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La Légende Dorée
DE JACQUES DE VORAGINE NOUVELLEMENT TRADUITE EN FRANÇAIS
AVEC INTRODUCTION, NOTICES, NOTES ET RECHERCHES SUR LES SOURCES PAR
L'ABBÉ J.-B. M. ROZE, Chanoine Honoraire de la cathédrale d'Amiens
ÉDOUARD ROUVEYRE, ÉDITEUR
76, RUE DE SEINE, 76
PARIS - MDCCCCII
Edition numérique par Kim et JesusMarie.com
Edition numérique originale par
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm
QUATRIEME PARTIE DE 4
151-SAINTE PÉLAGIE 152-SAINTE MARGUERITE 153-SAINTE THAÏS
154-SAINT DENYS 155-SAINT CALIXTE
156-SAINT LÉONARD 157-SAINT LUC 158-SAINT CRISANT ET SAINTE
DARIA 159-LES ONZE MILLE VIERGES 160-SAINT SIMON ET SAINT JUDE
161-SAINT QUENTIN 162-SAINT EUSTACHE 163-TOUS LES SAINTS 164-COMMÉMORATION
DES AMES 165-QUATRE COURONNÉS
166-SAINT THÉODORE 167-SAINT MARTIN 168-SAINT BRICE 169-SAINTE
ÉLISABETH 170-SAINTE CÉCILE
171-SAINT CLÉMENT 172-SAINT CHRYSOGONE 173-SAINTE CATHERINE
174-SAINT JACQUES L'INTERCIS 175-SATURNIN, PERPÉTUE, FÉLICITÉ
176-SAINT PASTEUR 177-SAINT JEAN, ABBÉ 178-SAINT MOÏSE,
ABBÉ 179-SAINT ARSÈNE, ABBÉ 180-SAINT AGATHON, ABBÉ
181-SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT 182-SAINT PÉLAGE 183-DÉDICACE
DE L'ÉGLISE 184-SAINT JOSSE 185-SAINT OTHMAR
186-SAINT CONRAD 187-SAINT HILARION 188-CHARLEMAGNE 189-CONCEPTION
DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE
SAINTE PÉLAGIE *
Pélagie, la première des femmes de la ville d'Antioche, regorgeait de biens et de richesses. Douée d'une beauté extraordinaire, fière et vaine dans sa manière d'être, elle salissait son esprit et son corps dans l’impudicité. Quand il lui arrivait de passer par la ville, c'était avec une ostentation telle qu'on ne voyait sur elle qu'or, argent et pierres précieuses; partout où elle allait elle embaumait l’air de l’odeur de toutes sortes de parfums. Elle était précédée et suivie d'une foule immense de jeunes filles et de jeunes garçons aussi revêtus d'habits somptueux. Un saint père appelé Nonnus, évêque d'Héliopolis, aujourd'hui Damiette, en la voyant, se mit à verser des larmes très amères de ce qu'elle avait plus de souci de plaire au monde qu'il n'en avait lui-même de plaire à Dieu. Se prosternant alors sur le pavé, il frappait la terre avec son visage et l’arrosait de ses larmes, en disant : « Grand Dieu ! pardonnez-moi, misérable pécheur que je suis, parce que cette femme de mauvaises moeurs a mis plus de temps à parer son corps pour un seul jour que je n'en ai mis dans toute ma vie pour me sauver.
* Tirée des Vies des Pères.
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O Seigneur, que les ornements d'une pécheresse ne soient pas pour moi un sujet de confusion quand je paraîtrai en présence de votre redoutable majesté. Elle est ornée avec les soins les plus exquis pour la terre, et moi qui me suis proposé de vous servir comme mon immortel Seigneur, j'ai été assez négligent pour ne pas accomplir ma promesse. » Puis il dit à ceux qui se trouvaient là avec lui : « En vérité je vous dis que Dieu la produira contre nous au jour du jugement, parce qu'elle se farde avec soin pour plaire à des amants sur la terre, tandis que nous négligeons de plaire au céleste époux. » Pendant qu'il disait ces choses et d'autres à peu près semblables, tout à coup il s'endormit, et il vit en songe une colombe noire et puante à l’excès, voltiger autour de lui pendant qu'il disait la messe. Quand il eut dit aux catéchumènes de se retirer, la colombe disparut et revint après la messe. Alors l’évêque la plongea dans un vase rempli d'eau et elle en sortit nette et blanche : elle s'envola ensuite si haut, qu'il devint impossible de la voir. Enfin l’évêque s'éveilla. Or, une fois qu'il prêchait à l’église, Pélagie était présente. Elle fut si touchée de ses paroles qu'elle lui écrivit une lettre en ces termes : « Au saint évêque, disciple de J.-C., Pélagie, disciple du diable. Si vous voulez donner une preuve que vous êtes bien le disciple de J.-C. qui, d'après ce que j'ai entendu, est descendu du ciel pour les pécheurs, daignez me recevoir toute pécheresse que je suis, mais repentante. »
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L'évêque lui répondit: « Je vous prie de ne pas mettre mon humilité à l’épreuve, parce que je suis un :homme pécheur. Si vous désirez être sauvée, vous ne pourrez pas me voir en particulier, mais. vous me verrez avec les autres évêques. » Lorsqu'elle fut arrivée auprès de Nonnus placé avec ses collègues, elle se jeta à ses pieds qu'elle tenait de ses mains, et elle dit en 'versant des larmes très amères : « Je suis Pélagie, une mer d'iniquités, agitée par des flots de péchés. Je suis un abîme de perdition, je suis le gouffre et le piège des âmes ; combien se sont laissé duper par moi ! mais j'ai maintenant tous ces crimes en horreur. » Alors l’évêque l’interrogea : « Quel nom avez-vous; lui dit-il ? » Elle répondit : « Dès ma naissance, je m’appelle Pélagie, mais à cause du luxe de mes vêtements, on m’appelle Marguerite. »
L'évêque, l’accueillant donc avec bonté, lui enjoignit une pénitence salutaire; il l’instruisit avec soin de la crainte de Dieu, et la régénéra par le saint baptême. Or, le diable était là qui criait : « Oh quelle violence. j'endure de ce vieux décrépit ! O violence ! ô vieillesse méchante ! Maudit soit le jour où tu es né pour être mon ennemi, et dans lequel tu n'as ravi ma plus chère espérance ! » Une nuit encore, pendant que Pélagie dormait, le diable vint la réveiller et lui dire : « Dame Marguerite, quel mal t'ai je jamais fait? Ne t'ai-je pas ornée de toutes sortes de richesses et de gloire ? Je t'en prie, dis-moi, en quoi je t'ai contristée, à l’instant je réparerai le tort que je t'ai fait. Seulement, je t'en conjure, ne m’abandonne pas, afin que je ne devienne pas le sujet du mépris des chrétiens. » Mais Pélagie se signa et souffla sur le diable qui disparut aussitôt.
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Le troisième jour après son baptême, elle disposa
tout ce qui lui appartenait et le donna aux pauvres. Peu de jours après,
à l’insu de tout le monde, Pélagie s'enfuit pendant la nuit
et vint au mont des Oliviers où, prenant l’habit d'ermite, elle
habita une petite cellule dans laquelle elle servit Dieu en pratiquant
une rigoureuse abstinence. Elle jouissait d'une réputation extraordinaire,
et on l’appelait frère Pélage. Dans la suite, un diacre de
l’évêque dont nous avons parlé vint à Jérusalem
pour visiter les lieux saints. Or, l’évêque lui avait dit
qu'après avoir accompli ses dévotions, il s'informât
d'un moine nommé Pelage et qu'il l’allât voir, parce que c'était
un vrai serviteur de Dieu. Il le fit, mais bien que Pélagie le reconnût
aussitôt, il ne la reconnut cependant point à cause de sa
maigreur extrême. Pélagie lui dit: «Avez-vous un évêque?
» « Oui, seigneur, répondit-il. » « Qu'il
prie pour moi le Seigneur, reprit Pélagie, car c'est un véritable
apôtre de J.-C. » Le diacre s'en alla et revint à la
cellule de Pélage trois jours après. Mais comme après
avoir frappé à la porte personne ne lui avait ouvert, il
enfonça la fenêtre, et il vit que Pélage était
mort. Il courut annoncer cela à l’évêque qui vint avec
le clergé et les moines pour rendre les derniers devoirs à
un si saint homme. Mais quand on eut sorti le cadavre de la cellule, on
s'aperçut que c'était une femme. Tous furent remplis d'admiration,
et rendirent grâces à Dieu ; ensuite ils ensevelirent le saint
corps avec honneur. Or, elle trépassa le 8e jour d'octobre, vers
l’an du Seigneur 290.
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SAINTE MARGUERITE
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Marguerite, nommée Pélage, vierge très belle, riche et noble, fut l’objet des meilleurs soins et du plus grand intérêt de la part de ses parents qui s'appliquèrent à lui inculquer d'excellentes moeurs. Elle avait tant d'estime pour la pudeur, qu'elle ne se laissait regarder par personne. Cependant un jeune homme de famille noble la recherche en mariage, et du consentement des parents, on fait tous les préparatifs des noces avec la plus grande pompe et la plus grande somptuosité. Le jour étant arrivé les jeunes gens, les jeunes personnes et toute la noblesse réunis, célébraient avec joie la solennité des noces devant le lit déjà préparé quand, par l’inspiration de Dieu, la jeune vierge, considérant que la perte de la virginité était achetée avec de si coupables réjouissances, se prosterna par terre et pesa dans son coeur les embarras du mariage avec une telle, exactitude qu'elle parvint à mépriser toutes les jouissances de cette vie comme si elles fussent des ordures. En conséquence elle s'abstint cette nuit-là même d'avoir des relations avec son mari, et à minuit, après s'être recommandée à Dieu, elle se coupa les cheveux, et s'enfuit, en cachette déguisée en homme. Arrivée à un monastère éloigné, et s'appelant frère Pélage, elle fut reçue par l’abbé et formée avec soin. Frère Pélage se comporta si saintement et si dévotement qu'à la mort du proviseur d'une communauté de religieuses, de l’avis des anciens; et par l’ordre de l’abbé, il fut mis, malgré lui, à la tête du couvent de vierges.
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Or, tandis qu'il servait avec fidélité et exactitude à ces saintes filles ce qui leur était nécessaire pour la nourriture du corps comme pour celle de l’âme, le diable jaloux s'étudia à apporter des obstacles au bien qu'elle faisait heureusement, en suscitant un crime. Il poussa donc à un adultère une vierge qui restait à la porte, et quand les suites de son crime devenues patentes ne pouvaient plus se cacher, toutes les vierges et les moines furent consternés de honte et de douleur; sans jugement comme sans interrogatoire, Pélage fut condamné parce qu'il était en rapports fréquents avec les religieuses dont il était chargé. On le chasse hors du cloître, et on le renferme dans le creux d'un rocher; on charge le plus sévère des moines de lui porter du pain d'orge et de l’eau en très petite quantité. Après quoi les moines se retirèrent et laissèrent Pélage seul. Celui-ci supporta tout en patience et ne se laissa troubler de rien, mais en rendant à Dieu de continuelles actions de grâces, il prenait de la force et se remettait constamment sous les yeux les exemples des saints.
Enfin quand il connut que sa mort approchait, il écrivit en ces termes à l’abbé et aux moines : « Issue d'un sang noble, j'ai été appelée Marguerite dans le monde, et pour traverser la mer des tentations, je me suis donné le nom de Pélage. Je suis vierge, et j'ai prouvé par mes actions que je n'ai pas menti avec mauvaise intention. Un crime m’a fait pratiquer la vertu ; j'ai fait pénitence bien que je sois sans reproche ; une chose me reste à demander; c'est que les hommes qui ignoraient que je suis une femme laissent aux soeurs le soin de m’ensevelir, alors la vue de mon corps livré à la mort sera la justification de ma vie, puisque les femmes reconnaîtront pour vierge celle que des calomniateurs ont jugée être une adultère. »
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Quand les moines et les. religieuses eurent. ouï la lecture de
cette lettre, tous coururent à la caverne. Les femmes reconnurent
que Pelage était une femme et on s'assura qu'elle avait conservé
sa virginité. Tous firent pénitence et elle fut enterrée
avec honneur dans le monastère des vierges.
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SAINTE THAÏS, PÉCHERESSE
Thaïs; pécheresse, selon qu'il est rapporté dans les Vies des Pères *, était d'une si grande beauté que plusieurs ayant vendu pour elle tout ce qu'ils possédaient, se virent réduits à la dernière pauvreté; ses amants, jaloux les uns des autres, se livraient à des querelles si fréquentes que la porte de cette fille était très souvent arrosée de sang. Informé de cela, l’abbé Paphnuce prit un habit séculier et une pièce de monnaie, et étant allé trouver Thaïs en une ville d'Egypte où elle restait, il lui donna cet argent pour prix du péché qu'il feignait avoir dessein de commettre. Thaïs reçut l’argent et lui dit : « Entrons dans une chambre. » Quand il y fut entré, elle l’invita à monter sur le lit qui était couvert de riches étoffes, et Paphnuce lui dit : « S'il y a quelque chambre plus reculée, allons-y » Elle le conduisit dans plusieurs autres pièces, mais l’abbé répétait toujours qu'il craignait d'être vu.
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Alors Thaïs lui, dit : « Il y a une chambre où personne
n'entre; mais si vous craignez Dieu, il n'y a point de lieu qui soit caché
à sa divinité. » Quand le vieillard eut entendu. cela,
il lui dit :
« Vous savez donc qu'il y a un Dieu? » Et comme elle lui
eut répondu qu'elle savait qu'il y a un Dieu, et un royaume à
venir, et même des tourments réservés aux pécheurs,
il lui dit: « Si vous connaissez ces choses, pourquoi, en causant
la perte de tant d'âmes, vous êtes-vous mise en état
d'être condamnée avec justice, lorsque vous aurez à
rendre compte devant Dieu non seulement de vos crimes, mais aussi des crimes
des autres? » En entendant ces mots, Thaïs se jeta aux pieds
de l’abbé Paphnuce et lui fit cette prière en versant des
larmes : « Je sais, père, qu'il y a une pénitence,
et j'ai confiance d'obtenir pardon par vos prières : je ne vous
demande que trois heures de délai, et après cela j'irai où
il vous plaira exécuter tout ce que vous me commanderez. »
L'abbé lui désigna alors un endroit où elle devait
se rendre ; puis elle rassembla tout ce qu'elle avait gagné par
ses péchés, et après l’avoir fait porter au milieu
de la ville, elle y mit le feu en présence de tout le peuple, en
criant: «Venez tous, vous qui avez péché avec moi,
venez voir comme je vais brûler ce que vous m’avez donné.
» Or, il y en avait pour une valeur de quarante livres d'or *.
* Le texte de J. de Voragine porte 400 livres, mais les Vies des Pères n'en marquent que 40. C'est sans doute une faute de copiste qui aura mis quadragintarum pour quadragenarum.
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Quand elle eut tout brûlé, elle se rendit à l’endroit que lui avait désigné l’abbé Paphnuce. Celui-ci trouva un monastère de vierges où il l’enferma dans une petite cellule dont il scella la porte avec du plomb. Il n'y laissa qu'une petite fenêtre par où on lui devait passer un peu de nourriture, et il commanda aux autres religieuses que tous les jours on lui portât un peu de pain et un tout petit peu d'eau. Le vieillard allait se retirer, quand Thaïs lui dit : « Où voulez-vous, père, que je répande l’eau que la nature rejette?» « Dans votre cellule, répondit-il, comme vous le méritez. » Comme elle demandait encore comment elle devait adorer Dieu, il répondit : « Vous n'êtes pas digne de prononcer le nom de Dieu, ni d'avoir sur les lèvres le nom de la Trinité, pas plus que d'élever vos mains au ciel, puisque vos lèvres sont pleines d'iniquité, que vos mains sont souillées d'ordures ; mais contentez-vous, étant assise, de regarder du côté de l’Orient et de répéter souvent ces paroles : « Vous qui, m’avez formée, ayez pitié de moi. » Thaïs ayant passé trois années recluse de cette manière, Paphnuce eut compassion d'elle, et alla trouver l’abbé Antoine pour savoir si Dieu lui avait remis ses péchés. Quand il eut exposé l’affaire à saint Antoine, celui-ci convoqua ses disciples et leur commanda de passer la nuit suivante dans les veilles et la prière, chacun de son côté, avec l’espoir que Dieu révélerait à quelqu'un d'eux le motif pour lequel l’abbé Paphnuce était venu.
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Comme ils priaient sans relâche, l’abbé Paul, le principal disciple d'Antoine, vit tout à coup dans le ciel un lit recouvert d'étoffes précieuses que gardaient trois vierges dont le visage était resplendissant de clarté. Ces trois vierges étaient la crainte de la peine future qui avait retiré Thaïs du vice, la honte des fautes commises qui lui avait valu le pardon, et l’amour de la justice qui l’avait portée aux choses du ciel. Et comme Paul disait qu'une si grande grâce était pour Antoine, une voix divine lui répondit: « Ce n'est point. pour ton père Antoine, mais pour la pécheresse Thaïs. »
Paul ayant rapporté le matin cette vision et l’abbé Paphnuce ayant connu par là quelle était la volonté de Dieu, celui-ci se retira avec joie. Etant arrivé au monastère, il brisa le sceau de la porte de la cellule. Mais Thaïs priait qu'on la laissât encore recluse. Alors l’abbé lui dit : « Sortez, car Dieu vous a remis vos péchés. » Et elle répondit : Je prends Dieu à témoin que, depuis mon entrée ici, j'ai fait de tous mes péchés comme un monceau que j'ai mis devant mes yeux ; et de même que le souffle de ma respiration ne m’a point quittée, de même aussi la vue de mes péchés n'a point quitté mes yeux, mais je pleurais constamment en les considérant. » L'abbé Paphnuce lui dit : « Ce n'est pas en considération de votre pénitence que Dieu vous a remis vos péchés, mais parce que vous avez toujours eu la crainte dans L'esprit. » Et quand il l’eut retirée de là, elle vécut encore quinze ans et reposa en paix.
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L'abbé Ephrem voulut aussi convertir de la même manière
une autre pécheresse. En effet, cette femme ayant excité
avec impudence saint Ephrem à pécher, celui-ci lui dit :
« Suis-moi. » Elle le suivit et quand elle fut arrivée
à un endroit où il y avait une multitude d'hommes, il lui
dit.
« Mets-toi là, afin que j'aie commerce avec toi. »
« Et comment puis-je faire cela, reprit-elle, en présence
de tant de monde? » Ephrem lui dit alors : « Si tu rougis des
hommes, ne dois-tu pas rougir davantage de ton Créateur qui révèle
ce qui se passe dans les ténèbres les plus épaisses?
» Et elle se retira pleine de confusion.
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SAINT DENYS
Denys veut dire qui fuit avec force. Il peut venir de dyo, deux, et nisus, élévation, élevé en deux choses, savoir quant au corps et quant à l’âme. Ou bien il vient de Dyana, Vénus, déesse de la beauté, et de syos, Dieu, beau devant Dieu. Selon d'autres il viendrait de Dyonisia, qui est, d'après Isidore, une pierre précieuse de couleur noire servant contre l’ivresse. En effet saint Denys s'est empressé de fuir le monde avec une parfaite abnégation ; il a été élevé à la contemplation des choses spirituelles, beau aux yeux de Dieu par l’éclat de ses vertus, fort contre l’ivresse du vice à l’égard des pécheurs. Avant sa conversion il eut plusieurs prénoms: On l’appela l’Aréopagite, du lieu de sa demeure; Théosophe, qui veut dire instruit dans les sciences divines. Jusqu'à ce jour les sages de la Grèce l’appellent pterugion tou ouranou, qui veut dire aile du ciel, pour avoir pris son vol vers le ciel sur l’aile de l’intelligence spirituelle. On l’appela encore Macarius,qui signifie heureux; Ionique du nom de sa patrie.
* Sur saint Denys, consulter l’abbé Darboy dans son introduction aux ouvres de ce saint; — Honorius d'Autun, Speculum ecclesiae, etc.
P180
L'Ionique, dit Papios, est un dialecte grec, ou bien encore c'est un genre de colonnes. Ionique, d'après le même auteur, est une mesure d'un pied qui contient deux brèves et deux longues. On voit par là que saint Denys fut instruit dans la connaissance de Dieu en se livrant à l’investigation des choses cachées ; il fut l’aile du ciel en contemplant les choses célestes, et bienheureux par la possession des biens éternels. Par le reste, on voit qu'il fut un rhéteur merveilleux en éloquence, le soutien de l’Eglise par sa doctrine, bref par son humilité et long par sa charité envers les autres. Cependant saint Augustin dit au VIIIe Livre de la Cité de Dieu que l’Ionien est une école philosophique Il distingue deux écoles savoir l’Italique qui doit son nom à l’Italie et l’Ionienne qui le doit à la Grèce. Or, parce que saint Denys était un philosophe éminent, il est appelé Ionien par antonomase *. Sa vie et son martyre ont été écrits en grec par Méthode de Constantinople, et traduits en latin par Anastase, bibliothécaire du siège apostolique, d'après ce que dit Hincmar, évoque de Reims. (Ep. XXIII, à Charles, empereur.)
Denys l’aréopagite fut converti à la foi de J.-C. par l’apôtre saint Paul. On l’appelle aréopagite du quartier de la ville où il habitait. L'aréopage était le quartier de Mars, parce qu'il y avait un temple dédié à ce Dieu. Les Athéniens donnaient aux différentes parties de la ville le nom du dieu qui était honoré; ainsi celle-ci était appelée Aréopage parce que Ares est un des noms de Mars : ainsi le quartier où Pan était adoré se nommait Panopage, et ainsi des autres.. Or, l’Aréopage était le quartier le plus remarquable, puisque c'était celui de la noblesse et des écoles des arts libéraux. C'était donc là que demeurait Denys très grand philosophe, qui, à raison de sa science et de la connaissance parfaite qu'il avait des noms divins, était surnommé Théosophe, ami de Dieu.
* Figure de rhétorique, qui substitue un nom commun à un nom propre.
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Il y avait avec lui Apollophane, philosophe qui partageait ses idées. Là se trouvaient aussi les Epicuriens qui faisaient consister le bonheur de l’homme dans les seules voluptés du corps, et les stoïciens qui le plaçaient dans les vertus de l’esprit. Or, le jour de la passion de Notre-Seigneur, au moment que les ténèbres couvrirent la terre entière, les philosophes d'Athènes ne purent trouver la raison de ce prodige dans les causes naturelles. En effet cette éclipse ne fut pas naturelle, parce que la lune n'était pas alors dans la région du soleil, tandis qu'il n'y a d'éclipse que quand il y a interposition de la lune et du soleil. Or, c'était le quinzième jour de la lune, et par conséquent elle était tout à fait éloignée du soleil; en outre l’éclipse ne prive pas de lumière toutes les contrées du monde, et elle ne peut durer trois heures. Or, cette éclipse priva de lumière toutes les parties de la terre, ce qui est positif par ce que dit saint Luc, et parce que c'était le Seigneur de l’univers qui souffrait, enfin parce qu'elle fut visible à Héliopolis en Egypte, à Rome, en Grèce et dans l’Asie-Mineure. Elle eut lieu à Rome ; Orose l’atteste quand il dit * : « Lorsque le Seigneur fut attaché au gibet, il se fit dans l’univers un très grand tremblement de terre ; les rochers se fendirent, et plusieurs des quartiers des plus grandes villes s'écroulèrent par cette commotion extraordinaire.
* Voyez saint Thomas, IIIe part., quest. XLIV, art. 2, où ce passage de saint Denys est expliqué avec beaucoup de soin.
P182
Le même jour, depuis la sixième heure, le soleil fut entièrement obscurci, une nuit noire couvrit subitement la terre, en sorte que l’on put voir les étoiles dans tout le ciel en plein jour ou plutôt pendant cette affreuse nuit. » Elle eut lieu en Egypte, et saint Denys en fait mention dans une lettre à Apollophane : « Les astres furent obscurcis par les ténèbres qui répandirent un brouillard épais; ensuite le disque solaire dégagé repartit. Nous avons pris la règle de Philippe d'Arridée, et après avoir trouvé, comme du reste c'était chose fort connue, que le soleil ne devait pas être éclipsé, je vous dis : et Sanctuaire de science profonde, voici encore un mystère que vous ne connaissez pas. O vous qui êtes le miroir de science, Apollophane, qu'attribuez-vous à ces secrets?» A quoi vous m’avez répondu plutôt comme un dieu que comme un homme : « Mon bon Denys, la perturbation est dans les choses divines.» Et quand saint Paul, aux lèvres duquel nous étions suspendus, nous fit connaître le jour et l’année du fait que nous avions noté, ces signes, qui étaient manifestes, nous en firent ressouvenir ; alors j'ai rendu les armes à la vérité, et je me suis débarrassé des liens de l’erreur.»
Il fait encore mention de cet événement dans l’épître à Polycarpe où il dit ce qui suit en parlant de soi et d'Apollophane * : « Tous deux nous étions à Héliopolis, quand à mon grand étonnement, nous vîmes la lune se placer en avant du soleil (ce n'était point l’époque de la conjonction). Nous l’avons vue de nouveau à la neuvième heure, elle s'éloigna du soleil et vint surnaturellement se remettre de manière qu'elle se trouvât diamétralement opposée à cet astre.
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Vous avons vu l’éclipse commencer à l’orient, atteindre jusqu'au bord occidental du disque du soleil, pour revenir ensuite; nous avons vu la décroissance et la réapparition de la lumière, non dans la mème partie du soleil, mais dans un sens diamétralement opposé. » C'était l’époque où saint Denys avec Apollophane était allé à Héliopolis en Egypte, dans le but d'étudier l’astrologie. Il en revint dans la suite. Cette éclipse eut lieu aussi en Asie, comme l’atteste Eusèbe dans sa chronique, où il assure avoir lu dans les écrits des païens, qu'à cette époque, il se fit en Bithynie, province de l’Asie-Mineure, un grand tremblement de terre, et la plus grande éclipse de soleil qu'il y ait jamais eu, et qu'à la sixième heure, le jour s'obscurcit au point qu'on vit les étoiles du ciel ; et qu'à Nicée; ville de la Bithynie, le tremblement de terre renversa tous les édifices. Enfin, d'après ce qu'on lit dans l’Histoire scholastique, les philosophes furent amenés à dire que le Dieu de la Nature souffrait. On lit encore ailleurs qu'ils s'écrièrent : « Ou bien l’ordre de la nature est bouleversé, ou les éléments nous trompent, ou le Dieu de la nature souffre, et les éléments compatissent à sa douleur. » On lit aussi en un autre endroit que Denys s'écria : « Cette nuit, que nous admirons comme une nouveauté, nous indique la venue de la lumière véritable qui éclairera le monde entier. » Ce fut alors que les Athéniens érigèrent à ce Dieu un autel où fut placée cette inscription. «Au Dieu inconnu », car à chacun des autels, on mettait une inscription indiquant à qui il était dédié.
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Quand on voulut lui offrir des holocaustes et des victimes, les philosophes dirent : « Il n'a pas besoin de nos biens, mais vous fléchirez le genou devant son autel, et vous lui adresserez vos supplications, il ne réclame pas qu'on lui offre des animaux, mais la dévotion de l’âme. » Or, quand saint Paul fut venu à Athènes, les philosophes épicuriens et les stoïciens discutaient avec lui. Quelques-uns disaient : « Que veut dire ce discoureur ? » Les autres : « Il semble qu'il prêche de nouveaux dieux. » Alors ils le menèrent au quartier des philosophes afin d'y examiner cette nouvelle doctrine, et on lui dit : « Vous nous dites certaines choses dont nous n'avons pas encore entendu parler; nous voudrions donc bien savoir quelles elles sont. » Or, les Athéniens passaient tout leur temps à dire et à entendre dire quelque chose de nouveau. Mais quand saint Paul eut vu, en passant, les autels des dieux, et entre autres celui du Dieu. inconnu, il dit à ces philosophes : « Ce Dieu que vous adorez sans le connaître, je viens vous l’annoncer comme le vrai Dieu qui a créé le ciel et la terre. » Ensuite il dit à saint Denys qu'il voyait être le plus instruit dans les choses divines : « Denys, quel est ce Dieu inconnu? » « C'est lui, répondit Denys, le vrai Dieu, dont l’existence n'a pas encore été démontrée comme celle des autres divinités; il nous est inconnu et caché; c'est celui qui doit venir dans le siècle futur et qui doit régner éternellement. » Paul lui dit : « Est-il homme ou seulement esprit? » « Il est Dieu et homme, répondit Denys, mais il n'est inconnu que parce qu'il vit dans les cieux. »
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Saint Paul reprit : « C'est lui que je prêche ; il est descendu des cieux, a pris une chair, a souffert la mort et est ressuscité le troisième jour. » Denys discutait encore avec Paul quand vint à passer devant eux un aveugle ; aussitôt l’Aréopagite dit à Paul : « Si tu dis à cet aveugle au nom de ton Dieu : « Vois », et qu'il voie, aussitôt je croirai; mais ne te sers pas de paroles magiques ; car tu pourrais bien en savoir qui eussent cette puissance. Je vais te prescrire moi-même les paroles dont tu te serviras. Tu lui diras donc en cette teneur : « Au nom de J.-C. né d'une vierge, crucifié, mort, qui est ressuscité et est monté au ciel, vois. » Alors pour écarter tout soupçon, saint Paul dit à Denys de proférer lui-même ces paroles. Et quand Denys eut dit cette formule à l’aveugle de voir, aussitôt cet homme recouvra la vue. De suite Denys avec sa femme Damarie et toute sa famille reçut le baptême et la foi. Il fut pendant trois ans instruit par saint Paul et ordonné évêque d'Athènes, où il se livra à la prédication et convertit à la foi en J.-C. la ville et une grande partie du pays.
On dit que saint Paul lui révéla ce qu'il avait vu quand il fut ravi au troisième ciel; saint Denys lui-même semble l’insinuer dans plusieurs endroits : Aussi en traitant des hiérarchies des Anges, de leurs chœurs, de leur emploi et de leur ministère, il s'exprime avec tant de sagesse et de clarté que vous croiriez qu'il n'a pas appris ces choses d'un autre, mais plutôt qu'il a été ravi lui-même jusqu'au troisième ciel et qu'il y a vu tout ce qu'il en écrit.
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Il fut honoré du don de prophétie, comme on peut s'en assurer par l’épître qu'il adressa à saint Jean l’évangéliste relégué en exil dans l’île de Pathmos : il prédit à l’apôtre qu'il en sortira, quand il s'exprime ainsi : « Réjouissez-vous, le plus fidèle et le plus tendre des amis, vous serez relâché de la prison de Pathmos, et vous reviendrez en Asie ; vous y imiterez le Dieu bon, et vous ferez part de vos mérites à ceux qui- viendront après vous. » Il assista à la dormition* de la sainte Vierge Marie; ce qu'il paraît insinuer dans son livre des Noms divins (chap. III). Quand il apprit que saint Pierre et saint Paul étaient emprisonnés à Rome par l’ordre de Néron,, il mit un évêque à sa place et vint les visiter. Après leur martyre consommé, saint Clément, qui fut le chef de l’Église, le fit partir quelque temps après pour la France, en lui associant Rustique et Eleuthère. Il fut envoyé à Paris où il convertit beaucoup de personnes à la foi, y éleva plusieurs églises et y plaça des clercs de différents ordres.
Telle était la grâce céleste qui brillait en lui que souvent les prêtres des idoles soulevèrent contre lui le peuple qui, plus d'une fois, accourait en armes pour le perdre ; mais, dès qu'il l’avait vu, il perdait sa férocité, et se jetait à ses pieds, ou bien encore la frayeur s'emparait de lui et il prenait la fuite dès que le saint paraissait. Cependant le diable jaloux, voyant que tous les jours son champ se rétrécissait et que l’Église triomphait par de nombreuses conversions, excita Domitien à une cruauté telle que cet empereur porta un ordre de forcer à sacrifier ou de faire mourir dans les supplices chaque chrétien qu'on trouverait.
* C'est le mot dont on s'est servi longtemps. pour exprimer la mort de la Sainte Vierge. Voyez la légende de l’Assomption.
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Le préfet Fescennius envoyé de Rome à Paris contre les chrétiens, trouva saint Denys qui prêchait au peuple; aussitôt il le fit saisir, souffleter, conspuer, moquer et lier avec des courroies très rudes et comparaître par devant lui avec saint Rustique et saint Eleuthère. Or, comme les saints persistaient à confesser Dieu devant le préfet, voici qu'arriva une dame noble prétendant que son mari Lisbius avait été honteusement trompé par ces magiciens. On envoie chercher cet homme au plus vite et il, est mis à mort en confessant Dieu avec persévérance ; quant aux saints ils sont- flagellés par douze soldats : après quoi on les charge de lourdes chaînes et on les jette en prison.
Le lendemain saint Denys est étendu nu, sur un gril de fer, sous lequel brûlait un feu violent, et là il chantait ainsi les louanges du Seigneur : « Votre parole est éprouvée très parfaitement par le feu, et votre serviteur l’aime uniquement. (Ps. CXVIII.) » On le retire pour. le jeter en pâture à des bêtes d'autant plus féroces qu'on les avait laissées plusieurs jours sans manger. Mais quand elles coururent pour se précipiter sur lui, il leur opposa le signe de la croix et les rendit très douces. On le jeta ensuite dans une fournaise; mais, au lieu de lui nuire, le feu s'éteignit. On l’en fit sortir et on le renferma en prison avec ses compagnons ainsi qu'un grand nombre de fidèles.
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Comme il y célébrait la messe, au moment de la communion du peuple, Notre-Seigneur J.-C. lui apparut environné d'une immense lumière ; puis il prit le pain et lui dit : « Prenez ceci, mon cher, parce que votre plus grande récompense est d'être avec moi. » Après quoi ils furent amenés au juge qui les livra à de nouveaux supplices;. on trancha à coups de hache, devant l’idole de Mercure, la tête des trois confesseurs de la Trinité. Aussitôt le corps de saint Denys se leva, et sous la conduite d'un ange, et précédé par une lumière céleste, il porta sa tête entre les bras, l’espace de deux milles, depuis l’endroit qu'on appelle le Mont des Martyrs jusqu'à celui que, par là providence de Dieu, il choisit pour reposer. Or, les Anges firent entendre là des, accords si mélodieux, que, parmi le grand nombre de ceux qui entendirent et crurent en J.-C., Laërtia, femme de Lisbius, dont il a été parlé plus haut, cria qu'elle était chrétienne. Elle fut décapitée à l’instant et mourut baptisée dans son sang. Son fils Vibius, resta au service militaire à Rome sous trois empereurs; ensuite il revint à Paris où il reçut le baptême et fut admis au nombre des religieux. Comme les infidèles craignaient que les chrétiens n'ensevelissent les corps de saint Rustique et de saint Eleuthère, ils les firent jeter dans la Seine.
Mais une dame noble invita les porteurs à un repas, et, pendant qu'ils mangeaient, elle déroba furtivement les corps des saints, et les fit ensevelir en secret dans un champ qui lui appartenait. Plus tard, quand la persécution eut cessé, elle les en retira, et les réunit avec honneur au corps de saint Denys. Ils souffrirent sous Domitien, l’an du Seigneur 96. Saint Denys était âgé de 90 ans.
— Vers l’an du Seigneur 815, du temps du roi Louis, des ambassadeurs de Michel, empereur de Constantinople apportèrent, entre autres présents, à Louis, fils de Charlemagne, les livres de saint Denys, sur la hiérarchie, traduits du grec en latin : ils furent reçus avec joie et dix-neuf malades furent guéris cette nuit-là même dans l’église du saint*.
* Hilduin; Vie de saint Denys, c. IV.
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— Comme saint Rieul célébrait la messe à Arles, il ajouta après les noms des apôtres ces mots : « Les martyrs saints Denys, Rustique et Eleuthère. » Il fut bien étonné, d'avoir, sans y penser, prononcé leurs noms dans le Canon, car il croyait que les serviteurs de Dieu vivaient encore: mais pendant qu'il en était dans l’admiration, il vit trois colombes posées sur la croix de l’autel, et portant sur leur poitrine les noms des saints martyrs écrits en lettres de sang. Quand il les eut regardées avec attention, il comprit que les saints avaient quitté leur corps *.
— Vers l’an du Seigneur 614, Dagobert, roi des Francs (d'après
une chronique **) qui régna longtemps après Pépin,,
eut dès l’enfance une grande vénération pour saint
Denys; et chaque fois qu'il avait à redouter la colère de
Clotaire, son père, il s'enfuyait à l’église du saint.
Il monta sur le trône et après sa mort, un saint homme eut
une, vision dans laquelle il lui fut montré que l’âme de Dagobert
ayant été conduite au jugement, beaucoup de saints lui reprochèrent
d'avoir dépouillé leurs églises. Déjà
les mauvais anges voulaient la traîner en enfer, quand se présenta
saint Denys qui intervint en sa faveur, la délivra et lui épargna
le châtiment. Peut-être se fit-il que son âme revint
animer son corps, et qu'il fit pénitence***.
* Un médaillon. d'une ancienne verrière de l’église
de Saint-Denys reproduit ce miracle.
** Hélinand, même année.
*** Voici sur ce fait étrange une note de Ciaconius sur la vie
du pape Donus, par Anastase le Bibliothécaire : « Sous le
pontificat du pape Donus, mourut Dagobert, 18e roi des Francs. On vit l’âme
de ce prince conduite par des démons dans l’île de Liparca,
qui renferme un volcan. Comme son âme était condamnée
à y subir des expiations, elle fut arrachée des mains des
esprits malins, par l’entremise de saint Denys, de saint Martin et de saint
Maurice, que Dagobert pendant sa vie avait regardés comme ses patrons,
et en l’honneur desquels il avait construit des églises. On a pour
garants de cette croyance les témoignages de Platina, Vie du pape
Donus; de Robert Gaguin, au livre III de la Vie de Dagobert, et de l’abbé
Boniface Simoneta. »
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— Le roi Clovis découvrit, avec trop peu de respect, le corps de saint Denys, lui cassa l’os du bras et s'en empara; mais bientôt après il fut pris de folie.
— Hincmar, évêque de Reims, dit dans une lettre adressée
à Charles, que ce Denys qui fut envoyé en France fut Denys
l’Aréopagite, comme il a été rapporté ci-dessus.
Jean Scot assure la même chose dans une épître à
Charles il se pourrait bien que le calcul que l’on ferait des années
ne le contredise en ce point, comme quelques-uns ont voulu en faire un
sujet d'objection.
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SAINT CALIXTE, PAPE
P191
Calixte, pape, souffrit le martyre l’an du Seigneur 222, sous l’empereur Alexandre. De son temps, la partie la plus élevée de la ville de Rome fut détruite par un incendie, et la main gauche de la statue d'or de Jupiter fut fondue. Tous les prêtres vinrent alors demander à Alexandre qu'on apaisât la colère des dieux par des sacrifices. Or, pendant la cérémonie, tout à coup, par un ciel calme, le matin du jour de Jupiter (jeudi), quatre prêtres des idoles furent écrasés par la foudre, l’autel de Jupiter fut brûlé et le soleil s'obscurcit, au point que le peuple de Rome s'enfuit hors des murs de la ville. Sous le prétexte de la purifier, le consul Palmatius, informé que Calixte avec ses clercs était caché au delà du Tibre, sollicita la destruction totale des chrétiens, auxquels on attribuait ces malheurs. Palmatius,ayant pris le pouvoir,s'y rendit en toute hâte, accompagné de soldats ; mais ceux-ci furent aussitôt frappés d'aveuglement ; alors, le consul effrayé eu apporta de suite la nouvelle à Alexandre.
L'empereur ordonna donc que le jour dédié à Mercure (mercredi), tout le peuple se rassemblât pour sacrifier à ce dieu, afin d'obtenir de lui une réponse au sujet de ces accidents. Sur ces entrefaites, une vierge du temple, nommée Julienne, fut saisie par le démon, et s'écria : « Le Dieu de Calixte est le Dieu vivant et véritable; il est indigné de notre corruption. »
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Quand Palmatius eut entendu ces paroles, il alla, au delà du
Tibre, trouver à Ravenne saint Calixte et se fit baptiser par lui,
avec sa femme et sa famille. L'empereur, à cette nouvelle, manda
le consul et l’adressa au sénateur Simplicius, afin qu'il le gagnât
par des avis insinuants, car ce personnage était fort utile à
l’Etat. Or, comme Palmatius persévérait dans les jeûnes
et dans la prière, un soldat vint lui promettre que, s'il guérissait
sa femme paralytique, il croirait aussitôt. Palmatius ayant prié,
la femme fut guérie et accourut lui dire : « Baptisez-moi
au nom du Christ, qui m’a pris par la main et m’a fait lever.
» Alors Calixte vint la baptiser avec son mari, Simplicius et beaucoup
d'autres. Quand l’empereur l’apprit, il ordonna de couper la tête
de tous les baptisés ; pour Calixte, il le fit rester cinq jours
sans manger ni boire. Mais lorsqu'il vit que le saint, était loin
de perdre ses forces, il ordonna de le fouetter chaque jour; ensuite, il
le fit jeter du haut d'une fenêtre dans un puits, avec une pierre
attachée au cou. Le prêtre Astérius retira le corps
du saint pape hors du puits, et l’ensevelit dans le cimetière de
Calipodius.
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SAINT LÉONARD *
Léonard veut dire odeur du peuple, de Leos, peuple, et nardus, nard, herbe odoriférante, parce que l’odeur d'une bonne renommée attirait le peuple à lui. Léonard peut encore venir de Legens ardua, qui choisit les lieux escarpés, ou bien il vient de Lion. Or, le lion possède quatre qualités : 1° La force qui, selon Isidore, réside dans sa poitrine et dans sa tète. De même, saint Léonard posséda la force dans son coeur, en mettant un frein aux mauvaises pensées, et dans la tête, par la contemplation infatigable des choses d'en haut. 2° Il possède la sagacité en deux circonstances, savoir en dormant les yeux ouverts et en effaçant les traces de ses pieds quand il s'enfuit.
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De même, Léonard veilla par l’action du travail ; en veillant, il dormit dans le repos de la contemplation, et il détruisit en soi les traces de toute affection mondaine. 3° Il possède une grande puissance dans sa foi, au moyen de laquelle il ressuscite au bout de trois jours son lionceau qui vient mort-né, et son rugissement fait arrêter court toutes les bêtes. De même, Léonard ressuscita une infinité de personnes mortes dans le péché, et il fixa dans la pratique des bonnes oeuvres beaucoup de morts qui vivaient en bêtes. 4° Il est craintif au fond du coeur, car, d'après Isidore, il craint le bruit des roues et le feu. De même, Léonard posséda la crainte qui lui fit éviter le bruit des tracas du monde, c'est pour cela qu'il s'enfuit au désert; il craignit le feu de la cupidité terrestre: voilà pourquoi il méprisa tous les trésors qu'on lui offrit.
* Bréviaire de Limoges.
Léonard vécut, dit-on, vers l’an 500. Ce fut saint Remi, archevêque de Reims, qui le tint sur les fonts sacrés du baptême et, qui l’instruisit dans la science du salut. Ses parents avaient le premier rang dans le palais du roi de France. Il obtint du monarque la faveur insigne de renvoyer immédiatement absous tous les prisonniers qu'il visitait. Or, comme la renommée de sa sainteté allait toujours croissant, le roi le fit rester longtemps auprès de lui, jusqu'à ce qu'il se présentât une occasion favorable de lui. donner un évêché. Léonard le refusa, car, préférant la solitude, il quitta tout et vint avec son frère Liphard à Orléans où ils se livrèrent à la prédication. Après avoir passé quelque temps dans un monastère, Liphard ayant voulu rester solitaire sur les rives de la Loire, et Léonard, d'après l’inspiration du Saint-Esprit, se disposant à prêcher dans l’Aquitaine, ils se séparèrent après s'être embrassés mutuellement.
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Léonard prêcha donc en beaucoup d'endroits, fit un grand nombre de miracles et se fixa dans une forêt voisine de la ville de Limoges, où se trouvait un château royal bâti à cause de la chasse. Or, il arriva qu'un jour le roi étant venu y chasser, la reine, qui l’avait accompagné pour son amusement, fut saisie par les douleurs de l’enfantement et se trouva en péril. Pendant que le roi et sa suite étaient en pleurs à raison du danger qui menaçait la reine, Léonard passa à travers la forêt et entendit leurs gémissements. Emu de pitié, il alla au palais où on l’introduisit auprès du roi qui l’avait appelé. Celui-ci lui ayant demandé qui il était, Léonard lui répondit qu'il avait été disciple de saint Remi. Le roi conçut alors bon espoir et pensant qu'il avait été élevé par un bon maître, il le conduisit auprès de la reine en le priant de lui obtenir par ses prières deux sujets de joie, savoir: la délivrance de son épouse et la naissance de l’enfant. Léonard fit donc une prière et obtint à l’instant ce qu'il demandait. Or, comme le roi lui offrait beaucoup d'or et d'argent, il s'empressa de refuser et conseilla au prince de distribuer ces richesses aux pauvres : « Pour moi, lui dit-il, je n'en ai aucun besoin, je ne désire qu'une chose : c'est de vivre dans quelque forêt, en méprisant les richesses de ce monde, et en ne servant que J.-C. » Et comme le roi voulait lui donner toute la forêt, Léonard lui dit : « Je ne l’accepte pas tout entière, mais je vous prie seulement de me concéder la portion dont je pourrai, la nuit, faire le tour avec mon âne. » Ce à quoi le roi consentit bien volontiers.
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On y éleva donc un monastère où Léonard vécut longtemps dans la pratique d'une abstinence sévère, avec deux personnes qu'il s'adjoignit. Or, comme on ne pouvait se procurer de l’eau qu'à un mille de distance, il fit percer un puits sec dans son monastère et il le remplit d'eau par ses prières. Il appela ce lieu Nobiliac parce qu'il lui avait été donné par un noble roi. Il s'y rendit illustre par de si grands miracles que tout prisonnier, invoquant soir nom, était délivré de ses chaînes et s'en allait libre, sans que personne n'osât s'y opposer; il venait ensuite présenter à Léonard les chaînes ou les entraves dont il avait été chargé. Plusieurs de ces prisonniers restaient avec lui et servaient le Seigneur. Sept familles de ses parents, nobles comme lui, vendirent tout ce qu'elles possédaient pour le joindre : il distribua à chacune une portion de la forêt et leur exemple attira beaucoup d'autres personnes.
Enfin, le saint homme Léonard, tout éclatant de nombreuses vertus, trépassa au Seigneur le 8 des Ides de novembre. Comme il s'opérait beaucoup de miracles au lieu où il, reposait, il fut révélé aux clercs de faire construire une autre église ailleurs, parce que celle qu'ils avaient là leur était trop petite à raison de la multitude des pèlerins, puis d'y transférer avec honneur le corps de saint Léonard. Quand les clercs et le peuple eurent passé trois jours dans le jeûne et la prière, ils virent tout le pays couvert de neige, mais ils remarquèrent que le lieu où voulait reposer saint Léonard en était entièrement dépourvu. Ce fut donc là qu'il fut transporté. L'immense quantité de différentes chaînes de fer suspendues devant son tombeau témoigne combien de miracles le Seigneur opère par son intercession, surtout à l’égard de ceux qui sont incarcérés.
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— Le vicomte de Limoges, pour effrayer les malfaiteurs, avait fait forger une chaîne énorme qu'il avait commandé de fixer au pied de sa tour. Quiconque avait cette chaîne au cou restait exposé à toutes les intempéries de l’air, c'était donc endurer mille morts à la fois. Or, il arriva qu'un serviteur de saint Léonard fut attaché à cette chaîne, sans l’avoir mérité. Il allait rendre le dernier soupir, quand il se recommanda, le mieux qu'il put et de tout coeur, à saint Léonard, en le priant, puisqu'il délivrait les autres, de venir aussi au secours de son serviteur. A l’instant saint Léonard lui apparut, revêtu d'un habit blanc, et lui dit : « Ne crains point, car tu ne mourras pas. Lève-toi et porte cette chaîne avec toi à mon église. Suis-moi, je te précéderai. » Cet homme se leva, prit la chaîne et suivit jusqu'à son église saint Léonard qui marchait en avant. Au moment où il arrivait vis-à-vis la porte, le bienheureux prit congé de lui. Le serviteur entra donc dans l’église et raconta à tout le monde le service que saint Léonard lui avait rendu, et il suspendit devant le tombeau cette chaîne énorme.
Un habitant de Nobiliac, qui était fort fidèle à saint Léonard, fut pris par un tyran, qui se dit en lui-même : « Ce Léonard délivre tous ceux qui sont enchaînés et toute espèce de fer, quelle qu'en soit la force, fond en sa présence comme la cire devant le feu. Si donc je fais enchaîner cet homme, aussitôt Léonard viendra le délivrer; mais si je pouvais le garder, j'en tirerais mille sous pour sa rançon.
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Je sais ce que j'ai à faire. Je ferai creuser au fond de ma tour une fosse profonde et j'y plongerai cet homme après l’avoir chargé d'entraves. Ensuite sur l’orifice de la fosse, je ferai construire une geôle de bois où veilleront des soldats en armes. Bien que Léonard brise le fer, cependant il n'est pas encore entré sous terre. » Ce tyran exécuta tout ce qu'il s'était proposé : et comme le prisonnier se recommandait à chaque instant à saint Léonard, le bienheureux vint la nuit et retournant la geôle où se trouvaient les soldats, il les y renferma dessous comme des morts dans un sépulcre. Ensuite étant entré dans la fosse, environné d'une grande lumière, il prit son fidèle serviteur par la main et lui dit : « Dors-tu, ou veilles-tu ? Voici Léonard que tu désires voir. » Alors cet homme s'écria plein d'admiration : « Seigneur, aidez-moi. » Aussitôt le saint brisa les chaînes, prit le prisonnier dans ses bras et le porta hors de la tour : ensuite, s'entretenant avec lui, comme un ami le fait avec son ami, il le conduisit jusqu'à Nobiliac et même jusqu'à sa maison.
Un pèlerin qui revenait d'une visite à saint Léonard, fut pris en Auvergne et renfermé dans une cave. Il conjurait ses geôliers de le relâcher, par amour pour saint Léonard, car jamais il ne les avait offensés en rien. Ils répondirent que; s'il ne donnait une somme importante pour sa rançon, il ne sortirait pas. « Eh bien, dit le pèlerin, que l'affaire se vide entre vous et saint Léonard auquel vous saurez que je me suis recommandé. »
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Or, la nuit suivante, saint Léonard apparut au maître du château et lui commanda de laisser partir son pèlerin. Le matin à son réveil, cet homme n'estimant pas la vision qu'il avait eue plus qu'il n'eût fait d'un songe, ne voulut pas lâcher son prisonnier. La nuit suivante, saint Léonard lui apparut encore, en lui réitérant les mêmes ordres ; mais il refusa de nouveau d'y obtempérer; alors la troisième nuit, le saint prit le pèlerin et le conduisit hors de la place. Un instant après, la tour s'écroula avec la moitié du château; plusieurs personnes furent écrasées et le seigneur, qui n'eut que les deux jambes cassées, fut préservé afin qu'il pût survivre à sa confusion.
— Un soldat, prisonnier en Bretagne, invoqua saint Léonard, qui apparut au milieu de la maison, entra dans la prison, et après avoir brisé les chaînes qu'il remit entre les mains de cet homme, l’emmena en lui faisant traverser la foule frappée à cette vue de stupeur et d'effroi.
Il y eut un autre Léonard de la même profession, et saint également, dont le corps repose à Corbigny. Il était à la tête d'un monastère où il pratiqua une telle humilité qu'il semblait être le dernier des frères. Mais presque tout le peuple accourant vers lui, des envieux persuadèrent le roi Clotaire que, s'il n'y prenait garde, le royaume de France souffrirait de grands dommages, à cause de Léonard, qui, sous prétexte de religion, rassemblait beaucoup de monde autour de soi. Le roi trop crédule ordonna de le bannir. Les soldats qu'on envoya furent tellement touchés des paroles du saint qu'ils promirent de se faire ses disciples. Le roi se repentit enfin et priva les détracteurs du saint de leurs honneurs et de leurs biens ; il conçut une vive amitié pour Léonard qui obtint difficilement du prince que ses calomniateurs fussent réintégrés dans leurs dignités.
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Il obtint aussi de Dieu que quiconque étant incarcéré,
invoquerait son nom, fût délivré aussitôt. Un
jour qu'il se livrait à la prière, un serpent énorme
se glissa depuis ses pieds jusqu'à sa poitrine. Le saint n'en continua
pas moins sa prière ; mais quand il eut fini, il dit au serpent
: « Je sais bien que dès le commencement de la création,
tu inquiètes les hommes, autant qu'il est en ton pouvoir; si cependant
quelque puissance t'a été donnée sur moi, traite-moi
comme je l’ai mérité. » Quand il eut parlé ainsi,
le serpent, sortant précipitamment par son capuce, tomba mort à
ses pieds. Dans la suite, il réconcilia deux évêques
en discorde, et prédit qu'il mourrait le lendemain, vers l’an du
Seigneur 270.
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SAINT LUC, ÉVANGÉLISTE
Luc veut dire s'élevant ou montant, ou bien il vient de Lux, lumière. En effet il s'éleva au-dessus de l’amour du monde, et il a monté jusqu'à l’amour de Dieu. II fut la lumière du monde qu'il éclaira tout entier : « Vous êtes la lumière du monde », dit J.-C. (Math., V), or, la lumière du monde est le soleil lui-même. Cette lumière est située en haut (Eccl., XXVI): « Le soleil se lève sur le monde au haut du trône de Dieu » ; elle est agréable à voir (Eccl., XI) : « La lumière est douce, et l’oeil se plait à voir le soleil, elle est rapide dans sa course» (III, Esdras, c. IV, p. 34) : La terre est grande, le ciel est élevé et la course du soleil est rapide. » Elle est utile en ses effets , parce que, d'après le Philosophe, l’homme engendre l’homme, et le soleil en fait autant. De même saint Luc eut cette élévation par la contemplation des choses célestes; par sa douceur dans sa manière de vivre, par sa rapidité dans sa fervente prédication et par l’utilité de la doctrine qu'il a écrite.
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Luc, Syrien de nation, originaire d'Antioche, médecin de profession, fut, selon quelques auteurs, un des soixante-douze disciples du Seigneur. Puisque saint Jérôme dit, avec raison, qu'il fut disciple des apôtres et non du Seigneur, et comme la Glose remarque (sur l’Exode, XXV) qu'il ne s'attacha pas à suivre le Seigneur dans sa prédication, mais qu'il ne vint à la foi qu'après sa résurrection, il vaut mieux dire qu'il ne fut pas un des soixante-douze disciples, malgré l’opinion de certains auteurs. Sa vie fut si parfaite qu'il remplit exactement ses devoirs envers Dieu, envers le prochain, envers soi-même, et conformément à son ministère. En raison de ces quatre qualités, il est peint sous quatre faces, celle de l’homme, du lion, du boeuf et de l’aigle. « Chacun des animaux, dit Ezéchiel (I), avait quatre faces et quatre ailes. » Et pour mieux comprendre cela, figurons-nous un animal quelconque ayant une tête carrée, comme un carré de bois sur chacun de ses côtés figurons-nous une face, sur le devant celle d'un homme, à droite celle d'un lion, à gauche celle d'un veau, et par derrière la face d'un aigle. Or, comme la face de l’aigle s'élevait au-dessus des autres en raison de la longueur de son cou, c'est pour cela qu'on dit que l’aigle était par dessus. Chacun de ces animaux avait quatre ailes ; car comme nous nous figurons chaque animal comme un carré et que dans un carré il se trouve quatre angles, à chaque angle se trouvait une aile.
P201
Par ces quatre animaux, d'après quelques saints, on entend les
quatre Évangélistes dont chacun eut quatre faces dans ses
écrits, savoir : celles de l’humanité, de la passion, de
la résurrection et de la divinité; cependant on attribue
plus spécialement à chacun d'eux la face d'un seul animal,
D'après saint Jérôme, saint Mathieu est représenté
sous la figure d'un homme, parce qu'il s'appesantit principalement sur
l’humanité du Sauveur; saint Luc sous celle d'un veau, car il traite
du sacerdoce du Christ ; saint Marc, sous celle d'un lion, évidemment
parce qu'il a décrit la résurrection. Les lionceaux, dit-on,
restent morts trois jours en venant au monde, mais ils sont tirés
de cet engourdissement le troisième jour; par les rugissements du
lion. En outre, saisit Marc commence son évangile par la prédication
de saint Jean-Baptiste. Saint Jean est représenté sous la
figure d'un aigle, parce qu'il s'élève plus haut que les
autres, quand il traite de la divinité du Christ. Or, J.-C. dont
les évangélistes ont écrit la vie eut aussi les propriétés
de ces quatre animaux : il fut homme en tant que né d'une vierge,
veau dans sa passion, lion dans sa résurrection, et aigle dans son
ascension. Par ces quatre faces sous lesquelles est désigné
saint Luc, aussi bien que chacun des évangélistes, on a voulu
montrer les quatre qualités qui le distinguent.
— En effet par la face d'homme, on montre quelles furent ses qualités
envers le prochain qu'il a dû instruire par la raison, attirer par
la douceur et encourager par la libéralité ; car l’homme
est une créature raisonnable, douce et libérale.
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— Par la face d'aigle on montre ses dispositions par rapport à
Dieu ; parce qu'en lui, l'oeil de l’intelligence regarde Dieu par la contemplation,
son affection s'aiguise par la méditation, comme le bec de l’aigle
par l’usage qu'il en fait, et il se dépouille de sa vieillesse en
prenant un nouvel état de vie. L'aigle en effet a la vue perçante,
en sorte qu'il regarde le soleil sans que la réverbération
des rayons de cet astre lui fasse fermer les yeux; et quand il est élevé
au plus haut des airs, il voit: les petits poissons dans la mer. Son bec
est très recourbé pour qu'il ne soit pas gêné
pour saisir sa proie, qu'il écrase sur les pierres de manière
qu'elle peut lui servir de nourriture. Brûlé ensuite par l’ardeur
du soleil, il se précipité avec grande impétuosité
dans une fontaine et se dépouille de sa vieillesse. La chaleur du
soleil dissipe les ténèbres qui obscurcissent ses yeux et
fait muer son plumage.
— Par la face du lion, on voit qu'il fut parfait en soi, car il posséda
la générosité dans sa conduite, la sagacité
nécessaire pour échapper aux embûches des ennemis,
et des habitudes de compassion envers les affligés. Le lion en effet
est un animal généreux, puisqu'il est le roi des animaux
: il a la sagacité, puisque dans sa fuite, il détruit avec
sa queue les vestiges de ses pas afin que personne ne le trouve, il a l’habitude
des souffrances, car il souffre de la fièvre quarte.
—Par la face de veau ou de boeuf, on voit qu'il remplit avec exactitude
les fonctions de son ministère, qui consista à écrire
son évangile. Il procéda dans ce livre avec circonspection;
en commençant par la naissance du Précurseur, celle du Christ
et son enfance, et il décrit ainsi avec enchaînement toutes
les actions du Sauveur jusqu'au dernier sacrifice.
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Son récit est fait avec discernement, parce qu'écrivant après deux évangélistes, il supplée ce qu'ils ont omis et il omet les faits sur lesquels ils ont donné des renseignements suffisants. Il s'appesantit sur ce qui regarde le temple et les sacrifices ; ce qui est évident dans toutes les parties qui composent son livre. Le boeuf est, en effet, un animal lent, aux pieds fendus, ce qui désigne le discernement dans les sacrificateurs.
Au reste, il est aisé de s'assurer d'une manière plus exacte encore que saint Luc eut les quatre qualités dont il vient d'être question, pour peu qu'on examine soigneusement l’ensemble de sa vie. En effet, il eut les qualités qui lui étaient nécessaires par rapport à Dieu. Elles sont au nombre de trois, d'après saint Bernard : l’affection, la pensée et l’intention. 1° L'affection doit être sainte, les pensées pures, et l’intention droite. Or, dans saint Luc, l’affection fut sainte, puisqu'il fut rempli du Saint-Esprit. Saint, Jérôme, dans son prologue de l’évangile de saint Luc, dit de lui qu'il mourut en Béthanie, plein du Saint-Esprit. 2° Ses pensées furent pures ; car il fut vierge de corps et d'esprit, ce qui démontre évidemment la pureté de ses pensées. 3° Son intention fut droite, car, dans tous ses actes, il recherchait l’honneur qui est dû à Dieu. Ces deux dernières vertus font dire dans le prologue sur les Actes des Apôtres : « Il se préserva de toute souillure en restant vierge » ; voici pour la pureté de ses pensées ; « il aima mieux servir le Seigneur », c'est-à-dire, pour l’honneur du Seigneur, ce qui a trait à la droiture de ses intentions.
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Venons à ses qualités par rapport au prochain : Nous remplissons
nos devoirs à son égard quand nous accomplissons envers lui
ce à quoi le devoir nous oblige. Or, d'après Richard de Saint
Victor, nous devons au prochain notre pouvoir, notre savoir et notre vouloir,
qui engagent à un quatrième devoir, les bonnes oeuvres. Nous
lui devons notre pouvoir en l’aidant, notre savoir en le conseillant, notre
vouloir en concevant en sa faveur de bons désirs, et nos actions
en lui rendant de bons offices. Or, saint Luc eut ces quatre qualités.
Il donna au prochain ce qu'il put pour le soulager : ce qui est évident
par sa conduite envers saint Paul auquel il resta constamment attaché
dans toutes les tribulations du Docteur des Gentils, qu'il ne quitta jamais,
mais auquel il vint en aide dans la prédication. « Luc est
seul avec moi », dit saint Paul à Timothée (I, IV).
Et quand il dit ces mots
« avec moi » il veut dire que saint Luc l’aide, le défend,
fournit à ses besoins. Quand il dit : « Luc est seul »,
saint Paul montre qu'il lui est constamment attaché. Saint Paul
dit encore dans la IIe Ep. aux Corinthiens (VIII), en parlant de saint
Luc : « Il a été choisi par les Églises pour
nous accompagner dans nos voyages. » Il donna au prochain son savoir,
par les conseils, lorsqu'il écrivit, pour l’utilité du prochain,
ce qu'il avait appris de la doctrine des apôtres et de l’Évangile.
Il se rend à lui-même ce témoignage, dans son prologue,
quand il dit : « J'ai cru, très excellent Théophile,
qu'après avoir été informé exactement de toutes
ces choses depuis leur commencement, je devais aussi vous en représenter
par écrit toute la suite, afin que vous reconnaissiez la vérité
de ce qui vous a été annoncé.»
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Il servit le prochain de ses conseils, puisque saint Jérôme dit en son prologue, que ses paroles sont des remèdes pour les âmes languissantes. Il fut plein de bons désirs, puisqu'il souhaita aux fidèles le salut éternel (Coloss., IV) : « Luc, médecin, vous salue » — il vous salue, c'est-à-dire qu'il souhaite le salut éternel. 4° Ses actions étaient de bons services chose évidente par cela qu'il reçut chez lui Notre-Seigneur qu'il prenait pour un voyageur. Car il était le compagnon de Cléophas qui allait à Emmaüs, au dire de quelques-uns; ainsi le rapporte saint Grégoire, dans ses Morales, bien que saint Ambroise dise que ce fut un autre, dont il cite même le nom, (Saint Ambroise, in Luc.)
Troisièmement il posséda les vertus requises pour sa propre sanctification. Trois vertus disposent l’homme à la sainteté, dit saint Bernard : la sobriété dans la manière de vivre, la justice dans les actes, et la piété du coeur; chacune de ces qualités se subdivise encore en trois, toujours d'après saint Bernard. C'est vivre sobrement que de vivre avec retenue, politesse et humilité : les actes seront dirigés par la justice s'il existe en eux droiture, discrétion et profit : droiture dans l’intention qui doit être bonne, discrétion s'il y a modération, et profit par l’édification : il y aura piété de coeur, si notre foi nous fait voir Dieu souverainement puissant, souverainement sage, et souverainement bon : en sorte que nous croyons notre faiblesse soutenue par sa puissance, notre ignorance rectifiée par sa sagesse, et, notre iniquité détruite par sa bonté.
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Or, saint Luc posséda toutes ces qualités. 1° Il y eut sobriété dans sa manière de vivre, en trois choses : a) en vivant dans la continence ; car saint Jérôme dit de lui en son prologue sur saint Luc, qu'il ne se maria point, et qu'il n'eut pas d'enfants; b) en vivant avec politesse, comme on l’a vu tout à l’heure en parlant de Cléophas, supposé qu'il eût été l’autre disciple : « Deux des disciples de Jésus allaient ce jour-là à Emmaüs. » Il fut poli, ce qui est indiqué par le mot « deux » ; c'étaient des disciples, donc c'étaient des personnes bien disciplinées et de bonne conduite; c) en vivant avec humilité, vertu insinuée en cela qu'il cite Cléophas son compagnon, mais sans se nommer lui-même. D'après l’opinion de quelques auteurs, il ne se nomme pas par humilité. 2° Il y eut justice en ses actes et chacun d'eux procéda d'une intention droite; vertu indiquée dans l’oraison de son office où il est dit que, « pour la gloire du nom du Seigneur, il a continuellement porté sur son corps la mortification de la Croix. » : il y eut discernement dans sa conduite calme; aussi est-il représenté sous la face du boeuf qui a la corne du pied fendue, c'est le signe de la vertu de discernement. Ses actes produisirent des fruits d'édification; car il était grandement chéri de tous. Ce qui le fait appeler très cher par saint Paul en son épître aux Colossiens (IV) : « Luc, notre très cher médecin, vous salue. » 3° Il eut des sentiments pieux, car il eut la foi; et dans son évangile il proclama la souveraine puissance de Dieu, comme sa souveraine sagesse, et sa souveraine bonté. Les deux premiers attributs de Dieu sont énoncés clairement au chap. IV: « Le peuple était tout étonné de la doctrine de J.-C., parce qu'il parlait avec autorité. » Le troisième est énoncé dans le ch. XVIII : « Il n'y a que Dieu seul qui soit bon. » 4° Enfin, il remplit exactement les fonctions de son ministère qui était d'écrire l’Évangile.
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Or, son évangile est appuyé sur la vérité, il est rempli de choses utiles, il est orné de beaux passages, et confirmé par de nombreuses autorités.
I. Il est appuyé sur la vérité. Il y en a de trois sortes : la vérité de la vie, de la justice et de la doctrine. La vérité de la vie est l’équation qui s'établit entre la main et la langue; la vérité de la justice est l’équation de la substance à la cause; la vérité de la doctrine est l’équation qui s'établit entre la chose perçue et l’intellect. Or, l’évangile de saint Lue est appuyé sur ces trois sortes de vérités qui y sont enseignées, car cet évangéliste montre que J.-C. posséda ces trois sortes de vérités et les enseigna aux autres; d'abord par le témoignage de ses adversaires : « Maître, est-i1 dit dans le chap. XX nous savons que vous ne dites et n'enseignez rien que de juste » : voici la vérité de la doctrine , « et que vous n'avez point d'égard aux personnes » : voilà la vérité de la justice, « mais que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité » : voilà la vérité de la vie. La voie qui est bonne s'appelle la voie de Dieu. Saint Luc montre dans son évangile que J.-C. a enseigné cette triple vérité : 1° la vérité de la vie qui consiste dans l’observation des commandements de Dieu. Au chapitre X il est écrit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu, de tout votre coeur... Faites cela et vous vivrez. »
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Au chapitre XXIII, « un homme de qualité demanda à J.-C. : « Bon maître, que faire pour que j'obtienne « la vie éternelle? » Il lui est répondu : « Vous savez les commandements : « Vous ne tuerez point, etc... » 2° La vérité de la doctrine. Le Sauveur dit en s'adressant à certaines personnes qui altéraient la vérité de la doctrine : « Malheur à vous, pharisiens, qui payez la dîme, c'est-à-dire qui enseignez qu'il faut payer la dîme de la menthe, de la rue, et de toutes sortes d'herbes, et qui négligez la justice et l’amour de Dieu. (XI) » Il dit encore au même endroit : « Malheur à vous, docteurs de la loi, qui vous êtes saisis de la clef de la science, et qui n'y étant point entrés vous-mêmes, l’avez encore fermée à ceux qui voulaient y entrer. » 3 ° La vérité de la justice est énoncée au chapitre XX : « Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » Au chapitre XIX : « Quant à mes ennemis, qui n'ont point voulu m’avoir pour roi, qu'on les amène ici, et qu'on les tue en ma présence. » Au chapitre XIII, où il est question du jugement, quand J.-C. doit dire aux réprouvés: « Retirez-vous de moi, vous tous qui faites des oeuvres d'iniquité. »
II. Son évangile est d'une grande utilité. Aussi fut-il médecin pour nous montrer qu'il nous prépara une médecine très salutaire. Or, il y a trois sortes de médecine: la curative, la préservative et l’améliorative. Saint Luc montre dans son évangile que cette triple médecine nous a été préparée par le céleste médecin. La médecine curative guérit des maladies; or, c'est la pénitence qui guérit toutes les maladies spirituelles. C'est cette médecine que saint Luc dit nous avoir été offerte par le céleste médecin, dans le chapitre IV : «J'ai été envoyé par l’Esprit du Seigneur pour guérir ceux qui ont le coeur brisé; pour annoncer aux captifs qu'ils vont être délivrés, etc. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (V). »
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La médecine qui améliore fortifie la santé, et c'est l’observance des conseils qui rend l’homme meilleur et plus parfait. C'est elle que le grand médecin nous a préparée, quand il dit (ch. XVIII) : « Tout ce que vous avez, vendez-le et le donnez aux pauvres. » « Si quelqu'un prend votre manteau, laissez-lui prendre aussi votre robe. » (ch. VI.) La médecine préservative prévient la chute, et c'est la fuite des occasions du péché et des mauvaises compagnies qui nous est, enseignée au chapitre XII : « Gardez-vous du levain des pharisiens, qui est l’hypocrisie » ; par où il nous apprend à fuir la compagnie des méchants. On peut dire encore que l’Evangile de saint Luc est fort utile, en ce sens que tous les principes de la sagesse y sont renfermés. Voici comme en parle saint Ambroise : « Saint Luc embrasse toutes les parties de la sagesse, dans soli évangile. Il y enseigne ce qui a rapport à la nature, lorsqu'il attribue au Saint-Esprit l’Incarnation de N.-S. » David avait aussi enseigné cette sagesse naturelle, quand il dit: « Envoyez votre Esprit et ils seront créés. » Ce que saint Luc fait encore, en parlant des ténèbres qui accompagnèrent la Passion de J.-C., des tremblements de terre et du soleil qui retira ses rayons. Il enseigna la morale, puisqu'il donna une règle de moeurs dans le récit des Béatitudes. Son enseignement est conforme à la raison, quand il dit : « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera dans les grandes. » Sans cette triple science, la naturelle, la morale et la rationnelle, point de foi, point de mystère de la Trinité possible. » (Saint Ambroise.)
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III. Son évangile est embelli par toutes sortes de grâces : son style, en effet, et son langage sont fleuris et fort clairs. Or, pour qu'un écrivain atteigne à cette grâce et à cet éclat, trois qualités sont nécessaires, d'après saint Augustin, plaire, éclairer et toucher. Pour plaire, il faut un style orné ; pour éclairer, il le faut clair; pour toucher, il faut. parler avec feu.. Qualités que saint Luc posséda dans ses écrits et dans sa prédication. Lés deus premières, d'après ce témoignage de la II° aux Corinthiens : « Nous avons envoyé avec lui un frère (La Glose entend par ce frère saint Barnabé ou saint Luc) qui est devenu célèbre dans toutes les églises par son évangile. » Par ces mots « qui est devenu célèbre », saint Paul fait entendre que son style est orné. Par ceux-ci « dans toutes les églises », on voit qu'il a parlé avec clarté. Qu'il ait parlé avec feu, cela est évident, parce qu'il posséda un coeur ardent, selon qu'il le dit lui-même « Notre cour n'était-il pas embrasé en nous, lorsqu'il nous parlait dans le chemin et qu'il nous expliquait les Ecritures ? »
IV. Son évangile a été confirmé par de nombreuses autorités : 1° par celle du Père, qui dit dans Jérémie (XXXI) : « Le temps vient, dit le Seigneur,où je ferai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Juda ; non selon l’alliance que je fis avec leurs pères, mais voici l’alliance que je ferai avec la maison d'Israël, après que ce temps-là sera venu, dit le Seigneur : j'imprimerai ma loi dans leurs entrailles et je l’écrirai dans leur coeur. »
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A la lettre, il parle ici de la doctrine évangélique. 2° Il a été corroboré par l’autorité du Fils, qui dit an chapitre XXI : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » 3° Son évangile fut inspiré par l’Esprit-Saint, d'après ces paroles de saint Jérémie dans son prologue sur saint Luc : « Par le mouvement du Saint-Esprit, il a écrit son évangile dans l’Achaïe. » 4° Il fut figuré d'avance par les anges ; c'est à ce sujet qu'il est dit dans l’Apocalypse (XIV) : « Je vis l’ange de Dieu qui volait par le milieu du ciel, portant l’Evangile éternel. » Or, cet Evangile est appelé éternel, parce qu'il a nue origine éternelle, c'est-à-dire J.-C. qui est éternel, dans sa nature, dans sa fin et dans sa durée.
V. Il a été annoncé par les prophètes. En effet, le prophète Ezéchiel a en vue l’évangile de saint Luc; quand il dit qu'un des animaux avait une face de veau. Le même prophète veut en parler encore (II), quand il raconte avoir vu un livre écrit en dedans et en dehors, et dans lequel on avait écrit des plaintes lugubres, des cantiques et des malédictions. Ce qui a rapport à l’évangile de saint Luc, qui est écrit, en dedans par les mystères qu'il renferme, et en dehors, par le récit historique. On y trouve encore les plaintes de la Passion, le cantique de la Résurrection et les malédictions de la Damnation éternelle, dans le chapitre XI, où se rencontrent beaucoup d'imprécations.
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VI. Il a été expliqué et manifesté par la Sainte Vierge, qui en conservait toutes les particularités dans son cour et les ruminait, est-il dit en saint Luc (II), afin de pouvoir les faire connaître dans la suite aux écrivains sacrés; d'après ce que dit la Glose : « Tout ce qu'elle savait des actions et des paroles du Seigneur, elle le recueillit dans sa mémoire, afin qu'au moment de prêcher et d'écrire les circonstances de l’Incarnation, elle prît expliquer, d'une manière satisfaisante, à qui le demanderait, tolet ce qui s'était passé. C'est ce qui fait que saint Bernard, expliquant pourquoi l’ange annonça à la Sainte Vierge la grossesse d'Elisabeth, dit : « Si la conception d'Elisabeth est découverte à Marie, c'est afin que la venue du Sauveur et celle du Précurseur étant connues, elle pût, en conservant dans son esprit la suite et l’enchaînement des faits, en révéler, dans la suite la vérité aux écrivains et aux prédicateurs, puisque, dès le principe, elle fut pleinement instruite miraculeusement de tous ces mystères. » Aussi croit-on que les évangélistes lui demandaient bien des renseignements, sur lesquels elle les éclairait.
On a pensé de saint Luc en particulier qu'il eut recours à elle comme à l’arche du Testament, et qu'il en apprit avec certitude bien des faits, surtout ceux qui la concernaient personnellement, comme l’Annonciation de l’ange, la naissance de J.-C. et autres semblables dont saint Luc est le seul qui fasse état.
VII. L'Evangile lui fut notifié par les apôtres. Puisque saint Luc ne fut pas témoin de toutes les actions et des miracles de J.-C. if fut obligé d'écrire son évangile selon les données et le rapport des apôtres qui avaient été présents : il le donne à entendre dans son prologue quand il dit : « J'ai écrit sur le rapport que nous en ont fait ceux qui dès le commencement ont vu ces choses de leurs propres yeux et qui ont été les ministres de ta parole. »
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Comme on a coutume de rendre témoignage soit de ce que l’on a vu, soit de ce que l’on a entendu, dit saint Augustin; c'est pour cela que le Seigneur a voulu avoir deux témoins qui l’eussent vu, savoir saint Mathieu et saint Jean, et deux qui eussent entendu, savoir saint Marc et saint Luc. Mais parce que le témoignage de ce qu'on a vu est plus sûr et plus certain que celui de ce qu'on a entendu, c'est pour cette même raison, ajoute saint Augustin, que les deux évangélistes qui ont vu sont l’un au commencement et l’autre à la fin, et les deux qui ont entendu sont placés au milieu, afin que, tenant le milieu comme les plus faibles, ils soient protégés et défendus par ceux qui se trouvent au commencement et à la fin comme étant plus certains.
