LIVRE TROIS : LES LAÎCS OU LES SÉCULIERS
CHAPITRE 1 : L’ORDRE DE TOUTE LA DISPUTE
Nous avons traité jusqu’à présent
des membres de l’Église, c’est-à-dire des clercs et des moines, et
il nous reste à parler des troisièmes, les laïcs ou les séculiers,
et en même temps des membres de l’église coupés, c’est-à-dire les
hérétiques, toutes choses qui peuvent être renvoyées à la dispute
sur le magistrat politique. Toute cette dispute comprend six questions.
La première porte sur le pouvoir du gouvernement lui-même; et ensuite,
de son devoir dans les choses politiques. Et puis, de son devoir
dans la cause religieuse.
Dans la première, il y a deux questions.
La première. Ce pouvoir est-il une chose bonne, et licite aux chrétiens.
La seconde. Se perd-il par le péché ? Dans la seconde, il
y a deux questions. La première. Le devoir de la magistrature de
préserver la république de la malhonnêteté des citoyens par des lois
et des jugements autant civils que criminels. Est-il permis aux chrétiens
de faire des lois, de porter des jugements, de frapper par le glaive
les coupables, de faire ces actes qui sont propres aux magistrats ?
La seconde. Du devoir de la magistrature de protéger la république contre
les ennemis extérieurs. Est-il permis aux chrétiens de faire la guerre,---
et nous ajoutons comme un corollaire à cause de Luther, de faire
la guerre contre les Turcs ?
Dans la troisième sont deux autres
questions. La première. Peut-il vraiment permettre à chacun de
croire comme il le voudra ? La deuxième. Devra-t-il
punir les hérétiques jugés et condamnés par l’Église, tant dans
leurs livres, leurs biens que leurs personnes, et même jusqu’à la mort
?
CHAPITRE 2 : On propose la première question : le pouvoir politique est-il bon, et licite aux chrétiens ?
Une des principales hérésies des anabaptistes
et des trinitaires de notre époque est à l’effet qu’il n’est pas
permis à des chrétiens d’exercer le pouvoir civil; et qu’il ne devrait
y avoir, chez eux, ni préteurs, ni tribunaux, ni juges, ni droit du glaive
etc. Les ministres qui, en Transylvanie, réprouvent la trinité,
l’incarnation et le baptême des enfants, ont imprimé en 1568, à Alba
Julie, les antithèses du Christ vrai et faux, dont la septième est qu’il
est faux que le Christ ait dans son église des rois, des princes, des
magistrats, des militaires, car la vérité est que le Christ ne supporte
aucune des ces choses dans son église. Voici ce que sont ou ce que
peuvent être leurs arguments. D’abord, ceux tirés de l’Écriture.
Matthieu 7 : « Les rois des Gentils de qui reçoivent-ils des tributs
? etc. Donc, les fils sont libres. » Et Luc 22 : «
Les rois des Gentils dominent sur eux. Il n’en sera pas ainsi
pour vous. » Romains 13 : « Ne devez rien à personne qu’un amour
réciproque. » 1 Corinth 7 : « Vous avez été achetés à prix, ne vous
faites pas les serviteurs des hommes. » 2 Corinth 8 : « Un seul Seigneur
». Ephes 4 : « Un seigneur, une foi, un baptême, un Dieu. »
Ils tirent aussi des arguments des
exemples. La plupart des princes ont abusé de leur pouvoir, et loin d’être
profitables à leurs sujets, ils leur ont été nuisibles. Comme
on le voit au tout début du monde chez Caïn et Abel (genèse 4),
chez les fils des rois qui, prenant des femmes étrangères, on été corrompus
par toutes sortes de crimes, et ont causé le fléau du déluge. Il en
est de même de Nemrod, du Pharaon, de Nabuchodonosor, de Saül, de Roboam
et des autres. Car après la division des royaumes, aucun roi d’Israël
n’a été bon. Ils tirent un troisième argument de la cause finale.
La magistrature a été permise aux Juifs en raison de l’imperfection
du temps. Car les Juifs étaient des enfants, et devaient être
régis par un autre (Galates 4). Mais nous, nous sommes des hommes
parfaits, et l’onction nous enseigne toutes choses. Ils tirent
un quatrième argument de la cause efficiente. Ce pouvoir n’a pas
été introduit par Dieu, mais usurpé tyranniquement par les hommes. Car,
qui fit Nemrod roi ? Qui a fait roi Nabuchodonosor, Ninus, Alexandre,
Jules César ? Qui a fait les autres ? On loue le pirate qui
répondit à Alexandre : on m’appelle pirate parce que je navigue sur
un petit bateau. Toi, parce que, avec une grande armée, tu as saccagé
l’univers, on t’appelle empereur. » (Augustin, la cité de Dieu, livre
4, chapitre 4, tiré de Marc Tullius, la république, livre 3.)
Ils tirent le cinquième argument
de l’origine. Dieu créa l’homme libre, et c’est par le péché qu’a
été introduite la sujétion. Donc, quand nous avons été libérés
du péché par le Christ, nous devons l’avoir été aussi de la sujétion.
L’antécédent est évident, car dans la Genèse, il n’est pas dit
: vous dominerez les hommes, mais les poissons de la mer. De même
la femme n’est soumise au mari que par une sujétion politique, même
si cette sujétion a été introduite par le péché (Genèse 3) : « tu
seras sous le pouvoir de l’homme. » Et de plus, avant le déluge,
le premier qui fonda une ville, et institua un règne politique fut Caïn,
comme le déduit de Genèse 4 saint Augustin (livre 15, chapitre 1 de la
cité de Dieu. » Et le premier après le déluge fut Nemrod (Genèse
10). C’est ce que les pères enseignent clairement. Saint
Augustin (livre 19, chapitre 15 de la cité de Dieu) soutient que Dieu
voulut que « celui qui avait été créé selon sa propre image
ne domine que sur des êtres non raisonnables, non qu’un homme domine
un homme, mais seulement un animal. Voilà pourquoi les premiers
justes furent plutôt des pasteurs de troupeaux que des rois gouvernant
des hommes ». Dieu nous laissait entendre par là ce que postulerait
l’ordre des créatures et ce qu’exigerait le mérite des pécheurs.
Saint Grégoire (livre 21, chapitre 11 sur la morale) dit : « La nature
a fait tous les hommes égaux, mais, d’après un ordre différent de
mérites, une dispensation occulte a placé les uns après les autres.
Cette diversité, qui vient du vice, est droitement réglée par des jugements
divins. Puisque tous ne foulent pas de la même façon le chemin
de la vie, un est régi par un autre. » Il dit des choses semblables
pastorale, (part. 2, chap 6).
Cette hérésie ce ne sont pas seulement
tous les catholiques qui la réprouvent, et surtout saint Thomas
(opus 20) et tous les philosophes, mais aussi Philippe Melanchton (lieux,
chapitre de la magistrature civile) et Jean Calvin (livre 4, chapitre 20)
qui la combattent furieusement, et Luther (dans sa visite saxonique), même
si les anabaptistes ont pu se réclamer de certaines de ses paroles tirées
de la captivité de Babylone. Nous la réfutons, nous, au moyen
de cinq arguments, selon le nombre des fondements de nos adversaires.
Le premier, nous le tirons des Écritures, le second, des exemples des
saints, le troisième de la fin ou de la nécessité, le quatrième de
la cause efficiente, et le c cinquième de l’origine.
CHAPITRE 3 : On démontre par l’Écriture
l’autorité publique
L’ancien testament est plein de
témoignages qui démontrent le premier point. Exode 22. Les
juges du peuple sont appelés dieux par Dieu lui-même, comme dans le psaume
81 : « Dieu a siégé dans la synagogue des dieux, c’est au milieu d’eux
qu’il juge les dieux. » Josaphat explique le sens de ces mots
dans paralip 19. Il dit là que les jugements des juges sont divins, non
humains, c’est-à-dire qu’ils jugent en lieu et place de Dieu.
Et de la même façon, dans le Deutéronome 1, Moïse avertit les juges
du peuple de bien juger, parce que c’est le jugement de Dieu. Et
le Christ (Jean 10) : « Si Dieu appelle dieux ceux à qui la parole de
Dieu a été adressée, celui que le Père a sanctifié et qu’il a envoyé
dans le monde… » Voici ce que veut dire le Christ : si Dieu appelle
les princes dieux, parce qu’une parole de Dieu leur a été adressée,
pour qu’ils jugent en sa place, à bien plus forte raison…
Ne convient vraiment pas ce que
disent les autres : tous ceux à qui Dieu a parlé sont appelés dieux.
Si ce sont les princes qui sont appelés dieux, parce qu’ils tiennent
la place de Dieu, on ne peut pas rejeter la fonction des princes sans rejeter
la divinité elle-même. De plus, au Deutéronome (17), Moïse décrit
les lois pour le roi futur, et dans le livre des Juges (chapitre ultime,
dernières paroles,) le Saint-Esprit, voulant donner la cause de
tous les maux qui survinrent à cette époque, dit : « En ces jours-là,
il n’y avait pas de roi en Israël, mais chacun faisait ce qui lui semblait
bon. » Dans le même livre des Juges, et souvent dans le livre des
rois, nous voyons Dieu susciter des juges ou des princes pour libérer
par eux Israël. Proverbe 8 : « C’est par moi que les rois règnent.
»
Les Anabaptistes répondent que
des magistrats ont été permis aux Juifs en raison de leur imperfection,
mais qu’autre est l’économie du nouveau testament. Mais,
c’et le contraire qui est vrai, car les prophètes ont prédit que tous
les rois de la terre serviraient le Christ et l’Église. Psaume
2 : « Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous vous qui jugez la
terre, apprenez la discipline. » Dans l’hébreu nous avons : embrassez
le fils. Et, dans le même psaume, l’Écriture l’appelle Messie.
De même le psaume 71 : « Tous les rois de la terre l’adoreront, et
tous les peuples le serviront. » Et Isaïe 60 : « Les Gentils marcheront
dans ta lumière, et les rois dans la splendeur de ton lever. »
Et, au chapitre 49 : « Les rois seront tes nourriciers, et les reines
tes nourricières. Ils t’adoreront face contre terre, et ils essuieront
la poussière de tes pieds. » Il est certain que tout cela, nous
l’avons vu accompli dans Constantin, Theodose, Charlemagne et d’autres
qui vénérèrent les sépulcres des apôtres et des martyrs, qui dotèrent
et protégèrent les églises. De plus, le Christ, (Matt 22) prêchant
l’évangile du règne, dit, entre autres : « Rendez à César ce qui
est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Saint Paul (Romains 13)
ordonne que « toute âme soit soumise aux pouvoirs supérieurs, car il
n’y a pas de pouvoir qui ne vienne pas de Dieu. » Et, au
même endroit, il répète trois fois que les princes séculiers,
auxquels on rend le tribut, sont les ministres de Dieu. Ce passage
a été utilisé par saint Irénée (livre 4, chapitre 70).
Saint Paul (1 Timothée 2) ordonne de prier pour les rois. C’est
ce passage qu’utilise Tertullien (dans son apologie, chapitre 31), parce
que les païens accusaient calomnieusement les chrétiens de ne pas vouloir
obéir aux autorités civiles. Il est certain que si l’évangile
ne supportait pas les chefs civils, il faudrait prier pour la destruction
des rois et des princes. Or, saint Paul dit à Tite : « Avertis-les
d’être soumis aux princes et aux puissants. » Et saint Pierre
(1, 2) : « Craignez Dieu, honorez le roi. »
Mais ils répondent que ces textes
prouvent que nous devons obéir à un roi païen. Ils ne prouvent
nullement qu’il soit permis à des chrétiens de posséder des royaumes,
et d’exercer l’autorité civile. Nous répondons, nous,
qu’il ne faut pas se surprendre que, dans le nouveau testament, il ne
soit fait nulle mention de magistrats ou de rois. Car, le Christ n’est
pas venu fonder un royaume politique, mais spirituel et céleste.
Et c’est un royaume spirituel que les apôtres mirent tout leur soin
à recommander et à propager. Le gouvernement politique, ils l’ont
laissé comme il était. Nous ajoutons de plus. Bien que le
nouveau testament n’approuve pas un gouvernement civil dans l’Église,
on peut quand même le déduire des textes cités. Car, s’il
est permis aux chrétiens de se soumettre à un roi païen, pourquoi ne
pourraient-ils pas se soumettre à un roi catholique ? Et s’il
est permis à un chrétien de se soumettre, pourquoi ne lui serait-il pas
permis d’être le premier ? Car, la soumission semble plus contraire
à la liberté évangélique que la prééminence. De
plus si la sujétion, ou une préfecture civile, répugnait à la liberté
évangélique, la sujétion ecclésiastique répugnerait davantage, car
la liberté chrétienne appartient plus au chrétien en tant que
citoyen de l’église qu’en tant que citoyen du monde. Or, la
préfecture ou la sujétion ecclésiastique ne répugne pas à la liberté
chrétienne, comme il appert de Matthieu 24 : « Qui penses-tu être le
serviteur fidèle et prudent que le Seigneur a établi sur sa famille ?
» Et de Romains 12 : « Qui préside dans la sollicitude. » Et
de Hébreux 13 : « Obéissez à vos préposés. » Ne répugne donc
pas, non plus, la préfecture ou la sujétion politique. Et voilà
réfuté le premier argument.
Au premier texte de l’Écriture
cité, je réponds que le Christ, dans ce passage, ne parle que de lui,
et il démontre avec un bon argument qu’étant le Fils du Dieu roi suprême,
il n’est tenu à payer le tribut à aucun prince. Et ailleurs le
même Jésus dit qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César
(Matt 2). Et l’apôtre dit aux Romains : « Le tribut à qui est
du le tribut. » Et bien que le Christ parlât de lui en particulier
quand il a dit que les fils sont libres, on a quand même de bonnes raisons
d’en déduire que les ecclésiastique sont eux aussi exempts du
tribut, parce que le fils du roi est libre, pour que, à cause de lui,
sa famille le soit aussi, comme nous l’avons dit plus haut dans le livre
des clercs, chapitre 25. Au deuxième, je réponds que le Christ
a, là, institué la magistrature ecclésiastique, et qu’il la
distingue de la magistrature politique corrompue, à laquelle sont souvent
annexées les honneurs, l’orgueil, et le faste. Si nous disons
que cette sorte de pouvoir politique a été prohibée par le Christ, nous
ne disons rien d’absurde, car la prohibition ne porte pas sur le règne
lui-même, mais sur la façon de l’exercer. Au troisième.
Paul ne veut pas dire qu’il ne nous est pas permis de nous
laisser lier par aucune loi, mais plutôt : acquittez-vous murement de
tous les dus. Car, il avait dit avant : « Rendez à tous ce
qui est du, à qui le tribut, le tribut. » Et parce que la
dette du saint amour est la seule à ne pas pouvoir être payée en retour,
car nous sommes toujours obligés d’aimer, voilà pourquoi il ajoute
: « Ne devez rien d’autre que l’amour mutuel. »
Au quatrième, je dis que devenir
un serviteur de l’homme signifie dans ce passage, servir l’homme pour
l’homme seulement. Car, ailleurs le même Paul exhorte les esclaves
à préférer l’esclavage à la liberté, même si le choix leur était
donné. Et aux Galates 5 : « Mettez-vous au service les uns des
autres. » Je dis, enfin, que le mot Seigneur est pris ici
au sens propre, et ne convient qu’à Dieu. Mais il ne faut pas,
à cause de cela, rejeter les princes et les rois qui ne sont pas
proprement des seigneurs, car ils sont des ministres de Dieu qui est le
seul vrai Seigneur, le titre le plus grand que l’on puisse trouver.
Car le vrai Seigneur a deux choses qui ne conviennent à aucune créature.
La première. Il peut à son gré se servir de la chose dont il est le
Seigneur, l’augmenter, la diminuer, la changer, l’annihiler.
La deuxième. Il n’est le serviteur de personne, car il n’a besoin
de rien, et se suffit à lui-même en tout, comme le notre avec raison
saint Augustin (livre 8, chapitre 11 de la Genèse). Et c’est
ce qu’il déduit du psaume 15 : « J’ai dit au Seigneur, tu es mon
Dieu, parce que tu n’as pas besoin de mes biens. » Or, en
hébreu, on a le nom propre de Dieu, que les septante ont rendu
par Kurios, et saint Jérôme par Seigneur. Et l’empereur Auguste
lui-même (comme le rapporte Tertullien dans son apologie, chapitre 34)
n’a jamais souffert qu’on l’appelle Seigneur, parce qu’il soutenait
que ce titre ne s’appliquait qu’à Dieu. Suetone reproche l’incroyable
arrogance de Domitien qui, dans l’amphithéâtre, aimait s’entendre
appeler : seigneur, et le fait d’avoir osé prescrire qu’on écrive
: Le Seigneur notre Dieu ordonne qu’il en soit ainsi.
CHAPITRE 4 : On affirme la même chose
par l’exemple des saints
On tire la deuxième raison des
exemples. Car, si la principauté avait été une mauvaise chose,
aucun saint ne l’aurait exercée. Or, nous avons, dans l’Écriture
plusieurs exemples de princes saints, comme Melchisedech, roi de Salem,
le patriarche Joseph, Moïse, Josué, tous les juges, David, Ezechias,
Josaphat, Josias, Daniel, Mardochée, Néhémie, les Macchabées et les
autres. Nous voyons dans le testament que les rois mages ont
cru en lui, et qu’ils n’ont pas reçu l’ordre de renoncer à leur
principauté. Et aux actes 13, un proconsul a été converti
par Paul, et n’a pas, pour cela, déposer la magistrature. Nous
lisons aussi que l’empereur Philippe a été admis par Fabien, pape et
martyr, et par toute l’église, sans qu’on lui ordonne de renoncer
à l’empire, comme le raconte Eusèbe, (livre 6, chapitre 25).
Qu’il n’y ait pas, dans le nouveau testament, un plus grand nombre
d’exemples, la raison en est que le Christ a voulu que son église commence
par des hommes pauvres et vils aux yeux du monde, comme saint Paul le dit
(1 Cor 1), pour que la croissance de l’Église ne soit pas vue comme
une œuvre humaine, comme cela serait arrivé si la faveur des princes
avait joué un rôle décisif dans son expansion. Dieu a voulu, au
contraire, que dans les premiers trois cents ans, elle soit sauvagement
combattue par les empereurs de tout l’univers, pour bien montrer que
l’Église était son œuvre à lui, et qu’elle pouvait plus en souffrant
que ne pouvaient ceux-là en torturant. Voilà pourquoi saint Augustin
(dans sa lettre 50) dit que, dans un premier temps, Dieu a voulu accomplir
la partie du psaume suivante : « les princes de la terre se soulevèrent…
» Et, dans un autre temps : « et maintenant, rois, comprenez »,
comme cela s’est accompli dans Constantin et ses successeurs. Nous
voyons, en effet, un Constantin divinement instruit, et appelé par Dieu
au moyen d’un miracle insigne, comme Eusèbe le rapporte dans le livre
1 de la vie de Constantin. Et si la principauté était un mal, pourquoi
le Christ l’aurait-il appelé lui-même à l’Église ?
On doit noter une discordance dans
les récits de cette histoire. Car, dans l’histoire ecclésiastique
d’Eusèbe traduite par Ruffin, (livre 9. Chapitre 9) on nous dit que
c’est en un songe que Constantin a vu le signe de la croix dans le ciel,
et qu’il a entendu les anges lui dire : par ce signe, tu vaincras.
Mais, dans la vie de Constantin, Eusèbe raconte que Constantin a vu en
chemin, avec les yeux du corps, le signe de la croix au-dessus du soleil,
avec les lettres : par ce signe, tu vaincras; que ce signe a été vu par
toute l’armée, et que la nuit d’après, le Christ lui est apparu pour
lui expliquer le mystère, et que Constantin a entendu toutes ces choses
ouvertement. On peut ajouter comme exemples illustres
Jovien, Gratien, Theodose senior et junior, Charlemagne, saint Louis, roi
des Francs, et beaucoup d’autres qui, en Angleterre, en Hongrie ou en
Bohème, ou ailleurs, ont régné saintement.
À l’argument contraire, je dis
qu’il ne convient pas de dire que la plupart des princes ont été
mauvais. Car, ici, nous ne parlons par d’un règne en particulier, mais
de la principauté politique en général. Il y a eu des mauvais
princes comme Caïn, Nemrod, Ninus, Pharaon, Saül, Jéroboam, et les autres
rois d’Israël. Mais il y en a eu aussi de bons, comme Adam,
Noé, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Josué, presque tous les juges,
et beaucoup de rois de Juda. Je dis ensuite que l’exemple des mauvais
rois ne prouve pas que la principauté est mauvaise en soi, car les mauvais
abusent des bonnes choses. Or, les exemples des bons rois prouvent
que la principauté est une bonne chose, parce que les bons hommes ne se
servent pas des mauvaises choses. De plus, les mauvais rois eux-mêmes
sont souvent plus utiles que nuisibles, comme le montrent Saül, Salomon
et d’autres. On peut dire aussi que, pour une république, il
est plus utile d’avoir un mauvais prince que de ne pas en avoir du tout,
comme le dit Salomon dans les proverbes : « Là où il n’y a pas de
chef d’état, le peuple périra. » Et là où il y en a un, l’unité
du peuple est conservée. Voir saint Thomas (opuscule 20, chapitre
6, livre 1).
Je dis, en troisième lieu, que
le fait qu’aucun roi d’Israël n’ait été bon, c’est une chose
qui relève d’une providence toute spéciale de Dieu. Dieu, en
effet, l’a permis parce que la rébellion des Israélites qui les sépara
de la tribu de Juda signifiait la séparation de l’Église opérée par
la révolte des hérétiques, comme Eucherius l’enseigne (livre 3 sur
les Rois). Car, comme parmi les catholiques il y a des bons et des
méchants, et parmi les hérésiaques, aucun bon, de la même façon, parmi
les rois de Juda, plusieurs furent bons et plusieurs furent mauvais. Parmi
les rois d’Israël, cependant, aucun n’a été trouvé bon.
CHAPITRE 5 : On affirme la même chose
à partir de la fin de la principauté
La troisième raison, on la tire
de la fin. La principauté politique est à ce point naturelle et nécessaire
au genre humain qu’il est impossible de l’abolir sans détruire la
nature humaine elle-même. Car l’homme est, par nature, un animal
sociable. Certains animaux sont naturellement constitués de
telle sorte que chacun d’entre eux peut se suffire à lui-même.
Mais l’homme a besoin de tant de choses, qu’il ne lui est pas
du tout possible de vivre seul. Les animaux, eux, naissent vêtus,
armés, et possèdent par instinct la connaissance de tout ce dont ils
ont besoin pour vivre et se reproduire. Sans aucun professeur, ils
savent comment construire leurs nids, comment chercher leurs aliments,
et même se fabriquer des remèdes. Or, l’homme nait sans
vêtements, sans maison, sans aliments, dénué de tout. Et bien
qu’il ait des mains et une intelligence, avec lesquelles il peut se confectionner
des instruments, c’est une chose de longue durée, qui prend tellement
de temps qu’un seul homme ne peut pas suffire à la besogne. Et surtout
parce que nous naissons ignorants, et que les arts s’apprennent plus
par l’enseignement doctrinal que par l’expérience. Il est donc
nécessaire que nous vivions ensemble, et que l’un aide l’autre.
Et même si chacun se suffisait
à lui-même pour vivre, il ne parviendrait pas, seul, à se protéger
contre les assauts des bêtes féroces et des voleurs. Et il nous
faut, pour cela, nous rassembler, et unir nos forces, afin de résister
efficacement. Et même si quelqu’un suffisait à se protéger contre
les ennemis, il demeurerait toujours ignorant et privé des vertus de sagesse
et de justice, et de beaucoup d’autres vertus, bien que nous soyons précisément
nés pour nous servir surtout de notre intelligence et de notre volonté.
Car les sciences et les arts ont mis plusieurs siècles à être découverts.
Ils sont l’œuvre de plusieurs personnes, et ne peuvent pas être
apprises sans docteur. La vertu de justice ne peut être exercée qu’en
société, puisqu’elle consiste à établir l’égalité entre plusieurs
personnes. Enfin, le don de parler et d’écouter, comment pourrait-il
être communiqué à l’homme, s’il était condamné par nature à vivre
seul ? Aristote a donc eu raison de dire (livre 1, chapitre 2 des
politiques) que « l’homme est, par nature, un animal social, et plus
même que ne sont les abeilles ou les fourmis, de sorte que si quelqu’un
vivait seul, il serait une bête ou un dieu, c’est-à-dire moins
ou plus qu’un homme. » Ce qui ne s’applique pas à nos ermites,
car ceux qui vécurent seuls comme Paul, Marie Madeleine, Marie l’Égyptienne,
et tant d’autres, on peut dire d’eux qu’ils avaient quelque chose
de plus que ce que possède l’homme, non par nature, mais par la grâce.
Car, ce n’est pas sans miracle qu’ils étaient nourris par Dieu.
Les autres, même s’ils vivaient dans le désert, se réunissaient souvent
à leurs frères, et étaient soumis à leurs abbés, comme nous l’avons
démontré dans la dispute des moines.
Si la nature humaine requiert une
vie sociale, elle requiert certainement aussi une forme de gouvernement
et un chef. Car, il est impossible à une multitude de subsister
sans qu’il y ait quelqu’un qui la contienne, et à qui appartienne
le souci du bien commun. C’est comme en chacun de nous.
S’il n’y avait pas une âme qui contienne et unisse toutes les parties
et les puissances, et les éléments contraires dont nous sommes formés,
la dissolution du tout serait immédiate. D’où Proverbes 11 :
« Là où il n’y a pas de chef, le peuple périt. » De plus,
la société est une multitude ordonnée, car on n’appelle pas société
une multitude confuse et éparse. Et l’ordre qu’est-ce d’autre qu’une
suite d’inférieurs et de supérieurs ? Pour avoir une société,
il est donc nécessaire qu’existent des recteurs.
Et c’est avec ce genre de raisonnement
qu’on répond au troisième argument des anabaptistes. Est donc
faux ce qu’ils soutiennent, à savoir qu’un gouvernement politique
a été permis aux Juifs en raison de leur imperfection, mais qu’il ne
nous convient pas à nous parce qu’une onction nous enseigne toutes choses.
Car, cette onction enseigne en tour premier lieu qu’il est nécessaire
d’avoir un recteur. Il ne suffit pas, non plus, de tout savoir,
mais nous devons aussi faire et préparer beaucoup de choses qu’il nous
est impossible d’accomplir sans l’aide des autres. On peut aussi en
déduire qu’est faut également ce que Marcus Tullius (Cicéron) dit
de l’invention. Il aurait existé autrefois une époque pendant laquelle
les hommes se conduisaient comme des animaux, et auraient été persuadés,
ensuite, par un homme sage et éloquent, de se réunir et de vivre ensemble.
C’est aussi ce qu’ont coutume de dire à notre époque ceux qui entreprennent
de louer l’éloquence. Mais, en fait, cette sorte d’époque n’a
jamais existé et n’a jamais pu exister. Car, Adam fut très sage,
et il est certain qu’il n’a pas permis aux hommes de se comporter comme
des animaux; et Caïn, son fils, édifia une cité matérielle. Or,
avant Adam et Caïn, il n’y eut personne. Mais il ne faut pas se
surprendre que Cicéron et d’autres païens semblables à lui aient raconté
de pareilles choses. Car, les païens pensaient que le monde existait
de toute éternité, mais se rendaient compte que les arts étaient nouveaux,
et que le seul souvenir du passé que conservaient les hommes correspondait
à l’époque où ils vivaient en société. Ils ont donc supposé
que les hommes avaient vécu pendant longtemps à la façon des bêtes
sauvages. Mais les chrétiens qui apprirent d’un enseignement divin
que le monde avait été créé, et que les premiers hommes avaient tout
de suite fondé des villes, comment osent-ils dire qu’ils ont vécu longtemps
sans rois et sans cités, à la façon des bêtes ?
CHAPITRE 6 : On affirme la même chose
avec une raison tirée de la cause efficiente
La quatrième raison est tirée
de la cause efficiente. Il est certain que le pouvoir politique vient de
Dieu, de qui ne procèdent que des choses bonnes et licites. C’est
ce que prouve saint Augustin (dans presque tous les livres 4, et 5 de la
cité de Dieu.) Car la sagesse de Dieu clame (proverbe 8) : « Par moi
règnent les rois. » Et plus bas : «Par moi les princes commandent. »
Et, Daniel 11 : « Le Dieu du ciel t’a donné le règne et l’empire.
