux yeux de tous, voici l’épée qui saute en l’air comme si elle eût été lancée par un poignet très vigoureux : à l’instant cet homme se leva parfaitement guéri en disant: « Le bienheureux François est venu à moi, et apposant ses stigmates sur mes blessures, il en a rempli chacune d'elles . d'une onction suave et les a guéries miraculeusement par ce contact: comme il voulait se retirer, je lui faisais signe d'ôter l’épée, parce que je ne pouvais parler autrement. Il la saisit et la jeta avec force et aussitôt il guérit entièrement ma gorge, en passant doucement ses stigmates dessus. »

— Saint François et saint Dominique, ces deux lumières du monde, se trouvaient à Rome en compagnie du cardinal d'Ostie qui fut dans la suite souverain pontife. Cet. évêque leur dit : « Pourquoi ne faisons-nous pas de vos frères des évêques et des prélats qui l’emporteraient sur les autres par leur enseignement et leurs exemples ? » Ce fut à qui répondrait le premier. L'humilité de saint François lui donna la victoire en ne s'avançant pas : saint Dominique remporta aussi la victoire en répondant le premier par obéissance. Saint Dominique répondit donc : « Seigneur, s'ils veulent le reconnaître, mes frères ont été élevés à une position convenable; et tant que cela sera en mon pouvoir, je ne souffrirai pas qu'ils obtiennent d'autre marque de dignité. » Après quoi saint François prit la parole et répondit : « Seigneur, mes frères ont été appelés mineurs, afin qu'ils n'eussent pas la présomption de devenir majeurs. »

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Saint François, qui avait la simplicité d'une colombe, invitait toutes les créatures à l’amour du Créateur; il prêchait les oiseaux qui l’écoutaient, qui se laissaient toucher par lui et qui ne se retiraient qu'après en avoir reçu la permission. Des hirondelles babillaient tandis qu'il prêchait, elles se turent immédiatement après qu'il leur eut donné ordre de le faire.

A la Portioncule, une cigale qui restait sur un figuier, vis-à-vis de sa cellule, chantait souvent. L'homme de Dieu étendit la main et l’appela en disant : « Ma soeur la cigale, viens à moi. » L'insecte obéissant monta aussitôt sur la main de saint François qui lui dit : « Chante, ma soeur la cigale, et loue ton. Seigneur. Elle se mit aussitôt à chanter et ne se retira qu'après avoir été congédiée. Il ne touchait ni aux lanternes, ni aux lampes, ni aux chandelles, car il ne voulait pas en ternir l’éclat avec sa main. Il marchait sur les pierres avec révérence par considération, pour celui qui s'appelle Pierre. Il ôtait les vers de dessus le chemin de crainte qu'ils ne fussent écrasés sous les pieds des passants. Afin que les abeilles ne mourussent pas au milieu du froid de l’hiver, il leur faisait donner du miel et ce qu'il y a de meilleur en vin. Tous les animaux il les appelait ses frères. Rempli d'une joie merveilleuse et ineffable dans son amour pour le Créateur, il contemplait le soleil, la lune et les étoiles et les invitait à aimer le Créateur. Il empêchait qu'on ne lui fît une grande couronne en disant: « Je veux que mes frères simples aient part en mon chef. »

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— Un homme fort mondain, ayant rencontré le serviteur de Dieu François qui prêchait à Saint-Séverin, vit, par une révélation divine, deux épées très brillantes placées en travers sur le saint en forme de croix; l’une allait de la tête aux pieds et la seconde s'étendait d'une main à l’autre en passant transversalement par sa poitrine. Or, il n'avait jamais vu François, mais il le reconnut à cette marque: alors il fut touché, entra dans l’ordre des frères Mineurs où il mourut heureusement.

