Notice sur le Père Lacordaire
Jean-Baptiste-Henri Lacordaire naquit à Récey-sur-Ource,
en Bourgogne, le 1er mai 1802. A quatre ans, il n'avait plus de père
; et sa mère, chrétienne intelligente et forte, resta seule
chargée de diriger ses débuts dans la vie. Les dix premières
années de l'enfant s'écoulèrent douces et pures au
sein de sa famille, sous cette éducation sérieuse de nos
ancêtres, presque inconnue en nos jours de décadence. Mais
il fallait le préparer à l'avenir ; Henri fut mis au collège
de Dijon. Dès ce temps, l'indifférence religieuse et souvent
le doute se respiraient avec l'air dans les lycées de l'empire,
où presque rien ne soutenait la foi. – Le nouvel élève
puisa, comme tant d'autres, à cette coupe empoisonnée l'oubli
des croyances sacrées de son enfance. « Sa première
communion, ainsi qu'il le raconte lui-même, fut sa dernière
joie religieuse et le dernier coup de soleil de l'âme de sa mère
sur la sienne. Bientôt les ombres s'épaissirent autour de
lui ; une nuit froide l'entoura de toute part, et il ne « reçut
plus de Dieu dans sa conscience aucun signe de vie . »
Élève médiocre, s'il faut l'en croire, aucun succès
ne signala le cours de ses premières études ; mais en rhétorique
il remporta de si éclatants triomphes que, plusieurs années
après sa sortie, les murs du collège en conservaient encore
l'écho.
Du lycée, le brillant rhétoricien passa à l'école
de droit de Dijon. Là, peu satisfait de l'étude sans âme
des articles du Code, et privé des lumières d'en haut, seules
capables de grandir la vie sans en fausser la direction, il se rallia bien
vite à une dizaine de jeunes étudiants qui, comme lui, «
voulaient être autre chose que des avocats de mur mitoyen, et pour
qui la patrie, la gloire, les vertus civiques étaient un mobile
plus actif que les chances d'une fortune vulgaire ; et bientôt des
réunions intimes et de longues promenades les mirent en présence
des plus hauts problèmes de la philosophie, de la politique et de
la religion . »
Parmi ces jeunes gens aux généreuses aspirations, Lacordaire
prit de suite le premier rang. « Nous écoutons encore, écrivait
un de ses anciens compagnons d'études, ces improvisations pleines
d'éclairs, de ressources inattendues, de souplesse et de saillies.
Nous voyons cet œil étincelant, nous entendons cette voix claire,
vibrante, s'abandonnant sans réserve à la verve intarissable
de la plus riche nature . »
Cependant, au milieu de ces travaux et de ces admirations, la foi manquait
toujours au jeune étudiant. Son âme élevée avait
rapidement jugé et dédaigné Voltaire avec ses railleries
; il proclamait déjà bien haut que l'impiété
conduit à la dépravation ; que les mœurs corrompues enfantent
les lois corruptrices, et que la licence emporte les peuples vers l'esclavage
sans qu'ils aient le temps de pousser un cri ; mais il ne débutait
si bien que pour s'arrêter au déisme de Rousseau, et s'égarer
dans les théories politiques du Contrat social.
Le droit fini, il vint à Paris faire son stage. A son insu,
comme il le comprit plus tard, c'était aux portes de l'éternité
qu'il venait frapper. Sur ce nouveau théâtre, il ne demeura
pas longtemps inconnu. Berryer, qui l'entendit, lui assura qu'il pouvait
se placer au premier rang du barreau ; et, après une de ses plaidoiries,
le premier président Séguier se tournant vers les autres
juges : « Messieurs, leur dit-il, ce n'est pas Patru, c'est Bossuet.