» Daniel 4 : « Avec les animaux et les bêtes sauvages était ta
demeure. Tu as mangé de l’herbe comme un bœuf, et tu as été
mouillé par la rosée du ciel. Sept époques se sont succédé jusqu’à
ce que tu saches que le Très-haut gouverne les royaumes des hommes, et
les donne à qui il veut. » Mais ici, il me faut donner quelques
précisions. La première. Le pouvoir politique, considéré
en lui-même, sans parler de monarchie, d’aristocratie ou de démocratie,
vient directement de Dieu. Puisqu’il correspond nécessairement
à la nature humaine, il vient donc de celui qui a fait la nature humaine.
De plus, ce pouvoir est de droit naturel, et il ne dépend pas du consentement
des êtres humains. Car, qu’ils le veuillent ou non, ils doivent
être gouvernés par quelqu’un, à moins qu’ils ne veuillent la perte
du genre humain, ce qui est contre l’inclination de la nature.
Et puisque le droit naturel est un droit divin, c’est donc de droit divin
qu’a été introduit un gouvernement. Et c’est bien ce que l’apôtre
a voulu dire quand il a écrit : « Celui qui résiste au pouvoir résiste
à l’ordre établi par Dieu »
La deuxième. Ce pouvoir existe immédiatement
dans toute la multitude, comme dans un sujet, car ce pouvoir est
de droit divin. Or, le droit divin n’a donné le pouvoir à aucun
homme en particulier : il l’a donc donné à la multitude. De plus, si
on fait abstraction du droit positif, il n’existe pas de raison majeure
qui fasse en sorte que, parmi des égaux, un gouverne plutôt qu’un autre.
Le pouvoir réside donc dans la multitude. Enfin, la société humaine
doit être une république parfaite. Elle doit donc avoir le pouvoir
de se conserver elle-même, et donc de punir les perturbateurs de la paix.
La troisième. Le transfert de ce pouvoir de la multitude à un ou
plusieurs relève aussi du droit naturel. Car comme la république
ne peut pas, par elle-même, exercer ce pouvoir, elle est donc tenue de
le transférer dans un homme ou dans quelques-uns. Et c’est de
cette façon que le pouvoir des princes, envisagé en lui-même, est aussi
de droit naturel et divin. Et le genre humain ne peut pas,
même si tous les hommes étaient d’accord, statuer le contraire, c’est-à-dire
qu’il n’y ait ni princes ni chefs de gouvernement.
La quatrième. Les sortes particulières
de gouvernement sont du droit des gens, non du droit de la nature.
Car, c’est du consentement de la multitude qu’il dépend d’établir
au-dessus de soi des rois, ou d’autres magistrats. Et si
une cause légitime se présente, la multitude peut changer une royauté
en démocratie ou aristocratie, comme nous voyons que cela a été fait
à Rome. La cinquième. Il s’ensuit que ce pouvoir particulier
est de Dieu, mais par la médiation d’une décision et d’un choix humains,
comme toutes les autres choses qui appartiennent au droit des gens.
Car le droit des gens est comme une conclusion tirée du droit naturel
par le raisonnement humain. D’où découlent deux différences
entre le pouvoir politique et le pouvoir ecclésiastique. Une, de
la part du sujet, car le pouvoir politique est dans la multitude, et le
pouvoir ecclésiastique dans un homme immédiatement, comme dans un sujet.
L’autre, de la part de la cause efficiente, car la politique, considérée
en elle-même, est de droit divin, tandis que quand elle est particularisée
(en monarchie, démocratie ou aristocratie), elle est du droit des gens.
Le pouvoir ecclésiastique est, quel que soit son mode, de droit
divin, et vient immédiatement de Dieu.
Éclairé par ces réflexions préalables,
je réponds au quatrième argument des anabaptistes. D’abord.
Son argument n’apporte de preuve que contre les règnes particuliers,
non contre la principauté, ou le gouvernement en soi. Or, nous,
avec ce passage, nous voulons constituer la gouvernance en soi, non une
certaine forme de gouvernement. Ajoutons ensuite, que les règnes
sont souvent justes et injustes, qu’ils viennent de Dieu ou qu’ils
ne viennent pas de Dieu. Car, de la part de ceux qui l’occupent
ou l’envahissent, les règnes sont souvent des vols et des injustices;
et, à ce point de vue, ils ne viennent pas de Dieu. Mais, de la
part de la divine providence, qui se sert de la mauvaise intention des
hommes, et qui l’emploie pour punir les péchés ou récompenser les
bonnes actions, ou à d’autres bonnes fins, les gouvernements sont justes
et légitimes.
Car, selon l’admirable disposition
de sa providence, Dieu confie à certains des royaumes dans les conditions
suivantes : celui qui s’écroule pendant son règne, tombe en toute justice,
sans que celui qui l’envahit ne le possède justement. À celui-là
sera donné aussi de justes peines poux expier la façon dont il s’est
emparé du trône. Et c’est pour une autre raison qu’à
Salmanasar ou à Nabuchodonosor que Dieu a donné aux Israélites la Palestine
comme une terre à posséder. Les fils d’Israël, sous la conduite
de Josué, se battaient contre les palestiniens par une obéissance louable,
en revendiquant la terre de ceux qui étaient voués à l’extermination.
C’est, au contraire, par un détestable sacrilège que Salmanazar
et Nabuchodonosor on mené le peuple élu en captivité. Ce n’était
pas à un ordre de Dieu qu’ils voulaient obéir, mais c’est leur insatiable
cupidité qu’ils voulaient satisfaire, même si, à leur insu, Dieu les
utilisait pour faire ce qu’il considérait juste.
Des auteurs, comme saint Augustin, expliquent
judicieusement tout cela. Saint Augustin (dans son livre sur
la grâce et le libre arbitre, chapitres 20 et 21), Hugo Victor (livre
1, partie 1, chapitre 29, sur les sacrements). Ne manquent pas non
plus les témoignages de l’Écriture. Voici ce que nous lisons
en Isaïe, 10 : « Assur est le bâton et la verge de ma fureur.
Mon indignation est dans ses mains. Je l’enverrai à une nation
fausse, et je l’enverrai contre le peuple de ma fureur, pour qu’il
enlève les dépouilles, et éparpille les proies…Lui ne se verra pas
ainsi, et il ne verra pas les choses de cet œil. » Il parle là
de Salmanasar et de Sennacherib qui ont, avec une intention mauvaise, occupé
les régions d’Israël. Mais Dieu, à leur insu, les a utilisés
dans leurs forfaits pour punir les Israélites. Le même Isaïe (45)
dit la même chose : «Voici ce que dit le Seigneur à mon Christ, Cyrus,
dont j’ai saisi la droite pour subjuguer les nations devant
sa face, et leur faire tourner le dos. Moi, j’irai devant toi,
et j’humilierai les grands de la terre, à cause de mon serviteur Jacob,
et d’Israël mon élu. Et je t’ai appelé par ton nom, je t’ai adopté,
et tu ne m’as pas connu. » Ce passage nous montre que c’est poussé
par la passion de gouverner, que Cyrus s’est approprié la monarchie,
et non par un souci de Dieu. Et pourtant, Dieu fut près de lui,
et lui a donné la monarchie qu’il désirait, pour qu’il libère le
peuple d’Israël de la captivité babylonienne.
Jérémie 27 : « Moi, j’ai donné toutes
ces terres dans la main de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur.
Je lui ai donné aussi les animaux des champs pour qu’ils le servent,
et pour que toutes les nations le servent lui, son fils, et le fils de
son fis, jusqu’à ce que vienne sa fin, pour que beaucoup de peuples
et beaucoup de rois le servent. Car une nation et un royaume qui
ne servira pas Nabuchodonosor, le roi de Babylone, et quiconque ne courbera
pas son front sous le joug du roi de Babylone, je le visiterai par cette
nation dans le glaive, la faim, et la peste, dit le Seigneur tout-puissant.
» Et pourtant qui doute que ce fut par une mauvaise
intention que Nabuchodonosor se soit asservi tant de royaumes ?
Ezéchiel dit aussi au chapitre 29 : « Nabuchodonosor fit servir son armée
d’une grande servitude contre Tyr. Et aucune récompense ne lui a été
rendue de la part de Tyr pour la servitude, par laquelle il m’a servi
contre elle. » Et plus bas : « Je lui ai donné la terre d’Égypte,
parce qu’il avait travaillé pour moi, dit le Seigneur. » De la
même façon les Romains ont recherché le gouvernement impérial par désir
de gloire, non pour plaire à Dieu, comme saint Augustin l’explique dans
la cité de Dieu (livre 5, chapitre 12). Et, cependant, comme saint
Augustin l’enseigne (livre 5, chapitre 12, la cité de Dieu), Dieu leur
a donné la monarchie pour les récompenser des bonnes actions qu’ils
avaient faites, comme l’indique saint Augustin au même endroit, et aussi
pour frayer une voie à la prédication évangélique, en unissant tous
les peuples sous un même gouvernement.
Ajoutons que même si, au début, ceux
qui fondèrent des monarchies ont été, pour la plupart, des envahisseurs,
ils devinrent, par la suite, eux-mêmes ou leurs successeurs, des
princes légitimes auxquels le peuple donna son consentement. De
cette façon, le royaume des Francs est, du consentement de tous, légitime,
même si c’est injustement qu’ils occupèrent les Gaules. On
peut dire la même chose du royaume d’Espagne, qui a commencé par l’invasion
des Goths; et du royaume d’Angleterre qui a commencé par l’injuste
occupation anglo-saxonne. On peut dire aussi la même chose de l’empire
romain qui a commencé par Jules César, l’oppresseur de sa patrie, mais
qui est devenu ensuite légitime, comme on le voit dans Matth 22 : « Rendez
à César ce qui est à César. »
CHAPITRE 7 : affirme la même chose avec
l’antiquité
La cinquième raison se tire de
l’origine. Car même si la sujétion civile a commencé après
le péché d’Adam, la principauté politique a existé même dans l’état
d’innocence. On le prouve d’abord parce que l’homme,
alors, était naturellement un animal sociable, qui avait donc besoin d’un
chef. Ensuite, par la création elle-même. Car la raison pour
laquelle Dieu fit la femme de l’homme, et ne créa pas plusieurs hommes
ensemble, c’est pour indiquer l’ordre hiérarchique que Dieu voulait
mettre dans l’humanité, comme l’observe saint Jean Chrysostome (homélie
34 sur 1 Corinthiens.) Enfin, pour que, dans cet état, il y ait
une disparité de sexes, de conditions, de talents, de sagesse et d’honnêteté
: donc un supérieur et des subordonnés. Car, dans une bonne société,
il doit y avoir de l’ordre. L’ordre droit demande que l’inférieur
soit régi par le supérieur, la femme par l’homme, le jeune par le vieux,
le moins savant par le plus savant, et le moins bon par le meilleur.
Que ces diversités aient existé alors, on peut le démontrer ainsi.
Dans l’état d’innocence, la génération existait (Genèse 1) « Croissez
et multipliez-vous ! » Il y avait donc la disparité des sexes,
qui précède nécessairement la génération, et la diversité des âges,
qui vient nécessairement après la génération, et une disparité de
sagesse et de probité qui est une conséquence de la disparité des âges.
Car, les hommes ne seraient pas nés parfaits dans cet état d’innocence,
mais ils auraient du apprendre peu à peu, et faire des progrès.
Ils seraient tous nés en grâce de Dieu, et avec une connaissance plus
grande que celle que nous avons maintenant, comme l’enseigne saint Augustin
(livre 1, chapitre 38, le baptême des enfants). Et, sans aucun doute,
ils n’auraient pas été aussi parfaits que les adultes. Et, parmi
les adultes, les uns pouvaient, de par leur libre arbitre, s’appliquer
plus que d’autres à l’étude.
Ensuite, la diversité des talents provient
de la diversité des corps. Il y aurait eu, alors aussi, des corps
différents par la taille, la forme, la force, l’agilité etc, car ces
corps n’étaient pas exempts des lois de la nature, et avaient besoin
de nourriture, d’air pur, du soleil et de la lune. Il y aurait
donc eu alors, une grande diversité de talents. Voir saint Thomas
(1 par questions 96, et 105). Quatrièmement. Puisque même chez
les anges il y a des chefs et des sujets, pourquoi n’y en aurait-il pas
eu dans l’état d’innocence ? Il est certain que Beelzebuth est
appelé prince des démons (Matth 12). Cette principauté, il ne
l’a certainement pas acquise en péchant, mais il a conservé celle qu’il
avait antérieurement sur les anges qui l’ont suivi dans sa prévarication.
Et, dans l’apocalypse,(chapitre 12) on lit : « Michel et ses anges.
» Voilà pourquoi Denys l’aréopagite (chapitre 9 de sa hiérarchie
céleste) dit que la première hiérarchie des anges préside et
commande à la seconde et à la troisième. Et saint Grégoire (homélie
34 sur l’évangile) dit que les noms de principautés et de dominations
indiquent que les uns l’emportent sur les autres.
À l’aide de ces considérations, on
peut répondre au cinquième argument. Le fait d’avoir été créé en
état de sujétion politique ne milite pas contre la liberté, mais seulement
contre la soumission despotique, l’esclavage proprement dit. Car
la sujétion servile diffère de la sujétion politique en ceci que
celui qui est soumis servilement travaille pour un autre, et que
celui est soumis politiquement travaille pour lui-même. L’esclave
n’est pas régi dans son intérêt, mais dans celui de son maître; tandis
que le citoyen est régi en vue du bien commun, non du bien de son maître.
Il y a la même différence entre un roi et un tyran. Le prince
politique régit son peuple en ne recherchant pas son avantage propre,
mais celui de son peuple, tandis que le tyran ne recherche pas le bien
de son peuple, mais le sien. Comme Aristote l’enseigne livre 8,
chapitre 6, de la morale). En conséquence, s’il existe des serviteurs
dans une principauté politique, on devra appeler serviteur celui
qui préside plutôt que celui qui est soumis, comme l’enseigne saint
Augustin (livre 19, chapitre 14 de la cité de Dieu). Et c’est
précisément ce qu’a enseigné le Seigneur : « Celui qui, parmi vous,
voudra être le premier, qu’il se fasse le serviteur de tous. »
Au premier texte de la Genèse (chapitre
1), je dis qu’il s’agit ici d’une principauté despotique,
Car, c’est de cette façon que l’homme devait dominer les poissons,
les oiseaux et les animaux. Au deuxième, je dis que, autant avant
qu’après le péché, la femme était la compagne soumise à l’homme.
La phrase : « Tu seras sous le pouvoir de l’homme », ne signifie pas
n’importe laquelle sujétion, mais une sujétion involontaire, vécue
avec tristesse et crainte, comme l’expérimentent beaucoup de femmes
mariées. C’est ce qu’enseigne saint Augustin (livre 11, chapitre
de la Genèse) : « Il convient de croire que, même avant le péché,
la femme aurait été dominée par l’homme, et se serait mise à son
service, mais plus par choix que par obligation. » Au troisième,
je reconnais que Caïn a été le premier a fondé une cité matérielle.
Mais cela ne veut pas dire que c’est avec lui que commence le pouvoir
politique, car même sans cité, il peut y avoir une république et une
principauté. Il ne faut pas nier non plus que les fils et
les petits fils d’Adam lui étaient soumis. Au quatrième, je réponds
que saint Augustin ne parlait pas d’une servitude proprement dite, comme
tout le chapitre le montre. Il dit là, entre autres : « On comprend que
la condition de la servitude a été imposée au pécheur. » Il
importe peu que saint Augustin dise au même endroit que les premiers justes
avaient été des pasteurs d’animaux plutôt que d’hommes, comme
si Dieu avait fait là la distinction entre ce que demande l’ordre des
créatures, et ce qu’exige le démérite des pécheurs. Or, en cet endroit,
il considère l’abus du pouvoir royal, qu’il identifie à une principauté
despotique. Car, comme le dit le même saint Augustin (livre 5, chapitre
12 de la cité de Dieu), le mot roi vient de régir et de conseiller,
et non de régner et de dominer. Et, on peut dire que, en ce sens,
Abraham, Isaac et Jacob ont été des rois. Cependant, parce que
le faste humain pense que le mot roi vient de régner et dominer, comme
le dit le Seigneur (« les rois de nations dominent sur eux »), les premiers
justes, sont pour cette raison, considérés comme des pasteurs de bestiaux
plutôt que comme des rois d’hommes.
Au cinquième, je dis que saint Grégoire
ne parle pas du gouvernement politique en soi, mais avec l’ajout de la
crainte, de la tristesse et de la peur, lesquelles ont fait leur apparition
avec le péché. Et quand il dit que tous les hommes sont égaux
par nature, et sont devenus inégaux par le péché, et que c’est pour
cette raison que l’un doit être régi par un autre, il n’entend pas
que, par nature, les hommes soient tous égaux en sagesse ou en grâce,
mais égaux dans l’essence et la nature humaine. Il déduit avec
raison de cette égalité que l’un ne doit pas dominer l’autre, comme
l’homme domine les bêtes, mais seulement être régi l’un par l’autre
dans une cité policée. Et voilà pourquoi il ajoute, au même endroit
: « Car, s’élever au-dessus de tous contre la nature, c’est vouloir
être craint par des égaux. » Parce que, en vérité, les pécheurs
deviennent, par le péché, semblables à des bêtes, et dégénèrent
de l’intégrité de la nature dans laquelle ils ont été créés. Voilà
pourquoi, au même endroit, saint Grégoire dit que c’est en toute justice
que, après le péché, l’un a commencé à dominer un autre, en le terrifiant,
le menaçant et le punissant, ce qui ne serait pas arrivé dans l’état
d’innocence.
CHAPITRE 8
La principauté ou le gouvernement peut exister dans les impies
Ce que nous avions proposé en second
lieu, à savoir que la principauté peut exister dans les impies, nous
n’aurons aucune difficulté à le prouver. En premier lieu, accourt
l’erreur d’Armacan qui (dans les questions, livre 10, chapitre 4) enseigne
que le titre princier de seigneur est une grâce de Dieu, ou une justice
et une charité; que tous les autres titres se fondent sur celui-là, et
que ceux qui sont privés de la justice et de la grâce de Dieu n’ont
aucun vrai pouvoir. Cette même erreur est enseignée à notre
époque par Jean Wiclef, que Thomas Waldensis a très bien réfutée (livre
1, chapitre 61 et suivants sur la doctrine de la foi), et par Jean Huss
(comme on le voit dans le concile de Constance, session 15). Ils
présentent trois arguments. Le premier, ils le tirent de l’Écriture
(Osée 8) : « Ils ont régné, mais non par moi. Des princes ont
été institués, mais je ne les connais pas. Avec leur argent et
leur or, ils se sont faits des idoles, pour leur propre destruction. »
Le second argument, ils le tirent de Eccles 10 : « Un royaume est transféré
d’un peuple à l’autre à cause des injustices. » Le troisième
argument, ils le tirent de la raison. Il n’y a aucun gouvernement
qui ne soit pas de Dieu. Or, Dieu, en aucune façon, n’accorde
des gouvernements à des malhonnêtes, parce qu’ils sont ses ennemis,
parce qu’il semblerait approuver leurs abus, car tous les impies abusent
de leur pouvoir.
Cette erreur est facile à réfuter.
D’abord, par les Écritures. Sagesse 6 : « C’est par le
Seigneur que vous a été donné le pouvoir politique, et quand vous étiez
les ministres de son règne, vous n’avez pas jugé droitement. »
Isaïe 45 : « Voici ce que dit le Seigneur à Cyrus, mon Christ. »
Jérémie 27 : « J’ai donné, dit le Seigneur, toutes ces terres
dans la main de Nabuchodonosor, roi de Babylone ». Et Daniel (2) : «
Tu es roi des rois, et le Dieu du ciel t’a donné le royaume. »
Et aux Romains (13) et 1 Pierre 2, les apôtres Paul et Pierre enseignent
que le pouvoir royal vient de Dieu, et qu’on doit obéir aux rois.
Or, à cette époque, il n’y avait que des rois infidèles ou païens.
Ensuite, par le concile de Constance (sessions 8 et 15), où l’Église
a condamné cette erreur-là. Par saint Augustin, également (livre
5, chapitre 21 de la cité de Dieu) : « Quoi qu’il en soit, nous n’attribuons
qu’au seul vrai Dieu le pouvoir de donner des royaumes et des empires,
au Dieu qui donne la félicité dans le royaume des cieux aux seuls pieux,
et le royaume terrestre aux pieux et aux impies, comme il lui plait, lui
à qui rien d’injuste ne plait. » Et plus bas : « C’est lui
qui l’a donné à Marius, à César, à Auguste, à Néron, aux Vespasien,
père et fils, aux empereurs admirables. Le même qui l’a donné au très
cruel Domitien, et, comme il n’est pas nécessaire de les énumérer
tous, au chrétien Constantin, et à l’apostat Julien. »
La quatrième raison. Le fondement
d’un gouvernement temporel n’est pas la grâce, mais la nature. Car,
parce qu’il a été fait à l’image et à la ressemblance de Dieu,
l’homme est doté d’un esprit et d’une raison. Voilà pourquoi,
selon la Genèse (chapitre 1), il domine les créatures inférieures.
Or, la nature demeure dans les infidèles, même s’ils sont privés de
la grâce; et c’est pour cela qu’ils peuvent véritablement avoir
des royaumes. Et comme la grâce et la justice sont invisibles à
tous, et comme personne ne sait de lui ou d’un autre s’il est vraiment
juste, il s’ensuivrait qu’aucun gouvernement ne serait surement établi,
si c’était la grâce qui décerne les royaumes. De là naîtraient
une incroyable confusion et une déplorable perturbation.
Leurs arguments, non plus, ne concluent
pas grand-chose. Au premier je dis que, par ces paroles, Dieu ne réprouve
pas les mauvais rois, mais ils reprochent aux Juifs d’avoir voulu avoir
un roi, quand ils en avaient déjà un, Dieu lui-même. Car, comme
l’explique saint Jérôme (chapitre 8), Osée explique les raisons pour
lesquelles le peuple d’Israël doit être trainé en captivité, et il
dit que l’une d’elles est d’avoir voulu avoir un roi, et une autre,
de s’être fait une idole. Qu’ils aient commis un grand péché
en voulant avoir un roi, le livre 1, chapitre 12 des rois nous le fait
comprendre, où Samuel parle ainsi au peuple après l’élection du roi
Saül : « Arrêtez-vous et voyez la grande chose que le Seigneur fera
sous vos yeux. N’est-ce pas le temps de la moisson du blé aujourd’hui
? J’invoquerai le Seigneur, et il donnera du tonnerre et de la
pluie. Et vous verrez et vous saurez quel grand mal vous avez fait
devant le Seigneur en demandant pour vous un roi. » Au second, je
dis que les royaumes ont été transférés de l’un à l’autre à cause
de l’injustice, parce que, à cause des péchés des rois, Dieu donnait
souvent la victoire à leurs ennemis. Mais ceux qui avaient péché
ne perdaient pas, à cause de cela, le droit de régner.
Au troisième, je dis qu’il convient
à la bénignité de Dieu de faire du bien même à ses ennemis, comme
nous le lisons dans l’évangile (Matth 5) : « Qui fait lever son
soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes
et les injustes. » Il n’approuve pas, pour autant, leurs abus.
Car, il n’a pas donné de royaumes à des impies pour qu’ils en abusent,
mais pour que, touchés par sa bienveillance, ils renoncent à leurs péchés
en se convertissant, comme saint Jérôme l’a expliqué dans Isaïe 45
: « Voici ce que dit le Seigneur au Christ, mon Cyrus : j’irai moi-même
devant toi, et j’humilierai les grands de la terre, je défoncerai les
portes d’airain, et briserai leurs barres de fer, et je te donnerai les
trésors cachés, et la clef des secrets, pour que tu saches que c’est
moi le Seigneur. », ou pour qu’il se souvienne de quelques-uns de ses
bienfaits, comme l’enseigne saint Augustin (libre 5, chapitre 15, de
la cité de Dieu), parce que, entre temps, c’est ce que méritent les
péchés du peuple, comme dit le même saint Augustin (livre 5, chapitre
19 de la cité de Dieu), et le chapitre 18, 34 de Job.) : « Qui fait régner
l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » Le même
saint Augustin (libre 19, chapitre 21, la cité de Dieu), dit que, chez
les infidèles il ne peut pas y avoir de justice, et de vrais droits, qui
conduisent à la vie éternelle. Voir livre 5, chapitre 3, contre
Julien.
CHAPITRE 9
On propose une question sur le pouvoir de la magistrature
Suit une troisième question. Est-il
permis à un politique chrétien de faire des lois, de rendre la justice,
et de punir les méchants ? Nous avons deux erreurs à repousser.
La première est celle des Waldensiens et des anabaptistes qui nient toutes
ces choses. Voici quels sont leurs arguments. L’obligation
des lois enlève la liberté chrétienne; les jugements la prohibent. Matthieu
5 : « Si quelqu’un veut te traîner en justice et t’enlever ta tunique,
donne-lui aussi ton manteau ». Et 1 Corinth 6 : « J’ai quelque
chose à reprendre chez vous, vous vous intentez des procès réciproquement.
Pourquoi ne supportez-vous pas l’arnaque ? Pourquoi n’acceptez vous
pas plutôt une injustice ? » De plus. Punir par le glaive
semble interdit aux chrétiens. Matth 5 : « Il a été dit aux anciens,
œil pour œil, dent pour dent. Moi je vous dis de ne pas résister
au mal. » Il est bien connu que, dans l’ancienne loi, il n’était
permis qu’aux magistrats d’imposer la loi du talion. Le Christ
prohibe donc aussi cela, lui qui, en Matthieu a dit : « Tous ceux qui
se serviront du glaive périront par le glaive. »
La deuxième erreur est celle de Calvin
qui, même s’il prouve (livre 4, chapitre 20 de ses institutions), contre
les anabaptistes, qu’il doit y avoir, dans l’Église, des lois civiles,
des tribunaux et des condamnations à mort, il soutient, quand même, que
les lois civiles n’obligent pas en conscience. Ce qu’avant lui
avait enseigné Gerson, (vie spirituelle, lecture 4), et Alman (le pouvoir
ecclésiastique, question 1, chapitre 10). Les raisons sont les suivantes.
La première. Le pouvoir politique est temporel; il n’a donc rien à
voir avec la conscience. La deuxième. La fin des lois civiles est
la paix externe. La troisième. Les lois du prince n’obligent pas
au for intérieur. La quatrième. Le pouvoir politique ne peut pas infliger
de peine spirituelle; il ne peut donc pas nous y obliger. La cinquième.
Le prince ne peut pas absoudre; il ne peut donc pas lier. La sixième.
Car le même péché serait puni deux fois, une fois ici-bas, et une fois
dans l’autre siècle. La septième. Parce que le prince,
la plupart du temps n’a pas l’intention d’obliger à commettre une
faute. La huitième. Il est préférable de prévariquer contre une
loi civile plutôt que contre la plus légère des lois divines, comme,
par exemple, un mensonge joyeux. Elle n’oblige à ces choses que
sous peine de péché véniel. Elle n’oblige donc à rien, car
si elle obligeait sous peine de péché, il faudrait chercher à éviter
plutôt le péché mortel que le péché véniel.
CHAPITRE 10 : La première proposition
Il est permis à un chrétien de faire
des lois. Et en voici les preuves. D’abord, il appartient en propre
à un prince de faire des lois, selon Proverbes 8 : « Par moi règnent
les rois, et les auteurs de lois décrètent ce qui est juste. »
Et Isaïe 33 : « Le Seigneur est notre roi, le Seigneur est notre législateur,
car il appartient aux rois de commander, et de diriger en commandant ».
De plus, la loi est en elle-même un ordre et une règle. Si
les chrétiens peuvent être princes, ils peuvent certainement faire des
lois. Ce que confirme saint Augustin ((livre 19, chapitre 17 de la
cité de Dieu) : « La cité céleste qui, étant captive dans la cité
terrestre, mène sa vie de pérégrination , grâce à la promesse
de la rédemption et le don spirituel, qui est reçu comme
un gage, n’hésite pas à obtempérer aux lois de la cité terrestre,
par lesquelles sont communiquées et fournies les choses qui sont nécessaires
à cette vie mortelle. » Et plus bas : « Pendant qu’elle chemine
en pèlerine sur la terre, cette cité céleste convoque des citoyens
de tous les peuples, et établit dans toutes les langues sa société
pèlerine, sans se laisser arrêter par ce qui est différent dans
les mœurs, les lois ou les institutions par lesquels la paix terrestre
est conquise ou maintenue, sans même les diminuer ou les détruire,
mais plutôt en les conservant et en les adoptant. »
On le prouve ensuite par la nécessité
des lois civiles. Du fait qu’ils sont chrétiens, les chrétiens
ne cessent pas d’être des hommes et des citoyens, et donc des membres
de la république temporelle. Ils doivent donc avoir une règle de
leurs actions humaines, qui les dirigent dans leurs affaires et leurs relations
avec les autres hommes. À elle seule, la loi naturelle ne suffit
pas, parce qu’elle ne montre que les principes généraux, et ne
descend pas dans les cas particuliers. La loi évangélique ne suffit
pas, non plus, car elle ne traite que des choses divines et célestes.