— Les larmes qu'il versait constamment. lui firent contracter une maladie aux yeux; on lui conseilla alors de cesser de pleurer; mais il répondit : « Ce n'est pas par amour pour cette lumière qui nous est commune avec les mouches qu'il faut renoncer à voir la lumière éternelle. »

— Ses frères le pressaient de se laisser faire une opération à cause de son mal d'yeux, et le chirurgien avait en main un instrument de fer rougi au feu; alors l’homme de Dieu dit : « Mon frère, le feu, sois doux et courtois pour moi. Je prie le Seigneur qui t'a créé de tempérer pour moi ta chaleur. » Et en disant cela il fit le signe de la croix sur l’instrument qui fut enfoncé dans la chair vive depuis l’oreille jusqu'au sourcil, sans qu'il en ressentît aucune douleur; il le témoigna lui-même.

— Le serviteur de Dieu était attaque d'une très grave maladie à l’ermitage de Saint-Urbain. Sentant lui-même que la nature était en défaillance, il demanda à boire du vin, mais il n'y en avait point: on lui apporta de l’eau qu'il bénit en faisant le signe de la croix ; et à l’instant elle fut changée en un vin excellent. La pureté du saint homme lui fit obtenir ce que la pauvreté d'un lieu désert n'avait pu lui procurer : il n'en eut pas plutôt goûté qu'il entra de suite en convalescence.

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Il préférait les mépris aux louanges : et lorsque les peuples exaltaient les mérites de sa sainteté, il commandait à quelque frère de lui lancer aux oreilles des paroles de nature à l’avilir. Et quand le frère, bien malgré lui, l’appelait rustique, mercenaire, maladroit et inutile, saint François tout égayé lui disait : « Que le Seigneur vous bénisse, parce que vous dites les choses les plus vraies : elles sont telles que je dois en entendre. » Le serviteur de Dieu ne voulut pas tant être supérieur qu'inférieur, ni tant commander qu'obéir. Aussi il se démit du généralat et demanda nu gardien à la volonté duquel il serait soumis en tout. Il promit et pratiqua toujours l’obéissance à l’égard du frère avec lequel il avait coutume d'aller.

Un frère ayant commis un acte de désobéissance, en témoignait du repentir ; cependant l’homme de Dieu, pour inspirer de la crainte aux autres, fit jeter le capuce de ce frère dans le feu. Après que le capuce fut resté quelque temps, en plein foyer, il ordonna, de l’ôter et de le rendre au frère. On ôte donc le capuce du milieu des flammes, saris qu'il y eût la moindre trace de brûlure.

— Un jour qu'il se promenait dans les marais de Venise, il trouva une énorme multitude d'oiseaux qui chantaient, et il dit à son compagnon : « Mes frères les oiseaux louent leur Créateur, allons au milieu d'eux chanter les heures canoniales. » Quand il pénétra dans cette volée, les oiseaux ne furent pas effrayés, mais le saint et son compagnon ne pouvant s'entendre l’un l’autre à cause du gazouillement excessif de ces animaux, François dit : « Mes frères les oiseaux, cessez de chanter jusqu'à ce que nous ayons terminé notre office de Laudes. » Les oiseaux se turent aussitôt, et quand les Laudes furent achevées, il leur donna la permission de chanter et à l’instant ils continuèrent leur ramage comme à l’ordinaire.

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— Il avait été invité par un chevalier auquel il dit : « Frère hôte, suivez mes avis, et confessez vos péchés, car bientôt vous mangerez ailleurs. » Le chevalier consentit; il régla ses affaires domestiques, et reçut une pénitence salutaire. Or, comme ils entraient pour se mettre à table, l’hôte mourut subitement.