VIII. Il fut merveilleusement approuvé par saint Paul, qui, en preuve de ce qu'il disait, apportait le témoignage de l’évangile de saint Luc. Ce qui fait (lire à saint Jérôme, dans son livre des Hommes illustres, que plusieurs estiment que si saint Paul parle ainsi dans ses épîtres : « Selon mon évangile », il veut parler de l’ouvrage de saint Luc. Saint Paul approuvait encore merveilleusement l’évangile de saint Lire quand il écrit aux Corinthiens (II, c. VIII) que « saint Luc est devenu célèbre dans toutes les églises par son évangile. »
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— On lit dans l’Histoire d'Antioche que les chrétiens qui habitaient
cette ville s'étant livrés à d'affligeants et nombreux
désordres, furent assiégés par les Turcs, et en proie
à une grande misère et à la famine. Mais étant
revenus tout à fait au Seigneur par la pénitence, il apparut
à quelqu'un qui veillait dans l’église de Sainte-Marie de
Tripoli un personnage éclatant de lumière et revêtu
d'habits blancs ; et quand l’homme qui veillait eut demandé à
celui-ci qui il était, il lui fut répondu, qu'il était
saint Luc, venu d'Antioche, où le Seigneur avait convoqué
la milice céleste, avec les apôtres et les martyrs, afin de
combattre pour ses serviteurs. Alors les chrétiens, pleins d'ardeur,
taillèrent en pièces l’armée entière des Turcs.
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SAINT CRISANT ET SAINTE DARIA *
Crisant, fils d'un homme de la première noblesse, nommé Solimius, avait été instruit dans la foi de J.-C. et ne voulait pas céder à son père qui prétendait le ramener au culte des idoles. Alors Solimius le fit enfermer dans une chambre où on lui donna pour compagnie cinq jeunes filles chargées de le séduire par leurs caresses. Il pria Dieu de ne pas le laisser vaincre par cette bête féroce qui s'appelle concupiscence, et aussitôt les jeunes filles accablées de sommeil ne purent ni boire ni manger ; ce qu'elles faisaient dès qu'on les avait mises hors de l’appartement. Alors Daria, vierge très prudente consacrée à Vesta, est priée de s'introduire chez Crisant afin de le rendre aux dieux et à son père.
* Bréviaire; — Leurs actes.
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Quand elle fut entrée, Crisant lui adressa des reproches à cause du luxe de ses vêtements; mais elle répondit que si elle était parée ainsi, ce n'était pas pour le luxe en lui-même, mais pour le gagner aux dieux et à son père. Crisant lui adressa de nouveaux reproches de ce qu'elle honorait comme des dieux ceux qu'on avouait avoir eu, le plus souvent, pour auteurs de ses jours, des hommes débauchés et des femmes impudiques. Daria répliqua que les philosophes avaient donné des noms d'hommes aux éléments. Grisant lui dit : « Si celui-ci adore la terre comme une déesse, et que celui-la qui est homme des champs la laboure, il est prouvé qu'elle donne plus à l’homme des champs qu'à l’adorateur; il en sera de même de la mer et des autres éléments. » Alors Crisant et Daria qu'il avait convertie, s'étant unis par le lien du Saint-Esprit, et feignant d'être réellement mariés, convertissaient beaucoup de monde à J.-C. entre autres, le tribun Claude, autrefois son tuteur, avec sa femme, ses enfants et une infinité d'autres soldats. Crisant fut donc renfermé par l’ordre de Numérien dans un cachot des plus infects; mais cette infection se changea en une odeur des plus suaves. Quant à Daria, elle fut livrée à une maison de débauche; mais un lion, qui s'échappa de l’amphithéâtre, vint se constituer le portier de cette maison. On envoya quelqu'un pour faire violence à la jeune vierge; mais le lion le saisit, et semble demander, par signe à la sainte, ce qu'il doit faire de son captif. Celle-ci lui commande de ne pas le blesser, mais de le laisser venir auprès d'elle. Alors cet homme est changé et se met à courir par la ville en criant que Daria est une déesse.
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On envoie aussitôt des chasseurs pour prendre le lion, mais celui-ci
les saisit, les porte aux pieds de la vierge qui les convertit. Le préfet
fait placer un grand brasier à la porte de la chambre afin que Daria
soit brûlée avec le lion. A la vue du feu, le lion eut peur,
et se mit à rugir ; il reçut alors de la vierge la permission
de se retirer où il voudrait, sans faire de mal à personne.
Le préfet ayant fait infliger divers tourments à Crisant
et à Daria, ils n'en éprouvèrent aucune douleur. Ces
chastes époux furent alors placés dans une fosse, où,
écrasés sous les pierres et la terre, ils reçurent
la consécration du martyre, en 290, du temps de Carus, évêque
de Narbonne, ville où leur fête est célébrée
avec le plus de pompe.
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LES ONZE MILLE VIERGES
Les onze mille vierges furent martyrisées ainsi qu'il suit : Il y avait en Bretagne un roi fort chrétien nommé Notlhus, ou Maurus, dont la fille s'appelait Ursule. Elle se faisait distinguer par la douceur admirable de ses mœurs, sa sagesse et sa beauté; de sorte que sa renommée était répandue en tout lieu. Or, le roi d'Angleterre, prince fort puissant, qui avait subjugué à ses lois une quantité de nations, en entendant parler de cette jeune vierge, avouait qu'il serait le plus heureux des hommes si elle épousait son fils unique. Le jeune homme en témoignait aussi un ardent désir.
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On envoie donc une ambassade solennelle au père de la jeune fille; à des flatteries et à de grandes promesses on ajoute des menaces, si les ambassadeurs reviennent sans une réponse favorable. Le roi de Bretagne se trouva dans une extrême anxiété. Il regardait comme une indignité de donner à un adorateur des idoles une personne qui s'était rangée sous la foi de J.-C. ; il savait bien d'ailleurs qu'elle n'y consentirait jamais ; enfin, il redoutait singulièrement la férocité du roi anglais. Mais Ursule, inspirée de Dieu, conseilla à son père d'accéder à la demande du prince à condition toutefois que le roi son père, de concert avec son futur époux, lui donnerait dix vierges très distinguées pour la consoler; qu'on lui confierait à elle et aux autres, mille vierges ; qu'on équiperait des vaisseaux ; qu'on lui accorderait un délai de trois ans pour faire le sacrifice de sa virginité, et due le jeune homme lui-même se ferait baptiser et instruire dans la foi, dans le même espace de trois ans. C'était prendre un sage parti en effet, ou bien détourner le jeune homme de son dessein car les conditions qu'elle mettait devaient sembler difficiles à accepter, ou bien pour avoir le moyen de pouvoir consacrer à Dieu toutes ces vierges avec elle. Mais le jeune homme souscrivit de bon coeur à ces conditions, insista lui-même auprès de son père; et s'étant fait baptiser, il commanda de hâter l’exécution de tout ce que la jeune vierge avait exigé. Le père d'Ursule régla que cette fille chérie eût aussi pour cortège des hommes qui la protégeraient elle-même et ses compagnes.
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De toutes parts donc les vierges s'empressent, de toutes parts les hommes accourent à un si grand spectacle. Grand nombre d'évêques se joignent à Ursule et à ses compagnes qu'ils veulent suivre; parmi eux se trouvait Pantulus, évêque de Bâle, qui les conduisit jusqu'à Rome, et qui, à son retour, reçut avec elles le martyre.
Sur l’avis officiel que lui en avait donné par lettres le père de sainte Ursule, sainte Gérasime, reine de Sicile (dont le mari, fort cruel, était devenu, grâce à elle, un agneau pour ainsi dire, de loup qu'il était), soeur de l’évêque Marcirisus et de Daria, mère de sainte Ursule, suivit l’inspiration divine, laissa le royaume à un de ses fils et mit à la voile pour la Bretagne avec ses quatre filles, Babille, Julienne, Victoire et Aurée. Hadrien, un de ses enfants encore tout petit, se mit aussi de lui-même, en pèlerinage, par amour pour ses soeurs. De l’avis de sainte Gérasime se rassemblèrent des vierges de différents royaumes : elle fut constamment leur conductrice et souffrit enfin le martyre avec elles. D'après ce dont il avait été convenu, la reine s'étant procuré des trirèmes bien approvisionnées, dévoile aux vierges qui devaient l’accompagner le secret de son dessein, et toutes jurent d'être fidèles à ce nouveau genre de milice. Bientôt, en effet, elles préludent aux exercices de la guerre ; tantôt elles courent ici, tantôt là. Quelquefois elles font semblant de fuir; tout ce qui se peut présenter à leur esprit pour s'exercer à tous les genres de jeux, elles l’exécutent; quelquefois elles revenaient à midi, quelquefois à peine au soir. Il y avait affluence de princes, de seigneurs pour jouir d'un pareil spectacle et tous en étaient comblés d'admiration et de joie.
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Enfin, quand Ursule eut converti toutes les vierges à la foi, après un jour de traversée et sous un vent favorable, elles abordèrent à un port de la Gaule nommé Tyelle, et de là à Cologne, où un ange apparut à Ursule et lui prédit qu'elles reviendraient toutes ensemble en ce lieu où elles recevraient la couronne du martyre. Sur l’avis de l’ange, et se dirigeant vers Rome, elles abordèrent à Bâle, où, ayant quitté leurs navires, elles vinrent à pied à Rome. A leur arrivée, le pape Cyriaque fut tout joyeux ; il était originaire lui-même de la Bretagne, et comptait parmi elles beaucoup de parentes. Il les reçut avec tout son clergé en grande pompe. Cette nuit-là même, le pape eut du ciel révélation qu'il devait recevoir la couronne du martyre avec les vierges. Il ne parla de cela à qui que ce fut, et conféra le baptême à beaucoup de ces jeunes personnes qui n'avaient point encore reçu ce sacrement. Voyant une circonstance si favorable, après avoir gouverné l’église, le 19° après saint Pierre*, pendant un an et onze semaines, il découvrit son projet au public, et devant tout le monde, il résigna sa dignité et son office. Les réclamations furent unanimes surtout de la part des cardinaux qui pensaient que le pape était dans le délire pour vouloir quitter les honneurs du pontificat afin de suivre quelques petites femmes folles; il ne tint cependant aucun compte de leurs observations; mais il ordonna pontife à sa place un. saint homme qui fut nommé Amétus. Et pour avoir quitté le siège apostolique malgré le clergé, celui-ci effaça son nom du catalogue des pontifes, et
* Ce fut saint Antère qui régna un an et le 19e après saint Pierre, 235-236.
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cette sainte compagnie de vierges perdit dès ce moment tous les égards qu'on avait eus pour elles à la cour de Rome. Il v avait alors à la tête des armées romaines deus mauvais princes, Maxime et Africanus, qui, en voyant cette multitude de vierges accompagnées de beaucoup d'hommes et de femmes, craignirent que, par elles, la religion des chrétiens ne prit trop d'accroissements. Ils eurent donc soin de s'informer exactement du chemin. qu'elles devaient prendre, et envoyèrent des députés à Jules, leur parent, et prince de la nation des Huns, afin que, marchant contre elles avec une armée, il les massacrât à leur arrivée à Cologne, parce qu'elles étaient chrétiennes. Alors le bienheureux Cyriaque sortit de Rome avec cette illustre multitude de vierges. Il fut suivi par Vincent, cardinal-prêtre et par Jacques qui, de la Bretagne, sa patrie, venu à Antioche, y avait exercé la dignité archiépiscopale pendant sept ans. Il était à cette époque en visite auprès du pape, et déjà il avait quitté la ville, lorsqu'il entendit parler de l’arrivée des vierges ; il se hâta de revenir et il fut le compagnon de leur route et de leur martyre. Maurice, évêque de Lévicane, oncle de Babile et de Julienne, Foillau, évêque de Lucques, et Sulpice, évêque de Ravenne, alors à Rome, se joignirent encore à ces vierges. Ethéré, époux de sainte Ursule, qui était resté en Bretagne, avait été averti du Seigneur, par l’entremise d'un ange, d'exhorter sa mère à se faire chrétienne. Car son,père était mort un an après avoir été converti à la foi, et Ethéré lui avait succédé dans le gouvernement du royaume.
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Quand les vierges sacrées revinrent de Rome avec les évêques, dont il a été parlé, Ethéré reçut du Seigneur l’avertissement d'aller de suite à la rencontre de sa fiancée, afin de recevoir avec elle, dans Cologne, la palme du martyre. Il acquiesça aux avertissements de Dieu, fit baptiser sa mère et, avec elle, une toute petite soeur nommée Florentine déjà chrétienne; accompagné de l’évêque Clément, il alla au-devant des vierges pour s'associer à leur martyre. Marculus, évêque de Grèce et sa nièce Constance, fille de Dorothée; roi de Constantinople, qui avait fait voeu de virginité après la mort de son fiancé, un fils de roi, prévenus par une vision, vinrent à Rome et se joignirent aussi à ces vierges pour avoir part à leur martyre. Toutes donc, et ces évêques revinrent à Cologne alors assiégée par les Huns. Quand ces barbares les virent, ils se jetèrent sur elles en poussant des cris affreux et comme des loups qui se jettent sur des brebis, ils massacrèrent toute la multitude. Quand, après le massacre des autres, on arriva au tour de sainte Ursule, le chef, voyant sa merveilleuse beauté, resta stupéfait, et en la consolant de la mort de ses compagnes, il lui promit de s'unir à elle par le mariage. Mais comme elle rejeta sa proposition bien loin, cet homme, se voyant méprisé, prit une flèche et en perça Ursule qui consomma ainsi son martyre.
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— Une des vierges, nommée Cordula, saisie de frayeur, se cacha, cette nuit-là, dans le vaisseau ; mais le lendemain, elle s'offrit de plein gré à la mort et reçut la couronne du martyre. Or, comme ou ne faisait pas sa fête parce qu'elle n'avait pas souffert avec les autres, elle apparut longtemps après à une recluse, en lui ordonnant de célébrer sa fête le lendemain de celle des vierges. Elles souffrirent l’an du Seigneur 238. La supputation des époques, d'après l’opinion de quelques-uns, ne permet pas de penser que ces choses se soient passées alors. La Sicile, ni Constantinople n'étaient pas des royaumes, et cependant on dit ici que les reines de ces pays accompagnèrent ces vierges: Il vaut mieux croire que ce fut après Constantin, au moment où les Huns et les Goths exerçaient leurs ravages, que ce martyre eut lieu, c'est-à-dire, du temps de l’empereur Martien (selon qu'on le lit dans une chronique) qui régna l’an du Seigneur 352.
— Un abbé avait demandé. à l’abbesse de Cologne le corps d'une vierge, avec promesse de le placer en son église dans une châsse d'argent; mais l’ayant laissé, une année entière, sur un autel, dans une châsse de bois, une nuit, que l’abbé de ce monastère chantait matines avec sa communauté, cette vierge descendit corporellement de dessus l’autel et après avoir fait une profonde révérence devant l’autel, elle passa, en présence de tous les moines effrayés, à travers le choeur et se retira. L'abbé courut alors à la châsse qu'il trouva vide. Il vint en toute hâte à Cologne et exposa la chose en détail à l’abbesse. Ils allèrent à l’endroit Où ils avaient pris le corps et l’y, trouvèrent. L'abbé, après avoir fait ses excuses, demanda le même corps ou au moins un autre, avec les promesses les plus certaines de faire confectionner au plus tôt fine châsse précieuse ; mais il ne put l’obtenir.
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— Un religieux, qui avait une grande dévotion pour, ces saintes
vierges, vit, un jour qu'il était gravement malade, une vierge d'une
grande beauté, lui apparaître et lui demander s'il la connaissait.
Comme il était surpris de cette vision, et avouait qu'il ne la connaissait
aucunement, elle lui dit : « Je suis une des vierges, à l’égard
desquelles vous avez une touchante dévotion ; et afin de vous en
récompenser, si par amour et par honneur pour nous, vous récitez
onze mille fois l’oraison dominicale, vous éprouverez, à
l’heure de votre mort, les effets de notre protection et de notre consolation.
» Alors elle disparut, et le religieux accomplit ce qu'on lui avait
demandé le plus tôt qu'il put; et aussitôt après
il fit appeler l’abbé pour recevoir l’extrême-onction. Au
milieu de la cérémonie, ce religieux s'adressa tout à
coup aux assistants en leur criant de se retirer, pour faire place aux
vierges saintes qui arrivaient. L'abbé lui ayant demandé
ce que cela signifiait, le religieux lui raconta la promesse qu'il avait
faite à la vierge, alors tous se retirèrent, et revenant
un moment après, ils trouvèrent que le religieux avait rendu
son âme a Dieu.
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SAINT SIMON ET SAINT JUDE, APÔTRES
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Simon signifie obéissant ou triste. Il eut deux surnoms, car on l’appela Simon le Zélé, et Simon le Cananéen, de Cana, bourg de la Galilée, où le Seigneur changea l’eau en vin. En outre Zélé et Cananéen sont tout un, puisque Cana signifie zèle. Or, saint Simon posséda l’obéissance en accomplissant les préceptes; la tristesse en compatissant aux affligés; le zèle en travaillant constamment avec ardeur au salut des âmes. Jude veut dire confessant ou glorieux : ou bien il vient de donnant jubilation. En effet, il confessa la foi, il posséda la gloire du royaume et la jubilation de la joie intérieure. Il eut beaucoup de surnoms : car il fut appelé Judas, frère de Jacques, comme frère de saint Jacques le Mineur; 2° il fut appelé Thaddée, qui veut dire s'emparant du prince, ou bien Thaddée vient de Thadea et Deus. Thadea signifie vêtement royal. Il fut le vêtement royal de Dieu par les vertus qui l’ont orné et par où il a pris le prince J.-C.; ou Thaddée vient de Quasi tam Deus, c'est-à-dire grand comme Dieu, par son adoption ; 3° dans l’Histoire ecclésiastique, il est nommé Leben, qui veut dire coeur, ou petit coeur, c'est-à-dire qui orne son coeur, ou bien Lebens, comme on dirait Lebes, bassin ; coeur par sa magnanimité; petit cœur par sa pureté; bassin par: sa plénitude de grâces, puisqu'il a mérité d'être comme une chaudière, un vase de vertus et de grâces. Leur passion et leur légende furent écrites en hébreu par Abdias, évêque de Babylone, qui avait reçu l’épiscopat des mains des apôtres eux-mêmes. Throphée, disciple d'Abdias, les traduisit en grec, et Africanus en latin.
Simon de Cana et Jude Thaddée étaient les frères de saint Jacques le mineur, et fils de Marie Cléophé qui fut mariée à Alphée. Jude fut envoyé à Abgare, roi d'Edesse, par saint Thomas, après l’ascension du Seigneur. On lit en effet dans l’Histoire ecclésiastique * que cet Abgare adressa une lettre ainsi conçue à N.S. J.-C. : « Abgare, roi, fils d'Euchassias, à Jésus, le bon Sauveur, qui a apparu dans le pays de Jérusalem, salut : J'ai entendu parler de vous et des guérisons que vous faites, sans employer ni médicaments, ni herbes : d'un mot vous faites voir les aveugles, marcher droit les boiteux, les lépreux sont purifiés et les morts reviennent à la vie. Ayant entendu raconter de
* Eusèbe, l. I, c. XIII.
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vous toutes ces merveilles, je pense de deux choses l’une, ou que vous êtes Dieu et que vous êtes descendu du ciel afin d'opérer ces prodiges, ou que vous êtes le fils de Dieu, si vous agissez ainsi. C'est pourquoi je vous écris pour vous prier de prendre la peine de venir me voir et me guérir d'une douleur qui me tourmente depuis longtemps. J'ai su encore que les Juifs murmurent contre vous et veulent vous faire un mauvais parti, venez donc chez moi; j'ai une ville petite, il est vrai, mais convenable, qui peut suffire à deux personnes. » N.-S. J.-C. lui répondit en ces termes « Vous êtes bienheureux d'avoir cru en moi, sans m’avoir vu ; car il est écrit de moi que ceux qui ne me voient pas, croiront, et que ceux qui me voient, ne croiront point. Quant à ce que vous m’avez écrit d'aller chez vous, il faut que s'accomplissent toutes les choses pour lesquelles j'ai été envoyé, et ensuite que je sois reçu de celui qui m’a envoyé. Après mon ascension, je vous enverrai un de mes disciples pour vous guérir, et vous vivifier. » Alors Abgare comprenant qu'il ne pouvait pas voir J.-C. en personne, envoya (c'est ainsi qu'on le trouve dans une histoire antique, d'après le témoignage de Jean Damascène, l. IV) un peintre à Jésus pour faire son portrait afin devoir au moins dans son image celui qu'il ne pouvait voir en personne. Mais quand le peintre était auprès de Jésus, il ne pouvait voir distinctement sa face, ni tenir les yeux fixés sur lui, à cause de l’éclat extraordinaire qui partait de sa tête, de sorte qu'il ne put le peindre comme il en avait reçu l’ordre.
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Le Seigneur, voyant cela, prit un vêtement qui servait de linge au peintre, et le mettant sur sa figure, il y imprima ses traits et l’envoya au roi Abgare qui le désirait. Or, tel était le portrait du Seigneur d'après cette histoire antique, toujours selon le témoignage de Jean de Damas : Il avait de beaux yeux, des sourcils épais, la figure longue et légèrement penchée, ce qui est un signe de maturité.
Or, cette lettre de Notre-Seigneur J.-C. a, dit-on, une telle vertu, que dans cette ville d'Edesse aucun hérétique ni aucun païen n'y saurait vivre, et un tyran quelconque n'oserait y faire mal à personne *. En effet, s'il arrive qu'une nation vienne attaquer cette ville à main armée, un enfant, debout au haut de la porte, lit cette lettre et le même jour, les ennemis, soit qu'ils aient peur, prennent la fuite, soit qu'ils veulent la paix, entrent en composition avec les citoyens ; c'est ce qu'on rapporte être autrefois arrivé : mais dans la suite la ville fut prise et profanée par les Sarrasins ; elle avait perdu son privilège en raison des péchés innombrables qui s'étaient commis publiquement dans tout l’Orient. Quand Notre-Seigneur fut monté au ciel (ainsi le lit-on dans l’Histoire ecclésiastique, l. I, c. XIII), l’apôtre saint Thomas envoya Thaddée, autrement dit Jade, au roi Abgare, pour accomplir la promesse de Dieu. Arrivé auprès d'Abgare, après qu'il lui eut déclaré être le disciple à lui promis par Jésus, le roi vit dans le visage de Thaddée une splendeur admirable et divine. A cette vue, stupéfait et effrayé, il adora le Seigneur en disant : « Vraiment vous êtes le disciple
* Ordéric Vital, l. II.
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de Jésus, fils de Dieu, qui m’a écrit: «Je vous enverrai quelqu'un de mes disciples pour vous guérir et vous donner la vie. » Thaddée lui dit : « Si vous croyez au Fils de Dieu, vous obtiendrez dit ce que votre cœur désire. » Abgare répondit : « Je crois de vrai, et les Juifs qui l’ont crucifié je les égorgerais volontiers, si j'en avais le pouvoir et si l’autorité des Romains n'était pour moi un obstacle insurmontable. » Or, comme Abgare était lépreux, lit-on en quelques livres, Thaddée prit la lettre du Sauveur en frotta la face du roi et aussitôt il recouvra la santé la plus parfaite. — Par la suite, Jude, prêcha dans, la Mésopotamie et dans le Pont, et Simon en Egypte. Ensuite, ils vinrent tous les deux en Perse où ils rencontrèrent deux magiciens, Laroës et Arphaxat, que saint Mathieu avait chassés de l’Ethiopie. A cette époque, Baradach, général du roi de Babylone, avant de partir pour combattre les Indiens, ne pouvait obtenir aucune réponse de. ses dieux : mais en allant au temple d'une ville voisine, on apprit que l’arrivée des apôtres était la cause pour laquelle les dieux ne pouvaient répondre. Alors le général les fit chercher et quand il les eut trouvés, il leur demanda qui ils étaient et ce qu'ils étaient venus faire. Les apôtres répondirent: « Si c'est notre nation que vous voulez connaître, nous sommes hébreux; si c'est notre condition, nous déclarons être les serviteurs da Christ; si vous voulez savoir le motif de notre venue, c'est pour vous sauver. » Le général leur répartit : « Quand je serai revenu vainqueur, je vous entendrai. »
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Les apôtres lui dirent : « Il y aurait pour vous bien plus d'avantage à connaître celui qui peut ou vous faire remporter la victoire ou du moins disposer les rebelles à la paix. » Le général leur répondit: « Je vois que vous êtes plus puissants que nos dieux ; annoncez-nous donc d'avance, je vous prie, l’issue de la guerre. » Les apôtres lui dirent : « Afin que vous sachiez que vos dieux sont des menteurs, nous leur ordonnons de répondre à vos demandes et, en disant ce qu'ils ignorent, nous allons vous prouver qu'ils ont menti en tout point. » Alors les prêtres des idoles prédirent une grande bataille dans laquelle beaucoup de monde serait massacré de part et d'autre. Les apôtres se mirent alors à rire, et le général leur dit : « Moi, je suis saisi de crainte, et vous, vous riez? » Les apôtres répondirent : « Ne craignez rien, car la paix est entrée ici avec nous, et demain, à la troisième heure, les ambassadeurs des Indiens viendront vous trouver, faire leur soumission et implorer la paix. » Alors les prêtres se mirent à éclater de rire aussi, en disant au général: « Ces gens-là veulent vous inspirer de la sécurité, afin que ne vous tenant pas sur vos gardes, vous soyez défait par nos ennemis. » Les apôtres reprirent : « Nous ne vous avons pas dit : attendez un mois, mais un jour, et demain vous serez vainqueur et vous aurez la paix. » Alors le général les fit garder tous les deux, afin de leur rendre hommage, s'ils avaient dit la vérité sur ce qui devait échoir, ou bien de les punir pour leur mensonge criminel. Le lendemain donc, ce que les apôtres avaient prédit, s'étant réalisé, et le général ayant voulu faire brûler les prêtres, il en fut empêché par les apôtres qui avaient été envoyés non pour tuer les vivants, mais pour ressusciter les morts.
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Alors le général, plein d'admiration de ce qu'ils n'avaient pas laissé tuer les prêtres des idoles et de ce qu'ils ne voulaient accepter rien de leurs richesses, les conduisit au roi: « Prince, lui dit-il, voici des dieux cachés sous des figures d'hommes ! » et après lui avoir raconté,. en présence des magiciens, tout ce qui s'était passé, ceux-ci, excités par l’envie, dirent que c'étaient des gens rusés et qu'ils méditaient de mauvais projets contre l’État. Le général leur dit : « Si vous l’osez, luttez avec eux. » Les magiciens lui dirent: « Si tu veux voir qu'ils ne pourront parler en notre présence, qu'on amène ici les hommes les plus éloquents, et si, devant nous, ils osent ouvrir la bouche, vous aurez la preuve que nous ne sommes propres à rien. » Un grand nombre d'avocats ayant été amenés, à l’instant, ils devinrent muets en présence des mages, au point qu'ils ne pouvaient pas même manifester par des signes qu'ils étaient incapables de parler. Et les magiciens dirent au roi : « Afin que tu saches que nous sommes des dieux, nous allons leur permettre de parler, mais ils ne pourront se promener; puis nous leur rendrons la faculté de marcher, mais nous ferons qu'ils ne voient pas, bien qu'ayant les yeux ouverts. » Quand tout cela eut été exécuté, le général mena les avocats honteux et confus aux apôtres: mais les avocats ayant vit que ceux-ci étaient vêtus grossièrement, ils les méprisèrent intérieurement. Simon leur dit : « Souvent il arrive que dans des écrins d'or et semés de pierreries se trouvent renfermés des objets sans valeur, et que dans les plus viles bottes de bois soient rangés des colliers de perles d'un grand prix.
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Or, qui désire devenir le propriétaire d'une chose, fait moins d'attention au contenant qu'au contenu. Promettez-nous donc d'abandonner le culte des idoles et d'adorer le Dieu invisible; de notre côté, nous ferons le signe de la croix sur vos fronts et vous pourrez confondre les magiciens. » Après en avoir fait la promesse et avoir été signés au front, les avocats retournèrent de nouveau chez le roi, auprès duquel se trouvaient encore les magiciens, qui n'eurent plus le moindre empire sur eux; et ils s'en moquèrent devant tout le monde; alors les magiciens irrités firent venir beaucoup de serpents. Aussitôt le roi donna ordre de faire venir les apôtres qui remplirent leurs manteaux des serpents et les jetèrent sur les magiciens en disant : « Au nom du Seigneur, vous ne mourrez point, mais vous serez déchirés par les serpents et vous pousserez des cris de douleur qui ressembleront à des mugissements. »
Et comme les serpents leur rongeaient les chairs, et que ces malheureux hurlaient comme des loups, le roi et les autres priaient les apôtres de laisser tuer les magiciens par les serpents. Les apôtres leur répondirent : « Nous avons été envoyés pour ramener de la mort à la vie, mais non pour précipiter de la vie dans la mort. » Et, après avoir fait une prière, ils ordonnèrent aux serpents de reprendre tout le poison qu'ils avaient injecté, et ensuite de retourner dans leur repaire. Or, les douleurs supportées par les magiciens, au moment où les serpents reprirent leur poison, furent plus vives que celles qu'ils avaient ressenties quand leurs chairs étaient dévorées.
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Les apôtres leur dirent : « Pendant trois jours, vous ressentirez de la douleur; mais, le troisième jour, vous serez guéris, afin que vous renonciez alors à votre malice. » Trois jours s'étant écoulés, sans que les magiciens pussent ni manger, ni boire, ni dormir, tant leurs souffrances étaient grandes, les apôtres vinrent les trouver et leur dirent : « Le Seigneur n'agrée pas qu'on le serve par force; levez-vous donc, soyez guéris, et allez avec la faculté de faire librement ce que vous voulez. » Ils persistèrent dans leur malice, et s'enfuirent loin des apôtres, contre lesquels ils ameutèrent Babylone presque tout entière.
— Après, quoi, la fille d'un général conçut par fornication, et en mettant un fils au monde, elle accusa un saint diacre de lui avoir fait violence, en disant qu'elle avait conçu de son fait. Or, comme les parents voulaient tuer le diacre, les apôtres arrivent et s'informent de l’époque de la naissance de l’enfant. On leur répondit: « Aujourd'hui même, à la première heure du jour. » Alors, les apôtres dirent : « Apportez l’enfant, et faites venir aussi le diacre que vous accusez. » Quand cela fut fait, les apôtres dirent à l’enfant : « Dis, enfant, au nom du Seigneur, si ce diacre a eu pareille audace.» A cela, l’enfant reprit : « Ce diacre est chaste et saint; jamais il n'a souillé sa chair. » Or, comme les parents de la jeune fille insistaient pour que les apôtres demandassent quel avait été l’auteur du crime, ceux-ci répondirent : « Notre devoir est de délivrer les innocents, mais non de perdre les coupables. »
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— A la même époque, deux tigres très féroces, renfermés chacun dans une fosse, s'échappèrent et dévorèrent tous ceux qu'ils rencontraient. Les apôtres vinrent à eux et, au nom du Seigneur, ils les rendirent doux comme des agneaux. Les apôtres voulurent s'en aller, mais, sur la prière qu'on leur en fit, ils restèrent encore un an et trois mois ; dans cet intervalle, plus de soixante mille hommes, sans compter les petits enfants, furent baptisés avec le roi et les princes.
Les magiciens dont on vient de parler vinrent à une ville nommée Suanir, où se trouvaient 70 prêtres des idoles qu'ils animèrent contre les apôtres, afin qu'à leur arrivée en ce pays, on les forçât à sacrifier ou qu'on les exterminât. Lors donc que les apôtres eurent parcouru toute la province et qu'ils furent parvenus jusqu'à cette ville, les prêtres et tout le peuple se saisissent d'eux et les conduisent au temple du Soleil, Les démons se mirent alors à crier, par l’organe des énergumènes : « Qu'y a-t-il entre vous et nous, apôtres du Dieu vivant ? Voici qu'à votre entrée, nous sommes brûlés par les flammes. » L'ange du Seigneur apparut dans le même moment aux apôtres, et leur dit : « Choisissez de deux choses l’une, ou bien que ces gens meurent à l’instant, ou bien que vous soyez martyrs. » Les apôtres répondirent : « Il faut adorer la miséricorde de Dieu, afin qu'elle les convertisse et qu'elle nous conduise à la palme du martyre. »
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Après avoir imposé silence, les apôtres dirent : « Pour vous convaincre que ces idoles sont pleines de démons, voyez, nous leur commandons de sortir et de briser chacun sa statue. » Aussitôt, deux Ethiopiens, noirs et nus, sortirent, au grand effroi de tout le monde, des statues et, après les avoir brisées, se retirèrent en poussant des cris horribles. A cette vue, les prêtres se jetèrent sur les apôtres et les égorgèrent tout aussitôt. Or,. à l’instant même, quoique le ciel fût fort serein; il se fit entendre des coups de tonnerre si violents, que le temple se fendit, en trois endroits, et que deux magiciens, frappés par la foudre, furent réduits en charbon. Le roi transporta les corps des apôtres dans sa ville, et fit élever en leur honneur une église d'une magnificence admirable.
— Quant à saint Simon, on trouve en plusieurs. endroits qu'il fut attaché à une croix, fait attesté par Isidore, dans son Livre sur la mort des Apôtres ; par Eusèbe, dans son Histoire ecclésiastique; par Bède, dans son Commentaire sur les actes des Apôtres, et par maître Jean Beleth, dans sa Somme. Ils prétendent qu'après avoir prêché en Égypte , il revint à Jérusalem, et quand saint Jacques le Mineur fut mort, il fut choisi d'une voix unanime par les apôtres, pour être évêque de cette ville; avant son décès, on raconte qu'il ressuscita trente morts. Aussi chante-t-on dans son office : « Il rendit la vie à trente personnes englouties ans les flots. » Après avoir gouverné l’église de Jérusalem de longues années, et être parvenu à l’âge de 120 ans, du temps de l’empereur Trajan, Atticus, qui exerçait les fonctions de consul à Jérusalem, le fit prendre et accabler d'outrages. En dernier lieu, il le fit attacher à une croix, tout le monde et le juge admirant qu'un vieillard de 120 ans subît le supplice de la croix.
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Cependant quelques-uns disent, et cela est exact, que ce ne fut pas
l’apôtre Simon qui souffrit le martyre de la croix et fut évêque
de Jérusalem, mais que ce fut un autre Simon, fils de Cléophé,
frère de Joseph ; fait attesté par Eusèbe, évêque
de Césarée, dans sa chronique. Isidore et Bède le
disent aussi en leurs chroniques ; car Isidore et Eusèbe rétractèrent,
dans la suite, ce qu'ils avaient avancé d'abord ; ceci se prouve
par l’autorité de Bède, qui se reproche dans ses rétractations
d'avoir partagé ce sentiment. Usuard atteste la même chose
aussi dans son Martyrologe.
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SAINT QUENTIN
Quentin, noble citoyen romain, vint à Amiens où ayant fait beaucoup de miracles, il fut pris par l’ordre de Maximien, préfet de la ville, et battu de verges, jusqu'à l’entier épuisement des bourreaux; après quoi il fut jeté eu prison. Mais un ange l’ayant délivré, il alla au milieu de la ville prêcher le peuple. Pris une seconde fois, étiré du haut du chevalet jusqu'à ce que ses veines eussent été rompues, rudement battu à coups de nerfs de boeuf, il endura l’huile, la poix, la graisse bouillante; comme il se moquait du président, celui-ci irrité lui fit jeter dans la bouche de la chaux, du vinaigre et de la moutarde. Mais il demeurait encore inébranlable; alors il fut conduit à Vermand, où le président lui fit enfoncer deux broches qui allaient de sa tête à ses cuisses, et dix clous entre ses ongles et sa chair ; enfin il le fit décapiter. Son corps jeté dans un fleuve y resta caché 55 ans, et fut retrouvé ainsi qu'il suit par une noble dame romaine.
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Comme elle se livrait assidûment à l’oraison, une nuit,
elle est avertie par un ange d'aller en toute hâte au camp de Vermand
à l’effet d'y chercher en tel endroit le corps de saint Quentin
et de l’ensevelir avec honneur. Elle se rendit donc, avec une grande suite,
à l’endroit désigné, et y ayant fait sa prière,
le corps de saint Quentin entier et sain, et répandant une odeur
suave, surnagea aussitôt sur le fleuve. Elle l’ensevelit : et pour
la récompenser de ce bon office, elle recouvra l’usage de la vue.
Elle bâtit en cet endroit une église, après quoi elle
se retira dans ses domaines.
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SAINT EUSTACHE *
Eustache s'appelait d'abord Placide. C'était le commandant des soldats de l’empereur Trajan. Bien que adonné au culte des idoles, il pratiquait avec grande assiduité les oeuvres de miséricorde. Il avait une épouse idolâtre et miséricordieuse comme lui; il en eut deux fils qu'il éleva selon son rang, avec une magnificence extraordinaire; comme il se faisait un devoir de s'adonner aux oeuvres de miséricorde, il mérita d'être dirigé dans la voie de la vérité.
* Tiré des actes anciens dans lesquels le Bréviaire romain a pris la légende de l’office du saint.
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Un jour en effet qu'il se livrait à la chasse, il rencontra un troupeau de cerfs, au milieu desquels il en remarqua un plus beau et plus grand que lés autres, qui se détacha pour gagner une forêt plus vaste. Tandis que les autres militaires courent après les cerfs, Placide poursuit celui-ci de tous ses efforts et s'attache à le prendre. Comme il le suivait avec acharnement, le cerf parvient enfin à gravir la cime d'un rocher; Placide s'approche et songe aux moyens de ne pas le manquer; or, pendant qu'il considère, le cerf avec attention, il voit au milieu de ses bois la figure de la Sainte Croix plus resplendissante que les rayons du soleil, et l’image de J.-C., qui lui adresse ces paroles par la bouche du cerf, comme autrefois parla l’ânesse de Balaam : « Placide, pourquoi me persécutes-tu? C'est par bonté pour toi que je t'apparais sur cet animal. Je suis le Christ que tu honores sans le savoir : tes aumônes ont monté devant moi, et voilà pourquoi je suis venu; c'est pour te chasser moi-même par le moyen de ce cerf que tu courais. »
D'autres auteurs disent pourtant que ce fut l’image qui lui apparut entre les bois du cerf qui proféra ces paroles. En entendant cela, Placide, grandement saisi, tomba de son cheval; revenu à lui après une heure, il se releva et dit : « Faites-moi comprendre ce que vous me dites et alors je croirai en vous. » J.-C. lui dit : « Placide, je suis le Christ qui ai créé le ciel et la terre, qui ai fait jaillir, la lumière et l’ai séparée des ténèbres; j'ai réglé le temps, les jours et les années; j'ai formé l’homme du limon de la terre; pour sauver le genre humain, je suis apparu ici-bas avec un corps, et après avoir été crucifié et enseveli, je suis ressuscité le troisième jour. » A ces mots, Placide tomba de nouveau sur terre et dit : « Je crois, Seigneur, que c'est vous qui avez tout fait, et que vous ramenez ceux qui s'égarent. »
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Alors le Seigneur lui dit : « Si tu crois, va, trouver l’évêque
de la ville, et fais-toi baptiser. »
« Voulez-vous, répondit Placide, que j'annonce ces vérités
à ma femme et à mes fils, afin qu'eux aussi croient en vous?
» Le Seigneur lui dit : « Informe-les, afin qu'ils soient purifiés
comme toi : mais reviens ici demain, je t'apparaîtrai de nouveau
pour te dévoiler plus amplement l’avenir. » Quand il fut rentré
à sa maison et qu'il eut rapporté ces merveilles à
son épouse, au lit, celle-ci s'écria en disant : «
Mon Seigneur, et moi aussi, la nuit passée, je l’ai vu et il
m’a dit : « Demain ton mari, tes fils et toi, vous viendrez à
moi : Je reconnais maintenant que c'est J.-C. » Ils allèrent
donc, an milieu de la nuit, trouver l’évêque de Rome qui les
baptisa en grande joie, et qui donna à Placide le nom d'Eustache,
à sa femme celui de Théospita et à ses fils ceux d'Agapet
et de Théospite. Le matin arrivé; Eustache se rendit à
la chasse, comme la veille, et parvenu au même endroit, il fit aller
de divers côtés ses soldats, sous prétexte de dépister
le gibier, et restant à la place où il avait eu la première
vision, il en eut une seconde : alors tombant le visage contre terre, il
dit : « Je vous supplie, Seigneur, de manifester à votre serviteur
ce que vous lui avez promis. »
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Tu es bienheureux, lui répondit le Seigneur, d'avoir reçu le bain de ma grâce, parce que tu as alors vaincu le diable. Tu viens de fouler aux pieds celui qui t'avait déçu. Tu vas montrer maintenant ta foi : car pour l’avoir abandonné, le diable va te livrer de grands combats : il faut donc que tu supportes de rudes épreuves afin de recevoir la couronne de la victoire. Il faut que tu souffres beaucoup afin que déchu de vaines grandeurs du monde, tu sois humilié, pour, être élevé plus tard aux honneurs spirituels. Ne faiblis donc pas : ne reporte pas la vue sur ta gloire passée, car il faut que, par la voie des tentations, tu te montres un autre Job. Cependant quand tu auras été humilié, je viendrai à toi, et; te rendrai ta gloire première. Dis-moi donc, si tu veux accepter les tentations à présent ou à la fin de ta vie? » Eustache répondit: « Seigneur, s'il faut qu'il en soit ainsi, à l’instant commandez que les tentations nous éprouvent, mais donnez-nous la vertu de patience. » Ne perds pas courage, reprit le Seigneur ; ma grâce en effet gardera vos âmes. » Alors le Seigneur monta an ciel, et Eustache revint chez lui donner ces nouvelles à sa femme.
Quelques jours s'étant écoulés, la mort, sous la forme d'une peste, se déchaînant sur tous ses serviteurs et ses servantes, les moissonna tous : peu de temps après, tous ses chevaux et tous ses troupeaux moururent subitement. Alors des scélérats, voyant ces ravages, se ruèrent pendant la nuit sur sa maison, emportèrent tout ce qu'ils trouvèrent, et pillèrent l’or, l’argent et tous ses autres biens : lui-même, avec sa femme et ses fils, rendit grâces à Dieu et s'enfuit tout nu pour échapper à la honte, ils allèrent en Egypte.
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Tout ce qu'il possédait fut anéanti par la rapine des méchants. L'empereur et le sénat entier regrettaient beaucoup la perte d'un général aussi distingué, sur lequel on ne pouvait obtenir aucun renseignement. Après avoir fait quelque chemin, les fugitifs arrivèrent à la mer Où ayant trouvé un vaisseau, ils s'embarquèrent. Alors le maître du navire, voyant que la femme d'Eustache était fort belle, conçut un grand désir de la posséder. Après la traversée, il exigea d'Eustache le prix du passage, et comme ils n'avaient pas d'argent, il ordonna que cette femme fût retenue pour payement, dans la conviction de l’avoir à soi. Eustache, informé de cela, refusa absolument d'y consentir, et comme il persistait, le maître fit signe à Ses matelots de le précipiter dans la mer; afin de pouvoir ainsi posséder sa femme. Eustache, qui s'aperçut de cela, leur abandonna sa femme tout désolé, et prenant ses deux enfants, il s'eri alla en versant des larmes : « Malheur à moi et à vous, dit-il, car votre mère est livrée à un mari étranger! »
Parvenu sur les bords d'un fleuve, il n'osa le passer avec ses deux fils à la fois, parce qu'il y avait beaucoup d'eau; mais en en laissant un sur la rive, il se mit en devoir de transporter l’autre; quand il eut passé le fleuve à gué, il posa par terre l’enfant qu'il avait porté, et se hâta de venir prendre l’autre. Il était au milieu du fleuve, lorsqu'un loup accourut tout à coup, saisit l’enfant qu'il venait de mettre sur la rive, et s'enfuit dans la forêt. Eustache, qui n'espérait pas le sauver, courut à l’autre : mais en y allant survint un lion qui s'empara du petit enfant et s'en alla. Or, comme il ne pouvait l’atteindre, puisqu'il n'était encore qu'au milieu du fleuve, il se mit à gémir et à s'arracher les cheveux. Il se serait laissé noyer, si la divine providence ne l’eut retenu. Des bergers, qui virent le lion emporter un enfant vivant, le poursuivirent avec leurs chiens, et Dieu permit que l’animal lâchât sa proie sans lui avoir fait aucun mal.
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D'un autre côté, des laboureurs se mirent à crier
après le loup et délivrèrent de sa gueule l’autre
enfant aussi sain et sauf. Or, bergers et laboureurs, tous étaient
du même village et ils nourrirent les enfants chez eux. Eustache
de son côté ignorait cela ; alors il s'en alla bien triste.
« Quel malheur pour moi ! disait-il en pleurant; il y a peu de
temps, j'étais beau comme un arbre,. couvert de fruits et de feuilles;
aujourd'hui je suis tout dépouillé! Que je suis malheureux!
j'étais entouré de soldats, et aujourd'hui je suis réduit
à rester seul, n'ayant pas même la consolation de posséder
mes enfants auprès de moi ! Je me souviens, Seigneur, que vous
m’avez dit que je serais tenté comme Job, mais je vois que je suis
traité plus durement encore. Dépouillé de tous ses
biens, il avait au moins un fumier sur lequel il pût s'asseoir ;
mais moi, il ne me reste pas même rien qui ressemble à cela.
Il eut des amis qui compatissaient à sa position, pour moi, je n'ai
eu que des bêtes féroces, qui m’ont enlevé mes
enfants : sa femme lui fut laissée, la mienne m’a été
ravie. Mettez fin, Seigneur, à mes tribulations; et placez une garde
à ma bouche dans la crainte que mon coeur se laisse aller à
des paroles de malice, et que je mérite d'être rejeté
de devant votre face. »
Etouffé par ses sanglots, il alla dans un hameau où s'étant mis à gage, il garda les champs des habitants, l’espace de quinze ans ; quant à ses fils, ils furent élevés dans un autre village, sans savoir qu'ils fussent frères. Le Seigneur conserva aussi la femme d'Eustache, et l’étranger ne la connut pas; au contraire il la renvoya intacte, après quoi il mourut.
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Or, l’empereur et le peuple romain étaient fort inquiétés par les ennemis. L'empereur, qui se rappela Placide et les victoires que souvent il avait remportées par lui sur les ennemis, s'attristait singulièrement du changement survenu à la suite de sa disparition inattendue; il envoya donc des soldats dans les différentes parties du monde, en promettant de grandes richesses et des honneurs à ceux qui l’auraient trouvé. Or, deux soldats, qui avaient servi sous Placide, arrivèrent au village où il demeurait. Placide qui, du champ où il se trouvait, les aperçut venir, les reconnut aussitôt à leur démarche, et le souvenir de sa dignité lui revenant à la mémoire, il en fut troublé : « Seigneur, dit-il, de même que, contre tout espoir, je viens de voir ceux qui ont vécu autrefois avec moi, faites aussi qu'un jour je puisse voir ainsi ma femme ; car, pour mes enfants, je sais qu'ils ont été dévorés par les bêtes féroces. » Alors il entendit une voix lui dire : « Confiance, Eustache, dans peu tu seras rétabli dans tes honneurs, et tu retrouveras ta femme. » Il s'avança vers les soldats qui ne le reconnurent point; mais après l’avoir salué, ils lui demandèrent s'il connaissait un étranger nommé Placide, qui avait une femme et deux enfants. Il avoua n'en rien savoir ; cependant sur la prière qu'il leur en fit, ils vinrent au logis et Eustache les servit. En se rappelant son ancienne position, il ne pouvait contenir ses larmes : Il fut forcé de sortir pour se laver le visage et revint les servir. Mais les soldats, qui le considéraient, se disaient l’un à l’autre: « Quelle ressemblance frappante entre cet homme et celui que nous cherchons! »
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L'un d'eux dit : « Oui, il lui ressemble beaucoup; examinons donc; s'il porte à la tète la cicatrice dune blessure qu'il a reçue à la guerre, c'est lui. » Ils examinèrent et ayant distingué cette marque, ils furent convaincus dès l’instant que c'était celui-là même qu'ils cherchaient. Ils se jetèrent à son cou pour l’embrasser, et s'informèrent de sa femme et de ses fils. Eustache leur dit que ses fils étaient morts et sa femme captive. Or, les voisins vinrent tous voir ce qui se passait, les soldats ne manquèrent pas de vanter son courage et de publier la gloire qu'il s'était acquise : alors ils lui mettent sous les yeux l’ordre de l’empereur, et le revêtent d'habits précieux. Après quinze jours de marche, ils arrivèrent auprès de l’empereur qui, à cette nouvelle, vint au-devant d'Eustache. Il ne l’eut pas plus tôt vu qu'il se jeta à son cou pour l’embrasser. Eustache raconta alors tout ce qui lui était arrivé aussitôt après, on l’entraîna au ministère de la guerre et on le contraignit à reprendre ses anciennes fonctions. Quand il eut compté ses soldats, et qu'il eut vu qu'ils étaient en trop petit nombre relativement à la multitude des ennemis, il fit lever des recrues dans les jeunes gens de toutes les villes et des bourgades. Or, le pays où avaient été élevés ses enfants eut à fournir deux jeunes soldats. Tous les habitants de l’endroit désignèrent au commandant militaire les deux fils d'Eustache comme les plus aptes au service. Eustache, qui vit deux jeunes gens de bonne mine et d'un extérieur distingué, conçut pour eux une, singulière affection, et leur donna les premières places à sa table.
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Il partit donc pour la guerre, enfonça les bataillons ennemis, et fit reposer son armée durant trois. jours, dans l’endroit où sa femme était une pauvre hôtelière. Or, par une permission de Dieu, les deux jeunes gens furent logés dans la maison de leur mère, sans qu'ils sussent qui elle était. Comme, ils se reposaient sur le midi, et qu'ils s'entretenaient ensemble, ils vinrent à parler de leur enfance, de leur mère assise près de là, elle écoutait avec attention ce qu'ils se racontaient l’un à l’autre. L'aîné disait au plus jeune « Moi, de ma jeunesse, je ne. me rappelle rien autre chose, sinon que mon père était général d'armée, et que ma mère avait une rare, beauté : ils eurent deux fils, moi et un plus jeune encore, qui lui aussi était remarquablement beau. Ils nous prirent et partirent une nuit de notre maison, puis ils s'embarquèrent, mais, j'ignore où ils allaient. Comme nous débarquions, je ne sais comme il se fit que notre mère resta sur le navire, et notre père s'en alla, nous portant tous les deux et pleurant. Arrivé sur le bord d'un fleuve, il le passa avec mon jeune frère et me laissa sur la rive : mais comme il revenait pour me prendre, un loup survint et enleva mon frère; mon père était encore loin de moi, quand un lion sorti de la forêt me saisit et m'emporte dans le bois, mais des bergers m’arrachèrent de la gueule du lion, et je fus élevé dans la maison que tu connais; je n'ai pu savoir depuis ce qu'était devenu mon père ainsi que le petit enfant. » A ce récit, le cadet se prit à pleurer et à dire : « Par Dieu ! d'après ce que j'entends, je suis ton frère, puisque ceux qui m’ont élevé me disaient aussi : « Tous t'avons arraché à un loup. » Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et s'embrassèrent en pleurant.
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La mère qui entendait cela et qui reconnaissait dans ce récit toutes les circonstances de ce qui lui était arrivé, pensa longtemps à part soi que ce pourrait bien être ses enfants. Le lendemain donc, elle alla trouver le général d'armée et lui adressa la parole en ces termes . « Je vous prie, seigneur, de me faire reconduire dans ma patrie; car je suis du pays des Romains et étrangère ici. » En parlant, elle vit sur lui les cicatrices que portait son mari; alors elle le reconnut et sans pouvoir se contenir, elle se jeta à ses pieds en disant : « Je vous- en prie, seigneur, racontez-moi ce que vous faisiez autrefois ; car je pense que vous êtes Placide, général d'armée ; vous avez aussi un autre nom qui est Eustache ; ce Placide, le Sauveur l’a converti; il a subi telle et telle épreuve; c'est moi qui suis sa femme, j'ai été enlevée sur mer; j'ai été préservée de toute souillure ; c'est moi qui ai eu deux fils, Agapet et Théopiste. » En entendant ce récit, Eustache la considère attentivement et reconnaît en elle son épouse : alors versant des larmes de joie, il l’embrassa en glorifiant Dieu le consolateur des affligés. Son épouse lui dit alors : « Seigneur, où sont nos enfants ? » « Ils ont été pris par des bêtes farouches, répondit-il. » Il lui raconta donc comment il les avait perdus. Sa femme lui dit : « Rendons grâces à Dieu, car je pense que comme il nous a donné, le bonheur de nous retrouver, il nous accordera encore celui de reconnaître nos enfants. » « Je vous ai dit, reprit Eustache, qu'ils ont été pris par des bêtes farouches. » Elle répondit : « Hier, comme j'étais assise dans le jardin, j'ai entendu deux jeunes gens raconter l’histoire de leur enfance de telle et telle façon, et je crois que ce sont nos enfants ; interrogez-les donc, et ils vous la diront eux-mêmes. »
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Alors Eustache les manda et après avoir appris ce qui se rapportait à leur enfance, il reconnut que c'étaient ses fils. Lui et sa femme les embrassent en versant un torrent de larmes et les tinrent longtemps sur leur coeur. L'armée entière était au comble de la joie de ce que ces enfants étaient retrouvés et de ce que les barbares avaient été vaincus. A son retour, Eustache trouva Trajan mort, et ayant pour successeur Adrien, homme plus scélérat encore. En raison de la victoire qu'Eustache avait remportée, comme aussi à l’occasion de la rencontre que ce général avait faite de sa femme et de ses fils, l’empereur les reçut avec magnificence et fit préparer un grand festin. Le lendemain, il alla au temple des idoles afin d'offrir un sacrifice pour la victoire remportée sur les barbares. Or, l’empereur voyant qu'Eustache ne voulait pas sacrifier ni pour la victoire qu'il avait remportée, ni à l’occasion de la découverte de sa famille, l’exhortait cependant à le faire. Mais Eustache lui dit: « Le Dieu que j'adore, c'est J.-C., et je n'offre de sacrifices qu'à lui seul. »
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Alors l’empereur, en colère, ordonna de les exposer dans le cirque
avec sa femme et ses enfants, et fit lâcher contre eux un lion féroce.
Le lion accourut, et baissant la tête comme s'il eût. adoré
ces saints personnages il s'éloigna d'eux humblement. L'empereur
ordonna aussitôt de faire rougir au feu un taureau d'airain, et commanda
de les y jeter tout vifs. Les saints se mirent donc en prières et
se recommandant à Dieu, ils entrèrent dans le taureau où
ils rendirent leur âme au Seigneur. Trois jours après, on
les en tira en présence de l’empereur; et on les retrouva intacts
au point que pas même leurs cheveux, ni aucune partie de leurs membres
n'avait été atteinte par l’action du feu. Les chrétiens
prirent leurs corps et les ensevelirent en un endroit fort célèbre
où ils construisirent un oratoire. Ils pâtirent sous Adrien
qui commença à régner vers l’an du Seigneur 120, aux
calendes de, novembre, ou, d'après quelques auteurs, le douze des
calendes d'octobre (20 septembre).
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TOUS LES SAINTS
L'institution de la fête de tous les saints paraît se rattacher à quatre motifs : 1° la dédicace d'un temple; 2° la fête des saints omis dans le cours de l’année ; 3° l’expiation de nos négligences ; 4° une plus grande facilité d'obtenir ce que nous demandons dans nos prières.
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1. Cette fête fut instituée pour la dédicace d'un temple. Les Romains, après s'être rendus maîtres de l’univers, construisirent un temple magnifique au milieu duquel ils placèrent leur idole, et autour de sa statue, celles des divinités de chaque province tournées de face vers l’idole des Romains. S'il .arrivait qu'une province se révoltât, aussitôt, dit-on, par l’artifice du diable, la statue de l’idole de cette province tournait le dos à l’idole de Rome, comme pour faire entendre qu'elle cessait de reconnaître son haut domaine. Alors les Romains levaient en toute hâte une armée nombreuse contre le pays révolté et le faisaient rentrer sous leurs lois.
Mais ce ne fut pas assez pour les Romains d'avoir dans leur ville les simulacres des faux dieux de toutes les provinces ; ils firent plus ; ce fut de construire un temple consacré à chacun des dieux qui les avaient rendus, en quelque sorte, les vainqueurs et les maîtres de toutes ces provinces. Cependant comme toutes les idoles ne pouvaient avoir chacune un temple dans Rome, les Romains, pour faire parade de leur folie, érigèrent, en l’honneur de tous les dieux, un temple plus merveilleux et plus élevé que les autres qu'ils nommèrent Panthéon, mot qui signifie tous les dieux et formé de Pan, tout et, Theos, Dieu. Les pontifes des idoles avaient en effet inventé, pour induire le peuple en erreur, que Cybèle, nommée par eux la mère de tous les dieux, leur avait ordonné d'élever un temple magnifique à ses enfants, si on voulait vaincre toutes les nations. On jeta les fondements du temple sur un plan sphérique, pour mieux démontrer par là l’éternité des dieux. Mais comme la largeur de la voûte était telle qu'il ne paraissait pas possible qu'elle se soutînt, quand l’édifice fut un peu élevé au-dessus du sol, on en remplit tout l’intérieur avec de la terre, dans laquelle on jeta, dit-on, de la monnaie: et l’on continua d'en faire autant jusqu'à l’entier achèvement de ce temple merveilleux.
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On permit alors à quiconque voudrait enlever la terre de garder pour soi tout l’argent qui y serait trouvé; la foule accourut et vida de suite l’édifice. Enfin, les Romains fabriquèrent un globe d'airain doré, en forme de pomme de pin, qu'ils placèrent au sommet. On rapporte encore que sur ce globe étaient sculptées de main de maître toutes les provinces, de telle sorte que celui qui venait à Rome pouvait savoir de quel côté du monde était son pays. Mais dans la suite des temps ce globe vint à tomber; de là, l’ouverture qui est restée au sommet.
Du temps donc de l’empereur Phocas, quand Rome avait depuis longtemps déjà reçu la foi du Seigneur, Boniface, le quatrième pape après saint Grégoire le Grand, vers: l’an du Seigneur 605, obtint de cet empereur ce temple qu'il purgea de ses idoles immondes et qu'il consacra le 3 des Ides de mai (13 mai), en l’honneur de la bienheureuse vierge Marie et de tous les martyrs. Il lui donna le nom de Sainte-Marie-aux-Martyrs (et il est connu aujourd'hui du peuple sous celui de Sainte-Marie-de-la-Rotonde) ; car à cette époque, on ne célébrait pas encore dans l’Eglise de fêtes pour les confesseurs. Or, comme à cette consécration se rendait une multitude de monde infinie et que le manque de vivres ne permettait pas de la célébrer, un pape, du nom de Grégoire IV, établit de la transférer aux calendes (1er) de novembre, alors que la moisson et les vendanges sont terminées ; il décida qu'on célébrerait en ce jour, dans l’univers entier, une fête solennelle en l’honneur de tous les saints. Ce fut ainsi qu'un temple bâti pour toutes les idoles fut dédié à tous les saints, et que l’on adresse de pieuses louanges à la multitude des saints en un. lieu où l’on adorait une multitude d'idoles.
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II. La fête de tous les saints a été instituée pour honorer ceux dont on ne célèbre pas la fête, et dont on ne fait pas même la mémoire. Nous ne pouvons pas, en effet, fêter tous les saints, tant à cause de leur grand nombre qu'à cause de l’impossibilité où nous réduisent notre faiblesse et notre infirmité, comme aussi à cause de l’insuffisance du temps, qui serait trop court. Car, ainsi que le dit saint Jérôme dans l’épître qui se trouve à la tête de son calendrier, il n'est pas de jour; excepté celui des calendes (1er) de janvier, auquel on ne puisse assigner cinq mille martyrs, voilà pourquoi l’Eglise a sagement disposé que, ne pouvant célébrer la fête de tous les saints chacun en particulier, nous les honorions tous ensemble d'une manière générale. Mais, pourquoi célébrons-nous sur la terre les fêtes des saints?
Maître Guillaume d'Auxerre en assigne six raisons, dans sa Somme
des offices.
La première, c'est l’honneur de la divine majesté ; car
en honorant les saints, c'est Dieu que nous Honorons et que nous proclamons
admirable en leur personne, puisque celui qui fait honneur aux saints honore
spécialement celui qui les a sanctifiés,
La seconde, c'est pour obtenir aide à notre misère; par nous-mêmes, nous ne pouvons obtenir le salut; aussi avons-nous besoin des suffrages des saints, qu'il est juste que nous honorions si nous voulons mériter leur secours. On lit au IIIe livre des Rois, ce que Bersabée (nom signifiant puits d'abondance), c'est-à-dire l’Eglise triomphante, obtint, par ses prières, le royaume pour son fils, c'est-à-dire pour l’Eglise militante.
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La troisième augmente notre sécurité et notre espérance, par la considération de la gloire des saints, qui nous est rappelée dans la fête que nous célébrons; car si des hommes mortels, semblables à nous, ont pu être élevés à un pareil degré de gloire, il est certain que nous pourrons ce qu'ils ont pu, puisque le bras du Seigneur n'est, pas raccourci.
La quatrième, c'est comme exemple offert à notre imitation. Quand revient la fête des saints, nous sommes portés à les imiter, à mépriser, comme eux, les choses de la terre, et à soupirer après les biens du ciel.
La cinquième, c'est pour les payer de retour; car les saints
font une fête dans le ciel par rapport à nous, puisqu'il y
a joie chez les anges de Dieu et chez les âmes des saints, pour un
pécheur qui fait pénitence. Donc, il est juste que nous les
payions de retour, et que, faisant de nous une fête dans les cieux,
nous célébrions aussi sur la terre une fête pour eux.
La sixième, c'est pour nous acquérir de l’honneur ; en honorant les saints, nous travaillons à notre avantage, nous nous procurons de l’honneur, parce que leur fête c'est notre gloire ; en honorant nos frères, nous nous honorons nous-mêmes. La charité fait que tous les biens soient communs ; or, nos biens sont célestes, terrestres et éternels.
Outre ces raisons, saint Jean Damascène, au livre IV, chap. VIII, en apporte d'autres. Il se demande pourquoi on doit honorer les saints, ainsi que leurs corps ou reliques. Il en donne des raisons dont plusieurs se tirent de leur dignité, d'autres de l’excellence de leurs corps.
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Il dit donc que leur dignité a quatre degrés : ils sont les amis de Dieu, les fils de Dieu, les héritiers de Dieu et nos guides. Ses autorités, il les puise, quant au premier degré, dans saint Jean (XV) : « Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais bien mes amis. » Quant au second degré, dans saint Jean (I) : « Il a donné à ceux qui l’ont reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu. » Quant au troisième degré, dans la troisième épître aux Romains (VIII) : « S'ils sont enfants, donc ils sont héritiers. » Par rapport au quatrième degré, voici ce qu'il dit : « Que de peines ne vous donneriez-vous pas, pour trouver un guide qui vous présenterait à un roi mortel et qui parlerait en votre faveur ? Eh bien ! les guides de tout le genre humain, nos intercesseurs auprès de Dieu, ne les honorera-t-on pas? Oui, comme on doit honorer ceux qui élèvent un temple à Dieu; et dont on' vénère la mémoire. »
D'autres raisons sont prises de l’excellence de leurs corps; saint Jean Damascène en assigne quatre et saint Augustin en ajoute une cinquième. Les corps des saints, en effet, ont été les celliers de Dieu, le temple de J.-C., le vase du parfum céleste, les fontaines divines et les membres du Saint-Esprit. Ils ont été :
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1° les celliers de Dieu, et Dieu les a ornés comme des cénacles ;
2° le temple de J.-C. Dieu a habité en eux par l’intelligence; J.-C. le dit aux apôtres : « Ne savez-vous pas que vos corps sont les temples de l’Esprit-Saint, qui habite en vous ? » Or, Dieu est esprit : et pourquoi donc ne pas honorer des temples, des tabernacles que Dieu anime Saint Jean Chrysostome dit à ce sujet : « L'homme se complaît à élever des palais, et Dieu à habiter dans ses saints.» «Seigneur, dit le Psalmiste, j'ai beaucoup aimé la beauté de votre maison.» Quelle beauté? Ce n'est pas celle qu'on obtient avec une variété de marbres précieux, mais celle qui vient de l’abondance de toutes les grâces. La première flatte la chair, la seconde vivifie l’âme. Celle-là ne dure qu'un temps, trompe les yeux ; celle-ci élève pour toujours l’intelligence jusqu'au ciel. ».
3° Ce sont les vases pleins d'un parfum spirituel : « Des reliques des saints, continue saint Jean Damascène, découle un parfum qui répand la meilleure odeur; et que personne ne vienne me contredire : car, si d'un rocher, d'une pierre dure, il a jailli de l’eau dans le désert; si, de la mâchoire de son âne, Samson brûlant de soif obtint de l’eau, à combien plus forte raison, des reliques des martyrs, doit-on croire qu'il découlera un parfum tout odoriférant, en faveur de ceux qui ont soif de la vertu divine de Dieu dans les saints, qui ont soif de cet honneur qui a sa source en Dieu ? »
4° Ce sont des fontaines divines: ils vivent au sein de la vérité
et jouissent de la présence de Dieu.
J.-C., notre maître, nous a donné, dans les reliques des
saints, des sources de salut qui répandent des bienfaits de toute
nature; ils sont l’organe de l’Esprit-Saint.
C'est la raison qu'allègue saint Augustin * : « Il ne faut pas, dit-il, abandonner avec dédain les corps des saints qui, pendant leur vie, ont été l’organe et l’instrument du Saint-Esprit pour toute bonne oeuvre. » Ce qui fait dire à l’apôtre : « Est-ce que vous voulez éprouver J.-C. qui parle par ma bouche? »
* Cité de Dieu, l. I, c. XIII.
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Il est dit encore de saint Etienne,que ses ennemis ne pouvaient résister à la sagesse et à l’esprit qui parlait en lui. Saint Ambroise s'exprime ainsi dans. son Hexaëmon : « Voici ce qu'il y a de plus précieux, c'est que l’homme soit l’organe de la voix de Dieu, et qu'il exprime les oracles divins avec des lèvres humaines. »
III. La fête de la Toussaint a été instituée pour expier nos négligences. En effet bien que nous ne fassions la fête que d'un petit nombre de saints, cependant il s'y mêle beaucoup de négligence, et notre ignorance comme notre négligence nous y font oublier une multitude de choses. Si, donc nous avons négligé quoi que ce soit dans les autres solennités des saints, nous pouvons le suppléer dans cette fête générale, et nous purifier des fautes qui pourraient nous être imputées. Cette raison est touchée dans le sermon qui se récite en ce jour dans l’office de l’Église*. Il y est. dit : « Il a été décrété qu'en ce jour on ferait mémoire de tous les Saints, afin que si la fragilité humaine a quelque chose à regretter dans la manière dont elle a solennisé les Saints; soit par ignorance et par négligence, soit par les embarras des affaires, elle puisse l’expier en cette circonstance. » Il faut remarquer qu'il y a quatre classes différentes de saints du Nouveau Testament, que nous honorons dans le courant de l’année et que nous réunissons aujourd'hui tous ensemble, afin de suppléer à ce que nous avons fait avec négligence : ce sont les apôtres; les martyrs, les confesseurs et les vierges.
* Il est du vénérable Bède, sermon XVIII.
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D'après Raban, ils sont indiqués par les quatre parties
du monde : par l’orient, les apôtres; par le midi, les martyrs; par
l’aquilon, les confesseurs et par l’occident, les vierges. Les premiers
sont les apôtres dont. la dignité et l’excellence sont certaines,
car ils l’emportent en quatre manières sur tous les autres saints
: 1° par la prééminence de leur dignité ils sont
en effet les sages princes de l’Église militante, les puissants
assesseurs du juge éternel, les doux pasteurs du troupeau du Seigneur.
« C'était convenance, dit saint Bernard, que le, genre
humain eût à sa tête des pasteurs et des docteurs pareils,
qui joignissent à la douceur la puissance et la sagesse. Ils doivent
posséder la douceur, pour m’accueillir avec bonté et
miséricorde; la puissance pour me protéger efficacement;
la sagesse pour me conduire à la vie par la voie qui aboutit à
la cité d'en haut. » 2° Par la prééminence
du pouvoir. Saint Augustin en parle comme il suit : « Dieu a donné
aux apôtres pouvoir sur la nature, afin de la guérir ; sur
les démons, pour les renverser; sur les éléments pour
les changer ; sur les âmes, pour les délier de leur péché
; sur la mort, pour la mépriser; ce pouvoir est au-dessus de celui
des anges, pour consacrer le corps du Seigneur. 3° Par la prérogative
de la sainteté. Aussi était-ce pour ce qu'ils excellaient
en sainteté et qu'ils étaient remplis de grâces que
reluisaient en eux comme dans un miroir la vie et la conduite de J.-C.,
qu'ils reproduisaient en eux, comme on tonnait le soleil à ses ardeurs,
une rose à son parfum, et le feu à sa chaleur.
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Ce qui fait dire à saint Jean Chrysostome, dans son Commentaire sur saint Mathieu : « J.-C. envoie les apôtres, comme le soleil répand ses rayons, comme la rose l’odeur de son parfum, comme le feu ses étincelles, afin que comme le, soleil brille dans ses rayons, comme la rose se devine à son parfum, comme le feu se découvre par ses étincelles, de même la puissance de J.-C. se manifeste par leurs vertus. » 4° Par leur utilité réelle. Voici ce que dit saint Augustin à ce propos : « Ils sont des plus vifs, des plus inhabiles, ils sont en très petit nombre, et cependant quelle noblesse, quelle science, quelle force dans leurs discours ! Les génies les plus extraordinaires, les bataillons les plus épais, les intelligences les plus merveilleuses des auteurs, des orateurs et des docteurs sont soumises par eux au Christ. » — La seconde classe de saints se compose. des martyrs dont la dignité et l’excellence sont évidentes par la multiplicité, l’utilité et la constance de leurs tourments. Ils furent nombreux, parce que outre le martyre de sang, il y en a encore trois autres où le sang n'est pas répandu : savoir la modération dans l’abondance, comme David l’a possédée ; la largesse dans la pauvreté, comme chez Tobie et chez la. veuve de l’Évangile ; la chasteté dans la jeunesse, ainsi que Joseph la pratiqua en Égypte. D'après saint Grégoire il y a trois sortes de martyres où le sang n'est pas versé ; savoir : la patience dans l’adversité : « Nous pouvons, dit ce père, être martyrs sans subir le fer, si nous conservons au fond du coeur une vraie patience. » La compassion pour les affligés: « Celui qui témoigne de la douleur pour les misères d'autrui, celui-là porte la croix dans son esprit. » L'amour des ennemis : « Supporter les mépris, dit-il encore, aimer qui vous hait, c'est le martyre au fond de la pensée.
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Les tourments furent utiles d'abord aux martyrs eux-mêmes, qui par là obtinrent la rémission de leurs péchés, une augmentation de mérites, et la possession de la gloire éternelle. Ils se l’acquirent au prix de leur sang, et c'est pour cela que l’on dit de ce sang qu'il est précieux, c'est-à-dire, plein de prix. C'est à ce sujet que parle ainsi saint Augustin dans la Cité de Dieu : « Quoi de plus précieux que la mort pour laquelle les péchés sont remis et les mérites accrus! » Dans ses Commentaires sur saint Jean : « Le sang de J.-C. est précieux, et même sans prix ; cependant il a rendu précieux aussi le sang de ses fidèles, pour lesquels il a donné son sang comme rançon. » En effet s'il n'avait pas rendu précieux le sang de ses serviteurs, on ne dirait pas : « La mort des saints est précieuse aux yeux du Seigneur. » «Le martyre, dit saint Cyprien, c'est la fin des péchés, le terme du danger, le guide du salut, le maître de la patience, la maison de vie. » « Trois choses, dit saint Bernard, rendent précieuse la mort des saints : cessation de travail, joie de la situation nouvelle, assurance par rapport à l’éternité. » Ils nous sont d'une double utilité : 1° ce sont nos modèles dans la lutte. « Chrétiens, dit saint Chrysostome, tu es un soldat rempli de mollesse, si tu penses vaincre sans combat, triompher sans lutte exerces hardiment tes forces, combats rudement, prends bien tes mesures; considère les conventions, fais attention à ta condition; apprends les règlements de cette milice ; les conventions, c'est ce que tu as promis, la condition, c'est celle dans laquelle tu -t'es engagé; cette milice, c'est celle où tu t'es enrôlé.
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Tous ont combattu sous ces conventions ; tous ont vaincu dans cette condition, ont triomphé dans cette milice. » 2° Ils nous ont été donnés comme des patrons pour, nous secourir et par leurs mérites et par leurs prières. « O bonté immense de Dieu, dit saint Augustin, qui veut que les mérites des martyrs soient ce qui nous aide ! Il les éprouve pour nous instruire ; il les tourmente pour nous gagner; il veut que leurs supplices soient notre profit.» « Si les apôtres et les martyrs, dit saint Jérôme, revêtus encore de leur corps, peuvent prier pour les autres, quand ceux-ci doivent encore être inquiets par rapport à eux-mêmes, à plus forte raison peuvent-ils le faire, après avoir remporté des couronnes, des victoires, des triomphes! Moïse seul obtient le pardon de six cent mille hommes, et Étienne demande pardon pour Paul et pour beaucoup d'autres, et l’obtient; auront-ils moins de pouvoir lorsqu'ils seront avec le Christ? L'apôtre Paul dit que Dieu lui accorda la vie de deux cent soixante-seize âmes dans un navire : fermera-t-il la bouche quand il sera avec J.-C. ? » 3° Ils souffrirent avec constance; saint Augustin dit à ce sujet: « L'âme du martyre c'est une épée resplendissante de charité, aiguisée par la vérité, agitée. par la force du Dieu (les batailles : elle a fait, les guerres, elle a terrassé ses nombreux contradicteurs, elle a frappé ses ennemis, elle a écrasé ses adversaires. » Saint Chrysostome ajoute: « Ceux qui étaient torturés sont restés plus forts que leurs bourreaux; et des membres écorchés ont vaincu les écorcheurs. »
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La troisième classe de saints renferme les confesseurs, dont la dignité et l’excellence sont évidentes en ce qu'ils ont confessé Dieu en trois manières : de coeur, de bouche, et d'action. La confession du coeur ne suffit pas sans celle de la bouche, comme le prouve par quatre raisons saint Chrysostome, Sur saint Mathieu : 1°« La racine de la confession; c'est la foi du cœur, et la confession c'est le fruit de la foi;. or, comme il est de toute nécessité que tant que la racine est vivante en terre, elle produise des branches et des feuilles, car si elle n'en produit pas, soyez sûr que sa racine est desséchée sous terre; de même; tant que 1a foi du coeur reste entière, toujours, elle enfante la confession dans la bouche : que si la confession de la bouche est flétrie, tenez pour certain que la foi du coeur est desséchée depuis longtemps déjà. » 2° « Si c'est un avantage pour vous de croire du fond du coeur, et de ne pas confesser votre foi devant les hommes, donc un infidèle hypocrite trouvera avantageux de confesser J.-C., quand bien même il ne croirait pas en lui du fond qui coeur : Maintenant s'il ne gagne rien à confesser sans avoir la foi, vous non plus, vous ne gagnerez rien à croire, si vous ne confessez pas. » 3° « Si vous croyez avoir fait assez pour J.-C. que de le connaître, sans le confesser. devant les hommes, ce sera donc assez pour vous que J.-C. vous connaisse, mais ne vous confesse pas devant, son Père. Or, si connaître Dieu n'est pas chose suffisante pour vous; votre foi un lui suffira pas davantage. » 4° « Si la foi du coeur eût suffi, Dieu n'aurait créé que votre coeur seulement; mais il a encore créé votre bouche afin que vous le confessiez de coeur et de bouche. » 3° Ils ont confessé Dieu par leurs oeuvres.