Et, comme il est bien connu, la loi divine politique de l’ancien testament
a pris fin, car elle ne convenait qu’au peuple des Juif. Une autre
règle humaine est donc nécessaire, l’arbitrage d’un prince, ou une
loi civile constituée par l’autorité d’un prince. Et bien que
l’arbitrage d’un prince pourrait suffire à la rigueur, quand le prince
est sage et le peuple peu nombreux, il est cependant absolument nécessaire
qu’un peuple, si on veut qu’il soit bien conduit, soit régi
par des lois, et non seulement d’après le bon plaisir du prince.
Qu’entre temps suffise l’arbitrage du prince, la chose saute aux yeux,
car les royaumes sont plus anciens que les lois. Saint Justin (au
livre premier de son histoire) dit qu’autrefois, les peuples n’avaient
pas de lois, et avaient coutume d’être gouvernés par le seul arbitrage
du prince. Et de Livius (livre 3), il appert que la république romaine
a été gouvernée sans lois pendant 300 ans.
De plus, le plus ancien législateur fut
Moïse, comme Joseph le soutient (livre 2 contre Appion), ou, plus justement,
Phoroneus qui vécut 300 ans avant Moïse, comme Eusèbe le rapporte dans
sa chronique, et saint Augustin (livre 18, chapitre 3 de la cité de Dieu).
Et avant Phoroneus, ont été fondés les royaumes des Assyriens, des Argives,
des Égyptiens, et d’autres. Qu’il soit préférable pour un
peuple d’être régi par des lois plutôt que par le seul bon plaisir
d’un prince, que ce soit même nécessaire, c’est ce que soutient Aristote
(livre 3, chapitre 11 de sa politique). Et il le prouve, d’abord,
parce qu’il est plus facile de trouver un ou deux hommes bons et sages
que d’en trouver plusieurs. Si une république devait être régie
par le jugement d’un bon prince, il faudrait que se succèdent l’un
après l’autre une infinité de princes bons et sages. Mais si
elle est régie par des lois, il suffit qu’il ait existé un législateur
sage, ou quelques-uns. Deuxièmement. Ceux qui font des
lois sont nombreux, et ils les examinent attentivement. Le
prince, lui est seul, et doit souvent prendre des décisions à l’improviste.
Troisièmement. Ceux qui ont fait des lois les ont jugées sans haine ni
amour, car c’est sur des choses absentes qu’ils portaient leur regard.
Les princes, eux, jugent des choses présentes où se trouvent des amis,
des proches, des dons, des craintes…Tandis que le jugement des lois en
est un de la seule raison, le jugement d’un homme s’inspire de la raison
et de la passion, de l’homme et de la bête. Quatrièmement.
Le jugement d’un prince, même s’il est très droit, échappe rarement
à l’envie, au doute, aux récriminations, aux malédictions. Toutes
ces choses font défaut au jugement de la loi, car tous savent qu’elle
ne peut pas être corrompue par des présents.
Cinquièmement. Un gouvernement
par des lois peut durer plus longtemps, tandis que les jugements des hommes
changent souvent. Sixièmement. Le gouvernement par des lois
peut être réduit à un art, et être effectué plus aisément.
Non le gouvernement par un homme. Septièmement. Le gouvernement
par un prince est meilleur que le gouvernement par des vicaires. Or, le
gouvernement sans lois requiert nécessairement plusieurs vicaires qui
jugent tous selon leurs idées propres. Or, quand on est gouverné par
des lois, on considère que le prince se juge lui-même en toutes choses
quand il est jugé par ses lois.
On le prouve en troisième lieu. S’il
n’était pas permis à un prince chrétien d’obliger par des lois,
la raison en serait la liberté chrétienne. Mais c’est une chose qu’on
ne peut pas dire, car loin de s’opposer à la liberté chrétienne, elle
s’oppose plutôt à la servitude qui est contraire à cette liberté.
Et cela, je le démontre par la nature elle-même de la liberté chrétienne.
Car la liberté chrétienne s’oppose à la servitude du péché.
Jean 8 : « En vérité, en vérité je vous le dis. Celui
qui fait le péché est serviteur du péché. Le serviteur ne demeure
pas perpétuellement dans la maison, c’est le fils qui demeure perpétuellement
dans la maison. Si donc le Fils vous a libérés, vous serez vraiment
libres. » Et Romains 6 : « Libérés du péché, vous vous êtes
faits esclaves de la justice. » C’est cette justification par le rejet
du péché qui est appelée liberté, parce que celui qui est dans le péché,
ne peut pas, tant qu’il n’est pas libéré par la grâce, vouloir un
bien qui est ordonné vers la vie éternelle. Il a le libre arbitre,
car il peut, de plusieurs maux en choisir un, élire aussi un bien moral.
Mais choisir un bien divin, il ne le peut pas, puisque le démon le retient
captif à sa guise, à moins qu’il ne commence à être libéré par
la grâce prévenante de Dieu. Comme il est écrit en 2 Timothée
2 : un libre arbitre libéré par la grâce peut vouloir et faire le bien
divin. Mais, dans l’état d’innocence, la liberté était plus
grande, car l’homme pouvait alors ne jamais vouloir le mal, ce que les
justes eux-mêmes ne peuvent pas faire aujourd’hui.
Il y a donc trois degrés de liberté,
comme il y a aussi trois degrés de vie corporelle. Le premier
est celui des bienheureux qui pouvaient vivre sans pouvoir mourir, et qui
pouvaient bien agir sans pouvoir pécher. Le second fut celui d’Adam
et d’Ève dans l’état d’innocence, qui pouvaient vivre en
pouvant ne jamais mourir et qui pouvaient bien agir en pouvant
aussi ne jamais pécher. Le troisième est le nôtre. Nous pouvons
vivre sans pouvoir ne pas mourir. Et nous pouvons faire du bien sans
pouvoir ne jamais pécher, au moins véniellement. Au-dessous de
ces trois, il n’y en a pas d’autre, sauf ne pas bien vivre et ne pas
bien agir, ce qui est le degré des damnés. Voir saint Augustin (live
de la correction et de la grâce, chapitre 11). Comme la liberté
consiste en ce que nous pouvons choisir le bien et rejeter le mal, il est
clair que la loi ne milite pas contre la liberté. Car, non seulement
elle n’empêche pas que nous puissions choisir le bien et rejeter le
mal, mais elle nous aide à le faire, puisqu’elle procure une matière
pour exercer notre liberté. C’est à la servitude ou à l’esclavage
qu’on peut dire que la loi s’oppose, car elle ne peut pas être observée
par celui qui est esclave du péché. Voilà pourquoi saint Paul
écrit (Rom 3) : « Quoi donc ? Détruisons-nous la loi par la foi ? Loin
de là. Nous établissons la loi ». Voir saint Augustin sur
l’esprit et la lettre, chapitre 30. On le prouve, en second
lieu, de la façon suivante. La loi divine ne milite pas contre la
liberté. Donc, la loi humaine, non plus. L’antécédent est évident,
car Adam a été créé libre, et pourtant, une loi lui a été sévèrement
imposée, (Genèse 2) celle de ne pas manger de l’arbre de la connaissance
du bien et du mal. On prouve la conséquente. La loi humaine et la
loi divine, sont, quant à l’obligation, tout à fait égales, comme
il apparaîtra dans le chapitre suivant.
CHAPITRE 11
La deuxième proposition
La loi civile n’oblige pas moins en
conscience que la loi divine, même si elle est moins ferme et moins stable.
J’explique. La loi divine et la loi
humaine différent quant à la stabilité, parce que la divine ne peut
pas être abrogée par l’homme, mais l’humaine peut l’être.
Elles ne différent pas, cependant, quant à l’obligation, puisque toutes
les deux obligent en conscience, sous peine de péché mortel ou véniel,
selon la gravité de l’offense. De sorte qu’il n’existe pas de meilleure
règle de discernement pour savoir si la loi civile oblige mortellement
ou véniellement que de penser qu’elle est divine; et de chercher comment
elle obligerait si elle était divine. Je le prouve, d’abord, en
déclarant que l’obligation est de l’essence de la loi, comme il est
dit (dans le pontifical livre 4, chapitre 16). Donc toute loi, quel
que soit celui qui la décrète, que ce soit Dieu, un ange ou un
homme, que cet homme soit évêque, roi ou père, toute loi, dis-je,
oblige de la même manière.
On prouve la conséquence par un
exemple. L’essence de l’homme est d’être raisonnable, et le
rire est le propre de l’homme, qu’il ait été créé par Dieu seul,
par Adam, par Dieu et un autre homme, comme Ève, ou qu’il
ait été engendré par des humains, comme Caïn. L’antécédent
est évident, car la loi est la règle des mœurs. Or, le propre
des lois est de diriger intérieurement de telle façon qu’un dédain
de la loi est un péché contre les mœurs, comme un dédain de la
loi dans choses les naturelles est un péché contre la nature, comme
sont les monstres. Et un dédain de la loi dans les arts est
un péché contre l’art.
Il faut noter ici que comme les
autres choses dépendent de l’agent quant à l’existence, non quant
à l’essence, --car il y a certaines participations possibles de la divine
essence,-- de la même façon la loi, quant à l’existence, dépend du
législateur, car c’est l’autorité du législateur qui lui donne le
nom de loi. Mais, elle ne dépend pas de lui quant à l’essence.
Car, le fait qu’une loi oblige c’est quelque chose d’éternel et
d’immuable. C’est une certaine participation de la loi éternelle
de Dieu, le Dieu qui est la règle première et suprême. Et c’est
ce que saint Augustin a voulu dire (livre 22, chapitre 27 contre Faust)
: « Le péché est quelque chose qui est dit, fait ou désiré contre
la loi éternelle de Dieu. » Car, que quelqu’un prévarique contre
la loi naturelle, positive, divine ou humaine, il pèche toujours contre
la loi éternelle, car toute loi est une participation de la loi éternelle.
Il ne peut pas arriver qu’une vraie loi ne soit pas de Dieu, car
une loi ne peut être promulguée que par celui qui en a le pouvoir, et
il n’y a pas de pouvoir qui ne vienne pas de Dieu (Romains 13).
Cependant, si, par impossible, une loi ne venait pas de Dieu, elle
obligerait quand même, comme serait quand même raisonnable un homme
qui, par impossible, existerait sans avoir été créé par Dieu.
On le prouve ensuite ainsi.
Car, si la loi n’obligeait que parce qu’elle est divine, toutes
les lois divines obligeraient également, car la raison qui oblige
serait la même pour toutes. Or, cela est faux, car la loi qui interdit
le meurtre oblige davantage que celle qui interdit le vol;
la loi qui interdit le vol oblige davantage que celle qui interdit le mensonge;
et la loi qui interdit le mensonge oblige davantage que celle qui interdit
une parole oiseuse. Troisièmement, on le prouve ainsi. La
loi divine, de toute évidence, oblige davantage, car elle
est plus contraire à la fin de la loi, qui est la charité. Voilà
pourquoi il est pire de tuer que de voler. Le meurtre, en effet, est plus
contraire à la charité que le vol. Et c’est pourquoi un mensonge
qui détruit la réputation de quelqu’un est un péché mortel,
tandis qu’un mensonge joyeux n’est qu’un péché véniel. Car, l’un
est contre la charité, l’autre en marge de la charité.
Mais la loi humaine a, elle aussi, pour
fin la charité, et elle oriente les moyens vers cette fin. Comme
le dit l’apôtre à Timothée (1 Tim 1) : « La fin du précepte est
la charité. » Cela vaut pour tout précepte, car la loi civile
juste est toujours ou une conclusion ou une détermination de la
loi divine morale. Elles ont donc la même fin, et elles ne
différent en ceci que la loi humaine dirige les actes humains par rapport
aux actes externes d’amour, c’est-à-dire, la paix et la conservation
de la république, tandis que la loi divine les dirige par rapport aux
actes internes de charité. En ce qui a trait à l’obligation,
la loi divine et la loi humaine obéissent donc à la même logique.
Mais, tu objecteras : si la gravité
du péché provient de la nature de la chose, et de son rapport avec
la charité, les lois sont superflues, autant avant qu’après
la loi, nous sommes obligés de fuir ce qui, de par sa nature, lèse la
charité, et de faire ce qui est nécessaire pour conserver la charité.
Je réponds en niant le conséquent. Car, s’il n’y a pas de loi
qui prescrit en général ou interdit, beaucoup de choses qui sont mauvaises
pour l’un ne le seront pas pour un autre. Par exemple, s’il
n’y pas de loi qui interdit de porter des armes, ce sera une mauvaise
chose de porter des armes pour quelqu’un qui se fâche facilement,
et qui a des ennemis auxquels il cherche noise. Mais, ce ne sera
pas un mal pour un homme pacifique, et qui ne cherche qu’à assurer sa
protection personnelle. Cependant, si la loi l’interdisait,
porter des armes devient un mal pour tous. Car la loi n’a pas à
se demander pour qui elle sera un mal ou un bien, mais si elle sera profitable
ou nuisible à l’état.
De plus, il y a plusieurs choses nécessaires
ou nuisibles au bien commun, qui ne sont bonnes ou mauvaises pour
personne en particulier, à moins que la loi ne les prescrivent ou
les interdisent. Comme un tribut qu’un roi juge nécessaire, mais
que ne suis pas obligé de payer si aucune loi ne m’y oblige. Car,
mon tribut, à lui seul, est de peu de profit pour le roi, et ce n’est
pas à moi, ni même aux autres, qu’il appartient de décider
quelles sont les choses dont a besoin le pays. De la même façon
il est nuisible à un pays d’exporter de l’or d’une province, mais
je ne cause pas un grand tort si je suis seul à exporter mon or, et c’est
ce que tous peuvent dire. La loi est
donc nécessaire, elle qui, en prescrivant ou en interdisant, pourvoit
à l’utilité publique.
Quatrièmement. La loi divine positive
oblige sous peine de péché parce qu’elle a prescrit un acte qu’elle
fait entrer, en le prescrivant, dans le genre de la vertu,
ce qu’il n’était pas avant. Car si un Juif, non par mépris,
mais par goût de la nourriture, mangeait modérément de la viande de
porc, il pècherait, sans aucun doute, non formellement contre
l’obéissance, puisqu’il n’a pas agi par mépris, mais contre la
tempérance. Or, manger modérément de la viande de porc n’est pas,
en soi, aller contre la tempérance, puisque c’est une chose indifférente.
Il a donc fallu une loi qui fasse de cette abstinence un acte nécessaire
de tempérance. Or, nous voyons la même chose dans la loi
humaine. Car la loi divine ne rend pas acte de vertu ce qui était
indifférent en soi pour une autre raison que parce qu’est posée par
elle une règle des mœurs qui a l’autorité voulue pour prescrire.
Or, l’homme peut prescrire, lui aussi, et régler les mœurs, comme nous
l’avons montré plus haut. L’homme peut donc, par sa loi,
faite entrer dans le genre de la vertu un acte indifférent en soi.
La loi humaine et la loi divine sont donc égales quant à l’obligation.
Cinquièmement. La loi divine
et la loi humaine diffèrent comme diffèrent la loi d’un roi et celle
d’un pro roi, la loi d’un souverain pontife et celle de son légat.
Or, ces lois obligent de la même manière, et ne diffèrent que par la
stabilité. Il en est donc ainsi de la loi divine et de la loi humaine.
La proposition va de soi, car l’Écriture a souvent attesté que les
rois sont les ministres de Dieu, que c’est de lui qu’ils tirent leur
autorité, et qu’ils jugent à sa place. (Proverbes 8, Sagesse
6, Romains, 13m 1 Pierre ). L’assomption va aussi de soi, car l’autorité
du pro roi vient du roi, et celle du légat vient du pape. C’est
ce que l’expérience atteste, et ce que confirment les saints pères
Augustin et Bernard. Augustin (dans le titre du psaume 70) : « On
nous explique là que c’est le père qui commande ce qui n’est pas
contre le Seigneur; et qu’il faut l’écouter comme on écouterait Dieu.
»
Il est certain que l’autorité
du roi est plus grande que celle du père, comme saint Augustin le dit
dans son sermon 6 sur les paroles du Seigneur. Et saint Bernard (traité
des préceptes et des dispenses) : « Que ce soit Dieu, ou que ce soit
un vicaire de Dieu qui ait prescrit quelque chose, il faut l’observer
avec le même soin et le même zèle, à chaque fois que l’homme ne prescrit
pas une chose contraire à ce que Dieu prescrit. » Il dit
que les lois diffèrent par rapport à la matière, non par rapport à
ceux qui les prescrivent.
Mais, tu feras l’objection suivante.
Saint Bernard, parlant, au même endroit des commandements des hommes,
dit qu’ « ils ne sont pas négligés sans péché, ne sont pas méprisés
sans crime, car, partout, la négligence est coupable, et le
mépris condamnable ». Il semble dire là que la loi humaine n’oblige
jamais sous peine de péché mortel, si ce n’est à cause d’un
mépris. Je réponds qu’il parle des préceptes portant
sur des choses légères, dans lesquelles il ne peut pas y avoir de crime,
si ce n’est à cause d’un mépris. Car les prélats ne peuvent
pas, comme ils le veulent, obliger mortellement. On prouve la sixième.
Que les princes puissent obliger par rapport à la peine, mais non par
rapport à la faute, si la peine et la faute sont relatives, cela
semble impliquer une contradiction. Et saint Augustin (livre 1, chapitre
9 des rétractations) dit : « Tout peine, si elle est juste, est une peine
du péché. » Et dans l’épitre 105 et ailleurs, il affirme
que « Dieu serait injuste s’il condamnait un innocent. » Comment
donc les rois pourraient-ils condamner à mort ceux qui ont foulé aux
pieds leurs lois, s’ils n’ont péché en rien, si, en conscience, ils
n’ont commis aucune faute?
Tu diras. Comment donc les règles
de certains instituts religieux obligent-elles par rapport à la peine,
mais non par rapport à la faute ? Je réponds qu’elles n’obligent
pas à la manière d’une loi, mais à la façon d’une convention
et d’un pacte, comme des lois purement pénales. Car il ne s’agit pas
là, à proprement parler, d’une peine, mais d’une affliction pénale
reçue comme une aide à l’esprit.
On le prouve septièmement et finalement,
par la doctrine des apôtres. Romains 13, saint Paul l’affirme
de plusieurs façons. D’abord quand il dit : « Toute âme est
soumise aux pouvoirs supérieurs. Car, il n’est pas de pouvoir
qui ne vienne pas de Dieu. » Troisièmement, quand il dit : « Ceux qui
résistent s’acquièrent à eux-mêmes la damnation. » C’est
de la damnation éternelle que les pères grecs et latins entendent ce
texte. Quatrièmement : « Soyons donc soumis de nécessité. »
Cinquièmement, car il écrit : « Non seulement à cause de la colère,
mais à cause de la conscience. » Sixièmement, quand il dit : «
Ils sont les ministres de Dieu. » 1 Pierre 2 : « Soyez soumis à cause
de Dieu. » C’est-à-dire, non seulement à cause de la peur du
châtiment.
Ces passages démontrent tout ce
que nous voulons. Car, si les princes tiennent de Dieu le pouvoir
de commander, ceux qui ne leur obéissent pas offensent non seulement
les princes mais Dieu lui-même. Et ceux qui résistent au prince,
résistent à l’ordre établi par Dieu. Il est certain qu’ils
pèchent en conscience, non autrement que s’ils avaient foulé les lois
divines. Et si ceux qui y résistent s’acquièrent pour eux-mêmes
la damnation, ils encourent certes une faute qui mérite une punition.
Et si c’est par nécessité que les privés sont soumis aux princes,
non seulement à cause de la colère, mais en conscience, comment ne pèchent-ils
pas en conscience ceux qui n’obéissent pas aux princes ? De plus,
si les princes sont les ministres de Dieu, et s’il faut leur obéir à
cause de Dieu, ils offensent la majesté de Dieu ceux qui méprisent les
lois des princes. Réfutons maintenant les arguments.
Je réponds aux trois premiers. De ce
que le pouvoir politique est temporel, et que sa fin est la paix
extérieure, et de ce que l’homme ne juge pas les intentions, on
peut correctement déduire qu’elle ne peut obliger qu’à des actes
extérieurs. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas obliger
en conscience, car même si cette règle dirige des actes externes, en
dévier est un péché. Tu diras : comment une loi, ou un pouvoir
temporel peut-elle produire un effet spirituel, c’est-à-dire lier
une conscience ? Je réponds que même si le pouvoir politique et
sa loi sont dits temporels en raison de leur objet, car ils portent sur
des choses temporelles et extérieures, cependant lier une conscience ne
signifie pas agir sur une chose spirituelle, mais seulement commander à
un autre, et lui commander de telle façon que s’il n’obéit pas, il
pèche. Donc, quiconque peut commander peut lier la conscience, même
s’il ne juge pas des intentions, ni ne scrute la conscience d’autrui.
Aux quatrième et cinquième je dis que le prince ne peut pas imposer
une peine spirituelle et éternelle, et qu’il ne peut pas non plus en
libérer quelqu’un; mais qu’il peut obliger par rapport à cette peine.
Parce qu’il le fait cela, par l’autorité du Dieu qui lui a concédé
l’une, mais non l’autre. C’est comme si le roi permettait au
pro roi d’obliger ses sujets jusqu’à la peine capitale, mais
ne lui permettait pas d’exercer lui-même la justice, ni de gracier un
coupable.
Ou il faut dire que la loi oblige sous
peine éternelle, non en tant que loi d’homme, mais de ministre de Dieu,
car qui offense un ministre de Dieu offense Dieu lui-même. Voilà pourquoi
si (par impossible) Dieu n’était pas dans la nature des choses, et si,
par impossible, la loi politique existait, elle obligerait en conscience,
et sa prévarication serait un péché, mais il n’y aurait, pour
le prévaricateur, ni peine spirituelle, ni damnation éternelle.
À la sixième je dis qu’il n’est pas absurde que le même péché
soit puni par plusieurs, et en plusieurs endroits, quand il offense plusieurs.
Nous voyons, en effet, qu’on coupe souvent la main aux homicides à l’endroit
où ils ont perpétré leur meurtre. Au septième je dis qu’il
dépend de l’intention du législateur de vouloir vraiment commander,
et de faire une vraie loi, ou de simplement montrer ce qu’on doit faire,
sans obliger personne. Mais s’il veut décréter pour vrai,
et imposer une vraie loi, il n’est pas en son pouvoir d’empêcher que
la loi oblige mortellement ou véniellement, selon la grandeur de la chose.
Au dernier, je dis que la loi humaine doit céder à la loi divine,
quand on ne peut pas les observer toutes les deux. La raison n’en
est pas que la loi humaine n’oblige pas en conscience, mais parce que
la loi humaine est moins fermement constituée. Dans un cas pareil,
elle cesse d’être une loi, et donc d’obliger. Voir ce
que nous avons dit au livre 4 du pontife, et ce que disent Jean Driedonen
(livre 3 de la liberté chrétienne), Adrien (quodlibet 5),
François Victoria (dans la réélection du pouvoir civil), Alphonse a
Castro (livre 1, chapitre 4 du pouvoir de la loi pénale), et Dominique
a Soto (livre 1, question 6, art 4, de la justice et du droit.)
CHAPITRE 12
La troisième proposition
Il n’est pas illicite pour un chrétien
d’exercer la profession de juge
On le prouve, d’abord, car juger est
quelque chose qui est propre aux princes. L’Écriture, en effet,
a coutume de réunir les mots roi et juge. Psaume 2 : « Et maintenant,
rois, comprenez ! Apprenez, vous qui jugez la terre ! » Isaïe
33 : « Le Seigneur est notre roi, le Seigneur est notre législateur,
le Seigneur est notre juge ! » Jérémie 23 : « Le roi règnera,
il sera sage, il jugera et établira la justice sur la terre. »
S’il est permis aux chrétiens d’avoir des rois, pourquoi pas des juges
? Ensuite, les lois ne serviraient à rien s’il n’y avait aucun
jugement. Or, puisqu’il ne faut pas enlever les lois, il
ne faut pas non plus enlever les procès. Troisièmement. L’Écriture
de l’un et l’autre testament admet les jugements. Deutéronome
16 : « Tu établiras des juges et des magistrats dans toutes tes villes,
pour qu’ils jugent justement le peuple. » 1 Corinthiens 6 : «
Si, méprisant ceux qui sont dans l’église, vous avez des procès
devant des juges païens, établissez juge quelqu’un des vôtres.
N’y a-t-il pas, parmi vous, quelqu’un d’assez sage pour juger ses
frères ? » En cet endroit, l’apôtre conseille aux Corinthiens,
pour tout ce qui ne les oblige pas à paraître devant des tribunaux païens,
d’être jugés par l’un d’entre eux.
Il ne sera pas difficile de répondre
aux arguments présentés au début. D’abord, les paroles de Jésus
en Matthieu 5 : « Si quelqu’un veut te traîner en justice et
t’enlever ta tunique, donne-lui aussi ton manteau. » Je réponds
avec saint Augustin (épitre 5 à Marcellin) qu’il ne faut pas entendre
ces paroles à la lettre, mais comme préparation d’âme. Car,
au même endroit, le Seigneur a dit : « Si quelqu’un te frappe sur une
joue, présente-lui l’autre joue ». Et pourtant quand (Jean
18), il a été frappé sur une joue, il n’a pas présenté l’autre,
mais il a dit : « Pourquoi me frappes-tu » Par cet exemple, il
a montré comment on devait comprendre ses préceptes.
Aux paroles de l’apôtre (1 Corinthiens
6) : « le délit (delictum) est en vous », je dis, d’abord que
le mot grec èttèma ne signifie pas un péché, mais une imperfection,
et c’est ainsi que l’explique Theodoret. Je dis ensuite
que si délit signifie péché, comme l’expliquent saint Jean Chrysostome
et saint Ambroise, ainsi que saint Augustin (dans enchiridion chap
78, et dans le livre 2, le sermon du Seigneur sur la montagne, chapitre
15, et dans le sermon 24 sur le psaume 118) je dis donc que le délit est
appelé péché non parce qu’il est un péché en soi, mais
parce que la plupart du temps il n’est pas privé de péché, ou par
rapport à la fin, quand on a un litige à cause de l’avarice,
ou par rapport au moyen, quand on se dispute avec haine, rancœur,
menaces, ou par rapport à l’injustice, quand on y mêle des fraudes,
ou par rapport à un scandale, comme cela arrivait aux Corinthiens
dont les litiges étaient un objet de scandale pour les païens.
Je dis, en troisième lieu, que les jugements ne sont pas blâmés à cause
du juge, mais à cause de ceux qui avaient un litige. De sorte que
même si c’était un péché de se disputer, ce n’en était pas un
de juger. Car la décision d’un juge met fin aux litiges, ce qui
est une bonne chose.
CHAPITRE 13
Il est permis à un prince chrétien de
punir par le glaive les perturbateurs de l’ordre public.
On le prouve d’abord, par les Écritures,
car dans la loi de nature, dans celle de Moïse, et dans la loi évangélique,
nous avons des préceptes et des exemples de cette chose. En Genèse
9, Dieu dit : « Quiconque répandra le sang humain, aura, lui aussi,
son sang répandu. » Ces paroles ne prétendent pas être une prédiction,
car des prédictions de ce genre sont souvent fausses, mais une direction
et un précepte. Voilà pourquoi la paraphrase chaldaïque traduit
: « Celui qui répandra le sang devant témoins, son sang sera répandu
de par la sentence d’un juge. » Genèse 38 : Judas a dit : «
Faites-la venir pour qu’elle soit brûlée. » Là, le patriarche
Juda, en tant que chef de famille, condamna une femme adultère au supplice
du feu. »
Dans la loi de Moïse, on trouve plusieurs
préceptes et exemples. Exode 21 : « Celui qui frappe un homme
avec l’intention de le tuer mourra de mort. » Moïse lui-même, Josué,
Samuel, David, Élie, et d’autres saints hommes ont tué. Matthieu
26 : « Celui qui se sert du glaive périra par le glaive. » On ne peut
entendre ces paroles correctement que de la façon suivante : tous ceux
qui commettent un meurtre injuste doivent être condamnés
à mort par le juge. Jésus fait un reproche à Pierre non parce
qu’une défense juste soit illégitime, mais parce qu’il ne voulait
pas tant se défendre ou défendre son maître que de venger l’injure
faite à Dieu, alors qu’il ne détenait pas encore l’autorité publique,
comme l’expliquent saint Augustin (traité 112 sur saint Jean), et saint
Cyrille (livre 11 sur Jean, chapitre 35.) Et puis Romains 13 : «
Si tu agis mal, crains ! Car il ne porte pas un glaive sans raison.