— Il avait rencontré une multitude d'oiseaux et il les avait salués comme des créatures douées de raison. « Mes frères les oiseaux, leur dit-il, vous devez beaucoup de louanges à votre Créateur qui vous a revêtus de plumes; il vous a donné des ailes pour voler, il vous a départi les régions de l’air et il vous gouverne sans aucune sollicitude de votre part. » Les oiseaux se mirent alors à allonger le cou, à battre de l’aile, à ouvrir le bec et à regarder le saint attentivement. En passant au milieu d'eux, il les touchait avec sa robe et cependant aucun ne changea de place jusqu'à ce que leur en ayant donné la permission, ils s'envolèrent tous à la fois.

— Au château d'Alviane, pendant une prédication, on ne pouvait l’entendre à cause: du gazouillement des hirondelles dont le nid était proche. Et il leur dit : « Mes soeurs les hirondelles, c'est à moi de parler maintenant ; vous avez assez dit ; gardez le silence jusqu'à ce que la parole du Seigneur soit achevée. » Aussitôt elles lui obéirent et Se turent.

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Un jour que l’homme de Dieu voyageait dans la Pouille, il trouva sur le chemin une grande bourse toute grosse d'argent. En la voyant, son compagnon voulut la prendre, pour en faire largesse aux pauvres ; mais le saint s'y opposa formellement. « Il n'est pas permis, dit-il, mon fils, de prendre le bien d'autrui. » Mais comme le frère insistait fortement, François, après une courte oraison, lui commanda de ramasser la bourse qui au lieu d'argent ne renfermait plus qu'une couleuvre. A cette vue le frère eut peur, mais comme il voulait obéir et exécuter l’ordre qu'il avait reçu, il prit la bourse avec les mains, et il en sortit un grand serpent. Alors le saint dit : « L'argent, pour les serviteurs de Dieu, n'est rien autre chose que diable et serpent venimeux. »

— Un frère, fortement tenté, se mit dans l’esprit que s'il avait sur lui quelque papier avec l’écriture du saint, la tentation cesserait aussitôt. Mais comme il n'osait pas lui manifester son désir, il arriva que l’homme de Dieu l’appela : « Apportez-moi, lui dit-il, mon fils, du papier et de l’encre, car je veux écrire quelque chose à la louange de. Dieu. » Et après avoir écrit, il dit: « Prenez ce papier et gardez-le soigneusement jusqu'au jour de votre mort. » Et aussitôt toute tentation s'éloigna de lui.

— Ce même frère, lorsque le saint était malade, se mit à penser : « Voilà que le Père est près de mourir, et ce serait pour moi grande consolation, si; après sa mort, j'avais la tunique de mon Père. » Peu après, saint François l’appelle et lui dit : «Je vous donne cette tunique et après ma mort, elle vous appartiendra de plein droit. »

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— Il avait reçu l’hospitalité à Alexandrie, en Lombardie, chez. un honnête homme, qui le pria, pour observer l’évangile, de manger de tout ce qu'on servirait. Le saint ayant consenti au pieux désir de son hôte, celui-ci courut lui préparer un chapon de sept ans pour le repas. Pendant qu'ils étaient à table, un infidèle demanda l’aumône pour l’amour de Dieu. Aussitôt le saint homme, entendant bénir le nom de Dieu, fit passer au mendiant un morceau de chapon. Le malheureux infidèle conserve. ce, qui vient de lui être donné, et le lendemain, tandis que le saint prêchait, il le montre en disant : « Voici, quelle sorte de viande mange ce frère que vous honorez comme un saint : c'est ce qu'il  m’a donné hier soir. » Mais. le morceau de chapon parut à tout le monde être du poisson. Alors l’infidèle, traité d'insensé par toute l’assemblée, ayant appris ce qu'il en était, resta confus et demanda pardon. Le morceau reparut être de la chair quand le prévaricateur fut rentré en lui-même *.