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Saint Jérôme dans son commentaire sur ce passage de l’épître à Tite : « Ils font profession de connaître Dieu », montre comment on peut confesser ou nier Dieu par ses Oeuvres. « J.-C., dit-il; est sagesse, justice, vérité, sainteté; et courage. On renie la sagesse par la folie, la justice par l’iniquité, la vérité par le mensonge, la sainteté par les turpitudes, le courage par faiblesse d'esprit, et chaque fois que nous nous laissons vaincre par les vices et par les péchés, tout autant de fois, renions-nous Dieu ; tandis qu'au contraire, toutes les fois que nous faisons le bien, nous confessons Dieu. » La quatrième classe des saints est celle dés vierges, dont la dignité et l’excellence est évidente : 1° parce qu'elles sont les épousés du roi éternel. « Imaginez, si vous le pouvez, dit saint; Ambroise, une beauté plus grande que la beauté de celle qui est aimée par le Roi, qui est prisée par le Juge, qui est dédiée au Seigneur, qui est consacrée à Dieu ? Toujours épouse et jamais mariée! » 2° Parce qu'elles sont comparées aux Anges. « La virginité, dit ailleurs saint Ambroise, surpasse la nature humaine, puisqu'elle fait des hommes les compagnons des anges. Cependant chez les vierges, la victoire l’emporte encore sur celle des anges : car ceux-ci vivent sans la chair, tandis que les vierges triomphent dans la chair. 3° Parce qu'elles sont plus illustres que tout le reste des fidèles.
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« La virginité, dit saint Cyprien, est la fleur de l’église, la beauté et l’ornement de la grâce spirituelle. l’heureuse disposition à la louange et à l’honneur, une pauvre intègre et sans corruption, l’image de Dieu, la plus illustre portion du troupeau de J.-C. » 1° Parce qu'elles sont préférées aux personnes mariées. Or, cette excellence que possède la virginité par rapport à l’union conjugale, est claire et certaine si on les compare. Le mariage féconde le corps, la virginité féconde l’esprit. Saint Augustin dit qu'il y a plus de générosité à imiter par avance avec la chair la vie des anges que d'augmenter dans la chair le nombre des mortels. Or, la fécondité est plus grande, comme aussi plus pleine de bonheur, à agrandir son esprit. qu'à concevoir dans son sein; le mariage procrée des enfants de douleurs, et la virginité des enfants de joie et d'allégresse. « La continence, dit saint Augustin, est loin d'être stérile, mais c'est une mère féconde d'enfants de joie qu'elle enfante de vous, Seigneur. » Le mariage remplit la terre d'enfants, la virginité en. remplit le ciel. Saint Jérôme a dit : « Le mariage remplit la terre, la virginité remplit le paradis. Le mariage traîne, après soi grand nombre d'inquiétudes, la virginité engendre le calme. Gilbert disait : que la virginité est l’absence des chagrins, la paix de la chair, la rançon du vice et la reine des vertus. Le mariage, c'est le bien, la virginité, c'est le mieux. « Il y a autant de différence entre le mariage et la virginité, dit saint Jérôme à Pammachius, qu'il y en a entre ne pas pécher et bien faire; ou pour adoucir, l’expression, qu'il y en a entre le bien et le mieux. Le premier est comparé aux épines, la seconde aux roses. » Saint Jérôme dit à Eustochium : « Je loue le mariage parce qu'il enfante des vierges. Je cueille la rose au milieu des épines, je tire l’or de la terre, et la perle du coquillage. » 5° Parce qu'elles possèdent de nombreux privilèges. Les vierges en effet auront une couronne enrichie d'or; elles seules chanteront, le cantique; elles seront revêtues comme le Christ ; elles marcheront toujours à la suite de l’Agneau.
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IV. Enfin, la fête de tous les saints a été instituée pour obtenir plus facilement ce que nous demandons dans nos prières : comme nous les honorons, en ce jour, tous à la fois, eux aussi prient tous ensemble pour nous, afin que nous obtenions plus facilement miséricorde de Dieu. S'il est en effet impossible de ne pas exaucer les prières d'une multitude, il sera plus impossible encore que les prières réunies de tous les saints ne soient pas exaucées. Cette raison est indiquée par l’oraison de l’office de ce jour dans laquelle nous disons: « Nous vous supplions, Seigneur, d'augmenter, avec le nombre de nos intercesseurs, l’abondance de votre miséricorde après laquelle nous soupirons*. » Les saints intercèdent pour nous par mérite et par affection : par mérite, quand leurs mérites nous secondent : par affection, lorsqu'ils désirent l’accomplissement de nos souhaits : ce dont ils s'abstiennent toutefois à moins qu'ils ne reconnaissent . la nécessité d'accomplir la volonté de Dieu. Que tous les saints s'unissent en ce jour pour intercéder unanimement en notre faveur, nous en avons la preuve dans une vision qu'on raconte avoir eu lieu l’année qui suivit l’institution de cette solennité.
* C'est l’oraison . Veneranda, qui reste reléguée dans les Sacramentaires.
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A pareil jour, le coûtre de l’église de Saint-Pierre avait eu la dévotion de faire une station à chaque autel, et après avoir imploré les suffrages de tous les saints, il était enfin revenu à l’autel de saint Pierre, où s'étant reposé un instant, il fut ravi hors de lui. Il vit alors le Roi des rois assis sur un trône élevé, et autour de lui tous les anges. La Vierge des vierges ornée d'un diadème éclatant arriva aussitôt suivie d'une multitude de vierges et de continentes : A l’instant le roi se leva pour l’accueillir, et l’invita à s'asseoir sur un siège qu'il fit placer auprès du sien. Après cela vint un personnage, revêtu d'un habit de poil de chameau, suivi par une multitude de vieillards vénérables. Ensuite s'en présenta un autre orné de vêtements pontificaux escorté par un choeur de plusieurs autres revêtus de la même manière : Enfin s'avança une multitude innombrable de soldats, après lesquels se présenta une foule infinie de nations diverses. Tous étant parvenus jusque devant le trône du Roi, ils fléchirent les genoux et l’adorèrent. Alors celui qui était orné d'habits pontificaux commença les matines que tous les autres continuèrent. Or, l’ange conducteur du coûtre lui expliqua la vision : « La vierge qui se trouvait au premier rang, c'était la mère de Dieu; celui qui était vêtu de poil de chameau c'était saint Jean-Baptiste avec les patriarches et les, prophètes; celui qui était revêtu d'ornements pontificaux était saint Pierre, avec les autres apôtres, les soldats étaient les martyrs, et le reste de la foule, se composait des confesseurs. Tous étaient venus en présence du roi pour rendre grâces de l’honneur à eux rendu en ce jour par les mortels et pour prier en faveur de l’univers entier.»
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Ensuite il le conduisit dans un autre endroit où il lui montra
des personnes des deux sexes, les unes sur des tapis d'or, d'autres à
table, dans les délices : d'autres en fins nus, pauvres et mendiant
des secours. Il lui dit alors que ce lieu était le purgatoire; que
les âmes qui vivaient dans l’abondance étaient celles dont
les âmes les aidaient beaucoup de leurs suffrages, que les indigentes
étaient celles dont on n'avait aucun souci. Il lui ordonna de rapporter
toutes ces particularités au souverain Pontife, afin qu'après
la fête de tous les saints il établît le jour des âmes,
de manière que l’on adressât des supplications générales
en faveur de ceux qui ne pouvaient en avoir de particulières.
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LA COMMÉMORATION DES AMES
La commémoration de tous les fidèles défunts a été instituée en ce jour par l’Eglise, afin de secourir par des bonnes œuvres générales ceux. qui n'ont pas le bonheur d'être soulagés par des prières particulières, ainsi qu'il a été démontré parla révélation précédente. Saint Pierre Damien rapporte encore que saint Odilon, abbé de Cluny, ayant découvert, qu'auprès d'un volcan de Sicile, on entendait souvent les cris et les hurlements des démons se plaignant que les âmes des défunts fussent arrachées de leurs mains par les aumônes et les prières, ordonna, dans ses monastères, de faire, après la fête de tous les saints, la commémoration des morts.
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Ce qui, dans la suite, fut approuvé par toute l’Eglise *. A ce sujet, on peut faire deux considérations générales : 1° sur ceux qui doivent être purifiés, 2° sur les suffrages qui sont adressés pour eux. Dans la première considération, on peut examiner : 1° qui sont ceux qui sont purifiés, 2° par qui ils le sont, 3° où ils le sont. Ceux qui sont purifiés se divisent en trois catégories. Les premiers sont ceux qui décèdent sans avoir accompli la satisfaction qui leur a été enjointe. S'ils avaient eu au fond du coeur une contrition suffisante pour effacer leurs péchés, ils seraient librement passés à la vie, quand bien même ils n'auraient accompli aucune satisfaction, puisque la contrition est la plus grande satisfaction pour le péché et qu'elle l’efface entièrement. « Dieu, dit saint Jérôme, ne regarde pas tant à l’espace du temps qu'à la mesure de la douleur, ni tant à l’abstinence de la nourriture qu'à la mortification des vices.» Mais ceux qui ne sont pas assez contrits, et qui meurent avant l’achèvement de leur pénitence, sont punis très sévèrement dans le feu du purgatoire, à moins toutefois que des personnes auxquelles ils sont chers ne se chargent de leur satisfaction.
Or, pour que cette commutation ait de la valeur, quatre conditions sont requises. La première, l’autorité de celui qui commue, et cette autorité est celle du prêtre; la deuxième, le besoin qu'éprouve celui en faveur duquel s'opère la commutation, car il doit se trouver dans une position telle qu'il ne puisse satisfaire pour soi-même, mais qu'il ait besoin d'être aidé ; la troisième, la charité de celui pour lequel se fait la commutation, charité qui lui est nécessaire pour rendre sa satisfaction méritoire et complète; la quatrième, la proportion à établir par, rapport à la peine, en sorte qu'une plus petite soit commuée en une plus grande; car, on satisfait plus à Dieu par la peine personnelle que par celle d'autrui.
* Iottald, Vie de saint Odilon, l. II, c. XIII.
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Or, il y a trois genres, de peines : 1° la personnelle et volontaire, c'est celle par laquelle on satisfait le mieux ; 2° la. personnelle qui n'est pas volontaire, elle est subie dans le purgatoire; 3° la volontaire; mais sans être personnelle, telle qu'elle existe dans la commutation que l’on traite ici ; elle satisfait, moins que la première, par cela même qu'elle n'est point personnelle, et elle satisfait plus que la seconde, parce qu'elle est volontaire.
Cependant, si celui pour lequel on se charge de satisfaire vient à décéder, il n'en souffre pas moins dans le purgatoire, quoiqu'il soit délivré plus tôt par la peine qu'il endure lui-même, et par celle que les autres paient pour lui, parce que le Seigneur compte pour somme principale sa peine et celle des autres. D'où il suit que s'il doit, dans le purgatoire, souffrir deux mois, il pourra, au moyen du secours qu'il reçoit, être délivré en un seul. Cependant, jamais il n'en sort que la dette ne soit payée. Que si elle est acquittée, cette dette compte pour celui qui la paie et retourne à son profit; et s'il n'en a pas besoin, elle revient au trésor de l’Eglise, ou bien elle vaut pour ceux qui sont dans le purgatoire.
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Les seconds, qui vont dans le purgatoire, sont ceux qui ont vraiment accompli la pénitence qui leur a été enjointe ; cependant, elle n'a pas été suffisante par l’ignorance ou la négligence du prêtre. Alors ceux qui descendent dans le purgatoire, à moins qu'ils ne suppléent par la grandeur de leur contrition, y complèteront en entier ce qu'ils auront fait en moins dans cette vie. Dieu, en effet, qui sait la proportion et la mesure entre les péchés et les peines, ajoute quelque peine suffisante, afin qu'aucun péché ne reste impuni. D'ailleurs, la pénitence imposée est ou bien trop forte; ou bien égale, ou bien trop faible; si elle est trop forte, elle procure une augmentation de gloire dans ce qu'elle a d'excessif; si elle est égale, elle suffit alors pour la rémission de toute la coulpe ; si elle est trop faible, ce qui reste est suppléé par la puissance de la justice divine. Ecoutez ici ce que pense saint Augustin de ceux qui font pénitence à la dernière extrémité : « Celui qui vient d'être baptisé sort de ce monde tranquille sur son sort; le fidèle qui vit bien, sort de ce monde tranquille sur son sort ; celui qui fait pénitence et qui est réconcilié, quand il est en santé, sort tranquille d'ici-bas ; celui qui fait pénitence à la dernière extrémité et qui s'est réconcilié, s'il sort d'ici-bas tranquille, moi, je ne le suis pas : donc, prenez le certain et laissez l’incertain. » Si saint Augustin parle ainsi, c'est que ces personnes ont coutume de faire pénitence, plutôt par nécessité que par bonne volonté, plutôt par crainte du châtiment que par amour de la gloire.
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Les troisièmes, qui descendent dans le purgatoire; sont ceux qui portent avec eux du bois, du foin et de la paille, c'est-à-dire ceux qui ont une affection, charnelle pour leurs richesses, moins grande cependant que celles qu'ils ont pour Dieu. Les affections charnelles qu'ils ont pour leurs maisons, leurs femmes, leurs possessions, bien qu'ils ne préfèrent rien à Dieu, sont indiquées par ces trois choses : selon qu'ils auront aimé, ou bien ils seront brûlés plus de temps comme bois, ou moins de temps comme foin, ou très peu comme paille. « Ce feu, comme dit saint Augustin, bien qu'il ne soit pas éternel, est pourtant merveilleusement fort ; il surpasse toute peine qui ait jamais été endurée ici-bas par personne ; aucune souffrance n'a existé pareille dans la chair, tout extraordinaires qu'aient été les supplices des martyrs. »
II. Par qui sont-ils purifiés ? Cette purgation et cette punition s'opérera par les mauvais anges et non par les bons; car les bons anges ne tourmentent pas les bons ; mais les bons anges tourmentent les mauvais, les mauvais les bons, et les mauvais ceux qui leur ressemblent. C'est cependant chose pieuse de croire que les bons anges visitent et consolent fréquemment leurs frères et concitoyens, et les exhortent à souffrir avec patience. Ils ont encore un autre sujet de consolation en ce qu'ils attendent avec certitude la gloire future: car ils la possèdent certainement, toutefois dans un moindre degré que ceux qui sont dans la patrie, mais dans un plus grand que ceux qui sont en chemin pour l’autre vie. La certitude de ceux qui sont dans la patrie est sans attente et exempté de crainte, parce qu'ils n'attendent pas la vie future, puisqu'ils la possèdent réellement, et qu'ils ne craignent pas de la perdre plus tard, tandis que c'est le contraire dans ceux qui sont en chemin pour l’autre vie.
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Mais la certitude de ceux qui sont en purgatoire tient le milieu. Elle est accompagnée d'attente puisqu'ils attendent la vie future elle-même : mais elle est exempte de crainte, car ayant leur libre arbitre affermi, ils savent que désormais ils ne peuvent plus pécher. Ils ont encore un autre sujet de consolation, c'est de croire que l’on peut prier pour eux. Cependant il serait peut-être plus conforme à la vérité de croire que cette punition ne s'exerce pas par le ministère des mauvais anges, mais que c'est un ordre de la justice divine et par une conséquence de sa volonté.
III. Où sont-ils purgés? C'est dans un lieu situé à côté de l’enfer, qui se nomme Purgatoire ; c'est là que le placent plusieurs savants, bien qu'il semble à d'autres qu'il soit situé dans l’air et dans la zone torride. Cependant il entre dans l’économie du plan divin que divers lieux soient assignés à différentes âmes, et cela pour plusieurs raisons, soit pour la légèreté de leur punition, soit à cause de leur délivrance prochaine, soit pour notre instruction, ou bien pour une faute commise dans ce lieu, ou enfin à cause des prières de quelque saint : 1° Pour la légèreté de leur peine, ainsi il a été révélé à quelques personnes, au témoignage de saint Grégoire, qu'il y a des âmes punies dans l’obscurité. 2° Pour leur délivrance prochaine, afin qu'elles puissent révéler leur indigence aux autres et en impétrer les suffrages pour sortir de peine plus vite.
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On lit en effet que des pêcheurs de Saint-Théobald prirent en automne un énorme bloc de glace dais leur filet, et ils en furent pourtant beaucoup plus satisfaits que si c'eût été un poisson, parce que l’évêque avait mal aux pieds, et ils lui procurèrent un grand soulagement en appliquant cette glace sur ses membres souffrants. Or, une fois l’évêque entendit sortir de la glace la voix d'un homme qui ayant été adjuré de lui dire qui il était, répondit: « Je suis une âme, tourmentée dans cette glacière pour mes péchés, et je pourrais être délivrée si vous disiez trente messes pendant trente jours sans interruption. » L'évêque avait dit la moitié de ces messes et se préparait à en célébrer une autre, quand il arriva que, le diable y poussant, une sédition s'éleva parmi la presque totalité des habitants de la ville. Alors l’évêque, ayant été appelé pour apaiser la discorde, quitta les ornements sacrés, et ne dit pas la messe ce jour-là. Il recommença donc et déjà il avait dit les deux tiers des messes, quand une grande armée, semblait-il, assiégea la ville; et il fut forcé de ne pas dire la messe. Il recommença, donc encore une troisième fois, et il avait dit toutes, les messes excepté la dernière qu'il allait célébrer, quand la maison de l’évêque et sa villa parurent tout en flammes. Comme ses serviteurs lui disaient de laisser passer ce jour sans dire la messe, il répondit : « Quand toute la villa devrait brûler, je la célébrerais. » Lorsqu'elle fut achevée, aussitôt la glace se fondit et l’incendie qu'on croyait voir disparut comme un fantôme sans avoir causé aucun dommage. 3° Pour notre instruction : car c'est afin que nous sachions qu'une grande peine est infligée après cette vie aux pécheurs; comme on dit qu'il arriva à Paris, d'après ces paroles du Chantre de Paris * : Maître Silo ** pria avec instance un de ses écoliers, qu'il soignait dans sa maladie, de revenir le trouver après sa mort, pour lui rapporter en quelle situation il se trouverait.
* Pierre le Chantre.
** Ou Siger de Brabant.
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Quelques jours après, il lui apparut avec une chappe de parchemin, sur l’extérieur de laquelle étaient écrits partout une foule de sophismes, et dont l’intérieur était tout doublé de flammes. Le maître lui demanda qui il était. « Je suis bien, dit-il, celui qui vous ai promis de revenir vous trouver. », Interrogé sur l’état dans lequel il se trouvait, il répondit : « Cette chappe me pèse et m’écrase plus que si j'avais sur moi une tour; et elle m’a été donnée à porter à cause, de la gloire que je retirais à faire des sophismes. Pour ce qui est de la flamme de feu dont elle est doublée, ce sont les pelleteries délicates et mouchetées que je portais : cette flamme me torture et me brûle. » Or, comme le maître jugeait cette peine facile à endurer, le défunt, lui dit de tendre la main pour apprécier à quel point ce châtiment était supportable. Quand il eut présenté sa main, le revenant laissa tomber une goutte de sa sueur qui perça la main de Silo comme une flèche, en sorte que celui-ci en ressentit une douleur prodigieuse, et il lui dit : « Voici comme je suis partout.»: Le maître, effrayé de la sévérité de ce châtiment, résolut de quitter le monde et d'entrer en religion. Le lendemain matin quand ses écoliers furent rassemblés; il composa ces vers :
Linquo coax ranis, ira corvis, vanaque vanis,
Ad logicam pergo quae mortis non timet ergo* .
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Et quittant le siècle, il se réfugia dans un cloître. 4° Pour avoir commis une faute dans un endroit, comme le dit saint Augustin, et ainsi que le prouve un exemple rapporté par, saint Grégoire. Un prêtre, qui fréquentait les bains, y rencontrait un inconnu toujours disposé à le servir. Un jour, pour le bénir et le payer de son labeur, le prêtre lui ayant offert un pain bénit, cet homme répondit en gémissant : «Pourquoi ne donnez-vous cela, mon père ? Ce pain est sanctifié, or, je ne puis le manger; car autrefois j'ai été le maître de ce lieu, mais pour mes péchés, j'y ai été envoyé après ma mort : cependant je vous prie d'offrir au Dieu tout puissant ce pain pour mes péchés : vous saurez que vous aurez été exaucé quand vous ne me trouverez plus en revenant ici. » Alors le prêtre offrit pour lui tous les jours pendant une semaine l’hostie salutaire, après, quoi, i1 ne le rencontra plus désormais. 5° A cause de la prière de quelque saint ; ainsi lit-on de saint Patrice qui demanda pour quelques personnes un purgatoire en un certain lieu sous terre vous en trouverez l’histoire après la fête de saint Benoît.
* Je laisse coasser les grenouilles, croasser les corbeaux, les gens
frivoles s'occuper des frivolités.
Je cherche une logique qui ne craigne point la mort pour conclusion.
** Dialogues, l. IV, c. XL.
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La seconde considération a rapport aux suffrages que l’on peut adresser pour eux. A ce propos, trois considérations se présentent : 1° Les suffrages en eux-mêmes. 2° Ceux pour qui ils se font. 3° Ceux par qui ils se font. I. Il y a quatre espèces de suffrages qui sont très avantageux aux morts, savoir: la prière des fidèles et celle de leurs amis, l’aumône, l’immolation de l’hostie salutaire, et le jeûne. 1° Que la prière de leurs amis leur serve, cela est évident par l’exemple de Paschase rapporté dans saint Grégoire*. Il raconte qu'un homme d'une sainteté et d'une vertu éminente existait quand deux souverains pontifes furent élus à la fois. Cependant dans la suite, l’Église ayant reconnu l’un d'eux pour légitime, Paschase, entraîné dans l’erreur, préféra toujours l’autre, et persista dans son sentiment jusqu'à la mort. Quand il fut trépassé, un démoniaque ayant touché la dalmatique posée sur son cercueil, fut guéri. Or, longtemps après, Germain, évêque de Capoue, étant allé au bain pour sa santé, y trouva le diacre Paschase debout et prêt à le servir. A sa vue, il eut grande peur, et il lui demanda ce que faisait là un homme si important que lui. Paschase lui avoua qu'il n'avait été envoyé en ce lieu de peine pour aucun autre motif que celui d'avoir abondé en son sens plus que de raison dans l’affaire susdite; puis il ajouta : « Je vous en prie, adressez, pour moi des prières au Seigneur, et vous saurez que vous avez été exaucé, quand vous ne me trouverez plus lorsque vous reviendrez ici.» Germain pria donc pour lui et étant revenu peu de jours après, il ne trouva plus Paschase en ce lieu.
* Dialogues, l. IV, c. XXXVI.
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Pierre de Cluny dit qu'un prêtre, qui célébrait tous les jours la messe pour les morts, fut accusé auprès de son évêque et suspendu de son office. Or, un jour de grande solennité, comme l’évêque passait par le cimetière pour aller à matines, les morts se levèrent devant lui et dirent : « Cet évêque ne nous donne pas une messe ; de plus, il nous a enlevé notre prêtre ; mais certainement, s'il ne s'amende, il mourra. » Alors l’évêque donna l’absolution au prêtre, et, dans la suite, il célébra la messe de bon coeur pour les morts. Les prières des vivants sont très agréables aux défunts, comme on peut s'en assurer par ce que rapporte le Chantre de Paris *. Un homme récitait toujours le psaume De profundis pour les morts, chaque fois qu'il passait par un cimetière. Un jour que, poursuivi par des ennemis, il s'y était réfugié, aussitôt les morts se levèrent, chacun avec l’instrument de sa profession à la main, et ils le défendirent vigoureusement, forçant ses ennemis effrayés à prendre la fuite.
— La seconde espèce de suffrages qui est utile aux défunts,
c'est l’aumône: cela est évident parce qu'on lit dans le livre
des Macchabées, que le vaillant Judas, ayant recueilli douze mille
dragmes d'argent, les envoya à Jérusalem dans le but de les
offrir pour les péchés des morts; car il avait de bons et
religieux sentiments touchant la résurrection. Un exemple rapporté
par saint Grégoire, au IV° livre de ses Dialogues (c. XXXVI),
confirme l’avantage de l’aumône en faveur des défunts.
* Pierre Cantor, moine de Cîteaux, + 1297.
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Un soldat vint à mourir, mais bientôt après il revint à la vie et raconta ce qui lui était arrivé. Il disait donc qu'il y avait un pont sous lequel coulait un fleuve noir, bourbeux et fétide. Quand le pont était passé, se trouvaient des prairies agréables, ornées d'herbes aux fleurs odoriférantes, au milieu desquelles paraissaient réunis des hommes vêtus de blanc que rassasiait cette suavité merveilleuse et variée des fleurs. Mais sur ce pont était une épreuve, c'est-à-dire que si un homme injuste voulait le passer, il tombait dans ce fleuve noir et puant, tandis que les justes d'un pas assuré arrivaient à ces prairies charmantes. Il raconta y avoir vu un homme appelé Pierre, lié, couché sur le dos à une grande masse de fer. Et le soldat lui avant demandé pourquoi il était là, on lui répondit : « S'il souffre ainsi, c'est, que quand on lui commandait l’exécution d'un coupable, c'était plus à la cruauté et au désir de faire des blessures qu'à l’obéissance qu'il cédait. » Il disait encore y avoir vu un pèlerin qui, arrivé sur le pont, le passa avec une autorité pareille à la pureté de sa vie sur la terre. Un autre, nommé Etienne, qui avait voulu passer, fit un faux pas et fut jeté hors du pont, le corps restant à moitié suspendu. Alors des hommes affreusement noirs, sortis du fleuve, le saisirent d'en bas par les jambes, tandis que d'autres personnages vêtus de blanc et resplendissants de beauté le tinrent d'en haut par les bras. Or, pendant cette lutte, le soldat qui en était témoin revenait à son corps et ne put savoir quel fut le résultat de cet examen et qui fut le vainqueur. Ce qui nous donne à comprendre que dans Etienne les péchés de la chair combattaient avec ses aumônes. Car le fait d'être tiré d'en bas par les cuisses et celui d'être tiré d'en haut par les bras indique qu'il avait aimé faire des aumônes et qu'il n'avait pas su résister entièrement aux mauvais penchants de la terre.
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La troisième espèce de suffrages, qui est l’immolation de l’hostie salutaire, est très avantageuse aux défunts; ce qui est prouvé par beaucoup d'exemples. Saint Grégoire rapporte au IV° livre de ses Dialogues (c. LV), qu'un de ses moines, appelé Juste, étant, à la dernière extrémité, indiqua qu'il avait trois pièces d'or cachées, et mourut en gémissant de cette action; saint Grégoire commanda alors aux frères de l’ensevelir dans le fumier avec ses trois pièces d'or en disant : « Que ton argent périsse avec toi.» Cependant saint Grégoire ordonna à un des frères d'immoler chaque jour la sainte Hostie pour lui pendant trente jours. Quand il eut exécuté ce que lui avait intimé saint Grégoire, celui qui était mort apparut le trentième jour à un frère qui lui demanda : « Comment es-tu? » Et il répondit: « Jusqu'à présent, j'ai été mal, mais maintenant je suis bien, car j'ai reçu aujourd'hui la communion.
On s'assura encore que l’immolation de la sainte, Hostie était fort utile non seulement aux morts, mais, encore aux vivants. Quelques hommes en effet étaient dans le creux d'un rocher occupés à extraire de l’argent, quand tout à coup le rocher croule et écrase tous ceux qui se trouvaient là, à l’exception d'un seul qui échappa à la mort protégé, par un retrait, mais sans pouvoir en sortir. Sa femme, le pensant mort, faisait dire tous les jours la messe pour lui et offrait chaque fois un pain, un vase de vin avec une chandelle.
P276
Le diable, jaloux, lui apparut trois jours de suite sous une forme humaine et lui demanda où elle allait : la femme lui ayant exposé le motif de sa démarche, le diable lui disait : « Ne te fais, pas de mal inutilement, car déjà la messe est dite » ; de sorte que ces trois jours-là elle manqua à la messe et ne la fit même pas dire. Or, un certain temps après, quelqu'un, en fouillant dans ce même rocher pour trouver de l’argent, entendit, au-dessous de soi, une voix qui disait : « Frappez doucement, car une grosse pierre va me tomber sur la tête. » Or, comme l’ouvrier avait peur, il appela beaucoup de monde pour entendre cette voix; ensuite il se mit à creuser et il entendit les mêmes paroles. Alors tous s'approchèrent plus près et dirent: « Qui es-tu? » On répondit : « Allez doucement, car une grosse pierre semble tomber sur moi. » On creusa donc par le côté et on parvint jusqu'à cet homme qu'on retira bien portant et sain et sauf; on lui demandait comment il avait pu vivre si longtemps, il dit que chaque jour on lui avait donné un pain, un pot de vin et une chandelle allumée, excepté seulement pendant trois jours. Quand sa femme apprit cela, elle fut toute transportée, et elle connut que son mari avait été sustenté par son oblation et que le diable l’avait trompée pour que, ces trois jours-là, elle me fît pas dire de messes. Cet événement s'est passé, au témoignage de Pierre de Cluny, dans une villa nommée Ferrières, au diocèse de Grenoble *.
* Le fait rapporté par la légende est bien le même, quant au fond, que raconte Pierre le vénérable. La femme du malheureux faisait dire une messe chaque semaine à l’intention de son mari, mais elle y manqua une fois par négligence. Ce ne fut qu'au bout d'un an qu'eut lieu la délivrance. (Pierre le vénérable, De miraculis, 1. II, c. II.) Le cardinal Bossa parle du même prodige et le lit dans saint Pierre Damien, Opp. XXIII, il serait arrivé auprès du lac de Côme apud Clavennam montem. Henri de Gand, + en 1275.
P277
Saint Grégoire rapporte encore qu'un nautonier fit naufrages et qu'un prêtre ayant immolé pour lui la sainte Hostie, il sortit enfin de la mer sain et sauf. On lui demandait comment il avait échappé, au péril ; il dit qu'étant au milieu de la mer, déjà épuisé et presque défaillant, quelqu'un s'approcha de lui et lui offrit un pain. Quand il l’eut mangé, il recouvra aussitôt toutes ses forces et fut recueilli sur un navire qui passait par là. Or, il reçut le pain à l’heure même où le prêtre disait la messe pour lui.
— La quatrième espèce de suffrages qui est le jeûne, est avantageuse aux défunts, sur le témoignage de saint Grégoire, lequel traite de ce suffrage en même temps que des trois autres, en disant: « Les âmes des défunts sont délivrées de quatre manières, ou bien par les offrandes des prêtres, ou par les prières des saints, ou par les aumônes de leurs amis, ou par les jeûnes de leurs parents. La pénitence que font pour elles ceux qui ont été leurs amis a beaucoup de valeur. » Le docteur Solennel * raconte qu'une femme, qui avait perdu son mari, se désespérait d'être pauvre, quand le diable lui apparut et lui dit qu'il. l’enrichirait si elle consentait à faire ce qu'il voudrait. Elle le promit; alors il lui enjoignit: 1° de faire tomber dans, la fornication les ecclésiastiques qu'elle logerait chez elle ; 2° d'accueillir les pauvres dans le jour et de les chasser la nuit sans leur laisser rien; 3° d'empêcher de prier dans l’église par son babil; 4° de ne jamais se confesser de cela.
* Henri de Gand, + en 1275.
P278
Arrivée a l’article de la mort, et invitée par son fils à se confesser, elle lui révéla le fait, en lui disant qu'elle ne pouvait pas se confesser et que sa confession ne lui vaudrait rien. Mais son fils insistant avec larmes et. promettant de faire pénitence pour elle, elle se laissa toucher et envoya son fils chercher un prêtre. Avant que celui-ci n'arrivât, les démolis se ruèrent sur elle, la saisirent de crainte et d'horreur, au point qu'elle en mourut. Son fils confessa pour elle le péché de sa mère et fit pénitence pendant sept ans; après lesquels il vit sa mère qui le remerciait de sa délivrance. Les indulgences de l’Eglise font aussi du bien aux défunts. Un légat du siège apostolique pria un soldat distingué de combattre au service de l’Eglise dans l’Albigeois, en lui accordant une indulgence pour son père qui était mo&t ; il y resta une quarantaine de jours, après quoi son père lui apparut tout éclatant de lumière et le remerciant de sa délivrance.
II. Il reste à examiner quatre points encore, par rapport à ceux en faveur desquels s'adressent les suffrages. 1° Quels sont ceux auxquels il sont profitables; 2° pourquoi ils doivent leur profiter; 3° s'ils profitent également à, tous; 4° comment ils peuvent savoir qu'on adresse des suffrages pour eux. 1° « Tous ceux qui sortent de cette vie, dit saint Augustin, sont ou très bons ou très méchants, ou médiocrement bons. Les suffrages adressés en faveur de ceux qui sont très bons sont des actions de grâces; ceux en faveur des méchants sont des consolations quelconques; pour les médiocrement bons, ce sont des expiations. »
P279
On appelle très bons, ceux qui s'envolent immédiatement au ciel sans passer par le feu de l’enfer ni du purgatoire. Il y en a de trois sortes : les baptisés, les martyrs et les hommes parfaits, qui ont amassé dans la perfection, de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, c'est-à-dire qui ont l’amour de Dieu, l’amour du prochain, et des bonnes couvres, au point de ne penser pas à plaire au monde, mais seulement à Dieu. Ils peuvent commettre des péchés véniels, mais la ferveur de la charité consume en eux le péché, comme une goutte d'eau est totalement absorbée dans un foyer incandescent; en sorte qu'ils n'ont en eux rien qui mérite d'être expié par le feu. Celui donc qui prierait pour quelqu'une de ces trois catégories de personnes, ou qui ferait d'autres bonnes oeuvres à leur intention, leur ferait injure, « parce que, dit saint Augustin, c'est faire injure à un martyr que de prier pour un martyr. » Cependant si quelqu'un priait pour un très bon, dans le doute que son. âme fût au ciel, ses oraisons seraient des actions de grâces et tourneraient au profit de celui qui prie, selon les paroles de l’Ecriture sainte (Ps. XXXIV) : « Ma prière retourne en mon sein. » Car à ces trois sortes de personnes le ciel est ouvert immédiatement après leur mort, et ils ne passent pas par le feu du purgatoire. Ce qui est indiqué par ces trois personnes pour lesquelles le ciel s'ouvrit. 1° Pour J.-C. après son baptême : « Jésus étant baptisé et priant, le ciel fut ouvert. » (Saint Luc, III.)
P280
Ce qui montre que le ciel s'ouvre à tous les baptisés, soit petits enfants, soit adultes, en sorte qu'aussitôt après, s'ils venaient à décéder, ils s'y envoleraient; car le baptême, en vertu de la passion de J.-C. purifie de tout péché soit originel, soit mortel, soit véniel. 2° Le ciel s'ouvrit pour saint Etienne qu'on lapidait: « Je vois, dit-il (Actes, VII) les cieux ouverts. » Ce qui montre que le ciel s'ouvre à tous les martyrs, en sorte qu'ils y volent quand ils expirent, et s'il leur restait encore quelque faute à expier par le feu, tout est rasé par la foi du martyre. 3° Il a été ouvert à saint Jean qui était d'une haute perfection. « J'ai vu, dit-il, (Apocal., IV) et la porte du ciel était ouverte. » Ce qui signifie que pour les hommes parfaits qui ont accompli totalement leur pénitence, et qui n'ont pas commis de péchés véniels, ou qui, s'ils en ont commis, les ont consumés de suite par la ferveur de la charité, le ciel même est incontinent ouvert, et ils y entrent de suite pour y régner éternellement.
— Ceux qui sont très mauvais sont précipités dans le gouffre de l’enfer, on ne devrait jamais faire aucun suffrage, pour eux si on était certain de leur damnation, d'après cette parole de saint Augustin : « Si je savais que mon père est dans l’enfer, je ne prierais pas plus pour lui que pour le diable. » Que : si on adressait quelque espèce de suffrages en faveur de certains damnés, sur le sort duquel on ne serait pas certain, cela ne leur servirait à rien, ni pour les délivrer de leurs tourments, ni pour adoucir ou diminuer leurs peines, ni pour suspendre pour un temps ou même pour une heure, leur damnation, ni pour leur donner une plus grande force afin de supporter plus aisément leurs tourments; car, en aucun cas, dans l’enfer, il n'y a de rédemption.
P281
On appelle médiocrement bons ceux qui portent avec eux des matières à brûler, comme du bois, du foin, de la paille; ou qui, surpris par la mort, n'ont pu faire une pénitence imposée et suffisante. Ils ne sont pas assez bons pour n'avoir pas besoin de suffrages, ni assez mauvais pour que ces suffrages ne puissent leur être profitables. Or, les suffrages qu'on adresse pour eux leur servent d'expiation. C'est donc à ceux-là seulement que ces suffrages peuvent être utiles. Dans la manière de faire ces suffrages, l’Eglise a coutume d'observer trois sortes de jours principalement : le septième, le trentième et l’anniversaire, et la raison en est assignée dans le livre de l’Office mitral * (ch. L). On a égard au septième jour afin que les âmes parviennent au sabbat éternel du repos, ou bien afin que soient remis tous les péchés commis dans la vie qui se divise en sept jours ; ou bien pour remettre les péchés commis avec le corps qui se compose de quatre humeurs, et avec l’âme qui a trois qualités. On observe le trentième qui se compose de trois dizaines pour les purifier des fautes commises contre la foi a la Sainte Trinité, ou par la transgression du Décalogue. On observe l’anniversaire afin que des années de calamité, ils parviennent aux années de l’éternité. De même que nous célébrons l’anniversaire des saints pour leur honneur et notre utilité, de même nous célébrons l’anniversaire des défunts pour leur utilité et notre dévotion. 2° On demandé pourquoi les suffrages doivent leur servir.
* Sicardi.
P282
On répond qu'ils le doivent en trois manières: 1° en faveur de l’unité; car ils font un corps avec l’Eglise militante, et pour cela ses biens doivent leur être communs; 2° en faveur de leur dignité, puisque, pendant leur vie, ils ont mérité d'en profiter ; d'ailleurs il est digne que ceux qui ont aidé les autres soient aidés à leur tour; 3° parce qu'ils en ont besoin : ils sont en effet dans une position à ne pouvoir pas se soulager. 3° On demande si ces suffrages profitent également à tous. On répond que si ces suffrages se font spécialement en faveur d'une personne, ils profitent plus aux personnes pour qui on les fait qu'aux autres; s'ils se font en commun, ils profitent davantage à ceux qui, dans cette vie, ont plus mérité qu'ils leur profitent, selon qu'ils, se trouvent dans une égale ou une plus grande nécessité. 4° Comment, peuvent-ils savoir que ces suffrages se font pour eux. Ils le peuvent savoir en trois manières, d'après saint Augustin : 1° par une révélation de Dieu qui les en instruit; 29° par une manifestation des bons anges, car eux qui ici-bas sont toujours avec nous et qui considèrent chacune de nos actions, peuvent en un instant descendre, en quelque sorte, auprès de ces patients et le leur annoncer aussitôt; 3° parla connaissance que leur en donnent les âmes qui en sortent, puisqu'elles peuvent leur annoncer cela comme d'autres choses encore ; 4° ils peuvent le savoir enfin par ce qu'ils éprouvent eux-mêmes et par révélation, car en se sentant soulagés dans leurs tourments, ils connaissent qu'on prie pour eux.
P283
IV. De ceux par qui se font les suffrages. Si ces suffrages doivent être profitables, il faut qu'ils soient faits par ceux qui sont dans la charité ; car s'ils étaient faits par des méchants ils ne serviraient à rien. On lit en effet qu'un soldat, au lit avec sa femme, admirait, en voyant la lune qui jetait une grande lumière par des crevasses, comment il se faisait que l’homme doué de la raison n'obéissait pas à son créateur, tandis que toutes les créatures inintelligentes obéissaient. Puis se mettant à déchirer la mémoire d'un soldat mort avec lequel il avait vécu en bonne union, tout à coup ce mort entra dans la chambre et lui dit : « Mon ami, ne te permets aucun mauvais soupçon contre personne, et pardonne-moi, si je t'ai offensé en quoi que ce soit. » Interrogé sur sa position, il dit : « Je souffre différents tourments, principalement pour avoir violé tel cimetière dans lequel après avoir blessé quelqu'un, je lui ai pris son manteau, que je porte sur moi et qui m’écrase plus que ne ferait une montagne. »
Ensuite il le conjura de faire prier pour lui. Or, comme son compagnon
lui demandait s'il voulait qu'il fît faire ces prières par
tel ou tel prêtre, le revenant ne répondit rien, mais il secoua
la tête comme pour dire non. Il lui demanda donc s'il voulait que
tel ermite priât pour lui.
« Plût à Dieu, répondit-il, que cet homme
priât pour moi ! » Et quand il eut reçu la promesse
que sa demande serait exaucée, il ajouta : « Et moi je te
dis que d'aujourd'hui à deux ans, tu mourras aussi. » Alors
il disparut. Le soldat amenda sa vie et mourut dans le Seigneur. Quand
j'ai dit que les suffrages offerts par les méchants ne sont pas
profitables, ceci ne doit point s'entendre des oeuvres sacramentelles,
telles que la sainte messe qui ne peut perdre de sa valeur bien qu'offerte
par un. ministre mauvais; ou bien si le défunt lui-même ou
quelqu'un de ses amis eût laissé de bonnes oeuvres à
faire à des méchants ; ce dont ils doivent s'acquitter au
plus tôt de crainte qu'il le leur advienne ce qui est arrivé
à quelqu'un.
P284
Dans les guerres de Charlemagne, raconte Turpin, un soldat, qui devait se battre contre les Maures, pria un parent de vendre son cheval et d'en donner le prix aux pauvres, s'il mourait dans la bataille. Il mourut et le parent, qui trouva le cheval fort à sa convenance, le garda pour lui. Mais peu de temps après, le défunt lui apparut comme un soleil brillant, et lui dit : « Bon cousin, pendant huit jours tu m’as fait endurer des peines dans le purgatoire, parce que tu n'as pas donné aux pauvres, comme je te l’ai dit, le prix de mon cheval; mais tu ne l’auras pas fait impunément : car aujourd'hui les diables tourmenteront ton âme dans l’enfer quant à moi qui suis purifié, je vais au royaume de Dieu. » Et voici que tout à coup on entend dans l’air un cri semblable à celui des lions, des ours et des loups et le parent fut enlevé par les diables *.
* Hélinand, Chronique, an 807.
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LES QUATRE COURONNÉS **
Les quatre couronnés furent Sévère, Séverin, Carpophore et Victorin qui, par l’ordre de Dioclétien, furent fouettés à coups d'escourgées de plomb jusqu'à ce qu'ils en moururent. D'abord leurs noms furent inconnus, mais longtemps après Dieu les révéla. On décida donc que leur mémoire serait honorée sous les noms de cinq autres martyrs, Claude, Castorius, Symphorien, Nicostrate et Simplicien, qui souffrirent deux ans après eux. Or, ces derniers martyrs étaient d'habiles sculpteurs qui ayant refusé à Dioclétien de sculpter une idole, et de sacrifier aux dieux, furent mis vivants, par ordre de cet empereur, dans des caisses de plomb et précipités dans la mer vers l’an du Seigneur 287. Le pape Melchiade ordonna d'honorer sous les noms de ces cinq martyrs les quatre précédents qu'il fit appeler les quatre couronnés, avant que l’on découvrît leurs noms; et l’usage en a toujours prévalu, même quand on eut su comment ils se nommaient réellement.
**Bréviaire.
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SAINT THÉODORE *
Théodore souffrit le martyre dans la ville des Marmarites, sous
Dioclétien et Maximien. Quand, le président lui dit de sacrifier
et que son premier grade lui serait rendu, Théodore répondit
: « Je suis le soldat de mon Dieu et de son fils J.-C. » «
Ton Dieu a donc un fils, lui demanda le président? »
« Oui, dit Théodore. » Le président reprit:
« Pourrions-nous le connaître? » Théodore
répondit : « Oui, vous pouvez le connaître et arriver
à lui. »
* Bréviaire.
P286
On remit à un temps plus éloigné de faire sacrifier
saint Théodore, qui profita de ce délai pour entrer de nuit
dans le temple de la mère des dieux, et l’incendier. Quelqu'un qui
l’avait vu l’accusa; alors il fut condamné à rester enfermé
dans une prison jusqu'à ce qu'il mourût de faim. Le Seigneur
lui apparut et lui dit : « Confiance, mon serviteur Théodore;
parce que je suis. avec toi.» Alors une foule d'hommes vêtus
d'aubes blanches entra dans la prison, quoique la porte en fût restée
fermée, et se mit à psalmodier avec lui. Les gardes, à
cette vue, s'enfuirent épouvantés. On le tira plus tard de
là et on l’invita à sacrifier. « Quand bien même,
dit Théodore, vous me brûleriez les chairs, et que vous
m’useriez dans les supplices, tant qu'il me restera un souffle de vie,
je ne renierai pas mon Dieu. » Alors par l’ordre du président,
on le suspend à un poteau, et on racle ses côtes avec des
ongles de fer d'une manière tellement cruelle, que ses côtes
mêmes étaient mises à nu. Le président lui dit
:
« Veux-tu, Théodore, être avec nous ou avec ton
Christ ? » Théodore répondit « J'ai été,
je suis et je serai avec mon Christ. » Alors il fut condamné
à être brûlé et il rendit l’âme dans le
feu. Cependant son corps resta entier. Ceci se passa vers l’an du Seigneur
287. Tous les assistants furent remplis de l’odeur la plus suave, et on
entendit une voix. qui disait : « Viens, mon bien-aimé, entre
dans la joie de ton Seigneur. » Il y en eut, aussi beaucoup qui virent
le ciel ouvert.
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SAINT MARTIN, ÉVÊQUE
P287
Martin, c'est comme si on disait qui tient Mars, c'est-à-dire la guerre contre les vices et les péchés; ou bien encore l’un des martyrs; car il fut martyr au moins de volonté et par la mortification de sa chair. Martin peut encore s'interpréter excitant, provoquant, dominant. En effet, par le mérite de sa sainteté, il excita le diable a l’envie, il provoqua Dieu à la miséricorde, et il dompta sa chair par des macérations continuelles. La chair doit être dominée par la raison ou l’âme, dit saint Denys dans l’épure à Démophile, comme un maître domino un serviteur, et un vieillard un jeune débauché. Sévère surnommé Sulpice, disciple de saint Martin, a écrit sa vie et cet auteur est compté au nombre des hommes illustres par Gennacle.
Martin, originaire de Sabarie, ville de Pannonie, mais élevé à Pavie en Italie, servit en qualité de militaire avec son père, tribun des soldats, sous les césars Constantin et Julien. Ce n'était pas cependant de son propre mouvement, car, tout jeune encore; poussé par l’inspiration de Dieu, à l’âge de douze ans, malgré ses parents, il alla à l’église et demanda, qu'on le fit catéchumène; et dès lors il. se serait retiré dans un ermitage, si la faiblesse de sa constitution ne s'y fût opposée.
Mais les empereurs ayant porté un décret par lequel tous les fils des vétérans étaient obligés à servir à la place de leurs pères, Martin, âgé de quinze ans, fut forcé d'entrer au service, se contentant d'un serviteur seulement qu'il servirait du reste lui-même le plat souvent, et dont il ôtait et nettoyait la chaussure.
P288
Un jour d'hiver, passant à la porte d'Amiens, il rencontra un homme nu qui n'avait reçu l’aumône de personne. Martin comprit que ce pauvre lui avait été réservé : il prit son épée, et partagea en deux le manteau qu'il avait sur lui, en donna une moitié au pauvre, et se recouvrit de l’autre moitié qui lui restait. La nuit suivante, il vit J.-C., revêtu de la partie du manteau dont il avait couvert le pauvre, et l’entendit dire aux anges qui l’entouraient : « Martin, qui n'est encore que catéchumène, m’a couvert de ce vêtement » Le saint homme ne s'en glorifia point, mais connaissant par là combien Dieu est bon il se fit baptiser, à l’âge de dix-huit ans, et cédant aux instances de son tribun, qui lui promettait de renoncer au monde à l’expiration de son tribunat, il servit encore deux ans.
Pendant ce temps, les barbares firent irruption dans la Gaule, et Julien César qui devait lui livrer bataille, donna de l’argent aux soldats; mais Martin, dont l’intention était de ne plus rester au service, ne voulut pas recevoir cette gratification, et dit à César : « Je suis soldat de J.-C. ; il ne m’est pas permis de me battre. » Julien indigné répondit que ce n'était pas par religion, mais par peur de la bataille dont on était menacé, qu'il renonçait au service militaire. Martin répliqua avec intrépidité : « Si c'est à la lâcheté et non à la foi que l’on attribue ma démarche, demain je me placerai, sans armes, au-devant des rangs, et au nom de J.-C., avec le signe de la croix pour me protéger, et sans bouclier, ni casque, je pénétrerai sans crainte dans les bataillons ennemis. »
P289
On le fit garder, pour l’exposer sans armes, comme il l’avait dit, au-devant des barbares. Mais le jour suivant, les ennemis envoyèrent une ambassade pour se rendre eux et tout ce qu'ils possédaient. Il n'y a pas de doute que ce ne fut aux mérites du saint personnage que cette victoire ait été remportée sans effusion de sang. Il quitta donc le service pour se retirer auprès de saint Hilaire, évêque de Poitiers qui l’ordonna acolyte.
Le Seigneur l’avertit dans un songe d'aller visiter ses parents qui étaient encore païens. En partant, il prédit qu'il aurait à endurer beaucoup d'adversités : en effet, au milieu des Alpes, il tomba entre les mains des voleurs; et l’un d'eux avait levé sa hache pour lui frapper la tête, quand un entre eux retint son bras : cependant on lui lia les mains derrière le dos, et il fut livré à la garde d'un voleur. Celui-ci lui demanda s'il avait éprouvé quelque crainte; Martin lui répondit que jamais il n'avait été si exempt d'inquiétudes, parce qu'il savait que la miséricorde de Dieu se manifeste principalement dans le danger. Alors il commença à prêcher le larron qu'il convertit à la foi de J.-C. Cet homme remit Martin sur son chemin, et termina dans la suite sa vie avec édification.
Quand Martin eut passé Milan, le diable se présenta devant
lui sous une forme humaine et lui demanda où il allait. Le saint
répondit qu'il allait où le Seigneur l’appelait; alors le
diable lui dit :
« Partout où tu iras, tu rencontreras le diable pour te
contrarier. » Martin lui répliqua : « Le Seigneur est
mon soutien, et je ne craindrai point ce que l’homme pourra me faire »,
et à l’instant le diable s'évanouit. Il convertit sa mère,
mais son père persévéra dans l’erreur.
P290
Comme l’hérésie arienne était répandue par toute la terre, et que le saint était presque seul à la combattre, il fut fouetté publiquement et chassé d'une ville; il revint alors à Milan où il se construisit un monastère. Mais en ayant été chassé par les Ariens, il alla à l’île de Gallinaria, accompagné d'un seul prêtre: là, entre autres herbes, il mangea de l’ellébore qui est un poison, et il se sentait mourir, quand, par la force de sa prière, il fit disparaître tout danger et toute douleur. Lorsqu'il apprit que saint Hilaire revenait de l’exil, il partit au-devant de lui, et fonda un monastère auprès de Poitiers.
Au retour d'un voyage hors de son monastère, il y trouva un catéchumène mort sans baptême. Il le porta dans sa cellule, et se prosternant sur son cadavre, il le rappela à la vie par sa prière. Cet homme avait coutume de dire, qu'après son jugement, il fut envoyé dans des endroits obscurs, quand deux anges suggérèrent au souverain juge que c'était pour lui que Martin priait. On leur ordonna donc de ramener cet homme vivant à Martin. Il rendit en outre à la vie un autre homme qui avait mis fin à ses jours en se pendant.
P291
Le peuple de Tours se trouvait alors sans évêque et demanda qu'on promût Martin à l’épiscopat, malgré , les vives résistances du saint homme. Or, quelques-uns des évêques, qui se trouvaient là rassemblés, y mettaient opposition parce que Martin était d'un extérieur difforme et laid de visage. Le principal d'entre eux était un nommé Défenseur : or, comme le lecteur se trouvait absent pour le moment, quelqu'un prit le psautier et lut le premier psaume qui se présenta; c'est celui dans lequel se trouve ce verset : « Ex ore infantium et lactentium, Deus, perfecisti laudem, ut destruas inimicum et defensorem *. O Dieu, vous avez tiré la louange la plus parfaite de la bouche des petits enfants, et de ceux qui sont à la mamelle pour détruire l’ennemi et. son défenseur » (Ps. VIII) **. En sorte que Défenseur resta confus en présence de tout le monde.
Quand Martin fut ordonné évêque, comme il ne pouvait supporter le bruit que faisait le peuple, il établit un monastère à deux milles environ de Tours, et il y vécut avec quatre-vingts disciples dans une grande: abstinence; personne en effet n'y buvait du vin, à moins d'y être forcé par le besoin : être habillé trop délicatement, y passait pour un crime: Plusieurs villes venaient choisir là leurs évêques. Un homme était honoré comme martyr, et Martin n'avait pu trouver aucun renseignement sur sa vie et ses mérites; un jour donc que le saint était debout en prières sur son tombeau, il supplia le Seigneur de lui faire connaître qui était cet homme et quel mérite il pouvait avoir. Et s'étant tourné à gauche, il vit debout un fantôme tout noir qui ayant été adjuré par Martin, répondit, qu'il avait été larron et qu'il avait subi le supplice pour son crime. Aussitôt donc, Martin fit détruire l’autel.
* C'est le texte tel qu'il se trouve dans l’ancienne version des psaumes
en usage alors dans les Gaules, ps. VIII.
** Ce défenseur était l’évêque d'Angers.
P292
On lit encore dans le Dialogue de Sévère et de Gallus, disciples de saint Martin, livre oit se trouvent rapportés une multitude de faits que Sévère avait laissés de côté *, que, un jour, Martin fut obligé d'aller trouver l’empereur Valentinien ; mais celui-ci sachant que Martin venait solliciter une faveur. qu'il ne voulait pas accorder, lui fit fermer les portes du palais. Martin, ayant supporté un premier et un second affront, s'enveloppa d'un cilice, se couvrit de cendres pendant une semaine et se mortifia par l’abstinence du boire et du manger. Après quoi, averti par un ange, il alla au palais, et sans que personne l’en empêchât, il parvint jusqu'à l’empereur. Quand celui-ci le vit venir, il se mit en colère de ce qu'on l’avait laissé passer, et ne voulut pas se lever devant lui, jusqu'au moment où le feu se mit au fauteuil impérial et brûla l’empereur lui-même dans la partie du corps sur laquelle il était assis. Alors il fut forcé de se lever devant Martin, en avouant qu'il avait ressenti une force divine ; il l’embrassa tendrement, lui accorda tout, avant même qu'il le demandât, et lui offrit de nombreux présents que saint Martin n'accepta point. Dans le même Dialogue (c. V), on voit comment il ressuscita le troisième mort. Un jeune homme venait de mourir et sa mère conjurait avec larmes saint Martin de le ressusciter. Alors le saint, au milieu d'un champ où se trouvait une multitude innombrable de gentils, se mit à genoux, et sous les yeux de tout ce monde, l’enfant ressuscita.
* Ce Dialogue est l’oeuvre de Sulpice Sévère qui y prend le nom de Gallus.
P293
C'est pourquoi tous ces gentils furent convertis à la foi. Les choses insensibles, les végétaux, les créatures privées de raison obéissaient à ce saint homme :
1° Les choses insensibles, comme l’eau et, le feu.
–– Il avait mis le feu à un temple, et la flamme poussée par le vent se portait sur une maison voisine. Martin monta sur le toit de la maison et se mit au-devant des flammes qui s'avançaient : tout à coup elles rebroussèrent contre la violence du vent, de sorte qu'il paraissait exister un conflit entre les éléments qui luttaient l’un contre l’autre.
– Un navire était en péril, lit-on dans le même Dialogue (c. XVII) ; un marchand qui n'était pas encore chrétien, s'écria : « Dieu de Martin, sauvez-nous! » et aussitôt il se fit un grand calme.
2° Les végétaux lui obéissaient aussi de même.
– Dans un bourg, il avait fait abattre un temple fort ancien, et il voulait couper un pin consacré au diable, malgré les paysans et les gentils, quand l’un d'eux dit: « Si tu as confiance en ton Dieu, nous couperons cet arbre, et toi tu le recevras, et si ton Dieu est avec toi, ainsi que tu le dis, tu échapperas au péril. » Martin consentit; l’arbre était coupé et tombait déjà sur le saint qu'on avait lié de ce côté, quand il fit le signe de la croix vers l’arbre qui se renversa. de l’autre côté et faillit écraser les paysans qui s'étaient mis à l’abri. A la vue de ce miracle, ils se convertirent à la foi *.
3° Les créatures privées de raison, comme les animaux, lui obéirent, aussi plusieurs fois, ainsi. qu'on le voit dans le Dialogue cité plus haut (c. X).
– Ayant vu des chiens qui poursuivaient un levreau, il
leur commanda de cesser de le poursuivre : et aussitôt les chiens
s'arrêtèrent et restèrent droits comme s'ils eussent
été attachés par leurs pattes.
* Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, c. X.
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– Un serpent passait un fleuve à la nage et Martin lui dit : « Au nom du Seigneur, je t'ordonne de retourner. » Aussitôt et à la parole du saint, le serpent se retourna et passa sur l’autre rive. Alors Martin dit en gémissant : « Les serpents m’écoutent et les hommes ne m’écoutent pas. »
– Un chien encore aboyait contre un disciple de saint Martin : et se tournant vers lui, le disciple lui dit : « Au nom de Martin, je t'ordonne de te taire. » Et le chien se tut aussitôt, comme si on lui eût coupé la langue .
Le bienheureux Martin posséda une grande humilité; car un lépreux qui faisait horreur, s'étant rencontré sur son chemin à Paris, il l’embrassa, le bénit, et cet homme fut guéri de suite. Quand il était dans le sanctuaire, jamais il ne se servit de la chaire, car personne ne le vit jamais s'asseoir dans l’église : il se mettait sur un petit siège rustique, qu'on appelle trépied. Il jouissait d'une grande considération; car on disait qu'il était l’égal des apôtres, et cela pour la grâce du Saint-Esprit qui descendit en forme de feu sur lui afin de lui donner de la vigueur, comme cela eut lieu pour les apôtres.
* Dialogue, III, c. IV.
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Ceux-ci le visitaient fréquemment comme s'il eût été leur égal. On lit en effet, dans le livre* cité plus haut, qu'une fois saint Martin étant dans sa cellule, Sévère et Gallus, ses disciples, qui attendaient à la porte, furent frappés tout à coup d'une merveilleuse frayeur, en entendant plusieurs personnes en conversation dans la cellule. Ayant questionné plus tard à ce sujet saint Martin : « Je vous le dirai, répondit-il, mais vous, ne le dites à personne, je vous prie. Ce sont sainte Agnès, sainte Thècle et la sainte Vierge Marie qui sont venues vers moi. » Et il avoua que ce n'était pas ce jour-là seulement, ni la seule fois qu'il eût reçu leur visite. Il raconta que les apôtres saint Pierre et saint Paul lui apparaissaient souvent.
— Il pratiquait une haute justice ; car ayant été invité par l’empereur Maxime et ayant reçu le premier la coupe, tout le monde attendait qu'après avoir bu, il la passerait à l’empereur, mais il la donna à son prêtre, ne jugeant personne plus digne de boire après lui, et pensant commettre une chose indigne que, de préférer à ce prêtre ou bien l’empereur, ou bien ceux qui venaient après ce dernier. Il était doué d'une grande patience. Tout évêque qu'il fût, souvent les clercs lui manquaient impunément; il ne les privait cependant pas de sa bienveillance. Personne ne le vit jamais en colère, jamais triste, jamais riant. Il n'avait jamais à la bouche que le nom de J.-C. ; jamais dans le coeur que la pitié, la paix, la miséricorde. On lit encore, dans ce Dialogue, qu'un jour Martin, revêtu d'un habit à longs poils et couvert d'un manteau noir qui pendait deçà et de là, s'avançait, monté sur un petit âne, des chevaux venant du côté opposé s'en étant effrayés, les soldats qui les conduisaient tombèrent à terre immédiatement; puis saisissant Martin, ils le frappèrent rudement.
* Ibid., II, c. XIV.
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Or, le saint resta comme un muet, présentant le dos à ceux qui le maltraitaient; ceux-ci étaient d'autant plus furieux que le saint semblait les mépriser en ne paraissant pas ressentir les coups qu'ils lui portaient : mais à l’instant, leurs chevaux restèrent attachés par terre ; on avait beau les frapper à coups redoublés, ils ne pouvaient pas plus remuer que des pierres, jusqu'au moment où les soldats revenus vers saint Martin confessèrent le péché qu'ils avaient commis contre lui, sans le connaître ; il leur donna aussitôt la permission de partir, alors leurs chevaux s'éloignèrent d'un pas rapide.
Il fut très assidu à la prière; car, ainsi qu'on le dit dans sa légende, jamais il ne passa une heure, un moment sans se livrer ou à la prière ou à la lecture. Pendant la lecture ou le travail, jamais il ne détournait son esprit de la prière. Et comme c'est la coutume des forgerons, de frapper de temps en temps sur l’enclume pendant qu'ils battent le fer, pour alléger leur labeur, de même saint Martin, au milieu de chacune de ses actions, priait toujours. Il exerçait sur lui-même de grandes austérités. Sévère rapporte, en effet, dans sa lettre à Eusèbe, que Martin étant venu dans un village de son diocèse, ses clercs lui avaient préparé un lit avec beaucoup de paille. Quand le saint se fut couché, il eut horreur de cette délicatesse inaccoutumée, lui qui se reposait d'ordinaire sur la terre nue, couvert seulement d'un cilice. Alors ému de l’injure qu'il croyait avoir reçue , il se leva, jeta de côté toute la paille et se coucha sur la terre nue. Or, vers minuit, cette paille prend feu ; saint Martin éveillé cherche à sortir, sans pouvoir le faire; le feu le saisit et déjà ses vêtements brûlent. Mais il a recours, comme d'habitude, à la prière; il fait le signe de la croix et reste au milieu du feu qui ne le touche pas ; les flammes lui semblaient alors une rosée, quand tout à l’heure il venait d'en ressentir la vivacité. Aussitôt les moines éveillés accourent et tirent des flammes Martin sain et sauf, tandis qu'ils le croyaient consumé.
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Il témoignait une grande compassion pour les pécheurs, car il recevait dans son sein tous ceux qui voulaient se repentir. Le diable lui reprochait en effet de recevoir à la pénitence ceux qui étaient tombés une fois; alors Martin lui dit : « Si toi-même, misérable, tu cessais de tourmenter les hommes et si tu te repentais de tes actions, j'ai assez de confiance dans le Seigneur pour pouvoir te promettre la miséricorde de J.-C. » Il avait une grande pitié à l’égard des pauvres. On lit dans le même Dialogue (II, c. I) que saint Martin, un jour de fête, allant à l’église, fut suivi par un pauvre qui était nu. Le saint ordonna à son archidiacre de revêtir cet indigent; mais celui-là ayant tardé à le faire, Martin entra dans la sacristie *, donna sa tunique au pauvre en lui commandant de sortir aussitôt. Or, comme l’archidiacre l’avertissait qu'il était temps de commencer les saints mystères, saint Martin répondit qu'il n'y pouvait aller avant que le pauvre n'eût reçu un habit. C'était de lui-même qu'il parlait. L'archidiacre qui ne comprenait pas, parce qu'il voyait saint Martin revêtu de sa chape de dessus, sans se douter qu'il eût été nu sur lui, répond qu'il n'y a pas de pauvre.
* Secretarium, c'était un lieu attenant à l’église où les clercs se réunissaient pour vaquer à la prière et à la lecture.
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Alors le saint dit: « Qu'on m’apporte un habit, et il n'y aura pas de pauvre à vêtir. » L'archidiacre fut forcé d'aller au marché et prenant pour cinq pièces d'argent une tunique sale et courte, qu'on appelle pénule, comme on dirait presque nulle, il la jeta en colère: aux pieds de Martin, qui se retira à l’écart pour la mettre : or, les manches de la pénule n'allaient que jusqu'au coude et elle descendait seulement à ses genoux. Néanmoins, Martin s'avança ainsi revêtu pour célébrer la messe. Mais pendant le saint sacrifice, un globe de feu apparut sur, sa tête, et beaucoup de personnes l’y remarquèrent. C'est pour cela qu'on dit qu'il était l’égal des apôtres.
A ce miracle, Maître Jean Beleth ajoute (c. CLXIII) que le saint levant les mains vers Dieu à la préface de la messe, comme c'est la coutume, les manches de toile venant à retomber sur elles-mêmes, parce que ses bras n'étaient ni gros, ni gras et que la tunique dont il vient d'être parlé, n'allait que jusqu'aux coudes, ses bras restèrent nus. Alors des bracelets miraculeux, couverts d'or et de pierreries, sont apportés par des anges pour couvrir ses bras avec décence.
En apercevant un jour une religieuse : « Celle-ci, dit-il, a accompli le commandement évangélique : elle possédait deux tuniques, et elle en a donné une à qui n'en avait point. Et vous; ajouta-t-il, vous devez faire de même. » Il eut une grande puissance pour chasser les démons du corps des hommes.
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On lit dans le même Dialogue (II, c. IX) qu'une vache, agitée par le démon, exerçait partout sa fureur, tuait beaucoup de monde et accourait, pleine de rage, dans un chemin; contre Martin et ses compagnons le saint leva la main en lui commandant de s'arrêter. Cette bête resta immobile et Martin vit un démon assis sur son dos, et lui insultant : « Va-t-en, méchant, lui dit-il; sors de cet animal inoffensif, et cesse de l’agiter. » Le démon s'en alla aussitôt, et la vache vint se prosterner aux pieds du saint qui lui commanda de retourner tranquillement à son troupeau. Il avait une grande adresse pour connaître les démons qui devenaient pour lui si faciles à distinguer qu'il les voyait sous quelque forme qu'ils prissent. En effet les démons se présentaient à lui sous la figure de Jupiter, le plus souvent de Mercure, quelquefois de Vénus et de Minerve; à l’instant il les gourmandait par leur nom : Il regardait Mercure comme acharné à nuire; il disait que Jupiter était un brutal et un hébété.
Une fois le démon lui apparut encore sous la forme d'un roi,
orné de la pourpre, avec un diadème, et des chaussures dorées
; la bouche sereine et le visage gai. Tous les deux se turent pendant longtemps.
« Reconnais, Martin, dit enfin le démon, celui que tu adores.
Je suis le Christ qui vais descendre sur la terre; mais auparavant, j'ai
voulu me manifester à toi... » Et comme Martin étonné
gardait encore le silence, le démon ajouta : « Martin, pourquoi
hésites-tu de croire, puisque tu me vois ? Je suis Jésus-Christ.
» Alors Martin, éclairé par le Saint-Esprit, répondit
: « Notre-Seigneur
J.-C. n'a jamais prédit qu'il viendrait revêtu de pourpre
et ceint d'un diadème éclatant. Je croirai que c'est le Christ,
quand. je le verrai avec l’extérieur et la figure sous lesquels
il a souffert, quand il portera les stigmates de la croix. » A ces
paroles, le démon disparut, en laissant dans la cellule du saint
une odeur infecte *.
* Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, c. XXV.
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Martin connut longtemps d'avance l’époque de sa mort, qu'il révéla aussi à ses frères. Sur ces entrefaites, il visita la paroisse * de Candé pour apaiser des querelles (Sulp. Sév., Ep. à Bassula). Dans sa route, il vit, sur la rivière, des plongeons qui épiaient les poissons et qui en prenaient quelques-uns : « C'est, dit-il, la figure des démons: ils cherchent à surprendre ceux qui ne sont point sur leur garde ; ils les prennent sans qu'ils s'en aperçoivent; ils dévorent ceux qu'ils ont saisis; et plus ils en dévorent moins ils sont rassasiés. » Alors il commanda à ces oiseaux de quitter ces eaux profondes et d'aller dans des pays déserts. Etant resté quelque temps dans cette paroisse, ses forces commencèrent à baisser, et il annonça à ses disciples que sa fin était prochaine. Alors tous se mirent à pleurer : « Père, lui dirent-ils, pourquoi nous quitter, et à qui confiez-vous des gens désolés? Les loups ravisseurs se jetteront sur votre troupeau. » Martin, ému par leurs prières et par leurs larmes, se mit à prier ainsi en pleurant lui-même : « Seigneur, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse point le travail; que votre volonté soit faite. » Il balançait sur ce qu'il avait à préférer; car il ne voulait pas les quitter comme aussi il ne voulait pas être séparé plus longtemps de J.-C.
* Le texte copié sur Sulpice Sévère porte diocesin; on appelait ainsi les paroisses éloignées de l’église cathédrale.
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La fièvre l’ayant tourmenté pendant quelque temps, ses disciples le priaient de leur laisser mettre un peu de paille sur le lit où il était couché sur la cendre et sous le silice : « Il n'est pas convenable, mes enfants, leur dit-il, qu'un chrétien meure autrement que sous un silice et sur la cendre si je vous laisse un autre exemple, je suis un pécheur. »
Toujours les yeux et les mains élevés au ciel, il ne sait pas donner de relâche à son esprit infatigable dans la prière; or, comme il était toujours étendu sur le dos et que ses prêtres le suppliaient de se soulager en changeant de position : « Laissez, dit-il, mes frères, laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre, afin que l’esprit se dirige vers le Seigneur. » Et en disant ces mots, il vit le diable auprès de lui : « Que fais-tu, ici, dit-il, bête cruelle? tu ne trouveras en moi rien de mauvais : c'est le sein d'Abraham qui me recevra. » En disant ces mots, sous Ariade et Honorius, qui commencèrent à régner vers l’an du Seigneur 395, et de sa vie la quatre-vingt-unième, il rendit son esprit à Dieu. Le visage du saint devint resplendissant; car il était déjà dans la gloire. Un choeur d'antes se fit entendre, dans l’endroit même, de beaucoup de personnes. A son trépas les Poitevins comme les Tourangeaux se rassemblèrent, et il s'éleva entre eux une grande contestation. Les Poitevins disaient : « C'est un moine de notre pays; nous réclamons ce qui nous a été confié. » Les Tourangeaux répliquaient : « Il vous a été enlevé, c'est Dieu qui nous l’a donné. » Mais au milieu de la nuit, les Poitevins s'endormirent tous sans exception; alors les Tourangeaux faisant passer le corps du saint par une fenêtre, le transportèrent dans une barque, sur la Loire, jusqu'à la ville de Tours, avec une grande joie.
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Saint Séverin, évêque de Cologne, faisait par un dimanche, selon sa coutume, le tour des lieux saints, quand, à l’heure de la mort du saint homme, il entendit les Anges qui chantaient dans le ciel, et il appela l’archidiacre pour lui demander s'il entendait quelque chose. Sur sa réponse qu'il n'entendait rien, l’archevêque l’engagea à prêter une sérieuse attention; il se mit donc à allonger le cou, à tendre les oreilles et à se tenir sur l’extrémité de ses pieds en se soutenant sur son bâton : Et tandis que l’archevêque priait pour lui, il dit qu'il entendait quelques voix dans le ciel, et l’archevêque lui dit : « C'est mon seigneur Martin qui est sorti de ce monde et en ce moment les anges le portent dans le ciel. Les diables se sont présentés aussi, et voulaient le retenir, mais ne trouvant rien en lui qui leur appartînt, ils se sont retirés confus. » Alors l’archidiacre prit note dit jour et de l’heure et il apprit qu'à cet instant saint Martin mourait. Le moine Sévère, qui a écrit sa vie, s'étant endormi légèrement après matines, comme il le raconte lui-même dans une épître, vit lui apparaître saint Martin revêtu d'habits blancs, le visage en feu, les veux étincelants, les cheveux comme de la pourpre et tenant, à la main droite le livre que Sévère avait écrit sur sa vie: et comme il le voyait monter au ciel, après l’avoir béni, et qu'il souhaitait y monter avec lui, il s'éveilla. Alors, des messagers vinrent lui apprendre que, saint Martin était mort cette nuit-là.
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Le même jour encore, saint Ambroise, évêque de Milan, en célébrant la messe, s'endormit sur l’autel entre la prophétie et l’épître: personne n'osait le réveiller, et le sous-diacre ne voulait pas lire l’épître, sans en avoir reçu l’ordre; après deux ou trois heures écoulées on éveilla Ambroise en disant : « L'heure est passée, et le peuple se lasse fort d'attendre; que notre Seigneur ordonne au clerc de lire l’épître. » Saint Ambroise leur répondit : « Ne vous troublez point : car mon frère Martin est passé à Dieu ; j'ai assisté à ses funérailles, et je lui ai rendu les derniers devoirs ; mais vous m’avez empêché, en me réveillant, d'achever le dernier répons. Alors on prit note à l’instant de ce jour, et on apprit que saint Martin était trépassé en ce moment*. Maître Jean Beleth dit que les rois de France ont coutume de porter sa chape dans les combats; de là le nom de chapelains donné aux gardiens de cette chape. Soixante-quatre ans après sa mort, le bienheureux Perpet ayant agrandi l’église de saint Martin, voulut y faire la translation de son corps; et après trois jours passés dans le jeûne et l’abstinence, on ne put jamais remuer le sépulcre. On allait renoncer à ce projet, quand apparut un vieillard magnifique qui dit : « Que tardez-vous ? vous ne voyez pas saint Martin prêt a vous aider, si vous approchez les mains ? » Alors ce vieillard souleva de ses mains le tombeau avec les assistants qui l’enlevèrent avec la plus grande facilité, et le placèrent à l’endroit où il est honoré maintenant.
* Baronius attaqua l’authenticité de cette vision en se basant sur ce que, d'après lui, saint Ambroise était mort lors du décès de saint Martin; mais saint Martin étant mort le 9 nov. 395 pouvait apparaître à saint Ambroise ne mourut qu’en 397 Baronius allait contre la tradition appuyée sur la liturgie, sur des historiens dignes de foi. Honorius d'Autun.
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Or, après cela on ne rencontra ce vieillard en aucun lieu. On célèbre la fête de cette translation le 4 juillet. Saint Odon, abbé de Cluny, rapporte * qu'alors toutes les cloches étaient en branle dans toutes les églises, sans que personne n'y touchât, et toutes les lampes s'allumèrent par miracle. Il rapporte encore qu'il y avait deux camarades dont l’un était aveugle et l’autre paralytique., L'aveugle portait le paralytique et celui-ci indiquait le chemin à l’autre, et en mendiant de cette façon, ils amassaient beaucoup d'argent. Quand ils apprirent qu'une multitude d'infirmes étaient guéris auprès du corps de saint Martin, qu'on conduisait à l’église en procession ; ils se prirent à craindre que le saint corps ne fût amené vis-à-vis de la maison où ils demeuraient et que peut-être ils fussent guéris aussi ; car ils ne voulaient pas recouvrer la santé pour ne rien perdre de leurs bénéfices. Alors ils se sauvaient, d'une rue à l’autre, où ils pensaient que le corps ne serait pas conduit. Or, au milieu de leur course, ils se rencontrèrent tout à coup, à l’improviste avec le corps ; et parce que Dieu accorde beaucoup de faveurs à ceux qui n'en veulent pas recevoir, tous les deux furent guéris à l’instant malgré eux, quoiqu'ils s'en affligeassent grandement. Saint Ambroise s'exprime ainsi au sujet de saint Martin « Saint Martin abattit les temples de l’erreur, païenne, il leva les étendards de la piété, il ressuscita les morts, il chassa les démons cruels du corps des possédés; il rendit le bienfait de la santé à des malades attaqués de nombreuses infirmités.
* De Translatione B. Martini a Burgundia, c, X.