Il est, en effet, le ministre de Dieu. » L’apôtre dit qu’un
glaive est donné aux princes par Dieu contre les criminels. Or,
si dans l’Église se trouvent des criminels, pourquoi ne pourraient-ils
pas être frappés par le glaive ?
On le prouve, en second lieu, par le témoignage
des pères. Innocent 1 (épitre 3, chapitre 3 à Euxiperius). On
lui avait demandé : est-il permis à un magistrat, après le baptême,
de se servir du glaive contre les coupables. Et il avait répondu
: « il lui est tout à fait permis. » Saint Hilaire
(canon 62, ou dans le chapitre 26 sur Matthieu), dit qu’il est permis
de tuer dans deux cas, « si quelqu’un détient le poste de juge, et
si quelqu’un se sert du glaive dans une juste défense ». Saint
Jérôme (chapitre 22 de Jérémie) : « Punir les homicides, les sacrilèges,
et les luxurieux ne s’appelle pas une effusion de sang, mais le ministère
des lois. » Saint Augustin (livre 1, chapitre 21 de la cité de
Dieu) : « N’ont pas péché contre le précepte qui interdit le
meurtre ceux qui agissant au nom du pouvoir public, punissent les scélérats
par la peine capitale. »
On le prouve enfin par la raison.
Car, à un prince bon à qui revient de veiller sur le bien commun, il
appartient d’empêcher que des parties qui existent pour le tout,
le corrompent. Et s’il ne peut pas conserver toutes les parties
dans leur intégrité, il doit amputer une partie, plutôt que permettre
que le tout périsse. Comme les cultivateurs qui coupent des
branches qui nuisent à l’arbre ou à la vigne; et comme un médecin
qui ampute des orteils ou des pieds des diabétiques pour que le
corps puisse continuer à vivre.
Au raisonnement des anabaptistes tiré
de Matthieu 5, (œil pour œil), il y a deux réponses. Une
première. Parce qu’elle était donnée à des hommes imparfaits,
la loi ancienne permettait la soif de vengeance; et se contentait de prescrire
qu’elle ne soit pas plus grande que l’offense. Non pas que demander
la vengeance soit une chose légitime, mais parce que c’est un
moindre mal de la demander modérément qu’immodérément. Mais
le Christ, qui a formé des hommes plus parfaits, a retiré cette
permission. C’est ce qu’explique saint Augustin (sermon sur la
montagne livre 1, chapitre 35, et dans son livre contre Adamante, chapitre
8,) Saint Jean Chrysostome fut du même avis, ainsi que saint Hilaire
dans leurs commentaires de ce passage.
Mais, comme dans le Lévitique (chapitre
19), est prohibée la vengeance « Tu ne chercheras pas à te venger.
» Et comme nous lisons dans l’Eccles, chapitre 28 : « Celui qui veut
se venger rencontrera la vengeance de Dieu. », il serait plus juste de
répondre avec saint Thomas, et saint Bonaventure, et d’autres
commentateurs des sentences (sentence 3, dist 30) : « quand le Seigneur
dit : vous avez entendu qu’il a été dit par les anciens : œil pour
œil, il ne réprouve pas cette loi, et n’interdit pas au magistrat
d’infliger la peine du talion, mais il condamne une interprétation
dépravée qu’en donnaient les pharisiens, et il interdit aux hommes
privés le désir et la demande de la vengeance. Car Dieu, dans l’Exode
(21) et dans le Lévitique (24) a établi une sainte loi qui permet aux
magistrats d’infliger aux scélérats la peine du talion.
Les pharisiens en ont conclu qu’il était
permis aux personnes privées de réclamer la vengeance. Et
de ce que la loi disait : « tu aimeras ton ami », ils en ont conclu qu’il
était permis de haïr ses ennemis. Le Christ enseigne que ces choses
sont des corruptions de la loi, et qu’il faut aimer même ses ennemis,
et ne pas résister au mal, mais devoir plutôt être prêts, si besoin
est, à présenter l’autre joue à celui qui en a frappé une.
Que le Seigneur parle des hommes privés, on le voit par ce qui suit :
« Moi je vous dis de ne pas résister au mal, mais, quelqu’un
te frappe sur la joue gauche… »
Il faut observer que quand il dit de ne
pas résister au mal, il n’interdit pas la juste défense, mais la réplique.
» Car, le Christ commande de ne pas frapper celui qui te frappe,
comme Theophylacte l’enseigne correctement. On dit qu’il frappe celui
qui frappe pour nuire, non celui qui frappe pour se défendre. En
somme, ce n’est pas la défense qui est prohibée, mais la vengeance,
selon ce que dit saint Paul (Romains 12) : « Ne vous défendant pas, très
chers », c’est-à-dire : ne vous vengeant pas. Car, c’est
ce que nous avons dans le grec : ekdikountes, d’où il suit : «
Mais donnez lieu à la colère, comme il est écrit : à moi la vengeance,
c’est moi qui rendrai à chacun ce qui lui revient. » Mais la
vindicte n’est pas totalement prohibée, si elle est réclamée par un
juge légitime, et pour une bonne fin, ou parce qu’on espère amender
le malfaiteur par cette peine, ou parce qu’il n’y pas moyen de le réprimer
autrement, et de freiner la malice de celui qui continuerai t à
nuire s’il jouissait de l’impunité. La seule vindicte qui est
prohibée c’est celle que les hommes privés veulent exercer de leur
propre chef, et celle qu’ils demandent à un juge avec l’intention
de nuire à leurs ennemis, et de donner satisfaction à leur rage et à
leur haine.
CHAPITRE 14
Il est permis à des chrétiens de faire parfois la guerre
Cette dispute compte trois parties.
Une première. On démontrera qu’il est permis à des chrétiens
de faire parfois la guerre. La seconde. On exposera les causes d’une
juste guerre. La troisième. À cause de Luther, on prouvera que
les chrétiens ont raison de prendre les armes contre les Turcs.
C’est une vieille hérésie, celle des manichéens, qui veut que, de
par sa nature, la guerre soit illicite. Et en conséquence, ils considéraient
comme des impies les pères de l’ancien testament qui ont fait
la guerre, comme Moïse, Josué, David, les Macchabées, les Juges,
et tous les autres. C’est ce que rapporte saint Augustin
(livre 22, chapitre 64, contre Faustus.)
Quelques auteurs de notre siècle
ont exhumé cette ancienne hérésie. D’abord, Érasme, à plusieurs
endroits et surtout dans ses annotations aux chapitres 3 et 22 de Luc.
Au cours d’ une longue dispute, il soutient que « la guerre est
un des maux que l’on tolère; qu’elle a été permise aux Juifs de
l’ancien testament, mais qu’elle a été interdite aux chrétiens par
le Christ et les apôtres ». Cornelius Agrippa (dans le livre
sur la vanité des sciences, chapitre 79) affirme que l’art de la guerre
a été interdit par le Christ. Il a été suivi par Jean Ferus (livre
4 de son commentaire sur saint Matthieu), dans son explication du chapitre
26 : celui qui se servira de l’épée périra par l’épée.
Les anabaptistes enseignent la même
chose, comme le témoigne Melanchton (dans les lieux théologiques, chapitre
du magistrat). On attribue le même enseignement à Jean Oecolampadius,
Alphonse a Castro au mot bellum. Ce qui me surprend beaucoup,
car son collègue Zwingli approuva la guerre au point de périr en combattant
dans un combat. Et de même Calvin (livre 4, chapitre 20 des institutions)
Melanchton, ainsi que tous les autres hérétiques de notre temps, ont
enseigné par la parole et par l’exemple qu’on doit se battre.
Quant à nous, nous constatons que l’Église
a toujours enseigné, par la parole et par l’exemple, que la guerre n’est
pas illicite de par sa nature; qu’il est permis non seulement aux Juifs
mais aussi aux chrétiens de faire la guerre, à condition que soient respectées
les conditions que nous avons énumérées. Et c’est ce que l’on
prouve par le témoignage de l’Écriture. Juges 3 : « Ces nations
sont des nations que le Seigneur a abandonnées, pour se faire connaitre
en Israël, à eux et à tous ceux qui n’ont pas connu les guerres des
Chananéens, pour que, par la suite les fils d’Israël apprennent à
faire la guerre à leur ennemis, et soient rompus aux combats. »
Ces paroles n’indiquent certainement pas une simple permission, mais
une volonté arrêtée de Dieu. De même 1 Rois 15 : « Voici ce
que dit le Seigneur des armées : je me souviens de tout le mal qu’Amalech
a fait aux Israélites. Va, maintenant, et frappe Amalech, et ravage
tout ce qui lui appartient. Ne l’épargne pas ! » Ici, aussi,
ce n’est pas une permission que nous voyons, mais un précepte,
et tout l’ancien testament est plein de choses semblables.
De même, dans Luc 3 : « Les soldats
interrogeaient saint Jean-Baptiste en disant : « Et nous, que ferons-nous
? » Et il leur répondit : « Ne faites de tort à personne, ne faites
pas de calomnie, et contentez-vous de votre paye. » Les anabaptistes
disent, selon Melanchton, que saint Jean-Baptiste a permis la guerre aux
Juifs parce qu’ils étaient imparfaits, et que le Christ avait
de loin enseigné autre chose. Or, saint Jean Baptiste préparait la voie
au Christ. Il ne devait donc pas permettre ce que le Christ était
sur le point d’abolir. Et ces soldats eux-mêmes n’ont pas pu
se servir de cette permission, puisque le Christ est venu, la même année
pour interdire la guerre, selon eux. Et de plus les gens auraient pu penser
que le Christ et son précurseur ne s’entendaient pas entre eux,
ce qui est de la plus grande absurdité.
Érasme répond autrement. Il a
dit cela aux soldats non pour qu’ils vivent bien en mettant en pratique
son enseignement, mais pour qu’ils vivent moins mal. Et c’est
ce que Thophylactus semble comprendre aussi. Mais c’est le contraire
qui est vrai, car saint Jean-Baptiste avait dit juste avant : « Faites
de dignes fruits de pénitence, car tout arbre qui ne fait pas de bon fruit,
sera jeté au feu ». Voilà pourquoi les publicains et les
soldats repentants demandèrent à saint Jean Baptiste quel était
ce bon fruit, et ce qu’ils devaient faire. Donc, ou le saint
a induit les soldats en erreur, ou ils peuvent se sauver s’ils
observent ce qui leur a été enseigné.
A Théophylacte, je dis deux
choses. La première. Il n’a pas dit que la guerre était
un mal, mais il n’a fait, selon lui, qu’exhorter les foules
qui étaient innocentes à faire de bonnes actions, et à communiquer leurs
biens aux autres. Les publicains et les soldats qui n’étaient
pas capables de cette perfection, et qui ne pouvaient pas faire un
bien surérogatoire, il les a exhortés à s’abstenir du mal. Car
Theophylacte pensait que donner une tunique à qui n’en
pas, quand on en a deux, était un acte de conseil et de surérogation.
Autrement, il ne dirait pas que les foules étaient innocentes, ni
ne verrait là une distinction entre le bien et la mal, car si c’est
un précepte de ne pas retenir deux tuniques, les retenir serait un mal.
La deuxième. Je réponds que Théophylacte
n’explique pas bien ce texte. Car il donne le nom de foules
innocentes à ceux que Jean a appelés races de vipères, et à qui il
a dit : « faites de dignes fruits de pénitence. » Et de plus,
retenir deux tuniques c’est retenir du superflu, comme l’explique saint
Jérôme (quest 1 à Edibia). Il dit là que c’est un péché de
retenir du superflu. Ensuite, en Matthieu 22, le Seigneur enseigne
qu’il faut payer le tribut à César. Or il est certain que le
tribut n’est pas donné aux rois pour d’autres fins que pour nourrir
les soldats qui défendent le pays. C’est ce que l’apôtre Paul explique
aux Romains 13 : « Vous leur payez des tributs parce qu’ils sont les
ministres de Dieu, et qui le servent en cela » C’est-à-dire qu’ils
punissent par le glaive les perturbateurs de la paix. C’est bien
ce qu’il avait dit juste avant : « Ce n’est pas sans raison qu’ils
portent un glaive, car ils sont les ministres de Dieu, les vengeurs
de la colère de Dieu. »
On le prouve ensuite par l’exemple des
saints qui ont fait la guerre. Car, si la guerre était un
mal, les saints ne l’auraient certes jamais pratiquée. Dans l’ancien
testament, nous lisons qu’ont été louangés pour avoir fait la guerre
Abraham, Moïse, Josué, Gédéon, Samson, David, Josias, et les Macchabées.
Dans le nouveau testament, (Matthieu 8), quand le centurion dit au Christ
: « J’ai des hommes sous mes ordres, et je dis à l’un va et il va,
et à l’autre viens et il vient », le Seigneur a loués sa foi, mais
il ne lui donna pas l’ordre d’abandonner l’armée. Actes 10
, on dit du centurion Corneille qu’il est « un homme juste et craignant
Dieu ». Et cela à un point tel qu’il a mérité de voir un ange.
Mais, pourtant, quand saint Pierre lui enseigna la voie du salut, il ne
lui a pas dit d’abandonner l’armée.
Et ensuite, après l’ascension du Seigneur,
il y a toujours eu des chrétiens dans l’armée, quelques-uns d’entre
eux étant très saints et très agréables à Dieu, qui combattaient même
sous les ordres de princes païens. C’est ce qu’enseigne
Tertullien dans son apologétique, chapitre 5. Il rapporte
là un miracle insigne (celui de la pluie) obtenu par des soldats chrétiens
qui faisaient la guerre en Allemagne sous Mac Aurèle. Ces soldats
chrétiens n’auraient certainement pas fait la guerre si la guerre était
un mal, ou si ce n’était pas une action qui plaisait à Dieu au point
de mériter un grand miracle. Voir l’historien Eusèbe (livre 8,
chapitre 4, et livre 9 chapitre 10) . Saint Basile enseigne aussi,
dans son sermon de louanges sur les 40 mille martyrs, qu’il y a eu plusieurs
saints dans les armées des empereurs païens. Saint Grégoire de
Naziance raconte la même chose (discours 1 contre Julien, passé le milieu).
De plus, Constantin, Theodose, Valentien, Charlemagne, saint Louis, saint
Maurice avec son armée de Thébains, et d’autres saints rois chrétiens,
tous ces rois chrétiens ont tous fait la guerre, et aucun évêque ne
le leur a jamais reproché. Théodose consultait l’abbé Jean sur
l’issue de la guerre, comme saint Augustin le rapporte (livre 5, chapitre
26 de la cité de Dieu).
On le prouve, en troisième lieu, par
le fait que Dieu a souvent aidé des guerres justes, ce qu’il n’aurait
jamais fait si la guerre était mauvaise en soi. Car on peut permettre
des maux, mais on ne peut pas apporter de l’aide à leur exécution.
Genèse 14. Abraham avait battu quatre rois avec seulement 318 soldats.
Melchisédech lui dit alors : « Que soit béni le Dieu très haut, par
la protection duquel les ennemis sont entre tes mains. » Exode 17.
À la prière de Moïse, Dieu donna la victoire aux Hébreux contre Amalech.
En Josué 10, le soleil s’est arrêté pendant que bataillait Josué,
et le Seigneur faisait pleuvoir du haut du ciel de grosses pierres.
Dieu tua plus d’ennemis par les pierres que les soldats avec leurs lances
et leurs glaives. 2 Macch 10 : « Des anges sous forme de cavaliers
militaient pour les Hébreux. » Et au chapitre 15, nous lisons
que Dieu ne donne pas la victoire selon la puissance des armes, mais il
lui plait de la donner aux plus dignes.
Dans la vie de Constantin (livre
9) et dans son histoire (livre 9) Eusèbe raconte que Constantin
a remporté des victoires dans les combats avec l’aide Dieu au moyen
de miracles éclatants. Theodoret (livre 5, chapitre 24 de son histoire)
raconte que saint Jean et saint Philippe ont combattu visiblement contre
les ennemis, et dans le livre 5, chapitre 24, il atteste que des anges
ont combattu dans le camp de Thodose junior contre les Sarrasins.
Socrate raconte la même chose (livre 7, chapitre 18).
Au sujet de Clovis, voir Grégoire de Tours (livre 2, chapitre 30 de son
histoire des francs). Saint Augustin (livre 5, chapitre 23 de sa cité
de Dieu) rapporte que l’armée d’Honorius a remporté contre les Goths
une incroyable victoire par un miracle divin. Et il ajoute qu’on
peut montrer un grand nombre d’exemples de ce genre.
On le prouve, quatrièmement, par la raison.
Il est permis à un état de défendre ses citoyens contre les ennemis
internes de la paix, en les tuant, en leur infligeant différents supplices.
Il sera donc permis aussi, quand on ne pourra pas procéder autrement,
de défendre les citoyens par la guerre et les armes contre les ennemis
externes. Car pour que les citoyens soient conservés à leur république,
il est nécessaire que soient vaincus tous les ennemis autant externes
qu’internes. Et comme il s’agit là d’un droit naturel, il
n’est pas croyable que l’évangile l’ait supprimé.
On le prouve aussi par le témoignage
des pères. Tertullien (apologie, chapitre 22) : « Nous naviguons
nous aussi avec vous, nous combattons avec vous, nous labourons avec vous,
et nous faisons du négoce avec vous. » Saint Grégoire de Naziance dans
son discours sur la paix : « Il est permis, selon les circonstances, de
livrer la guerre conformément aux lois, et en d’autres temps, nous devons
tendre vers la paix qui est plus divine et sublime. » Saint Jean
Chrysostome (homélie sur l’évangile des noces de Cana, Jean 2, et d’autres)
: « Je suis soldat, dis-tu, et je ne puis pas être pieux. Le centurion
n’était-il pas soldat ? Son état de militaire lui a-t-il nui
en quelque chose ? » Saint Ambroise (sermon 7) : « Ce n’est pas
se battre qui est un délit, mais c’est se battre pour la gloire
qui est un péché. » Et (dans le livre 1, chapitres 40 et 41),
il fait entrer parmi les vertus la force militaire, et il prouve,
par plusieurs exemples, qu’elle n’a pas manqué aux nôtres.
De même, dans son oraison sur la mort de Théodose, il recommande fortement
Theodose pour sa grande vertu militaire.
Saint Augustin (épitre 5 à Marcellin)
: « Car si la discipline chrétienne criminalisait toutes les guerres,
à ceux qui demandaient un conseil de salut on aurait plutôt dit, dans
l’évangile, de rejeter les armes, et de quitter l’armée. Mais
ce qu’on leur a dit, c’est : ne faites de tort à personne, ne faites
pas de calomnie, contentez-vous de votre salaire. Ceux à qui il
a commandé de se contenter de leur salaire de soldat, il ne leur a certainement
pas interdit le service militaire. » Et dans l’épitre 205
ou 207 à Boniface : « Ne pense pas qu’aucun soldat ne peut plaire à
Dieu. » Il enseigne la même chose dans le livre 22 contre Faust,
chapitre 74, et les chapitres suivants, et dans le livre 6 des questions
sur saint Jean, question 10.
Saint Grégoire (livre 1, chapitre 72
de son épitre à Gennadius : « Comme le Seigneur a fait briller, en cette
vie, par l’éclat de vos victoires votre excellence dans les guerres
contre les ennemis, il faut que vous manifestiez la même vivacité d’esprit
et de corps pour faire obstacle aux ennemis de l’église. » Et,
au chapitre 73 : « Si une telle prospérité dans les exploits guerriers
de votre excellence ne venait pas du mérite de la foi, de la grâce
de la religion chrétienne, il ne faudrait pas s’en étonner outre
mesure, mais comme, avec la grâce de Dieu, vous prévenez les futures
guerres non par une perspicacité charnelle, mais plutôt par des prières,
il s’ensuit que, à notre grand étonnement, votre gloire ne procède
pas d’un conseil terrestre, mais descend comme un don du Dieu très haut.
»
Saint Grégoire de Tours (livre 5, chapitre
1, de son histoire) : « Puissiez-vous o rois vous exercez dans les guerres
qu’ont livrées vos parents, pour que, heureux de la paix que vous
leur apportez, vos peuples vivent sous votre virile protection. »
Saint Bernard (dans le sermon aux militaires, chapitre 3) : « Que les
soldats du Christ livrent, en toute sécurité, les combats de leur Seigneur,
sans craindre de pécher en se battant contre les ennemis, et sans craindre
le danger en les tuant, puisqu’il faut ou infliger la mort ou recevoir
la mort pour le Christ. Il n’y a en cela aucun crime, mais plutôt
le mérite d’une grande gloire. »
Mais on nous objecte les Écritures.
Deutéronome 32 : « À moi est la vengeance, c’est moi qui rétribuerai.
» Je réponds que la vindicte qu’exercent les personnes publiques
peut être correctement appelée vengeance de Dieu. Car elles sont
les ministres de Dieu, et elles le servent en agissant ainsi.
Voilà pourquoi après avoir dit à la fin du chapitre 12 aux Romains :
à moi la vengeance, et c’est moi qui rétribuerai, saint Paul ajoute
au début du chapitre 13 : « Si tu as mal agi, crains, car ce n’est
pas sans raison qu’il porte le glaive, car il est le ministre de Dieu,
le vengeur de la colère de Dieu pour celui qui agit mal. »
Ils ajoutent cet autre passage d’Isaïe
2 : « Ils transformeront leurs glaives en charrues, leurs lances en faux,
aucun pays ne lèvera le glaive contre un autre pays, nul ne s’entraînera
à la guerre. » Choses prédites, selon eux, pour le temps
des chrétiens. Je réponds qu’en ce passage, est prédite une
paix universelle au moment de la naissance du Christ, comme l’explique
saint Jérôme, et nous savons tous que c’est au temps d’Auguste que
cette paix est survenue. Le mot ultra ne signifie pas pendant l’éternité,
mais pendant une longue période. De plus, même si cette prophétie
ne s’était pas réalisée, on ne pourrait rien en conclure. Car
Isaïe n’interdit pas la guerre, s’il y a des ennemis qui nous attaquent.
Mais il prédit un futur où il n’y aura plus d’ennemis. Donc,
tant qu’il y a des ennemis, il faut faire la guerre. On peut
aussi dire qu’il a été prédit que le règne du Christ serait un règne
pacifique, dans la mesure où il n’est pas de ce monde, ni n’a cure
des choses terrestres. Et c’est en cela qu’il se distingue du
règne judaïque, qui a été affermi et conservé par la guerre et les
meurtres.
Ils nous objectent ensuite ces paroles
de Jésus en Matthieu 5 : « Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui
l’autre. » Et : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui
vous haïssent. » Et Matthe 26 « Celui qui se sert du glaive périra
par le glaive. » Saint Paul dit des choses semblables dans son épitre
aux Romains : « Ne rendant pas mal pour mal à personne, et ne vous vengeant
pas vous-mêmes, mes très chers. » Je réponds que ce sont
les mêmes arguments qu’a opposés aux chrétiens Julien l’apostat,
comme saint Grégoire de Naziance le rapporte dans son premier discours
contre Julien, un peu plus loin que le milieu.
Nous répondons que toutes ces choses
sont soit des préceptes, soit des conseils donnés à des homes privés.
Car le Seigneur ou saint Paul n’a pas prescrit au juge de ne pas punir
celui qui commet une injustice envers quelqu’un, mais il a prescrit à
chacun de supporter patiemment les injustices. Or, la guerre se rapporte
à la justice publique, non à la vindicte privée. Et comme l’amour
de l’ennemi auquel tous sont tenus n’empêche pas le juge ou le bourreau
de faire son travail, il n’empêche pas, non plus, les rois ou les soldats
de faire le leur.
Je dis ensuite, que, pour les personnes
privées, ce ne sont pas toujours des préceptes, mais tantôt des préceptes,
tantôt des conseils. Les préceptes sont toujours dans la
préparation de l’âme, de façon à ce que chacun soit prêt à présenter
l’autre joue, ou à donner le manteau à celui qui enlève la tunique,
plutôt que d’offenser Dieu. Mais ce précepte oblige, dans la
réalité, quand l’honneur de Dieu l’exige nécessairement.
Dans les autres cas, ce n’est qu’un conseil. Et parfois même
ce n’est nullement un conseil, comme dans le cas où le seul avantage
que je retirerais de présenter l’autre joue serait de faire pécher
quelqu’un. C’est ce que répondent saint Grégoire de Naziance
et saint Augustin, dans les lieux cités, et dans l’épitre 5 de saint
Augustin à Marcellin.
Ils peuvent, deuxièmement, opposer trois
décrets de l’Église. Le premier vient du concile de Nicée.
Le canon 11 impose une très grave pénitence à ceux qui avaient renoncé
au service militaire, et qui y étaient retournés. Le second est
une lettre de saint Léon 90 à Rustique, où il est question du canon
contrarium, sur la pénitence, dist 5. Voici ce que dit saint
Léon : « Il est contraire aux règles ecclésiastiques de
retourner, après un acte de pénitence, à la milice séculière. »
Et plus bas : « Il n’est pas libéré des filets du diable celui qui
veut s’impliquer dans la milice mondaine. » Le troisième est
de saint Grégoire, canon falsas : « Ceux qui exercent un négoce qu’on
ne peut exercer sans péché, ne peuvent pas faire pénitence, à
moins de renoncer à leur négoce. » Et il donne comme exemple un
soldat.
Je réponds au premier qu’il s’agit
de soldats qui, à cause de leur profession de foi, avaient été privés
de la ceinture militaire par Dioclétien ou Lucinius, et qui, prêts à
renier leur foi, la redemandaient ensuite. Voir Zonara et Balsamon
dans ce même canon, et Ruffin (livre 10, chapitre 6 de son histoire.),
ainsi que ce que nous avons écrit sur ce sujet dans le livre 2, chapitre
8, des conciles. Au deuxième et au troisième je dis qu’il s’agit
de ceux qui dans des combats avaient commis beaucoup de péchés, pour
lesquels ils avaient fait pénitence. Ceux-là agissaient mal quand
ils retournaient à l’armée, dont ils sont capables de remplir les tâches,
mais non sans péché, non par la faute de l’armée, mais par la leur.
Ils faisaient surtout une grande faute quand un prêtre leur avait commandé
de ne plus retourner à l’armée. Que ces cannons n’interdisaient
pas la guerre, le canon falsas nous le fait comprendre . Car, après
avoir dit qu’ils agissaient mal ceux qui retournaient à la guerre, il
ajoute « à moins que ce soit pour défendre la justice d’après le
conseil des évêques religieux ».
Troisièmement, Érasme nous objecte plusieurs
passages des pères, auxquels nous en ajoutons deux, un de Tertullien et
un autre de saint Jérôme. Tertullien (livre de la couronne du soldat,
passé le milieu) se demande si l’armée convient à un chrétien.
Et il répond ainsi : « Croyons-nous qu’il soit permis à un sacrement
humain de supplanter un divin ? Et de répondre à un autre Seigneur,
après le Christ ? Sera-t-il permis de vivre du glaive, alors que
le seigneur a prédit que celui qui se sert du glaive périra par le glaive
? Et le fils de la paix fera la guerre, lui à qui il ne convient
même pas d’avoir le moindre litige ? »
Je réponds d’abord que Tertullien ne
condamne pas la guerre comme mauvaise en soi. On peut facilement
le voir aux chapitres 5 et 42 de son apologétique. Je dis ensuite
que dans ce livre sur la couronne du soldat, il se demande si ceux qui
étaient soldats avant le baptême peuvent demeurer soldats après le baptême.