» Ses amis lui prédisaient le plus bel avenir. Cependant ces
espérances dorées ne pouvaient le défendre d'une secrète
mélancolie : ni l'amitié ni la gloire qui se pressaient si
vite autour de lui, ni les mille rêves qu'enfantait chaque jour son
imagination un instant charmée, ne parvenaient à dissiper
ce mystérieux ennui. Que se passait-il donc dans son cœur de vingt
ans ? Dieu daignait le visiter, sans qu'il connût sa présence,
et le sentiment des choses célestes lui faisait de mieux en mieux
saisir le néant de la créature. Deux ans ces tristesses grandirent
en son âme, cl achevèrent de la purifier. Les problèmes
religieux de Dijon lui revenaient à la pensée ; il reprenait,
seul avec lui-même, ses objections d'autrefois, et les réponses
de ses amis, dont son intelligence déjà mûrie appréciait
mieux le faible et le fort. Dans ses méditations persévérantes,
l'évidence historique et sociale du christianisme le ramenait à
la foi de sa mère et de son enfance ; une lumière intérieure
et une secrète impulsion que la grâce de Dieu peut seule donner,
achevèrent l'œuvre : il était le vaincu de Dieu. Mais pour
lui, redevenir chrétien, c'était travailler à rendre
croyants ceux de ses contemporains qui n'avaient pas ce bonheur. «
II vit dans le monde un grand malade, et il pensa qu'il n'y avait rien
de comparable au bonheur de le servir avec l'Évangile et la Croix
de Jésus-Christ. Un désir du sacerdoce, vif, ardent, irréfléchi,
mais inébranlable, s'empara de lui, il voulut être prêtre
. » Et, sans plus tarder, il alla demander à Mgr de Quelen,
alors archevêque de Paris, de le recevoir dans son diocèse
et dans le séminaire de Saint-Sulpice. « Soyez le bienvenu,
lui dit le prélat en lui tendant la main ; vous défendiez
au barreau des causes périssables, vous allez en défendre
une dont la justice est éternelle. »
Au séminaire, Henri Lacordaire apporta sa foi de néophyte,
sa bonne et forte volonté, mais aussi ses tendances politiques et
son impétueuse nature si contraire à la réserve de
la vocation cléricale. « II sortait sans le vouloir de la
physionomie ordinaire des élèves. Sûr du mouvement
qui le conduisait au sacerdoce, il ne songeait pas assez d'abord à
réprimer les saillies d'une intelligence qui avait discuté
trop de thèses, et d'un caractère qui n'était pas
encore assoupli . » Aussi ses pieux et prudents directeurs, inquiets
de la fougue et des contrastes de cette singulière nature, hésitèrent
quelque temps à reconnaître en lui un élu du sanctuaire.
Mais sa docilité, sa persévérance et la droiture mieux
connue de ses intentions, finirent par dissiper les sages appréhensions
des maîtres, et, le25septembre 1827, l'abbé Lacordaire écrivait
à ses amis : « Je suis prêtre depuis trois jours et
pour l'éternité. » Revêtu du sacerdoce, il refusa
sans hésiter la charge brillante d'auditeur de rote, qui l'eût
conduit à l'épiscopat. Ce n'étaient pas les honneurs
que ce converti venait chercher dans le sanctuaire, mais Dieu, la croix
et les âmes. Institué aumônier d'un petit couvent de
la Visitation et en même temps du collège Henri IV, il s'occupa
sans retard de ramener à la foi et aux sacrements de l'Église
les jeunes gens confiés à son ministère.
L'heure et les circonstances étaient peu favorables. L'impiété
était en honneur parmi les enfants-comme parmi les pères.
Aussi, découragé, bientôt après, de la stérilité
de ses travaux, l'aumônier déversait sa tristesse dans un
mémoire adressé au ministre de l'instruction publique sur
la situation religieuse et morale des collèges de Paris. Pourtant
il se sentait une surabondance de vie, et il avait besoin de se donner
aux âmes ; augurant donc, de ses débuts infructueux, que la
France offrirait difficilement à son ministère de sérieux
résultats, il résolut de demander à l'Amérique,
pour son apostolat, un champ plus neuf et plus fécond.
Le jour de son départ était fixé, quand éclata
en France la révolution de 1830, écrasant en trois jours
la monarchie la plus ancienne et la plus auguste de l'Europe. En ces heures
de péril, la France avait besoin de tous ses enfants. M. de Lamennais,
en rapport depuis quelques mois avec l'abbé Lacordaire, lui fit
comprendre sans peine que ce n'était pas l'heure de quitter la patrie,
et lui proposa de se joindre plutôt à lui pour une œuvre à
la fois catholique et nationale, d'où sortiraient, pensait-il, l'affranchissement
de la religion et le salut de la société. Cette œuvre c'était
la fondation du journal l'Avenir. Lacordaire crut trouver, dans l'entreprise
qu'on lui proposait, l'occasion de servir en même temps sa foi et
son pays. Il accepta donc avec une vive joie, avec un dévouement
sans calcul ; et bientôt il fut un des principaux rédacteurs
de l'Avenir.