— Une fois que le saint était à table et qu'il y avait conférence sur la pauvreté de la Bienheureuse Vierge et de son Fils, aussitôt l’homme de Dieu quitta 1a table en poussant des sanglots de douleur et couvert de larmes il mange sur la terre nue le morceau de pain qui lui reste. — Il voulait qu'on témoignât une grande révérence pour les mains des prêtres à qui a été confié le pouvoir de faire le sacrement du corps de N.-S. Aussi disait-il souvent : « Si je rencontrais un saint venant du ciel et un pauvre prêtre, j'irais au plus tôt embrasser les mains du prêtre, et je dirais au saint « Attendez-moi, saint Laurent, parce que les mains que voici touchent le verbe de vie, et elles possèdent quelque chose de surhumain. »

* Saint Antonin, tit. XXIV, ch. II, § 2. — Wading.

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Sa vie fut illustrée par de nombreux miracles. En effet, des pains qu'on lui présenta à bénir guérirent beaucoup de malades; il changea de l’eau en vin, et un malade qui en goûta récupéra aussitôt la santé;, il fit encore beaucoup d'autres miracles. Quand il approcha de sa fin, bien que réduit par une longue maladie, il se fit mettre sur la terre nue et appela auprès de lui tous les frères qui se trouvaient dans la maison. Imposant alors les mains sur eux tous, il les bénit, et, comme à la Cène du Seigneur, il donna à chacun une petite bouchée de pain. Il invitait, suivant la coutume, toutes les créatures à louer Dieu ; la mort elle-même, qui est si terrible pour tous et si odieuse, il l’invitait aussi; il l’accueillit avec joie, et la priait de venir en son hôtellerie, en disant : « Qu'elle soit la bienvenue, ma sueur la mort.» Quand , fut arrivée sa dernière heure, il s'endormit dans le Seigneur. Un frère vit son âme, sous la forme d'une étoile semblable à la lune en grandeur et brillante, comme le soleil. Le supérieur des frères dans la terre de Labour, appelé Augustin, qui était à l’extrémité, et qui avait déjà perdu depuis longtemps l’usage de la parole, s'écria subitement : « Attendez-moi, père, attendez ; je vais avec vous. » Comme les frères lui demandaient ce qu'il voulait dire, il répondit : « Ne voyez-vous pas notre père François qui va au ciel? » Et, au même instant, il s'endormit en paix et suivit le père.

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— Une dame qui avait été fort dévouée à saint François vint à mourir. Les clercs et les prêtres étaient autour de sa bière pour ses funérailles, quand tout à coup cette femme se lève sur le lit funèbre, et appelant un des prêtres qui étaient là, elle lui dit : « Mon frère, je veux me confesser. J'étais morte et j'étais destinée à rester dans une dure prison, parce que je n'avais pas encore confessé un péché que je vous découvrirai; mais saint François ayant prié pour moi, il  m’a été accordé de revenir à mon corps, afin qu'après avoir déclaré ce péché, je pusse en obtenir le pardon. Et je ne vous l’aurai pas plus tôt dit, que sous vos yeux je reposerai en paix. » Elle se confessa donc, reçut l’absolution ; après quoi, elle s'endormit dans le Seigneur.

— Les frères de Vicéra demandèrent à un homme de leur prêter son chariot; il répondit, tout indigné : « J'aimerais mieux écorcher, deux d'entre vous et saint François en même temps, que de vous prêter mon chariot. » Mais, rentré en lui-même, il se reprocha sa conduite et se repentit de son blasphème, par la peur de la colère de Dieu. Peu après, son fils devint malade et, fut réduit à l’extrémité. Quand il vit son fils mort, il se roulait par terre, pleurait, et évoquait saint François, en disant : « C'est moi qui ai péché, c'est moi que vous auriez dû frapper. Rendez, ô saint, à celui qui vous supplie dévotement, ce que vous avez ravi à celui qui a blasphémé indignement. » Bientôt, son fils ressuscita, et fit cesser ses pleurs, en disant : « Quand je fus mort, saint François  m’a mené par un chemin long et obscur, jusqu'à ce, qu'il  m’eût placé dans un verger des plus beaux, et ensuite il  m’a dit : « Retourne vers « ton père je ne veux pas te retenir davantage. »

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— Un pauvre devait une certaine somme d'argent à un riche, qu'il pria, pour l’amour de saint François, de proroger son terme. Ce riche lui répondit avec orgueil : «Je t'enfermerai dans un endroit où ni saint François, ni personne ne pourra t'aider. » Et aussitôt il fit enfermer cet homme dans une prison obscure, après l’avoir enchaîné. Peu après, saint François vint, brisa la prison, rompit les chaînes de cet homme et le ramena sain et sauf à la maison.