Il enseigne seulement que celui est libre de le faire ne doit pas entrer
dans l’armée après le baptême. Voici ces propres paroles : «
Si une foi postérieure trouve ceux qui étaient déjà soldats,
la condition de ces soldats est différente des soldats que saint Jean
Baptiste admettait au baptême de pénitence, ou du fidèle centurion que
le Christ a approuvé, et de celui que Pierre a catéchisé. Mais,
cependant, après avoir reçu la foi et avoir été baptisé,
ou il faut quitter l’armée tout de suite, comme beaucoup l’on fait,
ou ont doit prendre toutes les précautions possibles pour ne rien faire
contre Dieu. »
Troisièmement. La chose est assez
évidente, car les raisons principales qu’il donne pour lesquelles
un chrétien ne doit pas faire la guerre, est le danger de l’idolâtrie,
car, alors, tous les princes étaient païens. C’est donc,
pour une raison particulière, que Tertullien jugeait que, de son temps,
la guerre était une mauvaise chose. « Il se prosternera dans les temples
auxquels il a renoncé ? Et il mangera à un endroit qui ne plait pas à
l’apôtre ? Et ceux qu’il a fuis par des exorcismes, il prendra
leur défense pendant la nuit ? Il portera l’ étendard de l’émule
du Christ ? » Ces raisons, comme on le voit, sont des raisons de
convenance. Saint Jérôme (dans son épitre à Ageruchia sur la
monogamie), dit : « Autrefois, on disait aux combattants : attache ton
glaive sur ta cuisse, tout puissant. On dit maintenant à Pierre
: change ton glaive en charrue. » Je réponds. Il veut dire
que dans l’ancien testament, les guerres avaient été ordonnées par
Dieu, et qu’elles étaient nécessaires pour conquérir et conserver
la terre promise. Dans le nouveau testament, les guerres ne sont
pas commandées, mais plutôt la paix, car les armes ne sont pas nécessaires
pour acquérir le royaume des cieux. Il ne s’ensuit pas que les
chrétiens ne puissent pas, en tant que citoyens d’une république temporelle,
faire la guerre à ceux qui commettent des injustices envers eux.
Érasme ajoute d’autres objections tirées
d’autres pères de l’Église. D’bord Origène (livre 3 contre
Celse, un peu avant le milieu) qui dit que le Christ a désapprouvé toutes
les guerres. Et dans le traité 7 sur Matthieu, expliquant,
en passant le passage de Matthieu 22 : « Que celui qui n’a pas de glaive
vende sa tunique et achète un glaive »,il enseigne que ce passage
est pernicieux pour ceux qui l’entendent charnellement, pour ceux qui
pensent qu’il faut vraiment vendre sa tunique pour acheter un glaive.
Je réponds que dans la première citation,
il n’y a rien qui favorise Érasme. Car, quand Origène dit que
le christ a suspendu toutes les guerres, il ne veut pas dire que le Christ
a interdit les guerres, mais que, par sa providence, il a apporté la paix
au monde au moment de sa nativité. Bien plus, au même endroit se trouve
quelque chose qui est contraire à Érasme. Car, Origène dit que
la raison pour laquelle la providence a fait en sorte qu’à la naissance
du Christ, tout fut sujet à l’empire romain, c’est que s’il y avait
eu plusieurs rois, il y aurait nécessairement eu des guerres, par lesquelles
les uns repousseraient les injustices des autres.
Dans le passage postérieur, il ne dit
rien contre la guerre. Nous reconnaissons que les paroles de Dieu
ne doivent pas être comprises au sens littéral, selon lequel
chacun devait réellement vendre sa tunique pour acheter un glaive.
Nous pensons que, par cette façon de parler, le Seigneur voulait leur
faire comprendre que au temps de sa passion, les apôtres seraient soumis
à des angoisses et des tribulations semblables à celles qu’expérimentent
ceux qui, pour se défendre, se voient obligés de vendre leur tunique
pour acheter un glaive.
Mais pourquoi citer cela contre la guerre
? Parce que le Seigneur n’a pas vraiment ordonné que les apôtres
achètent des glaives, faut-il en conclure qu’il a prohibé la guerre
? Et ce que Origène dit (homélie 5 sur Josué) qu’il n’appartient
pas à des chrétiens de livrer des guerres charnelles, signifie
tout simplement que la milice chrétienne, sous l’empereur Christ, ne
livre pas de bataille charnelle contre les hommes, comme l’armée juive
au temps de Josué, mais uniquement spirituelle contre les démons.
Mais il ne s’ensuit pas que les chrétiens, en tant que citoyens d’une
république humaine, ne puissent pas faire la guerre. On répond
de la même façon aux objections qu’Érasme tire de saint Jean Chrysostome,
de saint Basile, de Theophylactus (la chaîne de saint Thomas, chapitre
22 de Luc). Tout ce qu’ils enseignent c’est qu’il n’a pas
été commandé aux apôtres d’acheter de vrais glaives.
Il nous oppose ensuite saint Ambroise
(livre 10 sur Luc, dans lequel il explique le verset : celui qui n’a
pas de glaive, qu’il vende sa tunique pour en acheter un. « O
Seigneur, dit-il, pourquoi me commandes-tu d’acheter un glaive, toi qui
m’interdis de frapper ? Pourquoi m’ordonnes-tu d’avoir ce que tu
me défends de promouvoir ? Si ce n’est pour que soit prête la
défense, et la vengeance rendue non nécessaire; pour que
j’aie l’apparence de quelqu’un qui peut se venger, mais ne le veut
pas. La loi, cependant, ne défend pas de refrapper et c’est pour
cela peut-être qu’à Pierre qui t’offre les deux glaives, du réponds
: ça suffit. Comme si cela avait été permis jusqu’à l’évangile,
pour que dans la loi il y a un enseignement d’équité, et dans l’évangile,
la perfection de la bonté. » Je réponds d’abord que, dans ce
passage, il ne dit rien de la guerre entreprise par l’autorité publique,
mais de la défense privée, de la vengeance. Je dis ensuite que,
selon la sentence d’Ambroise, la défense privée n’appartient pas
à la prohibition du précepte, mais à la perfection du conseil, comme
les dernières paroles l’indiquent clairement : l’équité dans la
loi, la perfection de la bonté dans l’évangile.
Érasme nous oppose aussi saint Augustin
qui dit que s’il lui est arrivé parfois de patronner la guerre, à d’autres
endroits il a écrit contre elle. Car, sur le psaume 37, il écrit
: « Nous ne devons pas prier pour mourir ennemis, mais pour que nous nous
corrigions. » Et (dans l’épitre 5 à Marcellin), il écrit beaucoup
de choses contre la guerre. Dans l’épitre 158, il supplie Marcellin
de punir les hérétiques donatistes sans verser le sang. Je réponds
qu’Érasme croyait avoir affaire à des enfants, car tout cela n’a
rien à voir avec notre propos. Car le psaume 37 blâme la haine
de l’ennemi, qui fait prier quelques-uns pour la mort des ennemis.
Qui a jamais nié que c’est un mal de désirer la mort d’un ennemi
par haine et par soif de vengeance ? Mais désirer la mort d’un ennemi,
et même la lui procurer selon l’ordre de la justice n’est pas un mal,
si cela se fait sans la haine de l’homme, mais par amour de la justice
et du bien commun. Dans l’épitre 5, il n’y a rien contre la
guerre, mais plutôt pour la guerre, comme nous l’avons indiqué plus
haut. Je ne sais pas à quoi d’autre rêvait Érasme. Dans
l’épitre 158, il supplie les juges d’épargner la vie de scélérats
qui étaient déjà emprisonnés et qui avaient confessé leurs crimes,
ce que font aussi les évêques. Mais quel rapport avec la
guerre ? Du fait que quelqu’un supplie d’épargner un voleur,
faut-il en conclure qu’il prohibe la guerre ?
Il nous objecte aussi l’exemple de saint
Martin qui, comme le rapporte Sulpice Sévère dans la vie de Martin,
dit à l’empereur Julien : « Que celui qui veut se battre accepte ton
Donat. Moi, je suis un chrétien, il ne m’est pas permis de faire
la guerre. » Je répons qu’Érasme ne rapporte pas les paroles
de saint Martin avec assez d’exactitude. Car il ne dit pas : je
suis chrétien, il ne m’est pas permis de faire la guerre, mais : «
jusqu’à maintenant, j’ai milité pour toi, il convient maintenant
que je milite pour mon Dieu. Je suis un soldat du Christ, il ne m’est
pas permis de faire la guerre. » Par ces paroles, il ne signifie
pas seulement qu’il est un chrétien, mais aussi un moine par le désir
et l’intention. Et c’est ce que signifie le « il convient que
je milite pour Dieu, car je suis soldat moi aussi, mais du Christ ».
Voilà pourquoi, un peu avant, Sulpice Sévère avait écrit qu’après
avoir reçu le baptême, saint Martin avait fait la guerre pendant deux
ans encore, non pas parce qu’il ne désirait pas renoncer immédiatement
au monde, mais parce que le tribun militaire, sous le commandement duquel
il se trouvait, avait promis de dire adieu au siècle à la fin de son
tribunat, et de devenir moine avec lui. Ce n’était donc pas à
un chrétien, mais à un moine que la guerre était interdite, puisqu’il
est resté dans l’armée deux ans après son baptême.
Érasme insiste. «Les armes de l’église
sont le glaive de la parole de Dieu, le bouclier de la foi, la cuirasse
du salut, la flèche de la justice, les javelots des oraisons,
comme l’apôtre l’enseigne aux Éphésiens 6. Ce n’est donc
pas avec le fer et les armes que les chrétiens doivent se battre ».
Je réponds que l’apôtre ne décrit pas une guerre contre les hommes,
mais contre les démons, comme il appert au même endroit : « Nous n’avons
pas de combat contre les hommes. » Je dis ensuite que les armes
principales des chrétiens sont la foi et la prière, mais que les armes
de métal n’en sont pas moins nécessaires. Car dans l’Exode
17, nous lisons que c’est quand Moïse priait et quand Josué combattait
que la victoire a été donnée à Israël contre Amalech. Et nous
savons que les macchabées ont combattu avec les prières et avec les armes,
comme saint Augustin l’écrit à saint Boniface, épitre 194 : « Saisis
les armes avec tes mains, et que ta prière frappe les oreilles du Créateur.
» Et au même Boniface, il écrit (épitre 205, ou 207) : « Les
autres, en priant, combattent pour vous contres les ennemis invisibles,
et vous autres, en vous battant, vous travaillez pour eux contre les barbares
visibles. »
Ils récidivent. La guerre, disent-ils
est opposée à la paix. Or, la paix est bonne et est un effet de
la charité. La guerre est donc un mal. Je réponds que
la guerre est opposée à la paix de façon à être aussi un moyen
vers la paix. Or, la différence qu’il y a entre une guerre juste
et une guerre injuste consiste en ceci : une guerre injuste est opposés
à une bonne paix, et conduit à une mauvaise paix. Voilà pourquoi
cette sorte de guerre est vicieuse. À une guerre juste est opposée
une mauvaise paix, et elle conduit à une bonne paix. Comme les plaies
causées par le médecin sont contraires à la santé du malade, mais conduisent
à la parfaite santé.
CHAPITRE 15
Quelles sont et combien sont les conditions
d’une guerre juste.
On a coutume d’énumérer quatre conditions
d’une guerre juste : l’autorité légitime, une cause juste,
une bonne intention, et une façon qui convient. Il nous faut donc parler
de chacune d’entre elles.
La première condition est l’autorité
légitime. Voici ce que dit saint Augustin (livre 22, chapitre
75, contre Faust) ; « L’ordre naturel des mortels qui est favorable
à la paix demande, pour entreprendre une guerre, une autorité, et que
la décision soit prise par le prince. Pour assurer la paix et le
bien commun, les soldats doivent prêter leur service à des guerres justes.
» La raison prouve la même chose. Car les hommes privés
qui ont un supérieur, peuvent, s’ils subissent une injustice, chercher
refuge auprès de leur supérieur, pour qu’il leur rende justice.
Mais, les princes, s’ils subissent des injustices d’autres princes,
n’ont pas de tribunal de dernière instance auquel s’adresser. Il leur
est donc permis de repousser par la guerre les injustices publiques.
Selon l’opinion commune, ce pouvoir
de déclarer la guerre réside en tous, princes et peuples, en ceux surtout
qui n’ont pas de supérieurs dans les choses temporelles, comme sont
tous les rois. Il en va de même de la république de Venise et des
autres qui lui sont semblables. De même, certains ducs et comtes
qui ne sont soumis à personne dans les choses temporelles, mais non les
ducs et les comtes qui sont soumis immédiatement aux rois, qui sont eux-mêmes
soumis à d’autres. Car ils ne sont pas, par eux-mêmes, la tête
de la république, mais des membres. Il est à noter que cette autorité
n’est pas requise à une guerre défensive, mais seulement à une guerre
offensive. Car il est permis à chacun de se défendre, non seulement
aux princes, mais aussi un citoyen privé. Mais déclarer une guerre
et envahir un pays ennemi, seul le peut le chef suprême.
La seconde condition est une guerre juste,
car on ne peut pas déclarer la guerre sans raison valable, pour n’importe
quel péché, mais seulement pour repousser une injustice. Saint
Augustin (question 10 sur Josué) : « On a coutume de définir comme justes
les guerres qui vengent les injustices. Car, quand on inflige une
guerre à une nation, ou elle néglige de se venger, ce qui est désavantageux
pour les siens, ou elle recouvre ce qui lui a été enlevé par injustice.
» La raison en est que, n’étant juge que des hommes
qui lui sont soumis, le prince ne peut pas punir les fautes des autres
hommes, mais seulement celles qui sont désavantageuses à son peuple.
Car, même s’il n’est pas le juge ordinaire des autres, il est cependant
le défenseur des siens, et en raison de cette nécessité, il devient
aussi, en quelque sorte, le juge de ceux qui commettent des injustices
envers les siens, de façon même à pouvoir les punir par le glaive.
Il faut observer que la cause de
la guerre ne peut être ni légère ni douteuse, mais grave et certaine,
de peur que les inconvénients soient plus nombreux que les avantages escomptés.
Si elle est douteuse, il faut faire la distinction entre le prince et les
soldats. Car, le prince, sans aucun doute, pèche, puisque la guerre
est un acte de justice punitive, et qu’il est injuste de punir sans s’être
informé de la cause. Les soldats, eux, ne pèchent pas, à moins
qu’il soit tout à fait évident que la guerre est illicite. Car,
les sujets doivent obéir à leurs supérieurs, et ne peuvent pas discuter
de leurs ordres. Ils doivent plutôt supposer que le prince
a une juste raison de se battre, tant que la preuve du contraire n’a
pas été faite. Quand la faute d’un particulier est douteuse,
le juge qui le condamne pèche, mais non le bourreau qui le guillotine,
car le bourreau n’est pas tenu de discuter de la sentence du juge.
C’est ce qu’enseigne le pape Boniface
(dans sexto, de regulis juris, règle 25) : « Ce que quelqu’un fait
par l’ordre du juge, ne semble pas être mauvais, puisqu’il a
l’obligation d’obéir. » Et saint Augustin (livre 22, chapitre
75, contre Faust) : « Il peut aussi arriver, dit-il, qu’un homme juste
qui se bat pour un roi sacrilège, puisse en toute conscience se
battre sous ses ordres, en conservant l’ordre de la paix civique, si
ce qui lui est commandé n’est pas contraire à un précepte de Dieu,
ou s’il n’est pas certain qu’il ne le soit pas. De sorte que
l’iniquité d’un commandement rend un roi coupable, et que l’obligation
de servir montre l’innocence d’un soldat. » Il faut noter que
cela s’applique aux soldats qui sont sous les ordres du prince qui fait
la guerre, comme sont ses sujets, et même ceux qui, en temps de
paix, reçoivent régulièrement de lui un montant d’argent. Mais
non de ceux qui viennent d’ailleurs au moment de la guerre. Car,
ceux qui ne sont pas obligés de faire la guerre, ne peuvent pas, en conscience,
mettre leur bras à la disposition d’un prince, à moins de savoir que
la guerre est juste. Ceux qui ne pensent à rien, et qui, pourvu
qu’ils soient payés, sont prêts à se battre, que la guerre
soit juste ou injuste, se mettent en état de damnation.
La troisième condition est l’intention
bonne. Car, comme la fin de la guerre est la paix et la tranquillité
publique, il n’est pas permis d’entrer en guerre pour un autre motif.
En conséquence, pèchent gravement les rois autant que les soldats qui
déclarent la guerre pour agrandir leur pays, ou pour faire montre de leurs
forces guerrières, ou pour une autre cause que le bien commun, même si
ne font défaut ni la cause juste, ni l’autorité légitime, comme saint
Augustin l’explique dans sa lettre au comte Boniface (207 ou 205) : «
La volonté doit vouloir la paix, la nécessité doit vouloir la guerre,
pour que Dieu nous libère de la nécessité, et nous conserve dans la
paix. Car on ne recherche pas la paix pour pouvoir faire la guerre,
mais on fait la guerre pour acquérir la paix. Sois donc pacifique
même en combattant, pour que, en vainquant, tu puisses amener à
l’unité de la paix ceux que tu attaques. » Et (au livre 22, chapitre
74, contre Faust), il dit : « Le désir de nuire, la cruauté de la vengeance,
une âme belliqueuse implacable, la sauvagerie de la révolte, la soif
du pouvoir, et d’autres choses semblables, voilà ce qu’on doit punir.
»
Il faut ici noter deux choses.
La première. La guerre est un moyen d’apporter la paix, mais qui est
grave et dangereux. Il ne faut donc pas se presser de déclarer une
guerre dès qu’une cause se présente; mais il faut essayer d’abord
des moyens plus simples et plus faciles, comme en demandant aux ennemis
la satisfaction qui est due. Deutéronome 20 : « Quand tu seras
sur le point d’attaquer une ville, offre-lui d’abord la paix. »
Et saint Augustin (épitre 207 à Boniface) : « La volonté doit vouloir
la paix, la nécessité la guerre. »
Quelqu’un peut poser la question suivante
: si l’ennemi refuse au tout début de donner satisfaction, mais, quand
la guerre commence pour de vrai, demande la paix et offre la satisfaction,
est-on tenu d’arrêter la guerre ? Cajetan (au mot bellum) soutient qu’on
n’est point tenu d’arrêter les opérations quand la guerre est déjà
commencée, bien qu’on soit obligé d’accepter la satisfaction avant
l’ouverture des hostilités. Mais que, par charité, on est tenu
dans les deux cas, à moins que pour certaines raisons il convienne d’agir
autrement. La raison de la première sentence est que le prince qui
a une juste cause de guerre peut remplir la fonction de juge envers
l’autre prince qui a commis une injustice. Or, le juge n’est
pas tenu, en justice, de pardonner à celui qui est coupable de mort, même
si ce dernier offre une satisfaction; bien qu’il puisse pardonner
par miséricorde, s’il est le juge suprême. Par exemple, un roi
n’est pas tenu de donner la vie à un voleur, même s’il restitue,
bien qu’il le puisse par miséricorde. La raison de la dernière
est que la guerre est un sinistre terrifiant qui ne punit pas seulement
les pécheurs, mais même beaucoup d’innocents. Voilà pourquoi
la charité chrétienne semble toujours avoir exigé qu’on cesse les
hostilités quand celui qui a causé un tort offre une satisfaction suffisante.
À moins que, dans des cas particuliers, il convienne d’agir autrement
comme quand, par exemple il soit avantageux au bien commun que l’ennemi
contre lequel on se bat soit soumis à un autre, ou soit détruit complètement.
Comme les Amorrhéens que Dieu avait demandé de détruire (Deutéronome
20).
La seconde. La différence
qu’il y a entre cette troisième condition et les deux précédentes
consiste en ceci : si les deux premières font défaut, la guerre est injuste,
tandis que si la troisième fait défaut la guerre est mauvaise, mais non
injuste, à proprement parler. Car, celui qui sans autorité et sans
cause juste s’en va-t-en guerre, pèche non seulement contre la charité,
mais contre la justice; et n’est pas tant un soldat qu’un pirate.
Celui qui a l’autorité et une cause juste, mais qui fait la guerre par
soif de vengeance ou pour l’agrandissement de son royaume, n’agit pas
contre la justice, mais seulement contre la charité. Il n’est
pas un pirate mais un mauvais soldat. On peut déduire de tout cela
que quand manque la seule troisième condition, les militaires ni
les rois ne sont tenus à aucune restitution, mais seulement à une pénitence.
Mais quand manquent la première et la deuxième condition, ils sont
tenus à réparer tout le tort causé, à moins que ne les en excuse une
ignorance invincible.
Car, l’ignorance crasse et coupable
n’excuse ni du péché ni de la restitution, comme nous l’avons écrit
dans le chapitre final sur la peine capitale, les injustices, et le tort
causé. Celui qui agit par une ignorance invincible, n’est pas
tenu à restituer tant que demeure en lui cette ignorance.
Mais quand il comprendra que la guerre a été injuste, il sera tenu de
restituer ou de réparer non le tort causé pendant la guerre, mais celui
qui est étranger à la guerre. Et s’il ne possède aucun butin
de guerre, mais s’est enrichi par les objets qu’il a vendus, il est
tenu de restituer autant qu’il a gagné. Car, on ne peut pas retenir
une chose étrangère, même si elle a été acquise sans péché, par
ignorance. On doit la rendre à son propriétaire si on le connait,
ou la donner aux pauvres.
La quatrième condition, est la manière
congrue. Elle consiste principalement en ceci qu’il ne faut nuire
à aucun innocent. C’est ce qu’avait enseigné saint Jean Baptiste
: ne faites de tort à personne, ne faites pas de calomnie, contentez-vous
de votre paye. Par ces paroles, il prohibe l’injustice commise
en plein jour par un geste violent, comme quand ils frappent les paysans,
s’ils n’obéissent pas au doigt et à l’œil. Quand il
dit : ne faites pas de calomnie, il interdit l’injustice commise par
la fraude et la calomnie, comme quand ils disent de quelqu’un qu’il
est un traître ou un ennemi, quand ils savent que c’est le contraire
qui est vrai, et à cause de cela, le dépouillent, ou le livrent à un
roi ou à un juge. Quand il dit : contentez-vous de votre paye, il
interdit l’injustice commise non sur une personne, mais sur ses
biens, comme quand ils volent des bestiaux, ou mettent la main sur tout
ce qui leur plait, ou exigent et extorquent ce qui ne leur est pas du.
Il est à noter qu’il y a trois sortes
de personnes à qui les soldats n’ont pas le droit de faire de tort,
selon la règle de saint Jean-Baptiste. La première. Tous ceux qui
ne font pas partie des ennemis de la république. Voilà pourquoi on ne
peut excuser les soldats qui font du tort aux citoyens, ou à des paysans
amis, chez qui ils logent, ou dans les villages desquels ils passent.
Ils ne sont pas excusés même s’ils disent qu’on ne leur a pas payé
leur salaire. Car les biens des citoyens privés ne deviennent pas
leur propriété pour autant, et le citoyen comme le paysan n’ont pas
à être punis parce qu’un roi ou un duc pèchent en ne payant pas ses
soldats, à moins que, pour une juste raison, les habitants d’un village
n’aient été condamnés, comme punition, à nourrir les soldats.
Ce qui ne peut arriver que rarement.
La deuxième. Elle est formée de ceux
qui, d’une certaine façon, font partie des ennemis de la république,
mais qui sont exemptés en vertu du chapitre innovamus, sur
la guerre et la trêve, où il est dit : « Nous ordonnons que les prêtres,
les moines, les convers, les pèlerins, les marchands, les paysans allant
ou retournant, ou travaillant dans leurs champs, et les animaux avec
lesquels ils labourent, et les semences qu’ils portent dans leur
champ jouissent d’uns sécurité convenable. » Par le nom de marchands,
le canon ne semble pas entendre ceux qui demeurent dans la cité des ennemis,
et qui sont une partie de la cité, mais seulement ceux qui voyagent, et
qui ne font pas partie de la cité.
La troisième. Elle est formée
de personnes inaptes à la guerre, comme les enfants, les vieux et les
femmes. Car même s’ils peuvent être pris et spoliés, en tant
qu’ils font parti de la cité, ils ne peuvent pas être tués en justice,
à moins que ce soit par hasard ou par accident qu’on les tue.
Comme quand un soldat fonce dans un groupe de soldats et tue, sans le vouloir,
un enfant, une femme ou même un prêtre. Il ne pèche pas. Il pècherait
s’il avait l’intention de tuer, et s’il pouvait ne pas tuer quand
il le voulait. Car la raison naturelle enseigne elle aussi ce que
Dieu avait ordonné aux Hébreux (Deutéronome 20) : épargner les femmes
et les enfants. Et l’empereur Théodose a été rabroué
par saint Ambroise, parce que quand il a voulu punir les Thessaloniciens,
il les a tous fait tuer sans faire aucune distinction entre les personnes,
comme Theodoret le rapporte (livre 5, chapitres 17 et 18 de son histoire).
Parce que Moïse a parfois ordonné que soient mis à mort même les femmes
et les enfants, comme il appert dans le Deutéronome (2, et 3), et ailleurs,
il ne faut pas en conclure que cela est permis à nos soldats. Car,
par une révélation de Dieu, il savait que le voulait ainsi celui à qui
personne ne peut dire : pourquoi fais-tu cela.
CHAPITRE 16
Il est permis aux chrétiens de faire
la guerre aux Turcs
On aurait facilement pu omettre ce développement
sur la guerre aux Turcs si Luther, parmi ses nombreux paradoxes, ne s’était
pas évertué à soutenir qu’il n’est pas permis aux chrétiens de
faire la guerre aux Turcs, comme on le voit à l’article 34 de la bulle
du pape Léon X. Theodore Bibliander (chronologie, table 13) semble
être du même avis : « Urbain, ou plutôt un très méchant tribun, poussé
par le mauvais esprit qui se réjouit des homicides, a lancé la guerre
pour la récupération de la Judée. » Il est à noter que Luther
ne nie pas que la guerre contre les Turcs soit licite, même s’ il pense
que toute guerre en soi est illicite. Car, au cours du même article,
il persuade les princes de faire la guerre au pape, qu’il dit être plus
turc que tous les turcs. Il ne parle pas ainsi parce qu’il estimerait
que les chrétiens n’ont pas une juste cause, car il est évident pour
tous que c’est sans aucun droit que les Turcs occupent
les royaumes des chrétiens, et veulent constamment en occuper d’autres.
Il est évident aussi que le Turc désire éteindre toute religion,
et fait tous les efforts en son pouvoir pour que les chrétiens deviennent
mahométans.
Nous le démontrent aussi les anciens
pontifes comme Urbain 11, Pascal, 11, Eugène 111, et beaucoup d’autres,
ainsi que des conciles généraux, comme celui du Latran, de Lyon, de Vienne,
et d’autres qui ont déclaré la guerre aux mahométans.
Saint Bernard et d’autres saints prédicateurs ont poussé les chrétiens
par leurs prédications enflammées, à se mettre sur le sentier de la
guerre, et ont confirmé leurs paroles par des miracles, comme saint Bernard
l’indique modestement lui-même dans son livre sur la considération.
Luther ne nie rien de tout cela. Mais il évoque trois autres raisons
qui le font penser qu’il ne faut pas faire la guerre aux Turcs.
La première. Il semble que la volonté
de Dieu ait prescrit que nous soyons punis par les Turcs, comme par un
fouet. Or, il ne nous est pas permis de résister à la volonté
de Dieu. Il prouve cette assertion dans son article 4, par
le recours à l’expérience, qui démontre clairement que nous
n’avons, jusqu’ici, tiré aucun profit des pénitences
infligées par les Turcs. Mais cette première raison ne vaut pas
grand-chose. Car, même si c’est la volonté de Dieu que nous soyons
punis par les Turcs, ce n’est pas la volonté de Dieu que nous ne résistions
pas aux Turcs. Elle veut plutôt que nous leur résistions.
Car Dieu ne permet pas que les Turcs se déchaînent sur nous pour
nous exterminer, mais pour que nous nous convertissions. Or,
nous sommes amenés à la conversion quand nous résistons aux assauts
des Turcs, quand nous peinons pour résister, et quand, en peinant, nous
reconnaissons notre propre faiblesse, et quand, par la suite nous revenons
à Dieu de tout notre cœur, et nous implorons son aide.
De plus la guerre des Turcs est pour nous un fléau, comme la peste, la
famine, l’hérésie, les péchés. Personne n’est, pourtant,
assez dépourvu d’entendement pour penser qu’il ne faut
pas chercher des médicaments contre la peste, qu’il ne faut pas
cultiver la terre, ni résister à l’hérésie.
Il n’est pas vrai, non plus, ce que
Luther dit, que l’expérience enseigne que nous n’avons remporté aucun
avantage dans la guerre contre les Turcs. Car, pour omettre un grand
nombre de victoires remportées sur les Turcs, il est certain que quand
la guerre a été portée sur le territoire de la terre promise, Jérusalem,
par un succès remarquable, fut récupérée par les nôtres, où régnèrent
des chrétiens pendant 88 ans, et récupérèrent aussi d’autres villes.
Et cela jusqu’à ce que s’élèvent entre les princes chrétiens des
rivalités, comme cela se passe maintenant. Car les Turcs remportent
plus de victoires à cause de la discorde des nôtres, qu’à cause de
leur supériorité militaire.