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Il fut jugé tellement parfait qu'il mérita de couvrir
J.-C. dans la personne d'un pauvre, et qu'il revêtit le Seigneur
du monde d'un habit que pauvre il avait reçu lui-même. O l’heureuse
largesse qui couvrit la divinité ! O glorieux partage de chlamide
qui couvrit un soldat et son roi tout à la fois ! O présent
inestimable qui mérita de revêtir la divinité. Il était
digne, Seigneur, que vous lui accordassiez la récompense octroyée
à vos confesseurs; il était digne que les barbares ariens
fussent vaincus par lui. L'amour du martyre ne lui a pas fait redouter
les tourments d'un persécuteur. Que doit-il recevoir pour s'être
offert tout entier, celui qui pour une part de manteau a mérité
de revêtir Dieu et de le voir? A ceux qui avaient l’espoir, il accorda
la santé, aux uns par ses prières, aux autres par son regard.
»
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SAINT BRICE *
Brice, diacre de saint Martin, était jaloux de lui et souvent il l’accablait d'outrages. Un pauvre en effet étant venu demander Martin, Brice lui dit : « Si tu cherches ce radoteur, lève la tête, c'est celui qui regarde le ciel comme un insensé. » Le pauvre ayant reçu ce qu'il demandait de saint Martin, le saint homme
* Toute cette légende est prise de saint Grégoire de Tours, passim.
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appela Brice et lui dit : « Je te semble donc un radoteur, Brice ? » Or, comme il avait honte d'avoir ainsi parlé et qu'il le niait, Martin lui dit : « Est-ce que mes oreilles n'étaient pas près de ta bouche quand tu disais cela tout haut.? Je te dis en vérité que j'ai obtenu du Seigneur de t'avoir pour successeur dans l’épiscopat; mais sache que tu éprouveras alors bien des adversités. » En entendant cela, Brice se moquait en disant : « N'ai-je pas dit vrai, que c'était un radoteur? » Après la mort de Martin, Brice fut élu évêque, et depuis ce moment il se livra à la prière, et quoique encore orgueilleux, il était. toutefois chaste de corps. Or, la trentième année de son épiscopat, une femme qui portait l’habit d'une religieuse, et qui lavait ses vêtements, conçut et mit au monde un fils. Alors tout le peuple se rassembla avec des pierres, à la porte de Brice, en disant : « Par égard pour saint Martin, nous avons caché ta luxure; mais nous ne pouvons plus désormais baiser des mains polluées. » Brice nia vigoureusement le crime qu'on lui imputait. « Amenez-moi l’enfant », dit-il. Quand on lui eut amené cet enfant qui n'avait que trente jours, Brice lui dit : « Je t'adjure, par le fils de Dieu, de déclarer, en présence de tout le monde, si c'est moi qui t'ai engendré. » L'enfant répondit : «Ce n'est pas toi qui es mon père. » Le peuple pressa alors l’évêque de lui demander le nom de son père, et il répondit : « Ceci n'est pas mon affaire; j'ai fait ce qui m’intéressai. » Alors le peuple attribua tout cela à la magie en disant : « Tu n'exerceras plus désormais sur nous le pouvoir sous le nom mensonger de pasteur. »
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Alors Brice, pour se justifier, porta, sous les yeux de tous, des charbons ardents jusqu'au tombeau de saint Martin, et quand il les eut jetés, il ne parut pas que son vêtement en eût été atteint, et il dit : « De même que ce vêtement, qui est le mien, -est resté intact, de même mon corps est pur de tout contact avec une femme.» Le peuple, qui n'était point encore convaincu, accabla saint Brice d'outrages et d'injures, et lui enleva sa dignité, afin que la parole de saint Martin s'accomplit. Brice vint alors en pleurant auprès du Pape, y resta sept ans, et effaça par sa pénitence toutes ses fautes envers saint Martin.
Le peuple mit Justinien à sa place, et l’envoya à Rome
pour soutenir contre Brice ses droits à l’épiscopat. Mais
il mourut en route, dans la ville de Verceil : alors tout, le peuple établit
Arménius à sa place ! Sept ans après, Brice revint
par l’autorité du pape, et reçut l’hospitalité à
six milles de la ville. Or, cette nuit-là même, Arminius rendit
l’âme. Brice, qui l’apprit par révélation, dit à
ses gens de se lever pour. aller en toute hâte avec lui inhumer l’évêque
de Tours. Or, comme Brice entrait dans la ville par une porte, par l’autre
on portait en terre, le corps d'Arminius. Quand il eut été
enseveli, Brice prit son siège qu'il gouverna sept ans avec une
conduite digne d'éloge. Il s'endormit en paix la 48° année
de son épiscopat.
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SAINTE ÉLISABETH
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Elisabeth veut dire : Mon Dieu a connu, ou la septième de mon. Dieu, ou le rassasiement de mon Dieu. Elisabeth veut dire : 1° Mon Dieu a connu, parce que Dieu l’a connue c'est-à-dire, il l’a observée à son souhait, il l’a approuvée ou connue, c'est-à-dire, qu'il versa en elle le principe de sa connaissance. 2° Elisabeth veut dire : la septième de mon Dieu; en effet, elle a possédé la septième de Dieu, ou bien parce qu'elle s'est. exercée aux sept oeuvres de miséricorde, ou bien parce que maintenant elle est dans le septième âge de ceux qui reposent, jusqu'à ce qu'elle arrive à l’octave des ressuscités ; ou bien encore à cause des sept éclats dans lesquels elle s'est trouvée. Elle se trouva en effet 1° dans l’état virginal, 2° dans l’état conjugal, 3° dans l’état de veuvage, 4° dans l’état d'action, 5° dans l’état de contemplation, 6° dans l’état religieux, et 7° à présent dans l’état de gloire. Et ces sept différentes sortes d'états sont manifestement contenues dans sa légende, afin qu'on puisse dire d'elle ce qu'on a dit dans Daniel de Nabuchodonosor : « Sept temps se passeront sur elle. » 3° Elisabeth veut dire : rassasiement de mon Dieu : car Dieu l’eut bientôt rassasiée et remplie de la splendeur de la vérité, de la douceur de la suavité, et de la vigueur de la Trinité. Ce qui fait dire à saint Augustin en parlant de la cité céleste, dans sa Cité de Dieu : « L'éternité de Dieu est sa force; la vérité de Dieu, sa lumière et la bonté de Dieu, sa joie.
Elisabeth, illustre fille du roi de Hongrie, noble de race, mais plus noble encore par la foi et la religion, ennoblit sa famille déjà célèbre par ses exemples; elle l’illustra par ses miracles, et elle la décora de là grâce de la sainteté.
* Tous les faits rapportés dans cette légende se trouvent racontés dans la Vie de sainte Elisabeth, par M. de Montalembert. On sait que cet illustre auteur a puisé aux sources contemporaines.
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L'auteur de la nature l’éleva, en quelque sorte, au-dessus de la nature. Toute jeune encore, et nourrie dans les délices de la royauté, ou bien elle méprisait tous les jeux de l’enfance, ou bien elle les tournait à l’honneur de Dieu, afin qu'on vît clairement quelle simplicité exista en elle dès sa plus tendre enfance, et quelle douce dévotion distingua son premier âge. Dès ce moment en effet, elle commença à s'accoutumer à la pratique des bonnes oeuvres, à mépriser les jeux dans lesquels se mêlait la vanité, à fuir la prospérité mondaine, et à se fortifier dans le respect pour Dieu. Elle n'avait encore que cinq ans, qu'elle restait dans l’église, occupée à prier avec tant d'ardeur que ses compagnes ou ses servantes pouvaient à peine la faire sortir. Ses servantes ou les enfants de son âge remarquaient que, dans ses jeux; elle semblait poursuivre quelqu'une d'elles vers la chapelle pour avoir occasion d'y pouvoir entrer : elle se mettait alors à genoux, ou bien elle se prosternait entièrement sur le pavé. Quoiqu'elle ne sût pas ses lettres, cependant elle ouvrait souvent devant elle à l’église un psautier dans lequel elle faisait semblant de lire, afin que paraissant occupée, personne ne vînt la distraire. Quelquefois encore, sous prétexte de se jouer, elle se couchait par terre comme pour se mesurer avec les petites filles ; et c'était afin de pouvoir témoigner son respect à Dion. Au jeu de bagues et autres, elle mettait toute son espérance en Dieu. Etant encore toute petite, quand elle gagnait, ou qu'elle se trouvait posséder quelque chose d'une autre façon, elle en donnait la dîme à de pauvres petites filles, en les exhortant à réciter souvent l’oraison dominicale, comme aussi la salutation angélique.
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Elle croissait en âge comme elle croissait en dévotion, car elle choisit la sainte Vierge, Mère de Dieu, pour sa patronne et son avocate, et le bienheureux Jean l’évangéliste comme gardien de sa chasteté. En effet on mettait sur l’autel des billets sur chacun desquels était écrit le nom d'un des apôtres, et chaque jeune fille tirait au sort un billet; or, Élisabeth prit trois fois de suite, après avoir fait une prière, le billet sûr lequel était écrit le nom de saint Jean *, comme elle le souhaitait. Et elle avait tant de dévotion et d'amour pour lui que jamais elle ne refusait ce qu'on lui demandait en son nom. Pour ne point se laisser trop flatter par les avantages mondains, chaque jour elle se retranchait quelque chose des biens qu'elle gagnait. Quand elle avait été heureuse au jeu, elle l’interrompait en disant : « Je ne veux plus gagner, mais j'abandonne le reste pour Dieu. »
Appelée à danser avec ses autres compagnes, dès qu'elle avait fait un tour, elle disait : « C'est assez d'un tour; j'abandonne les autres pour Dieu » et elle tempérait ainsi la vanité chez les jeunes personnes. Elle eut constamment horreur de se servir d'un costume peu décent ; et en cela elle avait à coeur de pratiquer une grande honnêteté. Il est certain qu'elle s'assigna aussi un certain nombre d'oraisons à réciter, et lorsqu'elle avait été empêchée par quelque occupation de s'en acquitter et que ses suivantes l’obligeaient à se mettre au lit, elle veillait pour les réciter avec son époux céleste.
* Le texte porte saint Pierre, mais c'est évidemment une altération de copiste : d'autant que l’auteur d'après lequel ce fait est cité porte le nom de saint Jean.
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Cette noble jeune fille passait les jours solennels dans une si grande dévotion qu'elle ne souffrait, n'importe sous quel prétexte, qu'on lui cousut ses manches: avant que la messe solennelle n'eût été achevée. Elle s'interdit l’usage des gants, les jours de dimanche, jusqu'à midi, voulant en cela respecter ce saint jour et satisfaire à sa dévotion. Pour cela elle avait coutume de s'obliger par voeu à d'autres pratiques semblables, afin que personne ne pût la détourner de sa résolution, par des avis opposés. Elle entendait l’office :divin avec un si grand respect, qu'au moment où on lisait l’évangile, et à celui de la consécration, elle déliait ses manches, si par hasard elles étaient cousues, elle quittait ses colliers, et elle déposait les autres ornements qu'elle portait sur la tête. Quand elle eut atteint dans la pratique de la vertu et dans l’innocence virginale l’âge de puberté, elle fut contrainte de se marier, pour obéir aux ordres pressants de son père, afin de recevoir le fruit trentenaire pour avoir observé avec la foi en la Trinité, les préceptes du Décalogue. Elle consentit bien malgré elle à subir les obligations imposées à une épouse, non pour céder à la convoitise de la chair, mais pour tenir compte de l’ordre de son père et pour mettre au monde des enfants qu'elle élèverait dans le service de Dieu : car, bien qu'assujettie aux lois du lit conjugal, elle ne fut cependant sujette à aucune volupté coupable.
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On en a la preuve dans le voeu. qu'elle fit, entre les mains de Maître
Conrad, de vivre dans une continence perpétuelle, si elle venait
à survivre à son époux.
Elle fut donc mariée au landgrave de Thuringe, ainsi que l’exigeait
son origine royale : et Dieu l’avait ainsi voulu, afin par là de
porter beaucoup de personnes à l’amour de Dieu, et d'instruire ceux
qui vivaient dans l’ignorance. Quoiqu'elle eût changé de position,
cependant il n'y eut rien de changé dans ses affections. On verra
par la suite de ce récit combien grande fut sa dévotion,
les humiliations qu'elle s'imposa pour Dieu, quelles austérités,
quelles abstinences elle pratiqua, comme aussi ses largesses et sa miséricorde
envers les pauvres. Sa ferveur dans l’oraison était telle qu'elle
devançait ses suivantes pour se rendre à l’église
au plus vite, et c'était en quelque sorte par des prières
adressées à l’insu de tous, qu'elle obtenait toute sorte
de grâces de Dieu.
Souvent, pendant la nuit, elle se levait pour faire oraison; quand son mari la priait de se ménager et de donner un peu de repos à son corps. Elle s'était arrangée avec une de ses chambrières qui lui était plus attachée que les autres, pour qu'elle la réveillât en lui touchant le pied, si, accablée par le sommeil, elle venait à ne pas se lever. Or, une fois qu'elle voulut toucher le pied de sa dame, elle poussa le pied du duc, son mari, qui se réveilla en sursaut, mais qui, s'étant aperçu de ce qui se passait, souffrit cela avec patience et eut assez de prudence pour le dissimuler. Et afin de rendre un sacrifice agréable à Dieu par ses prières, souvent elle l’arrosait de larmes abondantes; larmes qu'elle répandait avec joie, et sans que son visage en fût changé de manière à l’enlaidir; toujours elle pleurait avec douleur, elle se réjouissait de cette douleur, et cependant la joie ne cessait d'embellir son extérieur.
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Elle s'abaissa jusqu'à un tel degré d'humilité, que, pour l’amour de Dieu, elle ne se contentait pas d'en exercer les actes les plus vils et les plus abjects, mais qu'elle s'en acquittait avec un dévouement extrême. Elle posa sur son sein un malade d'une figure dégoûtante et dont la tête exhalait une puanteur affreuse, et après lui avoir coupé les cheveux malpropres, elle lui lava la tête, tandis que ses servantes riaient. Aux Rogations, toujours elle suivait la procession nu-pieds et vêtue de laine ; et aux sermons des prédicateurs; elle prenait humblement place parmi les plus pauvres femmes, comme si elle eut été pauvre. Lors de la purification après ses couches, elle ne s'ornait jamais comme les autres femmes de pierres précieuses, ni ne se couvrait de vêtements brodés d'or, mais à l’exemple de la Vierge-mère, elle prenait son nouveau-né entre ses bras, et l’offrait humblement à l’autel avec un agneau et un cierge, pour apprendre par là à mépriser les pompes du monde, et pour se conformer à la Vierge sans tache. En revenant ensuite chez elle, elle donnait à quelque pauvre femme les vêtements avec lesquels elle s'était rendue à l’église.
Pour faire ressortir. davantage son humilité, il faut dire que cette sainte, entièrement libre et d'une haute dignité, se soumit tellement à l’obéissance de maître Conrad pauvre et mendiant, mais distingué en science et en religion, que, sauf le droit du mariage, et du consentement de son mari, elle accomplissait avec grande joie et révérence tout ce qu'il lui commandait, afin d'avoir ainsi le mérite de l’obéissance et d'imiter l’exemple de notre Sauveur qui s'est rendu obéissant jusqu'à la mort.
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Un jour, il la fit appeler pour qu'elle l’entendît prêcher
: mais la marquise de Misnie étant survenue, elle se trouva empêchée.
Conrad irrité ne voulut pas pardonner une pareille désobéissance,
et l’ayant fait dépouiller jusqu'à la chemise, il la fit
fouetter durement avec quelques-unes de ses suivantes coupables comme elle.
Elle s'imposait une si grande abstinence et des austérités
telles qu'elle macérait son corps par les veilles, la discipline
et le jeûne. Souvent elle quittait le lit de son mari, pour passer
la nuit sans dormir, afin qu'elle pût se livrer à l’oraison,
et prier en secret le Père céleste. Lorsqu'elle était
vaincue par le sommeil, elle dormait étendue sur des tapis : mais
quand son mari s'absentait, elle passait toute la nuit en prière
avec l’époux céleste. Souvent elle se faisait rudement fouetter
dans son lit par les mains de ses servantes, pour imiter le Sauveur flagellé
et pour réprimer la convoitise de la chair. Telle était sa
tempérance dans le, boire et dans le manger, qu'à la table
de son mari, parmi les différents plats qu'on servait, elle se contentait
quelquefois de pain sec. En effet maître Conrad lui défendit
de toucher à ceux des mets de son mari sur l’origine desquels elle
ne pouvait se former une conscience sûre. Elle pratiqua cela avec
tant de scrupule, que, quand les autres se nourrissaient de mets délicats,
elle ne faisait usage, avec ses suivantes, que d'aliments fort grossiers.
Souvent cependant elle se mettait à table, et elle touchait aux
aliments en les découpant, pour paraître en manger, afin de
ne pas être taxée de superstition, et sa politesse enchantait
tous les convives.
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Une fois, étant accablée par la fatigue d'une longue course, on avait servi à son mari et à elle différents mets qu'il était difficile de croire avoir été acquis par un légitime travail, elle s'en abstint tout à fait, et mangea tranquillement avec ses suivantes du pain noir dur trempé dans l’eau chaude. Ce fut à cause de cela que son mari lui assigna quelques revenus légitimes dont elle vivait avec ses suivantes qui étaient, sur ce point, en tout accord avec elle. Souvent elle refusa les mets de la cour pour demander des vivres à quelques braves gens. Or, son mari supportait tout cela en patience; il assurait que volontiers il en agirait ainsi lui-même, s'il ne craignait d'apporter le désordre dans sa maison. Au faîte de la gloire, elle avait une grande affection pour l’état de pauvreté afin de rendre hommage à J.-C. pauvre, et de ne laisser découvrir en elle au monde rien qui lui appartînt. Aussi arrivait-il quelquefois, que se trouvant seule avec ses suivantes, elle se couvrait de vêtements grossiers et mettait sur la tête un voile de rebut : « Voici, disait-elle alors, comme je marcherai, lorsque j'aurai atteint à l’état de pauvreté. » Bien qu'elle se fût imposée à elle-même de grandes privations, cependant elle était si généreuse envers les pauvres, qu'elle ne souffrait pas que personne restât dans la gêne; elle subvenait au contraire à tous avec la plus grande libéralité, au point qu'on l’acclamait généralement la mère des pauvres.
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Elle s'appliquait avec des soins extrêmes à pratiquer les sept œuvres de miséricorde, afin de pouvoir obtenir à toujours le royaume éternel, et de posséder la bénédiction du Père céleste avec les bénis de la droite. D'abord elle vêtait ceux qui étaient nus en habillant les pèlerins et les pauvres, en donnant le linge nécessaire pour ensevelir les morts et pour baptiser les petits enfants. Souvent elle était elle-même la marraine des nouveaux-nés, cousait; leurs vêtements de ses propres mains, afin qu'ayant contracté avec eux les obligations de la maternité, elle fût tonne de subvenir à leurs besoins plus largement.
Or, il arriva qu'elle donna à une pauvre femme un vêtement assez bon; celle-ci en voyant un cadeau si magnifique, fut; étouffée par la joie, en sorte qu'elle tomba par terre et qu'on la crut morte. A cette vue, Elisabeth regretta d'avoir tant donné, dans la crainte qu'elle ne fût cause de la mort de cette femme : mais cependant elle pria pour la mendiante qui se releva guérie. Souvent encore, elle filait de ses propres mains de la laine avec ses suivantes, et elle en faisait confectionner des habits, afin par là de recevoir le fruit plein de gloire de ses bons travaux, d'offrir l’exemple de la véritable humilité et de donner à Dieu l’aumône de ses travaux manuels. Elfe nourrissait ceux qui ont faim, en fournissant des aliments aux pauvres, de telle sorte que, le landgrave son mari étant allé à la cour de l’empereur Frédéric, pour lors à Crémone, elle fit ramasser toutes les provisions qu'elle avait dans ses granges pour donner le nécessaire aux pauvres, qui, tous les jours, accouraient de toutes parts, parce qu'on était menacé de cherté de vivres et d'une grande famine.
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Souvent encore, quand l’argent lui manquait, elle vendait ses ornements pour subvenir aux nécessités des indigents : et même elle avait l’habitude de soustraire bien des choses à ses suivantes et à soi-même et de les réserver pour les pauvres... Elle donnait à boire à ceux qui avaient soif... Or, une fois qu'elle avait distribué de la cervoise aux pauvres, après en avoir donné à chacun une quantité suffisante, il se trouva que la boisson n'avait pas diminué dans le vase, et qu'il s'en trouvait la même quantité :qu'auparavant. Elle donnait l’hospitalité aux pèlerins et aux pauvres. Elle fit construire au pied de son château, qui était situé fort haut, une maison très spacieuse, où elle soignait une grande multitude de malades elle les visitait chaque jour, sans être arrêtée par la difficulté de monter et de descendre. Elle leur fournissait tout ce qui leur était nécessaire, et par ses exhortations, elle les portait à la patience : quoiqu'elle eût toujours supporté avec peine le mauvais air, cependant au milieu du château de l’été, pour l’amour de Dieu, elle ne craignait pas l’infection des malades, mais elle leur administrait des médicaments, les essuyait avec ses cheveux, les maniait elle-même, tandis que ses suivantes étaient accablées. Dans cette même maison encore, elle faisait nourrir, avec le plus grand soin, les petits enfants des pauvres femmes : elle se montrait si douce et si humble envers eux, que tous la nommaient leur mère, et quand elle entrait dans cette maison, tous ces petits êtres la suivaient comme des enfants font a leur mère, et se plaçaient avec grande affection par groupes devant elle.
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Quelquefois elle faisait acheter de petits vases en poterie, des anneaux de verre et d'autres jouets pour que les enfants s'amusassent. Une fois elle montait à cheval au château et portait, dans un pan de son manteau, ces objets, qui tombèrent du haut d'un rocher fort élevé, sur des pierres ; il n'y eut pas même une fêlure. Elle visitait les infirmes : et sa compassion pour les misérables dominait tellement son coeur qu'elle allait à leur recherche, dans leur logis, pour les visiter avec intérêt, entrant dans leurs chaumières avec familiarité et dévouement; n'étant rebutée ni par la difficulté des chemins, ni par les fatigues de la route : elle leur donnait' ce dont ils avaient besoin et leur adressait des paroles de consolation. C'est pourquoi elle reçut sa récompense par cinq considérations; savoir : pour le mérite de ses visites, pour la fatigue du chemin, pour la sincérité de sa compassion, pour ses paroles de consolation, et pour la largesse de ses offrandes. Souvent elle assistait aux sépultures des pauvres et y courait, avec grande dévotion, après les avoir ensevelis dans la toile qu'elle avait elle-même tissée : une fois elle coupa en morceaux son grand voile de lin pour envelopper le corps d'un pauvre. Elle s'occupait elle-même de leurs funérailles et elle restait aux obsèques- avec piété. Au milieu de tout cela, il faut donner des éloges à la dévotion de son mari, qui bien qu'embarrassé d'une multitude d'affaires, était fort dévoué au service de Dieu; et comme il ne pouvait personnellement s'occuper de pareilles choses, il avait accordé à son épouse la liberté de faire tout ce qui contribuait à l’honneur de Dieu et pouvait procurer le salut de son âme.
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Alors la bienheureuse Elisabeth, désirant que son mari employât la puissance de ses armes à la défense de la foi, l’engagea, par ses exhortations salutaires, à aller visiter la Terre-Sainte. Comme il y était, ce landgrave, prince fidèle, dévot et remarquable par l’intégrité de sa foi et par son dévouement sincère, rendit son âme à Dieu et alla recevoir le fruit glorieux de ses oeuvres. Elisabeth embrassa donc ainsi avec amour l’état du veuvage, pour ne pas perdre le fruit attaché à la continence des veuves, mais pour recevoir ainsi le soixante-dixième fruit qu'elle avait mérité par la pratique des dix commandements et des sept oeuvres de miséricorde. Or, quand la mort de son mari eut été connue dans toute la Thuringe, Elisabeth fut chassée de sa patrie avec ignominie et violence par quelques vassaux de son mari, comme prodigue et dissipatrice, afin que par là sa patience reçût un plus brillant éclat, et qu'elle pût réaliser le désir qu'elle avait conçu depuis longtemps de vivre dans la pauvreté.
Quand arriva la nuit, elle se retira, en rendant de grandes grâces à Dieu, en la maison d'un cabaretier; elle y resta dans un endroit où l’on avait mis des pourceaux. Le matin, elle alla chez des Frères Mineurs, qu'elle pria de remercier Dieu pour ce qu'elle endurait et de chanter le Te Deum laudamus. Le lendemain, elle fut forcée d'aller, avec ses quatre petits enfants, chez un de ses ennemis, où on lui assigna un espace fort étroit. Comme elle était maltraitée par son hôte et son hôtesse, elle dit adieu aux murailles: « Je remercierais volontiers les hommes, disait-elle, si je les trouvais bienfaisant . » Elle fut donc forcée de regagner l’endroit où elle s'était arrêtée en premier lieu et elle envoya ses petits enfants en différents pays pour qu'on les y nourrît.
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Or, une fois qu'elle passait dans un sentier étroit et rempli d'une boue profonde, au milieu duquel on avait placé quelques pierres, une vieille femme, à laquelle elle avait fait jadis beaucoup de bien, et qui passait sur ces pierres, refusa de céder le pas à la sainte qui tomba dans ce bourbier profond : elle se releva et essuya ses vêtements avec joie et en riant. Dans la. suite, sa tante maternelle, qui était abbesse, ayant compassion de son extrême pauvreté, la mena chez l’évêque de Bamberg, son oncle, qui la reçut honnêtement et la garda avec précaution dans l’idée de la faire convoler à de secondes noces. Quand ses suivantes, qui avaient fait avec elle voeu de continence, apprirent cela, elles s'en affligèrent à en pleurer, et en informèrent avec gémissement la bienheureuse Elisabeth. Elle leur rendit le courage en disant: « J'ai confiance que le Seigneur, pour l’amour duquel j'ai fait voeu de continence perpétuelle, m’affermira dans ma résolution, s'opposera à toute violence et déjouera les projets des hommes. Et si, par hasard, mon oncle voulait me marier, je m’y opposerai de coeur comme de bouche. Que s'il ne me restait aucun moyen d'échapper, je me couperai le nez afin de devenir un objet d'horreur à tous les hommes.» Ayant donc été conduite, malgré elle, de par l’ordre de l’évêque, à un château, pour y demeurer jusqu'à son mariage, après avoir recommandé sa chasteté, avec larmes, au Seigneur, voici que par la providence divine, les ossements de son mari sont rapportés d'outre-mer. Elle eut ordre de l’évêque de revenir pour aller en toute dévotion à la rencontre de ces précieux restes ; ils furent reçus en une belle procession par l’évêque et par elle avec grand respect et beaucoup de larmes.
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Alors elle se tourna vers le Seigneur en disant : « Je vous rends grâces, Seigneur, de ce que vous avez daigné consoler une misérable telle que moi, dans la réception des ossements de mon époux qui vous était cher. Vous savez, Seigneur, combien j'ai chéri cet époux qui vous aimait tant; cependant, par amour pour vous, j'ai été privée de sa présence : je l’ai laissé partir pour secourir votre Terre-Sainte : vous savez combien j'aurais désiré vivre avec lui dans une condition telle que je fusse réduite à mendier en sa compagnie, comme une pauvresse à travers le monde entier; cependant, vous en êtes témoin, je ne le rachèterais pas, contre votre volonté, au prix d'un seul cheveu de ma tête; et je ne le rappellerais pas là cette vie mortelle ; eh bien ! je le recommande, ainsi que moi, à votre grâce. »
Mais pour ne perdre pas le centième fruit accordé à ceux qui, gardant la perfection évangélique, sont transférés de la gauche de la misère à la droite de la gloire, elle revêtit l’habit religieux, qui consistait en vêtements gris, pauvres et grossiers, gardant une chasteté perpétuelle après la mort de son mari; pratiquant l’obéissance parfaite et embrassant la pauvreté volontaire. Elle voulait encore aller mendier de porte en porte ; mais maître Conrad ne le permit pas. Ses habits étaient si sales qu'elle portait un manteau gris rallongé avec une pièce d'une autre couleur. Les manches de sa robe qui étaient déchirées furent rapiécées avec des morceaux de différentes couleurs.
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Le roi de Hongrie, son père, apprenant que sa fille était réduite à un pareil dénuement, lui députa un comte pour la faire revenir à la maison paternelle. Quand il la vit habillée de la sorte, assise avec humilité et filant, il s'écria rempli de confusion et d'admiration : « Jamais fille de roi ne fut vue habillée, d'une façon aussi vile, ni occupée à filer n'importe quelle laine. » Après avoir insisté fortement pour qu'elle revînt., elle n'y acquiesça absolument point ; aimant mieux vivre dans l’indigence avec les pauvres que d'habiter dans l’opulence avec les riches. Afin que son esprit s'attachât tout entier à Dieu et qu'elle ne fût jamais dérangée dans sa dévotion, elle pria le Seigneur de lui inculquer le mépris de toutes les choses temporelles, d'arracher de son coeur l’amour de ses enfants et de lui accorder le mépris,'les affronts et la constance. Quand elle eut achevé sa demande, elle entendit le Seigneur lui dire : « Ta prière. est exaucée. » Et elle dit à ses suivantes: « Le Seigneur a exaucé ma demande, et je regarde tout ce qui est de la terre comme fumier : je ne m’inquiète pas de mes enfants plus que de tout autre prochain; je compte pour rien les mépris et les opprobres; et il me semble que je n'aime plus autre chose que Dieu. » Maître Conrad, de son côté, lui faisait subir des contrariétés et des duretés; ceux qu'elle paraissait affectionner davantage, il les séparait d'elle, au point qu'il éloigna deux fidèles suivantes qu'elle aimait de prédilection, nourries avec elle depuis son enfance: mais ce ne fut pas sans qu'il fût versé beaucoup de larmes c'e part et d'autre.
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Or, ce saint homme en agissait ainsi pour briser sa volonté, pour élever son affection entièrement à Dieu, et dans la crainte que quelqu'une de ses suivantes ne lui fît revenir à la mémoire sa gloire passée. Mais en tout cela, on la trouvait prompte à obéir, constante à endurer, afin que, par la patience, elle fût maîtresse de son âme, et que par l’obéissance, elle fût digne de remporter la victoire. Elle disait encore : « Si pour Dieu je crains tant un homme mortel, combien dois-je craindre le Juge céleste. Aussi ai-je voulu faire voeu d'obéissance à maître Conrad, pauvre et mendiant, et non pas à quelque évêque riche, pour éloigner de moi toute occasion de consolation temporelle. » Une fois, elle avait été priée instamment de venir dans un cloître de certaines religieuses; elle le fit sans avoir obtenu la permission de son maître ; alors celui-ci la fit fouetter si rudement' que trois semaines après on voyait encore la trace des coups. Elle disait alors à ses suivantes pour les consoler et se. consoler elle-même-: « Lors des inondations d'un fleuve, le gazon s'abat, et quand l’eau décroît, il se relève; de même aussi quand il nous arrive quelque affliction, nous devons nous soumettre par esprit d'humilité; quand elle cesse, nous devons nous élever à Dieu par une joie spirituelle. » Elle s'abaissait à un degré d'humilité tel qu'elle ne souffrit jamais que ses suivantes l’appelassent madame ; elle voulait, quand elles lui parlaient, qu'elles se servissent du nombre singulier, comme nous avons coutume, par exemple, de parler à un inférieur.
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Elle lavait les écuelles, ainsi que les autres ustensiles de
cuisine, et afin que ses suivantes ne l’en empêchassent pas, elle
les envoyait alors ailleurs. Elle disait aussi : « Si j'avais trouvé
un genre de vie plus méprisé, je l’aurais choisi de préférence.
»
En outre, afin de posséder avec Marie la meilleure part, elle
vaquait assidûment à la contemplation. Dans cet exercice,
elle eut pour grâces spéciales de répandre des larmes,
de jouir souvent de visions célestes et d'enflammer les autres à
l’amour de Dieu. Il lui arrivait quelquefois de paraître plus joyeuse
que d'ordinaire ; alors elle répandait, des larmes de douce dévotion,
qui semblaient couler de ses yeux comme de la source la plus limpide, en
sorte qu'on la voyait pleurante et gaie tout à la fois, et ces larmes
ne laissèrent jamais de trace de laideur, ni des rides sur son visage.
Elle disait de ceux qui se gâtent le visage avec leurs larmes : «
On dirait qu'ils ont peur du Seigneur ; qu'ils donnent donc à Dieu
avec joie et gaieté ce qu'ils possèdent. » Dans ses
oraisons et au milieu de ses contemplations, elle avait souvent des visions
célestes. Un jour du saint temps de carême qu'elle était
à l’église, elle resta les yeux fixés vers l’autel,
comme si elle y eût admiré Dieu présent; et pendant
un long espace de temps, elle fut consolée et récréée
par une révélation divine. Revenue ensuite à la maison,
elle fut obligée, en raison de sa faiblesse, de s'appuyer sur le
giron d'une suivante, et pendant qu'elle tenait les yeux fixés vers
le ciel, en regardant par la fenêtre,son visage fut inondé
d'une joie si vive qu'elle fut prise d'un rire extraordinaire.
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Quand elle eut été remplie de joie de tout ce qu'elle vit d'agréable, tout à coup elle versa un torrent de larmes. Mais ayant de nouveau ouvert les yeux, elle reprit son air de gaîté, puis fermant les yeux, elle versa encore d'abondantes larmes, et jusqu'à l’heure des Complies, elle ressentit des consolations divines de la même nature Elle resta longtemps dans un profond silence, ne prononçant pas un seul mot; enfin ces paroles lui échappèrent tout à coup : « Oui, Seigneur, vous voulez être avec moi et moi je veux être avec vous, et n'être jamais séparée de vous. » Plus tard ses suivantes lui demandèrent de leur dire, pour l’honneur de Dieu et pour leur édification, ce qu'elle avait vu,: elle se laissa vaincre par leur importunité : «J'ai vu, leur dit-elle, le ciel ouvert, et Jésus qui, se penchant vers moi avec une extrême bonté, me montrait le visage le plus ouvert. J'étais donc inondée d'une joie ineffable de le voir; quand il se retirait, j e restais accablée d'une grande tristesse: alors il eut pitié de moi, et me réjouit encore une fois de la vue de son visage et me dit : « Si tu veux être à moi, je veux bien être avec toi. » Et je lui ai répondu ce que vous m’avez entendu dire. » On la pria encore de raconter la vision qu'elle avait eue vis-à-vis de l’autel; irais elle répondit: « Ce que j'y ai vu, il n'est pas expédient de le raconter : j'y ai ressenti cependant beaucoup de joie, et j'ai considéré les merveilles de Dieu. » Souvent aussi pendant son oraison, sa face resplendissait d'une manière merveilleuse et de ses yeux jaillissaient des rayons semblables à ceux du soleil. Souvent encore son oraison était si fervente que même elle enflammait les autres personnes.
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Elle appela chez elle un jeune homme habillé d'une façon mondaine et lui dit : « Vous paraissez vivre avec trop peu de retenue au lieu de servir votre Créateur. Voudriez-vous que je priasse Dieu pour vous ? » « Je le veux bien, répondit-il, et je le souhaite fort. » Quand elle se fut mise en oraison, après avoir demandé au jeune homme de se mettre de son côté à prier pour soi, il s'écria à haute voix: » « Cessez, madame, cessez dès ce moment de prier. » Mais comme elle priait avec plus d'insistance encore, le jeune homme cria plus haut : « Cessez, madame, parce que je me meurs, je suis brûlé. » En effet il était brûlé d'une telle chaleur, qu'il était tout fumant de sueur, et qu'il agitait son corps et ses bras comme un insensé, au point qu'on accourut pour le tenir, qu'on trouva ses habits trempés de sueur et qu'on ne pouvait supporter sa chaleur; il continua de crier : « Je suis tout en feu, je suis consumé. » Or, quand la bienheureuse Elisabeth eut achevé sa prière, le jeune homme cessa d'avoir chaud. En revenant à lui, il fut éclairé de la grâce divine et entra dans l’ordre des Frères Mineurs. Cette chaleur manifesta la ferveur ardente de sa prière, ardeur si forte qu'elle enflamma même un homme froid. Mais ce jeune homme, accoutumé à vivre selon la chair, et qui n'avait aucun goût pour la vie spirituelle, ne pouvait comprendre de pareilles choses.
Parvenue au comble de la perfection, elle ne quitta pas les soins laborieux de Marthe pour la contemplation de Marie, ainsi qu'il a été montré ci-dessus dans les sept oeuvres de miséricorde. En effet, quand elle eut pris l’habit religieux, elle pratiqua néanmoins les oeuvres d'une piété active.
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Elle avait reçu pour sa dot deux mille marcs; elle en distribua une partie aux pauvres, et avec le reste, elle fit construire un grand hôpital à Marbourg. C'est pour cela que tout le monde la regardait comme dissipatrice, comme prodigue, et qu'on l’appelait folle ; mais parce qu'elle savait accepter avec joie toutes les. injures, on lui reprochait d'avoir chassé bien vite de son coeur le souvenir de son mari, puisqu'elle était ainsi transportée de joie. Quand elle eut fait construire l’hôpital, elle se dévoua au service des pauvres comme une humble servante; elle était remplie de sollicitude à leur égard, elle les mettait dans le bain, les portait dans leur lit, les couvrait : elle se félicitait auprès de ses suivantes, en disant: « Quel bonheur nous avons de baigner et de couvrir ainsi le Seigneur. » Elle porta son humble dévouement à l’égard des pauvres à un degré tel que, dans une nuit, elle porta sept fois, dans ses bras, aux lieux secrets, un enfant borgne et couvert de gale, et qu'elle lava sans répugnance ses linges salis. Elle lavait souvent une femme couverte d'une affreuse lèpre, la mettait dans son lit, essuyant ses plaies qu'elle enveloppait, lui donnait des médicaments, lui coupait les ongles, et se mettait à genoux pour délier les cordons de ses souliers. Elle engageait les infirmes à se confesser et à communier; et elle obtint cela d'une vieille femme qui refusait obstinément ; mais ce fut après l’avoir corrigée en la frappant. Quand elle n'était pas occupée à soigner les pauvres, elle filait de la laine qu'on lui envoyait d'un monastère, et elle partageait entre les pauvres le prix qu'elle en retirait.
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Après une grande disette, elle avait à distribuer aux indigents cinq cents marcs qu'elle avait reçus de sa dot; tous avaient été placés en ordre, et Élisabeth, les reins ceints d'un lime, passait de rang en rang pour les servir : il avait été décidé que si quelqu'un changeait de place, au préjudice des autres pauvres, pour recevoir deux fois, il aurait les cheveux coupés. Or, voilà qu'une jeune fille nommée Radegonde, remarquable par l’extrême beauté de sa chevelure, vint à passer par là, non pour recevoir l’aumône, mais pour visiter une de ses soeurs malade. On l’amena à la bienheureuse Élisabeth, comme ayant violé la loi : elle la condamna à avoir les cheveux coupés de suite, malgré ses pleurs et sa grande résistance. Or, comme quelqu'un des assistants avançait qu'elle était innocente, la bienheureuse dit : « Au moins dans la suite elle ne pourra aller à la danse avec tant de prétention dans les cheveux, ni en tirer vanité. » Alors la bienheureuse Élisabeth demanda à la jeune fille si elle n'avait jamais conçu le projet de mener une vie sainte; elle répondit que depuis longtemps déjà elle serait entrée en religion, si elle n'eût tant mis de délectation en ses cheveux. « Alors, dit Élisabeth, je suis plus heureuse de ce qu'on te. les a coupés que je ne le serais si mon fils était élu empereur des Romains.» Dès l’instant la jeune personne prit l’habit religieux, resta dans l’hôpital avec la bienheureuse Élisabeth, et mena une vie édifiante. Une pauvre femme mit au monde une fille que la bienheureuse Élisabeth tint sur les fonts sacrés et auquel elle donna son nom; ensuite elle lui fournit tout ce qui lui était nécessaire, de telle sorte que, prenant les manches de la pelisse d'une de ses suivantes, elle les donna à la mère pour envelopper cette petite enfant; elle ajouta encore ses propres souliers.
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Trois semaines après, cette femme abandonna sa petite fille, et s'enfuit en cachette avec son mari. Quand on apprit cela à sainte Élisabeth, elle se mit en prières ; alors le mari et la femme ne purent marcher davantage et furent forcés de revenir lui demander pardon. Elle leur reprocha, comme il était juste, leur ingratitude, leur remit la petite fille à nourrir et pourvut à tout ce dont ils avaient besoin.
Quand approcha le temps où le Seigneur disposa d'appeler sa bien-aimée
de la prison du monde, pour la faire participer au royaume des anges parce
qu'elle, avait méprisé le royaume des mortels,
J.-C. lui apparut : « Viens, ma bien-aimée, lui dit-il,
viens aux tabernacles éternels que je t'ai préparés.
» Or, pendant qu'elle était tourmentée par la fièvre,
elle s'était couchée et avait la figure tournée vers
la muraille de son lit; alors, les assistants entendirent une exquise mélodie.
Une des suivantes s'étant informée auprès d'elle de
ce que c'était, la sainte lui répondit : « Un petit
oiseau est venu se poser entre moi et la paroi, et il a chanté d'une
manière si suave qu'il. m’a bien fallu chanter aussi. »
Dans sa maladie, elle conserva toujours sa gaieté, et jamais elle
ne cessa de prier. La veille de sa mort, elle leur dit : « Que feriez-vous,
si 1e diable arrivait auprès de vous?» Un instant après,
elle s'écria à haute voix, comme si elle chassait le diable,
en répétant par trois fois : « Fuis. » Ensuite,
elle dit : « Voici minuit qui approche ; c'est l’heure à laquelle
J.-C. a voulu naître et où il fut couché dans la crèche.
»
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Quand approcha l’heure de son trépas, elle dit : « Le moment arrive où le Dieu tout puissant appelle ses amis aux noces célestes. » Peu après, arrivée à ses derniers instants, elle s'endormit en paix, l’an du Seigneur 1231. Quoique son corps vénérable fût resté quatre jours sans sépulture, il ne s'en exhalait aucune puanteur; bien au contraire, il s'en exhalait un délicieux parfum dont on était embaumé. Alors, on vit sur le faite de l’église grande quantité de petits oiseaux réunis, que personne n'avait jamais vus auparavant; ils chantaient avec des modulations si suaves, et formaient des modes si variés que l’on en était dans l’admiration. Ils semblaient célébrer à leur façon les funérailles d'Elisabeth. Or, il y eut là grande clameur des pauvres, grande dévotion des peuples ; les uns prenaient de ses cheveux, les autres coupaient des morceaux de ses vêtements, qu'ils conservaient comme des reliques extraordinaires. On plaça son corps dans un monument qu'on trouva plus tard regorger d'huile. 1° Il est évident que, à son trépas, la bienheureuse Elisabeth était parvenue à une grande sainteté ; le chant du petit oiseau et l’expulsion du diable le prouvent. Or, cet oiseau qui se plaça entre elle et la paroi, et qui chanta si doucement qu'il la porta elle-même à chanter, nous croyons que c'était son ange gardien lui annonçant la joie éternelle. Quelquefois, il arrive aux réprouvés d'avoir, avant leur trépas, révélation de leur damnation éternelle, pour leur plus grande confusion ; de même, pour leur plus grande consolation, les élus reçoivent l’assurance qu'ils seront sauvés.
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Ce chant qu'elle fit entendre fut le témoignage de l’immense
joie qu'elle conçut pour une semblable révélation;
et l’immensité de cette joie fut telle qu'elle ne put être
contenue totalement dans le coeur, mais qu'elle se manifesta par la suavité
de la voix. En outre, si par hasard il a quelque droit, le diable s'approche
aussi des saints au moment de leur mort; mais, n'ayant aucun droit sur
la bienheureuse Elisabeth, il s'enfuit honteusement congédié.
Par là, on peut donc comprendre quelle sainteté posséda
celle dont le diable s'enfuit épouvanté, et à laquelle
un ange annonça la joie éternelle. 2° Il est évident
qu'elle possédait une grande pureté et une grande innocence,
comme le prouve l’exhalation de l’odeur. Parce que son corps brilla dans
sa vie de toute innocence et chasteté, il exhala dans la mort une
odeur exquise. 3° Il est évident par le concert des oiseaux,
qu'elle possédait un grand mérite et une grande dignité
; en effet, ceux qu'on vit sur le faîte de l’église, tout
joyeux et chantant, nous croyons que c'étaient des anges envoyés
de Dieu, pour porter son âme au ciel et pour honorer son corps par
de célestes jubilations. Quand les réprouvés meurent,
une multitude de démons se rassemblent pour les tourmenter et les
effrayer, et afin d'emporter leurs âmes au tartare, de même
au décès des élus affluent une multitude d'anges,
qui les fortifient et convoient leurs âmes aux célestes royaumes.
4° Il est évident qu'elle posséda une grande miséricorde
et pitié, par l’huile qui émana de son corps, parce que durant
sa vie elle produisit des oeuvres abondantes de miséricorde. O quelle
affluence de piété dans les entrailles de celle dont 1e corps,
fuit trouvé inondé d'huile, quand il gisait en poussière
! 5° Il est évident qu'elle a beaucoup de pouvoir et de mérite
auprès de Dieu, par le nombre prodigieux de miracles dont Dieu la
glorifia après sa mort.
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Nous en rapportons quelques-uns ci-après, et nous en omettons
un grand nombre pour ne pas être trop long.
— Au pays de Saxe, dans un monastère du diocèse de Hildesheim,
un moine de l’ordre de Cîteaux, nommé Henri, était
accablé d'une grande infirmité : il faisait compassion, et
troublait tout le monde par ses clameurs. Une nuit, il lui apparut une
dame vénérable, revêtue d'habits blancs, qui lui donna
avis que s'il désirait recouvrer la santé, il se vouât
à la bienheureuse Elisabeth. La nuit suivante il eut une apparition
semblable et reçut les mêmes avis. Or, ce moine, en l’absence
de l’abbé et du prieur, fit le vœu avec la permission d'un supérieur.
La troisième nuit, cette dame lui apparut, fit sur lui le signe
de la croix, et aussitôt il fut guéri. Quand l’abbé
et le prieur furent de retour et qu'ils apprirent ces faits, ils furent
étonnés de le savoir guéri; mais ils doutaient beaucoup
s'il devait accomplir son voeu, puisqu'il n'est pas permis à un
Moine de faire quelque voeu que ce soit, ni de s'obliger de cette manière.
Le .prieur ajouta que souvent les moines étaient trompés
par l’apparition du démon qui les portait sous prétexte de
bien faire, à ces choses illicites, et qu'il fallait en conséquence
conseiller à ce moine de raffermir par la confession son esprit
ébranlé : or, la nuit suivante, la même personne apparut
au moine et lui dit : « Tu seras toujours infirme, jusqu'à
ce que tu accomplisses ce que tu as fait voeu d'exécuter. »
Et à l’instant la même infirmité se saisit de lui,
et il commença à être tourmenté des mêmes
souffrances.
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Quand l’abbé eut appris cela, il lui donna l’autorisation et lui fit remettre de la cire pour en faire une image. Bientôt il fut guéri, et il s'appliqua à accomplir le voeu qu'il avait fait. Dans la suite, il ne ressentit plus l’infirmité dont. il était accablé.
— Une jeune fille, nommée Bénigne, du diocèse de Mayence, ayant demandé de la boisson à une servante, celle-ci lui présenta à boire, en disant : « Prends et bois le diable. » Alors il sembla à la jeune fille qu'un tison enflammé lui descendait par le gosier, elle criait qu'elle avait mal au cou. Aussitôt son ventre enfla comme une outre et on aurait dit que quelque chose courait dans son ventre d'un côté et d'autre. Elle poussait des gémissements pitoyables, proférait des paroles insensées; et on la croyait obsédée par le démon. Elle resta deux ans en cet état. On la conduisit donc au tombeau de sainte Elisabeth, et on y fit un voeu pour elle ; pendant qu'elle était placée sur la tombe, elle parut comme inanimée; mais quand on lui eut offert, au même endroit, un peu de pain à manger et de l’eau bénite à boire, tout à coup, au saisissement et à l’admiration de tous les assistants, elle se leva guérie.
— Un homme du diocèse d'Utrecht, nommé Gédéric, avait perdu l’usage d'une main : elle était paralysée; deux fois il avait visité le tombeau de la bienheureuse Elisabeth sans avoir été guéri : il y vint une troisième fois, avec beaucoup de dévotion, en compagnie de sa femme. Pendant la route, il rencontra un vieillard d'un aspect vénérable qu'il salua et auquel il demanda d'où il venait. Celui-ci répondit qu'il venait de Marbourg où reposait le corps de sainte Elisabeth et qu'il s'y opérait une infinité de miracles.
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Alors Gédéric lui, exposa son infirmité ; le vieillard leva la main et le bénit en disant : « Va, et sois sûr que tu recevras la santé, pourvu que tu mettes ta main malade au chevet du sépulcre, dans un trou creusé sous la pierre ; plus profond tu l’enfonceras, plus vite tu seras guéri. Alors pense en toi-même à saint Nicolas, parce. qu'il est comme le compagnon et l’associé de sainte Elisabeth avec laquelle il coopère dans ses miracles. » Il ajouta qu'il se trouvait des insensés qui se retiraient immédiatement après avoir jeté leur offrande, tandis qu'il est agréable aux saints qu'on apporte une certaine persévérance quand on implore leurs suffrages. A l’instant le vieillard disparut, et ils ne purent plus le voir. Après quoi ils continuèrent leur chemin, remplis d'admiration, et avec la confiance d'obtenir la santé. A peine donc Gédéric eut-il mis la main, d'après l’avis du vieillard, sous la pierre du monument, qu'il la retira aussitôt entièrement guérie.
— Un homme du diocèse de Cologne, nommé Hermann, était retenu en prison par le juge. Il s'en remit entièrement à Dieu, et invoqua, avec toute la dévotion possible sainte Elisabeth et maître Conrad à son aide. La nuit suivante, ils lui apparurent tous les deux ensemble environnés d'une grande lumière, et lui donnèrent toute sorte de consolations. Enfin une sentence le condamna à être pendu, et il fut exécuté à un gibet éloigné d'un mille teutonique. Cependant le juge accorda aux parents de le détacher et de l’ensevelir dans un tombeau. On prépara la fosse, et quand il eut été détaché, son père et son oncle se mirent à invoquer, pour le mort, le patronage de la bienheureuse Elisabeth, et à l’admiration et à la stupéfaction de tous, celui qui était mort se leva vivant.
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— Un écolier du diocèse de Mayence, nommé Witard, en pêchant un jour sans précaution, se laissa choir dans le fleuve ; son corps ne fut retiré de l’eau que longtemps après : on le trouva sans sentiment, sans mouvement et raide ; comme on ne rencontrait eu lui aucun signe de vie, tout le monde le crut mort. Alors on implore les mérites de la bienheureuse Elisabeth, et au vu et à l’admiration générale, la santé et la vie lui sont rendues.
— Un enfant de trois ans et demi, du diocèse de Mayence, nommé Ugolin, ayant rendu l’esprit, sa mère le porta roidi et sans vie, pendant l’espace de quatre milles teutoniques, pour invoquer sainte Elisabeth en toute dévotion, et elle recouvra son enfant, vivant et en bonne santé.
— Un enfant de quatre ans était tombé dans un puits : quelqu'un venu pour puiser de l’eau. remarqua qu'il y avait au fond un enfant noyé. Il eut de la peine à le retirer et le trouva mort. Les preuves de sa mort étaient la longue durée du temps qu'il était resté dans l’eau, la rigidité du corps, sa bouche et ses veux horriblement ouverts, la peau noire, le gonflement de ventre, et une entière absence de mouvement et de sentiment. Pour le ressusciter, on fit un voeu à sainte Élisabeth, et aussitôt il fut rendu à la vie.
— Une jeune fille s'était. noyée dans un fleuve: quand on l’en retira, elle fut rendue à la vie par les mérites de la bienheureuse Elisabeth.
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— Un homme nommé Frédéric, du diocèse de Mayence, très habile nageur, en se baignant un jour, se moquait d'un pauvre qui avait recouvré la vue par le moyen de sainte Elisabeth; il lui jetait de l’eau à la figure par dérision : alors le pauvre agacé dit : « Que cette sainte dame, qui m’a donné guérison, me venge de toi ; de telle façon que tu ne sortes pas de là sinon mort et noyé. » Frédéric, faisant peu de cas de l’imprécation du pauvre, se lança dans l’eau avec délectation; mais les forces venant à lui manquer, il ne put s'aider, et il alla au fond comme une pierre. Après l’avoir cherché pendant longtemps, on le tira de l’eau mort, et comme on le pleurait beaucoup, quelques-uns de ses parents se mirent à faire un vœu pour lui à la bienheureuse Elisabeth et à implorer son suffrage avec grande dévotion. Aussitôt l’esprit lui revint et il se leva vivant et sain.
— Un nommé Jean, du diocèse de Mayence, avait été pris en compagnie d'un voleur et condamné à être pendu avec lui : il conjura un chacun de prier la bienheureuse Elisabeth de l’aider selon qu'il le méritait. Quand il fut pendu, il entendit au-dessus de lui une voix qui lui disait : « Courage, aie confiance en sainte Elisabeth, et tu seras délivré. » A l’instant, l’autre restant suspendu, la corde cassa et Jean tomba fort lourdement de toute la hauteur du gibet sans se faire aucun mal,; bien que sa chemise, qui était neuve, eût été déchirée. Il se mit à dire tout haut : « Sainte Elisabeth, vous m’avez délivré, et vous m’avez fait tomber sur une place qui n'était pas dure. » Quelques personnes dirent alors qu'il fallait le pendre une seconde fois, mais le juge dit : « Dieu l’a délivré, je ne permettrai, pas qu'on le pende de nouveau. »
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— Un convers d'un monastère du diocèse de Mayence, nommé
Volmar ; homme fort pieux, mortifiait sa chair au point qu'il passa environ
vingt, ans avec une cuirasse sur le corps, et couchant sur des pierres
et des morceaux de bois; comme il était au moulin, la meule lui
saisit la main qu'elle écrasa, de sorte que la chair resta arrachée
d'un côté et d'autre, que ses os et ses nerfs furent broyés;
on eût dit que la main avait été pilée dans
un mortier: ses douleurs étaient si aiguës qu'il demandait
qu'on la lui coupât. Or, comme il invoquait fréquemment la
bienheureuse Elisabeth à son secours, parce qu'elle avait eu de
l’affection pour lui quand elle vivait, elle lui apparut une nuit et lui
dit :
« Veux-tu être guéri? » Le convers lui répondit
: « Volontiers. » Alors elle lui prit la main, lui guérit
les nerfs, remit ses os en leur entier, rétablit la chair sur chaque
face, et lui rendit la santé. Le matin, il se trouva parfaitement
guéri, et montra à tout le couvent stupéfait sa main
en bon état.
— Un enfant de cinq ans, nommé Discret, du diocèse de Mayence, qui était venu au monde aveugle, recouvra la vue par les mérites de la bienheureuse Elisabeth. Sans qu'il eût de cils, une pellicule qui n'était pas fendue lui couvrait les yeux entièrement, et rien n'indiquait que l’organe de la vue eût existé chez lui. Sa mère le conduisit donc au tombeau de la bienheureuse Elisabeth, et lui frotta les yeux avec la terre du sépulcre, en invoquant sur lui les mérites de la sainte ; et voici que la peau se déchire par le milieu, et qu'on aperçoit de petits yeux troubles et sanguinolents. Ce fut ainsi que cet enfant dut aux mérites et aux suffrages de sainte Elisabeth de jouir du bonheur de la vue.
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— Une jeune fille du même diocèse, nommée Béatrice, après avoir été en proie à quantité d'infirmités graves, devint bossue par devant et par derrière, et tellement courbée qu'elle ne pouvait se redresser en aucun sens ; elle était obligée de mettre les mains sur les genoux pour pouvoir soutenir son corps. Sa mère la porta dans une hotte au tombeau de sainte Elisabeth, où elles restèrent dix jours sans que sa fille éprouvât aucun soulagement. La mère„ irritée, murmura contre la bienheureuse Elisabeth; en disant : « Tu accordes tout aux autres, et moi qui suis misérable, tu ne m’exauces pas ? En m’en retournant, j'empêcherai tous ceux que je pourrai de te visiter.» Or, comme elle s'en allait en colère, et que déjà elle avait fait. un mille et demi, sa fille crucifiée de douleurs se mit à pleurer; enfin, elle s'endormit et vit une très belle dame au visage resplendissant, qui lui dit, en la. frottant au dos et à la poitrine : « Lève-toi et marche. » En s'éveillant, cette fille se trouvant guérie entièrement de sa difformité et de sa curvature, raconta sa vision à sa mère; ce fut alors grande joie et liesse. Elles revinrent donc au tombeau de sainte. Elisabeth, pour rendre grâces à Dieu et à elle ; après quoi, elles y laissèrent la hotte dans laquelle la fille avait été apportée.
— Une femme, appelée Gertrude, du même diocèse,
était paralysée depuis longues années des deux jambes,
et avait le corps tout courbé. Elle fut avertie en songe d'aller
implorer les mérites lie saint Nicolas. Elle se fit donc porter
à l’église de saint, et elle recouvra l’usage d'une jambe.
Enfin, conduite au tombeau de la bienheureuse Elisabeth, elle fut posée
sur le tombeau où, après avoir éprouvé de cuisantes
douleurs et être devenue comme insensée, elle se releva saine
et sauve.
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— Une femme, appelée Scintrude, du même diocèse, était restée un an tout à fait aveugle; elle se faisait conduire avec le secours des autres; amenée pour prier sainte Elisabeth de tout son coeur, elle recouvra la vue.
— Un homme, du nom de Henri, du diocèse de Mayence, était entièrement privé de la vue; il vint visiter le sépulcre de sainte Elisabeth, et recouvra l’usage de ses yeux. Dans la suite, ce même homme fut affligé. d'un flux de sang si violent, que sa famille le crut près de mourir; avant pris de la terre du sépulcre de sainte Elisabeth, avant la mêla avec de l’eau qu'il but, et recouvra pleine santé.
— Une jeune fille, appelée Mechtilde, du diocèse de Trèves, avait perdu l’usage de la vue et de l’ouïe, comme aussi la parole et le marcher ; son père et sa mère la vouèrent à sainte Elisabeth, et ils la reçurent guérie, en célébrant les louanges de Dieu et de la sainte.
— Une femme, pommée Hélibinge, du diocèse de Trèves, était aveugle depuis un an ; elle avait invoqué les mérites de la bienheureuse Elisabeth, quand elle se fit conduire à son tombeau; elle y recouvra l’usage d'un oeil. Revenue chez elle, elle ressentit de fortes douleurs dans l’autre. Elle eut encore recours à l’intercession de notre sainte, qui lui apparut : « Va, lui dit-elle, à l’autel, et fais-toi ventiler les yeux avec le corporal, et tu seras guérie. » Elle fit ce qui lui avait été commandé, et fut guérie.
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— Un homme, dominé Théodoric, du diocèse de Mayence,
était infirme des genoux et des jambes, au point de ne pouvoir marcher
sans être soutenu par quelqu'un. Il fit voeu d'aller visiter le tombeau
de sainte Elisabeth, et d'y faire ses offrandes. Or, quoique son pays en
fût éloigné seulement de dix milles, ce fut à
peine qu'il put y arriver en huit jours. Après y être resté
quatre semaines sans éprouver aucun soulagement, il revenait chez
lui, quand, une fois étant couché quelque part à côté
d'un autre infirme, il vit en songe quelqu'un venir à lui et l’arrosant
entièrement avec de l’eau. Il se réveilla en colère
contre son compagnon : « Pourquoi, lui dit-il, m’as-tu couvert
d'eau?» « Je ne t'ai pas couvert d'eau, repartit l’autre, mais
je crois que ce sera là une cause de santé pour toi. »
Théodoric se leva donc et, se trouvant entièrement, guéri,
il mit ses béquilles sur l’épaule et revint au tombeau de
sainte Elisabeth; et, après l’avoir remerciée, il revint
plein de joie chez lui.
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SAINTE CÉCILE *
Cécile vient de lys du ciel, chemin des aveugles, laborieuse pour le ciel (lia). Il peut encore signifier manquant de cécité ; il viendrait encore de caelo, et leos, ciel et peuple. Elle fut un lys céleste par la pudeur de virginité; ou bien elle est appelée lys parce qu'elle, posséda la blancheur de pureté, la verdeur de conscience et l’odeur de bonne réputation. Elle fut la voie des aveugles, par les exemples qu'elle offrit; le ciel, par sa contemplation assidue, et lia, laborieuse par ses bonnes oeuvres continuelles. Cécile veut encore dire ciel, parce que, selon Isidore, les philosophes ont dit que le ciel est tournant, rond et brûlant. Dé même, Cécile fut tournante par assiduité au travail, ronde par persévérance, brûlante par charité ardente. Elle manqua de cécité par l’éclat de sa sagesse ; elle fut le ciel du peuple, parce que dans elle comme dans un ciel spirituel, le peuple regarde le soleil, la lune et les étoiles, c'est-à-dire regarde pour les imiter et la perspicacité de sa sagesse, et la magnanimité de sa foi, et la variété de ses vertus.
* Légende compilée d'après ses actes regardés comme authentiques, et qui ont servi au Bréviaire.
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Cécile, vierge très illustre, issue d'une famille noble parmi les Romains, et nourrie dès le berceau dans la foi chrétienne, portait constamment l’évangile du Christ caché sur sa poitrine. Ses entretiens avec Dieu et sa prière ne cessaient ni le jour ni la nuit, et elle sollicitait le Seigneur de lui conserver sa virginité. Elle avait été fiancée à un jeune homme appelé Valérien, et au moment où ses noces devaient être célébrées, elle portait, sur sa chair, un cilice que recouvraient des vêtements brodés d'or; et pendant que le choeur des musiciens chantait, Cécile chantait aussi dans son coeur, à celui qui était son unique soutien, en disant : « Que mon coeur, Seigneur, et que mon corps demeurent toujours purs, afin que je n'éprouve point de confusion. » Elle passa, dans la prière et le jeûne, deux ou trois jours, en recommandant au Seigneur ses appréhensions. Enfin, arriva la nuit où elle se retira avec son époux dans le secret de l’appartement nuptial. Elle adresse alors ces paroles à Valérien : « O jeune et tendre ami, j'ai un secret à te confier, si tu veux à l’instant me jurer que tu le garderas très rigoureusement. » Valérien jure qu'aucune contrainte ne le forcera à le dévoiler, qu'aucun motif ne le lui fera trahir. Alors Cécile lui dit : « J'ai pour amant un ange de Dieu qui veille sur mon corps: avec une extrême sollicitude. S'il s'aperçoit le moins du monde que tu me touches, étant poussé par un amour qui me souille, aussitôt il te frappera, et tu perdrais la fleur de ta charmante jeunesse, mais s'il voit que tu m’aimes d'un amour sincère, il t'aimera comme il m’aime, et il te montrera sa gloire.»
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Alors Valérien, maîtrisé par la grâce de Dieu, répondit « Si tu veux que je te croie, fais-moi voir cet ange, et si je m’assure que c'est vraiment un ange de Dieu, je ferai ce à quoi tu m’exhortes, mais si tu aimes un autre homme., je vous frapperai l’un et l’autre de mon glaive. » Cécile lui dit : « Si tu veux croire au vrai Dieu, et que tu promettes de te faire baptiser, tu pourras le voir. Alors, va; sors de la ville par la voie qu'on appelle Appienne, jusqu'à la troisième colonne milliaire, et tu diras aux pauvres que tu trouveras là : « Cécile m’envoie vers vous, afin que vous me fassiez voir le saint vieillard Urbain; j'ai un message secret à lui transmettre. » Quand tu seras devant lui, rapporte toutes mes paroles, et après qu'il t'aura purifié, tu reviendras, et tu verras l’ange lui-même. » Alors Valérien se mit en chemin, et, d'après les renseignements qu'il avait reçus, il trouva le saint évêque Urbain caché au milieu des tombeaux des martyrs. Il lui raconta tout ce que Cécile lui avait dit. Urbain, étendant alors les mains vers le ciel, s'écrie, les yeux pleins de larmes : « Seigneur J.-C., l’auteur des chastes résolutions, recevez les fruits des, semences que vous avez jetées dans le sein de Cécile; Seigneur J.-C., le bon pasteur, Cécile, votre servante, vous a servi comme une éloquente abeille ; car cet époux, qu'elle a reçu comme un lion féroce, elle vous l’a dressé comme on fait de l’agneau le plus doux. »
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Et voici que tout à coup apparut un vieillard couvert de vêtements blancs comme la neige, et tenant à la main un livre écrit, en lettres d'or. En le voyant, Valérien, saisi de terreur, tombe comme mort. Relevé par le vieillard, il lit ces mots : « Un Dieu, une foi, un baptême; un seul Dieu, père de toutes choses, qui est au-dessus de nous tous, et au-dessus de tout et en nous tous. » Quand Valérien, eut achevé de lire, le vieillard lui dit : « Crois-tu qu'il en soit ainsi, ou doutes-tu encore? » Valérien s'écria-: « Sous le ciel, aucune vérité n'est plus croyable » Aussitôt, le vieillard disparut, et Valérien reçut le baptême des mains d'Urbain. En rentrant, il trouva, dans la chambre, Cécile qui s'entretenait avec l’ange. Or, cet ange tenait à 1a main deux couronnes tressées avec des roses et des lys; il en donna une à Cécile et l’autre a Valérien, en disant : « Gardez ces couronnes d'un coeur sans tache et d'un corps pur; car c'est du paradis de Dieu que je vous les ai apportées. Jamais elles ne se faneront, ni ne perdront leur parfum ; elles ne seront visibles: qu'à ceux qui aimeront la chasteté. Quant à toi, Valérien, pour avoir suivi un conseil profitable, demande ce que tu voudras, et tu l’obtiendras. » Valérien lui, répondit : « Rien ne m’est plus doux en cette vie que l’affection de mon unique frère. Je demande donc qu'il connaisse la vérité avec moi. » L'ange lui dit : « Ta demande plaît au Seigneur, et tous deux vous arriverez auprès de lui avec la palme du martyre. »
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Après quoi, entra Tiburce, frère de Valérien, qui, ayant senti. une odeur de roses extraordinaire : « Je m’étonne, dit-il, que, dans cette saison, on respire cette odeur de roses et de lys. Quand je tiendrais ces fleurs dans mes mains, elles ne répandraient pas un parfum d'une plus grande suavité. Je vous avoue que je suis tellement ranimé que je crois être tout à fait changé. » Valérien lui dit: « Nous avons des couronnes que tés yeux ne peuvent voir; elles réunissent l’éclat de la pourpré à la blancheur de la neige: et de même qu'à ma demande tu en as ressenti l’odeur, de même aussi, si tu crois, tu pourras les voir. » Tiburce répondit : « Est-ce que je rêve en t'écoutant, Valérien, ou dis-tu vrai ? », Valérien lui dit : « Jusqu'ici, nous n'avons vécu qu'en songe, au lieu que maintenant, nous sommes dans la vérité. » Tiburce reprit: « D'où sais-tu cela? » Valérien répondit : « L'ange du Seigneur m’a instruit, et tu pourras le voir toi-même quand tu seras purifié et que tu auras renoncé à toutes les idoles. »
Ce miracle des couronnes de roses est attesté par saint Ambroise
qui dit dans la Préface
« Sainte Cécile fut tellement remplie du don céleste,
qu'elle reçut la palmé du martyre : elle maudit le monde
et les joies du mariage. A elle revient l’honneur de la confession glorieuse
de Valérien, son époux, et de Tiburce que vous avez couronnés,
Seigneur ; de fleurs odoriférantes par la main d'un ange. Une vierge
conduisit ces hommes à la gloire. Le monde connut combien a de valeur
le sacrifice de la chasteté. »
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Alors Cécile prouva à Tiburce avec tant d'évidence que toutes les idoles sont insensibles et muettes, que celui-ci répondit : « Qui ne croit pas ces choses est une brute.» Cécile embrassant alors la poitrine de son beau-frère, dit : « C'est aujourd'hui que je te reconnais pour mon frère. De même que l’amour de Dieu a fait de ton frère mon époux, de même le mépris que tu professes pour les idoles fait de toi mon frère. Va donc avec ton frère recevoir la purification ; tu verras alors les visages angéliques. » Tiburce dit à son frère : « Je te conjure, frère, de me dire à qui tu vas me conduire. » « C'est à l’évêque Urbain, répondit Valérien. » « N'est-ce pas, dit Tiburce, cet Urbain qui a été condamné si souvent et qui demeure encore dans des souterrains? S'il est découvert, il sera livré aux flammes, et, nous serons enveloppés dans les mêmes supplices que lui. Ainsi pour avoir cherché une divinité qui se cache dans les cieux, nous rencontrerons sur la terre des châtiments qui nous consumeront. » Cécile lui dit: « Si cette vie était. la seule, ce serait avec raison que nous craindrions de la perdre : mais il y en a une autre qui n'est jamais perdue, et que le Fils de Dieu nous a fait connaître. Toutes les choses qui ont été faites, c'est le Fils engendré du Père qui les a produites. Tout ce qui est créé, c'est l’Esprit qui procède du Père qui l’a animé. Or, c'est ce Fils de Dieu qui, en venant dans le monde, nous a démontré par ses paroles et par ses miracles qu'il y a une autre vie. » Tiburce lui répondit: «Tu viens de dire, bien certainement, qu'il y a un seul Dieu, et comment dis-tu maintenant qu'il y en a trois? » Cécile répliqua : « De même que dans la sagesse d'un homme il se trouve trois facultés : le génie, la mémoire et l’intelligence, de même dans l’unique essence de la divinité, il peut se trouver trois personnes. »
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Alors elle lui parla de la venue du Fils de Dieu, de sa passion dont elle lui exposa les convenances : « Si le Fils de Dieu fut chargé de chaînes, c'était pour affranchir le genre humain des liens du péché. Celui qui est béni fut maudit, afin que l’homme maudit fût béni. Il souffrit d'être moqué afin que l’homme fût délivré de l’illusion du démon; il reçut sur sa tête une couronne d'épines pour nous soustraire à la peine capitale; il accepta le fiel amer pour guérir dans l’homme le goût primitivement sain; il. fut dépouillé pour couvrir la nudité de nos premiers parents ; il fut suspendu sur le bois pour enlever la prévarication du bois. » Alors Tiburce dit à son frère « Prends pitié de moi; conduis-moi à l’homme de Dieu afin que j'en reçoive la purification. » Valérien conduisit donc Tiburce qui fut purifié; dès ce moment, il voyait souvent les anges, et tout ce qu'il demandait, il l’obtenait aussitôt.
Valérien et Tiburce distribuaient d'abondantes aumônes : ils donnaient la sépulture aux corps des saints que le préfet Almachius faisait tuer. Almachius les fit mander devant lui et les interrogea sur les motifs qui les portait à ensevelir ceux qui étaient condamnés comme criminels. « Plût au ciel, répondit Tiburce, que nous fussions les serviteurs de ceux que tu appelles des condamnés ! Ils ont méprisé ce qui paraît être quelque chose et n'est rien: ils ont trouvé ce qui paraît ne pas être, mais qui existe réellement. »
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Le préfet lui demanda: «Quelle est donc cette chose? » «Ce qui paraît exister et n'existe pas, répondit Tiburce, c'est tout ce qui est dans ce monde, qui conduit l’homme à ce qui n'existe pas : quant à ce qui ne paraît pas exister et qui existe, c'est la vie ales justes et le châtiment des coupables. » Le préfet reprit: « Je crois que tu ne parles pas avec ton esprit. » Alors il ordonne de faire avancer Valérien, et lui dit.: « Comme la tête de, ton frère n'est pas saine, toi, au moins, tu sauras me donner une réponse sensée. Il est certain que vous êtes dans une grande erreur, puisque vous dédaignez les plaisirs et que vous n'avez d'attrait que pour tout ce qui est opposé aux délices. » Valérien dit alors qu'il avait vu, au temps de l’hiver; des hommes oisifs et railleurs se moquer des ouvriers occupés à la culture dés champs: mais au temps de l’été, quand fut arrivé le moment de récolter les fruits glorieux de leurs travaux, ceux qui étaient regardés comme des insensés furent dans la joie, tandis que commencèrent à pleurer ceux qui paraissaient les plus habiles. « C'est ainsi que nous, poursuivit Valérien, nous supportons maintenant l’ignominie et le labeur; mais plus, tard, nous recevrons la gloire et la récompense éternelle. Quant' à vous, vous jouissez maintenant d'une joie qui ne dure pas, mais plus tard , aussi, vous ne trouverez qu'un deuil éternel. » Le préfet lui dit: « Ainsi nous, et nos invincibles princes, nous aurons en partage un deuil éternel, tandis que vous qui êtes les personnes les plus viles, vous posséderez une joie qui n'aura pas de fin ? »
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Valérien répondit : « Vous n'êtes que de pauvres hommes et non des princes, nés à notre époque, qui mourrez bientôt et qui rendrez à Dieu un compte plus rigoureux que tous. » Alors le préfet dit: « Pourquoi perdre le temps, en des discours oiseux ? Offrez des libations aux dieux, et allez-vous-en sans qu'on vous ait fait subir aucune peine. » Les saints répliquèrent : « Tous les jours nous offrons un sacrifice au vrai Dieu.» «Quel est son nom? demanda le préfet » « Tu ne pourras jamais le découvrir, quand bien même tu aurais des ailes pour voler, répondit Valérien. » « Ainsi, reprit le préfet, Jupiter, ce n'est pas le nom d'un dieu? » Valérien répondit : « C'est le nom d'un homicide et d'un corrupteur. » Almachius lui dit : « Donc, tout l’univers est dans l’erreur, et il n'y à que ton frère et toi qui connaissiez le vrai Dieu? » Valérien répondit: « Nous ne sommes pas les seuls, car il est devenu impossible de compter le nombre de ceux qui ont embrassé cette doctrine sainte. » Alors les saints furent livrés à la garde de Maxime. Celui-ci leur dit : « O noble et brillante fleur de la jeunesse romaine ! ô frères unis par un amour si tendre! Comment courez-vous à la mort ainsi qu'à un festin? » Valérien lui dit que s'il promettait de croire, il verrait lui-même leur gloire après leur mort : « Que je sois consumé par la foudre, dit Maxime, si je ne confesse pas ce Dieu unique que vous adorez ; quand ce que vous dites arrivera !. » Alors Maxime, toute sa. famille et tous les bourreaux crurent et reçurent le baptême d'Urbain qui vint les trouver en secret.
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Quand donc l’aurore annonça la fin de la nuit, Cécile s'écria en disant : « Allons, soldats du Christ, rejetez les oeuvres des. ténèbres, et revêtez-vous des armes de la lumière. » Les saints sont alors conduits au quatrième mille hors de la ville, à la statue de Jupiter; et comme ils ne voulaient pas sacrifier, ils sont décapités l’un et l’autre. Maxime affirma avec serment, qu'au moment de leur martyre, il avait vu des anges resplendissants, et leurs âmes comme des vierges qui sortent de la chambre nuptiale. Les anges les portaient au ciel dans leur giron. Quand Almachius apprit que Maxime s'était fait chrétien, il le fit assommer avec des fouets armés de balles de plomb, jusqu'à ce qu'il eût rendu l’esprit. Cécile ensevelit son corps à côté de Valérien et de Tiburce.
Cependant Almachius fit rechercher les biens de ces deux derniers; et ordonna que Cécile comparût devant lui comme la femme de Valérien, et sacrifiât aux idoles, sinon qu'il serait lancé contré elle une sentence de mort. Comme les appariteurs la poussaient a obéir et qu'ils pleuraient beaucoup de ce qu'une jeune femme si belle et si noble se livrât de plein gré à la mort, elle leur dit : « O bons jeunes gens, ceci n'est point perdre sa jeunesse, mais la changer; c'est donner de la boue pour recevoir de l’or; échanger une vile habitation et en prendre une précieuse : donner un petit coin pour recevoir une place brillamment ornée. Si quelqu'un voulait donner de l’or pour du cuivre, n'y courriez-vous pas en toute hâte? Or, Dieu rend cent pour un qu'on lui a donné. Croyez-vous ce que je viens de vous dire? » « Nous croyons, répondirent-ils, que le Christ qui possède une telle servante, est le vrai Dieu. » On appela l’évêque Urbain et plus de quatre cents personnes furent baptisées.