— Un soldat, qui se moquait des oeuvres de saint François et de ses miracles, jouait un jour aux dés, et, rempli de folie et d'incrédulité, il dit aux assistants : « Si François est saint, qu'il vienne un coup de dix-huit. » Et aussitôt les trois des apportèrent le nombre six, et jusqu'à neuf fois de suite; à chaque coup, il amena sur les trois dés le nombre six. Mais ce soldat, ajoutant  folie sur folie, dit encore : « S'il est vrai que ce François soit saint, que mon corps aujourd'hui tombe percé d'un coup d'épée; mais, s'il n'est pas saint, que je  m’en retire sain et sauf. » Quand la partie fut finie,: afin que sa prière aggravât son iniquité, il insulta son neveu qui, saisissant une épée, la plongea dans les entrailles de son oncle et le tua incontinent*.

— Un homme avait une jambe perdue, au point qu'il, ne pouvait faire aucun mouvement. Il invoqua saint François, en disant : « Saint François, venez à mon aide ; souvenez-vous de mon dévouement et des services que je vous ai rendus, car je vous ai porté sur mon âne; j'ai baisé vos saints pieds et vos mains, et voici que je meurs dans les tourments les plus affreux. » Aussitôt le saint lui apparut avec un petit bâton qui avait la forme d'un thau ; il toucha l’endroit malade, et un abcès creva; alors, il fut guéri, mais la marque du thau resta toujours en cet endroit. C'était avec ce caractère que saint François avait coutume de signer ses lettres.

* Saint Bonaventure.

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— A Castro-Pomérélo, dans les montagnes de la Pouille, une jeune fille unique vint à mourir. Sa mère, qui avait de la dévotion à saint François, était abîmée dans une tristesse profonde. Or, le saint lui apparut: «Ne pleurez pas, lui dit-il; car la lumière de votre, lampe, que vous pleurez comme éteinte, vous sera rendue à mon intercession. » La mère reprit donc confiance et ne laissa pas emporter le cadavre de sa fille, mais elle invoqua le nom de saint François, et prenant sa fille toute morte, elle la leva rendue à la vie.

— Dans la ville de Rome, un petit enfant, tombé d'une fenêtre d'un palais, avait été, tué sur le coup. On invoque saint François, et l’enfant est aussitôt rendu à la vie.

— Dans la ville de Sezza, une maison en s'écroulant écrasa un jeune homme, et déjà son cadavre était posé sur un lit pour être enseveli. La mère invoquait saint François, avec toute la dévotion dont elle pouvait être capable, quand, vers minuit, l’enfant bâilla, puis il se leva guéri et il s'épancha en paroles de louanges.

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— Frère Jacques de Riéti avait passé un fleuve dans une nacelle avec des frères, et déjà ses compagnons étaient descendus sur la rive; il se disposait lui-même à sortir du bateau, quand, la barque' venant à chavirer, il tomba au fond du fleuve. Les frères se mirent à invoquer saint François pour la délivrance du noyé qui, lui-même, implorait, selon son pouvoir et de tout coeur, le secours du bienheureux. Alors ce noyé, marchant au fond de l’eau comme sur la terre ferme, prit la nacelle submergée et vint avec elle au rivage. Ses vêtements ne furent même pas mouillés, et pas une goutte d'eau n'atteignit sa tunique.
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