Ce journal pouvait-il répondre à ses fastueuses promesses
? Les qualités et les défauts de ses rédacteurs révélaient
d'avance ses destinées. Le fondateur était M. de Lamennais,
âme de feu, d'une éloquence ardente, sans cesse en besoin
d'ennemis et de batailles ; d'ailleurs génie intempérant,
qui passa sa vie à outrer toutes les causes ; en politique, longtemps
partisan d'un absolutisme sans frein ; puis, par un revirement soudain,
quoiqu'il fût à prévoir, emporté dans les errements
d'une liberté sans règle ; en religion, admirateur sans discernement
du rôle si beau de la papauté, et, à la fin de ses
tristes jours, maudissant avec la papauté toute l'Église,
de Dieu.
Par la publication de son premier volume de l’Indifférence en
matière de religion, il avait excité en sa faveur un enthousiasme
inouï. On le saluait comme un nouveau Père de l'Église
; et, bien que le reste de l'ouvrage n'eût pas répondu à
l'attente des catholiques clairvoyants, M. de Lamennais, en 1830, n'en
restait pas moins, aux yeux d'un grand nombre, le plus puissant écrivain
de l'Église de France. A côté du chef, se levaient
les collaborateurs, et le premier, entre les plus brillants, l'abbé
Lacordaire. Il apportait à l'œuvre commune, avec cet amour ardent
de Dieu et de l'Église que nous lui avons déjà vu,
un désintéressement admirable, un dévouement sans
bornes à la société dont il était membre, une
puissance de réflexion remarquable, une noblesse de pensées
en quelque sorte innée, une imagination étincelante, un style
d'une verve qui ne s'épuisait jamais. Mais sa jeunesse manquait
de cette maturité, de ce discernement et de cette vue d'ensemble
que donne seule, à moins d'une grâce spéciale, l'expérience
des hommes et des choses. Ce défaut, que le jeune prêtre tenait
de son âge et de son temps, devait être pour lui la cause de
bien des méprises et des déceptions dans la route nouvelle
où il s'engageait avec tant d'ardeur. Au reste, la tempête
déchaînée en ces jours de trouble était si violente,
les abîmes que l'on côtoyait étaient si nombreux et
si profonds, qu'ils pouvaient donner le vertige aux plus fermes génies.
Les flots révolutionnaires qui avaient si rapidement emporté
la monarchie séculaire des Francs avaient un instant paru emporter
et briser la religion. De ce que le trône, loin de savoir soutenir
l'autel, n'avait pu se soutenir lui-même, ces ardents catholiques
de l'Avenir concluaient qu'il fallait au plus tôt briser l'antique
alliance des deux sociétés, spirituelle et temporelle, abandonner
le pouvoir civil dans le chemin où il voulait s'aventurer, et laisser
l'Église, assez forte avec Dieu seul, marcher dans l'isolement vers
ses éternelles destinées. Pour comprendre que par là,
en évitant certaines misères, suite inséparable des
défauts de l'homme, on créait un état contraire à
sa nature même, et qu'en voulant sauvegarder le libre exercice de
ses prérogatives, on en minait rapidement la base, il eût
fallu aux rédacteurs de l'Avenir une étude plus attentive
du cœur humain, des révolutions sociales et des enseignements immuables
de l'Église, que ne le comportait le terrain si agité où
ils combattaient au jour le jour. Il leur eût fallu surtout, à
eux pour qui l'actualité des faits avait une autorité si
décisive, l'expérience prolongée de ce que devient
l'homme ainsi scindé. Cette expérience leur manquait. Pleins
de confiance en leur programme, ils inscrivirent donc fièrement
sur leur drapeau : Dieu et liberté. Et, sous ce dernier mot, ils
confondaient avec la liberté du devoir, nécessaire à
l'homme pour arriver à sa vraie grandeur, toutes les libertés,
celles mêmes qui affranchissent l'homme du devoir, et compromettent
les droits de Dieu : liberté de conscience, indépendance
réciproque de l'Église et de l'État, suppression du
budget des cultes, liberté de la presse, etc.