Et Luther fut une des causes principales
de cette discorde. C’est ce que Jean Cochlaeus raconte dans ses
actes de Luther, en l’an 1526. La Hongrie périt, parce que, au
lieu de penser à ce que demandait le bien commun, les Allemands
appelés en renfort par le roi De Hongrie préférèrent obéir à celui
qui prêchait alors contre la guerre des Turcs. La guerre a au moins
ceci de bon qu’elle empêche les Turcs de nuire autant qu’ils le voudraient.
Et si jusqu’à présent nous ne leur avions pas résisté, ils auraient
déjà tout conquis.
La deuxième cause. La tribulation et
la persécution sont plus utiles pour l’église que la victoire et la
tranquillité. Voilà pourquoi, dans son sermon sur le mariage, il
reproche à l’église sa coutume de prier pour la paix et la tranquillité,
plutôt que de demander des tribulations. Nous répondons que la
tribulation et la persécution sont certes utiles, mais qu’elles sont
périlleuses; qu’il ne faut pas les demander, mais les tolérer, quand
on ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi Jésus nous ordonne
de dire dans le notre père (Matth 6) : « et ne nous induisez pas en tentation.
» Et, dans 1 Timothée 2, l’apôtre ordonne de prier pour les
rois, pour que nous puissions mener une vie paisible et tranquille.
Il ne faut donc pas les demander, mais les tolérer quand on ne peut pas
faire autrement. Et saint Augustin (livre 10, chapitre 29 des confessions)
dit : « Les misères doivent être tolérées, non aimées, ni désirées,
ni demandées. »
La troisième cause est celle qui semble
être la principale : la haine du pape. Luther poursuivait le pape d’une
telle haine qu’il désirait voir les Turcs occuper tous les royaumes
de la chrétienté, pour que, de cette façon, soit éteint le nom du pape.
Que cela ait été son désir, nous ne faisons pas que le supposer, mais
nous le tirons de ses propres paroles. Car dans son livre à la noblesse
germanique, (chapitre 25), il écrit : « Il n’y a jamais eu de meilleur
régime que celui des Turcs, eux qui sont gouvernés par les lois de l’Alcoran.
Ils n’ont rien, chez eux, qui soit plus honteux que chez les chrétiens,
qui sont régis par le droit canonique et le droit civil. »
Et, dans l’article 34, il dit que le pape et les évêques sont pires
et plus jouisseurs que les Turcs; et qu’il est faux de se battre
« pour les pires turcs contre les meilleurs turcs. » Et, dans une
certaine épitre, il dit contre deux commandements impériaux : «
Je prie tous les pieux chrétiens de ne les suivre en aucune manière,
ni de rejoindre l’armée, ni de donner quoi que ce soit contre les turcs,
alors que la Turquie est dix fois plus prudente, plus honnête que ne le
sont nos princes. » Par ces paroles, que disait-il d’autre qu’il
fallait aider les Turcs contre les chrétiens ?
Mais cette position contient une telle
absurdité et une telle impiété que Luther lui-même, sans avoir pourtant
rien perdu de son ardeur belliqueuse, a écrit plus tard exactement le
contraire. Car, voici ce qu’il écrit dans son livre sur la visite
de Saxe : « Quelques prédicateurs téméraires crient haut et fort qu’il
ne faut pas résister aux Turcs. C’est un discours séditieux qu’on
ne doit ni tenir ni tolérer. Les puissances sont donc tenues de
résister aux Turcs, eux qui non seulement désirent saccager les provinces,
violer et tuer les femmes et les enfants, mais aussi abroger et enlever
les droits des provinces, le culte de Dieu et tout bon ordre dans la société.
C’est pour ces choses surtout que les princes doivent se battre.
» Et, au même endroit : « Il serait plus tolérable à un homme bon
de voir la mort de ses fils que des les voir entichés des mœurs des Turcs.
Car, en Turquie, ils ne connaissent ni ne cherchent à connaître rien
en fait d’honnêteté. »
CHAPITRE 17
Il n’appartient pas à un magistrat
de porter un jugement sur la religion.
La cinquième question porte sur le rôle
du magistrat politique dans une cause religieuse. Il y a trois erreurs
à ce sujet. La première. Ceux qui attribuent trop de
choses aux magistrats, comme Brentius (dans les prolégomènes), Philippe
(dans les lieux, chapitre sur la magistrature), et d’autres qui veulent
que les rois ne soient pas seulement des gardiens et des défenseurs de
la religion, mais aussi des juges et des magistrats. Car, ils disent
que c’est à eux, en tant que membres principaux de l’Église, qu’il
appartient de juger les controverses de la foi, de présider les conciles
généraux, de constituer des ministres et des pasteurs, et d’autres
choses semblables.
Contre cette erreur nous avons beaucoup
disserté dans les controverses sur le souverain pontife et
les conciles, où nous avons montré que les rois tenaient le premier rang
parmi les chrétiens, en tant qu’hommes chrétiens, c’est-à-dire
en tant que citoyens d’une cité terrestre, non en tant que citoyens
des saints et domestiques de Dieu, ou en tant que membres de l’Église.
Car le premier rang ce sont les évêques qui le détiennent, et principalement
le souverain pontife. Le deuxième, ce sont les prêtres qui le tiennent,
et le troisième les diacres et les autres ministres ecclésiastiques.
Le dernier est occupé par les laïcs, parmi lesquels figurent aussi
les princes et les rois.
Voilà pourquoi saint Jean Chrysostome
(homélie 83 sur Matthieu) dit, en parlant aux évêques : « Si un chef
quelconque, si un consul, si celui qui est orné d’un diadème, s’avance
indignement, repousse-le, et retiens-le, car, tu as, toi, une plus grande
puissance que lui. » Et le pape Gélase (dans son épitre à l’empereur
Anastase) : « Tu sais, dit-il, fils très clément, qu’il t’est permis
de présider au genre humain dans tout ce qui se rapporte aux choses terrestres,
mais, comme un vrai dévot, courbe ton front devant ceux qui président
aux choses divines, et attends d’eux les moyens de ton salut, en recevant
les sacrements divins, dans les dispositions requises. Reconnais
que tu dois te soumettre à l’ordre de la religion, plutôt que d’y
présider. Sache donc que pour ces choses tu dépends de leur jugement,
et qu’eux ne doivent pas être régis par ta volonté. » De plus,
c’est à Pierre et aux évêques que le Christ a remis le gouvernement
de l’Église, non à Tibère et à ses préfets; et pendant
300 ans, c’est sans princes chrétiens, à l’exception de Philippe,
que l’Église a été gouvernée par les seuls évêques et prêtres.
Voir le reste dans les lieux cités.
CHAPITRE 18
La défense de la religion appartient au magistrat
La seconde erreur est celle de ceux qui,
à l’opposé, enseignent que les rois doivent s’occuper de l’état
et de la paix publique; doivent n’intervenir en rien dans
la religion, mais permettre à chacun de penser et de vivre comme
il le veut, pourvu qu’ils ne troublent pas la paix publique. Furent
partisans de cette erreur les païens qui approuvaient toutes les religions,
et admettaient toutes les sectes des philosophes, comme saint Augustin
le dit (livre 18, chapitre 51 de la cité de Dieu). C’est ce qui
a fait dire à saint Léon le grand (sermon sur les apôtres Pierre et
Paul) : « Cette cité, ignorant l’auteur de son origine, au moment où
elle dominait presque toutes les nations, approuvait les erreurs de toutes
les nations, et pensait avoir établi une grande religion, parce qu’elle
ne rejetait aucune fausseté. » Et Themistius le philosophe, comme
le rapporte Socrate (livre 4, chapitre 27 de son histoire),
s’efforçait de persuader l’empereur Valentin que la variété des
sectes était agréable à Dieu, parce qu’on le prie de manières différentes,
puisqu’il est difficile de savoir quelle est la meilleure. De même
l’hérésiarque du nom de rhéteur, chez Augustin, dans son livre
sur les hérésies (chapitre 72) enseignait que « toutes les sectes
étaient vraies ».
Quelques siècles après, les Allemands
ont demandé et obtenu cette liberté, en l’an 1526, quand les
princes de l’empire de Spire se sont réunis. Et on rapporte qu’on
demande maintenant la même chose dans les Flandres. Ils ont quatre
arguments principaux à présenter. Le premier, la foi doit
être libre. Le deuxième. Elle est un don de Dieu. Le troisième.
L’expérience montre qu’on n’obtient rien en forçant quelqu’un.
Le quatrième. Les chrétiens ont toujours toléré les Juifs, alors
qu’ils sont des ennemis du Christ. Mais cette erreur
est très pernicieuse, et les princes chrétiens sont tenus de ne pas permettre
à leurs sujets cette liberté de croyance, mais de faire tous leurs
efforts pour que soit conservée la foi que les évêques catholiques,
et surtout le pape, enseignent devoir être tenue.
On le prouve d’abord par l’Écriture.
Proverbe 20 : « Un roi qui s’assoie sur la chaise du juge dissipe tout
mal par son regard. » De même : « Le roi sage dissipe les impies.
» On ne peut nier que le mot impies signifie ici hérétiques.
De même, dans le psaume 2 : « Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous,
vous qui jugez la terre, et servez le Seigneur dans la crainte. »
Saint Augustin (épitre 50) : « Le roi sert Dieu autrement en tant qu’homme
qu’en tant que roi. En tant qu’homme, il le sert en vivant dans
la fidélité à Dieu; en tant que roi, il le sert en prescrivant des lois
saintes, en prohibant les contraires, et en les sanctionnant avec
la vigueur qui convient. Comme le roi Ezéchias le servit, en détruisant
les haut-lieux et les temples des idoles. Comme le servit le roi
Josias en faisant la même chose. Comme le servit le roi des Ninivites,
en forçant toute la cité à apaiser le Seigneur. Comme l’a servi
Darius, en donnant à Daniel le pouvoir de détruire l’idole. Comme
a servi Nabuchodonosor en interdisant, par une loi terrible, à tous les
habitants de son royaume, de blasphémer Dieu. Qui, étant sobre
d’esprit, dira aux rois : ne vous souciez pas de savoir par qui
est soutenue ou combattue l’Église de votre Seigneur ? Ça ne
vous regarde pas de savoir quels sont ceux qui, dans votre royaume,
veulent être religieux ou sacrilèges. Car, on ne peut pas leur
dire non plus : Il ne vous appartient pas de savoir qui, dans votre royaume
veut être pudique ou impudique »
De plus, dans le nouveau testament, (apocalypse
2), on reproche à l’ange de Pergame d’avoir avec lui des gens qui
soutiennent la doctrine des Nicolaïtes, et à l’ange de Thyatyre d’avoir
permis à Jézabel de séduire son peuple. On déduit de ces textes
qu’est nuisible un mélange d’hérétiques et de catholiques.
A Romains 16, on ordonne aux chrétiens de s’éloigner des hérétiques.
Galates 5 : « Puissent-ils être coupés! » Tite 1 : « Insiste fortement
pour qu’ils soient saints dans la foi ! » On peut donc conclure
de tous ces textes que les rois, qui sont les nourriciers de l’Église,
(Isaïe 49) ne doivent pas permettre cet amalgame.
On prouve, en deuxième lieu, par les
témoignages des pontifes et des empereurs. Saint Léon le grand
(épitre 75 à l’empereur Léon) écrit : « Tu dois, empereur, te rappeler
sans cesse que le pouvoir royal t’ a été confié non seulement pour
gouverner le monde, mais surtout pour apporter de l’aide à l’Église,
pour que, en réprimant les audaces néfastes, tu défendes ce qui a été
bien statué, et rétablisses ce qui a été renversé. » Le pape
Anastase 11 (dans sa lettre à l’empereur Anastase) écrit : « Voilà
ce que je suggère surtout à ta sérénité. Puisque les errements
des Alexandrins sont parvenus à tes pieuses oreilles, puisses-tu, par
ton autorité, ta sagesse et tes mandements divins, les faire retourner
à la foi catholique et véritable. » On trouve des choses semblables
dans les écrits du pape Grégoire (livre 9, épitre 60 au roi d’Angleterre,
et livre 11, épitre 44 à l’empereur Léonce, de du pape Agathon, dans
sa lettre à Constantin 1V.
De plus, les pieux empereurs furent du
même avis. Théodose a, au sujet de la sainte trinité et
de la foi catholique, enlevé radicalement à tous les peuples la
liberté de croire, que certains princes avaient accordée, et a ordonné
à tous de croire de la façon dont le pontife romain enseigne qu’on
doit croire. Dans son oraison funèbre, saint Ambroise loue Valentinien
junior pour avoir fermement résisté à ceux qui voulaient rétablir l’antique
liberté religieuse, pour qu’il soit de nouveau possible d’offrir des
sacrifices aux dieux. Semblablement, Martien (au même C. L Nemo)
interdit sévèrement à quiconque d’oser remettre en discussion ce qui
a été défini par les conciles des évêques. Constantin le grand,
au commencement de son règne, accorda la liberté de religion à
tous, comme il appert de l’histoire d’Eusèbe (livre 10, chapitre 5),
mais, plus tard, il ordonna de fermer les temples des idoles, comme Optatus
le rapporte (livre 2, contre Parmenius. Ce que ces fils Constant
et Constantin ont imité, comme le rapportent saint Augustin (dans
son épitre 166, et Ruffin, livre 10, chapitre 5). Et Constantin
a menacé de l’exil tous ceux qui n’acquiesceraient pas aux définitions
du concile du Nicée.
On en trouve trois qui ont accordé la
liberté de croire. Jovien, qui a été sévèrement
averti par le concile d’Antioche de ne pas mêler les catholiques avec
les hérétiques, comme le rapporte Socrate (livre 3, chapitre 21.)
L’empereur arien Valens accorda la liberté de religion à tous les hérétiques
et à tous les païens, comme l’écrit Theodoret (livre 4, chapitre 22
de son histoire). Ensuite, Julien l’apostat, qui a permis
la liberté religieuse dans le but de détruire le christianisme.
Car, voici ce que dit saint Augustin (épitre 166, ou 165) : « Julien,
déserteur et ennemi du Christ, accorda aux hérétiques la liberté
de perdition, et rendit les basiliques aux hérétiques, et les temples
aux démons, croyant, dans son envie de l’unité de l’église dont
il s’était sorti, qu’il pourrait proscrire le nom chrétien
de la terre, s’il accordait la pleine liberté aux dissensions
sacrilèges. »
On prouve la même chose, en troisième
lieu, par des raisons. La première. Les pouvoirs
temporel et spirituel de l’Église ne sont pas des choses séparées
les unes des autres, comme le sont, par exemple, deux royaumes politiques,
mais deux choses annexées l’une à l’autre, de façon à ne faire
qu’un seul corps. Ils sont plutôt unis ensemble comme le corps
et l’âme dans un seul homme, le pouvoir spirituel étant comme
une âme et le temporel comme un corps. C’est du moins de ce qu’enseigne
saint Grégoire de Naziance dans son discours au peuple troublé
par la peur. Le pouvoir temporel doit donc servir le pouvoir spirituel,
le protéger le défendre contre les ennemis, et, comme le dit saint
Grégoire (livre 2, épitre 61), « familiariser le terrestre avec le spirituel
». Or, cette liberté est mortelle à l’église, car le lien de l’Église
est la confession d’une seule foi, (Éphésiens 4, une seule foi),
et la dissension dans la foi est la dissolution de l’Église. Les
princes ne doivent donc, en aucune façon, permettre cette sorte de liberté,
s’ils veulent accomplir leur devoir.
Deuxièmement. Quand, chez les Juifs,
la vraie religion florissait, les rois ne pouvaient pas permettre la liberté
de religion. Les rois chrétiens, à bien plus forte raison, ne peuvent
pas, non plus, la permettre. Car l’église ne doit pas
être moins ordonnée que la synagogue. On prouve l’antécédent
par un texte du Deutéronome 17, où on ordonne de tuer, par sentence
d’un juge, ceux qui n’obéissent pas au prêtre. Et, au
chapitre 18, les pseudos prophètes doivent être exterminés de la même
manière. La même chose est mise en évidence par les exemples que
présentent saint Augustin dans ses épitres sur Ézéchias, Josaphat,
Josias, et les autres rois pieux, qui détruisirent les haut-lieux et les
temples d’idoles, et punirent sévèrement les idolâtres, et obligèrent
le peuple à suivre le culte du vrai Dieu. Qu’un peu avant les
temps chrétiens aient été permises diverses hérésies, comme celles
Saducéens qui niaient la résurrection, il ne faut pas s’en étonner
outre mesure, car la synagogue approchait alors à sa fin, et n’avait
plus de vrai roi juif, qui veillerait sur elle, mais un Iduméen,
Hérode. Les pontifes n’y pouvaient rien.
Troisièmement. La liberté de croire
est pernicieuse même pour un bon règne temporel, ou pour la paix publique,
comme nous le montre d’abord saint Grégoire (livre 4, épitre
32) où il dit que la tranquillité de la république civile
dépend de la paix de l’Église. Par la raison. Car
là où sont conservées la foi et l’obéissance à Dieu, là aussi
sont conservées la foi dans le prince et l’obéissance qui
lui est due. Car la foi elle-même enseigne et exige cela. Inversement,
les dissensions dans la foi enfantent les dissensions dans les âmes et
dans les volontés. Car, tout royaume divisé contre lui-même périra.
Notre époque le prouve surabondamment, et les preuves seraient superflues.
Quatrièmement. La liberté
de croire est pernicieuse à ceux-là mêmes auxquels elle est concédée.
Car, la liberté de croire n’est rien d’autre que la liberté d’errer,
et d’errer dans la chose la plus périlleuse de toutes. Car
la vraie foi ne peut être qu’une. Donc, la liberté de s’éloigner
de cette foi est la liberté de ruer dans les brancards de l’erreur.
Il n’est pas permis aux brebis la liberté de vagabonder sans guides
dans les montages, ni à un bateau de naviguer sans gouvernail, ou
quand souffle n’importe lequel vent. De la même façon, la liberté
de croire n’est pas concédée aux peuples, après qu’ils aient
adhéré à l’unique vraie foi. On répondra aux arguments dans
la question suivante.
CHAPITRE 19
On ne peut pas réconcilier les catholiques
avec les hérétiques
La troisième erreur est celle de Georges
Cassandre, dans son livre sur le devoir d’un homme pieux, où il enseigne
que les princes devraient trouver le moyen d’établir la paix entre les
catholiques, les luthériens, et les calvinistes. Mais, entre temps,
jusqu’à ce qu’ils le trouvent ce moyen, ils doivent permettre à chacun
sa propre foi, pourvu que tous acceptent l’Écriture et le symbole des
apôtres. Car, ainsi, tous sont de vrais membres de l’Église,
même s’ils diffèrent d’opinion dans les dogmes particuliers.
Les pacifistes du passé enseignèrent la même chose, comme l’empereur
Zénon. Voir à ce sujet Évagre (livre 3, chapitres 14 et 30.)
De même Appelles, qui, d’après Eusèbe (livre 5, chapitre 13)
enseignait qu’il ne fallait pas discuter des mystères de la foi, et
qu’il suffisait de croire dans le crucifié. Ce qui est une
erreur manifeste, et c’est contre elle que, parmi les docteurs catholiques,
a écrit Jean de Louvain, contre l’hérésiarque Jean Calvin.
On peut facilement réfuter cette proposition.
Car, tout d’abord, il est impossible de réconcilier de cette façon
les catholiques, les luthériens et les calvinistes, car, nous
n’entendons pas le symbole lui-même de la même façon. Par exemple,
l’article : « il est descendu aux enfers » est interprété de différentes
façons. Nous croyons, nous, que l’âme du Christ, séparée
de son corps, est descendue, selon sa substance, dans les limbes
des pères. Les hérétiques, eux, veulent que descendre dans les
enfers ne signifie rien d’autre qu’être enseveli. D’autres
enseignent qu’il a souffert les tourments de l’enfer. De même
l’article : « je crois dans la sainte église », est compris de différentes
façons. Ainsi que la communion des saints. Car, il y a des
controverses pour chacun des sacrements. Nous interprétons aussi
très différemment la rémission des péchés. Mais Cassandre insiste.
Il suffit que nous reconnaissions tous que le symbole est vrai, et que
nous le recevions tous.
Arguments contraires.
Le premier. Le symbole est un, et la foi ne réside pas dans les
mots, mais dans le sens. Nous n’avons donc pas le même symbole
si nous lui donnons différents sens. De plus, si les mots du symbole
suffisaient, aucun hérétique n’aurait été justement condamné.
Car, les ariens, les novatiens, les nestoriens, recevaient presque toutes
les paroles du symbole, mais ils ont été rejetés par l’Église
parce qu’ils leur donnaient un différent sens.
Le deuxième. Le fondement de Cassandre
est faux, car les luthériens, et les calvinistes, ne peuvent pas
porter le nom de vrais membres de l’église, même s’ils entendaient
le symbole dans le même sens que nous. Car, en plus de la foi, sont
requises à la pleine participation de membres, la soumission à
l’autorité légitime de l’Église établie par le Christ, et la communication
avec les autres membres. L’église, en effet, est un seul corps visible
dont ne peut pas être dit membre celui qui est séparé de la tête et
du corps. Aerius entendait, certes, le symbole dans le même sens
que les catholiques, mais parce qu’il n’a pas voulu se soumettre à
l’évêque et communiquer avec les autres membres, il est rangé parmi
les hérétiques dans les catalogues d’Épiphane et d’Augustin.
Et saint Cyprien (livre 4, épitre 2) dit que Novatien est en dehors de
l’Église, parce qu’il ne voulait pas se soumettre au pontife Corneille,
même s’il n’avait introduit aucune hérésie.
Troisièmement. Cassandre parle
comme si, entre les luthériens, les calvinistes et les catholiques, les
dissensions ne portaient que sur des cérémonies ou des rites humains.
Or, il y a plusieurs dogmes d’une grande importance qui nous séparent,
dont on ne voit pas la trace dans le symbole, et à cause desquels aucune
paix ne peut être espérée entre catholiques et luthériens. Car,
par exemple, nous disons, nous, que la messe est un culte très divin rendu
à Dieu. Ils disent eux, que c’est une horrible idolâtrie.
De même, c’est un signe de piété pour nous d’honorer les saints;
c’en est un, pour eux, d’impiété, etc.
Quatrièmement. Les saints pères
nous ont enseigné de conserver inviolés non seulement le symbole de la
foi, mais aussi tous les dogmes de foi, même les plus minimes, et de ne
jamais accepter qu’ils soient modifiés pour accommoder les hérétiques.
Saint Paul dit aux Galates que, jusqu’à maintenant, il n’a jamais
voulu céder aux faux frères. Autrefois les ariens demandaient aux catholiques
de laisser tomber un mot qui ne se trouvait ni dans l’Écriture,
ni dans le symbole, ou de changer une seule lettre, à savoir de dire omoiousios
au lieu de omoousios; et que s’ils le faisaient, ils procureraient
la paix. Les catholiques ne le voulurent pas, et les empereurs jugèrent
qu’il était néfaste de changer quelque chose dans ce qui avait déjà
été défini; et que, si quelques-unes de leurs sanctions avaient été
allégées, ce n’était pas dans l’espérance d’une paix future,
car il ne peut pas y avoir de paix chez ceux qui ne connaissent pas les
droits de la paix. Voir Theodoret (livre 2, chapitre 17 et
19, ou tripar livre 5, chapitres 21, et 33). Et c’est dans le concile
d’Arménie que la vérité de cette assertion apparut clairement.
Car, quand les catholiques les moins futés furent trompés par les ariens,
et décrétèrent de rejeter le mot omoousios, les ariens se mirent partout
à crier victoire. Et non contents d’avoir enlevé consubstantiel
(omoousios), et de l’avoir remplacé par semblable en substance
(omoiousios), ils finirent pas adopter le mot aterousios, différent en
substance, comme le rapporte Theodoret (livre 2, chapitre 21 de son histoire).
Voici ce que répondit saint Basile au
préfet de l’empereur Valentin qui lui demandait de céder au temps,
et de ne pas souffrir que soient affligées tant d’églises à cause
d’une petite subtilité dogmatique : « Ceux qui sont nourris par les
paroles divines ne peuvent supporter la corruption de la moindre syllabe
des dogmes divins, et sont prêts, au cas échéant, à embrasser
toutes les sortes de mort. » Voir Theodoret (livre 4, chapitrer
17 de son histoire). C’est de la même constance que furent dotés
Eustathius et Sylvanus qui, lorsque l’empereur les menaçait de l’exil
s’ils ne rejetaient pas le mot omoousios, répondirent : « Tu
as le pouvoir de punir, mais nous n’avons pas, nous, celui de détruire
les statuts des pères » Voir l’histoire tripar, livre 5, chapitre
24.
Ensuite, le pape Gélase dans l’épitre
à Euphémianus, à un hérétique qui lui demandait de faire des concessions,
c’est-à-dire de l’exempter de certains points de doctrine catholique,
le pape s’est finement moqué de cette demande : « Quand tu
dis que nous devons être condescendant, est-ce parce que vous montrez
que vous êtes prêts à descendre ou que vous l’avez déjà fait
? D’où descendez-vous, et où descendes-vous ? Je vous le demande.
D’un lieu supérieur à des gens placés en bas ? Mais c’est de la
communion catholique et apostolique à l’hérésie et à la damnation,
que vous êtes tombés. Vous le savez, et vous ne le niez pas.
Mais croyant demeurer dans un siège supérieur, vous condescendez
à nous inviter à aller de bas en haut. Notre condescendance envers
vous consiste à vous demander de monter de l’hérésie à la foi.
»
Cinquièmement. On ne peut pas être libre
de croire dans un dogme quelconque, car c’est pour la même raison qu’on
doit être libre de croire dans tous les dogmes, ainsi que
dans ceux qui sont contenus dans le symbole des apôtres. Car
une est la règle de la foi indubitable, et, dans tout ce qu’on croit,
certaine est la parole de Dieu expliquée par l’Église. Si donc
je crois à l’église qui me transmet le symbole des apôtres, que je
ne sais être des apôtres que parce que l’Église me le certifie, pour
la même raison, je devrai croire dans l’invocation des saints, parce
que l’église me le dit. Or, si je ne peux pas croire cela, je
pourrai, pour la même raison, croire que le symbole des apôtres n’est
pas des apôtres.
Sixièmement. Cette opinion de Cassandre
est nouvelle, et il est le premier à l’avoir inventée, comme lui-même
le confesse. Elle doit donc être suspecte. Car, comme l’enseigne
bellement Vincent de Lérins dans son opuscule contre les nouveautés profanes,
le nouveau ne peut pas ne pas être suspect, car la vraie foi est unique
et très ancienne. Septièmement. Cette opinion ferait de la
vraie église une église occulte et invisible, remplie de ses seuls adulateurs
et simulateurs. Car, Cassandre dit qu’à la vraie église sont
requises deux choses : la foi dans le Christ, et la paix parmi les
hommes. Et il en déduit que les catholiques et les luthériens qui
se considèrent comme des ennemis ne font pas partie de l’Église, mais
ceux-là seuls qui sont en paix avec tous.
Donc ne peuvent être membres de
l’Église que des chrétiens occultes, et ceux qui avec les catholiques
se disent ennemis des luthériens, ou avec les luthériens ennemis
des catholiques. Car, les catholiques ne souffrent pas dans leur
sein ceux qui favorisent les luthériens. Parmi les luthériens,
même si, dans leurs provinces, ils permettent toutes les sectes, cependant,
aucune secte ne supporte son sein les amis des autres sectes, comme la
chose est bien connue. Donc, ces hommes pieux et pacifiques sont
donc nécessairement fictifs et dissimulés, professant quelque chose avec
leur bouche, et cachant une autre chose dans leurs cœurs. Ils sont
semblables à Hérode qui était païen avec les païens, Juif avec les
Juifs. Car, il construisit un temple à César, et un autre au vrai
Dieu, comme Joseph le rapporte (livre 15, chapitre 13 et 14 des antiquités.
Ajoutons, ce qu’admet Cassandre,
que ses collègues sont peu nombreux et occultes. Mais cela
nous montre qu’ils ne peuvent pas constituer l’Église, car elle est
manifeste et visible, puisque, par le Seigneur en Matthieu (5) elle est
comparée à une ville située sur le sommet d’une montagne. De
plus, la vraie église ne peut pas exister sans pasteurs, (Éphésiens
4). Or, ces hommes occultes n’ont pas de pasteur, ni ne peuvent
en avoir, tant qu’ils demeurent occultes. Ils n’ont donc pas
d’église.
CHAPITRE 20
Il faut abolir les livres des hérétiques
Il reste, enfin, la question
de la peine des hérétiques que, après le jugement et la condamnation
de l’Église, les princes politiques peuvent et doivent infliger.