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Alors Almachius se fit amener sainte Cécile. « Quelle est
ta condition? » lui dit-il. Cécile « Je suis libre et
noble. »
— Almachius : « C'est au sujet de la religion que je t'interroge.
»
— Cécile : « Ton interrogation n'était pas exacte,
puisqu'elle exigeait deux réponses. »
— Almachius : « D'où te vient tant de présomption
en me répondant? » - Cécile : « D'une conscience
pure et d'une conviction sincère. »
— Almachins : « Ignores-tu quel est mon pouvoir ? » Cécile
: « Ta puissance est semblable à une outre remplie de vent,
qu'une aiguille la perce, tout ce qu'elle avait de roideur a disparu, et
toute cette roideur qu'elle paraissait avoir, s'affaisse. »
— Almachius « Tu as commencé par des injures et tu poursuis
sur le même ton. »
— Cécile : « On ne dit pas d'injure à moins qu’on
n'allègue des paroles fausses. Démontre que j'ai dit une
injure, alors j'aurai avancé une fausseté : ou bien, avoue
que tu te trompes, en me calomniant; nous connaissons la sainteté
du nom de Dieu, et nous ne pouvons pas le renier. Mieux vaut mourir pour
être heureux que de vivre pour être misérables. »
— Almachius : « Pourquoi parles-tu avec tant d'orgueil? »
— Cécile : « Il n'y a pas d'orgueil; il y a fermeté.
»
— Almachius : « Malheureuse, ignores-tu que le pouvoir de vie
et de mort m’a été confié? »
— Cécile : « Je prouve, et c'est un fait authentique,
que tu viens de mentir: Tu peux ôter la vie aux vivants; mais tu
ne saurais la donner aux morts. Tu es un ministre de mort, mais non un
ministre de vie. »
— Almachius : « Laisse là ton audace, et sacrifie aux
dieux. »
— Cécile : « Je ne sais où tu as perdu l’usage
de tes yeux : car les dieux dont tu parles, nous ne voyons en eux que des
pierres. Palpe-les plutôt, et au toucher apprends ce que tu ne peux
voir avec ta vue. »
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Alors Almachius la fit reconduire chez elle, et il ordonna qu'elle serait brûlée pendant une nuit et un jour dans un bain de vapeur bouillante. Elle y resta comme dans un endroit frais; sans même éprouver la moindre sueur. Quand Almachius le sut, il ordonna qu'elle eût la tête tranchée dans le bain. Le bourreau la frappa par trois fois au cou, sans pouvoir lui couper la,tête. Et parce qu'une loi défendait de frapper quatre fois la victime; je bourreau ensanglanté laissa Cécile à demi morte.
Durant les trois jours qu'elle survécut, elle donna tout ce qu'elle possédait aux pauvres, et recommanda à l’évêque Urbain tous ceux qu'elle avait convertis : « J'ai demandé, lui dit-elle, ce délai de trois jours afin de recommander ceux-ci à votre béatitude, et pour que vous consacriez cette maison qui m’appartient afin d'en faire une église. » Or, saint Urbain ensevelit son corps avec ceux des évêques, et consacra sa maison qui devint une église, comme elle l’avait demandé.
Elle souffrit vers l’an du Seigneur 223, du temps de l’empereur Alexandre.
On lit cependant ailleurs qu'elle souffrit du temps de Marc-Aurèle,
qui régna vers l’an du Seigneur 220.
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SAINT CLÉMENT *
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Clément veut dire glorieux esprit, venant de cleos, gloire, et mens, esprit. En effet son esprit soit pur de toute tache, orné de tonte vertu, et décoré maintenant de toute félicité. Félicité. qui consiste, d'après saint Augustin, en son livre De la Trinité, en ce que notre être n'y sera pas sujet à la mort, notre science à l’erreur, et notre amour à contradiction. Ou bien Clément vient de clémence, parce qu'il fut clément et très miséricordieux. Ou bien encore Clément, ainsi qu'il est dit au Glossaire, signifie doux, juste, mûr et pieux. Il fut juste dans ses actions, doux dans ses paroles, mûr dans sa conduite, pieux dans ses intentions. Il a intercalé lui-même sa vie dans son itinéraire, principalement jusqu'à l’endroit où il montre comme il a succédé à saint Pierre dans son pontificat. Le reste est recueilli de ses gestes, qui se trouvent partout.
Clément, évêque, était d'une noble famille de Rome. Son père s'appelait Faustinien et sa mère Macidiane; il eut deux frères, Faustin et Fauste. Comme Macidiane était douée d'une merveilleuse beauté, le frère de son mari s'éprit vivement pour elle d'un amour criminel.
* Dans la première préface du Sacramentaire attribué à saint Léon le Grand, on trouve indiqués un certain nombre de faits de la légende de saint Clément: on y voit qu'il quitta sa famille et sa patrie; qu'il parcourut la, terre et la mer afin de trouver la vérité auprès des apôtres. Alors que saint Pierre aurait été ; son maître, il recouvra ses parents dans un pays étranger. Il y est déclaré le successeur de saint Pierre, et enfin martyr. C'est le fond de toute la légende. Une seconde préface du même office dit qu'il alla à la recherche de ses parents, qu'il les trouva; qu'il s’attacha aux apôtres. Tout cela est pris de l’Itinéraire de saint Clément, livre sur lequel les érudits se sont fort partagés et que presque tous font remonter à la fin du IIe siècle ou du moins au IIIe.
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Or, comme il la tourmentait tous les jours et qu'elle ne voulait consentir en rien en ses desseins, que d'ailleurs elle n'osait pas révéler ses poursuites à son mari, dans la crainte de susciter des inimitiés entre les deux frères, elle pensa un certain temps à quitter sa patrie, pour laisser calmer cet amour illicite, qu'enflammait sa présence. Afin d'en obtenir la permission de son mari, elle feignit, avec une grande adresse, d'avoir eu, un songe qu'elle lui raconta ainsi : « Un homme m’apparut et me commanda de quitter la, ville au plus tôt avec mes deux jumeaux, Faustinien et Fauste, et de rester absente jusqu'à ce qu'il me donnât l’ordre de revenir. Que si je ne le faisais pas,: je mourrais en même temps que mes deux fils. » En entendant ces paroles, Faustinien fut épouvanté; il envoya donc sa femme et les deux enfants à Athènes avec de nombreux serviteurs. Quant au plus petit qui se nommait Clément, âgé seulement de cinq. ans, le père le garda auprès de soi comme un sujet de consolation. Or, comme la mère naviguait avec ses enfants, une nuit que le vaisseau fit naufrage elle fut jetée par les flots sur un rocher où elle se sauva sans eux. Dans la conviction qu'ils avaient péri, elle ressentit une si grande douleur qu'elle se serait précipitée au fond de la mer, si elle n'eût espéré recueillir leurs cadavres. Mais, quand elle vit qu'elle ne pouvait les retrouver ni vivants ni morts, elle se mit à pousser des clameurs et des hurlements extraordinaires, se déchirant les mains avec les dents; elle ne voulait accepter aucune consolation de qui que ce fût.
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Il y avait là beaucoup de femmes qui lui racontaient leurs propres infortunes, mais sans qu'elle reçût aucun soulagement. Alors se présenta une femme qui dit avoir perdu dans la mer son mari qui était un jeune matelot; elle, ajouta que, par amour pour lui, elle avait refusé de se remarier. Macidiane, ayant ressenti quelque consolation auprès de cette femme, resta chez elle en se procurant sa nourriture de chaque jour du travail de ses mains. Quelque temps après, ses mains qu'elle avait déchirées par ses morsures répétées, devinrent insensibles et paralysées, au point qu'elle ne pouvait plus s'en servir pour aucun travail. La femme qui l’avait reçue tomba percluse, et ne put quitter le lit. Alors Macidiane fut forcée à mendier, et elle se nourrissait avec son hôtesse de ce qu'elle avait pu trouver.
Un an après que Macidiane avait quitté sa patrie avec ses enfants, son mari envoya des messagers à Athènes pour les rechercher et savoir ce qu'ils faisaient. Mais ceux qui avaient été envoyés ne revinrent pas. Enfin il en envoya d'autres qui lui rapportèrent n'avoir trouvé d'eux aucune trace. Alors Faustinien laissa son fils Clément à des tuteurs, et s'embarqua lui-même pour aller chercher sa femme et ses fils; mais il ne revint pas à son tour. Pendant vingt ans, saint Clément resta abandonné et dans l’impossibilité d'avoir aucun renseignement sur son père, sa mère et, ses frères. Il s'adonna à l’étude des lettres, et devint un grand philosophe. Il s'appliquait tout spécialement à savoir comment il, pourrait acquérir la preuve de l’immortalité de l’âme. Pour cela il fréquentait les écoles des philosophes, et quand il en avait rencontré une où il avait découvert une preuve qu'il était immortel, il se trouvait dans le bonheur; mais si on venait. à conclure qu'il était mortel, il se retirait plein de tristesse.
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Enfin saint Barnabé vint à Rome et prêcha la foi de J.-C. ; mais les philosophes se moquaient de lui comme d'un fou et d'un insensé. L'un d'eux (quelques-uns pensent que c'était le philosophe Clément qui se moquait de l’apôtre tout d'abord comme les autres, et qui méprisait sa prédication) posa cette question à saint Barnabé par dérision : « Le moucheron est un tout petit animal; comment se fait-il qu'il ait six pattes et encore des ailes, tandis que l’éléphant, qui est si gros, n'a pas d'ailes et seulement quatre pattes? » « Insensé, lui répondit Barnabé, je pourrais bien facilement répondre à votre question, si vous paraissiez rechercher à connaître la vérité : mais ce serait chose absurde de vous parler des créatures, puisque leur créateur vous est inconnu. Que si vous ne connaissez pas le créateur, il est juste que vous vous trompiez au sujet des créatures. »
Cette parole se grava. au fond du coeur du philosophe Clément qui, ayant été instruit par Barnabé, reçut la foi en J.-C., et s'en alla quelque temps après dans la Judée trouver saint Pierre. Cet apôtre lui expliqua la foi chrétienne et lui démontra avec évidence l’immortalité de l’âme. En ce temps-là, Simon le magicien avait deux disciples, Aquila et Nicolas, qui, reconnaissant ses impostures, l’abandonnèrent pour se réfugier auprès de saint Pierre dont ils devinrent les disciples.
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Saint Pierre ayant interrogé Clément sur sa famille, celui-ci lui raconta tout au long ce qu'il savait de sa mère et de ses frères, ensuite de son père ; il ajouta qu'il croyait que sa mère avait péri dans les flots avec ses frères, et que son père était mort de chagrin, ou bien aussi dans un naufrage. Quand saint Pierre entendit cela, il ne put retenir ses larmes. Une fois, saint Pierre vint avec ses disciples; à Antandros, et de là à une île éloignée de six milles, où restait Macidiane, la mère de Clément, et où se trouvaient des colonnes de verre d'une merveilleuse grandeur. Pierre étant à les admirer avec les autres, vit Macidiane qui mendiait, et lui fit des reproches de ce qu'elle ne préférait pas travailler de ses mains. Elle répondit : « Je parais bien avoir des mains, seigneur, mais elles ont été tellement affaiblies par les morsures qu'elles sont devenues tout à fait insensibles, et plût au ciel que je me fusse précipitée dans la mer pour ne plus vivre davantage. » « Que dites-vous là ? reprit saint Pierre; ne savez-vous pas que les àmes de ceux qui se suicident sont gravement punies? » « Plût à Dieu qu'il me soit prouvé que les âmes vivent après la mort : car je me tuerais bien volontiers afin que je puisse voir mes chers enfants, ne serait-ce qu'une heure ! »
Alors saint Pierre lui ayant demandé la cause d'une si profonde tristesse, et Macidiane lui ayant raconté de point en point ce qui s'était passé, l’apôtre lui dit : « Il y a chez nous, un jeune homme nommé Clément qui prétend que ce que vous racontez est arrivé à sa mère et à ses frères. » En entendant cela, elle fut frappée d'une stupeur étrange et tomba évanouie. Revenue à elle-même, elle dit avec larmes : « C'est moi qui suis la mère du jeune homme. » Et se jetant aux pieds de saint Pierre, elle le pria de daigner lui faire voir au plus tôt son fils.
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Pierre lui dit « Quand vous verrez ce jeune homme, dissimulez
un peu, jusqu'à que ce nous soyons sortis de l’île avec le
vaisseau. » Après qu'elle eut promis de le faire, Pierre lui
prit la main et la conduisit au vaisseau où était Clément.
Quand Clément vit saint Pierre conduisant une femme par la main,
il se mit à rire. Aussitôt que la femme fut près de
Clément, elle ne put se contenir, se jeta à son cou et se
mit à l’embrasser une infinité de fois. Clément, qui
la prenait pour une folle, la repoussait avec une grande indignation, et
il n'en ressentit pas une moins grande contre saint Pierre. Celui-ci lui
dit : « Que fais-tu, Clément, mon fils ? ne repousse pas ta
mère. » A ces mots, Clément tout en larmes tomba dans
les bras de sa mère qui était pâmée et commença
à la reconnaître. Pierre se fit amener la paralytique qui
avait donné l’hospitalité à Macidiane et la guérit
aussitôt. Ensuite la mère s'informa de son mari auprès
de Clément qui lui répondit : « Il est parti pour vous
chercher et il n'est plus revenu. » En l’entendant elle poussa un
soupir: car l’extrême joie d'avoir retrouvé son fils la consolait
des autres douleurs.
Sur ces entrefaites, arrivèrent Nicétas et Aquila qui, eu voyant une femme avec saint Pierre, demandèrent qui elle était. Clément leur. dit : « C'est ma mère que le Seigneur m’a rendue, par l’entremise de mon maître Pierre. » Après quoi saint Pierre leur raconta tout ce qui était arrivé. Quand Nicétas et Aquila eurent entendu ce récit, il se levèrent subitement, saisis de surprise, et commencèrent à dire: « Seigneur Dieu créateur, est-ce vrai ce que nous avons ouï, ou bien est-ce un songe? » Pierre leur dit : « Mes enfants, nous ne sommes pas insensés, mais tous ces détails sont vrais. »
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Alors Nicétas et Aquila s'embrassant : « C'est nous qui sommes Faustin et Fauste que notre mère croit avoir été engloutis dans la mer. » Ils coururent se jeter dans les bras de leur mère et ne cessaient de l’embrasser. « Que signifie ceci, reprit Macidiane ? » Pierre répliqua : « Ce sont tes fils Faustin et Fauste que, tu croyais avoir péri dans la mer. » En entendant ces paroles, Macidiane, devenue, comme insensée, tomba en pâmoison ; et quand elle fut revenue à elle-même : « Je vous en conjure, dit-elle, mes très chers enfants, racontez-moi comment vous avez échappé. » « Après que le vaisseau eut été brisé, répondirent-ils, nous nous étions mis sur une table, quand des pirates, qui nous rencontrèrent, nous firent monter sur leur vaisseau, et après nous avoir fait changer de nom, ils nous vendirent à une honnête veuve appelée Justine, qui nous traita comme ses enfants et nous fit instruire dans les arts libéraux; enfin nous avons étudié la philosophie, et nous nous sommes attachés à Simon, un magicien qui avait été élevé avec nous: mais quand nous avons découvert ses fourberies, nous l’avons quitté tout à fait pour devenir les disciples de Pierre par l’entremise de Zachée. »
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Le lendemain saint Pierre prit les trois frères et descendit dans un lieu- retiré pour prier. Un vieillard vénérable, mais d'un extérieur qui indiquait la pauvreté, les harangua en ces termes : « J'ai compassion de vous, mes frères, parce que sous l’apparence de la piété, je vois que vous vous trompez lourdement car il n'existe point de Dieu, il ne doit donc exister aucun culte : ce n'est pas la providence c'est le hasard et la destinée dès le moment de la naissance qui font tout dans le monde; ainsi que je m’en suis convaincu moi-même, car je suis bien plus instruit que les autres dans la science des mathématiques Ne vous y trompez point, que vous priiez ou non, ce que votre horoscope contient; vous arrivera. » En regardant ce vieillard, Clément se sentait intérieurement touché, et il lui semblait qu'il l’avait vu quelque part ailleurs.
Or, comme d'après l’ordre de saint Pierre, Clément, Aquila et Nicétas avaient longtemps discuté avec ce vieillard, et lui avaient démontré par des raisons évidentes l’existence de la providence, il leur était arrivé de l’appeler, par déférence, du nom de père, quand Aquila dit: « Qu'est-il besoin que nous l’appelions père, puisque sur la terre nous n'avons pas le droit de donner ce nom à personne ? » Puis regardant le vieillard: « Ne prenez pas comme une injure, père, le reproche que j'ai adressé à mon frère de vous avoir appelé père; car nous avons l’ordre de ne donner ce nom à personne. » Comme Aquila parlait ainsi tous ceux qui étaient présents se mirent à rire, le vieillard et saint Pierre ayant demandé pourquoi on riait : « C'est, lui dit Clément, que tu fais ce que tu reproches aux autres, en appelant le vieillard père. » Mais Aquila disait que non : « Au reste je ne sais, dit-il, si je l’ai appelé père. »
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Enfin quand on eut assez discuté sur la providence, le vieillard prit la parole : « Je croirais bien qu'il existe une providence, mais ma propre conscience m’empêche d'adhérer à cette croyance. En effet j'ai connu mon horoscope et celui de ma femme, et je sais que ce qu'il pronostiquait à chacun de nous est arrivé. Écoutez le thème de ma femme et vous trouverez ce qui devait lui arriver et qui lui est arrivé en effet. Elle eut Mars avec Vénus au centre, la lune était au couchant dans le rayon de Mars et le voisinage de Saturne. Pronostic qui indique l’adultère, l’amour de ses esclaves, les voyages lointains, la mort dans l’eau; or, c'est ce qui est arrivé réellement : car elle aima son esclave, et redoutant le péril et le mépris, elle s'enfuit avec lui et périt en mer. En effet, d'après ce que mon frère m’a rapporté, elle s'éprit d'abord de lui-même, mais comme il ne voulut point l’écouter, elle reporta son amour criminel sur un esclave ; il ne faut pourtant pas lui en faire un crime, parce que son horoscope l’a poussée à agir ainsi ; ensuite il me raconta qu'elle avait simulé un songe, les circonstances de son départ pour Athènes, avec ses enfants, enfin sa mort dans la mer. »
Les enfants voulaient se jeter à son cou et lui expliquer, ce qu'il en était, mais saint Pierre les en empêcha. «Restez tranquilles, leur dit-il, jusqu'à ce qu'il me plaise.» Puis il dit au vieillard : « Si aujourd'hui je te montrais ta femme, ayant toujours gardé la chasteté, de plus tes trois. fils, croiras-tu que la destinée n’est rien ? » «Il t’est aussi impossible; répondit le vieillard, de montrer ce que tu m’as promis, qu'il est impossible que rien n'arrive contre les lois du Destin. » « Eh bien! lui dit saint Pierre, voici ton fils Clément, et voilà tes deux jumeaux Faustin et Fauste. »
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A ces mots le vieillard tomba pâmé et sans mouvement. Alors ses fils se précipitèrent pour l’embrasser; tout en craignant qu'il ne pût reprendre ses esprits. Enfin revenu à lui; il écouta les détails de tout ce qui était arrivé. Tout à coup sa femme arriva en criant avec larmes : « Ou est mon époux et mon maître? » Et comme elle criait cela ainsi que l’aurait fait une insensée, le vieillard accourut et l’embrassa avec larmes en la pressant, dans ses bras.
Or, ils étaient encore ensemble quand arriva, une personne annonçant qu'Apion et Ambion, deux amis intimes de Faustinien, étaient logés avec Simon le magicien. Faustinien, très joyeux de leur arrivée, alla leur faire visite ; à l’instant un courrier vient annoncer que le ministre de César était à Antioche pour rechercher tous les magiciens et les punir de mort. Alors Simon, en haine des deux enfants qui l’avaient abandonné, fit prendre les traits de son visage à celui de Faustinien en sorte que tout le monde croyait voir Simon le magicien et non pas Faustinien. Ce qu'il fit pour que ce dernier fût appréhendé à sa place par les ministres de César et fût mis à mort. Quant à Simon il quitta le pays.
Faustinien étant revenu vers saint Pierre et vers ses enfants, ceux-ci furent épouvantés de voir les traits de Simon, et d'entendre la voix de leur père. Saint Pierre seul voyait le visage naturel du vieillard. Ses enfants et sa femme le fuyaient et le maudissaient, tandis qu'il leur disait : « Pourquoi maudire votre père et le fuir? » Ils lui répondirent qu'ils le fuyaient parce qu'il apparaissait avec le visage de Simon le magicien. Et en effet Simon avait confectionné une espèce d'onguent dont il avait frotté la figure de Faustinien et par la vertu de soir art magique, il lui avait fait prendre ses traits. Alors Faustinien se désolait : « Quel est donc, disait-il, mon malheur ! le même jour que je suis reconnu par ma femme et mes enfants, ne pourrais-je me réjouir avec eux? » Son épouse, les cheveux épars, et' ses enfants pleuraient beaucoup.
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Or, Simon le magicien, durant son séjour à Antioche, avait beaucoup décrié saint Pierre, en publiant que c'était un magicien pernicieux et un homicide : enfin il avait tant excité le peuple contre le saint apôtre que beaucoup tenaient à le trouver, afin de déchirer sa chair avec les dents. Alors saint Pierre dit à Faustinien : « Puisqu'on te prend pour Simon le magicien, vas à Antioche, et là, devant tout le peuple, disculpe-moi, et rétracte tout ce qu'a dit Simon de son propre chef, à mon sujet : après quoi j'irai à Antioche, et je ferai disparaître ce visage qui n'est pas le tien, et devant tout le peuple, je te rendrai les traits qui t'appartiennent.
Il est toutefois absolument incroyable que saint Pierre eût commandé de mentir, puisque Dieu n'a pas besoin de nos mensonges. Aussi l’Itinéraire de saint Clément, où l’on trouve écrits ces détails, est-il un livre apocryphe, et on ne doit pas y ajouter confiance dans des récits pareils, quoi qu'en disent certaines gens: On peut l’excuser néanmoins, car si l’on pèse bien les paroles de saint Pierre, on voit qu'il n'a pas dit à Faustinien de s'annoncer comme étant Simon le magicien, mais de se montrer au peuple sous les traits imprimés en sa figure et de recommander saint Pierre au nom de Simon, en même temps qu'il démentirait toutes les méchancetés que Simon lui-même avait répandues. Alors Faustinien dit qu'il était Simon, non pas quant à la réalité, mais quant à l’apparence.
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Ainsi les paroles de Faustinien rapportées plus haut : « Moi, Simon, etc. » doivent s'entendre ainsi, quand à l’apparence je parais être Simon. Ce fut Simon... c'est-à-dire, qu'on le prit pour Simon. Faustinien; père de Clément, alla donc à Antioche, et dit au peuple convoqué: « Moi, Simon, je vous annonce et vous confesse que je vous ai trompés en tout point au sujet de Pierre: non seulement ce n'est pas un séducteur ni un magicien, mais il a été envoyé pour le salut du monde. En sorte que s'il m’arrivait encore de parler contre lui, chassez-moi comme un séducteur et un malfaisant; aujourd'hui je fais pénitence, et reconnais avoir mal parlé. Je vous avertis donc de le croire, dans la crainte que vous et tous vos concitoyens ne périssiez ensemble. »
Après avoir exécuté tous les ordres de saint Pierre, en faveur duquel il avait excité la bienveillance du peuple, l’apôtre vint le trouver, et après une prière il fit disparaître à l’instant de sa figure le masque du visage de Simon. Or, le peuple d'Antioche ayant reçu saint Pierre avec bonté et avec de grands honneurs, l’éleva sur la chaire épiscopale. Quand Simon en fut instruit, il alla à Antioche, convoqua, le peuple et dit : « Je m’étonne que vous ayant donné des avis salutaires, et vous ayant prémuni contre Pierre, non seulement vous ayez reçu ce séducteur, mais encore que vous l’ayez élevé sur le siège épiscopal. »
Alors tous lui dirent avec colère : « Tu n'es pour nous qu'un monstre ; il y a trois jours tu nous disais que tu te repentais, et aujourd'hui tu voudrais nous entraîner avec toi dans le précipice! » Ils se jetèrent donc sur lui et le chassèrent aussitôt avec ignominie. Voilà tout ce que raconte de soi Clément, dans son livre, où il rapporte cette histoire.
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Plus tard, saint Pierre étant venu à Rome et voyant qu'il était. menacé d'être mis à mort, ordonna Clément pour être évêque après lui. Quand donc le prince des apôtres fut mort, Clément, en homme prévoyant et craignant que plus tard chaque pape ne voulût, appuyé sur cet exemple, se choisir un successeur et posséder le sanctuaire comme un héritage, céda le siège pontifical d'abord à Lin, ensuite à Clet.
Quelques-uns avancent que ni Lin, ni Clet ne furent souverains pontifes, mais seulement les coadjuteurs de l’apôtre saint Pierre; de là vient qu'ils n'ont pas l’honneur de figurer dans le catalogue des papes. Après eux fut élu Clément qui fut forcé de présider l’Eglise. Telle était la douceur de ses moeurs qu'il était aimé des Juifs et des Gentils comme de tous les chrétiens. Il avait par écrit le nom des pauvres de toutes les provinces et ceux qu'il avait purifiés dans les eaux saintes du baptême, il ne souffrait pas qu'ils fussent réduits à vivre de la mendicité publique. Après avoir donné le voile sacré à la vierge Domitille, nièce de l’empereur Domitien, et avoir converti à la foi Théodora, la femme de Sisinnius, l’ami de l’empereur, cette dernière ayant promis de vivre dans la chasteté, Sisinnius se fit conduire à l’église où il entra en cachette à là suite de sa femme, dans l’intention de savoir pour quel motif elle fréquentait ainsi l’église.
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Saint Clément fit alors une prière à laquelle le peuple répondit, et à l’instant Sisinnius devint aveugle et sourd. Aussitôt il dit à ses esclaves : « Prenez-moi vite et me mettez dehors. » Or, ses esclaves le faisaient tourner autour de l’église, sans en pouvoir trouver la porte. Théodora, qui les voyait ainsi égarés, commença par éviter leur rencontre dans la pensée que son mari la pourrait reconnaître. Mais enfin elle leur demanda ce que cela signifiait: «C'est, dirent-ils, que notre maître, en voulant voir et entendre ce qui lui est défendu, est devenu aveugle et sourd. » Elle se mit alors en prières pour que son mari pût sortir, et quand elle eut fini de prier, elle dit aux esclaves : « Allez maintenant et conduisez votre maître à la maison. » Quand ils furent partis, Théodora fit savoir à saint Clément ce qui était arrivé.
Alors le saint, à la demande de Théodora, vint trouver Sisinnius, qui avait les yeux ouverts, sans pouvoir rien distinguer, et qui n'entendait rien, Clément pria pour lui, et Sisinnius recouvra l’ouïe et la vue; mais en voyant Clément à côté de sa femme, il devient furieux et soupçonne qu'il est le jouet de la magie; il commande à ses esclaves de mettre la main sur Clément en disant: «C'était pour avoir commerce avec ma femme qu'il m’a rendu aveugle par ses sortilèges. » Alors il ordonna à ses esclaves de lier Clément et après l’avoir lié de le traîner. Mais ces esclaves se mirent à lier des colonnes qui étaient couchées par terre et même les pierres, pensant et Sisinnius aussi, qu'ils garrottaient et traînaient saint Clément avec ses clercs.
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Clément dit à Sisinnius : « Pour avoir appelé dieux ce qui n'est que des pierres, tu as mérité de traîner des pierres. » Mais Sisinnius qui le pensait réellement garrotté, lui dit : « Je te ferai tuer. » Alors Clément se retira et pria Théodora de ne pas discontinuer ses prières jusqu'à ce que le Seigneur eût visité son mari. Or, pendant que Théodora était en prières, l’apôtre saint Pierre lui apparut et lui dit : « Par toi, ton mari sera sauvé, afin que s'accomplisse ce qu'a dit mon frère Paul : « Le mari infidèle sera sauvé par sa femme fidèle. » En disant ces mots, il disparut. A l’instant, Sisinnius fit venir sa femme auprès de lui et la conjura de prier pour lui et de faire venir saint Clément. Celui-ci vint, l’instruisit dans la foi et le baptisa avec trois cent treize personnes de sa maison. Par l’entremise de Sisinnius, beaucoup de nobles et d'amis de l’empereur Nerva crurent au Seigneur. Alors celui qui était chargé des récompenses sacrées distribua de l’argent à beaucoup de personnes et excita contre saint Clément une très violente sédition.
Mamertin, préfet de la ville, qui voyait avec peine une sédition semblable, se fit amener Clément. Comme il le tançait et qu'il essayait de lui faire partager ses sentiments, Clément lui dit : « Je désirerais bien te faire entendre raison. En effet, des chiens en grand nombre auraient beau aboyer après nous et nous déchirer par leurs morsures, jamais ils ne nous pourront enlever cette prérogative d'être des hommes doués de la raison, tandis qu'ils ne sont, eux, que des chiens privés de raison. Or, la sédition qui a été excitée par des insensés ne repose sur aucun prétexte certain ni vrai. »
P367
Mamertin en référa par écrit à l’empereur Trajan qui lui fit répondre que Clément devait sacrifier, ou bien qu'il fallait l’envoyer en exil au delà du Pont-Euxin, en un désert proche de la ville de Chersonèse. Ce fut alors que le préfet dit en pleurant à saint Clément: « Que ton Dieu que tu honores si dignement, te soit en aide! » Ensuite il lui fournit un navire et tout ce qui lui était nécessaire. Or, un grand nombre de clercs et de laïques suivirent le saint eu exil. Arrivé dans l’île, il y trouva plus de deux mille chrétiens condamnés depuis longtemps à scier le marbre. Quand ils virent saint Clément, ils poussèrent des gémissements mêlés de larmes. Il leur dit pour les consoler : « Ce n'est pas à mes mérites que je dois d'avoir été envoyé vers vous par le Seigneur, pour partager, votre couronne. » Et quand ils lui eurent raconté qu'ils étaient obligés de porter de l’eau sur leurs épaules d'un endroit éloigné de six milles, il leur dit « Prions tous Notre-Seigneur J.-C. d'ouvrir en ce lieu une fontaine et des veines d'eau. Que celui qui a ordonné de frapper, dans le désert de Sinaï, le rocher d'où ont jailli des torrents, daigne nous accorder une source abondante, afin que nous puissions le remercier de ses bienfaits. » Il fit donc une prière et ayant regardé çà et là autour de lui, il vit un agneau debout qui levait le pied droit comme pour indiquer un lieu à l’évêque. Il comprit alors que c'était Notre-Seigneur J.-C. qui se faisait voir seulement à lui; il alla à cet endroit et dit : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, frappez ici. » Mais comme aucun ne touchait à l’endroit où se tenait l’agneau, il prit lui-même un petit sarcloir et frappa un léger coup sous le pied de l’agneau, et à l’instant jaillit une très grande fontaine qui devint un fleuve *. Alors tous furent remplis de joie et saint Clément dit : « Un fleuve impétueux réjouit la cité de Dieu (Ps. XLV). »
P368
A cette nouvelle, une multitude de personnes accourut, et plus de cinq cents reçurent le baptême des mains du saint : les temples des idoles furent détruits dans toute la province et dans l’espace d'un an, quatre-vingt-cinq églises furent construites. Trois ans après, l’empereur Trajan (qui commença à régner l’an du Seigneur 106), informé de cela, y envoya un général. Celui-ci, voyant que tous souffraient la mort de plein gré, laissa là la multitude et fit précipiter dans la mer saint Clément seul, après l’avoir lié par le cou à une ancre. « Maintenant, dit-il, ils ne pourront pas l’adorer comme un Dieu. » Toute la multitude se tenait sur le rivage; alors Corneille et Phébus, disciples du saint, commandèrent à tous les chrétiens de se mettre en prières, afin que le Seigneur leur montrât le corps de son martyr. Aussitôt la mer se retira de trois milles ; tous alors entrèrent à pied sec et trouvèrent un édifice de marbre ayant la forme d'un temple que Dieu avait disposé, où était, sous une voûte, le corps de saint Clément et l’ancre à côté de lui. Mais il fut révélé à ses disciples de ne point en retirer son corps, et chaque année, au temps de son martyre, pendant sept jours, la mer se retire à une distance de trois milles et offre un chemin à sec pour ceux qui se rendent au tombeau.
* Bréviaire.
P369
Or, dans une de ces solennités, une femme y vint avec son tout petit enfant, et, la fête étant terminée, l’enfant s'endormit, quand le bruit des eaux qui revenaient se fit entendre tout à coup. La mère, effrayée, oublie son enfant et s'enfuit sur le rivage avec la foule qui se trouvait là, Mais aussitôt, le souvenir de son fils se présente à son esprit ; elle pleure en poussant des gémissements étranges ; ses cris lamentables montaient jusqu'au ciel ; elle courait sur le rivage, en jetant des clameurs et des plaintes, pour voir si, par hasard, les flots ne rejetaient pas le corps de son fils ; mais, ayant perdu tout espoir, elle revint chez elle, où elle passa toute cette année dans le deuil et les larmes. L'année suivante, quand la mer se fut retirée, elle devança tous les pèlerins pour accourir en toute hâte au tombeau de saint Clément, dans l’espérance d'y trouver quelque reste de son fils. S'étant donc mise en prière devant le tombeau, en se levant, elle vit son enfant, qui dormait à l’endroit où elle l'avait laissé. Dans la pensée qu'il était mort, elle s'approcha de plus près, comme pour ramasser un cadavre; mais s'étant aperçue qu'il n'était qu'endormi, elle l’éveilla avec précipitation, et aux yeux de tout le peuple, elle le leva sain et sauf dans ses bras, puis elle lui demanda où il avait été pendant cette année-là. L'enfant répondit qu'il ne savait pas si une année entière s'était écoulée, mais qu'il pensait avoir dormi très tranquillement l’espace d'une nuit.
P370
— Saint Ambroise dit dans sa préface : « La rage du persécuteur, excitée par le diable, à accabler saint Clément dans les supplices, ne lui infligea pas les tortures, mais lui procura le triomphe. Le martyr est jeté dans les flots, pour être noyé, et c'est de là qu'il reçoit sa récompense, comme saint Pierre; son maître, gagne le ciel. Tous les deux, au milieu de la mer, reçoivent les encouragements de J.-C., qui appelle saint Clément du fond des eaux, pour le faire jouir des honneurs du martyre, et qui soutient saint Pierre sur les flots, pour qu'il ne fût pas englouti, afin de l’élever jusqu'au royaume des cieux. »
— Léon, évêque d'Ostie *, rapporte que du temps de Michel, empereur de la nouvelle Rome, un prêtre qui, à cause de la sagacité de son esprit dès son jeune âge, avait reçu le nom de Philosophe, vint à Chersonèse, et s'informa auprès des habitants de ce pays de ce qui est rapporté dans l’histoire de saint Clément. Ils lui répondirent qu'ils l’ignoraient, car ils étaient plutôt étrangers qu'indigènes. En effet, depuis longtemps le miracle de la mer qui se retirait n'avait plus lieu, par la faute des habitants; et, à l’époque où il s'opérait, les barbares vinrent faire une incursion ; alors, le temple fut détruit, et la châsse fut engloutie avec le corps dans les flots de la mer, en punition des crimes des habitants. Philosophe, étonné de cela, vint en une petite ville nommée Géorgie, avec l’évêque, le clergé et le peuple, et se dirigea vers une île où l’on pensait que se trouvait le corps du martyr, afin d'en rechercher les précieux restes. On se mit à fouiller, en chantant des hymnes et des prières, et Dieu permit qu'on trouvât le corps de saint Clément et l’ancre avec laquelle il avait été jeté à la mer ; on les porta à Chersonèse.
* Baronius rapporte ce passage en entier dans ses Annales, an. 867.
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Dans la suite, Philosophe vint à Rome avec le corps de saint
Clément, qui opéra une quantité de miracles, et qui
fut placé avec honneur dans l’église portant aujourd'hui
le nom du saint. On lit, cependant, dans une autre chronique, que la mer,
ayant laissé le lieu à sec, le corps de saint Clément
fut porté à Rome par le bienheureux Cyrille, évêque
des Moraves.
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SAINT CHRYSOGONE *
Chrysogone fut renfermé, par l’ordre de Dioclétien, dans
une prison où sainte Anastasie pourvoyait à sa nourriture.
Mais le mari de cette sainte l’ayant fait surveiller d'une manière
très rigoureuse, elle écrivit la lettre suivante à
saint Chrysogone, qui l’avait instruite : « Au saint confesseur Chrysogone,
Anastasie. Je subis le joug d'un mari sacrilège; mais, par la miséricorde
de Dieu, j'ai toujours évité d'avoir commerce avec lui, en
prétextant une infirmité, et, le jour comme la,nuit, je
m’attache à suivre les traces de N.-S. J.-C. Mon patrimoine, au
moyen duquel il jouit d'une belle considération, il le dissipe d'une
manière indigne, avec d'infâmes idolâtres, tandis qu'il
me tient sous une garde très étroite, comme il ferait à
une magicienne et à une sacrilège; aussi, je ne doute pas
que bientôt je doive perdre cette vie temporelle. Il ne me reste
plus qu'à succomber sous les coups de la mort.
* Bréviaire.
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Elle serait glorieuse pour moi, bien que mon esprit fut très tourmenté de voir dissipées, par des infâmes, mes richesses que j'avais consacrées à Dieu. Salut, homme de Dieu, et souvenez-vous de moi. » Chrysogone lui adressa cette réponse: « Prenez garde de vous troubler, si l’on vous fait éprouver des adversités dans l’exercice de la piété à laquelle vous consacrez votre vie. On ne vous trompe pas, mais on vous éprouve. Bientôt, J.-C. vous accordera des jours comme vous les désirez, et après les ténèbres de la nuit, il vous semblera voir la douce lumière de Dieu; et aux glaces de l’hiver succéderont des instants dorés et sereins. Salut dans le Seigneur, et priez pour moi. » Enfin, la bienheureuse Anastasie étant de plus en plus resserrée dans sa prison, car c'était à peine . si on lui donnait un quart de pain, crut qu'elle allait mourir; elle écrivit alors une seconde lettre à saint Chrysogone, en ces termes : « Au confesseur du Christ Chrysogone, Anastasie. La fin de mon corps est arrivée. Daigne recevoir mon âme au moment où elle en sortira, celui pour l’amour duquel je supporte ces maux dont je vous donne connaissance moi-même, au terme de ma vie. » Saint Chrysogone lui récrivit : « Il ne reste plus qu'une chose : c'est que les ténèbres précèdent la lumière ; car, ce n'est qu'après la maladie que revient la santé, et la vie est promise après la mort. Une seule et même fin met un terme aux adversités de ce monde et à ses prospérités, afin que les malheureux ne se laissent pas dominer par le désespoir, ni les. heureux par l’orgueil.
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Les nacelles de notre corps voguent sur la même mer, et nos âmes
s'acquittent des fonctions du matelot, sous les ordres du pilote qui gouverne
seul notre corps. Quelques-uns possèdent des vaisseaux d'une solidité
extrême, qui bravent sans périls les flots irrités;
d'autres, sur quelques planches à peine assemblées, arrivent
tranquillement au. port, après s'être vus près du trépas.
Pour vous, ô servante du Christ, embrassez de tout votre esprit le
trophée de la croix, et préparez-vous à l’oeuvre de
Dieu. » Or, Dioclétien, qui se trouvait alors dans le pays
d'Aquilée, fait tuer les autres chrétiens, puis amener devant
lui saint Chrysogone. Alors, il lui dit : « Accepte le pouvoir de
préfet et la dignité consulaire qui appartient à ta
famille, et sacrifie aux dieux. » Mais Chrysogone lui répondit
: « C'est le Dieu qui est dans le ciel que j'adore seul ; quant à
tes dignités, je les méprise comme de la boue. » Dioclétien
le condamna à avoir la tête tranchée, dans un endroit
désert. Ce qui eut lieu vers l’an du Seigneur 287. Saint Zélus,
prêtre, ensevelit son corps avec sa tête.
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SAINTE CATHERINE
Catherine vient de catha, qui signifie universel, et de ruina, ruine, comme si on disait ruine universelle : en effet, dans elle, l’édifice du diable fut entièrement ruiné: savoir: l’orgueil, par l’humilité qu'elle posséda; la concupiscence de la chair, par la virginité qu'elle conserva; et la cupidité mondaine; par le mépris qu'elle eut pour toutes les vanités du monde. Ou bien Catherine, vient de chaînette (catena) : car par ses bonnes œuvres, elle se fit comme une chaîne au moyen de laquelle elle monta au ciel. Et cette chaîne ou échelle est formée de quatre degrés qui sont : l’innocence d'action, la pureté du coeur, le mépris de la vanité, et le langage de la vérité, degrés que le prophète a disposés par ordre quand il dit (Ps. XXIII) : « Qui est-ce qui montera sur la montagne du Seigneur?... Ce sera, répond-il, celui dont les mains sont innocentes, et qui a le coeur pur, qui n'a point pris son âme en vain, et qui n'a pas fait de faux serments contre son prochain. » Ces quatre degrés ont existé dans sainte Catherine, ainsi qu'on le voit dans sa légende.
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Catherine, fille du roi Costus, fut instruite dans l’étude de tous les arts libéraux. L'empereur Maxence avait convoqué à Alexandrie les riches aussi bien que les pauvres, afin de les faire tous immoler aux idoles, et pour punir les chrétiens qui ne le voudraient pas. Alors, Catherine, âgée de 18 ans, était restée seule dans un palais plein de richesses et d'esclaves ; elle entendit les mugissements des divers animaux et les accords des chanteurs; elle envoya donc aussitôt un messager s'informer de ce qui se passait. Quand elle l’eut appris, elle s'adjoignit quelques personnes, et se munissant du signe de la croix, elle quitta le palais et s'approcha. Alors elle vit beaucoup de chrétiens qui, poussés par la crainte, se laissaient entraîner à offrir des sacrifices. Blessée au coeur d'une profonde douleur, elle s'avança courageusement vers l’empereur, et lui parla ainsi : « La dignité dont tu es revêtu, aussi bien que la raison exigeraient de moi de te faire la cour, si tu connaissais le créateur du ciel, et si tu renonçais au culte des dieux. » Alors debout devant la porte du temple, elle discuta avec l’empereur, à l’aide des conclusions syllogistiques, sur une infinité de sujets qu'elle considéra au point de vue allégorique, métaphorique, dialectique et mystique.
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Revenant ensuite à un langage ordinaire, elle ajouta : « Je me suis attachée à t'exposer ces vérités comme à un savant : or, maintenant pour quel motif as-tu inutilement rassemblé cette multitude afin qu'elle adorât de vaines idoles? Tu admires ce temple élevé par la main des ouvriers; tu admires des ornements précieux que le vent envolera comme de la poussière. Admire plutôt le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, admire les ornements du ciel, comme le soleil, la lune et les étoiles : admire leur obéissance, depuis le commencement du monde jusqu'à la fin des temps ; la nuit et le jour, ils courent à l’occident pour revenir à l’orient, sans se fatiguer jamais : puis quand tu auras remarqué ces merveilles, cherche et apprends quel est leur maître; lorsque, par un don de sa grâce, tu l’auras compris et que tu n'auras trouvé personne semblable à lui, adore-le, glorifie-le : car il est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs. » Quand elle lui eut exposé avec sagesse beaucoup de considérations touchant l’incarnation du Fils, l’empereur stupéfait ne sut que lui répondre. Enfin revenu à lui : « Laisse, ô femme, dit-il, laisse-nous terminer le sacrifice, et ensuite nous te répondrons. » Il commanda alors de la mener au palais et de la garder avec soin; il était plein d'admiration pour sa sagesse et sa beauté. En effet elle était parfaitement bien faite, et son incroyable beauté la rendait aimable et agréable à tous ceux qui la voyaient.
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Le César vint au palais et dit à Catherine : « Nous avons pu apprécier ton éloquence et admirer ta prudence, mais occupés à sacrifier aux dieux, nous n'avons pu comprendre exactement tout ce que tu as dit : or, avant de commencer, nous te demandons ton origine. »
A cela Catherine répondit : « Il est écrit : « Ne te loues pas ni ne te déprécies toi-même », ce que font les sots que tourmente la vaine gloire. Cependant j'avoue mon origine, non par jactance, mais par amour pour l’humilité. Je suis Catherine, fille unique du roi Costus. Bien que née dans la pourpre et instruite assez à fond dans les arts libéraux, j'ai méprisé tout pour me réfugier auprès du Seigneur J.-C. Quant aux dieux que tu. adores, ils ne peuvent être d'aucun secours ni à toi, ni à d'autres. Oh ! qu'ils sont malheureux les adorateurs de pareilles idoles qui, au moment où on les invoque, n'assistent pas dans les nécessités, ne secourent pas dans la tribulation et ne défendent pas dans le péril! »
Le roi : « S'il en est ainsi que tu le dis, tout le monde est dans l’erreur, et toi seule dis la vérité : cependant toute affirmation doit être confirmée par deux ou trois témoins. Quand tu serais un ange, quand tu serais une puissance céleste, personne ne devrait encore te croire ; combien moindre encore doit être la confiance en toi, car tu n'es qu'une femme fragile! »
Catherine : « Je t'en conjure, César, ne te laisse pas dominer par ta fureur ; l’âme du sage ne doit pas être le jouet d'un funeste trouble, car le poète a dit : « Si l’esprit te gouverne, tu seras roi, si c'est le corps, tu seras esclave. »
L'empereur : «Je m’aperçois que tu te disposes à nous enlacer dans les filets d'une ruse empoisonnée, en appuyant tes paroles sur l’autorité des philosophes. »
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Alors l’empereur, voyant qu'il ne pouvait lutter contre la sagesse de Catherine, donna des ordres secrets pour adresser des lettres de convocation à tous les grammairiens et les rhéteurs afin qu'ils se rendissent de suite au prétoire d'Alexandrie, leur promettant d'immenses présents, s'ils réussissaient à l’emporter par leurs raisonnements sur cette vierge discoureuse.
On amena donc, de différentes provinces, cinquante orateurs qui surpassaient tous les mortels dans tous les genres de science mondaine. Ils demandèrent à l’empereur, pourquoi ils avaient été convoqués de si loin ; le césar leur répondit : « Il v a parmi nous une jeune fille. incomparable par son on sens et sa prudence; elle réfute tous les sages, et affirme que tous les dieux sont des démons. Si vous triomphez d'elle, vous retournerez chez vous comblés d'honneurs. » Alors l’un d'eux plein d'indignation répondit avec colère : « Oh! la grande détermination d'un empereur, qui, pour une discussion sans valeur avec une jeune fille, a convoqué les savants des pays les plus éloignés du monde, quand l’un de nos moindres écoliers pouvait la confondre de la façon la plus leste! » L'empereur dit : « Je pouvais la contraindre par la force à sacrifier, ou bien l’étouffer dans les supplices ; mais j'ai pensé qu'il valait mieux qu'elle restât tout à fait confondue par vos arguments. » Ils lui dirent alors : « Qu'on amène devant nous la jeune fille et que, convaincue de sa témérité, elle avoue n'avoir jusqu'ici jamais vu des savants. »
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Mais la vierge ayant appris la lutte à laquelle elle était
réservée, se recommanda toute à Dieu; et voici qu'un
ange du Seigneur se présenta devant elle et l’avertit de se tenir
ferme, ajoutant que non seulement elle ne pourra être vaincue par
ses adversaires, mais qu'elle les convertira et qu'elle leur frayera le
chemin du martyre. Ayant donc été amenée devant les
orateurs, elle dit à l’empereur :
« Est-il juste que tu opposes une jeune fille à cinquante
orateurs auxquels tu promets des gratifications pour la victoire, tandis
que tu me forces à combattre sans m’offrir l’espoir d'une
récompensé? Cependant, pour moi, cette récompense
sera N.-S. J.-C: qui est l’espoir et la couronne de ceux qui combattent
pour lui. »
Alors les orateurs ayant avancé qu'il était impossible que Dieu se fît homme et souffrît, la vierge montra que cela avait été prédit même par les Gentils. Car Platon établit que Dieu est un cercle, mais qu'il est échancré. La sybille a dit aussi : « Bienheureux est ce Dieu qui est suspendu au haut dit bois. » Or, comme la vierge discutait avec la plus grande sagesse contre les orateurs qu'elle réfutait par des raisons évidentes, ceux-ci, stupéfaits, et ne sachant quoi répondre, furent réduits à un profond silence. Alors l’empereur, rempli contre eux d'une grande fureur, se mit à leur adresser des reproches de ce qu'ils s'étaient laissé vaincre si honteusement par une jeune fille.
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L'un d'eux prit la parole et dit : « Tu sauras, empereur, que jamais personne n'a pu lutter avec nous, sans qu'il n'eût été vaincu aussitôt : mais cette jeune fille, dans laquelle parle l’esprit de Dieu, a tellement excité notre admiration, que nous ne savons, ni n'osons absolument dire un mot contre le Christ. Alors, prince, nous avouons fermement que si tu n'apportes pas de meilleurs arguments en faveur des dieux que nous avons adorés jusqu'à présent, nous voici disposés à nous convertir tous à la foi chrétienne. » Le tyran, entendant cela, fut. outré de colère et ordonna de les faire brûler tous au milieu de la ville. Mais la vierge les fortifia, et leur inspira la constance du martyre; puis elle les instruisit avec soin dans la foi. Et comme ils regrettaient de mourir sans le baptême, la vierge leur dit : « Ne craignez rien, car l’effusion de votre sang vous tiendra lieu de baptême et de couronne. »
Après qu'ils se furent munis du signe de la croix, on les jeta dans les flammes, et ils rendirent leur âme au Seigneur : ni leurs cheveux, ni leurs vêtements ne furent aucunement atteints par le feu. Quand ils eurent été ensevelis par les chrétiens, le tyran parla à la vierge en ces termes : « O vierge généreuse, ménage ta jeunesse ; après la reine, tu tiendras le second rang dans mon palais ; ta statue sera élevée au milieu de la ville; et tu seras adorée de tous comme une déesse. » La vierge lui répondit : « Cesse de parler de choses qu'il est criminel même de penser, je me suis livrée au Christ comme épouse : il est ma gloire, il est mon amour, il est ma douceur, et l’objet de ma tendresse; ni les caresses, ni les tourments ne pourront me faire renoncer à son amour. » alors l’empereur furieux la fit dépouiller et fouetter avec des cordes garnies de fers tranchants (scorpions) ; puis quand elle eut été broyée, il ordonna de la traîner dans une prison obscure où elle devrait, pendant douze jours, souffrir le supplice de la faim.
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Des affaires pressantes ayant appelé l’empereur hors du pays, l’impératrice, qui s'était éprise d'une vive affection pour Catherine, vint en toute hâte la trouver en son cachot, au milieu de la nuit, avec le général des armées, nommé Porphyre. A son entrée, l’impératrice vit la prison resplendissante d'une clarté ineffable, et des anges qui pansaient les plaies de la vierge. Alors Catherine commença à lui vanter les joies éternelles, et quand elle l’eut convertie à la foi, elle lui prédit qu'elle obtiendrait la couronne du martyre. Elles prolongèrent ainsi leur entretien jusqu'à une heure avancée de la nuit. Porphyre, ayant entendu tout ce qu'elles avaient dit, se jeta aux pieds de la vierge et reçut la foi de J.-C. avec deux cents soldats. Or, comme le tyran avait condamné Catherine à rester douze jours sans nourriture, J.-C., pendant ce laps de temps, envoya du ciel une colombe blanche qui la rassasiait d'un aliment céleste ; ensuite le Seigneur lui apparut accompagné d'une multitude d'anges et de vierges, et lui dit : « Ma fille, reconnais ton créateur pour le nom duquel tu as subi une lutte laborieuse : sois constante, car je suis avec toi. »
A son retour, l’empereur se la fit amener; mais la voyant brillante de santé, alors qu'il la pensait abattue par un si long jeûne, il crut que quelqu'un lui avait apporté des aliments dans le cachot; plein de fureur, il commanda qu'on mît les gardiens à la torture. Mais Catherine dit : « Je n'ai pas reçu de nourriture de main d'homme, c'est J.-C. qui m’a nourrie par le ministère d'un ange.» L'empereur lui répondit : « Recueille dans ton coeur, je t'en prie, les conseils que je t'adresse; et ne me réponds plus d'une manière ambiguë : Nous ne désirons pas te traiter en esclave, mais en reine puissante et belle, qui triomphera dans mon empire. »
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La vierge dit à son tour: « Fais attention, toi-même, je t'en conjure, et décide, après un mûr et sage examen, quel est celui que je dois choisir de préférence, ou bien de quelqu'un puissant, éternel, glorieux, et beau, ou d'un autre infirme, mortel, ignoble et laid. » Alors l’empereur indigné dit : « Choisis de deux choses l’une, ou de sacrifier et de vivre, ou bien de subir les tourments les plus cruels, et de périr. » « Quels que soient les tourments que tu puisses imaginer, reprit Catherine, hâte-toi, car je désire offrir, ma chair et mon sang au Christ, comme il s'est offert lui-même pour moi. Lui, c'est mon Dieu, mon amant, mon pasteur et mon unique époux. Alors un officier conseilla à l’empereur furieux de faire préparer, dans le courant de trois jours; quatre roues garnies de scies de fer et de clous très aigus, afin que cette machine la broyât par morceaux, et que l’exemple d'une mort si cruelle effrayât le reste des chrétiens. On disposa deux roues qui devaient tourner dans un sens, en même temps que deux autres roues seraient mises en mouvement dans un sens contraire, de manière que celles de dessous devaient déchirer les chairs que les roues de dessus en venant se placer contré les premières, auraient rejetées contre celles-ci. Mais la bienheureuse vierge pria le Seigneur de briser cette machine pour la gloire de son nom et pour la conversion du peuple qui se trouvait là. Aussitôt un ange du Seigneur broya cette meule et en dispersa les morceaux avec tant de force que quatre mille Gentils en furent tués.
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Or, la reine, qui regardait d'un lieu élevé et qui jusque-là s'était cachée, descendit aussitôt et adressa de durs reproches à l’empereur pour cette étrange cruauté. Mais l’empereur, plein de fureur, sur le refus de l’impératrice de sacrifier, la condamna à avoir les seins arrachés, puis à être décapitée. Comme on la menait au martyre, elle demanda à Catherine de prier pour elle le Seigneur. Catherine répondit : « Ne crains rien, ô reine chérie de Dieu, car aujourd'hui à la place d'un royaume qui passe, tu en recevras un autre qui sera éternel, et à la place d'un époux mortel, tu en auras un immortel. »
Alors l’impératrice affermie exhorta les bourreaux à ne point différer de faire ce qui leur avait été commandé. Ils la conduisirent hors de la ville et après lui avoir arraché les mamelles avec des fers de lance, ils lui coupèrent ensuite la tête. Porphyre put soustraire son corps et l’ensevelir. Le lendemain, comme on cherchait le corps de l’impératrice, et, qu'à ce sujet, le tyran donnait l’ordre de traîner au supplice beaucoup de personnes, Porphyre se présenta tout à coup sur la place en s'écriant: « C'est moi qui ai enseveli la servante du Christ dont j'ai embrassé la foi. » Alors Maxence égaré s'écria en poussant un rugissement terrible : « Oh ! je suis le malheureux le plus à plaindre ! Voici qu'on a séduit Porphyre, l’unique appui de mon âme et ma consolation. dans mes peines! »
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Comme il faisait part de cela à ses soldats, ils lui répondirent aussitôt: « Et nous aussi, nous sommes chrétiens et prêts à mourir. » Alors le César, enivré de fureur, commanda qu'on leur coupât la tête en même temps qu'à Porphyre et qu'on jetât leurs corps aux chiens. Ensuite, il fit comparaître Catherine et lui dit : « Bien que tu aies fait mourir l’impératrice par art magique, cependant si tu viens à impératrice tu seras la première dans mon palais : aujourd'hui donc, ou tu offriras des sacrifices aux dieux, ou tu auras la tête coupée. » Catherine lui répondit: « Fais tout ce que tu as résolu : tu me verras prête à tout souffrir. » Alors Maxime prononça son arrêt et la condamna. à être décapitée.
Quand elle eut été amenée au lieu du supplice, elle leva les yeux au ciel et fit cette prière: « O vous qui êtes l’espérance et le salut des croyants! l’honneur et la gloire des vierges : ô Jésus, ô bon roi, je vous en conjure, que quiconque; eu mémoire de mon martyre, m’invoquera à son heure dernière, ou bien en toute autre nécessité, vous trouve propice et obtienne ce qu'il demande ! » Cette voix s'adressa alors à elle : « Viens, ma bien-aimée, mon épouse ; voici la porte du ciel qui t'est ouverte. Tous ceux qui célébreront la mémoire de ton martyre avec dévotion, je leur promets du ciel les secours qu'ils réclameront. » Quand elle fut décapitée, il coula de son corps du lait au lieu de sang. Alors les anges prirent son corps et le portèrent, de cet endroit, jusqu'au mont, Sinaï, éloigné de plus de vingt jours de marche, et l’y ensevelirent avec honneur * . De ses ossements découle sans cesse une huile qui a la vertu de guérir les membres de ceux qui sont débiles. Elle souffrit sous le tyran Maxence ou Maximin qui commença à régner vers l’an du Seigneur 310.
* La légende et l’oraison du Bréviaire romain consacrent le fait du transport du corps de la sainte par les anges au mont Sinaï.
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On peut voir dans l’Histoire de l’Invention de la sainte Croix comment ce tyran fut puni pour ce crime et pour d'autres encore qu'il commit.
— On dit qu'un moine de Rouen alla au mont Sinaï où il resta pendant sept ans au service de sainte Catherine. Comme il la suppliait avec grande instance de lui donner quelque parcelle de son corps, tout à coup un de ses doigts se détacha. Le moine reçut avec joie ce don de Dieu et l’apporta en son monastère *.
— On rapporte encore qu'un homme fort dévot à sainte Catherine qu'il invoquait fréquemment à son aide, se relâcha par la suite et perdit toute dévotion du coeur, en sorte qu'il cessa d'invoquer la martyre. Un jour qu'il était en prières, il vit passer devant lui une multitude de vierges dont l’une paraissait plus resplendissante que les autres. Quand elle approcha de lui, elle se couvrit le visage et passa ainsi. Or, comme il admirait extrêmement son éclat et demandait qui elle était, l’une d'elles lui répondit : « C'est Catherine que tu aimais à connaître autrefois ; aujourd'hui que tu parais ne plus t'en souvenir, elle a passé devant toi, la figure voilée, comme si elle était pour toi une inconnue. »
Il est bon de remarquer que sainte Catherine est admirable : I° dans sa sagesse ; II° dans son éloquence ; III° dans sa constance ; IV° dans l’excellence de sa chasteté ; V° dans le privilège de sa dignité.
* Des reliques de sainte Catherine furent en effet apportées à Rome en 1027. Cf. Hugues de Flavigny, en sa Chronique.
P385
I. Elle parait admirable dans la science. Car en elle se trouva réunie
toute la philosophie .
— La philosophie ou la science se divise en théorique, en pratique
et en logique. D'après quelques auteurs, la science théorique
se divise en trois parties: l’intellectuelle, la naturelle et la mathématique.
Or, sainte Catherine posséda :
1° la science intellectuelle dans la connaissance des choses divines,
et s'en servit avec avantage dans. sa disputé avec les rhéteurs,
auxquels elle prouva qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que les autres sont
tous de faux dieux.
2° Elle posséda la science naturelle dans la connaissance
de tous les êtres inférieurs; elle en usa à l’égard
de l’empereur, ainsi qu'on l’a vu plus haut.
3° Elle posséda la science mathématique, par le mépris
qu'elle fit des choses de la terre.
Cette science, d'après Boëce, traite abstractivement des
formes dégagées de la matière.
Sainte Catherine la posséda, quand elle dépouilla son
coeur de. tout amour matériel ; et elle prouva qu'elle l’avait en
répondant ainsi aux interrogations de l’empereur: « Je suis
Catherine, fille du roi Costus, bien que je sois née dans la pourpre...,
etc. » Elle en fit principalement usage quand elle excita l’impératrice
à se mépriser ainsi que le monde pour désirer le roi
éternel:
P386
La science pratique se divise en trois parties, qui sont : l’ethnique,
l’économique et la publique ou politique.
La première enseigne à former les moeurs, à s'orner
des vertus et convient à tous.
La seconde apprend à bien gouverner sa famille, elle est du
ressort des pères de famille.
La troisième enseigne à bien- régir les villes,
les peuples et la république. C'est la partie des gouverneurs des
villes.
Sainte Catherine posséda encore cette triple science :
la première en composant ses moeurs en toute honnêteté;
la seconde en gouvernant avec mérite sa famille qui était
nombreuse;
la troisième en donnant de sages avis à l’empereur.
La logique se divise en trois parties : la démonstrative, la
probative et la sophistique.
La première appartient aux philosophes,
la seconde aux rhéteurs et aux dialecticiens,
la troisième aux sophistes.
On voit que sainte Catherine posséda aussi cette triple science, puisqu'on dit d'elle : « Elle discuta avec l’empereur, à l’aide de conclusions syllogistiques, une infinité de sujets qu'elle considéra au point de vue allégorique, métaphorique, dialectique et mystique. »
II. Elle fut admirable d'éloquence ; car elle eut de belles paroles
dans ses prédications, comme on l’a vu ; elle s'exprima avec une
grande clarté dans ses raisonnements, alors qu'elle disait à
l’empereur:
« Tu admires ce temple fabriqué par la main des ouvriers.
»
Elle fut très habile à gagner ceux auxquels elle s'adressait,
témoins Porphyre et l’impératrice qu'elle attira à
la foi par la suavité de son élocution.
Elle fut très puissante pour convaincre, par exemple, les rhéteurs
qu'elle força à croire.
III. Elle fut admirable de constance d'abord, malgré les menaces qu'on lui fit et qu'elle méprisa, puisqu'elle répondit à l’empereur: « Quels que soient les tourments que tu puisses t'imaginer, hâte-toi, car je désire offrir au Christ et' ma chair et mon sang. » Et plus loin encore : « Fais tout ce que tu peux concevoir en ton esprit, tu me verras disposée à tout supporter. » Ensuite elle repoussa les biens qu'on lui offrit. C'est pour cela que l’empereur lui promettant le second rang dans le palais, elle répondit : « Cesse de dire de pareilles choses ; c'est un crime même de les penser, etc... » En troisième lieu, elle surmonta les tourments qu'on lui infligea, cela est évident, parce qu'elle fut mise en prison et sur la roue.
P387
IV. Elle fut très constante dans la conservation de sa chasteté
quoiqu'elle eût été exposée à des épreuves
où la chasteté succombe d'ordinaire.
Ces épreuves sont au nombre de cinq: l’abondance qui amollit,
l’occasion qui entraîne, la jeunesse qui aime à folâtrer,
la liberté qui n'a pas de frein et la beauté qui provoque.
Malgré tout cela la bienheureuse Catherine conserva la chasteté.
Car elle eut des richesses en abondance, puisqu'elle succéda à
de très riches parents. Elle avait des occasions puisque, maîtresse:
d'elle-même, elle passait tous ses instants au milieu de ses serviteurs.
Elle était jeune, elle jouissait de sa liberté puisqu'elle
restait seule et libre dans un palais. C'est pour cela qu'il est dit d'elle
ci-dessus :
« Catherine, à l’âge de 18 ans, resta seule dans
un palais rempli d'esclaves et de richesses. » Elle était
belle puisqu'on dit : « Elle était parfaitement bien faite,
et son incroyable beauté la rendait aimable et agréable à
tous ceux qui la voyaient.»
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V. Elle fut admirable dans le privilège de sa dignité.
Quelques saints ont été honorés de privilèges
particuliers au moment de leur trépas, comme la visite de J.-C.
dans saint Jean l’évangéliste ; l’huile qui émane
de leurs ossements dans saint Nicolas; le lait qui coule de leurs plaies
dans saint Paul ; le tombeau disposé dans saint Clément;
les demandes exaucées dans sainte Marguerite, quand elle pria en
faveur de ceux qui feraient mémoire d'elle. Or, tous ces privilèges
se trouvent réunis dans sainte Catherine, tels qu'on a pu le voir
dans sa légende. Un doute s'est fait jour chez quelques écrivains,
celui de savoir si elle a été martyrisée par Maxence
ou par Maximin.
A cette époque, trois gouvernaient l’empire, savoir. Constantin
qui succéda à son père, Maxence, fils de Maximien,
nommé Auguste par les soldats prétoriens de Rome et Maximin
qui fut créé césar en Orient. D'après les chroniques,
Maxence exerçait sa tyrannie contre les chrétiens à
Rome et Maximin en Orient. D'autres auteurs pensent que c'est une faute
de copiste, si on a mis Maxence au lieu de Maximin.
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SAINT JACQUES L'INTERCIS *
Jacques, martyr, surnommé l’intercis, noble d'origine, mais plus noble encore par sa foi, était originaire du pays des Perses et de la ville d'Elape. Il naquit de parents très chrétiens, et il eut une femme aussi chrétienne que lui. Il était fort connu du roi des Perses et le premier parmi les grands.
* Nicéphore Calliste, Histoire; ecclésiastique, l. XIV, c. XX.
P389
Or, il se laissa séduire, par la faveur singulière de
ce prince, et adora les idoles. Quand sa mère et son épouse
l’apprirent, elles lui écrivirent aussitôt ainsi : «
En obéissant à un mortel, vous avez abandonné celui
avec lequel est la vie; en voulant plaire à qui sera bientôt
pourriture, vous avez abandonné celui qui est le parfum éternel
; vous avez échangé la vérité pour le mensonge,
et en cédant à un mortel, vous avez délaissé
le juge des vivants et des morts. Vous saurez donc qu'a partir de ce jour,
nous vous serons étrangères, et que dorénavant nous
n'habiterons plus avec vous.» Quand Jacques eut lu cette lettre,
il dit en versant des larmes amères: « Si ma mère qui
m’a engendré, si mon épouse sont devenues pour moi des étrangères,
combien plus étranger devra être mon Dieu pour moi! »
Or, tandis qu'il s'affligeait extrêmement de son erreur, un messager
vint dire au prince que Jacques était chrétien.
Le prince le manda et lui dit : « Dis-moi si tu es, Nazaréen
? »
? « Oui, lui répondit Jacques, je suis Nazaréen.
»
? Le prince : « Alors, tu es magicien? » Jacques: «
A Dieu ne plaise que je sois magicien ! »
Et comme le roi le menaçait de lui faire subir de nombreuses
tortures,
? Jacques lui dit : « Je ne suis pas effrayé de tes menaces,
car ta fureur passe aussi vite sur mes oreilles que le vent qui souffle
sur la pierre. »
? Le prince : « Ne commets pas d'imprudence, de peur de périr
d'une mort cruelle. »
? Jacques : « Ce n'est pas mort qu'il faut dire, mais bien plutôt
sommeil, puisque peu, de temps après est accordée la résurrection.
»
? Le prince : « Que les Nazaréens ne te séduisent
point en disant que la mort est un sommeil, quand les plus grands empereurs
la craignent. »
? Jacques : « Nous, nous ne craignons pas la mort, puisque nous
espérons passer de la mort à la vie. »
P390
Alors le prince, de l’avis de ses amis, porta cette sentence contre
Jacques, savoir que, pour imprimer la terreur dans le coeur des autres,
il fût condamné à être coupé par morceaux.
Or, comme il se trouvait plusieurs personnes qui, par compassion, pleuraient
sur lui : « Ne pleurez pas sur moi, dit-il, mais pleurez sur vous-mêmes,
parce que je vais à la vie, et que des supplices éternels
vous sont réservés. ».Alors, les bourreaux lui coupèrent
le pouce de là main droite; et Jacques s'écria :
« Jésus de Nazareth, mon libérateur, recevez ce
rameau de l’arbre de votre miséricorde; car, celui qui cultive la
vigne en coupe le sarment, afin qu'elle pousse de plus beaux jets et qu'elle
produise avec plus d'abondance. » Le bourreau lui dit : « Si
tu veux obéir, je puis encore t'épargner, et je te donnerai
des médicaments. » Jacques répondit: « N'as-tu
pas vu un cep de vigne? Quand on coupe les sarments, le noeud qui reste
produit de nouvelles branches, à chaque taille, quand le temps est
venu et que la terre commence à s'échauffer; si donc on taille
la vigne à différentes époques, pour qu'elle produise
des jets, à combien plus forte raison le chrétien fidèle
en donnera-t-il, lui qui est enté sur la véritable vigne
qui est le Christ? » Alors, le bourreau vint lui couper le second
doigt. Et le bienheureux. Jacques dit : « Recevez, Seigneur; ces
deux rameaux qu'a plantés votre droite. » Il coupa encore
le troisième, et saint Jacques dit : « Délivré
d'une triple tentation, je bénirai le Père, le Fils et le
Saint-Esprit, et avec les trois enfants préservés dans la
fournaise, je vous confesserai, Seigneur, et en union avec le choeur des
martyrs, je chanterai des cantiques à votre nom, ô Jésus-Christ
! » Le quatrième doigt fut coupé aussi, et Jacques
dit: « Protecteur des enfants d'Israël, qui avez béni
jusqu'à la quatrième génération, recevez de
votre serviteur le témoignage de ce quatrième doigt, comme
ayant été béni en Juda. » Quand le cinquième
doigt fut coupé, il dit : « Ma joie est, complète.
»
P391
Alors, les bourreaux lui dirent : « Epargne maintenant ta vie ne meurs pas, ni ne te contriste point d'avoir perdu une main ; car il y en a beaucoup qui n'en ont plus qu'une, et qui possèdent beaucoup de richesses et d'honneurs. » Le bienheureux Jacques répondit-: « Quand les bergers se mettent à tondre leurs troupeaux, enlèvent-ils seulement la toison de droite, et laissent-ils celle qui est à gauche? Et moi qui suis un homme raisonnable, dois-je moins dédaigner d'être tué pour Dieu? » Alors ces impies s'approchèrent et coupèrent le petit doigt de la main gauche, et Jacques dit : « Vous, Seigneur, vous étiez grand, et vous avez voulu vous faire tout petit et chétif pour nous; c'est pour cela. que je vous rends le corps et. l’âme, que vous avez créés et rachetés de votre propre sang. » On coupe ensuite le septième doigt, et il dit : « Sept fois le jour, j'ai célébré les louanges du Seigneur. » On coupe le huitième, et il dit : « Le huitième jour, fut circoncis Jésus, et le huitième jour, on circoncit l’hébreu, afin de l’admettre aux cérémonies légales; faites donc, Seigneur, que l’esprit de votre serviteur se sépare de ces incirconcis qui conservent leur souillure, afin que je vienne à vous et que je voie votre face, Seigneur. » On coupe ensuite le neuvième doigt, et il dit : « A la neuvième heure, le Christ rendit l’esprit sur la croix; ce qui me fait confesser votre nom et vous rendre grâces par la douleur de ce neuvième doigt. » On coupe le dixième; et il dit : Le nombre dix est celui des commandements, et l’Iota * est la première lettré du nom de Jésus.
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Alors, quelques-uns de ceux qui étaient là lui dirent : « O vous, qui avez été autrefois notre ami intime, faites votre déclaration seulement devant le consul, et vous vivrez ; car, quoique vos mains soient coupées, il y a cependant de très habiles médecins qui pourront guérir vos douleurs. » Jacques leur dit : « Loin de moi une si infâme dissimulation ! car quiconque, ayant mis sa main à la charrue, regarde derrière soi, n'est point propre au royaume de Dieu. » (Luc, IX.) Alors, les bourreaux indignés s'approchèrent et lui coupèrent le pouce, du pied droit, et Jacques dit : « Le pied du Christ a été percé, et il en est sorti du sang. » On coupe le second doigt du pied, et il dit: « Ce jour est grand pour moi, en comparaison de tous les autres de ma vie ; car aujourd'hui, j'irai vers le Dieu fort. » Ils coupèrent aussi le troisième, qu'ils jetèrent devant lui ; alors. Jacques dit en souriant : « Va, troisième doigt, rejoindre tes compagnons,; et de même qu'un grain de froment rapporte beaucoup de fruits, de même aussi, au dernier jour, tu reposeras avec tes compagnons. » On coupe le quatrième, et il dit : «Pourquoi es-tu triste, ô mon âme, et pourquoi te troubles-tu ? Espère en Dieu, car je lui rendrai encore des actions de grâce; il est mon Sauveur et mon Dieu.» (Ps. XLII.)
* En grec, l’I représente le nombre 10.
P393
On coupe le cinquième, et il dit « Je puis dire maintenant
au Seigneur qu'il m’a rendu digne d'être associé à
ses serviteurs. » Alors ils prirent le pied gauche, et en coupèrent
le petit doigt, et Jacques dit : « Petit doigt, console-toi, car
le petit et le grand ressusciteront également; si un petit cheveu
de la tête ne périra pas, pourquoi serais-tu séparé
de tes compagnons ? » On coupe le second, et Jacques dit : «
Détruisez cette vieille maison, car on m’en prépare
une plus belle. » On coupe le troisième, et, Jacques dit:
« L'enclume s'endurcit sous les coups. » On coupe encore le
quatrième, et il dit :
« Fortifiez-moi, Dieu de vérité, parce que mon
âme se fie en vous et que j'espérerai à l’ombre de
vos ailés, jusqu'à ce que l’iniquité soit passée.
» (Ps. LVI.) On coupe . aussi le cinquième, et il dit :
« Voici, Seigneur, que je, m’immole pour vous vingt fois.
» Alors ils lui prirent le pied droit et le coupèrent ; Jacques
dit : « J'offre ce présent au roi du ciel, pour l’amour de
qui j'endure ces tourments. » Ils coupèrent ensuite le pied
gauche, et le bienheureux Jacques dit : « C'est vous, Seigneur, qui
faites des merveilles ; exaucez-moi et me sauvez. » Ils coupèrent
la main droite, et il dit : « Que vos miséricordes me viennent
en aide, Seigneur! » A la gauche, il dit : « C'est vous, Seigneur,
qui opérez des merveilles. » Ils coupèrent le bras
droit, et il dit : « O mon âme, louez le Seigneur. Je louerai
le Seigneur pendant ma vie; je célébrerai la gloire de mon
Dieu, tant que je vivrai. » (Ps. CXLV.) Après quoi, ils coupèrent
le bras gauche, et il dit « Les douleurs de la mort m’ont.
environné ; au nom du Seigneur, j'en serai vengé. »
P394
Alors ils s'approchèrent., et coupèrent la jambe droite
en la sciant jusqu'aux reins. Le bienheureux Jacques, accablé par
une douleur inexprimable, s'écria : « Seigneur Jésus-Christ,
aidez-moi, car les gémissements de la mort m’ont environné.
» Puis, il dit aux bourreaux : « Le Seigneur me recouvrira
d'une nouvelle chair, que vos blessures ne sauront souiller.» Les
bourreaux étaient épuisés, parce que, depuis la première
heure du jour , jusqu'à la neuvième, ils avaient sué
à le trancher. Enfin ils prirent sa jambe gauche, et la coupèrent
jusqu'aux reins. Alors saint Jacques s'écria : « Souverain
Seigneur, exaucez un homme à demi mort ; vous êtes le . maître
des vivants et des morts. Des doigts, Seigneur, je n'en ai plus pour les
lever à vous; des mains non plus, pour les étendre vers vous
; mes pieds sont coupés et les genoux sont abattus, je ne puis plus
les fléchir devant vous ; je suis comme une maison qui a perdu ses
colonnes et qui va crouler. Exaucez-moi, Seigneur J.-C., et ôtez
mon âme de prison. » Après ces mots, un des bourreaux
s'approcha et lui coupa la tète. Les chrétiens vinrent en
cachette pour ravir son corps, auquel ils donnèrent une sépulture
honorable. Or, il souffrit le 5 des calendes de décembre (27 novembre).