Commençons par leurs livres, et
montrons brièvement que c’est en toute justice qu’ils sont interdits
et brulés. On le prouve, cela, d’abord, par la coutume antique
et perpétuelle non seulement des chrétiens, mais aussi des païens.
Valère maxime rapporte (livre 1, chapitre 1) que quand on découvrit,
à Rome, des livres qui semblaient réduire la religion à rien, le préteur
de la ville, de par l’autorité du sénat, les brûla en présence de
tout le peuple. Marcus Tullius, Cicéron (livre 1, de la nature des dieux),
rapporte que Protagoras abderite, parce qu’il avait écrit des livres
nuisibles à la religion, fut, sur l’ordre des Athéniens, chassé de
la ville et de la campagne, et que ses livres ont été brûlés, pendant
que des orateurs les dénonçaient. Ensuite, au temps des apôtres,
saint Luc rapporte (actes 19) que, après que plusieurs aient été convertis
par les apôtres, des livres curieux et vains ont été apportés
et brûlés devant tous. Et Clément (au livre premier des constitutions
apostoliques), déclare que les apôtres avaient, au début, interdit
aux fidèles les livres des Gentils et des faux prophètes.
Eusèbe écrit aussi (livre 7, chapitre 6 de son histoire) que Denys, l’évêque
d’Alexandrie, qui vécut autour des années 250, fut blâmé par les
fidèles parce qu’il lisait les livres des hérétiques.
Dans les siècles qui suivirent,
le zèle des fidèles contre les livres des hérétiques ne fit que croître.
En effet, le concile de Nicée jugea que les livres d’Arius étaient
dignes du feu, comme Nicéphore l’atteste (livre 8, chapitre 18).
Et Constantin vit à faire exécuter ce décret en menaçant de la
peine capitale ceux qui cacheraient les livres d’Arius, comme le révèle
son épitre citée par Socrate (livre 1, chapitre 6) et par Nicéphore
(livre 8, chapitre 25.) Socrate écrit (livre 1, chapitre 21) que
Marcel d’Ancyre a été condamné parce qu’il n’avait pas voulu brûler
ses livres pour les purger de leurs erreurs. Car on ne recevait pas
à la pénitence les hérétiques avant qu’ils aient brûlé leurs livres.
À peu près à la même époque,
Épiphane, au synode convoqué à Chypre, voulut que les livres d’Origène
soient lus, comme le rapporte Socrate (livre 6, chapitre 9 de son histoire).
Le synode permit aux seuls évêques de lire les livres des hérétiques,
quand la chose s’avèrera nécessaire. Peu de temps après, quand
l’hérésie de Nestorius fut condamnée au concile d’Éphèse, et ses
livres interdits, l’empereur Theodose ordonna de les brûler, comme Liberatus
le rapporte (au chapitre 10 de son bréviaire). Nous a d’ailleurs été
conservée cette loi de Theodose condamnant les hérétiques.
Environ au même temps, apparut la loi d’Honorius et de Theodose
qui obligeait de brûler en présence des évêques, tous les livres
des astrologues dans lesquels se trouvait quelque chose de contraire à
la religion catholique. Pour une raison semblable, le concile de
Chalcédoine a condamné les livres d’Eutychès, et les empereurs Valentinien
et Martien les ont prohibés par une loi sévère. Ces livres personne
ne devait les livre ou oser les conserver; et on devait les rechercher
diligemment pour qu’ils soient tous brûlés, comme nous le montre le
concile de Chalcédoine (actes, 3) et la loi qui a été conservée (L,
quicumque, versets nulli, et omnes, canon sur les hérétiques),
À la même époque, saint Léon
(épitre 91, à Turbius, chapitres 15 et 16), a interdit la lecture des
livres de certains hérétiques. Il ajouta que seraient considérés
comme hérétiques les évêques qui permettraient que les hérétiques
logent dans les maisons des fidèles. Un peu après, le pape Gélase,
dans un concile de 70 évêques, proposa (dist 15, canon sancta roma)
un index des hérétiques, dont les livres ne doivent pas être lus par
les fidèles. Un peu après, au 5ième, fut condamné
le synode d’Anthyme, ainsi que ses livres. Et l’empereur
Justinien imposa une grave peine, rien de moins que l’amputation des
mains, pour ceux qui copient ces livres, et il ordonna que ces livres soient
brulés partout. Nous avons encore cette constitution (synode 5 acte
1, et dans les novellis, constitution 42.)
Le bienheureux Grégoire (livre
14, chapitre 1 des Morales) rapporte que c’est sur l’ordre de
l’empereur Tibère, que le livre d’Euthychès a été brulé,
après que Grégoire ait convaincu son auteur d’hérésie.
Et au synode 7 (acte 5), sont interdits et brûlés les livres des hérétiques;
et le canon 9 excommunie ceux qui lisent les livres des hérétiques.
Le concile de Constance, dans sa huitième session, confirme le décret
du concile romain qui interdisait la lecture des livres de Jean Wiclef.
Et le concile ordonna de composer un index des livres hérétiques, pour
que tous connaissent les livres qu’on doit fuir et bruler. Il s’ensuit
que la coutume de l’Église a toujours été semblable.
C’est un fait, il ne nous reste
aucun des livres des anciens hérétiques. Comment donc ont
pu s’évanouir tant de volumes de Valentin, de Marcion, d’Arius, d’Eunome,
de Nestorius, de Pélage, et les autres que les saints pères ont réfutés
? N’est-ce pas là un nouvel argument en notre faveur ?
On le prouve par une deuxième raison.
Les colloques des hérétiques sont très pernicieux, et doivent
donc être évités avec soin. Les livres sont donc encore plus nuisibles
et contagieux et doivent être évités. Saint Paul (Romains, 16)
: « Je vous prie de bien observer ceux qui font des dissensions et qui
donnent de fausses interprétations à la doctrine que vous avez
apprise. Car, par des douces paroles et des bénédictions, ils séduisent
les cœurs des innocents. » 2 Timothée 3 : « Évite-les. » Tite
3 : « Évite l’hérétique. » Épitre de saint Jean : « Si quelqu’un
vient vous voir sans présenter cette doctrine, ne le recevez pas dans
votre maison, et ne le saluez pas. » Saint Irénée (livre 3, chapitre
3) : « Les apôtres et leurs disciples avaient une telle peur qu’ils
ne disaient même pas un mot à ceux qui adultéraient la vérité. »
Saint Cyprien (livre 1, épitre 3 à Cornelius) : « Que nos frères bien-aimés
rejettent et évitent les paroles et les conversations de ceux dont le
discours infecte l’âme comme un cancer. » Et plus bas : «N’ayez
aucune relation avec ces gens-là, aucune familiarité, aucune conversation
! Nous sommes séparés d’eux dans la mesure même où ils
sont des transfuges. » Saint Athanase (dans la vie de saint Antoine)
: «Il n’a jamais fait cadeau de paroles amicales aux manichéens
ou aux autres hérétiques, car il dénonçait ces amitiés et ces relations
comme étant la perte de l’âme. Il détestait les ariens au point qu’il
leur défendait à tous de monter jusqu’ à lui. » Et, à l’heure
de sa mort, le même Antoine disait : « Évitez les venins des hérétiques
et des schismatiques, suivez ma haine envers eux. Et sachez tous
que je n’ai jamais eu une parole pacifique avec eux. »
Saint Augustin (épitre 62) : «
Nous vous avertissons et nous vous commandons de fuir l’hérétique,
de peur qu’il ne fasse tomber le faible et le petit, et que nous ne puissions
plus ensuite le ramener dans le droit chemin. » Saint Léon (sermon
18 sur la passion du Seigneur) : « Évitez les entretiens avec les vipères
d’hérétiques, car vous n’avez rien de commun avec eux, eux qui ne
sont chrétiens que de nom. »
S’il faut éviter avec tant de
soin les conversations avec les hérétiques, ne faut-il pas éviter
plus encore leurs livres ? Car, un discours écrit dans un
livre est bien mieux présenté, et est plus rempli d’artifices de toutes
sortes que les paroles utilisées dans une conversation. Il est,
en plus, toujours à la portée de la main. Les discours et les colloques
sont rares, et les paroles prononcées s’envolent vite. Mais les
paroles écrites dans un livre demeurent à perpétuité. Elles nous
sont toujours présentes. Elles voyagent avec nous, et s’assoient
avec nous dans la maison. Les livres se répandent facilement.
Quelqu’un peut, par un livre, parler à presque toute la terre en même
temps. Les livres pénètrent dans des villes et des maisons que
l’auteur n’a jamais vues, et où il n’aurait peut-être pas
la permission d’entrer.
L’expérience enseigne la même
chose. Car, de vive voix, Jean Wiclef a perverti peu de personnes.
Car, il n’enseigna qu’en Angleterre, et, en mourant, il ne laissa que
peu d’héritiers de son erreur. C’est par ses livres qu’il
a perverti toute la Tchéquie. Voir Cochlaeus dans son histoire des
Hussites.
Mais on nous fait plusieurs objections.
La première. Il y a beaucoup de bonnes choses dans les livres des hérétiques,
et il semble idiot, à cause de quelques mauvaises choses, de se priver
de beaucoup de bonnes choses. Et on le confirme en disant que, s’il
en était ainsi, beaucoup de livres de pères devraient être brulés.
Et aussi parce que l’Église tolère les livres des Gentils, des Juifs,
des Turcs, et des anciens hérétiques comme Origène, Tertullien, Eusèbe,
Pélage. Je réponds qu’il ne faut pas nier la vérité, mais que
ce n’est pas dans les livres des hérétiques qu’il faut la lire.
Car, là, elle n’est d’aucun profit, mais elle est très nuisible.
Saint Grégoire (livre 5, chapitre 11 des mémoires), écrit que c’est
le propre des hérétiques de mélanger le vrai avec le faux, et
le bien avec la mal. Car s’ils ne disaient que du faux et
du mal, ils seraient rejetés par tous. S’ils ne disaient que du
vrai et du bien, ils ne seraient pas hérétiques. Ils mêlent le
bien au mal pour autoriser le mal par le bien, et pour cacher le
mal par le bien. Voilà pourquoi le Christ et les apôtres ont interdit
aux démons de dire la vérité. Pour que les Juifs n’acquièrent
pas la vraie foi par eux, de peur que, par la suite, ils n’apprennent
d’eux des faussetés. Lue 4 : « Le Seigneur ne permettait pas
aux démons de dire : tu es le Christ, le Fils de Dieu. » Et actes
16, Paul a interdit au démon de dire : « Ces hommes sont les serviteurs
du Dieu très-haut, qui vous annoncent la voie du salut. »
De plus, il ne convient pas de recevoir
la vérité de ceux qui sont les ennemis de la vérité, les hérétiques.
Comme l’écrit Gellius (livre 18, chapitre 3 sur les Lacédémoniens)
: « Lors d’une réunion du conseil suprême de la république, un homme
érudit et docte, mais malhonnête et vicieux, énonça la meilleure sentence,
qui plut à tous, de sorte qu’il sembla pendant un certain temps qu’on
dût agir d’après son avis. Mais ne pouvant souffrir
que le meilleur conseil soit souillé par la turpitude de son auteur,
ils choisirent l’homme le plus vertueux, pour que, au consentement de
tous, ils proposent la même solution. Et cet avis fut changé en
décret, sans faire aucune mention du premier qui l’avait proposé.
À la première confirmation tirée
des écrits des pères, je réponds, d’abord, que les pères ne sont
pas des ennemis de l’Église, et que leurs erreurs ne sont pas des hérésies,
mais des défaillances humaines. De plus, les erreurs des pères
sont des erreurs éteintes et mortes, qui ne peuvent plus nuire à personne.
Car une erreur nuit quand elle est défendue avec acharnement. J’ajoute
que les erreurs des pères ne furent pas détectées de leur vivant, autrement,
eux, ou d’autres, en leurs noms, les auraient amendées; ou elles auraient
été rejetées par l’Église. Mais, c’est après leurs morts,
qu’on les a détectées et qu’elles ont été réprouvées par tous,
comme eux aussi les auraient réprouvées s’ils avaient été encore
en vie. Au sujet des erreurs des Gentils, je dis qu’on les
tolère parce qu’elles ne nuisent plus, puisqu’elles sont des erreurs
mortes. Car, il n’y a personne, aujourd’hui, qui ne rie des dogmes
des anciens. On n’a jamais, non plus, entendu dire que des chrétiens
aient été dépravés par les livres des anciens, qu’ils aient été
convertis au paganisme, comme à chaque jour on en voit devenir hérétiques.
Il est vrai que, au temps des apôtres, plusieurs combattaient les dogmes
des païens. Clément écrit même que les livres des Gentils ont
été interdits (livre 1, chapitre, constitutions ecclésiastiques.)
Et pour la même raison, ces livres ont été prohibés par le concile
de Carthage 4, (chapitre 15.)
Au sujet des livres des Juifs et
des Turcs, je réponds qu’ils sont d’une meilleure condition que ceux
des hérétiques. Car, ces gens-là sont ouvertement des ennemis
du christianisme, et ne trompent pas avec le nom chrétien comme le font
les hérétiques. Voilà pourquoi même les plus simples savent distinguer
les dogmes des Juifs et des musulmans des dogmes chrétiens. Mais
détecter des hérésies, seuls le peuvent des hommes très instruits.
Il faut dire aussi que les livres des Juifs et des Turcs sont prohibés
quand ils contiennent des blasphèmes contre le Christ, ou sont jugés
pernicieux pour les chrétiens, comme le Talmud des Juifs. Au sujet
d’Origène, de Tertullien, d’Eusèbe et de Pélage, je dis que leurs
livres sont permis parce que leurs hérésies sont éteintes, et qu’ils
ont de la valeur à cause de leur antiquité. Ajoutons, au
sujet de Pélage, que nous n’avons rien sous son nom. Mais, sous
le nom de Jérôme, combien de commentaires brefs sur chacune des épitres
de saint Paul n’avons-nous pas, ainsi que sur le symbole faussement attribué
à Damase. Et c’est dans une lettre à Démitriade (tome 4), que
nous trouvons d’autres hérésies de Pélage.
Deuxième argument.
Saint Paul (1 Thessal, 5) : « Ne méprisez pas les prophéties, éprouvez
tout. Ce qui est bon, gardez-le ». Voilà quel en est le sens
: « Si quelqu’une prédit des choses futures, ou interprète l’Écriture
par la parole ou par l’écrit, ne faites pas la sourde oreille.
Écoutez et lisez. Ce qui est conforme à la doctrine catholique,
gardez-le, le reste, rejetez-le. Je réponds que l’apôtre parle
des prophéties et des écrits quand on ne sait pas encore s’ils sont
bons ou mauvais. Il ne veut pas qu’on les rejette avant de les
avoir examinés. Mais, quand une chose a été soigneusement examinée,
et qu’il s’est avéré qu’elle est mauvaise, il veut qu’on la rejette
instantanément. Et tels sont tous les écrits qui sont prohibés
par nous. C’est-à-dire qu’ils ont été prohibés après avoir
été examinés et trouvés répréhensibles. Ensuite, même si l’apôtre
écrivait à toute l’église, il ne veut pas que tout soit fait par tous,
mais par ceux qui le peuvent, et à qui cela incombe en vertu de leur office.
Exemple. Quand on envoie à une université certains articles pour
être examinés, on ne les envoie pas à tous ceux qui sont dans
l’université, mais seulement aux maîtres. De la même façon, quand
l’apôtre ordonne d’examiner, en église, les prophéties et les interprétations
scripturaires, il est certain qu’il ne veut pas que cela soit fait par
les cordonniers et les cimentiers, mais par les évêques et leurs conseillers.
Ils tirent un argument des témoignages
des pères de l’Église suivants : Denys d’Alexandrie, Theophile d’Alexandrie,
saint Jérôme et Gélase. Quand on reprocha à Denys d’Alexandrie
de lire les livres des hérétiques, (Eusèbe, livre 7, chapitre 6 de son
histoire), il répondit avoir eu une vision qui lui disait : « Lis tout
ce qui vient dans ta main. Ces choses t’aideront à tout expliquer
et prouver. » Quand on reprocha à Theophile de lire Origène, il répondit,
comme Socrate le rapporte (livre 6, chapitre 15 de son histoire) qu’il
lisait pour conserver ce qui est bon, et rejeter ce qui est mauvais.
Dans l’épitre à Alexandre et à Minerius, saint Jérôme dit qu’il
lit les livres des hérétiques pour en retirer ce qui est bien, même
s’il sait que quelques-uns le lui reprochent. Saint Gélase (dans
le tome du lien de l’anathème), voulant prouver que le concile
de Chalcédoine peut en partie être reçu, et en partie non,
apporte, comme exemple, des livre écrits par des hérétiques, qui sont
reçus en partie, et qui sont rejetés en partie. Et il ajoute :
éprouvez tout, gardez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais.
Au dernier, je réponds qu’il
faut comprendre ainsi l’exemple de Gélase. Dans le concile
de Chalcédoine, il y avait des choses bonnes et mauvaises. Quelques-unes
qu’on pouvait accepter, d’autres qu’il fallait rejeter, comme dans
les livres des hérétiques. Son intention n’est quand même pas
qu’on puisse recevoir les livres des hérétiques à cause du vrai mélangé
au faux, comme on reçoit le concile de Chalcédoine. Car autres
sont les conciles des saints pères et autres les livres des hérétiques.
Bien que la vérité inscrite dans les livres des hérétiques soi bonne,
et doive être reçue si on la trouve ailleurs, voici quelles sont
ses paroles : « Dans les livres des hérétiques, ne lisons-nous pas beaucoup
de choses qui se rapportent à la vérité ? Devra-t-on réfuter
la vérité parce qu’on réfute leurs livres où se trouvent de la perversité
? Ou devrons-nous recevoir leurs livres pervers parce que la vérité
qui s’y trouve n’est pas niée par eux ? »
Aux autres, je réponds. Ces
citations nous font voir qu’il y a toujours eu, dans l’église, la
coutume d’éviter la lecture des livres hérétiques, car autrement,
personne n’aurait fait de reproche à ces pères. Je dis ensuite
que la lecture des livres hérétiques a toujours été concédée aux
évêques, et à beaucoup d’autres. Il ne faut donc pas s’étonner
si Denys et Theophyle, qui étaient patriarches, et saint Jérôme qui
a toujours été considéré comme un grand érudit, pouvaient, de plein
droit, lire tous les livres. Je dis enfin qu’il n’y a probablement
jamais eu de loi universelle, mais seulement une coutume, interdisant la
lecture des livres hérétiques, à l’exception des livres d’Arius.
Mais, c’est maintenant une loi de l’église universelle à laquelle
il faut obéir.
CHAPITRE 21
On peut imposer des peines, et même celle
de la mort, aux hérétiques condamnés par l’Église.
Jean Huss (art 14, session 15 du concile
de Constance) affirma qu’il n’était pas permis de livrer au
pouvoir séculier un hérétique incorrigible, et de permettre qu’il
soit brûlé. Luther enseigna la même chose (article 33).
Ce n’est pas une nouvelle erreur, car les Donatistes l’enseignèrent
autrefois, ainsi que Parmenianus, Petilien et Gaudence, comme l’atteste
saint Augustin (livre 1, chapitre 7, contre l’épitre de Parmenius,
livre 2, chapitre 10, contre l’épitre de Gaudence, chapitres 17 et 26,
et l’épitre 50 à Boniface).
Les catholiques enseignent le contraire,
et même aussi certains hérétiques. Car, après avoir publiquement
imposé à Michel Servet le supplice extrême, et avoir été critiqué
par certains hérétiques, Jean Calvin composa un livre dans lequel
il démontra qu’il est licite de punir les hérétiques par le glaive.
Benoit Aretius, dans l’histoire du supplice de Valentin Gentilis,
affirme que ce Gentilis a été en toute justice condamné par le magistrat
à cause de son hérésie. Theodore de Bèze enseigne la même chose,
beaucoup plus au long dans son livre sur les hérétiques qui doivent
être punis par les juges.
Nous montrerons donc, nous, que les hérétiques
incorrigibles, et surtout les relaps, peuvent et doivent être rejetés
par l’Église, et recevoir des peines temporelles des pouvoirs politiques,
et même la mort. On le prouve d’abord par l’Écriture.
L’ancien testament. Le Deutéronome, au chapitre 3, commande, avec
la plus grande sévérité, que soient mis à mort, sans pitié, les faux
prophètes qui persuadent d’adorer les dieux étrangers. Et, au
chapitre 17, après avoir dit que, dans les choses douteuses on devait
consulter un prêtre, il ajoute aussitôt : « Celui qui s’entêtera
en refusant d’obéir au verdict du prêtre sera mis à mort par la sentence
d’un juge. » Et, de nouveau, au chapitre 18, il ordonne de tuer
un faux prophète. Et, dans les faits, c’est cette règle qu’ont
observée Élie, Josias, et les autres qui tuèrent plusieurs faux
prêtres (3 Rois, 18, et 4 Rois, 10 et 23.) Or, il n’y aucune différence
entre nos hérétiques et les faux prophètes de ce temps. Ce ne
sont pas seulement les saints rois et les prophètes qui condamnèrent
à mort les blasphémateurs, mais même un Nabuchodonosor (Daniel 3).
Il promulgua un décret voulant que quiconque blasphèmerait le Dieu
de Daniel, le vrai Dieu, soit mis à mort et sa maison saccagée.
Par ce décret, il rendait un hommage très mérité au vrai Dieu, selon
saint Augustin (épitre 50, et ailleurs).
Dans le nouveau testament, nous avons
d’abord Matthieu 18. L’ Église peut rejeter loin d’elle, comme
des païens et des républicains, tous ceux qui ne veulent pas lui obéir,
et donc permettre au pouvoir séculier de ne plus les considérer
comme des fils de l’Église. Nous avons ensuite un texte de l’épitre
aux Romains (13), dans lequel il est dit que le pouvoir séculier peut
punir les scélérats par le glaive : « Car ce n’est pas sans
raison qu’il porte le glaive, puisqu’il il est le ministre de
Dieu et le vengeur de sa colère. » Ces deux textes nous montrent
clairement qu’il est permis de séparer de l’église et de punir
de mort par l’intermédiaire d’un juge séculier, les hérétiques
qui, au jugement de tous, se rebellent contre l’Église, et sont
des perturbateurs de la paix publique. De plus, le Christ et
son apôtre ont comparé les hérétiques à ces choses qui, sans aucune
controverse, sont repoussées par le fer et le feu. En effet, le
Seigneur (en Matthieu 7) dit : « Gardez-vous des faux prophètes qui viennent
à vous en habits de moutons, mais qui sont, à l’intérieur, des loups
rapaces. » Actes des apôtres 20 : « Je sais que, après ma mort,
entreront des loups rapaces. » Par le nom de loups, il faut
entendre les hérétiques , comme l’explique très bien saint Ambroise
(dans son commentaire sur le début du chapitre 10 de saint Luc. Or, les
loups rapaces il faut de toute nécessité les tuer, si on ne peut
pas s’en débarrasser autrement, car la vie des brebis compte plus que
la mort des loups.
De même, le Seigneur (en Jean 10) dit
: « Celui qui n’entre pas dans la bergerie par la porte, mais
par la fenêtre, est un voleur et un prédateur. » Par le
nom de voleurs on entend ici des hérétiques et tous les séducteurs
ou inventeurs de sectes, comme l’expliquent saint Jean Chrysostome et
saint Augustin. Or, comment punit-on les voleurs et les prédateurs,
la chose est bien connue. De même, dans 2 Timothée 2, l’hérésie
est comparée à un chancre ou une tumeur, qui ne peut pas être
guéri par des médicaments, mais qu’on doit extraire par le fer.
Autrement, il se développe et corrompt tout le corps. Également,
c’est par le fouet que le Seigneur a forcé les marchands à sortir du
temple. Pierre (actes des apôtres 5) tua Ananie et Saphir parce
qu’ils avaient menti au Saint-Esprit. Et Paul (actes 13) frappa
de cécité un faux prophète qui cherchait à détourner un proconsul
de la foi.
On le prouve, en second lieu, par les
sentences et les lois des empereurs que l’Église a toujours approuvées.
À la demande du concile de Nicée, Constantin 1 envoya en exil Arius
avec certains de ses compagnons, comme le rapporte Sozomène (livre 1,
chapitre 20 de son histoire). Il a aussi supplicié des donatistes,
comme saint Augustin le rapporte (livre 1, chapitre 7 contre Parmenius,
et dans son épitre 166 contre les donatistes.) Dans cette même
lettre, il énumère un grand nombre d’empereurs célèbres qui portèrent
des lois très sévères contre les hérétiques, et un seul, Julien
l’apostat, qui les favorisa. Ensuite, Théodose, Valentinien, Martien,
et les autres empereurs très religieux, promulguèrent des lois contre
les hérétiques. Ils voulurent que leurs livres soient séparés
des bons livres, et ils les punirent par l’exil, la flagellation,
et le dernier supplice. C’est, en effet, ce qui est arrivé aux
manichéens et aux ariens. Par leur dernière loi, Valentinien
et Marcien ordonnèrent de tuer tous ceux qui tentent d’enseigner
des choses dépravées, ceux qui les écoutent assidument, et ceux qui
recopient leurs livres. Paul diacre (livre 16) nous rapporte que
Justinien a édicté une loi qui rejetait tous les hérétiques hors des
frontières de l’empire, leur allouant trois mois pour se convertir.
Le même Paul diacre (livre 24) rapporte aussi que l’empereur Michaël
a décrété la peine capitale pour les hérétiques.
On le prouve, en troisième lieu, par
les lois de l’Église (chapitre ad abolendam, et chapitre excommunicamus,
extra de hereticis, et de héreticis, et in sexto de hereticis, chapitre
super eo). L’Église décrète que les hérétiques incorrigibles
soient livrés aux pouvoirs séculiers, pour qu’ils soient punis
par eux de la façon qui convient. Le concile de Constance dit la
même chose dans la session 15, où il condamna la sentence de Jean Huss.
Il livra au pouvoir séculier Jean et Jérôme de Prague, par lequel ils
furent tous deux brûlés. Et ensuite, Léon X condamna les
articles de Luther.
On le prouve, en quatrième lieu,
par le témoignage des Pères. Saint Cyprien d’abord. (chapitre
5 du livre de l’exhortation au martyre). Après avoir rappelé
que, dans le Deutéronome 13, on ordonnait de tuer les pseudos prophètes,
il ajoute : « Si cela se faisait dans l’ancien testament, cela
doit se faire beaucoup plus dans le nouveau. » Saint Jérôme, commentant
Galates 5 : « Un peu de ferment corrompt toute la pâte », dit
: « Il faut donc éteindre tout de suite une flammèche dès qu’elle
apparait, et tenir le ferment loin de la pâte. Il faut rejeter
les viandes faisandées, et éloigner loin de la bergerie l’animal
infesté, de peur que toute la maison, la masse de farine,
le corps et les animaux ne brûlent, ne se corrompent, ne pourrissent et
ne meurent. Arius fut une étincelle, mais parce qu’elle
n’a pas été éteinte tout de suite, elle a enflammé tout le
peuple. »
Saint Augustin (livre 2, chapitre 5 des
rétractations, et épitre 48 et 50 des rétractations). Il dit là
qu’il a pensé, pendant un certain temps, qu’il ne fallait pas contraindre
les hérétiques à adopter la vraie foi. Or, il prouve maintenant,
par plusieurs raisons, que c’est une chose très utile.
Mais, il excepte toujours la peine capitale, non parce qu’il pensait
qu’ils ne le méritaient pas, mais parce qu’il lui semblait que
cela convenait mieux à la mansuétude de l’Église. Et aussi
parce qu’il n’existait pas encore de loi impériale qui obligeait de
tuer des hérétiques. Car la loi quicumque canon de hereticis
a paru après la mort de saint Augustin.
Que saint Augustin ait quand même pensé
qu’il serait juste de tuer des hérétiques, c’est une chose évidente.
Car, (au chapitre 7 de son épitre à Parmenius), il montre que si les
donatistes étaient punis de mort, ils le seraient en toute justice.
Et, (dans son traité 11 sur saint Jean), il dit : « Ils tuent les âmes,
ils affligent les corps, causent des morts éternelles, et ils se
plaignent de souffrir des peines temporelles ». Il dit là que c’est
faussement qu’ils se plaignent d’être tués par les empereurs.
Car même si c’était vrai, ils se plaindraient encore sans raison.