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SAINT SATURNIN, SAINTES PERPÉTUE, FÉLICITÉ ET LEURS
AUTRES COMPAGNONS
P395
Saturnin, ordonné évêque par les disciples des Apôtres,
fut envoyé dans la ville de Toulouse. Or, comme, à son entrée,
les démons cessèrent de rendre des réponses, un des,gentils
déclara que si on ne tuait Saturnin; on n'obtiendrait certainement
rien de leurs dieux. On se saisit donc du saint qui ne voulait pas sacrifier,
on le lia aux pieds d'un taureau qu'on pressa à coups d'aiguillons
et on, le précipita du haut de l’escalier du capitole; le saint
eut la tète brisée, la cervelle écrasée et
consomma ainsi heureusement son martyre. Deux femmes prirent son corps
à la dérobée, et l’enterrèrent dans un endroit
profond par crainte des gentils ; ses successeurs en firent dans la suite
une translation dans un lieu plus convenable.
— Il y eut un autre Saturnin que le préfet de Rome retint longtemps
en prison et qu'il fit mettre sur le chevalet où il fut déchiré
à coups de nerfs, de cordes, et de fouets 'garnis de fer ; ensuite
ou lui brûla les côtes, on le détacha du chevalet et
il fut décapité. vers l’an du Seigneur 286, sous Maximien.
— Il y eut un troisième Saturnin en Afrique. Il était
frère de saint Satyre et souffrit le martyre avec lui, Révocat
et Félicité, sa soeur, nommée Révocate et avec
Perpétue d'une race noble. On fait la mémoire de leur martyre
dans un autre temps. Le proconsul leur ayant dit de sacrifier aux idoles,
ils s'y refusèrent obstinément, ils furent alors mis en.
prison. Le père de Perpétue, voyant cela, accourut à
la prison et dit : « Ma fille, qu'as-tu fait? tu as déshonoré
ta famille; jamais aucun de tes ancêtres n'a été incarcéré.
» Mais ayant appris que sa fille était chrétienne,
il se jeta sur elle, et il voulut lui arracher les yeux avec les doigts
; puis il sortit en poussant des exclamations.
P396
Or, la bienheureuse Perpétue eut une vision qu'elle raconta ainsi
le lendemain à ses compagnons :
« J'ai vu une échelle d'or d'une grandeur admirable; elle
allait jusqu'au ciel, et était si étroite qu'une personne
seule et petite pouvait la monter. A droite et à gauche étaient
fixées des lames et des épées de fer aiguës et
luisantes, de sorte que celui qui montait ne pouvait regarder ni autour,
ni au-dessous de lui; mais il était forcé de se tenir toujours
droit vers le ciel. Sous l’échelle, se tenait un dragon hideux et
énorme faisant peur à celui qui voulait monter. J'ai vu aussi
Satyre sur les degrés d'en haut qui regardait vers nous en disant
: « Ne craignez point ce dragon, mais montez avec confiance afin
de pouvoir être avec moi. » En entendant ces choses, tous rendirent
grâces, parce qu'ils connurent qu'ils étaient appelés
au martyre *.
Ils furent amenés devant le juge, et comme ils ne voulaient pas sacrifier, il fit séparer Saturnin et les autres hommes des femmes, et dit à Félicité : « As-tu un mari? » Elle répondit : « J'en ai un, mais je n'en ai souci. » Il lui dit : « Aie pitié de toi, jeune femme, afin de vivre, surtout puisque tu portes un enfant dans ton sein. » Elle lui répondit : « Fais de moi tout ce que tu veux, car tu ne sauras jamais m’entraîner à céder à ta volonté. » Alors les parents de Perpétue accoururent avec son mari et lui amenèrent son petit enfant encore à la mamelle : en la voyant débout devant le préfet, son père tomba la face contre terre et dit : «Ma très chère fille, aie pitié de moi, de ta malheureuse mère que voici et de ce mari infortuné qui ne pourra pas te survivrez »
* Dodwel, dans sa Dissertation sur la huitième épître de saint Cyprien, où il est question des visions prophétiques, parle de celle de sainte Perpétue et reconnaît que les actes de ces saints martyrs ont été écrits par un contemporain. Ces actes ont été. ici compilés par le Bienheureux Jacques de Voragine.
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Mais Perpétue restait immobile. Alors le père jeta son
enfant à son cou et lui-même sa mère et son mari, lui
tenant les mains et pleurant, l’embrassaient en disant : « Aie pitié
de nous, ma fille, et vis avec nous. » Mais Perpétue rejetant
son fils et les repoussant : « Éloignez-vous de moi, dit-elle,
ennemis de Dieu, car je ne vous connais pas. » Le préfet,
voyant la constance des martyrs, les fit fouetter très durement,
puis mettre en prison. Les saints très affligés par rapport
à Félicité qui était dans le huitième
mois de sa grossesse, prièrent pour elle; alors l’es douleurs de
l’enfantement la saisirent tout à coup et elle accoucha d'un fils
vivant. Or, un des gardes lui dit: « Que feras-tu, quand tu seras
en présence du préfet, si maintenant tu souffres si, cruellement
? » Félicité répondit : « Maintenant c'est
moi qui souffre, mais là, ce sera Dieu qui souffrira à ma
place. » On les tira de la. prison,. les mains liées derrière
le dos, et on les dépouilla de leurs habits pour les conduire à
travers les rues. Les bêtes furent lâchées. Satyre et
Perpétue furent dévorés par les lions, Révocat
et Félicité mangés par les léopards. Quant
à saint Saturnin il eut la tête, tranchée vers l’an
du Seigneur 256, sous les empereurs Valérien et Galien.
Retour
SAINT PASTEUR *
P398
Saint Pasteur passa de longues années dans le désert,
se mortifiant par une grande abstinence : il était recommandable
par son éminente sainteté et par sa dévotion. Or,
comme sa mère désirait le voir, ainsi que ses frères,
elle passa toute une journée à l’attendre sans le voir, et
quand ils vinrent à l’église, tout à. coup elle se
présenta devant eux. Alors ils se mirent à fuir, entrèrent
dans une cellule et lui en fermèrent la porte à la figure.
Elle resta à l’entrée et criait en pleurant beaucoup. Mais
Pasteur vint lui dire: «Qu'as-tu à crier ainsi, ô vieille
? » Quand elle entendit sa voix, elle criait encore plus haut en
pleurant et en disant : « Je veux vous voir, mes enfants, quel grand
malheur de vous voir! Est-ce que je ne suis pas votre mère, je vous
ai nourris de mon lait? et d'ailleurs je suis déjà toute
couverte de cheveux blancs. » Son fils lui dit : « Voulez-vous
nous voir ici-bas, ou dans l’autre monde? » Elle répondit
: « Mais si je ne vous vois pas ici-bas, vous. verrai-je là,
mes enfants?» Il dit : « Si vous pouvez vous résigner
à ne pas nous voir ici, il n'est pas douteux que vous nous voyiez
là plus tard. »
Elle se retira pleine de joie en disant : « Si je dois vous voir
là, je ne veux pas vous voir ici **.»
— Le juge de la province désirait voir l’abbé Pasteur, mais comme il ne le pouvait, il fit saisir et mettre en prison le fils de sa soeur comme malfaiteur : « Si Pasteur veut venir intercéder pour lui, dit-il, je le relâcherai. »
* Tiré des Vies des Pères du désert.
** Vies des Pères, l. V, libell. IV, n° 33.
P399
La mère du jeune homme vint à la porte du vieillard en pleurant, et comme il ne lui répondait rien, elle dit : « Quand bien même vous auriez des entrailles de fer, et qu'aucune compassion ne puisse vous émouvoir, au moins, par compassion pour votre sang, laissez-vous fléchir, vous savez bien que c'est le seul fils que j'aie. » Alors l’abbé lui fit dire : « Pasteur n'a point d'enfants, c'est pour cela qu'il n'a point de compassion. » Et comme cette mère se retirait toute dolente, le juge lui dit : « Qu'au moins il me dise un mot que je regarderai comme un ordre et je le mettrai en liberté. » Alors Pasteur lui envoya dire : « Examine la cause d'après la loi, et s'il est digne de mort, qu'il meure aussitôt, sinon, fais comme il te plaît.* »
Il instruisait ainsi ses frères en disant : « Se garder,
et se considérer soi-même, et être discret, sont des
opérations de l’âme. La pauvreté, la tribulation et
la discrétion sont les oeuvres. de la vie solitaire. Car il est
écrit (Ezech., XIV) : Si ces trois hommes, Noé, Daniel et
Job se trouvent au milieu de ce pays-là, ils délivreront
leurs âmes par leur propre justice. Noé représente
ceux qui ne possèdent rien, Job ceux qui sont en butte à
la tribulation, et Daniel les discrets. Si un moine hait deux choses, il
peut être délivré de ce monde. » Un frère,
lui ayant demandé quelles étaient ces choses, il dit : «
Les convoitises de la chair et 1a vaine gloire. Si vous voulez trouver
le repos en ce
monde et en l’autre, dites-vous en toute circonstance «Qui suis-je
? » et : « Ne jugez personne. »
* Vies des Pères, l. V, libell. VIII, n° 13.
P400
?Un frère de la communauté, ayant commis une faute, l’abbé, de l’avis d'un solitaire, le chassa. Et comme il pleurait et se désespérait, l’abbé Pasteur se le fit amener. Il le reçut avec bonté et l’envoya chez ce solitaire en disant : « J'ai entendu parler de toi et je désire te voir : prends donc la peine de venir jusqu'à moi. » Quand il fut venu, Pasteur lui dit : « Il y avait deux hommes qui avaient chacun leurs morts. L'un d'eux laissa le sien pour venir pleurer le mort de l’autre. » En entendant cela, le solitaire comprit ce qu'il voulait dire, et il eut regret de son action *.
?Un frère dit à Pasteur qu'il était troublé et qu'il voulait quitter la solitude, parce qu'il avait entendu, sur le compte d'un frère, certains propos qui ne l’avaient pas édifié. Pasteur lui dit de n'y pas ajouter foi parce qu'il n'y avait là rien de vrai. Or, le frère assurait que ces propos étaient véritables, car le frère Fidèle les lui avait rapportés. Pasteur reprit : « Celui-là qui te les a dits, n'est pas fidèle, car s'il était fidèle, jamais il ne t'aurait raconté choses pareilles. » Alors le frère lui dit : « Je l’ai vu de mes yeux. » Et Pasteur lui ayant demandé ce que c'étaient qu'une poutre et une paille; le frère lui répondit qu'une paille était une paille, et une poutre une poutre. Alors, lui dit Pasteur : « Mettez ceci dans votre coeur : Que vos péchés sont comme cette poutre et les péchés de l’autre comme ce petit brin de paille. »
* Vies des Pères, l. V, libell. IX, n° 7.
P401
?Un frère qui avait commis un péché énorme
et qui en voulait faire pénitence pendant trois ans, demanda, à
Pasteur si c'était beaucoup. « C'est beaucoup, dit. Pasteur.
» Interrogé s'il le condamnerait à une année,
il dit : « C'est beaucoup. » Ceux qui étaient là
disaient quarante jours.
« C'est beaucoup, reprit Pasteur : » et il ajouta : «
Je pense,que si un homme se repent de tout son coeur et ne retombe pas
dans son péché, le Seigneur se contentera même d'une
pénitence de trois jours. » On lui demandait ce qu'il pensait
de cette. parole de J.-C. : « Celui qui, sans motif, s'irrite contre
son frère, mérite d'être condamné. » Il
dit : « Quoi que fasse ton frère pour t'affliger, ne te fiches
pas contre lui, jusqu'à ce qu'il t'ait arraché l’oeil droit;
que si tu fais autrement, tu t'irrites sans motif contre lui; mais si quelqu'un
voulait te séparer de Dieu, pour cela irrite-toi contre lui. »
Pasteur dit encore : « Celui qui est querelleur, n’est pas moine; celui qui garde de la malice dans son coeur, n'est pas moine ; celui qui est prompt à se fâcher, n'est pas moine ; celui qui rend le mal pour le mal, n'est pas moine; celui qui est orgueilleux et bavard, n'est pas moine; mais celui qui est vraiment moine, est toujours humble, doux, plein de charité, et toujours et en tout lieu, il a la crainte de Dieu sous les yeux pour ne point pécher. »
Il dit encore que si de trois personnes, il y en a une qui se porte bien, l’autre malade et remerciant Dieu, et la troisième qui a soin des deux premières du fond du coeur, elles sont toutes les trois semblables, comme si elles ne faisaient qu'une même oeuvre.
P402
? Un frère se plaignait à lui d'être assailli par une infinité de pensées dangereuses. Pasteur le poussa en plein air et lui dit : « Ouvre la poitrine et prends le vent. » « Je ne puis, dit le frère. » « Tu ne peux pas davantage empêcher les pensées d'entrer, mais c'est ton devoir de leur résister. »
? Un frère lui demanda ce qu'il ferait d'un héritage qui
lui avait été laissé. Pasteur lui dit de revenir dans
trois jours. Quand il revint, l’abbé lui dit : « Si je te
dis de le donner aux clercs, ils en feront des festins; si je te dis, donne-le
à tes parents, il n'y en aura pas de récompense pour toi
, si je dis, donne-le aux pauvres, tu seras en sûreté. Fais
donc tout ce que tu veux; pour moi, ce n'est pas mon affaire. »
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SAINT JEAN, ABBÉ *
Jean, abbé, demanda à Episius, qui avait habité
quarante ans dans le désert, quel progrès il y avait fait.
Et il lui dit : « Depuis que j'ai commencé à mener
la vie solitaire, le soleil ne m’a jamais vu manger. » «
Ni moi, reprit Jean, me mettre en colère. » On lit ** quelque
chose de semblable dans le même endroit; quand. l’évêque
Épiphane offrit de la viande à l’abbé Hilarion, celui-ci
lui dit :
« Excusez-moi; depuis que j'ai pris cet habit, je n'ai mangé
rien qui ait été tué. » « Et moi, reprit
l’évêque, depuis que j'ai pris cet habit, je n'ai laissé
s'endormir personne qui eût eu quelque chose contre moi, ni ne me
suis endormi ayant quoi que ce soit contré un autre: » Hilarion
dit alors : « Excusez-moi, car vous êtes meilleur que je ne
le suis.»
* Vies des Pères du désert.
** Ibid, l. V, IV, 15.
P403
Jean voulait, à l’exemple des anges, ne rien faire que de vaquer sans cesse au service de Dieu; alors il se dépouilla et alla dans le désert où il passa une semaine. Or, comme il était en danger de mourir de faim et qu'il était couvert de piqûres de mouches et de guêpes, il revint frapper à la porte de son frère. Celui-ci lui demanda : « Qui es-tu? » Et il répondit : « Je suis Jean. » Alors le frère lui dit : « Pas du tout; car Jean est devenu un ange, et il n'est plus parmi les hommes. » « C'est vraiment moi; reprit Jean. » Mais le frère ne lui ouvrit pas et le laissa s'affliger jusqu'au matin. Après quoi il lui ouvrit en disant : « Si vous êtes un homme, vous avez encore besoin de travailler pour vous nourrir et vivre ; mais si vous êtes un ange, pourquoi demander à entrer dans la cellule? » Jean lui répondit : « Pardonnez-moi, mon frère, ce en quoi j'ai péché. »
Quand il fut près de mourir, les frères le prièrent
de leur laisser pour héritage quelque parole salutaire et succincte.
Et il dit en gémissant : « Jamais je n'ai fait ma propre volonté,
et je n'ai jamais enseigné rien que je n'eusse pratiqué d'abord
moi-même. »
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SAINT MOÏSE, ABBÉ *.
L'abbé Moïse dit à un frère qui lui demandait une instruction : « Restez dans votre cellule et elle vous enseignera tout. »
— Un vieillard infirme voulait aller en Égypte pour ne pas être à charge aux frères, et l’abbé Moïse lui dit : « N'y allez pas, car vous tomberez en fornication. » Le vieillard répondit tout affligé : « Mon corps est mort, et vous me dites choses semblables? » Il y alla et une vierge le servit par dévouement; et quand il eut recouvré la santé, il lui fit violence. Quand elle eut mis un fils au monde, le vieillard prit l’enfant dans ses bras le jour d'une grande fête célébrée dans l’église de Sixte, et y entra devant une multitude de frères. Et comme tous pleuraient, il dit : « Voyez-vous cet enfant ! c'est un fils de désobéissance, prenez donc garde à vous, mes frères, car j'ai fait cela dans ma vieillesse, et priez pour moi. » Alors il revint à sa cellule et reprit son ancien genre de vie.
— Un vieillard ayant dit à quelqu'un : « Je suis mort, » celui-ci répondit : « Ne vous fiez pas à vous-même jusqu'à ce que vous sortiez de votre corps; car si vous dites que vous êtes mort, néanmoins Satan n'est point mort. »
* Vies des Pères du désert.
P405
— Un frère ayant commis une faute, on l’envoya dire à l’abbé Moïse qui prit une corbeille pleine de sable et vint trouver les frères. Ceux-ci lui demandant ce que cela voulait dire, il répondit : « Ce sont mes péchés qui courent derrière moi, et je ne les vois pas, et je suis venu aujourd'hui juger Les péchés des autres. » Alors eux, entendant cela, pardonnèrent au frère.
— On lit un fait semblable de l’abbé Pasteur. Un jour que les frères parlaient d'un frère coupable, Pasteur se taisait. Alors il prit un sac plein de sable dont il portait la plus grosse partie derrière lui, et une petite part devant. On lui demanda ce que c'était, et il dit : « Ce sable que je porte en grande quantité derrière moi, ce sont mes péchés que je ne considère pas et dont je ne me tourmente pas. Cette autre partie en petite quantité, ce sont les péchés des frères qui sont devant moi, que je considère toujours puis je le juge, quand au contraire je devrais toujours porter mes péchés devant moi, y penser, et prier Dieu de me les pardonner. »
P406
— Quand l’abbé Moïse fut ordonné clerc on lui mit un vêtement sur les épaules; alors l’évêque lui dit : « L'abbé est devenu éclatant de blancheur. » Et Moïse répondit : « Est-ce en dehors, seigneur pape*, ou en dedans?» Mais l’évêque voulant l’éprouver, dit à ses clercs, que quand Moïse monterait à l’autel, ils le repoussassent en lui adressant des injures, puis de le suivre pour entendre ce qu'il dirait. Ils le poussèrent donc dehors en disant : « Va-t-en dehors, Ethiopien. » Alors Moïse dit en sortant: « C'est bien fait à toi, bis et noir que tu es : puisque tu n'es pas un homme, pourquoi as-tu la présomption de te présenter au milieu des hommes?»
* Du temps de saint Jérôme, tous les évêques
s'appelaient ainsi. Ce ne fut que sous Grégoire VII, qu'un concile
de Rome réserva ce nom au souverain pontife romain. Cf. Baronius,
10 janvier.
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SAINT ARSÈNE, ABBÉ *.
Arsène était encore à la cour, quand il fit une prière afin d'être dirigé dans la voie du salut. Et il entendit qu'on lui disait: « Fuis les hommes, et tu seras sauvé. » Alors il se fit moine et adressant là même prière à Dieu, il entendit encore une voix lui dire : « Arsène, fuis, tais-toi, et demeure en repos. On lit au même endroit, par rapport à la recherche du repos, que trois frères s'étant faits moines, le premier choisit pour sa tâche de réconcilier ceux qui auraient quelques différends, le second de visiter les malades et le dernier se retira dans la solitude afin d'y vivre en repos. Le premier, qui s'employait à assoupir les différends, ne put plaire à tout le monde, et, vaincu par l’ennui, il vint trouver le second qu'il rencontra abattu et dans l’impuissance d'exécuter son dessein. Alors ils résolurent tous les deux d'aller voir le troisième qui était dans la solitude ; et lui ayant raconté leurs tribulations, il mit de l’eau dans une coupe et leur dit : « Considérez cette eau. » Or, elle était agitée et trouble. Quelques instants après il leur dit encore; « Regardez maintenant comme elle st claire et limpide. » Ils la regardèrent et se virent leur visage dedans.
* Vies des Pères du désert.
P407
Alors il ajouta : « Il en est de même de ceux qui restent au milieu des hommes. La foule les empêche de voir leurs péchés; mais qu'ils se tiennent en repos, aussitôt ils pourront les voir. »
— Un homme ayant rencontré dans le désert quelqu'un qui mangeait de l’herbe comme les animaux et qui était nu, courut après lui pour l’atteindre, car il fuyait ; et cet homme lui dit : «Attends-moi, car je te suis pour Dieu. » « Et moi, répondit le fuyard, je te fuis pour Dieu. » Alors celui qui courait lui jeta son manteau, et l’autre l’attendit en disant : « Puisque tu t'es dépouillé de ce qui appartient au monde, je t'ai attendu. » Et l’autre lui dit : « Enseignez-moi comment je pourrai être sauvé. » Il répondit : « Fuis les hommes et tais-toi. »
— Une dame noble et vieille vint par dévotion voir l’abbé Arsène. Celui-ci fut prié par l’archevêque Théophile de se laisser voir,: mais il n'y consentit pas. Cependant cette dame alla à la cellule de l’abbé, où elle le trouva devant la porte et se prosterna à ses pieds. L'abbé la releva avec une extrême indignation en disant : « Si vous voulez voir ma figure, regardez. » Or, cette dame confuse et intimidée ne considéra pas la figure du vieillard qui lui dit : « Comment une femme comme vous a-t-elle osé entreprendre une si longue traversée? Vous allez rentrer à Rome et vous raconterez aux autres femmes que vous avez vu l’abbé Arsène; et elles viendront aussi pour me voir. » Elle lui répondit : « Si Dieu veut que je rentre à Rome, je ne laisserai venir aucune femme ici ; je vous conjure seulement de prier pour moi et de me conserver toujours en votre mémoire. » « Je prie Dieu, lui répartit le saint, qu'il efface la votre de mon coeur. »
P408
En entendant ces paroles, cette femme troublée revint à la ville et prit la fièvre. Ce qu'apprenant l’archevêque, il vint la consoler, mais elle disait : « Voici que je meurs de douleur ! » « Ne savez-vous pas, lui répondit l’archevêque, que vous êtes femme, et que c'est par les femmes que l’ennemi attaque les saints? Voici pourquoi le vieillard vous a parlé ainsi ; mais il prie sans cesse pour votre âme. » Elle fut consolée par ces paroles et revint chez elle.
— On lit dans un autre père qu'un de ses disciples lui dit : « Vous voilà vieux, Père ; allons un peu dans le monde », l’abbé lui répondit : « Allons où il n'y a point de femmes. » Le disciple dit : « Et quel est l’endroit où il n'y ait point de femmes, si ce n'est peut-être la solitude. » « Eh bien! reprit le vieillard, menez-moi dans la solitude. »
— Un autre frère encore devait porter, au delà d'un fleuve, sa mère qui était vieille ; alors il se couvrit les mains de son manteau. Sa mère lui demanda : « Pourquoi, mon fils, avez-vous ainsi couvert vos mains? » C'est, lui répondit-il, que le corps d'une femme est un feu, et en vous touchant le souvenir des autres femmes me venait à l’esprit. »
Or, pendant tout le temps qu'il vécut, Arsène, assis pour
travailler, avait continuellement sur lui un linge afin d'essuyer les larmes
qui coulaient fréquemment de ses yeux. Il. passait la nuit entière
sans dormir. Le matin, quand le besoin de dormir se faisait sentir; il
disait au sommeil :
« Viens, méchant serviteur. » Alors il cédait
à un léger sommeil, en s'asseyant, et aussitôt après
il se levait. Il disait encore : « C'est assez pour un moine de dormir
une heure, si toutefois il sait combattre. »
P409
— Le père d'Arsène, sénateur très distingué, vint à mourir et fit son testament en faveur de son fils qui se trouva ainsi posséder un grand héritage. Un homme d'affaires apporta ce testament à Arsène qui le prit et voulut le déchirer. Mais l’homme d'affaires se jeta à ses genoux en le priant de n'en rien faire, car il y allait de sa tête. Arsène lui dit : « Je suis mort avant lui : pourquoi donc, puisqu'il est mort, il n'y a qu'un instant, m’a-t-il fait son héritier? » Et il lui remit le testament sans vouloir rien accepter.
— Un jour, cette voix se fit entendre à lui : « Viens, je te montrerai quelles sont les oeuvres des hommes. » Et elle le fit aller en un endroit où elle lui montra un Ethiopien coupant du bois dont il faisait une lourde charge qu'il ne pouvait porter. Ensuite il coupait encore d'autre bois qu'il ajoutait à sa charge. Et il continua cela pendant longtemps. Alors elle lui fit voir aussi un autre homme occupé à puiser de l’eau dans un lac et à la mettre dans une citerne percée qui laissait revenir l’eau dans le lac, et cependant il voulait emplir la citerne. Elle lui montra encore un temple et deux hommes à cheval qui portaient une perche en travers; ils voulaient entrer dans le temple, ce qu'ils ne pouvaient parce que cette perche les en empêchait. Ensuite elle lui expliqua ainsi ce que tout cela signifiait : « Ce sont des gens qui portent comme le joug de la. justice avec orgueil et sans s'humilier; c'est pourquoi ils restent toujours hors du royaume de Dieu. Celui qui coupe du bois c'est l’homme qui vit avec beaucoup de péchés, et au lieu de faire pénitente, il ne diminue rien de ses fautes, mais il ajoute iniquités sur iniquités. Quant à celui qui puise de l’eau, c'est l’homme qui fait de bonnes Oeuvres, mais comme elles sont accompagnées de beaucoup de mauvaises actions, il perd ses bonnes oeuvres.»
P410
Quand arrivait le soir du samedi, pour attendre le dimanche, il laissait
coucher le soleil derrière lui et étendait les mains vers
le ciel, jusqu'au matin du dimanche que le soleil levant venait éclairer
sa figure, et il restait ainsi.
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SAINT AGATHON, ABBÉ *
Agathon, abbé, conserva pendant trois ans une pierre dans la bouche, pour, apprendre à se taire.
— Un frère, étant entré en communauté, se dit en lui-même : « Toi et l’âne, c'est tout un. Or, comme l’âne est battu et ne parle pas, supporte les injures et ne répond rien, fais de même. »
— Un autre frère fut chassé de table et ne répondit rien. Comme on lui en demandait la raison il répondit: « Je me suis mis dans le coeur cette pensée que je suis semblable à un chien. Quand on le poursuit, il se sauve. »
— On demandait à l’abbé Agathon quel mérite il y avait à travailler, il répondit : « Je pense que travailler ne vaut pas autant que prier Dieu; car ses ennemis ne s'attachent qu'à détruire la prière. Dans les autres travaux, l’homme peut prendre quelque relâche, mais, «celui qui prie fait une Oeuvre de longue haleine. »
* Vies des Pères du désert.
P411
— Un frère demanda à l’abbé Agathon comment il devait se comporter avec les frères: il répondit : « Comme le premier jour, et ne te fies pas à toi-même, car il n'est pas de passion pire que la confiance: c'est la mère de tous les vices. » Il dit encore : « L'homme colère, quand bien même il ressusciterait des morts, ne plaît à personne, pas même à Dieu à cause de son penchant à la colère. »
— Un frère qui était irascible se dit à part soi « Si je restais seul, je ne me mettrais pas si vite en colère. » Une fois qu'il emplissait d'eau un petit vase, il le renversa ; il l’emplit une seconde fois et le renversa encore ; une troisième fois il le remplit, et le renversa; alors il s'irrita et brisa le vase: Enfin, revenu à lui-même, il reconnut avoir été le jouet du démon de la colère, et dit : « Me voici seul, et cependant la colère m’emporte: je retournerai donc à la communauté, car partout il y a labeur, partout patience, et il est nécessaire d'avoir Dieu pour aide. »
— D'un autre côté, deux frères avaient vécu longues années ensemble et n'avaient jamais pu se fâcher. Une fois l’un dit à l’autre : « Disputons-nous, comme les hommes font dans. le monde. » L'autre répondit : « Je ne sais pas comment on se dispute.. » Et le frère lui dit: « Voici une petite brique que je mets entre nous deux; et je dis : « Elle est à moi. » Vous au contraire dites : « Non, mais elle est à moi », et ainsi commencera la dispute. » Ils mirent donc cette brique entre eux. Alors le premier dit : « Ceci est à moi. » « Non, répartit le second, mais c'est à moi. » Oui, reprit le premier, c'est à vous, prenez donc et allez. » Et ils se retirèrent sans pouvoir se fâcher l’un contre l’autre.
P412
— Or, l’abbé Agathon était d'une intelligence rare et sage, infatigable au travail, et ménager dans ses habits et sa nourriture. Il disait : « Je n'ai jamais voulu m’endormir en conservant dans le coeur une méchanceté contre quelqu'un : je n'ai jamais laissé dormir personne qu'il eût quelque chose contre moi. »
Étant près de mourir, Agathon resta pendant trois jours
immobile, les yeux ouverts. Les frères le poussèrent; alors
il dit : « J'assiste au jugement de Dieu. » Ils répondirent
: « Est-ce que vous craignez aussi ? » « J'ai travaillé
comme je l’ai pu, reprit-il, à garder les commandements, par la
grâce de Dieu; mais je suis homme, et ne sais si mes oeuvres ont
plu au Seigneur. » Ils lui dirent :
« Est-ce que vous n'avez pas confiance que vos oeuvres sont selon
Dieu? » Je ne présume rien, jusqu'au moment où je serai
venu devant lui; car autres sont les jugements de Dieu, autres sont les
jugements des hommes. »
Et comme ils voulaient encore lui adresser quelques questions, il dit
: « Faites preuve de charité, et ne me parlez pas, car je
suis occupé. » En disant cela, il rendit l’esprit avec joie,
Ils le voyaient en effet se recueillir comme quelqu'un qui salue ses plus
chers amis.
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SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT *
P413
Barlaam, dont Jean Damascène a compilé l’histoire avec beaucoup d'intérêt, convertit à la foi le roi saint Josaphat, par l’opération de la grâce de Dieu. En effet, comme l’Inde entière était pleine de chrétiens et de moines, il s'éleva un roi puissant, nommé Avennir, qui persécuta beaucoup les chrétiens, mais particulièrement les moines. Or, il arriva qu'un ami du roi et le premier de la cour, touché, de la grâce divine, quitta le palais, du roi pour entrer dans un ordre monastique. En apprenant cette nouvelle, le roi fut fou de colère : il le fit chercher dans chaque désert, avec ordre de le lui amener aussitôt qu'on l’aurait. trouvé. Quand il le vit couvert d'une vile tunique et exténué par la faim, lui qui d'ordinaire était revêtu de riches habits, et qui nageait dans ses richesses, il lui dit: « O le fou et l’insensé ! pourquoi as-tu échangé l’honneur pour la honte ? Tu t'es réduit à être un jouet d'enfants. » Le moine répondit : « Si tu veux que je t'en dise la raison, chasse loin de toi tes ennemis.» Le roi lui demanda quels étaient ces ennemis, il répondit : « Ce sont la colère et la concupiscence elles empêchent de distinguer la vérité; mais pour que tu puisses écouter ce que j'ai à dire, il te faut prudence et équité. » Le roi lui dit : « Eh bien soit, parle. » Et il reprit : « Les insensés méprisent les choses qui sont, comme si elles n'étaient pas, et ils s'efforcent de saisir les choses qui ne sont pas comme si elles étaient. Or, qui n'a pas goûté la douceur des choses qui sont ne pourra apprendre la vérité des choses qui ne sont pas. »
* Saint Jean Damascène a écrit cette vie, fort au long, elle se trouve ici en abrégé.
P414
Et comme il continuait à parler en expliquant les mystères
de l’Incarnation et de la foi, le roi dit :
« Si je ne t'avais promis dès le commencement d'écarter
tout mouvement de colère de mon esprit, je livrerais en ce moment
tes chairs aux flammes. Va, fuis de mes yeux; que je ne te voie plus, ou
je te fais périr de malemort. » Mais l’homme de Dieu se retira
triste, parce qu'il n'avait pas enduré le martyre. Jusque-là
le roi n'avait point encore d'enfants, mais il lui en naquit un très
beau qui fut nommé Josaphat. Le roi réunit alors une multitude
infinie pour sacrifier aux dieux à l’occasion de la naissance de
son fils : il convoqua soixante astrologues auprès desquels il s'informa
avec soin de ce qui devait arriver à cet enfant. Tous lui répondirent
qu'il serait grand en puissance et en richesses; mais le plus sage d'entre
eux dit : « Cet enfant, ô roi, ne régnera pas dans ton
royaume, mais dans un autre incomparablement meilleur : car la religion
chrétienne que tu persécutes sera, je pense, celle qu'il
pratiquera:.»
Or, il ne parla pas ainsi de lui-même, mais par l’inspiration de Dieu. En l’entendant, le roi resta tout stupéfait; il fit construire à l’écart dans la ville un palais magnifique pour servir d'habitation à son fils et y mit avec lui des jeunes gens d'une grande beauté, en leur ordonnant de ne pas prononcer devant Josaphat les noms de mort, de vieillesse, d'infirmité, de pauvreté, ni de rien qui pût lui causer de la tristesse; mais de rie lui mettre sous les yeux que des sujets agréables, en sorte que son esprit., tout occupé de plaisirs, ne pût penser rien des choses à venir.
P415
S'il arrivait que l’un de ceux qui le servaient vint à être malade, aussitôt le roi donnait l’ordre de le mettre dehors, et de le remplacer par un autre en bonne santé. Il commanda encore qu'on ne lui fît aucune mention du Christ.
Il se trouvait, à la même époque, auprès du roi, un homme secrètement très chrétien, qui était le premier des princes de la cour. Un jour qu'il était allé à la chasse avec le prince, il rencontra un pauvre blessé à un pied par une bête, et étendu par terre, qui lui demanda de le recueillir, car il. pourrait bien lui être utile en quelque chose. Le chevalier lui dit : « Volontiers, je veux bien te recueillir, mais j'ignore ce en quoi tu pourras être utile. » Et cet homme reprit : « Je suis médecin de paroles ; si quelqu'un est blessé par propos, je sais employer le remède convenable. »
Le chevalier compta pour rien ce que cet homme disait; cependant., pour l’amour de Dieu, il le recueillit et en eut soin.. Quelques hommes, jaloux et pleins de malice, voyant que ce chevalier était en aussi grande faveur auprès du roi, l’accusèrent à ce dernier non seulement d'être attaché à la foi chrétienne; mais de chercher à lui ravir le trône, en corrompant la foule et en la gagnant à ses intérêts. « Mais, ajoutèrent-ils, si tu désires, ô roi, t'assurer que ceci est la vérité, fais-le venir en particulier, dis-lui que cette vie est de peu de durée, que tu veux quitter la gloire du trône et prendre l’habit des moines auxquels, jusqu'à ce jour, et par ignorance tu as infligé des persécutions, et tu verras alors ce qu'il te répondra. »
P416
Le roi fit tout ce qui lui avait été suggéré: le chevalier qui ne, se doutait pas de la ruse, loua le projet du roi, en répandant des larmes; et lui rappelant les vanités du monde, il lui conseilla d'accomplir aussitôt son dessein. Quand le roi entendit cela; il crut que ce qu'on lui avait dit était la vérité ; alors il fut rempli de fureur, sans cependant rien répondre à son courtisan. Mais celui-ci réfléchissant sur ce que le roi avait accueilli ses paroles avec gravité, se retira en tremblant, et se rappelant qu'il avait un médecin de paroles, il alla tout lui raconter. Cet homme lui dit : « Sache que le roi, par ce que tu as dit, te soupçonne de vouloir t'emparer de son royaume ; va donc te couper les cheveux, dépouille-toi de tes habits, revêts un cilice et de grand matin, va trouver le roi. Et quand il te demandera ce que cela veut dire, tu lui répondras me voici, ô roi, prêt à te suivre ; et bien que la voie dans laquelle tu désires marcher soit rude, avec toi cependant elle me deviendra facile ; car, de même que tu m’as eu pour compagnon dans la prospérité, tu me trouveras encore avec toi dans l’adversité : aujourd'hui donc me voici prêt; que tardes-tu? »
Le chevalier ayant exécuté cela de point en point, le roi fut frappé de surprise, et pour prouver aux dénonciateurs qu'ils, n'étaient que des fourbes, il combla son courtisan de nouveaux, honneurs.
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Or, le fils du roi, qui était élevé dans le palais, parvint à l’âge adulte et fut complètement instruit dans toute sorte de science. Mais étonné de ce que son père l’eût ainsi renfermé, il interrogea, en particulier, à ce sujet, un de ses serviteurs les plus intimes, et lui dit que, ne pouvant sortir du palais, il était dans une position tellement triste que le boire et le manger lui paraissaient insipides.
Le père, qui apprit cela, en fut chagriné. Cependant, il fit préparer pour son fils des chevaux bien dressés, et disposant sur ses devants des groupes pour l’applaudir, il prit toutes les mesures afin qu'il ne rencontrât aucun objet désagréable. Un jour que le jeune homme s'avançait ainsi équipé, un lépreux et un aveugle se rencontrèrent sur son passage. En les voyant, il fut saisi et s'informa de ce qu'ils avaient, qui ils étaient ; ses officiers lui dirent « Ce sont des maladies dont souffrent les hommes. » « Cela, reprit-il, arrive-t-il ordinairement à tout homme? » Ils lui dirent que non: il leur demanda encore : « On connaît donc ceux qui doivent souffrir ainsi ou bien cela vient-il à quelqu'un indistinctement ? » Ils répondirent : « Qui peut savoir ce qui doit arriver aux hommes? » Il resta alors tout inquiet d'un spectacle si inaccoutumé.
Une autre fois, il rencontra un vieillard dont la figure était couverte de rides, le dos courbé et dont les dents tombées lui permettaient à peine de balbutier. Il en fut stupéfait, et voulut connaître la cause de ce prodige. Quand il eut appris que cela était venu à la suite d'un grand nombre d'années, il dit : « Et comment finira-t-il? » Ils lui répondirent: « Par la mort. » Et il dit : « La mort atteint-elle tous les hommes ou seulement quelques-uns ? » Or, quand il eut appris que tous doivent mourir, il demanda : « Et après combien d'années ceci arrive-t-il ?» « La vieillesse, lui. répondit-on, arrive à quatre-vingts ou à cent ans, ensuite vient la mort. » Le jeune homme, ruminant fréquemment ces faits à part soi, était dans une profonde désolation ; cependant, en la présence de son père, il, affectait la joie, et il désirait beaucoup être fixé et instruit sur ces sortes de choses.
P418
Or, un moine d'une réputation consommée, nommé Barlaam, qui habitait dans le désert de la terre de Sennaar, connut, par révélation, ce qui se passait autour du fils du roi ; alors, prenant le costume d'un marchand, il vint à la capitale d'Avennir et, s'étant rendu auprès du précepteur du fils du prince, il lui parla ainsi : « Je suis marchand, et j'ai à vendre une pierre précieuse qui donne la lumière aux aveugles, ouvre les oreilles des sourds, fait parler les muets, et communique la sagesse aux insensés.
— Conduis-moi donc au fils du roi, et je la lui donnerai. » Le précepteur lui répondit : « Tu parais être d'une prudence consommée, mais tes paroles ne s'accordent pas avec la prudence. Néanmoins, comme je me connais en pierreries, montre-moi cette pierre et, s'il est prouvé qu'elle est telle que tu l’avances, tu obtiendras du fils du roi les plus grands honneurs. » Alors Barlaam ajouta.: « Ma pierre a encore cette vertu : c'est que celui qui n'a pas la vue saine, et qui ne conserve pas une chasteté intègre, perd lui-même la vue en la regardant. Or, comme je suis expert en médecine, je vois que tu n'as pas les yeux sains, mais j'ai entendu dire que le fils du roi est chaste et qu'il a de très beaux et bons yeux. »
P419
Le précepteur lui dit : « S'il en est ainsi, ne me la montre pas, puisque je n'ai pas les yeux sains et, qu'en outre, je croupis dans le péché. » Il annonça donc ces choses au fils du roi, auprès duquel il le conduisit aussitôt. Après avoir été introduit et reçu avec respect, Barlaam lui dit : « Prince, en ne faisant pas attention à l’apparence extérieure, vous avez bien agi. Un roi puissant qui allait dans un char couvert d'or, ayant rencontré, quelques personnes revêtues d'habits déchirés, et exténuées de maigreur, sauta aussitôt à bas de son char et, se prosternant à leurs pieds, il les adora ; puis, s’étant levé, il se jeta à leur cou pour les embrasser. Les grands qui l’accompagnaient furent indignés ; mais, n'osant pas reprocher cette action au roi lui-même, ils racontèrent à son frère comment le monarque avait dérogé par des actions indignes de la majesté royale. Le frère du roi lui en fit des reproches. Or, le roi avait coutume, quand un particulier était condamné à mort, d'envoyer devant la porte du coupable un héraut avec une trompette destinée à cet usage, et quand le soir fut venu, il fit sonner de la trompette devant la porte de son frère. Celui-ci, en l’entendant, désespéra de conserver sa vie sauve ; il passa toute la nuit sans dormir et fit son testament: le matin arrivé, il se revêtit d'habits noirs et alla en pleurs, avec sa femme et ses enfants, aux portes du palais. Le roi le fit entrer et lui dit : « O insensé, si tu as eu une pareille crainte du héraut de ton frère, auquel tu sais bien n'avoir manqué en rien, pourquoi ne dois-je pas craindre les hérauts de mon Seigneur, envers lequel j'ai tant péché, hérauts qui m’appellent à la mort avec une trompette plus éclatante encore, et qui m’annoncent l’arrivée terrible du juge? »
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Après quoi, il fit faire quatre coffres, dont deux recouverts entièrement d'or au pourtour furent remplis d'ossements de morts en putréfaction, et deux enduits de poix qui furent remplis de perles et de pierres précieuses. Il fit appeler alors les seigneurs qu'il savait avoir porté des plaintes à son frère, et plaça ces coffres devant eux en leur demandant quels étaient les plus précieux. Ils jugèrent que ceux qui étaient dorés étaient de grand prix; et que les autres n'avaient aucune valeur. Le roi commanda donc d'ouvrir les coffres dorés, et à l’instant il s'en exhala une puanteur intolérable. Le roi leur dit ensuite : « Ils ressemblent à ceux qui sont recouverts d'habits luxueux, et dont l’intérieur est souillé de toute espèce de vices. »
Puis il fit ouvrir les autres, dont il s'exhala une odeur admirable. « Ceux-ci, dit le roi, sont semblables à ces hommes excessivement pauvres que j'ai honorés, et qui, couverts de haillons, resplendissent intérieurement de l’odeur de toutes les vertus. Quant à vous, vous faites attention à ce qui est extérieur, sans considérer ce qui existe à l’intérieur. » « Vous avez fait comme ce roi, prince, en bien me recevant. » Alors, Barlaam se mit à parler longuement sur la création du monde, la chute de l’homme, l’incarnation du Fils de Dieu, sa passion et sa résurrection. Après quoi, il s'étendit sur le jour du jugement, sur ce qui serait accordé aux bons et aux méchants ; puis il s'éleva avec force contre ceux qui servent les idoles, et il apporta, en preuve de leur impertinence, l’exemple suivant :
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? Un archer avait pris un petit oiseau qu'on appelle rossignol, et voulait le tuer, quand le rossignol parla et dit à l’archer : « A quoi bon me tuer? tu ne sauras remplir ton estomac de ma chair ; mais si tu voulais me lâcher, je te donnerais trois avis, qui pourront t'être fort utiles, si tu les mets soigneusement en pratique. » Cet homme, stupéfait d'entendre parler un oiseau, promit de le lâcher s'il lui faisait connaître ces trois avis. Alors, l’oiseau lui dit : « Ne cherche jamais à entreprendre une chose impossible ; ne te chagrine pas de la perte d'une chose que tu ne saurais recouvrer ; n'ajoute jamais foi à une parole incroyable. Observe ces trois recommandations, et tu t'en trouveras bien. » Alors, l’archer lâcha le rossignol, ainsi qu'il l’avait promis.
Or, le rossignol dit en s'envolant dans les airs : « Malheur à toi, ô homme ! tu as reçu un mauvais conseil, et tu as perdu aujourd'hui un grand trésor, car il y, a dans mes entrailles une perle qui l’emporte en grosseur sur un oeuf d'autruche. » Quand l’archer entendit cela, il fut fort triste d'avoir lâché le rossignol, et il tâchait de le reprendre en disant : « Viens dans ma maison, je serai très bon à ton égard ; je te renverrai avec honneur. » Le rossignol lui répondit: « C'est maintenant que je suis certain que tu es un fou, puisque tu ne retires aucun profit des conseils que je t'ai donnés; car tu te désoles de m’avoir perdu et de ne pouvoir me reprendre, puis tu essaies de me ravoir, quand tu ne peux pas suivre ma route; en outre, tu as cru qu'il y avait une grosse perle dans mes entrailles, quand en tout je ne suis pas si gros qu'un oeuf d'autruche. »
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Ils sont insensés comme cet archer, ceux qui mettent leur confiance dans les idoles, puisqu'ils adorent l’ouvrage de leurs mains, et ils appellent leurs gardiens ceux qu'ils gardent eux-mêmes. Alors, il commença à discuter longuement sur les plaisirs et les vanités du monde, en appuyant ses paroles de plusieurs exemples. « Ceux, disait-il, qui convoitent les délectations corporelles et qui laissent mourir leur âme de faim, ressemblent à un homme qui s'enfuirait au plus vite devant une licorne qui va le dévorer, et qui tombe dans un abîme profond. Or, en tombant, il a saisi avec les mains un arbrisseau et il a posé les pieds sur un endroit glissant et friable; il voit deux rats, l’un blanc et l’autre noir, occupés à ronger sans cesse la racine de l’arbuste qu'il a saisi, et bientôt ils l’auront coupée. Au fond du gouffre, il aperçoit un dragon terrible vomissant des flammes et ouvrant la gueule pour le dévorer; sur la place où il a mis les pieds, il distingue quatre aspics qui montrent la tête. Mais, en levant les yeux, il voit un peu de miel qui coule des branches de cet. arbuste ; alors il oublie le danger auquel il se trouve exposé, et se livre tout entier au: plaisir de goûter ce peu de miel.
La licorne est la figure de la mort, qui poursuit l’homme sans cesse et qui aspire à le prendre; l’abîme, c'est le monde avec tous les maux dont il est plein. L'arbuste, c'est la vie d'un chacun qui est rongée sans cesse par toutes les heures du jour et de la nuit, comme par un rat blanc et un noir, et qui va être coupée. La place où sont les quatre aspics, c'est le corps composé de quatre éléments, dont les désordres amènent la dissolution de ce corps. Le dragon terrible est la gueule de l’enfer, qui convoite de dévorer tous les hommes. Le miel du rameau, c'est le plaisir trompeur du monde, par lequel l’homme se laisse séduire, et qui lui cache absolument le péril qui l’environne. »
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Barlaam continua encore ainsi : « Ceux qui aiment le monde sont semblables à quelqu'un qui a trois amis. Il aime le premier plus que soi, le second autant que soi, et le troisième moins que soi et comme rien. Se trouvant donc en un grand danger, et cité par le roi, il court au premier, lui demande aide, en lui rappelant combien il le chérit. Celui-ci lui répond : « Je ne sais qui tu es ; j'ai d'autres amis avec lesquels je dois faire aujourd'hui une partie de plaisir ; je les aurai toujours pour amis; cependant voici deux petits morceaux d'étoffe, pour que tu aies de quoi travailler.»
Alors il s'en alla tout confus trouver son second ami et lui demanda aide comme à l’autre; or, il reçut cette réponse: « Je n'ai pas le temps de m’occuper de ton débat; je suis accablé de soucis nombreux, cependant je ferai quelques pas pour t'accompagner jusqu'à la porte du palais, et aussitôt je reviendrai chez moi m’occuper de mes propres affaires. »
Alors triste et le désespoir dans l’âme, il alla trouver son troisième ami, et se présentant devant lui, la tête basse, il lui dit : « Je ne sais comment te parlez, car je ne t'ai pas aimé ainsi que je le devais: mais plongé dans la tribulation et privé de mes amis, je te prie de venir à mon aide et de recevoir mes excuses. » Or, ce troisième lui dit avec un visage riant : « Certainement je te reconnais pour un ami très cher, et me souviens du service que tu m’as rendu, bien qu'il fût léger: je vais aller, en avant, chez le roi auprès duquel j'interviendrai en ta faveur, afin qu'il ne te livre pas entre les mains de tes ennemis. »
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Le premier ami, c'est la possession des richesses pour lesquelles l’homme est exposé à bien des dangers: or, quand arrive le moment de la mort, il n'en reçoit rien que quelques mauvais lambeaux pour s'ensevelir. Le second, c'est ta femme, ce sont les enfants, les parents, qui vont seulement jusqu'à ta tombe et qui reviennent, aussitôt après, vaquer à leurs affaires. Le troisième ami, c'est la foi, l’espérance et la charité, et encore l’aumône, puis toutes les autres bonnes oeuvres, qui, au moment où nous quittons notre corps, peuvent aller en avant, intervenir pour nous auprès de Dieu, et nous délivrer de nos ennemis qui sont les démons. »
Il continua à parler encore en ces termes : « C'était une coutume, dans une grande ville, de choisir, chaque année, pour prince un étranger inconnu. Quand il avait reçu le pouvoir, il lui était permis de faire tout ce qu'il voulait; il gouvernait le pays sans ombre de constitution. Pendant qu'il passait le temps dans les délices, en pensant qu'il en serait toujours ainsi pour lui, tout à coup les citoyens se révoltaient : alors ils le traînaient tout nu par la ville et ils l’exilaient dans une île éloignée, où ne trouvant ni vivres, ni vêtements, il était la proie de la faim et du froid. Cependant un autre homme élevé sur le trône, ayant appris ce que les citoyens faisaient d'ordinaire, fit passer des trésors immenses dans cette île, où ayant été relégué, après son année expirée, il se trouvait en possession d'immenses richesses, quand les autres mouraient de faim.
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Cette ville, c'est le inonde; les citoyens sont les princes des ténèbres qui nous allèchent par les faux plaisirs d'ici-bas; puis la mort vient nous surprendre, ait moment où nous nous y attendons le moins, et nous sommes plongés dans les ténèbres : mais les richesses que nous envoyons dans l’éternité, passent par les mains des indigents. »
Barlaam ayant donc parfaitement instruit le fils du roi, celui-ci voulut quitter son père pour suivre le saint. Mais Barlaam lui dit : « Si vous faites cela, vous serez semblable à un jeune homme qui ne voulant pas épouser une personne noble, refuse de donner son consentement et s'enfuit : il vient dans un pays où il trouve une jeune vierge fille d'un pauvre vieillard, occupé à travailler et à prier Dieu. Il s'adresse à elle et lui dit: « Que faites-vous là, femme ? Quoique vous soyez. pauvre, vous ne laissez pas que de remercier Dieu, comme si vous eussiez beaucoup reçu de lui. » Elle lui répondit : « De même qu'un léger remède délivre souvent d'une grave langueur, de même la reconnaissance, pour des dons légers, suffit pour en obtenir de plus grands. Les choses extérieures ne nous appartiennent pas, il n'y a que les choses qui sont en nous, qui nous appartiennent. Dieu m’a accordé de grands bienfaits; il m’a créée à son image, il m'a donné l’intelligence, il m’a appelée à partager sa gloire et m’a ouvert déjà la porte de son royaume; pour tant et de si grands bienfaits, il est donc convenable de le louer. » Le jeune homme, voyant la prudence de cette vierge, la demanda en mariage à son père.
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Celui-ci lui répondit : « Vous ne pouvez pas épouser ma fille, car vous êtes le fils de parents nobles et riches, tandis que je ne suis qu'un indigent. » Mais comme le jeune homme insistait, le vieillard lui dit : « Je ne puis vous la donner pour que vous l’emmeniez dans la maison de votre père, puisqu'elle est ma fille unique. » Alors il répondit : « Je resterai chez vous, et me conformerai en tout à vos habitudes. » Alors il quitta ses ornements précieux, pour revêtir les habits du vieillard, chez lequel il demeura et dont il épousa la fille. Après l’avoir éprouvé longtemps, le vieillard le conduisit dans sa chambre et lui fit voir une quantité immense de richesses telle qu'il n'en avait jamais vu jusque-là, et il lui en donna la totalité. »
Alors Josaphat dit : « Cette narration convient parfaitement à ma situation et je pense que ce que vous venez de me dire est à mon adresse : mais, dites-moi, mon père, quel âge avez-vous, et où vivez-vous? parce que je ne veux jamais me séparer de vous. » « J'ai quarante-cinq an, répondit Barlaam, et je demeure dans les déserts de la terre de Sennaar. » Josaphat lui dit : « Vous me paraissez avoir plus de soixante-dix ans. » Barlaam reprit : « Si vous cherchez à savoir le nombre exact de mes années depuis ma naissance, vous ne vous êtes point trompé; mais je ne compte pas pour ma vie, toutes celles que j'ai dépensées dans les vanités du monde. Alors l’homme intérieur était mort et je n'appellerai jamais les années de mort des années de vie. » Or, comme Josaphat voulait l’accompagner au désert, Barlaam lui dit : « Si vous faites cela, je serai privé de votre présence, et serai la cause que mes frères seront persécutés. Attendez que les circonstances soient favorables, alors vous viendrez me trouver. » Barlaam baptisa donc le fils du roi, puis après l’avoir instruit complètement dans la foi, il l’embrassa et il retourna au lieu où il habitait.
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Quand le roi eut appris que son fils avait été fait chrétien, il fut en proie à une grande douleur. Arachis, un de ses amis, lui dit pour le consoler : « O roi, je connais un vieil ermite qui est de notre religion, ressemblant en tout point à Barlaam ; il se fera donc passer pour lui et commencera par défendre la foi des chrétiens, puis il se laissera vaincre et rétractera tout ce qu'il avait enseigné, ainsi le fils du roi reviendra à nous. » Arachis se mit donc à la tête d'une nombreuse armée pour aller chercher le faux Barlaam ; il prit l’ermite dont on vient de parler et revint en disant qu'il avait pris Barlaam. Quand le fils du roi entendit dire que son maître avait été pris, il pleura amèrement; mais peu après, une révélation de Dieu lui fit connaître que ce n'était pas lui. Sur ces entrefaites, le père alla trouver son fils et lui dit : « Mon fils, vous m’avez jeté dans un profond chagrin, vous avez déshonoré mes cheveux blancs, et vous m’avez privé de la lumière de mes yeux. Pourquoi, mon fils, vous être comporté ainsi, et avoir abandonné le culte de mes dieux? » Josaphat répondit : « Ce sont les ténèbres que j'ai fui, mon père; j'ai couru à la lumière, j'ai abandonné l’erreur, et j'ai connu la vérité. Ne prenez pas une peine inutile, car jamais vous ne pourrez me faire renier le Christ. De même qu'il vous. est impossible de toucher de la main les hauteurs du ciel, et de dessécher une mer profonde, sachez qu'il en sera de même de ce que j'avance. »
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Alors le roi dit « Et quel est donc l’auteur de tous les malheurs qui fondent sur moi, si ce n'est moi-même, qui, pour toi, ai fait des choses merveilleuses comme jamais père n'en a fait à son fils ? C'est la perversité de ta volonté et ton entêtement effréné qui t'a fait rêver tout cela pour abréger mes jours. Les astrologues avaient bien raison de me dire, lors de ta naissance, que tu serais arrogant, et que tu désobéirais à tes parents; or, aujourd'hui, si tu n'acquiesces à mes désirs, je. te traiterai comme un étranger : de père que je suis, je deviendrai ton ennemi, et je te ferai ce que je n'ai pas encore fait à mes ennemis. » Josaphat lui répondit « Pourquoi, ô roi, vous attrister de ce que je suis entré en possession de ce qui est bon? Où a-t-on jamais rencontré un père qui eût été chagriné de la prospérité de son fils? Désormais, je ne vous donnerai plus le nom de père; mais, si vous devenez mon ennemi, je vous fuirai comme un serpent. » Le roi le quitta en colère, et fit part à Arachis son ami de l’opiniâtreté de son fils. Arachis lui conseilla de ne pas user envers Josaphat de paroles dures, car l’enfant se laisserait plutôt gagner par les caresses et la douceur. Le lendemain, le roi vint chez son fils et le tenant serré sur son coeur, il l’embrassait en disant: « Mon très cher enfant, respecte les cheveux blancs de ton père; honore ton père, mon fils, ne sais-tu pas quel bien c'est d'obéir à son père et de lui apporter de la joie, comme au contraire c'est un mal de l’irriter? Tous ceux qui l’ont fait ont mal fini. »
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Josaphat lui répondit : « Il y a un temps pour aimer et
un temps pour haïr, comme il y a un temps pour obéir;
un temps pour la paix et un temps pour la guerre. Nous ne devons jamais
obéir à ceux qui nous détournent de servir Dieu, fût-ce
notre père, fût-ce notre mère. »
Le père de Josaphat, voyant la constance de son fils, lui dit
: « Puisque tu es si obstiné à ne vouloir pas
m’obéir, viens au moins avec moi, et, croyons tous les deux la vérité.
Barlaam, qui t'a séduit, est en mon pouvoir. Que les nôtres
et les vôtres avec Barlaam se réunissent, et j'enverrai un
héraut pour que les Galiléens n'aient aucune crainte de venir.
Quand la discussion aura été engagée, si votre Barlaam
l’emporte, nous croirons ce que vous croyez ; si ce sont les nôtres
qui ont l’avantage, vous vous rangerez de notre côté. »
Ceci ayant convenu au fils du roi, on régla avec le faux Barlaam
la méthode qu'on emploierait pour paraître défendre
tout d'abord la foi des chrétiens; puis on se promit d'avoir le
dessous. Tous donc s'étant réunis au même endroit,
Josaphat s'adressa à Nachor (le faux Barlaam) et lui dit : «
Tu sais, Barlaam, comment tu m’as instruit : si tu défends
la foi que tu m’as enseignée, je persévérerai
jusqu'à la fin de ma vie dans ta doctrine, mais si tu es vaincu,
je vengerai sur toi cet affront, en arrachant de mes mains ton coeur et
ta langue pour la donner aux chiens, afin que désormais personne
n'ait plus la présomption d'induire en erreur les fils des rois.
»
En entendant ces paroles, Nachor devint grandement triste et craintif, car il se voyait tombé dans la fosse qu'il avait creusée, et pris dans son propre piège. Il réfléchit qu'il était plus avantageux pour lui de se mettre du côté du fils de son roi afin de pouvoir se soustraire à la mort qui le menaçait. Or, le roi lui avait dit en particulier de défendre sa croyance sans rien craindre. Alors un des rhéteurs se leva et prit ainsi la parole : « C'est toi qui es Barlaam qui as séduit le fils du roi? »
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Et il répondit : « Je suis Barlaam ; je n'ai point induit
le fils du roi en erreur, mais je l’ai délivré de l’erreur.
»
? Le rhéteur : « Puisque des hommes distingués
et dignes d'admiration ont adoré nos dieux, comment donc oses-tu
t'élever contre eux? »
? Nachor: « Les Chaldéens, les Grecs et les Egyptiens
se sont trompés en disant que les créatures sont des dieux
: car les Chaldéens ont cru que les éléments étaient
des dieux, tandis qu'ils n'ont été créés que
pour l’utilité des hommes, pour être soumis à leur
puissance, et qu'ils sont gâtés par de nombreuses altérations.
Les Grecs regardent comme dieux des hommes abominables, par exemple, Saturne
qu'ils disent avoir mangé ses enfants, s'être coupé
les parties de la génération qu'il jeta dans la mer d'où
est née Vénus, que Jupiter, son fils, le lia et le lança
dans le tartare. Jupiter est aussi représenté comme le roi
des autres dieux, et cependant on dit qu'il s'est souvent transformé
en animal pour commettre des adultères. Ils soutiennent encore que
Vénus est une déesse adultère; car, elle eut tantôt
Mars, tantôt Adonis pour complices. Quant aux Egyptiens, ils ont
adoré les animaux, comme la brebis, le veau, le porc, etc. Mais
les chrétiens adorent le Fils du Très-Haut, qui est descendu
du ciel et a pris une chair. »
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Ensuite Nachor commença à défendre avec évidence , la foi des chrétiens, et à l’appuyer par des raisons telles que les rhéteurs réduits au silence ne surent absolument que répondre. Or, Josaphat était dans la joie de ce que le Seigneur défendait la vérité par un ennemi de la vérité; mais le roi fut rempli de fureur. Il fit ajourner l’assemblée, comme s'il devait s'occuper le lendemain de cette affaire. Josaphat dit alors à son père : « Permettez que mon maître passe cette nuit avec moi, afin que nous conférions ensemble des réponses que nous aurons à donner demain : vous, de votre côté, prenez vos gens pour, conférer entre eux; ou bien encore laissez venir vos docteurs avec moi, et prenez le mien; autrement vous n'useriez pas de justice, mais de violence. » En conséquence le roi lui accorda d'emmener Nachor avec lui; car il avait encore l’espoir qu'il le séduirait. Le fils du roi étant donc rentré dans son palais avec Nachor, Josaphat lui dit : «Ne pense pas que j'ignore qui tu es, je sais que tu n'es point Barlaam, mais l'astrologue Nachor. »
Alors Josaphat commença à lui montrer la route du salut, le convertit à la foi, et le matin il l’envoya dans le désert, où il reçut le baptême, et mena la vie érémitique.
Un mage, du nom de Théodas, apprenant ce qui se passait, vint trouver le roi, et lui promit de faire rentrer son fils sous ses lois. Le roi lui dit : « Si tu fais cela, je t'érige une statue d'or, à laquelle j'offrirai des sacrifices comme à nos dieux. » Théodas lui dit : « Eloigne de ton fils tous les hommes, fais entrer chez lui les belles femmes bien parées, afin qu'elles soient toujours avec lui, qu'elles le servent, qu'elles s'entretiennent, et qu'elles demeurent avec lui, alors, j'enverrai vers lui un de mes esprits, qui l’enflammera pour les plaisirs : il n'y a rien en effet de plus séducteur pour les jeunes gens que l’aspect des femmes.
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Un roi n'avait qu'un fils, et des médecins fort habiles lui dirent qu'il perdrait la vue, s'il ne restait jusqu'à l’âge de dix ans sans voir le soleil ni la lune. Le roi fit donc creuser une caverne dans la roche, et y fit rester ce fils jusqu'à l’âge de dix ans. Quand ils furent écoulés, le roi ordonna qu'on mît sous les yeux de son fils toute espèce de choses, afin qu'il pût les connaître par leur nom. On lui présenta donc de l’or, et de l’argent, des pierres précieuses, des vêtements splendides, des chevaux dignes d'un roi, et enfin toute sorte de choses ; quand il demandait à ses officiers le nom de chacune, ceux-ci le lui disaient. Or, comme il cherchait avec impatience à connaître le nom des femmes, celui qui portait l’épée; du roi dit en badinant que c'étaient des démons qui séduisent les hommes. Le roi ayant enfin demandé à son fils quelle était de toutes les choses qu'il avait vues, celle qu'il aimait le mieux, il répondit : « Mon père qu'y aurait-il autre chose que ces démons qui séduisent les hommes? mon âme ne s'est éprise de rien comme de ceci. »
Eh bien, continua le mage, ne comptes pas pouvoir vaincre ton fils par aucun autre moyen que celui-là. Le roi congédia donc tous ceux qui étaient attachés au service de son fils, et lui donna pour société de belles jeunes filles qui le provoquaient. à chaque instant au péché : il ne lui laissa personne autre à voir, avec qui parler, et manger. Or; un malin esprit, envoyé par le mage, s'empara du jeune homme et alluma au dedans de lui un foyer ardent; qui enflammait son coeur intérieurement en même temps que les jeunes filles excitaient à l’extérieur des ardeurs étranges.
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En se sentant tourmenté avec une pareille violence, Josaphat était troublé, mais il se recommanda à Dieu qui lui envoya de la consolation ; alors toute tentation disparut. Ensuite on lui envoya une jeune personne d'une beauté extraordinaire; elle était la fille d'un roi, mais elle avait perdu son père. Comme. l’homme de Dieu l’instruisait, elle lui dit : « Si tu désires m’empêcher d'adorer les idoles, marie-toi avec moi, puisque les chrétiens n'ont pas le mariage en horreur, mais qu'au contraire ils le louent d'ailleurs leurs patriarches, leurs prophètes, et Pierre leur apôtre ont été mariés. »
Josaphat lui répondit « C'est en vain que tu m’apportes ces raisons; il est permis à la vérité aux chrétiens de se marier, mais c'est seulement à ceux qui n'ont pas promis de conserver la virginité. » Elle repartit : « Soit, comme tu veux; mais si tu désires sauver, mon âme, accorde-moi une simple demande que je te vais faire; couche seulement cette nuit avec moi, et je te promets de me faire chrétienne au point du jour, car si, comme vous le dites, il y a joie dans le ciel pour un pécheur qui fait, pénitence, une grande récompense n'est-elle pas due à celui qui est l’auteur d'une conversion? Fais seulement une fois ce que je te demande, et de cette manière tu me sauveras moi-même. » Elle se mit donc à battre vigoureusement en brèche la tour de son âme. Le démon, qui vit cela, dit à ses compagnons « Voyez comment elle ébranle ce que nous n'avons pu ébranler; venez donc, ruons-nous courageusement sur lui, nous en avons une occasion favorable. »
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Quand le jeune homme se vit cerné si hardiment, puisque d'un côté la concupiscence le prenait et d'un autre côté, le diable aidant, le salut de la jeune fille l’ébranlait, il se mit en oraison en versant des larmes. Pendant cette oraison, il s'endormit, et se vit conduire dans une prairie ornée de belles fleurs, où un vent doux faisait rendre aux feuilles des arbres des accords charmants, en même temps qu'il remplissait l’air de parfums extraordinaires; aux arbres étaient suspendus des fruits admirables à la vue, et délicieux au goût. Il voyait encore des sièges couverts d'or et de perles placés çà et là, des lits resplendissants de draperies et d'ornements les plus précieux, et des ruisseaux qui roulaient une eau. très limpide. De là on le fit entrer dans une ville dont les murs étaient d'or fin et brillaient d'un éclat merveilleux, des choeurs célestes y chantaient un cantique que jamais l’oreille d'un mortel n'a entendu. Alors on lui dit : « C'est ici le séjour des bienheureux. » Or, comme les hommes qui conduisaient Josaphat voulaient le ramener, il les priait de lui permettre de rester. Ils lui dirent : « Il te faut encore beaucoup travailler pour venir ici, si pourtant tu peux te faire violence.» Ensuite ils le conduisirent dans des lieux affreux et remplis de toute sorte de saletés; et on lui dit. : « C'est ici le séjour des méchants.» A son réveil, la beauté de cette jeune fille et des autres lui semblait plus repoussante que de l’ordure.
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Quand les esprits malins revinrent trouver Théodas, il leur adressa des reproches, mais ils dirent : « Avant qu'il n'ait fait le signe de la croix, nous nous étions jetés sur lui et l’avions troublé singulièrement, mais dès qu'il s'est muni de ce signe, il nous a poursuivis en colère. » Alors Théodas, avec le roi, alla trouver Josaphat dans l’espoir de pouvoir le persuader; mais le mage fut pris par celui qu'il voulait prendre. Il fut converti par Josaphat, reçut le baptême et vécut d'une manière édifiante.
Le roi, au désespoir, céda à son fils, de l’avis de ses courtisans, la moitié de son royaume. Or, bien que Josaphat désirât de toute son âme vivre dans le désert, néanmoins pour l’extension de la foi, il se chargea du gouvernement pour un temps; et dans les villes, il érigea des temples et des croix : il convertit tout son peuple à J.-C. Le père, enfin, se rendant aux raisons et aux exhortations de son fils, reçut la foi du Christ avec le baptême, puis abandonnant tout le royaume à Josaphat, il s'appliqua aux oeuvres de miséricorde, après quoi, il termina dignement sa vie.
Pour Josaphat, plusieurs fois il avait nommé Barachias pour régner en sa place, avec l’intention de s'enfuir, mais toujours le peuple le retenait. Enfin il réussit à s'évader et comme il se dirigeait vers le désert, il donna à un. pauvre ses vêtements royaux et se contenta des plus pauvres habits. Mais le diable lui tendait une infinité d'embûches : quelquefois, en effet, il se jetait sur lui avec une épée nue et le menaçait de le frapper, s'il ne se désistait de sa résolution ; d'autres fois, il lui apparaissait sous la forme de bêtes féroces, en grinçant des dents et poussant des mugissements horribles. Mais Josaphat disait : « Le Seigneur est mon soutien et je ne craindrai point ce qu'une créature pourra me faire » (Ps. CXVII).
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Il passa donc deux ans à errer dans le désert sans pouvoir trouver Barlaam. Enfin, il découvrit une caverne à la porte de laquelle il dit: « Bénissez, père, bénissez. » Barlaam reconnut sa voix et courut dehors: alors ils s'embrassèrent l’un et l’autre avec la plus grande effusion et se tenaient si étroitement serrés qu'ils ne pouvaient se séparer. Josaphat, raconta alors à Barlaam tout ce qui lui était arrivé, celui-ci rendit à Dieu d'immenses actions de grâces. Josaphat demeura là de nombreuses années, se livrant aux pratiques de la vertu et d'une abstinence étonnante. Enfin Barlaam, parvenu au terme de ses jours, reposa en paix vers l’an du Seigneur 380. Josaphat qui avait quitté son royaume à l’âge de vingt-cinq ans, se soumit aux labeurs de la vie érémitique pendant trente-cinq ans ; alors orné d'une multitude de vertus, il reposa en paix et fut enseveli à côté de Barlaam.
Le roi Barachias, qui l’apprit, vint avec une armée nombreuse
à leur tombeau où il prit leurs corps avec respect et en
fit la translation dans sa capitale. Il s'opéra beaucoup de miracles
à leur sépulture.
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SAINT PÉLAGE, PAPE
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Pélage, pape, s'éleva à une haute sainteté : après avoir acquis l’estime générale dans le pontificat, il reposa en paix, les mains pleines de bonnes oeuvres. Ce Pélage ne fut point le prédécesseur de saint Grégoire, mais le troisième avant lui. Le Pélage dont nous parlons eut pour successeur Jean III; à Jean succéda Benoît, à Benoît Pélage et à Pélage Grégoire. Du temps du premier Pélage, les Lombards vinrent en Italie, et comme il est probable que beaucoup de gens ignorent leur histoire, je me suis décidé à l’insérer ici d'après les Gestes de ce peuple compilés par Paul, leur historien, et d'après différentes chroniques. Il y avait dans la Germanie un peuple fort nombreux qui, sorti des rivages de l’Océan septentrional, vint de l’île de Scandinave à la suite de grandes batailles et de courses en différents pays, dans la Pannonie, et n'osant s'avancer plus loin, il choisit cette province pour s'y fixer à toujours. D'abord on les appela Winules et ensuite Lombards.
Or, tandis qu'ils résidaient dans la Germanie, Agilmud, leur roi, trouva dans un abreuvoir sept enfants qu'une femme de mauvaise vie avait eus d'une seule couche ; elle les y avait jetés pour les faire périr. Le roi qui était venu là par hasard fut frappé de surprise et les retournait avec sa lance, quand l’un de ces enfants saisit l’arme du roi avec sa main. A cette vue, le roi, stupéfait, le fit nourrir et le nomma Lamission, en annonçant que ce serait un grand homme: Sa probité fut telle, qu'après la mort d'Agilmud, les Lombards le choisirent pour leur roi *. Environ à la même époque, c'est-à-dire l’an de l’incarnation du Seigneur 480, au rapport d'Eutrope, un évêque arien voulant baptiser un nommé Barba, dit « Barba, je te baptise, au nom du Père, par le Fils dans le Saint-Esprit » (il voulait montrer par là que le Fils et le Saint-Esprit étaient inférieurs au Père), mais tout-à-coup l’eau disparut, et Barba se réfugia dans l’église.
* Sigebert, Chronique, an 479.
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— A peu près dans le même temps, florissaient saint,Médard et saint Gildard, frères utérins, qui naquirent le même jour, furent consacrés évêques le même jour et moururent en J.-C. le même jour.
— Or, quelque temps auparavant, c'est-à-dire vers l’an du Seigneur
450, Sigebert raconte dans sa chronique que l’hérésie d'Arius
était répandue dans les Gaules, mais que l’unité de
substance des trois personnes fut démontrée par un miracle
remarquable. Un évêque, célébrant la messe dans
la ville de Bazas, vit tomber sur l’autel trois gouttes très limpides,
d'une égale grandeur, qui, se réunissant ensemble, formèrent
une perle d'une rare beauté. L'évêque l’ayant mise
au milieu d'une croix d'or, les autres perles qui s'y trouvaient en tombèrent
aussitôt.
Sigebert ajoute encore que cette perle paraît terne aux impies
et limpide à ceux qui sont purs: qu'elle donne la santé aux
infirmes et qu'elle augmente la dévotion de ceux qui adorent la
croix.
Ensuite les Lombards eurent pour roi Alboin, homme brave et intrépide, qui fit la guerre au roi des Gépides, dont il défit l’armée et qu'il tua dans la bataille. Alors le fils de ce roi, qui lui avait succédé, s'avança à main armée contre Alboin, pour venger son père. Alboin fit marcher son armée contre lui, le défit et le tua; de plus, il fit captive Rosémonde, sa fille, et l’épousa. Il fit faire, avec le crâne de ce roi, une coupe qui fut entourée d'argent, et dans laquelle il buvait.
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En ce temps-là, Justin le jeune gouvernait l’empire ; or, il avait pour général un eunuque, nommé Narsès, homme noble et courageux ; celui-ci marcha contre les Goths qui avaient fait invasion dans toute l’Italie, les battit, tua le roi des Goths et rendit la paix à tout le pays. Pour les services immenses qu'il avait rendus, il eut à souffrir de l’envie des Romains. Accusé à tort auprès de l’empereur, celui-ci le déposa. L'épouse de l’empereur, nommée Sophie, lui fit l’affront de l’obliger à filer avec ses servantes et de lui faire dévider de la laine. Narsès fit répondre à l’impératrice : « Eh bien ! j'aurai soin de te filer une toile tellement solide que, dans ta vie entière, tu ne pourras l’user. » Narsès se retira donc à Naples et manda aux Lombards d'abandonner les misérables champs de la Pannonie et de venir en foule s'emparer du sol fertile de l’Italie. Quand Alboin apprit cela, il quitta la Pannonie, en l’an de l’incarnation du Seigneur 568 ; il entra en Italie avec les Lombards. Or, c'était la coutume chez eux de porter la barbe longue; et une fois, dit-on, que des espions devaient venir chez eux, Alboin ordonna que toutes les femmes déliassent leurs cheveux pour ensuite les faire passer sous leur menton, afin que les espions les prissent pour des hommes à barbe; de là le nom de Lombards qui leur fut donné dans la suite pour leurs longues barbes ; car barda en leur langue signifie barbe. D'autres disent que les Winules étant sur le point de se battre avec les Vandales, allèrent trouver un personnage qui avait l’esprit de prophétie, afin qu'il priât pour qu'ils fussent vainqueurs et qu'il les bénît.
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D'après le conseil de sa femme, ils se placèrent vis-à-vis la fenêtre à laquelle il se mettait pour, prier tourné vers l’Orient, et ils commandèrent à leurs femmes de se faire passer les cheveux autour du menton. Quand ce personnage ouvrit sa fenêtre, il s'écria en les voyant: « Qui sont ces Lombards?» Et sa femme ajouta que la victoire resterait à ceux auxquels son mari avait donné ce nom. Étant entrés en Italie, ils se rendirent maîtres de presque toutes les villes, dont ils massacrèrent les habitants. Ils restèrent trois ans autour de Pavie pour en faire le siège, enfin ils s'en rendirent les maîtres. Or, le roi Alboin avait juré de tuer tous les chrétiens. II allait entrer dans Pavie, quand son cheval tomba sur les genoux, malgré les coups d'éperon qu'il lui enfonçait dans les flancs, et l’animal ne put se relever qu'après que le roi eut rétracté son serment, selon l’avis d'un chrétien. Les Lombards étant entrés,dans Milan, toute l’Italie fut subjuguée en peu de temps, à l’exception de Rome et de Romanila, qui reçut ce nom parce que c'était comme une autre Rome et qu'elle était toujours restée unie à Rome.
Le roi Alboin, étant à Vérone, fit préparer un grand festin et, faisant apporter sa coupe qu'il avait fait faire avec le crâne du roi, il y but et y fit boire sa femme Rosemonde, en disant : « Bois avec ton père. » Rosemonde, ayant compris ce que cela voulait dire, conçut contre le roi une haine violente. Or, le roi avait un général qui vivait criminellement avec une des suivantes de la reine, et, une nuit que le roi était absent, Rosemonde entra dans la chambre de sa suivante et, se faisant passer pour cette dernière, elle dit au général de venir la trouver cette nuit-là. Il y vint, et la reine, qui avait pris la place de la suivante, dit un instant après au général : « Sais-tu qui je suis ? » Il répondit qu'elle était une telle, son amie, et la reine ajouta : « Pas du tout, je suis Rosemonde ; il est certain que tu viens aujourd'hui de faire une action, après laquelle il faut que tu tues Alboin ou qu'Alboin te tue.
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Je veux donc que tu me venges de cet homme, qui est mon époux, qui a tué mon père et qui, de son crâne, s'étant fait une coupe, m’y a présenté à boire. » Le général ne voulut point consentir, mais il promit d'en trouver un autre qui accomplirait son projet. Alors, la reine ôta toutes les armes du roi, à l’exception d'une épée placée à la tête du lit, qu'elle lia solidement pour qu'on ne pût ni l’enlever, ni la dégainer. Or, pendant que le roi dormait sur une litière, le meurtrier fit quelques efforts pour entrer dans sa chambre. Le roi, qui s'en aperçut, sauta de sa litière et se jeta sur son épée; mais, ne pouvant la tirer, il se défendit vigoureusement avec une escabelle. Toutefois, le meurtrier, qui était très bien armé, se précipita sur le roi et le tua. S'emparant alors de tous les trésors du palais, il s'enfuit, dit-on, à Ravenne, avec Rosemonde. Mais celle-ci distingua, en cette ville, le préfet, jeune homme d'une grande beauté, et voulut l’épouser; elle donna un poison dans une coupe à son mari qui, sentant l’amertume du breuvage, commanda à sa femme d'avaler le reste. Et, comme elle s'y refusait, il tira son épée et la força à boire ; et ainsi périrent-ils tous deux dans le même lieu. Enfin, un roi des Lombards, du nom d'Adalaolh accepta la foi de J.-C., et fut baptisé. Theudeline, reine des Lombards, chrétienne fort pieuse, fit construire un magnifique oratoire à Moditia *. Ce fut à elle que saint Grégoire adressa ses Dialogues. Son mari Aigiluphe, qui fut en premier lieu duc de Turin, puis roi des Lombards, fut converti par elle à la foi, et elle lui fit obtenir la paix avec l’empire romain et l’Eglise.
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La paix fut conclue, entre les Romains et les Lombards, le jour de la fête des saints Gervais et Protais, et ce fait la raison pour laquelle saint Grégoire établit qu'on chanterait à cette fête, à l’Introït de la messe : Loquetur Dotninus pacem, etc. Et à la fête de la Nativité de saint Jean-Baptiste, la paix et la conversion des Lombards furent plus amplement confirmées. Theudeline avait en saint Jean une dévotion particulière, car elle attribuait à ses mérites la conversion de sa nation; elle fit donc construire l’oratoire dont il a été parlé plus haut, à Moditia, et il fut révélé à un saint personnage que saint Jean était le patron et le défenseur de ce peuple.
Saint Grégoire étant mort, Sabinien lui succéda ; à Sabinien, Boniface III, et à Boniface III, Boniface IV. Aux prières de ce dernier, l’empereur Plhocas donna à l’Eglise de J.-C. le Panthéon, vers l’an du Seigneur 610, et auparavant, à la sollicitation de Boniface III, il décréta que le siège de Rome était le chef de toutes les Eglises, car l’Église de Constantinople s'intitu1aitlapremière de toutes. Du temps de ce Boniface, après la mort de Phocas et sous le règne d'Héraclius, vers l’an du Seigneur 610, Mahomet, faux prophète et magicien, séduisit les Agaréniens ou Ismaélites, autrement dit Sarrasins, de la manière suivante, d'après ce qu'on lit dans son histoire et dans une chronique :
* C'est un endroit à 12 milles de Milan, qui est nommé Modoetia, Modicia et Modica; dans Paul, diacre.
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Un clerc très fameux; n'ayant pu obtenir à la cour romaine les honneurs auxquels il prétendait, se retira furieux aux pays d'outre-mer, et, par ses fourberies, il gagna une multitude innombrable de monde. Rencontrant Mahomet, il lui dit qu'il voulait le mettre lui-même à la tête de ce peuple. Il nourrit une colombe avec différentes sortes de grains, qu'il plaçait dans les oreilles de Mahomet. La colombe se tenait sur les épaules de celui-ci, prenait sa nourriture dans ses oreilles, et elle y était si bien habituée, qu'aussitôt qu'elle voyait Mahomet, elle sautait sur ses épaules et lui mettait le bec dans l’oreille. Or, le clerc dont il vient d'être parlé, réunissant le peuple, dit qu'il voulait établir à sa tête celui que l’Esprit-Saint désignerait en se montrant sous la forme d'une colombe. A l’instant, il lâcha l’oiseau sans qu'on s'en aperçût ; celui-ci s'envola sur les épaules de Mahomet, placé au milieu de la foule; et lui mit le bec dans l’oreille. A cette vue, le peuple crut que l’Esprit-Saint descendait sur Mahomet et lui apportait dans l’oreille les paroles de Dieu. Ce fut ainsi que ce. séducteur trompa les Sarrasins. Ils s'attachèrent à lui, et firent invasion dans le royaume de Perse et dans l’empire d'Orient, jusqu'à Alexandrie.
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Voilà ce qu'on dit vulgairement, mais le récit qu'on va lire est plus certain. Mahomet, en rédigeant ses lois; prétendait faussement les avoir reçues du Saint-Esprit, qui souvent venait voler sur lui, sous l’apparence d'une colombe, à la vue du peuple. Dans ces lois, il inséra quelques récits des premiers âges, tirés de l’Ancien et du Nouveau-Testament. Car, comme il faisait le commerce dans sa jeunesse, en allant avec ses chameaux en Egypte et en Palestine, il avait souvent des rapports avec les chrétiens et les juifs, qui lui firent connaître l’un et l’autre Testament. De là, le rite qu'observent les Sarrasins comme les juifs, de se circoncire et de ne point mangea de la chair de porc. Mahomet, voulant assigner une cause de cette défense, dit qu'après le déluge, le porc fut procréé de la fiente du chameau, et que c'était pour cela qu'un peuple pur devait s'en abstenir comme d'un animal immonde. Ils sont aussi d'accord avec les chrétiens, en ce qu'ils croient un seul Dieu tout-puissant et créateur de toutes choses. Ce faux prophète avança encore, en mêlant le vrai avec le faux, que Moïse fût un grand prophète, mais que le Christ est plus grand, que c'est le premier des prophètes, qu'il est né de la vierge Marie, par la vertu de Dieu et sans la coopération de l’homme. Il dit encore, dans son Alchoran, que J.-C., étant encore enfant, créa des oiseaux du limon de la terre; mais à tout cela, il mêla du poison; en disant que J.-C. n'avait pas réellement souffert, et qu'il n'était point vraiment ressuscité ; mais c'était un autre homme qui lui ressemblait qui avait fait cela et avait souffert.
Une dame, nommée Cadigan, qui était à la tête d'une province nommée Corocanica, voyant cet homme admis dans la société des Juifs et des Sarrasins et protégé par eux, pensait que la majesté divine était cachée en lui. Or, comme elle était veuve, elle le prit pour mari; ce fut ainsi que Mahomet obtint la principauté de toute cette province.
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Par ses prestiges, il enchanta non seulement cette femme, mais encore les Juifs et les Sarrasins, au point qu'il avouait publiquement être le Messie promis dans la loi. Dans la suite, Mahomet eut de fréquentes attaques d'épilepsie. Cadigan, qui s'en aperçut, s'attristait fort d'avoir épousé un homme très impur et épileptique. Pour calmer sa femme, Mahomet la flattait en lui disant : « Je contemple l’archange Gabriel qui s'entretient fréquemment avec moi, et comme je ne puis supporter la splendeur de son visage, je tombe en défaillance et en convulsions. »
Sa femme et les autres crurent qu'il en était ainsi. Cependant on lit autre part que celui qui instruisit Mahomet fut un moine, nommé Sergius, qui ayant été chassé de son monastère pour avoir embrassé l’erreur de Nestorius, vint en Arabie et s'attacha à Mahomet, bien qu'on lise ailleurs que c'était un archidiacre demeurant dans les environs d'Antioche et dit-on, de la secte des Jacobites, qui recommandent la circoncision, et qui assurent que le Christ n'était pas un Dieu, mais seulement un homme juste et saint, conçu du Saint-Esprit et né d'une vierge : toutes choses que les Sarrasins croient et affirment.
Ce Sergius donc enseigna, dit-on, à Mahomet bien des choses du nouveau et de l’ancien Testament. En effet Mahomet, orphelin de père et de mère, passa les années de son enfance sous la tutelle de son oncle, et fut attaché longtemps, ainsi que toute sa nation, au culte des idoles des Arabes, comme il l’assure dans son Alchoran quand il prétend que Dieu lui dit : « Tu as été orphelin et je t'ai pris sous ma protection. Tu es resté longtemps dans l’erreur de l’idolâtrie et je t'en ai retiré; tu étais pauvre et je t'ai enrichi. »
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Toute la nation arabe, ainsi que Mahomet, adorait Vénus comme déesse, et c'est l’origine du grand respect des sarrasins pour le vendredi, comme les juifs gardent le samedi et les chrétiens le dimanche. Mahomet, devenu maître des richesses de Cadigan, arriva à ce comble d'audace qu'il songea à usurper pour lui le royaume des Arabes; mais comme il prévoyait ne pouvoir réussir par la violence et que surtout il était méprisé par ceux de sa tribu qui avaient joui d'un plus grand crédit. que lui, il voulut se faire passer pour prophète, afin d'attirer au moins par une sainteté simulée ceux qu'il ne pouvait subjuguer par la force. Il suivait les conseils de ce Sergius qui était fort prudent : car il le faisait rester caché, lui demandait tout pour le reporter au peuple, et lui donnait le nom de l’archange Gabriel. Ce fut ainsi que Mahomet, se faisant passer pour prophète, obtint d'être le chef de toute cette nation : et tous crurent en lui, soit de bon gré, soit par crainte du glaive. Ce dernier récit est plus exact que celui où il est question de la colombe, et c'est celui auquel il faut tenir.
Or, comme ce Sergius était moine, il voulut que les Sarrasins se servissent de l’habit monacal, savoir de la coule sans le capuce, et qu'à l’exemple des moines, ils fissent grand nombre de génuflexions, à des heures réglées, comme aussi des prières. Et parce que les Juifs priaient tournés vers l’occident et les chrétiens vers l’orient, il voulut que les siens priassent tournés vers le midi, pratique encore en usagé chez les Sarrasins.
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Mahomet promulgua grand nombre de lois que lui enseigna Sergius, qui les avait trouvées dans la loi de Moïse. Ainsi les Sarrasins se lavent souvent, mais principalement quand ils doivent prier; ils se nettoient les parties secrètes, les mains, les bras, la figure, la bouche et tous les membres du corps, afin de pouvoir prier avec plus de pureté. En priant, ils confessent un seul Dieu, qui n'a ni égal ni semblable, et ils reconnaissent que Mahomet est son prophète. Dans l’année, ils jeûnent un mois entier : et quand ils jeûnent, ils mangent seulement pendant la nuit, mais jamais le jour : en sorte que, depuis l’instant du jour qu'ils peuvent distinguer le noir du blanc jusqu'au coucher du soleil, personne n'oserait manger ni boire ou se salir en ayant accointance avec sa femme. Après le coucher du soleil jusqu'au crépuscule du jour suivant, toujours il leur est permis de manger, de boire et d'avoir commerce avec leurs femmes : cependant les infirmes n'y sont pas tenus, une fois chaque année, ils sont obligés de venir visiter la maison de Dieu qui est à la Mecque, et de l’y adorer, d'en faire le tour avec des vêtements qui ne sont point cousus, et de jeter entre leurs jambes des pierres pour lapider le diable. Cette maison construite, disent-ils, par Adam, servit de lieu de prière à Abraham et à Ismaël ; ensuite elle a été donnée à Mahomet et à tous ses sectaires. Ils peuvent manger toute sorte de chair, à l’exception du porc, du sang et des animaux qui n'ont pas été tués de main d'homme. Il leur est permis d'avoir quatre femmes légitimes à la fois, et de répudier chacune d'elles jusqu'à trois fois, puis de la reprendre, de manière cependant à ne pas dépasser quatre fois.
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Ils peuvent avoir autant de femmes achetées ou captives qu'ils veulent, et il leur est permis de les vendre à volonté, à moins qu'elles ne soient devenues enceintes de leurs oeuvres. Il leur est aussi accordé de prendre des épouses de leur famille, afin que leur race s'augmente, et qu'ils resserrent, entre eux, le lien de l’amitié. Quand ils réclament une propriété, il suffit que le demandeur prouve par témoins et que l’accusé affirme son innocence par serment. Celui qui est surpris en adultère est lapidé avec sa complice; celui qui a forniqué avec une autre est condamné à recevoir quatre-vingts coups de bâton. Cependant Mahomet prétendit que le Seigneur lui avait permis, par l’entremise de l’ange Gabriel, d'approcher des femmes des autres, afin d'engendrer des hommes de vertu et des prophètes. Or, un sien serviteur avait une belle femme à laquelle il avait interdit de parler à son maître, et un jour qu'il la trouva causant avec lui, il la répudia à l’instant. Mahomet la prit et la mit au nombre de ses autres femmes : mais dans la crainte d'exciter les murmures du peuple, il fabriqua une charte qu'il dit lui avoir été apportée du ciel, par laquelle il était déclaré que quand quelqu'un répudierait une femme, celle-ci serait l’épouse de celui qui l’aurait recueillie : observance qui est encore aujourd'hui une loi chez les Sarrasins. Le voleur surpris une première et une seconde fois est frappé, de coups; la troisième fois, il a la main coupée, et la quatrième, on lui enlève le pied. Il leur est commandé de ne jamais boire de vin.
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Dieu a promis, assurent-ils, à ceux qui observent ces pratiques et les autres commandements, le paradis, c'est-à-dire, un jardin de délices arrosé par des eaux courantes, où ils auront des sièges éternels, sans être exposés ni au chaud, ni au froid, où ils seront nourris de toutes sortes de mets; tout ce qu'ils demanderont, ils le trouveront à l’instant devant eux : ils seront revêtus d'habits de soie de toute couleur, ils seront unis à des vierges admirables de beauté, et ils nageront dans toutes les délices. Des anges se promèneront connue les échansons, avec des vases d'or et d'argent; dans les vases d'or ils porteront du lait et dans les vases d'argent, du vin en disant : « Mangez et buvez en liesse. » Mahomet avance que, dans le paradis, il y a trois fleuves; l’un de lait, l’autre de miel, et le troisième d'un vin exquis aromatisé, qu'on y verra des anges de toute beauté et d'une telle taille que d'un oeil d'un ange à l’autre, il y a l’espace d'une journée de marche. Mais, disent-ils, à ceux qui ne croient pas à Dieu et à Mahomet, est réservé un enfer où il y aura des peines sans terme. Quels que soient les péchés qu'un homme ait commis, si, au jour de sa mort, il a cru à Dieu et à Mahomet, par l’intercession de Mahomet, au jour du jugement, ils prétendent qu'il sera sauvé. Les Sarrasins qui sont ensevelis dans les ténèbres affirment que ce faux prophète a possédé l’esprit de prophétie par excellence, et ils proclament qu'il a eu des anges pour le favoriser et le garder. ils ajoutent que, avant de créer le ciel et la terre, Dieu avait en sa présence le nom de Mahomet, et que si Mahomet n'eût pas dû venir au monde, il n'y aurait eu ni ciel, ni terre, ni paradis.
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Ils ont l’audace de dire que la lune vint le trouver, qu'il la reçut dans son sein et qu'il la coupa en deux et en réunit ensuite les parties. Ils prétendent encore qu'on lui servit du poison dans de la chair d'agneau ; mais l’agneau parla et lui dit : « Prends garde, ne mange pas, car il y a du poison en moi. » Et pourtant, plusieurs années après, il mourut empoisonné.
Mais revenons à l’histoire des Lombards. Quoique ceux-ci eussent reçu la foi en J.-C., cependant ils étaient un grand sujet d'embarras pour l’empire romain. Après la mort du prince Pépin, maire du palais du roi des Francs, Charles, surnommé Martel, son fils, lui succéda.
Après avoir gagné beaucoup de victoires, il laissa deux princes de la cour, Charles et Pépin. Mais Charles renonça aux pompes du siècle pour se faire moine, au mont Cassin, et Pépin gouverna le royaume avec éclat. Or, comme Childéric était inutile et lâche, Pépin consulta le pape Zacharie pour savoir si celui-là devait être roi qui se contentait seulement d'en avoir le nom. Le pape lui répondit que l’on devait appeler roi celui qui gouvernait bien l’état. Les Francs, excités par cette réponse, renfermèrent Childéric dans un monastère, et créèrent roi Pépin, vers l’an du Seigneur 760. Alors le roi Astolphe, roi des Lombards, avait dépouillé l’Église romaine de ses possessions et de son domaine; le pape Etienne, qui avait succédé à Zacharie, alla donc réclamer le secours de Pépin, roi de France, contre les Lombards.
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Pépin, après avoir rassemblé une nombreuse armée;
vint en Italie, et assiégea le roi Astolphe. Il en reçut
quarante otages, en garantie de ce qu'il rendrait à l’église
romaine toutes ses terres qu'il lui avait enlevées et de ce qu'il
ne l’inquiéterait, plus dans la suite. Toutefois, quand Pépin
se fut retiré, Astolphe ne tint aucun compte de tout ce qu'il avait
promis: mais peu après, comme il allait à la chasse, il mourut
subitement et Didier lui succéda. Dans le même temps, Théodoric,
roi des Goths, gouvernait l’Italie avec l’autorisation. de l’empereur.
Il était infecté de l’hérésie arienne ; le
philosophe Boëce, personnage consulaire, et Patrice avec Symmaque
pour collègue, dont il était le gendre, illustrait l’état
et défendait l’autorité du sénat romain contre Théodoric
; mais ce prince envoya Boëce en exil à Pavie (ce fut là
que ce philosophe composa son livre de la Consolation) et ensuite il le
fit périr.
Sa femme, nommée Elpis, passe pour avoir composé, en
l’honneur des saints apôtres Pierre et Paul, l’hymne qui commence
par ces mots : Felix per omnes festum mundi cardines. Ce fut elle aussi
qui se fit cette épitaphe :
Elpes dicta fui, Sicilix regionis alumna,
Quai procul à patria conjugis egit amor;
Porticibus sacris jàm nunc peregrina quiesco,
Judicis aeterni testificata thronum *.
Théodoric, qui mourut subitement, fut vu par un saint ermite, par le pape Jean et par Symmaque, qu'il avait tués, nu et déchaussé, plongé dans le cratère d'un volcan, ainsi que le rapporte saint Grégoire en son Dialogue.
* J'ai eu nom Elpis, j'ai été élevée en Sicile ; l’amour de mon époux m’a jetée loin de ma patrie. Je repose maintenant en paix, sous ces portiques sacrés, après m’être justifiée devant le trône du souverain Juge.
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Vers l’an du Seigneur 677, d'après une chronique, Dagobert, roi des Francs qui avait régné longtemps avant Pépin, avait une grande vénération pour saint Denys ; car quand il avait à redouter la colère de Lothaire, son père, il venait se réfugier à l’église de ce saint. Après avoir été roi, il vint à mourir et un saint personnage vit son âme traînée au jugement où, beaucoup de saints l’accusaient d'avoir dépouillé leurs églises. Déjà les mauvais anges voulaient la mener aux enfers, quand se présenta saint Denys qui le délivra en intervenant pour elle et là fit échapper au châtiment. Peut-être son âme revint-elle animer son corps et fit-il pénitence. Le roi Clovis découvrit religieusement le corps de saint Denys et rompit un de ses os qu'il enleva par cupidité; mais bientôt après il tomba en démence.
— Vers l’an du Seigneur 787, Bède le Vénérable,
prêtre et moine; illustrait l’Angleterre. Bien qu'il soit compté
parmi les saints, cependant il n'est pas appelé dans l’Eglise, saint,
mais vénérable, et cela pour deux motifs. Le premier, c'est
que dans sa vieillesse ses yeux s'étaient éteints, et il
avait, dit-on, un. conducteur, par lequel il se faisait mener dans les
villes et dans les châteaux où partout il prêchait la
parole du Seigneur. Une fois qu'ils passaient dans une vallée couverte
de grosses pierres, son disciple lui dit, par dérision, qu'il y
avait là beaucoup de monde rassemblé, attendant en silence
et avec avidité sa prédication. Alors Bède prêcha
avec ardeur, et ayant fini son sermon par ces paroles
« Per omnia saecula saeculorum, dans tous les siècles
des siècles », aussitôt les pierres, dit-on, répondirent
en criant : « Amen venerabilis Pater, ainsi sort-il, vénérable
Père. » Or, parce que les pierres l’avaient, par miracle,
appelé vénérable, c'est pour cela qu'on l’appelle
Père vénérable.
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Il y en a d'autres qui assurent que les anges lui répondirent: « Vous avez bien parlé, Père vénérable. » Le second motif est, qu'après sa mort, un clerc, qui lui était dévoué, voulait composer un vers pour le faire graver sur son tombeau ; or, ce vers commençait ainsi
Hac sunt in fossa
et le clerc voulait le terminer par ces mots :
Bedae sancti ossa.
Mais comme ces mots ne pouvaient pas terminer le. vers avec la quantité, il s'étudia à chercher, mais sans la trouver, une fin convenable. Après y avoir pensé longtemps pendant une nuit, il se leva le matin pour aller au tombeau et il y trouva gravé, par les mains des anges, le vers ainsi terminé
Hac sunt in fossâ Bedae venerabilis ossa*.
Le jour de l’Ascension, sur le point de mourir, il se fit porter à l’autel, et là il récita jusqu'à la fin l’antienne O Rex gloriae, Domine virtutum **. Quand il l’eut achevée, il s'endormit en paix. Une odeur si grande embauma tous ceux qui se trouvaient dans l’église, qu'ils se croyaient en paradis. Son corps est honoré à Gênes avec une dévotion singulière.
* Dans cette fosse, sont les os du vénérable Bède.
** C'est l’antienne de Magnificat des IIes vêpres de cette fête,
dans le Bréviaire romain.
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Dans le même temps, c'est-à-dire vers l’an du Seigneur 700, Rachord, roi des Frisons, allait recevoir le baptême, et déjà il avait mis un pied dans les fonts quand, eu retenant l’autre pied, il demanda où étaient la plus grande, partie de ses ancêtres, si c'était en enfer ou en paradis. Et quand il apprit que la plupart étaient en enfer, il retira le pied qui était mouillé : « C'est chose plus sainte, dit-il, de suivre le plus grand nombre que le plus petit. » C'était le démon qui l’avait joué en promettant de lui donner, trois jours après, des biens incomparables. Or, il périt subitement et mourut de la mort éternelle le quatrième jour. On rapporte qu'en Italie, dans la Campanie, il y eut des pluies de froment, d'orge et de légumes. Dans le même temps, c'est-à-dire vers l’an du Seigneur 710, comme on avait transporté, du Mont-Cassin au monastère de Fleury *, le corps de saint Benoît et au Mans celui de sa soeur sainte Scholastique, Charles, moine du Mont-Cassin, voulant transporter le corps de saint Benoît au château de Cassin, en fut empêché par les miracles que Dieu opéra et par les Fraucs qui s'y opposèrent.
En ce même temps; vers l’an du Seigneur 740, il y eut un grand tremblement de terre, qui renversa des villes ; d'autres, dit-on, furent transportées des montagnes dans les plaines voisines, avec leurs murailles et leurs habitants, à une distance de six milles, sans qu'il en résultat aucun accident.
* Saint-Benoît-sur-Loire.
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On fit la translation du corps de sainte Pétronille, fille de l’apôtre saint Pierre, qui avait écrit lui-même sur son tombeau en marbre cette inscription: Aureae Petronellae dilectissimae filiae. « Aure Petronelle, ma fille bien aimée. » C'est le récit de Sigebert (an 758). En ce même temps, les Tyriens infestèrent l’Arménie. Autrefois, il y eut une peste dans leur pays, et les chrétiens leur persuadèrent de se couper les cheveux en forme de croix, et comme la salubrité leur fut rendue par. ce moyen, ils ont conservé l’usage de se raser ainsi.
— Pépin étant mort après de nombreuses batailles gagnées, Charlemagne, son fils, lui succéda au trône ; c'était alors Adrien qui était Souverain Pontife à Rome : Il envoya des légats à Charlemagne lui demander du secours contre Didier, roi des Lombards, qui, comme l’avait fait Astolphe, son père, vexait beaucoup l’Eglise. Charles lui obéit, rassembla une grande armée, entra en Italie par le mont Cenis, et assiégea vigoureusement Pavie, capitale du royaume. Il prit Didier, sa femme, ses enfants et les princes, qu'il relégua en exil dans les Gaules, et restitua à Adrien tous les droits de l’Eglise que les Lombards avaient usurpés. Il y avait pour lors, dans l’armée de Charles, deux soldats intrépides de J.-C., Amicus et Amélius, dont les Actes rapportent des faits merveilleux. Ils périrent à Mortaria, où Charles défit les Lombards.
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Là finit le royaume de ces derniers, car ils n'eurent plus d'autre roi désormais que celui que leur donnaient les empereurs. Charles étant parti pour Rome, le pape y rassembla un concile de cent cinquante-quatre évêques. Dans ce concile, le pape donna à Charles le droit d'élire le Souverain Pontife et de conférer le siège apostolique ; il définit encore que les archevêques et les évêques de chaque province, avant leur consécration, recevraient de Charles l’investiture.
— Ses fils aussi furent sacrés rois à Rome, savoir Pépin, de l’Italie, Louis, de l’Aquitaine. C'était alors que florissait Alcuin, maître de Charles. Pépin, fils de Charles, convaincu d'avoir conspiré contre son père, fut tonsuré dans un monastère.
Vers l’an du Seigneur 780, c'est-à-dire du temps de l’impératrice Irène et de son fils Constantin, un homme, en fouillant le long des murs de Thrace, trouva, au récit d'une chronique, un coffre en pierre; l’ayant débarrassé et nettoyé, il trouva un homme dessus et cette inscription : Christus nascetur ex Maria Virgine, et credo in eum. Sub Constantino et Irene temporibus, o sol, iterum me videbis *. « Le Christ naîtra de la vierge Marie, et je crois en lui, Sous l’empire de Constantin et d'Irène, soleil, tu me verras une fois encore. » Quand Adrien mourut, Léon fut élevé sur le siège de Rome. C'était un homme respectable à lotis égards, dont les proches d'Adrien virent avec peine l’exaltation, et comme il célébrait les Litanies majeures **; ils soulevèrent le peuple contre lui, lui arrachèrent les yeux et lui coupèrent la langue. Mais Dieu lui rendit miraculeusement la parole et la vue.
* Ordéric Vital, l. I, c. XXIV. — Sigebert, Chronique, an 780.
Ces deux auteurs disent que cette inscription fut trouvée à
Constantinople.
** La procession de saint Marc.
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Alors, Léon se réfugia auprès de Charles, qui le rétablit sur son siège et punit les coupables. L'an du Seigneur.781, d'après les conseils du pape, les Romains se séparèrent de l’empire de Constantinople, acclamèrent, d'un concert unanime, Charles empereur, et, par la main de Léon, ils le couronnèrent et l’appelèrent César et Auguste. Après le grand Constantin, le siège de l’empire avait été transféré à Constantinople, parce que ce même Constantin avait laissé le siège de Rome aux vicaires de saint Pierre, en choisissant Constantinople pour sa capitale. Cependant les empereurs furent toujours appelés empereurs romains, à cause de la dignité, jusqu'au moment où l’empire romain passa aux rois des Francs. Dans la suite, ceux-là furent appelés empereurs des Grecs ou de Constantinople; et ceux-ci empereurs romains. Il y a une chose surprenante concernant cet empereur, c'est que, tant qu'il vécut, il ne voulut marier aucune de ses filles ; car il disait ne pouvoir se passer de leur compagnie, et selon ce qu'écrit Alcuin *, son maître, à son sujet, bien qu'il eût été heureux d'autre part, cependant, en ce point, il subit la malignité de la mauvaise fortune ; il déclarait par là assez clairement ce qu'il voulait dire. Cependant, il ne cessa d'agir comme s'il ne savait rien des soupçons qu'on formait contre. lui, quoiqu'on en parlât beaucoup. De là vient que partout où il allait, il menait toujours ses filles avec lui.
* C'est Eginhard qui parle ainsi dans sa Vie de Charlemagne, n° 19.
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Ce fut du temps de Charlemagne que l’on abandonna l’office ambrosien, pour adopter solennellement l’office grégorien, grâce à l’autorité impériale qui favorisa beaucoup cette mesure. D'après le témoignage de saint Augustin dans son livre des Confessions, saint Ambroise, sous le coup de la persécution de l’impératrice Justine, arienne déclarée, fut obligé, avec tout le peuple, de rester enfermé dans son église; ce fut alors qu'il institua de faire chanter des hymnes et des psaumes, comme les Orientaux, afin que le peuple ne desséchât pas d'ennui, ce qui passa dans la suite en usage dans toutes les églises. Mais saint Grégoire, venant après; fit certains changements ; il ajouta et il retrancha, car les saints pères ne purent pas tout d'un coup régler tout ce qui pouvait contribuer à la splendeur de l’office divin; chacun d'eux régla des choses différentes dans son église. En effet, on voit que l’on commença la messe de trois manières différentes d'abord, on chantait des leçons, comme cela a encore lieu au samedi saint; plus tard, le pape Célestin institua qu'on chanterait des psaumes à l’Introït de la messe, et saint Grégoire conserva un verset du psaume qui se chantait tout entier. Autrefois, les psaumes se chantaient en chœur par les assistants, qui se plaçaient en forme de couronne autour de l’autel, et ,c'est pour cela qu'on dit le choeur. Mais Flavien et Théodore réglèrent qu'on chanterait alternativement, et ils tenaient cet usage de saint Ignace, auquel Dieu avait appris de le faire ainsi.
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Saint Jérôme disposa des psaumes, des épîtres, des évangiles qui devaient être lus en dehors des pièces chantées, dans l’office du jour et de la nuit. Saint Ambroise, Gélase et saint Grégoire ajoutèrent des oraisons et des morceaux. de chant, qu'ils disposèrent avec les leçons et les évangiles. C'est encore eux qui firent chanter à la messe le Graduel, le Trait et l’Alleluia. Saint Hilaire, ou le pape Symmaque, ou bien encore le pape saint Thélesphore, d'après différents écrivains, ajoutèrent le Gloria in excelsis Deo, Laudamus te, etc. Notker, abbé de Saint-Gal, est le premier qui ait composé des séquences qu'on devait chanter à la place du neume de l’Allebda, et, le pape Nicolas permit de les chanter à la messe. Hermann. Contractus le Teutonique composa : Rex omnipotens; Sancti spiritus adsit nobis gratia ; Ave Maria, et l’antienne Alma redemploris mater, la prose, Simon Barjona. Ce fut Pierre, évêque de Compostelle, qui fit le Salve Regina. Cependant, Sigebert dit que ce fut Robert, roi des Francs, qui composa la séquence Sancti spiritus adsit nobis gratia, etc.
Charlemagne, d'après ce qu'en rapporte l’archevêque Turpin, était beau de corps, mais d'un aspect farouche. Sa taille était de huit pieds, sa figure avait une palme et demie de long, sa barbe une palme, et son front un pied. D'un seul coup de son épée, il coupait, du haut en bas, un cavalier armé et à cheval, et le cheval en plus ; il redressait facilement avec les mains quatre fers de cheval à la fois. D'une seule main, il prenait à terre un soldat debout tout armé, et le levait, sur cette main, jusqu'à la hauteur de sa tète; il mangeait un lièvre tout entier, ou deux poules ou bien une oie; il buvait peu de vin, et le tempérait avec de l’eau. Il était tellement sobre pour sa boisson, qu'il ne lui arrivait que rarement de boire plus de trois fois par repas.
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Il fit bâtir beaucoup de monastères, et finit saintement sa vie ; à la fin de ses jours, il institua J.-C. son héritier. Louis, son fils, personnage d'une grande clémence, lui succéda à l’empire, vers l’an du Seigneur 815. De son temps, les évêques et les clercs cessèrent de porter des ceintures tissues d'or, leurs habits somptueux et d'autres ornements mondains. Théodulphe, évêque d'Orléans, faussement accusé auprès de l’empereur, fut renfermé par celui-ci dans la prison d'Angers. Un jour des Rameaux, dit une chronique, que la procession passait vis-à-vis la maison où il était détenu, il ouvrit. sa fenêtre et, l’empereur étant là, il chanta, au milieu d'un grand silence, ces beaux vers qu'il avait composés : Gloria, laus et honor tibi sit, rex Christe redemplor, etc *. L'empereur en fut tellement satisfait qu'il le délivra de ses fers, et le rétablit sur son siège.
Les légats de Michel, empereur de Constantinople, apportèrent, entre autres présents, à Louis, fils de Charlemagne, les livres de saint Denys sur la Hiérarchie, traduits du grec en latin. Il les reçut avec joie, et dix-neuf infirmes furent guéris, cette nuit-là même, dans L'église du saint. Louis étant mort, Lothaire eut l’empire. Ses frères, Charles et Louis, lui déclarèrent la guerre, et il y eut un tel carnage de part et d'autre qu'on n'a pas souvenance qu'il y en eût un si grand dans le royaume des Francs. Enfin on fit un traité par lequel Charles régna en France, Louis en Allemagne, Lothaire en Italie et sur cette partie de la France qui reçut de lui le nom de Lorraine. Dans la suite, il céda l’empire à Louis, son fils, pour prendre l’habit monastique.
* C'est l’hymne de la procession du dimanche des Rameaux.
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De son temps, rapporte une autre chronique, était pape Sergius, Romain de nation, qui s'appelait d'abord Bouche-de-porc, mais qui changea de nom pour s'appeler Serarius : et c'est depuis cette époque qu'il fut établi que torrs les papes changeraient de nom, tant parce que Notre-Seigneur changea le nom de ceux qu'il élit à l’apostolat, que pour marquer qu'en changeant de nom, ils doivent être tout autres par la perfection de leurs moeurs, et enfin pour que celui qui est élu à un emploi si éclatant ne soit pas déshonoré par un nom messéant. Du temps de ce Louis, savoir, l’an du Seigneur 856, lit-on dans une chronique, dans une paroisse de Mayence, le malin esprit tourmentait les habitants, en frappant sur les murs des maisons à coups de marteau, en parlant tout haut, en jetant le trouble, à tel point que partout où il était entré, aussitôt cette maison brûlait. Les prêtres firent des processions avec les Litanies, en jetant de l’eau bénite; mais l’ennemi leur jetait des pierres et en blessait un grand nombre. Enfin il cessa, et fit l’aveu que quand on jeta de l’eau bénite, il alla se cacher sous la chape d'un prêtre, son ami, en l’accusant d'être tombé dans le péché avec la fille du procureur. Dans le même temps, le roi des Bulgares se convertit à la foi et parvint à un tel degré de perfection. que, cédant le trône à son fils aîné, il revêtit l’habit monastique, mais son fils, se comportant en jeune homme et voulant revenir au culte païen, il reprit les rênes du gouvernement, poursuivit son fils, le prit, et après lui avoir crevé les yeux, il le jeta en prison ; puis il mit à la tète du royaume son plus ,jeune fils, et reprit le saint habit.
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A Brescia en Italie, on raconte qu'il plut du sang venant du ciel, l’espace de trois jours et de trois nuits. Dans le même temps, apparurent dans les Gaules une quantité énorme de sauterelles qui avaient six ailes, six pattes, et deux dents plus dures que la pierre, elles volaient en troupe comme une armée dans un camp et s'étendaient, dans le courant d'un jour, sur un rayon de cinq à six milles, ravageant tout ce qu'il y avait de vert aux herbes et aux plantes. Parvenues jusqu'à la mer britannique, le vent les engloutit dans la mer; mais le reflux de l’Océan les rejeta sur le rivage et leurs membres en putréfaction corrompirent l’air : il en résulta une mortalité immense et une famine extrême, en sorte qu'il périt un tiers de la population. — Enfin Othon Ier fut empereur, l’an du Seigneur 938. A une fête de Pâques, cet Othon avait commandé un repas pour les princes ; et avant de s'asseoir le fils d'un prince prit, comme un enfant, un plat sur la table ; alors l’officier qui portait les plats le renversa d'un coup de bâton. A cette vue, Je précepteur de l’enfant poignarda aussitôt cet officier. Et comme l’empereur voulait le condamner sans l’entendre, ce précepteur jeta l’empereur par terre et voulut l’étrangler. Othon, arraché avec peine des mains de cet homme, le fit ménager, en disant tout haut qu'il était lui-même coupable de n'avoir pas respecté le jour de cette fête ; et il le laissa aller libre.
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A Othon le, succéda Othon II. Comme les Italiens violaient fréquemment la paix, il vint à Rome et offrit un grand repas à tous les princes, aux grands et aux prélats, sur les degrés de l’église. Pendant qu'ils étaient à table, sans qu'on s'y attendit, il les fit entourer tous de gens armés ; ensuite il amena la convocation sur la paix qui avait été violée ; ce dont il se plaignit. Il ordonna alors de lire la liste des coupables, qu'il fait décapiter à l’instant, sur le lieu même, et il continue le repas avec les autres. Il eut pour successeur, l’an de N.-S. 984, Othon III, surnommé Merveilles du monde. On dit dans une chronique que sa femme voulut se prostituer à un comte, qui, ne voulant pas commettre ce crime énorme, fut diffamé auprès de l'empereur par l’impératrice furieuse. Il fit décapiter le comte sales l’entendre. Avant d'être exécuté, il pria sa femme de soutenir son innocence après sa mort par l’épreuve du fer brillant. Arrive le jour où le césar a promis à la veuve et aux pupilles de leur rendre justice ; la veuve du comte s'y rend en portant la tête de son mari dans les bras. Elle demande alors à l’empereur quelle mort méritait celui qui avait tué quelqu'un injustement. Comme l’empereur lui répondait qu'il méritait de perdre la tête, elle reprit : « C'est toi qui es cet homme; tu as lait tuer innocemment néon mari, à la suggestion de ton épouse, et pour que lit aies la preuve que je dis la vérité, je te la donnerai par le jugement du fer rouge. » L'empereur,voyant cela, fut stupéfait, et il se remit au pouvoir de cette femme pour être puni. Cependant, d'après l’intervention des pontifes et des seigneurs, il obtint de la veuve un délai de dix, puis de huit, puis de sept et enfin de six jours.
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Alors l’empereur, après avoir examiné l’affaire, découvrit la vérité et fit brûler vive son épouse, et, pour se racheter, il donna quatre châteaux à la veuve. Ces, châteaux, situés dans le diocèse de Luna, sont appelés, en raison des délais différents, X, VIII, VII et VI. Après Othon III, le bienheureux Henri, qui fut duc de Bavière, parvint à l’empire, l’an du Seigneur 1002. Il donna en mariage sa sueur, nommée Galla, à Étienne, roi de Hongrie, encore païen, et il convertit à la foi chrétienne le roi lui-même et toute sa nation. Cet Étienne eut tant de piété que Dieu le rendit illustre par une infinité de miracles éclatants. Cet Henri et Cunégonde, sa femme, restèrent vierges, et après avoir vécu dans le célibat, ils moururent en paix. Il eut pour successeur Conrad, duc des Francs, qui épousa la nièce de saint Henri. De son temps, on vit, dans le ciel, une, poutre de feu d'une merveilleuse grandeur, se diriger vers le soleil sur son déclin, puis tomber à terre. — Conrad fit jeter dans les fers quelques évêques d'Italie, et parce que l’archevêque de Milan s'était évadé, il fit incendier les faubourgs de cette ville. Or, le jour de la Pentecôte, pendant qu'on couronnait l’empereur, dans une petite église, en deçà de la ville, il se fit, durant la messe, des éclairs et de si forts coups de tonnerre que quelques personnes furent frappées d'aliénation, tandis que d'autres rendaient l’âme. L'évêque Bruno,qui chantait la messe,et le secrétaire de l’empereur dirent avec les autres que, pendant la célébration du sacrifice,ils avaient vu saint Ambroise adressant des menaces à l’empereur.
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— Du temps de ce Conrad, c'est-à-dire, l’an, du Seigneur 1025, le comte Lupold, lit-on dans une chronique *,craignant la colère du roi, s'enfuit avec sa femme dans une forêt où tous deux se cachèrent dans une chaumière. L'empereur étant à la chasse dans cette forêt, fut surpris par la nuit, et forcé de loger dans cette chaumière. L'hôtesse, qui était grosse et près d'accoucher, disposa décemment et fournit, comme elle put, les choses nécessaires. Cette nuit-là même, cette femme mit au monde un fils, et Conrad entendit par trois fois une voix qui s'adressait à lui en disant : « Conrad, ce nouveau-né sera ton gendre. » En se levant le matin, il manda auprès de lui deux écuyers qui étaient ses confidents et leur dit : « Allez prendre ce petit enfant, arrachez-le des mains de sa mère, coupez-le en deux et m’apportez son coeur. » Ils s'empressèrent d'aller prendre l’enfant dans le giron de sa mère; mais le voyant fort joli, ils furent touchés de compassion et le déposèrent sur un arbre, pour qu'il ne fût point dévoré par les bêtes; puis coupant un lièvre en deux, ils en apportèrent le cour à l’empereur. Ce même jour, un duc passait par là et entendant un enfant qui poussait des vagissements, il se le fit apporter. Or, comme il n'avait point de fils, il le porta à sa femme et le fit nourrir ; puis il répandit le bruit qu'il l’avait eu de sa femme et le nomma Henri. Devenu grand, il était très beau de corps, très éloquent et gracieux en tout point. L'empereur, le voyant. si beau et si prudent, le demanda à son père et le fit rester à sa cour. Mais en le voyant si bien venu et si recommandé de tous, il se prit à douter qu'il ne régnât après lui et que ce ne fût celui qu'il avait commandé de tuer.
* Le Panthéon, de Godefroi de Viterbe, part. XVII.
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Voulant donc se tranquilliser, il l’envoya porter à sa femme une lettre écrite de sa propre main et ainsi conçue : « Si ta vie t'est chère, aussitôt après avoir reçu cette lettre, tue cet enfant. » En chemin, il entra dans une église, où il, s'endormit de fatigue sur un banc, et la bourse où se trouvait la lettre était pendante; un prêtre, poussé par la curiosité, délia cette bourse, et voyant une lettre scellée du sceau royal, il l’ouvrit, sans briser le sceau, et la lut: il fut saisi d'horreur pour un pareil crime ; alors grattant avec adresse ces mots : « tue-le » il écrivit à leur place : « tu donneras à ce jeune homme notre fille en mariage. » Quand l’impératrice eut vu la lettre scellée du sceau de l’empereur, et écrite de sa main, elle convoqua les princes, célébra les noces et donna sa fille en mariage à Henri. Ces noces furent célébrées à Aix-la-Chapelle. L'empereur, entendant dire que sa fille avait été mariée avec pompe, fut stupéfait ; et après s'être enquis de la vérité auprès des deux écuyers, du duc et dit prêtre, il vit qu'il n'avait plus lieu de résister à la volonté de Dieu ; alors il fit venir Henri et le reconnaissant comme son gendre, il le désigna pour régner après lui. Or, au lieu où naquit Henri, fut élevé un magnifique monastère qui porte encore aujourd'hui le nom d'Ursanie (Hirsauge).
Cet Henri éloigna de sa cour tous les bouffons et donnait aux pauvres ce qu'on avait l’habitude de distribuer à ces gens-là. De son temps, il y eut un si grand schisme en l’Eglise que trois papes furent élus à la fois; mais un prêtre, nommé Gratien, leur ayant donné une grande somme d'argent, ils lui cédèrent la papauté qu'il obtint ainsi.
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Or, comme Henri venait à Rome pour éteindre le schisme, Gratien vint à sa rencontre et lui offrit une couronne d'or, pour le mettre dans ses intérêts : mais l’empereur ne parla de rien, convoqua un concile où Gratien fut convaincu de simonie et un autre lui fut substitué. Cependant dans le livre que Bonizi envoya à la comtesse Mathilde, il est dit que ce Gratien avait agi en toute simplicité, quand il acheta le Pontificat à prix d'argent, et que c'était pour obvier au schisme; mais reconnaissant ensuite son erreur, il se déposa lui-même de l’avis de l’empereur. Après cet Henri, ce fut Henri III qui eut l’empire. De son temps, Bruno fut élu pape et prit le nom de Léon. Comme il allait prendre possession à Rome du siège apostolique, il entendit la voix des anges qui chantaient : Dicit Dominus : Ego cogito cogitationes pacis, etc. Ce pape composa beaucoup de pièces de chant en l’honneur d'une foule de saints. — Dans ce temps, Bérenger jeta le trouble dans l’Eglise. Il prétendait que le corps et le sang de J.-C. ne sont pas véritablement sur l’autel, mais que ce n'en est que la figure. Contre lui écrivit Lanfranc, prieur du Bec, originaire de Pavie, qui fut le maître de saint Anselme de Cantorbéry. Ensuite régna Henri IV, l’an du Seigneur 1037. De son temps principalement, brillait Lanfranc. L'excellence de sa doctrine fit voler de la Bourgogne auprès de lui Anselme, personnage qui dans la suite, fut orné de vertus et de sagesse ; il fut le successeur de Lanfranc dans le prieuré du monastère du Bec.
* Hélinand, an 1048. C'est l’introït de la messe du dernier dimanche après la Pentecôte.
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Vers ce temps-là, Jérusalem, qui avait été prise par les Sarrasins, fut recouvrée par les fidèles. Les os de saint Nicolas furent apportés à la ville de Bari. A ce sujet on lit, entre autres choses, que dans une église, qu'on appelle Sainte-Croix, dépendante de Sainte-Marie de la Charité, on ne chantait pas encore la nouvelle légende de saint Nicolas, et les fières sollicitaient instamment le prieur de leur en donner la permission. Celui-ci s'y refusa obstinément, sous prétexte qu'il était inconvenant de chanter une coutume ancienne pour la remplacer par des nouveautés. Comme les frères insistaient encore, le prieur courroucé répondit : « Allez-vous-en, frères, jamais on ne m’arrachera la permission de chanter dans mon église de nouveaux cantiques, qui sont je ne sais quelles bouffonneries. » Mais quand arriva la fête du saint, les frères chantèrent les matines avec une certaine tristesse, et quand ils se furent tous retirés dans leurs lits, voici que saint Nicolas apparut visiblement au prieur avec un aspect terrible. Il le prit de son lit par les cheveux et le jeta sur le pavé du dortoir. Alors il commença l’antienne : O pastor aeterne, et à chaque note, avec une poignée de verges à la main, il frappait sur le dos du prieur les coups les plus rudes. Il poursuivit, jusqu'à la fin, le chant de cette antienne qu'il exécutait lentement, mais en redoublant les coups. Les cris du prieur ayant réveillé tous les frères, on le porta à demi-mort dans son lit. Revenu enfin à lui : « Allez, dit-il, chanter maintenant le nouvel office de saint Nicolas. »
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Dans ce temps-là, du couvent de Molesmes sortirent vingt et un
moines avec leur abbé, saint Robert, pour aller dans la solitude
de Citeaux, afin d’y observer plus strictement leur règle, et y
fonder un nouvel ordre. Hildebrand, prieur de Cluni, fut élu pape
et appelé Grégoire. Alors qu'il n'était encore que
dans les ordres mineurs, il exerçait tes fonctions de légat,
et à Lyon il convainquit de simonie, d'une manière miraculeuse,
l’archevêque d'Embrun. Cet archevêque corrompait tous ses accusateurs
et ne pouvait être convaincu; alors le légat lui commanda
de dire : Gloria Patri et Filio, et Spiritui sancto. L'archevêque
disait bien, Gloria Patri et Filio, mais il ne pouvait dire et Spiritui
sancto, parce qu'il avait péché coutre le Saint-Esprit. Alors
il confessa sa faute, et aussitôt qu'il eut été déposé,
il put prononcer à haute voix le nom du Saint-Esprit. Ce miracle
est rapporté par Bonizi dans son livre à la comtesse Mathilde.
(Epître, I.)
Henri IV mourut à Spire, et fut enseveli avec les autres rois;
ce vers fut gravé sur son tombeau:
Filius hic, pater hic, avus hic, proavus jacet istic *.
Henri V lui succéda l’an du Seigneur 1107. Il se saisit du pape
et des cardinaux, et en leur rendant la liberté, il reçut
le privilège de donner l’investiture des évêchés
et des abbayes par l’anneau et le bâton pastoral.
— Vers ce temps, saint Bernard entra à Cîteaux avec ses
frères.
— Dans la paroisse de Liège, une truie mit bas un pourceau qui
avait un visage d'homme. Il naquit un poulet avec quatre pattes.
— Lothaire fut le successeur de Henri.,
* Ici gît, fils, père, aïeul et bisaïeul.
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De son temps, en Espagne une femme mit au monde un monstre qui avait deux corps; les figures étaient tournées en façon inverse l’une de l’autre, et les deux corps étaient soudés ensemble. D'un côté c'était un homme complet avec tous ses membres, et de l’autre côté, c'était la figure d'un chien avec le corps,et les membres d'un chien.
— Après Lothaire,régna Conrad, l’an du Seigneur 1138.
Ce fut de son temps que mourut Hugues de Saint-Victor, le docteur par excellence,
profond en science et en piété: On rapporte de lui que dans
sa dernière maladie, il ne pouvait garder aucune nourriture; il
ne laissa pas de demander avec, beaucoup d'instance qu'on lui donnât
le corps du Seigneur. Alors ses frères, dans l’intention de le calmer,
lui apportèrent simplement une hostie au lieu du corps de N.-S.
Mais il le sut par révélation : « Que le Seigneur ait
pitié de vous, mes frères, dit-il; pourquoi avoir voulu
m’abuser? car ce n'est pas mon Seigneur que vous m’avez apporté.
» Les frères stupéfaits coururent chercher le corps
de N.-S. mais Hugues, voyant qu'il ne pourrait le recevoir, fit cette prière
en levant les mains au ciel : « Que le fils remonte au Père,
et l’esprit à son Dieu qui l’a créé. » En disant
ces mots, il rendit l’esprit, et on ne vit plus le corps du Seigneur.
— Eugène, abbé de saint Anastase, est élu pape.
Chassé de la ville par les sénateurs qui en avaient élu
un autre, il vint dans les Gaules, et envoya en avant de lui saint Bernard
qui prêchait la voie du Seigneur et faisait beaucoup de miracles.
Alors florissait Gilbert de la Porrée.
— Frédéric, neveu de Conrad, fut empereur, l’an du Seigneur
1154.
— En ce temps, florissait maître Pierre Lombard, évêque
de Paris, qui compila si utilement le livre des Sentences, la glose du
Psautier et des Epîtres de saint Paul.
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Dans ce temps-là, on vit dans le ciel trois lunes et au milieu
le signe de la croix; et peu après on vit trois soleils.
— Alors Alexandre fut élu pape canoniquement. On lui opposa
Octavien, Jean de Crémone, cardinal du titre de saint Calixte et
Jean de Strume qui furent successivement élus papes et soutenus
par l’empereur. Ce schisme dura dix-huit ans, pendant lesquels les Teutons,
qui tenaient Tusculum pour l’empereur, attaquèrent les Romains à
Monte-Porto et en firent un si grand carnage, depuis l’heure de none jusqu'à
celle de vêpres, que jamais il n'y eut tant de Romains tués
par milliers, quoique du temps d'Annibal, il en eût été
massacré un si grand nombre que ce général envoya
à Carthage trois boisseaux des anneaux qu'il fit liter des doigts
des chevaliers restés morts. Beaucoup d'entre eux furent ensevelis
à Saint-Étienne et à Saint-Laurent, où ils
ont cette épitaphe : Mille decem decies sex decies quoque seni *.
— L’empereur Frédéric, étant dans la Terre-Sainte,
trouva la mort en se baignant dans un fleuve; ou bien, selon d'autres,
son cheval s'étant engagé trop avant dans l’eau, il tomba
et se noya. Il eut pour successeur Henri, son fils, l’an du Seigneur 1190.
De son temps, il veut des pluies si abondantes, mêlées de
tonnerres, d'éclairs et de tempêtes, que l’on n'a pas de souvenance
qu'il y en eût eu de pareilles dans l’antiquité ; en effet,
des pierres carrées, grosses comme des neufs, mêlées
à la pluie, détruisirent les arbres, les vignobles, les moissons
et tuèrent beaucoup de monde.
* 700, 600 ?
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Pendant cette tempête, on vit voler dans les airs des corbeaux
et une grande quantité d'oiseaux qui portaient des charbons ardents
dans leur bec et incendiaient les maisons.
— Henri exerça constamment sa tyrannie contre l’Église
romaine ; ce fut pour cela qu'à sa mort, Innocent III s'opposa à
ce que Philippe, son frère, fût promu à l’empire, et
il adhéra à Othon, fils du due de Saxe, qu'il fit couronner
roi d'Allemagne à Aix-la-Chapelle.
— En ce temps-là, plusieurs barons de France, qui allèrent
outre-mer pour délivrer la Terre-Sainte, prirent Constantinople.
— De cette époque date le commencement des ordres des prêcheurs
et des frères mineurs.
Innocent IV envoya des légats à Philippe, roi des Français,
pour qu'il envahît le pays des Albigeois et qu'il détruisît
les hérétiques. Il les prit et les fit brûler.
—Enfin Innocent. couronna Othon empereur, et exigea de lui le serment
de sauvegarder les droits de l’Église. Mais le jour même de
son serment il y manqua, et fit dépouiller ceux qui allaient à
Rome en pèlerinage. Alors le pape l’excommunia et le déposa
de l’empire.
— En ce temps, vivait sainte Elisabeth, fille du roi de Hongrie, épouse
du landgrave de Thuringe, qui, entre autres miracles sans nombre, ressuscita,
ainsi qu'il est écrit, plus de treize morts et rendit la vue à
un aveugle-né. On dit qu'il découle encore aujourd'hui de
l’huile de son corps.
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— Quand Othon fut déposé, on élut Frédéric,
fils de Henri, qui fut couronné par le pape Honorius. Il promulgua
d'excellentes lois pour la liberté de l’Église et contre
les hérétiques. Il surpassa tous les monarques en richesses
et en gloire ; mais il se laissa abuser par l’orgueil qu'il en ressentit.
Il fut en effet un tyran de l’Église; il mit deux cardinaux dans
les fers; il fit pendre les prélats que Grégoire IX avait
convoques pour venir en concile; de là l’excommunication que le
pape lança contre lui. Enfin Grégoire mourut écrasé
sous une infinité de tribulations et Innocent IV, génois
de nation, ayant convoqué un concile à Lyon, déposa
cet empereur. Depuis sa mort et sa déposition, le siège impérial
est vacant.
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LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE
La dédicace de l’Église est célébrée comme les autres fêtes solennelles ; et parce qu'il y a deux sortes d'églises ou de temples, le matériel et le spirituel, c'est pour cela qu'il convient de dire ici un mot de la dédicace de ces deux temples. Par rapport à la dédicace du temple matériel, il y a trois considérations à établir: I° Pourquoi il est dédié ou consacré ; II° comment il est consacré; III° par qui il est profané. Et parce qu'il y a deux objets consacrés, savoir : l’autel et le temple lui-même ; il faut d'abord expliquer pourquoi on consacre l’autel et ensuite le temple.
L'autel est consacré pour trois raisons :
I° Pourquoi il est dédié ou consacré
L'autel est consacré pour offrir le sacrement du Seigneur. Il est dit dans la Genèse (c. VIII) : « Noë dressa un autel au Seigneur; et prenant de tous les animaux et de tous les oiseaux purs, il les offrit à Dieu sur cet autel.»
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Or, ce sacrement, c'est le corps et le sang de J.-C. que nous
immolons en souvenir de la passion du Seigneur, d'après l’ordre
qu'il nous en a donné, en disant: « Faites ceci en mémoire
de moi. »
Trois souvenirs nous rappellent la passion du Seigneur :
1° l’écriture, c'est-à-dire la passion de J.-C. représentée
par des images; c'est pour les yeux. L'image du crucifix et les autres
images placées dans l’église servent à réveiller
le souvenir, la dévotion et l’instruction: ce sont, en quelque sorte,
les livres des laïques ;
2° la parole; c'est-à-dire la passion de J.-C. qui est prêchée
; c'est pour les oreilles ;
3° le sacrement, c'est-à-dire la passion de J.-C. ; elle
est reproduite d'une manière bien remarquable dans le sacrement,
qui contient réellement et où l’on offre pour nous le corps
et le sang de J.-C. ; et c'est pour le goût. Si donc notre amour
est échauffé par la passion de J.-C. par les tableaux, s'il
est plus échauffé encore par la prédication, à
combien plus forte raison doit-il être enflammé dans ce sacrement
où elle est reproduite d'une manière si vive.
II° comment il est consacré
L'autel est consacré pour invoquer le nom du Seigneur. Il est
écrit dans la Genèse (c. XII) :
« Abraham dressa un autel à l’endroit où le Seigneur
lui apparut, et il invoqua le nom du Seigneur: Or, cette invocation se
fait, selon l’apôtre à (Timothée, I, 1I), ou parles
supplications, qui s'opèrent par adjuration, pour écarter
le mal, ou par les prières qui ont lien pour augmenter le bien,
ou par les actions de grâces que l’on adresse pour conserver lesbien
que l’on possède: Or, l’invocation qui se fait sur l’autel s'appelle,
à proprement parler, messe, car le céleste messager. (missus),
c'est-à-dire le Christ, est envoyé par le Père qui
consacre l’hostie elle-même et il est envoyé par lui-même
de nous au Père, afin qu'il intercède pour nous.
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Ce qui fait dire à Hugues : « La sainte hostie elle-même
peut être appelée messe parce qu'elle est transmise :
l° à nous par le Père dans l’incarnation ;
2° par nous au Père dans la passion.
De même, dans le sacrement; elle est transmise :
1°. à nous par le Père pour notre sanctification,
au moyen de laquelle il commence à résider avec nous ;
2° par nous au Père par l’oblation, au moyen de laquelle
il intercède en notre faveur. »
Remarquez encore que la messe se chante en trois. langues: en grec,
en hébreu et en latin, pour représenter le titre de l’inscription
de la croix écrit en ces trois langues. On la chante encore en trois
langues pour marquer que toute langue doit louer Dieu, puisque ces trois
langues sont censées les renfermer toutes. On chante en latin les
évangiles, les épîtres, les oraisons et les autres
pièces de chant; en grec le Kyrie, eleison et le Christe eleison
qu'on répète neuf fois, afin que nous parvenions à
la société des neuf choeurs angéliques; et en hébreu
l’alleluia, amen, sabaoth et hosanna.
3° L'autel est consacré pour chanter. Il est écrit dans l’Ecclesiastique (XLVII) : « Dieu rendit David fort contre ses ennemis; ce prince établit dès chantres pour rester devant l’autel ; et il a accompagné leurs chants de doux concerts d'instruments de musique. » Le mot concerts est au pluriel, car, d'après Hugues de Saint-Victor, il y a trois espèces de sons avec lesquels on fait des concerts. On obtient 1e son par le pincement, par le souffle et par le chant, A la harpe appartient le pincement, à l’orgue le souffle, à la voix le chant.
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Cette consonance des sons peut se rapporter à l’accord qui doit exister dans notre conduite; le travail des mains peut représenter le pincement de la harpe, la dévotion de l’esprit, le souffle de l’orgue, et les bonnes paroles, le chant de la voix. Hugues de Saint-Victor dit plus loin : « A quoi sert la douceur de la voix sans la douceur du coeur? Vous pliez votre voix, faites aussi plier votre volonté. Vous conservez l’accord dans les voix, conservez l’accord dans les moeurs, afin d'être en union avec le prochain par, l’exemple, avec le Seigneur, par la volonté, avec votre maître par l’obéissance. » Ces trois espèces de musique ont du rapport avec les trois parties principales qui composent , l’office de l’Eglise, comme il est dit dans le Mitrale (chapitre de l’office), savoir : les psaumes, le chant et les leçons. La première espèce de musique est celle qui s'obtient par le pincement des doigts, comme dans le psaltérion et autres instruments semblables; ce qui se rapporte à la psalmodie. « Louez le Seigneur avec le psaltérion et la harpe, dit le psaume CL. » La seconde est celle qui s'obtient parle chant avec la voix, et ceci se rapporte aux leçons : « Célébrez la gloire du Seigneur, dit David (Ps. XXXII), par un concert de voix. » La troisième s'obtient par le souffle, comme dans la trompette, ce qui se rapporte au chant : « Louez le Seigneur au son de la trompette » (Ps. CL).
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Le temple ou église est consacré pour cinq raisons :
I. Pour en expulser le diable et sa puissance. Saint Grégoire raconte, dans son Dialogue *, qu'une église des Ariens rendue au fidèles ayant été consacrée, on y porta les reliques de saint Sébastien et de sainte Agathe; alors, le peuple rassemblé sentit tout à coup courir çà et. là, entre les jambes, un porc qui s'enfuit par la porte et qu'on ne revit plus. Tout le monde en fut rempli d'admiration. Le Seigneur montra par là évidemment la sortie de l’esprit immonde qui habitait ce temple. Or, la nuit suivante, il se fit un grand vacarme sur les toits de la même église, comme si quelqu'un y courait de tous côtés. La secondé nuit, le bruit augmenta, et la troisième, le fracas fut si fort, qu'on crut l’église renversée de fond en comble. Mais aussitôt tout s'apaisa, et l’antique ennemi cessa ses désordres. Or, toute cette agitation prouva que le démon sortait forcément d'un lieu qu'il avait conservé longtemps en son pouvoir. (Saint Grégoire.)
II. Il est consacré pour le salut de ceux auxquels il sert de refuge. De là, le privilège accordé par les princes à certaines églises; après leur consécration, de sauvegarder ceux qui s'y réfugient. De là encore, cette loi portée dans le droit canon : « L'Eglise protège ceux qui sont coupables d'avoir versé le sang, afin qu'ils ne perdent ni la vie, ni les membres. » Ce fut en vertu de ce privilège que Joas s'enfuit dans le tabernacle du Seigneur, et prit la corne de l’autel. (Rois, III, II.)
III. Il est consacré, afin que nos prières y soient exaucées : ce qui est indiqué au IIIe Livre des Rois, c. VIII, quand Salomon dit, après la dédicace du temple : « Quiconque vous adressera des prières en ce lieu, exaucez-le du lieu de votre demeure dans 1e ciel, et l’ayant exaucé, faites-lui miséricorde. »
* Liv. III, c. XXX.
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Or, nous prions, dans les églises, la face tournée vers
('orient, ce qui s'observe pour trois raisons, d'après le Damascène,
(l. IV, c. V) :
1° pour montrer que nous cherchons notre patrie ;
2° pour regarder du côté de Jésus-Christ crucifié
;
3° pour montrer que nous attendons la venue du Souverain Juge.
Voici ses paroles : « Dieu plaça le paradis dans Eden, du côté de l’Orient, d’où il fit sortir l’homme pour l’en exiler, et il le fit habiter devant le paradis, du côté de l’Occident. Occupés à rechercher notre patrie et à regarder vers elle, nous adorons Dieu du côté de l’Orient. »
Il y a plus : c'est que Notre-Seigneur, sur la croix, regardait l’Occident, et nous adorons en cette posture pour le regarder. Quand il monta au ciel, il fut emporté en l’air vers l’Orient ; les apôtres l’adorèrent, tournés aussi de ce côté, et il viendra de la même manière qu'ils l’ont vu allant au ciel. C'est donc pour montrer que nous l’attendons, si nous l’adorons tournés vers l’Orient. » (Saint Jean Damascène.)
IV. Le temple est consacré pour y rendre à Dieu des actions de louange, ce qui se fait par les sept heures canoniales, qui sont: Matines, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies. Or, bien que Dieu doive être loué à chaque heure du jour, cependant, comme notre infirmité ne nous le permet pas, il a été réglé que nous devions louer spécialement Dieu à ces heures, parce qu'elles sont privilégiées plutôt que les autres, et à plus d'un titre. Car, c'est à minuit, heure des matines, que J.-C. est né, fut pris et moqué par les juifs. C'est encore à cette heure qu'il a dépouillé l’enfer.
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Le Mitrale dit*, dans un sens large, que ce fut à minuit qu'il a dépouillé l’enfer, car il est ressuscité le matin, avant le jour ; ce fut à cette première heure qu'il a fait son apparition. De là ces paroles, de saint Jérôme « Je pense que c'est une tradition des apôtres de ne pas laisser sortir, avant le milieu de la nuit, le peuple qui attend la venue de- J.-C. la veille de Pâques, et quand cette heure est arrivée, on peut en toute sécurité célébrer ce jour de fête. » Dans cette heure donc, nous chantons les louanges de Dieu, pour lui rendre grâce de sa naissance, de sa capturé et de la délivrance des patriarches, et pour attendre sa venue avec empressement. On ajoute les laudes aux matines, car ce fut le matin qu'il submergea les Egyptiens dans la mer, qu'il créa le monde et qu'il ressuscita. En cette heure donc, nous offrons des louanges à Dieu, afin de n'être point engloutis avec les Egyptiens dans la nier de ce monde, afin de le remercier de notre création et de sa résurrection. A l’heure de prime, principalement, J.-C. allait au temple, et le peuple l’y suivait de grand matin, comme il est dit dans saint Luc (XXI), il fut présenté à Pilate; à cette heure encore, il apparut ressuscité aux saintes femmes. C'est la première heure du jour. Si donc nous adressons des louanges à Dieu en cette heure, c'est pour imiter le Christ et pour le remercier de sa résurrection et de son apparition, puis pour offrir à Dieu, comme au principe de toutes choses, les prémices de la journée. A l’heure de tierce, J.-C. fut crucifié par les langues des juifs, flagellé à la colonne par les ordres de Pilate.
* Liv. IV, c. I.
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Il est dit dans les histoires que cette colonne, à laquelle le Sauveur fut attaché, porte encore des restes de son sang; ce fut aussi à cette heure que l'Esprit-Saint fut envoyé. A sexte, il fut attaché à la croix avec des clous; les ténèbres se répandirent par toute la terre, afin que le soleil en deuil se couvrît de vêtements noirs à la mort de son maître, et afin qu'il ne fournît pas sa lumière à ceux qui avaient crucifié le Seigneur. A cette heure encore du jour de l’Ascension, il se mit à table avec ses disciples: A l’heure de none, J.-C. rendit l’esprit; un soldat ouvrit son côté; le collège des apôtres avait coutume de se réunir pour la prière, et J.-C. monta au ciel. C'est en raison de ces privilèges, que nous louons Dieu à ces différentes heures. A vêpres, J.-C., dans la. Cène, institua le sacrement de son corps et de son sang ; il lava les pieds de ses disciples; il fut descendu de la croix et placé dans le sépulcre ; il se manifesta à ses disciples sous l’habit d'un pèlerin, et c'est pour tous ces mystères que, dans cette heure, l’Eglise rend des actions de grâce à J.-C. A complies, Notre-Seigneur sua des gouttes de sang, une garde, fut, placée à son tombeau et il y reposa ; en ressuscitant, il annonça la paix aux disciples, et pour cela, nous rendons grâces à Dieu: Saint Bernard nous dit de quelle manière nous devons nous acquitter de ces louanges : « Mes frères, en immolant l’hostie de louange, joignons le sens aux paroles, l’affection aux sens, la joie à l’affection, la gravité à la joie ; à la gravité, l’humilité ; à l’humilité, la liberté. »
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V. Le temple est consacré, afin qu'on y administre les sacrements de l’Eglise. Alors il devient comme la maison de Dieu; où sont conservés et administrés les sacrements. On les donne et on les administre à ceux qui entrent; comme le Baptême ; à ceux qui sortent, comme l’Extrême-Onction ; à ceux qui demeurent : parmi ces derniers, les uns les administrent, et on leur confère l’Ordre ; les autres combattent et, s'ils succombent, on leur accorde la Pénitence; s'ils se soutiennent, on ajoute l’audace de l’âme à leur force, dans la Confirmation ; avec l’Eucharistie, ou leur donne la nourriture qui les soutiendra ; enfin, on les préserve des obstacles contre lesquels ils pourraient se briser, en les unissant par le Mariage.
— II. Il reste à voir la forme de la consécration :
1° par rapport à l’autel, 2° par rapport à l’Eglise.
I. Plusieurs choses tendent au même but dans la consécration
de l’autel.
1° D'abord on fait quatre croix avec de l’eau bénite aux
quatre coins de l’autel ;
2° on en fait sept fois le tour;
3° on l’asperge sept fois d'eau bénite avec de l’hysope;
4° on brûle, dessus de l’encens;
5° on, l’oint avec le saint Chrême;
6° on le couvre avec des nappes propres.
Tout ceci représente les vertus que doivent posséder ceux
qui approchent de l’autel :
1° car ils doivent avoir les quatre sortes de charité. qui
ont été acquises par la croix, savoir : l’amour de Dieu,
de soi-même, des amis et des ennemis. Cela est signifié par
les quatre croix faites aux quatre coins de l’autel. C'est à ce
propos qu'il est dit dans la Genèse (XXIII) : « Vous vous
étendrez à l’orient et à l’occident, au septentrion
et au midi. »
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Ces quatre croix peuvent encore signifier le salut des quatre parties du monde opéré par J.-C., elles montrent encore que nous devons porter la croix du Seigneur de quatre manières, savoir: dans le coeur par la méditation, dans la bouche par la confession, dans le corps par la mortification, et sur la figure en y imprimant souvent ce signe.
2° Ils doivent avoir le soin et la vigilance; ce qui est signifié par les sept circuits. Aussi chante-t-on alors : Invenerunt me vigiles, etc. ; car ils doivent veiller avec soin sur leur troupeau. C'est ce qui fait mettre par Gilbert au rang des choses ridicules, la- négligence du prélat, quand il dit : « Quel est le plus ridicule ou le plus dangereux, d'une sentinelle aveugle, d'un courrier boiteux, d'un prélat négligent, d'un docteur ignare, ou d'un héraut muet? »
Les sept circuits autour de l’autel peuvent encore signifier les sept
méditations et considérations sur les sept degrés
d'humilité en. J.-C., sur lesquels nous devons faire souvent rouler
nos entretiens.
Le 1er c'est qu'étant riche, il s'est fait pauvre;
le 2° qu'il fut mis dans une, crèche; le
3e qu'il fut soumis à ses parents;
le 4e qu'il courba la tête sous la main d'un esclave;
le 5e qu'il supporta un disciple voleur et traître;
le 6e qu'il fut doux jusqu'à se taire devant un juge inique;
le 7e qu'il daigna prier pour ceux qui le crucifiaient.
Ou bien encore ces sept tours rappellent les sept chemins de J.-C.
Le premier du ciel dans le sein de sa mère,
le second de ce sein à la crèche,
le troisième de la crèche dans le monde,
le quatrième du monde au gibet,
le cinquième du gibet au tombeau,.
le sixième du tombeau aux limbes,
le septième des' limbes en remontant dans le ciel.
3° Ils doivent avoir souvenance de la passion du Seigneur; ce qui
est signifié par l’aspersion de l’eau. Les sept fois qu'on asperge
avec l’eau, sont les sept fois que J.-C. — versa son, sang :
1° à la circoncision,
2°, dans l’oraison au jardin,
3° dans la flagellation,:
4° dans le couronnement d'épines;
5° par ses mains percées,
6° par ses pieds attachés,
7° par, son côté ouvert.
Or, ce sang fut versé avec l’hysope de l’humilité et
de l’inestimable charité : car l’hysope est une plante humble et
chaude.
On peut encore dire de ces sept aspersions qu'elles signifient les
sept dons du Saint-Esprit dans le baptême.
4° Ils doivent faire leurs prières avec ferveur et dévotion, ce qui est indiqué par l’encens qu'on brûle. L'encens en effet a la propriété de s'élever en une fumée légère; de consolider par sa nature, de resserrer par sa viscosité, de fortifier par son arôme. De même l’oraison monte au souvenir de Dieu; consolide l’âme quant à la faute passée en demandant le pardon; resserre quant à la faute à venir en sollicitant la précaution, elle fortifie quant à la faute actuelle en demandant un appui. On peut encore dire qu'une dévote oraison est représentée par l’encens. Elle monte vers Dieu : «L'oraison de celui qui s'humilie (ce sont les paroles de l’Ecclésiastique, XXXV): pénètre les nuages. » Elle est d'une bonne odeur à Dieu : « Les vieillards (de l’Apocalypse V) avaient chacun des harpes et des coupes d'or pleines de parfums, qui sont les prières des Saints. » Elle doit partir d'un coeur enflammé. On donna à l’ange de l’Apocalypse (VIII) une quantité de parfums, afin qu'il offrit les prières de tous les saints. Il prit ensuite l’encensoir et l’ayant rempli du feu de l’autel, il le jeta sur la terre.
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5° Ils doivent posséder la pureté de la conscience et le parfum de la bonne réputation; ce qui est signifié parle saint Chrême composé d'huile et de baume. Ils doivent avoir, une- conscience pure, afin de pouvoir dire avec l’apôtre (II Corinth., I) : « Nous avons cette gloire que notre conscience nous rend témoignage une bonne réputation : « Il faut, dit saint Paul (I, Timoth., III), qu'il ait bon témoignage de ceux qui sont hors de l’Eglise.» « Les clercs, ajoute saint Chrysostome, ne doivent avoir aucune tache, ni dans leur parole, ni dans leur pensée, ni dans leurs actions, ni dans l’opinion, parce qu'ils sont la beauté et la force de l’Eglise : et s'ils étaient mauvais, ils la souilleraient tout entière. »
6° Ils doivent avoir la pureté des bonnes oeuvres; ce qu'indiquent les parures blanches et nettes dont on couvre l’autel. On fait usage des vêtements pour se couvrir, pour se tenir chaudement et, pour s'orner. De même les bonnes oeuvres cachent la nudité de l’âme. « Je vous conseille, est-il dit dans l’Apocalypse (III), à l’ange de Laodicée, d'acheter des vêtements blancs pour vous habiller et pour cacher votre nudité honteuse. » Ils ornent l’âme d'honnêteté (Rom., XIII). « Revêtons-nous des armes de la lumière. » Ils tiennent chauds et enflamment de charité (Job, XXXVII). « Est-ce que vos vêtements ne sont pas chauds? etc. » Ce serait peu pour celui qui monte à l'autel d'avoir une haute dignité et une vie infinie. C'est chose monstrueuse, dit saint Bernard, qu'une place élevée. et une vie basse; un grade supérieur et une position infime, un visage grave et des actions légères, une éloquence abondante, et des fruits nuls, une grande autorité, et un esprit volage.
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II. Il faut voir maintenant de quelle manière l’église est consacrée : or, plusieurs choses tendent à ce but: En effet l’évêque fait trois fois le tour de l’église, et à chaque fois. qu'il passe devant la porte, il la frappe de son bâton pastoral en disant : « Levez vos portes, ô princes (Ps. XXIII) ». A l’intérieur et à l’extérieur, l’église est arrosée d'eau bénite. Sur le pavé on fait une croix avec de la cendre et du sable; on y écrit l’alphabet grec et le latin en travers, depuis l’angle du côté de l’orient jusqu'à l’angle du côté de l’occident. Sur les murailles on peint des croix au-devant desquelles on place des flambeaux et on les oint de saint Chrême.