Ensuite (dans l’épitre 50 à Boniface), il dit : « L’Église ne veut
pas que soient tués les hérétiques. Cependant, comme la maison
de David ne put avoir de paix que quand Absalon fut éteint, et que
David se fit consolé de la mort de son fils par la paix de son royaume,
de la même façon, quand la loi des empereurs entraîne la mort
des hérétiques, l’Église sent sa douleur maternelle diminuer
et se calmer par la libération de tant de peuples. »
Saint Léon (épitre 91, chapitre 1 à
Turbius) : « C’est avec raison que nos pères pendant l’époque desquels
cette hérésie néfaste se répandit, ont immédiatement partout
réagi, pour que cette fureur impie soit chassée de l’Église
universelle, quand les princes du monde ont, eux aussi, détesté
cette folie sacrilège au point de frapper son auteur et ses disciples
par le glaive des lois. Fut longtemps en vigueur une façon différente
de voir et de procéder de la douceur ecclésiastique, qui satisfaite
du jugement sacerdotal, fuyait les vindictes mortelles. Elle était
quand même aidée par les constitutions sévères des princes chrétiens,
dans le cas ceux qui ne recourent jamais à un remède spirituel
, mais craignent un supplice corporel. »
Optatus Milet (livre 3), répondant à
la calomnie des hérétiques qui supportaient aigrement que
deux des leurs aient été tués par le préfet Macaire, écrit :
« Vous voyez que c’est la même chose qui a été faite par Moïse,
Élie et Macaire, car, chez tous, c’est d’un seul Dieu
que provenait la vindicte. » Saint Grégoire (livre 1, épitre 71
à Gennadius, l’exarque d’Afrique.) Il le loue d’avoir
poursuivi militairement les hérétiques avec un grand zèle,
et il l’exhorte à continuer. Saint Bernard (sermon 66, dans les
cantiques), écrit : « Il vaut mieux, sans aucun doute, qu’ils
soient arrêtés par le glaive de celui qui ne le porte pas sans
raison, plutôt que leur permettre d’entraîner dans leur erreur
un grand nombre de croyants. Car, il est le ministre de Dieu,
le vengeur de sa colère pour celui qui agit mal. Quelques-uns s’étonnaient
d e les voir se diriger vers la mort non seulement avec résignation
mais avec joie. Mais ce sont des gens qui ne réalisent pas la grandeur
du pouvoir du démon non seulement dans le corps des hommes, mais
aussi dans leur cœur, quand on lui a permis une fois de les posséder.
»
On le prouve enfin par la raison naturelle.
D’abord. On peut, en toute justice, excommunier les hérétiques,
comme tous le reconnaissent. On peut donc les tuer. On prouve
la conséquence, en disant que l’excommunication est une plus grande
peine que la mort temporelle. Saint Augustin (livre 1, chapitre 17
, contre les adversaires de la loi et des prohètes), dit qu’être
livré à Satan par l’excommunication est une chose plus horrible qu’être
frappé par le glaive, être brulé vif sur un bucher, ou être dévoré
par les bêtes. L’expérience enseigne qu’il n’y a pas d’autre
remède. Car l’Église a cheminé pas à pas. Au début,
elle ne faisait qu’excommunier. Elle ajouta ensuite une peine
pécuniaire, puis l’exil. À la fin, elle fut forcée d’en
venir jusqu’à la peine de mort. Car les excommunications, les
hérétiques les méprisaient, et ils disaient que c’étaient des
éclairs frigides. S’ils étaient menacés d’une peine financière,
ils ne craignaient pas Dieu et n’honoraient pas les hommes, sachant qu’il
ne manquerait jamais de sots qui les croiraient et qui les nourriraient.
Si on les écrouait dans les prisons ou si on les exilait, ils corrompaient
par des paroles leurs compagnons de bagne, et ils demeuraient longtemps
en place par leurs écrits. Le seul remède efficace était
donc la peine capitale.
Troisièmement. Par le jugement
de tous, les faussaires méritent la mort. Or, les hérétiques sont des
faussaires de la parole de Dieu. Quatrièmement. Par la raison
donnée par saint Augustin dans son épitre 50.
Ne pas conserver sa foi en Dieu est, pour un homme, plus grave
que ne pas conserver la foi jurée à sa femme. Mais
le dernier est puni de mort, pourquoi pas le premier ? Cinquièmement.
Il y a trois raisons pour lesquelles il faut tuer des hommes. Elles
sont très bien décrites par Galenus dan un livre dont le titre est que
les mœurs de l’âme dépendent du tempérament du corps.
La première cause. Pour que les méchants ne nuisent pas aux bons,
et pour que les innocents ne soient pas opprimés par les coupables.
Et c’est à cause de cela que, au jugement de tous, sont, en toute justice,
tués les homicides, les adultères et les voleurs. La
deuxième. Pour que, par les supplices de peu, beaucoup se
corrigent; et pour que ceux qui n’ont pas voulu, de leur
vivant, être utiles à la république le soient en mourant. Nous
voyons aussi que c’est, au jugement de tous, en toute justice que
les nécromanciens sont punis d’une mort horrible, même s’ils n’ont
nui aux autres que par l’exemple, afin que tous comprennent que
ces crimes sont sataniques, et que personne n’ose en commettre
de semblables. La troisième. Ces hommes qui tuent,
il est souvent utile qu’ils soient tués, quand ils ne font
qu’empirer, et quand il n’y a plus de probabilité qu’ils
recouvrent la santé de leur esprit.
Toutes ces raisons nous persuadent de
tuer les hérétiques. Car, quand ils tuent les âmes, ils
nuisent aux autres beaucoup plus que les pirates, et les voleurs
de grand chemin. Bien plus, ils enlèvent le fondement de tout
bien, et remplissent la république de tumultes qui proviennent nécessairement
de la diversité des religions. En conséquence, leur supplice est
avantageux pour beaucoup. Car, un grand nombre, que l’impunité
plongeait dans la torpeur, sont réveillés par la perspective des
supplices, qui leur font réfléchir à ce qu’est l’hérésie.
Ils redoutent de finir misérablement la vie présente, et de ne
pas pouvoir parvenir à la béatitude future. Voilà pourquoi, comme
l’atteste saint Augustin (dans l’épitre 48), plusieurs se sont
convertis quand les lois des empereurs ne laissèrent plus
les hérétiques vivre dans l’impunité. Et c’est ce que
nous voyons tous les jours dans les lieux où se trouve l’inquisition.
En conséquence, pour les hérétiques endurcis, c’est
une bonne chose que la vie de ce monde leur soit ôtée. Car,
plus longtemps ils vivent, plus ils inventent d’erreurs,
plus nombreux sont ceux qu’ils pervertissent, et plus grande est
la damnation qu’ils acquièrent.
CHAPITRE 22
On répond aux objections
Il nous reste à résoudre les arguments
de Luther et des autres hérétiques. Le premier argument.
L’expérience de toute l’église. « L’église, dit Luther,
depuis le tout début jusqu’à aujourd’hui, n’a brulé aucun hérétique.
Bruler quelqu’un ne semble donc pas être la volonté de l’Esprit.»
Cet argument prouve éloquemment non la science, mais l’ignorance
et l’impudence de Luther. Car un nombre infini ont été
ou brulés ou tués autrement. Cela Luther l’ignorait, et
il est un béotien, ou il le savait, et il est convaincu
de mensonge et d’impudence. Car, que des hérétiques ont été
souvent brulés par l’Église, il est facile de le montrer en pigeant
quelques exemples dans le grand nombre. L’hérésiarque Priscilien,
et ses adeptes, ont été mis à mort par l’empereur chrétien Maxime,
comme l’atteste saint Jérôme dans sa vie des hommes illustres).
Et dans son livre 3 contre Parmenius, Optatus rapporte que des donatistes
ont été tués. Basile le mage, et donc hérétique, car c’est
à peine si on trouve des mages qui ne sont pas hérétiques, a été brulé
à Rome par le peuple romaine chrétien et catholique, comme saint
Grégoire l’atteste (livre 1, chapitre 4, dialogues). De plus,
un autre Basile, auteur de l’hérésie des Bogomiliens, a été
brulé sur un bucher publiquement par l’empereur Alexis Commenus,
comme l’écrit Zonaras, dans la vie d’Alexis.
C’est au temps de saint Bernard
que les hérétiques étaient punis du dernier supplice, comme il
l’atteste lui-même dans les cantiques des cantiques (sermon 66).
Au temps d’Innocent 111, furent brulés sur un bucher 180 hérétiques
albigeois, que, par ses paroles et ses miracles, saint Dominique
avait auparavant convaincus. Il avait aussi converti beaucoup de
leurs compagnons. Saint Antonin raconte le tout (3 part tit.
19, chapitre, verset 4 de son histoire.) Pour en omettre un
grand nombre d’autres, Jean Huss et Jérôme de Prague furent brulés
par l’empereur Sigismond au concile de Constance. Voici ce que
répond Luther à ce dernier exemple. Je parle moi des
hérétiques. Huss et Jérome de Praque ne furent pas des hérétiques.
Bien au contraire. Mais les prisciliens, les bogomiles
et les albigeois furent, eux, des hérétiques.
Or, Jean Huss fut un hérétique
pour nous catholiques, et pour Luther également. Qu’il
l’ait été pour nous, cela est archi connu. Qu’il l’ait été
aussi pour Luther, nous allons le prouver. Car, Luther dans
son livre contre le roi d’Angleterre, affirme que « c’est une impiété
et un blasphème de nier que le pain est vraiment dans l’eucharistie
avec le corps du Christ; et que c’est être pieux et catholique
de nier, dans l’eucharistie, la conversion du pain dans le corps».
Or, Jean Huss, jusqu’à la fin de sa vie, fut d’un avis contraire.
Et il a protesté qu’il mourait dans cette foi, c’est-à-dire, en croyant
fermement en la conversion du pain dans le corps du Christ, dans la transsubstantiation,
comme le rapporte Jean Coahlaeus (livre 2, page 76 de son histoire des
Hussites. »
Le deuxième argument. L’expérience
montre qu’on ne tire aucun profit des tortures. Je réponds que
l’expérience montre le contraire. Car les donatistes, les manichéens
et les albigeois ont déposé les armes et sont disparus. Saint
Augustin (épitre 48) atteste la même chose. Un grand nombre
se sont convertis par crainte de la punition. Le troisième argument.
L’Église tolère les Juifs, pourquoi ne tolèrerait-elle pas les hérétiques
? Je réponds d’abord que les Juifs n’ont jamais reçu la foi
chrétienne; les hérétiques, eux, l’ont reçue. Ensuite, les Juifs
pratiquent une religion instituée par Dieu lui-même, un moins pour un
temps; les hérétiques ont adopté une religion inventée par le
démon. Troisièmement. La secte des Juifs est utile à l’Église,
car leurs livres sont des prophéties du christianisme, et leurs cérémonies
sont des figures de nos mystères. Ce sont leurs livres qui
nous permettent de prouver aux Gentils que nous n’avons pas imaginé
des prophéties qui sont conservées par nos ennemis eux-mêmes.
Enfin, les Juifs ne s’efforcent pas, en général, de pervertir le christianisme,
comme le font les hérétiques. Voir le concile de Tolède 4, (chapitres
55 et 56), et saint Augustin dans le psaume 59. Saint Bernard
dit la même chose dans l’épitre 322 aux Spiréens, et 323 à
l’évêque de Mogunt.
Le quatrième argument, il le tire d’Isaïe
2 : « Ils transformèrent leurs glaives en charrue et leurs lances
en faux ». Je réponds que c’est hors de propos. Car, comme
l’explique saint Jérôme, le prophète décrit le temps de l’avènement
du Messie, et dit que le temps qui viendra dans l’avenir sera un
temps de paix tel que les hommes convertiront les instruments de
guerre en instruments d’agriculture; que, pendant un long temps, ils
ne s’appliqueront pas à faire la guerre. Or, cette période
est survenue au temps de la nativité du Christ. Car, jamais il n’y
eut, comme au temps d’Auguste, une paix si durable dans tout le monde.
De plus, s’il est vrai, comme le prétend
Luther, qu’il n’y aura jamais de guerres dans l’Église, il
est manifeste que, chez les luthériens, l’Église n’existe pas, car
ils ont soutenu entre eux et contre les catholiques des guerres cruelles,
comme fut celle qu’ils ont livrée à Charles Quint, au cours de laquelle
fut fait prisonnier le duc de Saxe. Cinquième argument. Isaïe
11 : « Ils ne tueront pas et ils ne nuiront pas dans toute ma montagne
sainte. » Je réponds que cet argument se retourne contre Luther
lui-même, car le prophète ne dit pas que les catholiques ne tueront pas
les hérétiques. Il dit plutôt le contraire : que les hérétiques
ne tueront pas les catholiques, et ne leur nuiront pas. Car, le prophète
parle de lions, d’ours, de serpents, et d’autres bêtes venimeuses,
desquels il avait dit : « Et l’enfant qui est encore allaité s’amusera
dans le trou de l’aspic; et dans l’antre du serpent il
mettra la main ». Par ces bêtes, il signifie le démon et ses ministres,
les hérétiques, comme saint Jérôme et saint Cyrille l’expliquent.
Il dit donc qu’ils ne tueront pas et qu’ils ne nuiront pas dans toute
l’église. Car, bien que les hérétiques semblent lui nuire, ils
ne lui nuisent pas en réalité, car, ils l’exercent, et la font
croitre en sagesse et en patience.
Le sixième argument. Matthieu
18. Le Seigneur a déclaré qu’il fallait non pas bruler
les hérétiques, mais les considérer comme des païens et des publicains.
Et saint Paul à Tite 3, ordonne d’éviter l’hérétique, non de le
tuer. Il n’est donc pas permis de tuer les hérétiques.
Je réponds que, dans ces passages, le Christ et saint Paul n’ont pas
prescrit de bruler les hérétiques, mais ils ne l’ont pas interdit non
plus. On ne peut donc rien prouver avec ces textes. Et
c’est, d’ailleurs, la conclusion que Luther avait coutume d’en
tirer. Car, au livre 2 contre Carolstad, à Carolstad qui lui
demandait pour quelle raison il interdisait d’appeler sacrement
les choses que le Christ n’a pas prescrit d’appeler ainsi, Luther
répondait : et pourquoi interdis-tu, toi, d’appeler sacrements
les choses que le Christ n’a pas interdit d’appeler ainsi ?
De plus, le Christ et Paul n’ordonnent jamais de tuer les adultères
et les faussaires, de pendre les voleurs, de bruler les voleurs
de grand chemin, et pourtant cela se fait, et en toute justice.
Et Luther n’osera pas dire le contraire.
Le septième argument. Saint
Martin, selon Sulpice Sévère (livre 1, vers la fin de son histoire
sacrée), rabroua les évêques Idace et Itaque qui incitèrent
l’empereur chrétien à mettre à mort l’hérétique Priscillien. Et
Sulpice les accuse d’être coupables d’un grand crime. Je réponds
que c’est à juste titre qu’ont été accusés ces évêques.
Pour au moins deux raisons. La première. Quand Priscilliien
fut accusé devant un concile, il en appela du concile à l’empereur,
et les évêques le lui permirent. Faire appel d’un concile à
un empereur était, pour saint Martin, quelque chose de nouveau, d’inouï,
et de néfaste, car c’était remettre entre les mains d’un juge séculier
une cause ecclésiale. La deuxième. Parce que ces évêques
jouèrent le rôle d’un accusateur dans une cause de sang. Car,
même si c’est le rôle des évêques d’excommunier les hérétiques,
et de les remettre au juge séculier, et même d’exhorter les juges de
remplir leur devoir, il ne convient pas à un évêque d’agir en accusateur.
Que Sulpice pensait que c’est justement que Priscillien avait été tué
avec ses adeptes, ses propres paroles nous en donnent la preuve : « C’est
de cette façon, que des hommes indignes de la lumière du jour,
ont été tués en donnant un très mauvais exemple. »
Le huitième argument. 1 Corinthiens
11 : « Il faut qu’il y ait des hérésies pour que soient manifestés
ceux qui sont approuvés. » Il ne faut donc pas les extirper.
Je réponds que le sens de ce texte est le suivant. Si on tient compte,
comme il se doit, de la méchanceté du diable qui sème toujours
des hérésies, de la nature corrompue de l’homme qui tend
vers le mal, ainsi que de la permission divine, il est nécessaire
que se trouvent dans le monde des hérésies, comme on dit qu’il
que, dans un champ il est nécessaire qu’il y ait des mauvaises herbes,
e comme le Seigneur a dit (Matth 18) : « Il est nécessaire que viennent
des scandales. » L’apôtre n’ordonne donc pas que nous semions
des hérésies, ni non plus que nous n’essayons pas de les extirper
de toutes nos forces. Il prédit tout simplement, que, les
choses étant ce qu’elles sont, il y en aura toujours. C’est
de plein droit que nous nous efforçons d’enlever les scandales,
et d’éradiquer du jardin les mauvaises herbes, même si nous savons
pertinemment que nous ne pourrons jamais les enlever toutes.
Le neuvième argument.
Luc 11. Aux disciples qui désiraient jeter le feu sur les samaritains,
le Seigneur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes.
» Je réponds d’abord que, entre les hérétiques et ces samaritains,
il y a une très grande différence. Ils ne promirent jamais
de conserver la religion du Christ qui leur était offerte pour la première
fois; et ils ne devaient pas être contraints de l’accepter.
De plus, ce n’est pas tant par le zèle du salut des âmes que
par un désir de vengeance que Jacques et Jean demandaient
que soient brulés les samaritains. Ils méritaient donc une réprimande
de la part de leur maître.
L’Église, elle, c’est son zèle
pour le salut des âmes que pervertissent les hérétiques qui la
fait persécuter ces mêmes hérétiqes hérétiques, le même zèle
avec lequel Jésus a chassé à coups de fouet les vendeurs du temple
(Jean 2, et Matth 21). C’est avec le même zèle que Pierre a tué
Ananie et Saphire (actes 5), que Paul (1 Cor 5) livra un fornicateur à
Satan pour la mort de la chair. Pour ne pas parler de
Moïse, de Phinees, d’Éilie, de Matathias et des autres qui, par
zèle de Dieu, tuèrent plusieurs personnes.
Le dixième argument. Matthieu
13 : « Laissez-les croitre tous les deux jusqu’à la moisson. »
Le Seigneur, ici, parle clairement des hérétiques, et il interdit de
les tuer, comme saint Jean Chrysostome l’expliquent, en commentant ce
passage, et saint Cyprien (livre 3, épitre 3 à Maxime),
Et Urbain qui dit, en parlant de cette parabole, qu’à Dieu
seul est concédé de casser les vases de terre, et d’arracher la zizanie.
Je réponds que par le nom de zizanie on n’entend pas seulement les hérétiques,
mais tous les hommes mauvais, comme l’explication donnée par le Seigneur
nous le fait comprendre. Il dit, en effet, que la bonne semence
ce sont les fils du royaume, et que la zizanie ce sont les fils d’iniquité.
Et plus bas : « Car, comme on ramasse la zizanie et on la jette dans le
feu, la même chose se reproduira à la consommation du siècle.
Le fils de l’homme enverra ses anges, et ils ramasseront tous les
scandales qui sont dans son royaume, et jetteront dans la fournaise de
feu tous ceux qui commettent l’iniquité. » Quand Dieu interdit
d’extirper les mauvais, il n’interdit pas qu’un tel ou un tel soit
tué, mais il défend aux bons d’extirper partout tous les mauvais,
et de ne permettre à aucun d’eux d’exister, car une pareille
chose ne peut se faire sans un grand massacre des bons. Et c’est
ce que veut dire le Seigneur quand il ajoute : de peur que, en même temps,
vous n’éradiquiez le froment. Cette parole a donc un sens général,
et enseigne seulement qu’il n’arrivera jamais que, avant la fin du
monde, tous les mauvais soient éliminés.
Quand la question porte sur des cas particuliers,
sur les hérétiques, les voleurs, ou d’autres méchants, quand on se
demande s’ils doivent être extirpés, on regarde, si selon la règle
donnée par le Seigneur, cela peut se faire sans causer de tort aux bons.
Et quand cela peut se faire, il faut, sans aucun doute, les extirper.
Si on ne le peut pas, soit parce qu’ils ne sont pas encore assez
connus, et qu’il y a danger de confondre les innocents avec les
criminels, soit parce qu’ils sont plus forts que nous, et qu’il
y a danger que, si on leur livre bataille, les nôtres soient tués
en plus grand nombre que les leurs, il faut alors rester calmes.
C’est ce que répond saint Augustin (livre 3, chapitre 2, dans sa lettre
contre Parmenius), en expliquant ce texte que lui avaient objecté
les donatistes. Saint Jean Chrysostome n’enseigne pas autre chose,
quand il dit : « Le Seigneur défend d’arracher la zizanie, de peur
d’enlever du froment avec la zizanie. Car, si alors les hérétiques
avaient été tués, c’est une guerre atroce et irréconciliable
qui en serait suivie. » Voilà pourquoi saint Cyprien voit
dans cette parabole non des hérétiques, mais des mauvais chrétiens.
Elle n’interdit pas non plus de tuer les scélérats, mais elle
dit que la distinction finale entre les bons et les mauvais ne peut être
faite que par Dieu.
Le onzième argument. Quand
beaucoup de ses disciples s’étaient retirés, le Seigneur (en
Jean 6) dit : « Voulez-vous, vous aussi, vous en aller? C’est
donc ainsi que l’Église doit faire. Je réponds que je nie
la conséquence. D’abord, parce qu’ils ne s’étaient pas engagés
à demeurer, comme, par le baptême, se son obligés de faire les
hérétiques. Ensuite, parce qu’il convenait que le Christ
qui venait non pour juger mais pour être jugé, ne venge pas lui-même
ses propres injustices, mais les laisse venger par ses fils spirituels.
Nous en avons une figure en David qui, tant qu’il vécut, n’a
pas voulu tuer Semei qui l’avait maudit, mais qui, à sa mort,
prescrit à Salomon de ne pas laisser ce péché et cet affront impunis.
Le douzième argument. La foi est
un don de Dieu, personne ne peut donc contraindre quelqu’un à
croire. Je réponds qu’elle est un don de Dieu tout en étant
un acte du libre arbitre. La chasteté et les autres vertus sont
aussi des dons de Dieu, et pourtant c’est en toute justice qu’on
punit les adultères, les homicides, les voleurs, et qu’on les
force à vivre chastement et honnêtement. La sagesse aussi
est un don de Dieu, et pourtant, il est écrit dans les proverbes
29 : « La verge et la réprimande apportent la sagesse. »
En conséquence, la foi est un don de Dieu, mais Dieu conserve ce don de
différentes façons, dont l’un est la correction.
Le treizième argument. Le
Seigneur a attribué à son Église le glaive spirituel qui est la
parole de Dieu, non le glaive du fer. Bien plus, quand Pierre (Jean
18) a voulu défendre le Christ par son glaive, il a entendu cette réponse
: « Rentre ton épée dans le fourreau.» Je réponds.
L’Église a des princes ecclésiastiques et séculiers qui sont
les deux bras de l’Église, le spirituel et le matériel. Quand
donc la main droite ne peut pas convertir un hérétique avec le
glaive spirituel, elle invoque l’aide du bras gauche, pour contraindre
les hérétiques par le glaive de fer. Et c’est peut-être ce que
le Seigneur a voulu dire quand il interdit à Pierre, qui était le futur
prince des ecclésiastiques, de se servir du glaive de fer.
Saint Bernard (livre 4 de la considération)
s’exclame : « Quoi donc, tu tentes de nouveau à usurper le glaive,
qu’on t’a commandé une fois de remettre dans le fourreau ? Mais
ceux qui nient qu’il est tien ne me semblent pas considérer suffisamment
la parole du Seigneur, qui lui a dit : retourne ton épée dans le
fourreau. Il est donc tien lui aussi, et il doit être
dégainé peut-être par ta volonté s’il ne l’est pas par ta
main. Car s’il n’appartenait en aucune façon à toi et autres
apôtres, le Seigneur n’aurait pas répondu aux apôtres qui lui disaient
: voici deux glaives, ça suffit, mais c’est trop. L’un
et l’autre glaive, le matériel et le spirituel donc appartient
à l’église, mais l’un doit être dégainé pour l’église, l’autre
par l’église : ceelui du prêtre et celui du soldat, avec l’autorisation
de l’église, et sur l’ordre de l’empereur. »
Le quatorzième argument. L’Église
n’épargne les hérétiques qu’une fois, alors que saint Paul à Tite
(3) ordonne d’épargner les hérétiques au moins deux fois.
Je réponds que les codex latins et grecs ont constamment : « Après une
et l’autre correction ». Cependant, autrefois, certains
codex grecs autant que latins n’avaient que : « Après une correction,
évite-le. » Comme on le voit dans saint Irénée (livre 3, chapitre
3), dans Tertullien prescription), dans Cyprien (livre 3, chapitre
78), dans Ambroise et Jérôme, dans leurs commentaires de ce texte de
l’Apôtre.
C’est Jérôme qui approuve davantage
notre propre interprétation, lui qui dit qu’elle plaisait davantage
à saint Athanase. Voilà pourquoi je dis que l’apôtre
ne parle pas du pardon à donner à un hérétique converti, mais
de l’admonition qui est présentée à un hérétique avant qu’il
soit excommunié par sentence du juge. Cela l’église le
conserve non seulement pour les hérétiques, mais pour tous ceux qu’elle
excommunie, en leur donnant toujours, avant, deux admonitions.
Le quinzième argument. Les hérétiques sont en dehors de
l’Église, or saint Paul a dit (1 Corinth 6) : « Nous n’avons rien
à voir avec ceux qui sont en dehors. » Je réponds qu’ils sont
à l’extérieur de l’église, mais avec le devoir et l’obligation
de demeurer à l’intérieur. On peut donc les forcer de rentrer,
comme des brebis qui ont fui le troupeau.
Le seizième argument. C’est contre
la mansuétude de l’église de vouloir la mort des hérétiques.
Je réponds d’abord que ce n’est pas contre la mansuétude de l’Église,
car elle doit avoir pitié de ses fils, et que ce serait cruel
d’aimer mieux épargner les loups que les brebis. Je réponds
ensuite que l’Église doit avoir tenté toutes les solutions avant de
pouvoir en arriver à la décision d’imposer la peine de mort.
Car, au début, comme nous l’avons dit plus haut, elle ne faisait
qu’excommunier. Ensuite, constatant que cela ne suffisait pas,
elle ajouta une peine temporelle, la perte de tous les biens ou l’exil,
avant d’en arriver là, comme nous le révèlent les différentes lois
portées contre les hérétiques. Le dix-septième argument.
La foi est libre. Je réponds qu’on peut entendre la liberté de
deux façons. Une première, la liberté de l’obligation,
comme quand on dit qu’on est libre de vouer la chasteté, d’entrer
en religion. Or, on n’est pas livre de violer son vœu, de
quitter la vie religieuse. Et, de cette façon, la foi, en ceux qui
ne l’ont jamais reçue, est libre de toute obligation humaine de droit,
mais non de droit divin. Voilà pourquoi les hommes ne contraindront
pas quelqu’un que Dieu punira. Mais pour les choses qui sont
professées dans le baptême, la foi n’est pas libre de toute obligation,
ni de droit divin, ni de droit humain, et c’est pour cela qu’on
force les hommes à la conserver.
On peut prendre la liberté dans un autre
sens, en distinguant le libre du nécessaire. Et dans ce sens on
est libre de ne pas croire, comme on est libre de commettre d’autres
péchés. Mais cette liberté n’empêche pas que ceux qui agissent
mal soient punis. Bien plus, elle exige qu’ils soient punis.
Car, si on est livre de croire ou de ne pas croire, on peut donc croire
et demeurer dans l’église, comme on le doit. Et quand on
ne le fait pas, on est puni. C’est ainsi que répond saint Augustin
(dans sa lettre 50 à Boniface, et dans le livre contre l’épitre
de Gaudence, chapitre 11. Voici ce qu’il dit : « Est donné à
l’homme un libre arbitre, de telle sorte que s’il agit mal, il devra
supporter des maux. » Le dix-huitième argument. Les
apôtres ont-ils jamais invoqué le bras séculier contre les hérétiques
? Saint Augustin répond (épitre 50 et ailleurs) que les apôtres n’ont
pas fait cela parce qu’il n’y avait pas alors de prince chrétien
à qui demander secours. Car alors s’accomplissait cette partie
du psaume 2 : « Les rois de la terre se levèrent et se rassemblèrent
en un seul corps contre le Seigneur et contre son Christ. » Et après
l’époque de Constantin, commença à se réaliser l’autre partie du
psaume : « Et maintenant, rois comprenez et instruisez-vous, vous qui
jugez la terre. Servez le Seigneur dans la crainte. » Et bientôt
après, l’Église implorera l’aide du bras séculier.
FIN DE LA DEUXIÈME CONTROVERSE GÉNÉRALE