I. Ce triple tour représente le triple circuit qu'a fait le Christ pour la sanctification de cette église. Le premier, ce fut quand il vint du ciel dans le monde ; le second, quand du monde il descendit aux limbes; le troisième quand revenant des limbes et ressuscitant; il monta au ciel. Ces trois tours peuvent encore montrer que cette église est consacrée en l’honneur de la Trinité : ou bien aussi ces trois états différents des membres de l’Église qui doivent être sauvés; savoir les vierges, les continents et les personnes mariées. Ce qui est désigné par la disposition de l’église matérielle, ainsi que le montre Richard de Saint-Victor. «Le sanctuaire, c'est le choeur des vierges; le choeur, l’ordre des continents; et la nef, les mariés. Le sanctuaire est plus étroit que le chœur, et le choeur que la nef, parce qu'il y a moins de vierges que de continents, et moins de continents que de mariés. Le sanctuaire est plus saint que le choeur, et le choeur que la nef, parce que l’ordre des vierges est plus digne que celui des continents, et celui des continents plus que celui des maries (Richard). »
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II. Les trois coups frappés à la porte signifient le triple droit que possède J.-C. sur l’église pour qu'on la lui ouvre. Elle lui appartient par création, par rédemption et par promesse de glorification: Saint Anselme s'exprime ainsi au sujet de ce triple droit : « Certainement, Seigneur; puisque vous m’avez créé , je me dois tout entier à votre amour; puisque vous m’avez racheté, je me dois tout entier à votre. amour; puisque vous m’avez tant promis, je me dois tout entier; il y a plus, c'est que je dois à votre amour plus que moi-même, d'autant que vous êtes plus grand que moi pour qui vous vous êtes donné vous-même et à qui vous avez promis de vous donner vous-même. ». Cette triple proclamation : « Ouvrez vos portes, ô princes », signifie sa triple puissance, dans le ciel, dans le monde et dans l’enfer. Trois fois à l’intérieur et à l’extérieur, elle est aspergée d'eau bénite pour trois motifs.
1° Pour chasser les démons; c'est la propriété particulière de l’eau bénite, et dans l'exorcisme de cet élément, il est dit : « Afin que, par cet exorcisme, tu puisses servir à chasser et à dissiper toutes les forces de l’ennemi, et à l’exterminer lui-même avec ses anges apostats: » Or, cette eau bénite se compose de quatre substances : d'eau, de vin; de sel et de cendre, parce qu'il y a principalement quatre choses qui chassent l’ennemi, savoir : les larmes représentées par l’eau, la joie spirituelle. par le vin, la discrétion par le sel, et l’humiliation profonde par la cendre.
2° Pour l’expiation de. l’église elle-même. Toutes
ces substances terrestres ont été corrompues et viciées
à cause du péché, c'est pour cela que ce liée
est aspergé d'eau bénite; pour qu'il soit délivré,
purgé et expié de toute saleté et impureté.
De là vient encore que dans l’ancienne loi, presque tout était
purifié par le moyen de l’eau.
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3° Pour écarter toutes les malédictions. La terre avec ses fruits a reçu la malédiction dès le principe, parce que la déception arriva par son fruit; mais l’eau ne fut sujette à aucune malédiction. Aussi voit-on que N.-S. a mangé du poisson, mais on ne dit nulle part expressément qu'il ait mangé de la viande, si ce n'est peut-être de l’agneau pascal pour obéir à la loi; afin de donner l’exemple de s'abstenir quelquefois des choses licites et d'en user en d'autres fois. Donc pour écarter toute malédiction et pour appeler toute sorte de bénédiction, l’église est aspergée d'eau bénite.
IV. On écrit sur le pavé l’alphabet, qui représente l’union des deux peuples, du juif et du gentil, ou bien le texte des deux Testaments, ou bien les articles de notre foi. Cet alphabet composé des lettres latines et des grecques formées sur la croix représente 1° l’union dans la foi du gentil et du juif, opérée par la croix de J.-C: Cette croix est faite en travers de l’angle oriental jusqu'à l’occidental; pour signifier que celui qui d'abord était à droite a passé à gauche, et que celui qui était à la tête est venu à la queue et réciproquement. 2° Il représente le texte des deux Testaments qui reçurent leur accomplissement par la croix de J.-C.
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Ainsi il a dit en mourant : « Tout est consommé. » Ensuite la croix est faite en travers, parce qu'un Testament est contenu dans l’autre, parce qu'une roue était dans une roue: 3° Il représente les articles de notre foi, parce que le pavé de l’église st le fondement de notre foi, et que les caractères qui y sont tracés sont les articles de foi enseignés dans l’église aux, gens grossiers. et aux néophytes de l’un et de l’autre peuple, qui doivent se regarder comme cendre et poussière, selon cette parole d'Abraham dans la Genèse (XVIII) : « Je parlerai à mon Seigneur, quand je ne suis que cendré et poussière »
V. On peint des croix dans l’église, pour trois raisons : 1° Pour la terreur des démons, mous, c'est-à-dire afin que les démons qui en ont été expulsés, soient effrayés à la vue du signe de la croix et n'aient plus la présomption d'y rentrer. Les diables: en effet craignent beaucoup le signe de la croix. Ce qui fait dire à saint Chrysostome : «Partout où les démons voient le signe du Seigneur, ils fuient et redoutent ce bâton dent les coups leur ont fait tant de plaies. » 2° Comme marque de triomphe; car les croix sont les étendards de J.-C. et les insignes de son triomphe. Donc c'est pour montrer que ce lieu est sous la domination du Seigneur qu'on y peint des croix. En effet un usage observé par la majesté impériale quand une. cité lui est livrée., c'est qu'on y arbore le. drapeau impérial.,C'est une figure de ce passage de la Genèse (XXVIII) que Jacob érigea la pierre, qu'il avait mise sous sa tête, comme un monument, c'est-à-dire, comme un monument public, digne de mémoire, et triomphal. 3° Pour représenter les apôtres. Car ces douze lumières placées devant les croix signifient les douze apôtres qui, par la foi du crucifié, ont éclairé l’univers.
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Ces croix sont illuminées et ointes du saint Chrême, parce que les apôtres aussi, par la foi de la passion de J. C., ont illuminé l’univers en l’instruisant, ils l’ont enflammé d'amour; et ils l’ont oint pour purifier sa conscience, ce qui est indiqué par l’huile, et pour lui donner l’odeur d'une bonne vie, ce qui est indiqué par le baume.
III° Par qui le temple est-il profané ?
Nous lisons que la maison de Dieu fut profanée par trois personnes, par Jéroboam, par Nabuzardam et par Antiochus. On lit en effet, au IIIe livre des Rois (XII), que Jéroboam fit deux veaux qu'il plaça l’un à Dan, et l’autre à Béthel qui veut dire, maison: de Dieu. Or, il le fit par avarice, afin que le royaume ne revînt pas à Roboam. On veut dire par là que l’avarice des clercs souille singulièrement l’Eglise de Dieu ; car elle règne trop chez eux. Jérémie a dit (IV) : « Du plus petit au plus grand, tous suivent l’avarice. » Saint Bernard dit aussi : « Montrez-moi un prélat qui ne soit pas plutôt occupé à vider la bourse de ses sujets, qu'à extirper les vices ? » Les petits veaux, ce sont les tout. petits. neveux qu'ils mettent dans Béthel, c'est-à-dire dans la maison de Dieu. L'Eglise est aussi profanée par Jéroboam, quand elle est bâtie par l’avarice des usuriers et des ravisseurs . On lit, à ce propos, qu'on usurier ayant fait construire une église du fruit de ses rapines et de ses usures, invita l’évêque avec beaucoup d'instances à la dédier. Celui-ci faisait l’office de la consécration avec son clergé, quand il vit, derrière l’autel, le diable assis sur le trône en habit épiscopal: « Pourquoi, dit-il au prélat, consacres-tu mon église ? cesse au plus vite, car la juridiction m’appartient ici, puisqu'elle a été bâtie avec des usures et des rapines.» Alors l’évêque effrayé s'enfuit dehors avec les clercs, et aussitôt le diable fit crouler cette église avec un grand fracas.
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Au IVe livre, des Rois (XXV), on lit que Nabuzardam brûla la maison de Dieu. Nabuzardam, qui était le premier des cuisiniers de Nabuchodonosor, représente ceux qui sont adonnés à la gourmandise et à la luxure et ont fait un dieu de leur ventre, selon l’apôtre. Hugues de Saint-Victor montré dans son Claustral comment le ventre est appelé dieu, quand il dit : « On a coutume de construire des temples aux dieux, de leur ériger des autels, d'ordonner des ministres pour les desservir, de leur immoler des animaux, et de brûler de l’encens en leur honneur: Le temple du dieu ventre, c'est la cuisine, l’autel, c'est l’a table, les ministres sont les cuisiniers, les animaux qu'on immole, les viandes cuites, la fumée de l’encens, c'est l’odeur des sauces. » Le roi Antiochus, qui fut le plus orgueilleux et le plus ambitieux des hommes, pollua et profana la maison de Dieu, comme on le voit au l- livre des Macchabées, I. Il est la figure de l’orgueil et de l’ambition qui règne dans le clergé; plus désireux de commander que d'être utile, et qui souille singulièrement l’Eglise de Dieu. Saint Bernard, en parlant de cet orgueil et de cette ambition, s'exprime; ainsi: « Ils s'avancent chargés d'honneurs avec les biens de Dieu; sans pourtant porter honneur: au Seigneur. Aussi leur voyez-vous l’éclat des femmes perdues, des habits d'histrions et un appareil de roi ; de là l’or sur les freins, les selles de leurs chevaux, sur leurs éperons, et ces éperons sont plus brillants que les autels.»
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Le temple fut profané par trois personnes, comme il fut dédié et consacré par trois personnes. Moïse fut le premier qui fit une dédicace; Salomon le second et Judas Machabée le troisième. Ce qui, semble nous indiquer que dans la dédicace de l’église, nous devons. avoir l’humilité de Moïse, la sagesse et le discernement de Salomon, et le soin de la défense de la vraie foi de Judas.
II. Il reste à considérer la. consécration ou la
dédicace du temple spirituel. Ce temple, c'est nous, c'est-à-dire
l’assemblée de tous les fidèles qui est construite :
1° de pierres vivantes. Saint Pierre dit dans sa Ire épître
(II) : «Nous sommes des pierres vivantes qui composent une maison
spirituelle » ;
2° de pierres polies ; de là ces paroles de l’hymne de la
Dédicace : « Les coups de marteaux ont poli ces pierres »;
3° de pierres carrées. Les quatre côtés de
la pierre spirituelle sont la foi, l’espérance, la charité
et les bonnes oeuvres, toutes quatre: égales entre elles : car,
comme le dit saint Grégoire, autant vous croyez, autant vous espérez;
autant vous croyez et espérez, autant vous aimez; autant vous croyez,
espérez et aimez, autant vous opérez. »
Dans ce temple, le cœur est l’autel sur lequel nous devons présenter
trois offrandes .
1° le feu d'un amour sans fin; tel qu'il est dit au Lévitique
(VI) « Le feu de l’amour sera perpétuel, et il n'aura jamais
de fin sur l’autel », c'est-à-dire l’autel du coeur.
2° L'encens d'une oraison odoriférante : comme au Ier livre
des Paralipomènes (VI) : « Aaron et ses fils offraient tout
ce qui se brûlait sur l’autel des holocaustes et sur l’autel des
parfums. »
3° Le sacrifice de la justice qui consiste dans l’offrande de la
pénitence, dans l’holocauste d'un amour parfait et dans le veau
d'une chair mortifiée.
P492
C'est le sens des paroles du psaume L : « Alors vous recevrez les sacrifices de justice, les offrandes et les holocaustes; alors on chargera vos autels de petits veaux.» Le temple spirituel, qui est nous-mêmes; est consacré comme le temple matériel. 1° Le pontife souverain, J-C., trouvant fermée là porte de notre coeur, en fait trois fois le tour, en rappelant à son souvenir les péchés de la bouche, dit cour et. des oeuvres. Isaïe indique ces trois tours quand il dit (XXIII) en parlant à la ville de Tyr : «Prenez le luth », c'est le premier tour : « tournez autour de la ville », c'est-à-dire du coeur, c'est le second : « courtisane mise en oubli depuis longtemps », c'est le troisième. 2° Il frappe trois fois à la porte fermée de ce cour, afin qu'on lui ouvre : ces, trois coups sont les bienfaits, les conseils, les fléaux et ils sont signalés dans le livre des Proverbes (I). Quand la Sagesse dit en parlant des méchants: « J'ai étendu ma main, et il ne s'est trouvé personne qui m’ait regardée. » Voici les bienfaits accordés: « Vous avez méprisé tous mes conseils » ; voici les conseils suggérés: « Vous avez négligé mes réprimandes » ; voici les fléaux infligés. Ou bien il frappe trois fois, lorsqu'il excite l’intelligence à connaître le péché; l’affection à en concevoir de la douleur, et la volonté à le détester et à le punir. 3° Ce temple spirituel doit être arrosé trois fois d'eau à l’intérieur et à l’extérieur. Ce sont les larmes intérieures et les extérieures. « L'esprit d'un homme saint, dit saint Grégoire, est accablé de douleur, quand il considère où il fut, où il sera, où il est et où il n’est pas. Où il fut, dans le péché; où il sera, au jugement; où il est, dans la misère; où il n'est pas, dans la gloire. »
P493
Quand donc il répand des larmes intérieures ou extérieures en considérant qu'il a vécu dans le péché et qu'il en rendra compte au jugement, ce temple est alors arrosé d'eau une première fois. Quand il est ému jusqu'aux larmes en raison de la misère dans laquelle il se trouve, il est arrosé une seconde fois. Quand il verse des larmes par apport à la gloire dont il est privé, alors il répand la troisième eau. A cette eau on mêle le vin, le sel et les cendres, parce qu'avec ces larmes nous devons avoir le vin de la joie spirituelle, le sel d'un mûr discernement et les cendres d'une profonde humiliation. Ou bien par ce vin tempéré d'eau,, on entend l’humilité de J.-C., quand il a pris une chair, car le vin mêlé d'eau c'est le Verbe fait homme. Par le sel, on entend la sainteté de sa vie qui est, pour tous l’assaisonnement de la religion: Par la cendre; on entend sa passion. Or, nous devons par ces trois qualités laver notre coeur : 1° par le bienfait de l’incarnation qui nous invite à l’humilité; 2° par l’exemple de sa vie qui nous enseigne la sainteté et 3° parle souvenir de la passion qui nous pousse à l’amour. 4° Dans ce temple du coeur est écrit un alphabet spirituel, c'est-à-dire une écriture spirituelle, qui contient trois parties: la règle de nos actions, les témoignages des bienfaits de Dieu et l’accusation de nos propres péchés. Ces trois parties sont énumérées par saint Paul aux Romains (II) : « Quand les gentils qui n'ont pas la loi font naturellement les choses que la loi commande, on peut dire alors que n'ayant point de loi extérieure, ils se tiennent à eux-mêmes lieu de loi: et ils font voir que ce qui est prescrit par la loi; est écrit dans leur coeur. »
P494
Voici le premier témoignage que leur rend leur conscience. Voici
le second : « et par la diversité des réflexions et
des pensées qui les accusent. » Et voici le troisième
: « ou qui les défendent. » 5° On doit y peindre
des croix, c'est-à-dire adopter les austérités de
la pénitence, lesquelles doivent être ointes et éclairées
par le feu, parce que non seulement elles doivent être supportées
avec patience, mais encore de bon coeur; ce qui est marqué par l’onction,
et avec ardeur, ce qui est marqué par le feu. Saint- Bernard s'exprime
ainsi à ce propos : « Celui qui vit dans là crainte
porte la croix de J.-C. en patience ; celui qui s'avance dans l’espérance,
la porte de bon coeur, mais celui qui est parfait dans la charité,
l’embrasse déjà avec ardeur. Il y en a beaucoup qui voient
nos croix, sans voir l’onction qui les rend moins pesantes. » Celui
qui possédera ces qualités en soi-même sera véritablement,
un temple dédié en l’honneur de Dieu. Il est tout à
fait digne que J.-C. habite en lui par sa grâce; jusqu'à ce
qu'enfin il mérite d'habiter en lui par la gloire. Qu'il daigne
nous l’accorder celui qui, étant Dieu, vit et règne dans
tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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ICI FINIT LA LÉGENDE DORÉE
OU HISTOIRE LOMBARDIQUE
DE JACQUES DE VORAGINE
De l’ordre des frères Prêcheurs, évêque de
Gênes.
SUPPLÉMENT A LA LÉGENDE DORÉE
SAINT JOSSE *
P495
Saint Josse, fils de Judicaël, roi des Bretons, eut pour frère aîné saint Judaël, qui succéda au trône de son père. Ces deux frères, ou plutôt ces deux joyaux du ciel; furent contemporains de Dagobert, avec lequel Judicaël fit un traité de paix après de graves dissensions, et ce roi des Francs le combla. de grands avantages. Rentré en Bretagne, il songea à abandonner le royaume de la terre, afin de gagner le royaume du ciel, en menant la vie monastique. Afin de pouvoir mettre son projet à exécution et de jouir du bonheur d'habiter avec les moines, il fit appeler par-devant lui son frère cadet Josse, pour lui confier les rênes du gouvernement. Mais Josse, aussi fervent que son frère dans l’amour de Dieu, sollicita un délai de huit jours pour aviser. Durant cet intervalle, il se mit fort en peine, le jour et la nuit, de trouver un moyen pour renoncer au trône, en fuyant aussi sa patrie et rendre inutiles les bonnes dispositions de son frère à son égard.
* La vie de saint Josse a été donnée par Mabillon, en son livre Sur le benedictus. Orderic Vital la rapporte ainsi que ses miracles.
P496
Il se retira donc dans un monastère où il avait étudié les belles lettres, et il s'y livrait à de fréquentes prières, quand passèrent par là douze pèlerins, qui avaient l’intention pieuse d'aller visiter les tombeaux des saints apôtres Pierre et. Paul. Il s'entendit en secret avec eux, et vint à Paris dans leur société, mais il hésita à les suivre plus loin. D'après l’inspiration de l’Esprit-Saint qui dirigeait chacun de ses pas, il les quitta et les laissa poursuivre leur route, et vint en toute hâte vers les limites du Ponthieu, où se trouvaient de vastes forêts habitables seulement pour les animaux et les bêtes farouches. Heureux de rencontrer une solitude aussi profonde, il résolut de s'y construire une habitation sur les rivés de l’Authie mais le comte Haymon, seigneur du pays, l’empêcha pendant sept ans de réaliser son dessein. Il passa ce temps à se perfectionner dans les lettres, et reçut les saints ordres. Après avoir été ordonné prêtre, il leva des fonts sacrés le fils du comté, qui avait conçu à son égard la plus grande vénération. Au bout de sept ans; il, embrassa la vie solitaire, dans un endroit entouré de tous côtés par la rivière d'Authie, où il bâtit une église et une petite maison.
Entre les miracles que, Dieu opéra. par son entremise, on peut relater que. les poissons et les oiseaux de tous genres se laissaient toucher par lui, et venaient recevoir de ses mains sacrées leur nourriture, puis ils se retiraient comme des animaux apprivoisés. Un jour, qu'il n'avait qu'un petit pain pour sa nourriture et celle de son disciple, Notre-Seigneur vint, sous la figure d'un pauvre, demander l’aumône.
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L'homme de Dieu ordonna de couper le pain en quatre et de donner un quart au mendiant. A peine celui-ci était-il sorti, que le Seigneur revient sous la figure d'un autre mendiant mourant de faim; on l’assista en lui donnant un second quart du pain. Presque aussitôt, il revient comme exténué et défaillant, et on lui délivra le troisième morceau. Un instant après, Notre-Seigneur apparaît, sous les dehors d'un nouveau mendiant, comme les trois fois précédentes. Mais il ne restait plus à manger que le demi-quart. Josse, en homme de Dieu, commanda encore de le donner. « Mais, lui dit son disciple, voulez-vous qu'il nous reste quelque chose ? » « Non, répondit le saint, donnez tout à celui qui a faim, car Notre-Seigneur a la puissance de pourvoir encore aujourd'hui à ce qui nous est indispensable. » Notre-Seigneur venait à peine de se retirer, et le serviteur de Dieu consolait encore son disciple agacé d'avoir distribué tout le pain, quand, on vit, à travers la fenêtre arriver quatre barques pleines, de vivres qu'on déchargea, sans qu'on sache encore aujourd'hui qui les avait amenées, ni ce qu'elles devinrent.
Ces miracles et d'autres encore; que Dieu daigna opérer en ce lieu par son serviteur, excitèrent au loin le besoin, de venir le visiter, pour solliciter ses prières. Après huit ans écoulés, ne pouvant plus supporter le concours du peuple, il, se retira, sous la conduite du Seigneur, dans un autre désert où, après avoir construit un oratoire en l’honneur de saint Martin, ainsi qu'une toute petite maison; il eut à subir les assauts du démon, l’espace de quatorze ans qu'il vécut en ce lieu. En faisant le signe de la croix, il fit tomber du haut des airs un aigle qui lui enleva son coq et onze poules, l’une après l’autre; le coq lui revint sain et sauf.
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Peu de temps après, le diable, changé en une horrible couleuvre, lui mordit gravement le pied. Cette blessure lui fut un avertissement du Saint-Esprit de passer en un autre endroit. Accompagné du comte Haymon, il parcourait un grand désert pour trouver un lieu d'habitation, quand le comte fut pris d'une soif ardente ; accablé de tant de fatigue, il s'endormit. Alors le serviteur de Dieu, saint Josse, fit une prière, puis s'étant levé, semblable à un autre Moïse, il ficha en terre le bâton qui lui servait de soutien ; l’eau jaillit et coula comme d'une source abondante. Pleins de joie, le comte et sa suite apaisèrent l’ardeur de leur soif, et aujourd'hui encore, cette fontaine fournit de l’eau en quantité suffisante pour désaltérer les passants.
De là, le saint s'étant dirigé vers la mer, il gravit une petite colline, près d'une vallée ombragée, et, charmé du site, il s'écria : « C'est ici le lieu où je dois rester, comme dans un repos, pour ma vie. » Le comte revint chez lui, et l’homme de Dieu construisit de ses propres mains, en cet endroit, deux oratoires, l’un dédié à saint Pierre, le prince des apôtres, et l’autre à saint Paul, le docteur des gentils.
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Peu de temps après, il partit pour Rome, où l’avait appelé le bienheureux Martin, souverain pontife, qui désirait, depuis longues années, le voir et profiter de ses saints entretiens. Il en fut reçu avec les honneurs qu'il méritait, et très bien traité. Le Saint-Esprit, qui était en toutes choses son guide et son maître, l’avertit à Rome de revenir en l’ermitage qu'il avait choisi sur la terre pour sa demeure, en le prévenant que bientôt il devait en sortir, pour entrer dans la compagnie des anges. Après de longs et fréquents entretiens sur les affaires de l’éternité, et des prières mutuelles entre le Souverain Pontife et Josse, le saint revint, avec des . reliques bien précieuses, sur les confins du. Ponthieu, où il fut accueilli avec une extrême joie dans tout le pays.
C'est là, sur la montagne qui lui servait de demeure, que repose le corps du saint. D'après le conseil de ses parents, une jeune fille née sans yeux fut amenée alors à saint Josse, et, selon qu'elle en avait été instruite dans une vision, elle se lava la figure et l’endroit où devaient être ses yeux avec l’eau dont le saint homme s'était lavé les mains, et à l’instant les yeux parurent, et elle commença à voir clair. En présence du comte Haymon et d'une foule innombrable de peuple accouru pour recevoir saint Josse, celui-ci déposa, avec tout le respect convenable, les précieuses reliques qu'il avait rapportées, dans leur nouvelle église bâtie récemment en pierres, de taille, en l’honneur de saint Martin.
P500
Puis, l’homme de Dieu se prépara à célébrer les saints mystères, revêtu d'une chasuble blanche comme la neige. Il était à l’autel le 3 des ides de juillet; et célébrait la messe avec une piété extraordinaire, quand on vit la main divine apparaître en l’air, entre les saints mystères en lui ; alors une voix se fit entendre et lui assura la propriété de son ermitage et les bénédictions éternelles, en disant : « Puisque tu as méprisé les richesses de la terre et refusé le trône de ton père, pour choisir la pauvreté et vivre caché dans ce lieu désert, je t'ai préparé une couronne dont tu seras ceint au milieu des chœurs angéliques; quant à ce lieu, où tu rendras le dernier soupir, j'en serai le défenseur et le gardien à toujours, et dans le cours des âges, tous ceux qui viendront visiter cette habitation, avec piété et pureté de coeur, seront, en mémoire de ton nom, comblés de la grâce divine et parviendront aux joies éternelles. »
Dès cet instant, saint Josse, quoique revêtu d'un corps mortel, semblait plutôt vivre comme un ange que comme un homme. Aux ides de décembre, il s'endormit dans le Seigneur qui manifesta sa présence et le concours des anges par une lumière extraordinaire, dont les yeux ne pouvaient supporter l’éclat, et par une odeur céleste d'une incomparable douceur. Son corps, resté vierge et exempt de toute souillure charnelle, resta sain et entier dans son tombeau pendant 40 ans, comme si la vie l’animait encore, et les gardiens lui coupaient, tous les samedis, les ongles des mains et des pieds, les cheveux et la barbe qui croissaient comme durant' sa vie: ce qui Aura jusqu'au jour où le Successeur d'Haymon, moins respectueux et oubliant ces paroles de l’Écriture : « Tu ne violeras pas le sanctuaire du Seigneur », accourut violer, avec ses satellites, l’endroit où reposait cette relique sacrée ; mais il n'eut pas plutôt vu le miracle, qu'il fut à l’instant frappé de cécité et s'écria comme un insensé: « Ah! ah ! saint Josse. » Il resta sourd et muet jusqu'à sa mort.
P501
Nous ne saurions écrire ni raconter la quantité de miracles
que le Seigneur a daigné opérer par les mérites du
saint en faveur des fidèles et dont nous avons été
les témoins oculaires; comme la résurrection de plusieurs
morts qui avaient été pendus et noyés, et des bienfaits
accordés par son intercession pour obtenir des biens temporels.
Un homme, plein de vénération pour saint Josse; avait
un fils au berceau ; un incendie enveloppe sa maison de toutes parts: l’enfant
fut préservé miraculeusement par saint Josse, quoique les
langes qui l’enveloppaient et le berceau lui-même fussent réduits
en cendre et en poussière, pour qu'il fût évident que
la flamme, qui avait été assez violente pour consumer la
pierre et le bois, n'avait pu nuire à un tendre enfant placé
sous la protection de saint Josse. Plus tard, cet enfant se fit novice
dans le monastère du saint.
Compter le nombre de sourds, de boiteux, de paralytiques et d'autres malades qui obtinrent d'être guéris, serait impossible. Le bienheureux, après sa mort, ne voulut conserver d'autre témoignage de sa dignité royale que, celui de ne permettre qu'aucune autre matière que de la cire brûlât dans le lieu où repose son saint corps. Trois moines en firent une funeste expérience en voulant en vain faire brûler des chandelles de suif. Deux furent frappés de mort subite pour leur témérité et le troisième fut puni d'une contraction de la bouche qui lui dura jusqu'à sa mort.
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Les fêtes en l’honneur de saint Josse sont célébrées
ainsi qu'il suit : la première, au jour de saint Barnabé,
qui est l’anniversaire de l’apparition de la main divine au-dessus de lui
pendant la sainte messe. (Ce miracle se reproduisit plusieurs fois en faveur
de quelques saints, pour confirmer la vérité du grand mystère
de l’Eucharistie et pour affermir les cours chancelants dans la foi.) La
seconde a lieu au jour de saint Jacques, apôtre, frère de
saint Jean l’évangéliste : c'est celle de l’invention de
son corps. La troisième se célèbre le jour de sainte
Lucie qui est celui de sa mort.
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SAINT OTHMAR *
Othmar vint au monde et fut élevé dans l’Allemagne: Jeune encore, il fut mené à la cour par son frère et instruit dans les lettres. Il se livra à l’étude des vertus autant et plus qu'à celle des sciences, suivant ce passage du livre de la Sagesse: « Ce que tu n'auras pas amassé pendant ta jeunesse, comment le trouveras-tu dans la vieillesse? » Etant parvenu à l’adolescence, il entra au service de Victor, comte de ce pays; il dut, aux bonnes dispositions de Victor et à l’amitié parfaite que son bon caractère lui avait acquise, d'être promu à la prêtrise et d'être pourvu du titre de saint Florin, pour sa science, sa piété et la réputation de sainteté dont il jouissait partout. Waltram, qui jouissait par droit d'héritage de l’ermitage sur lequel saint Gall, s'était construit une cellule, obtint du comte Victor qu'Othmar serait mis en possession de cette cellule dont il lui céderait tous les droits qui étaient de son ressort. En outre, il le conduisit auprès du roi Pépin, afin d'obtenir de l’autorité royale la confirmation de la dignité abbatiale sur cette maison.
* Voyez sa vie écrite par Walafied Strabon.
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Cette demande fut accueillie du roi qui était juste, et Othmar ayant été confirmé par un acte signé de la main de Pépin, Waltram résigna en faveur du saint la libre et entière possession de tous ses biens : en conséquence, le roi ordonna de sa propre bouche qu'on suivrait en ce lieu les exercices des réguliers. A son retour, Othmar introduisit la réforme dans son monastère qui, en peu d'années, acquit de l’importance par la vie sainte qu'on y menait et par les propriétés sur lesquelles de grands bâtiments furent construits. Alors le bienheureux Othmar voyant que, par un effet de la bonté de Dieu, les possessions de son monastère s'augmentaient immensément, redouta, pour sa personne, de se relâcher dans la pratique de la vertu ; il commença le premier à vivre avec une grande sobriété, en sorte qu'il ajoutait deux jours d'abstinence à chacun des principaux jeûnes en usage. Aux exercices de la pauvreté et de l’humilité, il joignait des aumônes abondantes. Souvent, il rentrait au monastère sans tunique, couvert seulement de sa coule, imitant J.-C. qui, à sa naissance, se laissa emmailloter dans des langes grossiers. Afin de nous apprendre à ne mettre aucune confiance dans l’argent, il pratiqua la pauvreté dans toutes les circonstances ; ainsi quand les besoins de la maison l’obligeaient à sortir, il se servait plus volontiers, pour monture d'un âne que d'un cheval. Personne n'était plus miséricordieux et plus aumônier que lui aussi servait-il les pauvres de ses propres mains. Non loin du monastère, il construisit un logement pour les lépreux, il lavait lui-même la tête et les pieds des pauvres, dont il mérita d'être appelé le père.
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La nuit il les visitait et veillait à tous leurs besoins. En outre, il bâtit un hôpital où l’on recevait les pauvres aveugles, et sa sollicitude à leur égard allait jusqu'à sortir du cloître pendant la nuit pour leur rendre les services les plus empressés. Pendant ce temps-là, Warin et Ruthard, qui se trouvaient alors chargés de l’administration de toute l’Allemagne, se laissèrent aller, par l’instigation du diable, à tous les désordres. qu'entraîne l’avarice et ils s'emparaient par force des biens des églises situées dans le pays qu'ils gouvernaient. Saint Gall n'échappa pas à leurs rapines. Le bienheureux Othmar en porta ses plaintes au roi Pépin, lui disant qu'il s'exposait à de grands malheurs, s'il fermait les yeux sur de pareilles violences. Le roi menaça les spoliateurs de sa disgrâce, s'ils ne restituaient pas au monastère tout ce qu'ils lui avaient injustement ravi. Mais l’avarice l’emporta et loin de tenir compte des ordres du roi, ils apostèrent des soldats pour se saisir d'Othmar qui revenait de la cour, et ils le firent amener par-devant eux chargé de chaînes. Ils soudoyèrent un faux frère du monastère même d'Othmar, nommé Lampert, pour accuser faussement et salir son abbé : ce moine infâme ne recula pas devant la trahison d'un innocent ; et en plein concile, devant une foule de monde, Lampert accusa Othmar d'avoir eu des rapports criminels avec une femme. Le saint fut condamné à l’exil et relégué comme un misérable dans une île du Rhin, où,. après de longues souffrances endurées patiemment, il termina sa vie dans la pratique des bonnes oeuvres, le seize des calendes de décembre.
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Mais Dieu, en juge équitable, punit l’affreuse machination dans laquelle Lampert avait fait choir son prélat, d'une telle façon qu'une fièvre violente abattit toutes ses forces, et que souvent sa tête tombant à terre, il était réduit à marcher comme les quadrupèdes. Par `un juste jugement de Dieu, il fut forcé à chaque instant d'avouer publiquement qu'il avait péché contre l’homme du Très-Haut. « Cessez, disait-il en citant le concile de Nicée, cessez de persécuter ceux qui servent Dieu avec droiture, qui observent ses commandements de pleine volonté et qui se soumettent à nos lois : il est indécent que les hommes charnels persécutent les hommes spirituels. C'est pour cela que saint Grégoire a dit : « Celui qui ne prouvé pas la calomnie doit être puni. » Cette affaire mal engagée a été terminée de la façon la plus désastreuse. » Saint Othmar fut donc enseveli dans, l’exil en un endroit d'une île ou se voit aujourd'hui urge chapelle. Son, corps s'y conserva dix ans sans corruption. Après quoi, ses disciples jugèrent à propos de le rapporter au monastère de Saint-Gall à la tête duquel la volonté de Dieu l’avait placé pour gouverner le spirituel et le temporel. Ils allèrent donc le chercher et le placèrent sur une barque.
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Un grand nombre de miracles attestèrent que leur dévotion était louable et que les mérites du saint étaient grands car une tempête accompagnée d'ouragans, qui agita alors tout le lac de Constance ne fut pas un obstacle qui pût les arrêter pendant tout le trajet. Un petit vase plein de vin que les moines avaient emporté pour leur repas se remplissait chaque fois qu'il était vidé.
Le corps de saint Othmar arriva donc au monastère de Saint-Gall,
accompagné et suivi de miracles et y repose avec honneur et gloire.
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SAINT CONRAD
Saint Conrad naquit en Allemagne de parents nobles, et y fut élevé. Comme c'était un personnage, de vie et de moeurs irréprochables, Nothing, évêque de Constance, l’appela pour le faire auditeur des causes du ressort de tout son évêché. Plus tard il fut élu prévôt de la cathédrale. Nothing étant mort, on manda saint Udalric, évêque d'Augsbourg, qui célébra les funérailles du prélat et qui ordonna au clergé et au peuple un jeûne de trois jours pour obtenir de la bonté de Dieu un chef qui lui fût agréable. Au jour fixé pour l’élection ou plutôt pour s'entendre unanimement, saint Udalric fit le portrait d'un évêque tel que l’apôtre le trace à Timothée et à Tite. « Il faut que l’évêque soit irréprochable... » Après la lecture de ces divers passages, l’accord fut unanime pour choisir Conrad qui fut pris, traîné de force et institué évêque, malgré ses résistances. Après son élévation, saint Conrad enrichit de précieuses reliques et de riches ornements la principale église dédiée à la sainte Vierge.
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Il fit bâtir trois églises, l’une dans l’intérieur de la ville et les deux autres au dehors. La première dédiée à saint Maurice était la reproduction exacte de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Il y fonda douze prébendes à perpétuité pour les clercs qui devaient la desservir; ce qui ne l’empêcha point d'augmenter le nombre des chanoines de sa cathédrale avec ses revenus propres. Ce saint homme, plein du désir de châtier réellement son corps avec l’apôtre, passa trois fois la mer pour aller en la sainte cité de Jérusalem où il visita, avec une extrême ferveur, les lieux témoins de la passion, de la sépulture, de la résurrection et de l’ascension de J.-C.
Etant un jour avec saint Udalric au château de Laufen, il vit des oiseaux entrer et sortir d'un gouffre dont les eaux agitées étaient écumantes : le saint comprit intérieurement que sous la forme de ces oiseaux étaient deux âmes qui subissaient là leur purgatoire en punition d'une multitude de. crimes qu'elles avaient commis. Touchés tous les deux de compassion, Udalric s'empressa de dire une messe pour les morts, et le même jour Conrad en célébra de suite une seconde à la même intention : après quoi ils ne virent plus cette espèce d'oiseaux
Un excellent jeune homme appelé Gebhard s'était assis, sans penser à rien, sur le trône épiscopal. Conrad lui adressa cette prophétie : «C'est trop tôt t'asseoir sur mon siège, Gebhard; mon successeur sera celui qui occupera ma place avant toi, savoir : Gamelon. Le saint jour de Pâques, pendant la messe solennelle, une araignée tomba après la consécration dans le calice, et saint Conrad l’avala. Les saints mystères, étant achevés, on se mit, comme de juste, à table, mais le saint ne mangea pas, comme si c'eût été le carême ; tout exténué qu'il fût. On lui demanda pourquoi il ne mangeait point : « C'est, dit-il, que j'attends l’arrivée prochaine d'un hôte », puis baissant, la tête, sur la table, il rendit l’araignée par la bouche..
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On peut penser quelle joie ce fut pour tous ceux qui se trouvaient là,
a cette occasion, ou plutôt, à ce miracle. Saint Conrad, consommé
dans l’exercice de toutes les vertus, mourut le 6 des calendes de décembre,
l’an du Seigneur 976, après un épiscopat de 442 ans, dans
une vieillesse avancée.
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SAINT HILARION
Hilarion fut un saint moine, dont la vie pleine de bonnes oeuvres a été écrite par saint Jérôme. Ses parents étaient idolâtres, mais il fleurit comme on dirait d'une rose au milieu des épines. Envoyé à Alexandrie pour étudier la grammaire, il y reçut le baptême, et toute sa joie était de se trouver dans les assemblées des fidèles. Avant entendu parler de saint Antoine, il alla en Égypte pour le voir. Aussitôt après il changea d'habits et demeura près de deux mois auprès' de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses moeurs, son assiduité à la prière, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre et sa gaieté à les exhorter.
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Ses mortifications étaient tellement grandes qu'aucune maladie ne put lui faire modifier la grossièreté des mets dont il usait. Hilarion, après s'être exercé dans la pratique, de ces vertus, revint dans sa patrie avec quelques moines. Ses parents étaient morts, et il partagea son bien entre ses frères et les pauvres, sans garder absolument rien pour soi, Il avait alors 15 ans et il entra au désert couvert seulement d'un sac et n'emporta avec lui qu'une sale de paysan que le bienheureux Antoine lui avait donnée lorsqu'il prit congé de lui. Il se contentait de manger quinze figues sauvages après le coucher, du soleil. De 15 à 20 ans, il n'eut pour se défendre contre le chaud et la pluie qu'une petite cabane qu'il avait tressée avec du jonc et des branches de figuier. Depuis il fit une petite cellule large de 4 pieds et haute de 5, en sorte que vous l’auriez prise plutôt pour un sépulcre que pour une habitation. Il ne coupait ses cheveux qu'une fois l’année, le jour de Pâques: Il coucha jusqu'à sa mort sur la terre dure. Il ne lava jamais, ni ne changea le sac qui le couvrait que quand il était en pièces.
Sachant toute l’Ecriture sainte par cœur, après qu'il avait fait oraison, il chantait les psaumes comme si Dieu eut été présent. Depuis 21 jusqu'à 27 ans, il ne mangea autre chose les trais premières années qu'un demi-septier de lentilles trempées dans l’eau froide, et durant les trois autres années, du pain seulement avec du sel et de l’eau. Depuis 27 ans jusqu'à 30, il ne vécut que d'herbes sauvages et de racines crues de quelques arbrisseaux. Depuis 31 ans jusqu'à 35 il ne mangea qu'une once de pain et un peu d'herbes cuites sans huile. Mais sentant s'obscurcir ses yeux, et étant tourmenté d'une gratelle qui lui donnait une violente démangeaison par tout le corps, il ajouta un peu d'huile à ce que je viens de dire, et continua jusqu'à 63 ans à vivre dans cette abstinence, ne goûtant, outre cela, ni d'aucun fruit, ni d'aucun légume, ni de chose quelconque qu'il lui eût été agréable de manger.
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Alors voyant que son corps s'exténuait et croyant que sa mort était proche, il ne mangea plus de pain depuis 64 ans jusqu'à 80. Sa ferveur était si incroyable qu'il semblait qu'il venait d'entrer dans le service de Dieu en un âge où les autres ont accoutumé de diminuer leurs austérités. On lui faisait un breuvage avec de la farine et très peu d'huile, tout son boire et son manger pesant à peine cinq onces. Il continua, jusqu'à sa mort, en cette manière de vivre, ne mangeant jamais qu'après le soleil couché, et ne rompant jamais son jeûne,. ni aux jours de fête, ni dans ses plus grandes maladies. Après avoir, été très puissant en miracles, et incomparable de sainteté, à l’âge de 80 ans, Esychius étant absent (c'était son vieil ami), il lui écrivit de sa main une petite lettre, qui était comme son testament, par laquelle il lui laissait toutes ses richesses, qui consistaient en ce sac qui lui servait de tunique, une cape et un petit manteau. Il avait encore un peu de chaleur, et c'était à peine s'il vivait quand il ouvrit les yeux et dit : « Sors, mon âme, que crains-tu? sors, de quoi as-tu peur? tu as servi J.-C. près de 70 ans, et tu crains la mort? » En achevant ces paroles, il rendit l’esprit, et à l’instant on le mit en terre. Il avait demandé lui-même à tous ceux qui étaient venus le voir dans sa maladie de ne pas garder son corps un moment après son trépas.
Dix, mois après, le saint homme Esychius déroba au périple
sa vie, le corps d'Hilarion et le transporta en Palestine pour l’enterrer
dans un monastère avec sa tunique, sa coule et son manteau. Tout
son corps aussi entier que s'il eût été vivant, répandait
une odeur si excellente qu'il semblait avoir été embaumé
avec les parfums les plus précieux, en témoignage de sa très
sainte vie et en l’honneur éternel et gloire de Dieu qui vit et
règne dans les siècles. On fait mémoire de sa fête
le 12 des calendes de novembre, le jour où l’on célèbre
la fête des onze mille vierges et de sainte Ursule.
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HISTOIRE DE CHARLEMAGNE *
Turpin, archevêque d e Reims, compagnon de Charles durant 14 ans, écrivit à Léoprand, doyen d'Aix-la-Chapelle, ce qu'il. avait vu, quand ce prince eut délivré l’Espagne et la Galice de la domination des païens. En premier lieu, il raconte comment l’Apôtre saint Jacques apparut à Charles et le pria de purifier le lieu de sa sépulture et d'établir une route pour arriver jusqu'à son tombeau afin que, la multitude de pèlerins pussent y effacer leurs péchés. Il lui, promit encore de l’aider en tout et par là qu'il posséderait la vie éternelle. Beaucoup avaient été convertis par la prédication des disciples de saint Jacques, mais ils s'étaient laissés retomber dans l’erreur, et la foi en J.-C. s'était éteinte en ce pays jusqu'à l’époque où Charlemagne rétablit la religion chrétienne dans l’Espagne et la Galice.
* Ce récit est l’abrégé des actions de Charlemagne, telles que les ont écrites les compilateurs des romans sans nombre parus dans le moyen âge sur le compté de cet empereur et de ses, paladins.
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La première ville qu'il assiégea fut Pampelune. Il resta trois mois sans pouvoir s'en rendre maître, parce que ses murs étaient inexpugnables. Il fit alors cette prière: « Seigneur J. C. pour la foi duquel je suis venu ici; donnez-moi cette ville de saint Jacques; si réellement vous m’êtes apparu, faites-la moi prendre. » Alors les murs s'écroulèrent jusque dans leurs fondements. Il laissa la vie aux Sarrasins qui voulurent recevoir le baptême, et il tua tout le reste. A cette nouvelle, les autres villes lui envoyèrent le tribut et se soumirent à lui. Tout le pays fut son tributaire. Après avoir visité le sarcophage de saint Jacques, il vint à Pétrone et là il enfonça sa lance. dans la mer en action de grâce et dit : « Je n'ai jamais pu venir ici qu'en ce moment. » Alors il soumit toute la Galice et l’Espagne d'une mer à l’autre. Il s'empara encore d'une place fortifiée de 90 tours. Il fit durant quatre mois le siège de Lucerna ; désespérant de la prendre, il eut recours à Dieu et à saint Jacques alors les murs de cette ville tombèrent et elle reste déserte encore aujourd'hui ainsi que trois autres villes que le Seigneur maudit comme autrefois Jéricho. Il détruisit toutes les idoles à l’exception d'une, qui, au dire des Sarrasins, fut fabriquée de son vivant par Mahomet qui se l’était dédiée après y avoir lié, avec le secours de la magie, une légion de démons occupés à la garder avec tant de force que jamais homme ne put la briser. Si un chrétien s'en approche, ses jours sont aussitôt en danger, mais un païen se retire sain. L'oiseau qui se poserait sur elle meurt à l’instant.
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Il y a sur le rivage de la mer une pierre dont la hauteur égale: celle à laquelle un corbeau peut s'élever dans son vol, large et carrée à la base, pointue au sommet, sur lequel est placée debout cette statue de forme humaine et coulée en or fin, la figure tournée au midi, ayant dans sa main droite une grande clef qui doit tomber de ses doigts l’année où naîtra dans la Gaule le roi qui christianisera l’Espagne entière; puis ceux qui auront vu la clef par terre prendront tous la fuite, en abandonnant leurs trésors. Avec l’or que les rois et les princes, ainsi que les païens donnaient à Charles, il fit élever une église en l’honneur de saint Jacques, qu'il enrichit de beaucoup d'ornements, et où il établit des chanoines. Il en bâtit encore une de ce saint à Aix-la-Chapelle, et grand nombre d'autres. Quand Charles fut parti, un roi païen d'Afrique soumit l’Espagne, et massacra beaucoup de chrétiens que Charles avait établis pour garder le pays. A cette nouvelle, Charles revint avec des armées nombreuses; il arriva à Bayonne, ville des Basques, où Romaric, en mourant, confia à un de ses parents son cheval et d'autres objets pour en partager le prix entre les prêtres et les pauvres, parce qu'il avait entendu au-dessus de lui des démons rugissants comme des lions, des loups et des veaux. Or, ce cheval fut enlevé et on le trouva transporté à quatre journées de chemin de l’armée de Charles. La veille du jour où Charles devait livrer bataille à Argoland qui était revenu s'emparer de l’Espagne, ses. soldats se préparèrent le soir pour être prêts à se battre le lendemain; ils fichèrent en terre leurs lances dans les prés devant leurs tentes ; et le matin ils les trouvèrent couvertes d'écorces et de branches et tenant au sol par racines.
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Ils les coupèrent ras terre, et de leurs racines poussa dans la suite une grande forêt. Ceux dont les lances fleurirent ainsi étaient ceux qui devaient être tués et qu'on devait insérer au nombre des saints. Il en périt alors quarante mille, le duc Milon, père de Roland, fut tué, ainsi que le cheval de Charles. Charles resta donc avec deux mille hommes seulement; mais avec son épée nommée Joyeuse, il tua une multitude de païens. Le soir, les deux armées rentrèrent dans leur, camp. Le lendemain arrivèrent quatre nobles conduisant quatre mille combattants ; alors les païens prirent la fuite et Charles rentra dans la Gaule. Il revint encore une fois avec quatre mille soldats dont les lances fleurirent et qui engagèrent la bataille les premiers avec un grand enthousiasme; ils massacrèrent une multitude innombrable de païens; mais ensuite ils furent tués eux-mêmes, et Charles y perdit encore un cheval ; mais il n'abandonna pas le terrain; il, tua beaucoup d'ennemis, enfin les païens furent mis en déroute. Argoland vint encore offrir la bataille à Charles qui revint accompagné de cent trente-trois mille hommes. Argoland et Charles eurent de longues conférences au sujet de la guerre et de la foi. « Combattons pour la foi, finit par dire Argoland; si je suis vaincu, je recevrai le baptême. »; Vingt chrétiens se mesurent donc avec vingt païens et les tuent; ensuite quarante, et le résultat fut le même ; puis cent, et il en arriva autant; enfin mille, mais chaque fois, les chrétiens tuèrent les païens.
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Il y eut suspension d’hostilité, et Argoland vint trouver Charles
pour se faire baptiser et lui dit : «Ta loi est plus sainte »,
puis il ordonna aux païens de recevoir le baptême : ce à
quoi ils consentirent. Argoland remarqua qu'à table, il y avait,
dans le placement des convives, des rangs d'observés, et demanda
à connaître ceux qui les composaient. Charles répondit
que les premiers étaient des. évêques; d'autres des
moines, ceux-ci des chanoines et les derniers des pauvres, auxquels il
donna le titre d'envoyés de Dieu. « Tu traites mal les envoyés
de Dieu, reprit Argoland, aussi ne veux-je point de baptême. »
Et il se retira. De là nous pouvons remarquer quel grand péché
c'est que de traiter mal les pauvres. Aussi Charles fut-il privé
de la joie de procurer le baptême à tant de monde. Le lendemain
on donna la bataille : Charles avait cent vingt-quatre mille hommes et
Argoland cent mille. Or, Argoland fut défait avec ses cent mille
hommes. Les vainqueurs marchèrent dans le sang jusqu'aux murailles
de la ville qui fut prise après le massacre de tous les païens.
La nuit, mille chrétiens dépouillèrent les morts,
à l’insu de Charles, dans l’intention de revenir avec ce prince;
chargés d'or et d'argent, mais ils furent tués par les païens
qui avaient pris la fuite. Telle fut la punition de leur avarice. Le prince
de Navarre déclara encore une fois la guerre à Charles qui
pria le Seigneur, de lui faire connaître ceux qui devaient mourir
dans cette circonstance. Le lendemain les soldats étant prêts
à se battre, Charles vit une croix rouge sur les épaules
et sur le dos de la cuirasse de ceux qui devaient mourir ; il les enferma
tous dans son oratoire afin qu'ils ne fussent point tués.
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Après le combat, dans lequel près de cent mille païens furent tués, Charles trouva morts, ceux qu'il avait enfermés dans son oratoire; ils étaient cent cinquante. Alors ce prince s'empara de force de tout le pays Navarrais. Dans la suite on lui apprit que le roi de Babylone avait envoyé contre lui de la Syrie 20.000 chars. Ce roi était de la race de Goliath ne pouvant être blessé qu'au nombril, et fort comme quarante hommes. Sa taille était de 12 coudées, sa figure en avait une de long, ses doigts étaient longs de trois palmes : il transporta dans la ville des Otogores tous ceux qui avaient été envoyés contré lui. D'abord il souleva à la fois Raynaud, avec Constantin, roi des Romains, et un autre comte, et les porta en prison sur ses deux bras comme il eût fait avec des enfants; il emprisonna en même temps vingt autres guerriers. Mais Roland le perça au nombril : ce qui lui fit pousser ce cri : « Mahomet, aide-moi, je meurs. » Alors les païens accoururent et l’emportèrent de suite dans la ville. Les chrétiens y entrèrent avec eux, s'en emparèrent et tuèrent le géant. Roland lui, avait appris, sur sa demande, ce qu'il fallait croire de la Trinité : « Abraham, lui dit-il, vit trois hommes et se prosterna en terre pour les adorer. Dans une harpe, quand elle résonner il y a trois choses: l’art, la main et la corde. Dans l’amande on trouve trois parties : l’écorce, la coque et le noyau. De même, dans le soleil, il y a le cours, la splendeur et la chaleur; dans la roue, le moyeu, les rais et les jantes; dans l’homme, le corps, l’âme et l’ombre. Ainsi, une chose est en trois; en Dieu aussi, trois personnes ne font qu'un. »
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Le géant lui demanda encore : «Comment une vierge, a-t-elle pu enfanter? » Roland répondit: « Dieu fait engendrer des vers dans la fève, dans la gorge ; il fait naître de l’eau une multitude de poissons ; les oiseaux, les abeilles et les serpents se produisent sans la semence du mâle ; le même Dieu a donc pu faire qu'une vierge engendrât.» Le. géant demanda des explications sur l’Ascension : « La roue d'un moulin, lui répondit Roland, monte aussi bien qu'elle descend; l’oiseau, qui descend d'une montagne, remonte en haut; le soleil, qui se lève à l’orient pour aller à l’occident., revient encore à l’orient. De même, le Christ est remonté d'où il était descendu. » Le géant ajouta : « Maintenant, combattons au sujet de la foi. » Il arriva alors ce qui a été raconté dans le chapitre précédent, savoir que les soldats de Charles couvrirent avec des linges les têtes des chevaux, afin que ceux-ci ne vissent point les masques des ennemis; ils bouchèrent les oreilles de ces animaux, afin qu'ils n'entendissent point le son des trompettes qui leur avaient fait prendre la fuite auparavant, lorsque les païens rient marcher chacun de leurs hommes avec un masque en avant dès chevaux; et battre les tambours, ce qui leur avait procuré 1a victoire. Alors, Charles s'élança et abattit le drapeau sur le char, autrement les ennemis n'auraient pas été mis en déroute. Ainsi il tua huit mille païens, s'empara de l’Espagne, et personne n'osa plus désormais attaquer Charles. Après quoi, il vint au tombeau de saint Jacques ; il y fit rebâtir tout ce qui avait été détruit, et il ordonna, en l’honneur du saint,que tous les rois et. princes présents et futurs obéissent à l’évêque de Saint-Jacques.
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Alors, moi, Turpin, archevêque de Reims, dédiai, à la demande de Charles, au jour des calendes de juin, l’église et l’autel du saint, accompagné de soixante évêques. Charles dota, en cette circonstance, l’église de Saint-Jacques de toute la Galicie et de l’Espagne, de manière que tout propriétaire d'une maison devait payer annuellement quatre deniers, et serait exempt de tout service envers le roi et les princes. Ce serait en ce lieu que devraient se tenir les conciles, que les évêques recevraient le bâton pastoral, et les rois la couronne des mains de l’évêque. Et comme saint Jacques et saint Jean avaient, avec leur mère; demandé à s'asseoir, l’un à la droite, l’autre à la gauche de J.-C., saint Jean, qui repose à Ephèse, est le patron de l’Orient, et saint Jacques de l’Occident. Comme les trois frères étaient fort amis du Sauveur, Pierre a mérité d'avoir son siège apostolique à Rome. Toutefois, Pierre est le chef, parce que J.-C. voulut qu'il fût le prince des apôtres.
Charles était doué d'une telle force, qu'il redressait facilement avec les mains quatre fers de cheval à la fois, et qu'il soulevait sans difficulté, de terre jusqu'à sa tête, un soldat placé debout sur sa main. Il était si magnifique, qu'il tint quatre fois une cour plénière en Espagne : à Noël, à Pâques, à la Pentecôte et à saint Jacques. Chaque nuit, il avait 120 soldats de garde, qui se partageaient par 40 pour chaque veille : dix restaient à son chevet, dix à ses pieds, dix à sa droite et dix a sa gauche, tenant à la main droite une épée nue, et à la gauche une chandelle allumée. Celui qui voudra en savoir davantage sur ses qualités peut s'en faire une idée par la manière dont il fut fait empereur à Rome. Il fonda beaucoup d'églises et d'abbayes, il visita le Saint-Sépulcre et fit enchâsser dans l’or et l’argent les corps d'un grand nombre de saints.
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Quand Charles revint d'Espagne, il y avait encore deux rois païens à Sarragosse : c'étaient Marsir et Heligand, son frère, envoyés, par le roi de Babylonie, de Perse en Espagne, et qui n'étaient soumis qu'en apparence à Charlemagne. Ce prince leur signifia de se faire baptiser ou de lui payer tribut. Ils lui envoyèrent trente chevaux chargés d'or et d'argent et de produits espagnols ; quatre cents chevaux chargés de vin très doux pour la boisson des combattants ; enfin, mille femmes sarrasines d'une grande beauté. A Gamapéon, leur ambassadeur auprès de Charles, ils donnèrent trente chevaux chargés d'or, d'argent et d'étoffes, afin de s'attacher les soldats. C'est ce qu'il fit. L'ambassadeur apporta à Charles les présents, mais les soldats acceptèrent le vin et les femmes. Le roi Marsir fit dire encore qu'il viendrait se faire baptiser. Charles alla à sa rencontre avec cinquante-cinq mille hommes; les païens vinrent de leur côté, et les chrétiens en tuèrent vingt mille ; mais les chrétiens perdirent trente mille hommes; en punition de leur ivrognerie et de leur fornication. Tous les guerriers y périrent, à l’exception de Roland et de cinq autres. Roland, qui avait été préservé, tua Marsir, et s'échappa après avoir reçu quatre coups de lance.
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Il coupa en deux un morceau de marbre, de trois coups de son épée
qu'il voulut briser, quand il se vit sur le point de périr, et dans
l’intention que les païens ne s'en emparassent pas. Il brisa son cor
en y soufflant, et il se rompit la gorge en appelant ses compagnons. En
entendant le bruit du cor, Charles voulut venir, mais le traître
dont il a été question l’en empêcha, en disante que
Roland était à la chasse. Charles ignorait encore le massacre
et la trahison des siens. Théoderic vint a la mort de Roland, et
fut témoin de sa componction et de ses prières. Roland toucha
sa chair par trois fois, en disant, : « Et dans ma chair, je verrai
Dieu mon Sauveur. » Puis, en tournant ses yeux, il ajouta: «
C'est lui que je dois voir moi-même; souvenez-vous de moi, Seigneur,
car c'est pour votre gloire que je meurs en exil ; souvenez-vous de mes
compagnons, qui ont été aussi tués pour vous. »
Alors, faisant le signe de la croix, il dit : « Maintenant, je vais
voir celui que l’œil de l’homme n'a point vu, etc. » Ainsi expira
le très saint martyr Roland. Sans connaître que Roland était
mort, moi, Turpin, j'ai célébré, le jour de son décès,
la messe pour les défunts, en présence de Charles, le 16
des calendes de juillet, et, étant ravi en extase, j'entendis les
choeurs célestes qui chantaient, et j'ignorais ce qui se passait;
puis, je vis les démons qui . emportaient une proie. Je leur demandai
: « Que portez-vous? » Ils répondirent : « C'est
Marsile que nous portons aux enfers, comme Michel a porté Roland
au ciel. » Après la messe, je dis cela à Charles. Je
n'avais pas encore fini de parler, quand arriva Baudoin, monté sur
le cheval de Roland, et disant qu'il avait laissé Roland à
l’agonie.
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Tout aussitôt, l’armée alla au lieu funèbre; mais, Charles, qui arriva le premier, le trouva sans vie et les bras sur la poitrine, placés en forme de croix. Charles se jeta sur lui. Qui pourrait raconter sa douleur? Il le fit ensevelir avec du baume, de la myrrhe et de l’huile, et il passa la nuit auprès de lui avec l’armée. Roland avait trente-huit ans lorsqu'il mourut. Le lendemain, les soldats allèrent sur le champ de bataille, où l’un trouvait son compagnon mort, l’autre le sien vivant. On rencontra le cadavre d'Olivier cloué à la terre avec quatre lances, étendu avec les habits en désordre, entouré de liens des pieds à la tête, écorché par les flèches, et couvert de coups de lance et d'épée. Les clameurs de tous ceux qui pleurèrent leurs amis remplirent la forêt entière. Alors Charles jura par le Tout-puissant qu'il ne s'arrêterait que lorsqu'il aurait trouvé les ennemis. Il les rencontra qui prenaient leur repas du soir et en tua quatre mille. Le soleil s'arrêta immobile pendant l’espace de trois jours. Quand on eut trouvé le traître Gannelon, Charles le fit attacher à quatre, des plus forts chevaux de toute l’armée sur lesquels montèrent des cavaliers qui les dirigèrent vers les quatre points du globe. Il périt de la mort qu'il avait méritée, car il fut déchiré comme le traître Judas. On donna pour les âmes des défunts douze mille onces d'argent et douze mille talents d'or, dés vêtements et des vivres. Roland fut enseveli dans une. église romaine et son épée fut suspendue à sa tête.
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Toute la terre qu'on parcourt dans l’intervalle de six jours, située autour de la place de Blaye, lieu de la sépulture de Roland, fut donnée par Charles à des chanoines réguliers qu'il y avait rétablis lui-même à la condition que, chaque année, à l’anniversaire de saint Roland, ils donnassent à trente pauvres tous les vêtements nécessaires, et des vivres, de plus qu'ils réciteraient trente psautiers et autant de messes pour les âmes de ceux qui avaient péri : le reste devait leur servir pour vivre. Après quoi, Charles voulut honorer saint Denys : il donna toute la terre de France à son église et fit une Ordonnance par laquelle il soumettait tous les Francs présents et futurs, même les rois, au pasteur de cette église à laquelle chaque maison devait payer annuellement quatre deniers: Debout auprès du corps de saint Denys, il pria pour les âmes de ceux qui avaient péri en Espagne et pour ceux qui acquitteraient de bon coeur lesdits deniers. La nuit suivante, pendant que le roi était endormi, saint Denys lui apparut et lui dit, après l’avoir réveillé : « Ceux qui à ton exemple ont été tués ou le seront en Espagne, je leur ai obtenu le pardon de leurs péchés, comme aussi pour les quatre deniers, j'ai obtenu qu'ils soient guéris des blessures graves qu'ils recevraient. » Charles raconta cette vision à tout le monde. Ensuite il fit des oeuvres merveilleuses à Aix-la-Chapelle en l’honneur de la mère de Dieu, ce qui porta un grand nombre d'autres personnes a l’imiter. La mort de Charles me fut dans la suite révélée de la manière suivante : Un jour que j'étais en prière à Vienne, je fus ravi en extase en récitant le psaume : Deus in adjutorium, les, démons en foule se dirigeaient vers la Lorraine.
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Quand ils furent tous passés, j'en vis un qui ressemblait à
un Ethiopien. et qui marchait plus lentement que les autres. « Où
allez-vous? » lui dis-je : « A Aix, me répondit-il,
enlever l’âme de Charles. » Je repris : « Je t'adjure;
par le Christ, de revenir me dire ce qui s'est passé. » Peu
après les démons repassèrent d'ans le même ordre
qu'auparavant, et m’adressant à celui auquel j'avais parlé
d'abord : « Qu'avez-vous fait? lui demandai-je. » Il répondit
: « Un Galicien sans tête apporta tant de pierres et de bois
d'églises dans la balance que ses bonnes oeuvres l’emportèrent
sur les mauvaises, et voilà comment il nous prit son âme.
» Ayant ainsi parlé, il s'évanouit, et j'ai appris
que Charles était mort à cette heure. Quand nous nous sommes
quittés, je lui fis promettre de m’envoyer, s'il était
possible, quelqu'un pour m’informer de sa mort. Je lui avais donné
de mon côté la même promesse. C'est pour cela qu'étant
malade et à l’article de la mort, il m’expédia un soldat
de ses compagnons pour m’annoncer sa fin. Ce qui eut lieu. Il mourut
le 5 des calendes de février, l’an du Seigneur 814.
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CONCEPTION DE LA BIENHEUREUSE VIERGE MARIE *
Anselme, archevêque de Cantorbéry, pasteur des Anglais, à ses évêques, et à tous les orthodoxes, salut et perpétuelle bénédiction dans le Seigneur. Veuillez, mes très chers frères; écouter le récit que j'entreprends de vous faire sur la manière dont on doit célébrer, comme il a été ordonné, la vénérable conception de Marie, mère de Dieu et toujours vierge, d'après les miracles qui ont eu lieu en Angleterre, en France et dans d'autres pays.
* Dom Gerberon soulève des difficultés de toute espèce contre cette pièce qu'il place parmi les spuria de son édition des oeuvres de saint Anselme. La plus forte est tirée des noms des personnages cités dans ce récit, où il trouve du vrai, du faux et du fabuleux.
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Quand il a plu à la bonté divine de punir la nation anglaise pour ses péchés, et de l’astreindre à pratiquer les devoirs de la vertu avec plus d'exactitude, l’illustre duc des Normands, Guillaume la soumit par la force des armes, et employa la peine du talion contre le roi du pays nommé Eralde, tyran impie, persécuteur du clergé et destructeur de l’honneur dû à l’Église. Quand ce dernier eut été tué, Guillaume dut à la protection de Dieu et à sa valeur d'être élevé à la dignité royale, et rendit à l’Église tout l’honneur que comporte sa dignité. Jaloux de ses pieuses intentions, le diable ennemi de tout bien s'efforça souvent de paralyser ses succès par les fourberies de ses gens et par les incursions des étrangers, mais aidé de la protection divine, le méchant fut réduit à d'impuissance. Les Daciens, ayant appris que l’Angleterre avait été soumise par les Normands, furent gravement irrités d'être dépouillés d'un royaume qui leur appartenait par droit d'héritage. Ils courent aux armes, équipent une flotte dans l’intention: d'aller les chasser d'une patrie que Dieu leur avait donnée. Guillaume, informé de leur dessein, agit en prince rempli de prudence : il envoya en Dacie un saint abbé de Ramesey, Helsin, pour s'assurer de ce qui se tramait.
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Ce personnage d'une intelligence consommée exécuta les ordres du roi avec habileté. Sa mission achevée, voulant revenir en Angleterre, il se mit en mer, et déjà il avait fait heureusement la majeure partie de sa route, quand, tout à coup, une bourrasque affreuse souleva une tempête qui troubla le ciel et la mer. Les matelots à bout d'efforts sont réduits à l’impuissance, les rames sont cassées, les cordages rompus, les voiles en lambeaux, tout espoir de salut avait disparu, et on n'avait plus qu'à attendre le moment où l’on serait englouti. Dans le désespoir de sauver son corps, chacun recommandait à grands cris son âme à Dieu et envoyait la bienheureuse Marie, mère de Dieu, comme le refuge des malheureux, lorsque l’on vit apparaître subitement de l’onde et près du vaisseau un personnage d'un extérieur vénérable, revêtu d'habits épiscopaux. Il appela l’abbé Helsin et lui adressa ces mots : « Vous voulez, lui dit-il, échapper au péril ? Vous voulez rentrer sains et saufs dans votre patrie? » Sur la réponse de l’abbé en larmes, que c'était là l'unique désir qu'il" avait au fond du coeur : « Sachez, ajouta-t-il, que c'est Notre-Dame, Marie, mère de Dieu, dont vous avez réclamé l’assistance, qui m’envoie vers vous; et si vous voulez exécuter ce que je vais vous dire; vous échapperez avec vos compagnons au naufrage qui vous menace. » Il promet aussitôt d'obéir en tout, s'il échappe au danger. « Promettez à Dieu et à moi, reprit l’évêque, que vous célébrerez le jour de la conception et de la création de la mère de J. C. et que, dans vos prédications, vous porterez à fêter ce jour. » L'abbé plein de prudence répliqua.: «Mais quel jour doit-on célébrer cette fête? » « Le 6 des ides de décembre; répondit l’évêque. » « Et quel office devra-t-on récitera demanda l’abbé? » « On dira, reprit l’évêque, tout l’office qu'on récite au jour de la Nativité; si ce n'est qu'au lieu du mot nativité,, on dira conception. »
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A ces mots il disparut; la tempête avait cessé plus vite qu'il est possible de le dire ; l’abbé poussé avec ses gens par un vent favorable aborda sain et sauf en Angleterre, et raconta à qui il put le dire, ce qu'il avait vu et entendu: Il statua qu'on ferait une fête solennelle de la conception dans son monastère de Ramesey, et durant sa vie, il la célébra avec la plus grande dévotion.
Et nous, mes bien aimés frères, si nous voulons aborder au port du salut, célébrons, comme il convient, l’office de la création et de la conception de la mère de Dieu afin de recevoir une juste récompense, de son Fils qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vit et; règne dans les siècles des siècles. Amen.
On raconte d'une autre manière l’établissement, de cette fête. Du temps de l’illustre Charles, roi des Français, un clerc attaché à l’ordre des Lévites, qui était parent du roi de Hongrie; plein de dévotion pour la mère de J.-C., avait coutume de réciter son office. Pressé par ses parents, il voulut se marier avec une toute jeune fille. Il avait reçu la bénédiction nuptiale et la messe était achevée, quand il se rappelle qu'il n'avait pas récité ce jour-là les heures, de Notre-Dame, comme il le faisait d'ordinaire. Il fait sortir tous les assistants, de l’église, envoie son épouse à la maison, et resté seul devant l’autel.
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En récitant seul les heures de la Mère du Seigneur, il en vint à cette antienne Pulchra es et decora, quand tout à coup lui apparut la bienheureuse Mère de Dieu, accompagnée de deux anges dont l’un lui tenait la main droite, et l’autre la gauche : « Si je suis belle et gracieuse, pourquoi donc m’abandonnes-tu et prends-tu une autre épouse ? Ne suis-je pas plus belle qu'elle ? Ne suis-je pas la beauté par excellence ? Ne suis-je pas bien gracieuse? Où en as-tu vu une plus belle ? » « Votre éclat, Madame, répondit-il, surpasse tout ce qu'il y a de beau au monde; vous êtes élevée au-dessus des trônes et des chœurs des anges; vous êtes plus élevée que les cieux des cieux. Que voulez-vous donc que je fasse?» Elle répondit : « Si, pour l’amour de moi, tu quittes l’épouse charnelle à laquelle lu veux t'attacher, tu m’auras pour épouse dans le royaume céleste, et si tu célèbres chaque année la fête de ma conception, le 6 des ides de décembre; et que tu enseignes à la solenniser, tu seras couronné avec moi dans le royaume de mon Fils unique. » En disant ces mots, Notre-Dame disparut. Le clerc, décidé a ne pas rentrer chez lui, alla aussitôt, sans consulter ses parents, dans une abbaye prendre l’habit monastique. Peu après, par les mérites de la Sainte Vierge, qui toujours récompense ceux qui l’aiment, qui les comble d'honneurs et de biens, il devint évêque patriarche d'Aquilée, où il célébra tant qu'il vécut, annuellement et au jour marqué, la fête de la Conception avec octave, et recommanda de la solenniser.
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On raconte ailleurs, différemment encore, l’origine de cette fête. Dans un bourg de France; un chanoine prêtre avait soin de réciter les matines de la Sainte Vierge. Une fois, qu'il revenait d'une maison de campagne où il avait commis un péché avec une femme mariée, il voulut passer la Seine pour rentrer chez lui, et, étant entré seul dans une barque, il se mit à réciter en ramant les matines de Notre-Dame. Il commençait l’invocation : Ave Maria, gracia plena, Dominus tecum; et se, trouvait au milieu du fleuve, quand voici une foule de démons qui l’engloutissent avec sa barque et entraînent son âme aux enfers, comme il l’avait mérité. Trois jours. après, la bienheureuse vierge Marie vint à l’endroit où les démons le tourmentaient; elle était suivie d'une multitude de saints.: «.Pourquoi, dit-elle aux démons, maltraitez-vous injustement l’âme de mon serviteur? » « Nous avons droit à l’avoir, dirent-ils, puisqu'elle a été saisie quand il faisait notre oeuvre. » « Si elle doit appartenir, reprit la Vierge, à celui dont. elle faisait l'oeuvre, elle doit être à nous, puisqu'elle chantait nos matines quand vous l’avez fait périr. Vous êtes donc encore plus coupables, puisque c'est à moi que vous avez manqué. » Quand elle eut parlé de la sorte, les démons s'enfuirent d'un côté et d'autre, et la très Sainte Vierge ramena l’âme du chanoine à son corps puis, prenant par le bras cet homme qui avait échappé à une doublé condamnation, elle commanda à l’eau de rester comme un mur, à droite et à gauche, et, du fond du fleuve, elle le conduisit sain et sauf sur le rivage.
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Alors le chanoine, plein de joie, se prosterna à ses pieds et lui dit : « Ma Dame bien chérie, Vierge remplie de bontés, que vous rendrai-je pour tant de bienfaits dont vous m’avez comblé? » « Je demande, répondit la Mère de Dieu, que tu ne retombes plus dans le péché d'adultère, et que tu célèbres et prêches de célébrer, solennellement la fête de ma conception, le 6 des ides de décembre. » A peine avait-elle ainsi parlé, que le prêtre la vit monter au ciel. Quant à lui, il embrassa la vie érémitique, et raconta à qui voulait l’entendre ce qui lui était arrivé. De plus, il célébra cette fête et travailla toute sa vie à la faire célébrer. C'est pourquoi, mes très chers frères, de notre autorité épiscopale, nous confirmons cette fête, et nous ordonnons que personne de vous, sous prétexte d'en être empêché par les soins des affaires temporelles ou pour toute autre mauvaise raison, ne s'exempte de célébrer chaque année la conception vénérable de la bienheureuse vierge Marie, et de réciter ses heures tous les jours, à moins que ce ne soit le dimanche et une fête à neuf leçons. Remarquez encore ici que si quelqu'un, entraîné par le désespoir que lui causent ses péchés, ne veut pas célébrer l’office divin, il se rend doublement coupable; d'abord par rapport au péché qu'il a commis, et ensuite parce qu'il a refusé de servir Dieu pour l’expiation de son péché. Aussi, le Seigneur a-t-il dit à saint Pierre : « Si vous vous regardez comme pécheur; il ne faut pas vous éloigner de Dieu. Or, c'est s'éloigner de Dieu, de ne vouloir pas faire une bonne oeuvre à cause de son péché. Si nous nous reconnaissons pécheurs, il est de notre intérêt d'avoir la Mère de Dieu pour médiatrice et pour auxiliatrice auprès de son Fils.
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Si le Souverain Juge est irrité contre nous, par rapport à
nos forfaits, elle qui l’a mis au monde, peut nous le rendre favorable.
Il n'est si grand pécheur sur la terre qui ne puisse obtenir son
pardon pour le siècle futur, si elle prie son Fils pour lui. Tout
ce qu'elle demande à son Fils, il est certain qu'elle l’obtiendra.
Voyez l’exemple de Théophile. (Ici est reproduite la légende
de Théophile, telle qu'elle se trouve au 8 septembre, fête
de la Nativité de Notre-Dame.)
Miracles arrivés en confirmation de la Conception de la très bienheureuse Vierge Marie.
On trouve le récit de plusieurs miracles, arrivés en confirmation de la vérité de la conception de la très sainte Vierge, dans un livre intitulé : Defensorium Virginis, qui reste attaché avec des chaînes dans,plusieurs bibliothèques, et qui a été composé vers l’an du Seigneur 1390. Un bachelier de l’ordre des Carmes, prêt à prendre ses grades, dans une thèse soutenue à Paris, rapporta à un frère Prêcheur que, du temps que maître Jean de Tolède était chancelier, un frère Prêcheur de la Bohême avait eu l’audace de prêcher, à Cracovie, que la glorieuse Vierge avait été conçue dans le péché; mais il s'affaissa subitement. On le transporta chez lui, où il mourut peu après. IL rapportait cela, d'après le témoignage des honorables docteurs en théologie, Henri de Hassia, Henri de Huta, et maître Jean de Bologne, docteur en médecine et bachelier en théologie, qui avaient été les témoins oculaires du fait. Ce bachelier en concluait que l’opinion de la conception immaculée était pour lui un article de foi, à cause de ces miracles éclatants.
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— Le vénérable docteur Girold de Piscaria, de l’ordre des frères Mineurs, était un adversaire déclaré de ce sentiment. Ayant prêché un jour, dans un sermon sur la conception, contre la Sainte Vierge, il alla immédiatement célébrer la sainte messe avec beaucoup de dévotion. Après l’élévation, la Sainte Vierge se montra à lui, et les saintes espèces du pain et du vin disparurent : « De quel front, lui dit-elle, oses-tu , prendre un corps tiré de moi, mauvais frère, qui aujourd'hui, de propos délibéré, vient de me salir en paroles et en actions ? » Il demanda alors, avec de grands gémissements, pardon de sa faute, et l’eucharistie lui fut rendue ; il acheva la messe, et monta de suite au pupitre, rétracta ce qu'il avait dit d'abord contre la Sainte Vierge, en racontant tout au long le miracle qui venait de s'opérer. Je tiens ce, fait de plusieurs témoins dignes de foi.
— Dans la ville d'Ydoni, un frère Prêcheur du pays viennois devait, répondre, par devant Odonius de Champagne, de l’ordre de Notre-Dame, sur la conception. Le peuple était rassemblé en foule dans l’église cathédrale des moines de cette ville. Ce frère allait exposer sa thèse; quand il fut frappé de la main de Dieu; il devint comme muet et hébété. Ses frères le portèrent dans le monastère, où il mourut au bout de huit jours, sans que son esprit lui revînt. C'est ce que m’ont raconté des personnes qui étaient présentes.
FIN.