Quelle puissance, en dehors de Dieu, pourrait faire que cette liberté
ne devînt pas licence, ni le maître, ni les disciples ne s'en
inquiétaient beaucoup. Leur drapeau à la main, ils se jetèrent
hardiment dans la mêlée avec l'emportement de leur jeunesse,
et, sans plus tarder, ils 'engagèrent le combat.
Dans ces batailles de tous les jours, l'abbé Lacordaire, soutenu
par son nouvel ami, M. de Montalembert, alors à peine âgé
de vingt ans, était au premier rang. C'était lui que l'on
trouvait toujours aux postes périlleux. C'était lui qui,
dans l'espoir d'assurer aux prêtres plus de sainte indépendance
dans les combats de la foi, suppliait le clergé de renoncer au budget
des cultes comme à une aumône qui l'enchaînait en le
déshonorant. Et ces théories, plus séduisantes que
solides, il le reconnut plus tard en se réfutant lui-même
(Ère nouvelle, 1848), étaient jetées chaque matin
à tous les échos de la publicité dans un style éclatant
et fougueux. Mais, à côté 'de ces erreurs, nées
de l'inexpérience sur le sol mouvant des révolutions, l'abbé
Lacordaire soutenait bien des thèses où la vigueur de son
style devenait une arme formidable au profit de la justice et de la vérité.
En ces temps de passions politiques "et irréligieuses, presque
chaque jour apportait à Dieu et à son Église quelque
nouvel outrage des gouvernants et des gouvernés. Les prêtres
étaient indignement insultés ; de laborieux et pauvres Trappistes
se voyaient chassés de leur monastère comme des malfaiteurs,
par un ministre du roi ; des maires et des préfets faisaient enfoncer
la porte des églises pour donner, par force, un semblant de sépulture
religieuse à des ennemis publics et obstinés des choses saintes.
L'abbé Lacordaire se chargeait ordinairement, dans l'Avenir, de
venger Dieu et l'Église de ces ridicules prétentions et de
ces empiétements sacrilèges. Et tel persécuteur que
la crainte de Dieu n'eût jamais arrêté, recula plus
d'une fois par crainte de cette plume inexorable qui savait si bien d'un
seul trait démontrer l'abus et le flétrir. En même
temps qu'il se constituait le vengeur de Dieu contre les vexations persistantes
du parti irréligieux, Lacordaire s'armait en champion do la liberté
d'enseignement.
Revendiquer en faveur de l'Église le droit divin d'enseigner
les âmes, inhérent à sa mission sur la terre, eût
été sans doute rendre de légitimes hommages à
une vérité trop méconnue, qui est moins un privilège
pour l'Église qu'un bienfait pour les hommes. Mais Lacordaire jugea
que sur le terrain pratique où il était descendu parce que
là avait lieu le fort du combat, cette revendication eût desservi
sa cause sans profit pour personne. Moins sacrés, moins complets,
mais plus adaptés aux malheurs des temps étaient les droits
qu'il venait réclamer.
Par une monstrueuse inconséquence, un gouvernement soi-disant
protecteur de la liberté pour tous ravissait aux familles la liberté
de l'éducation pour s'en attribuer le monopole : un État
sans religion, c'est-à-dire sans morale, s'instituait le guide indispensable
de la jeunesse, et se donnait pour mission de former l'âme des générations
nouvelles. Là était le grand mal et la criante injustice
contre lesquels il fallait avant tout réagir. Lacordaire entreprit
cette tâche. Et comme elle était aussi ardue en pratique qu'elle
paraissait simple en principe, non content d'écrire, il voulut agir
et parler.
La charte avait promis de pourvoir dans le plus bref délai à
la liberté d'enseignement ; mais le gouvernement retardait de tout
son pouvoir l'accomplissement de la promesse : Ce qu'il refusait d'octroyer,
L'abbé Lacordaire, et ses-collaborateurs de l’Avenir, résolurent
de le prendre1. A cet effet, s'ouvrit par leurs soins une école
d'enfants. – Deux jours après, elle était fermée par
ordre du gouvernement, et les illustres maîtres d'école devaient
comparaître devant la chambre des pairs comme violateurs d'une loi
de l'État. Ils se défendirent eux-mêmes avec éclat
; et les juges, déjà émus de la jeune et vive éloquence
de Montalembert, demeurèrent sous le charme de la parole et de la
personne de l'abbé Lacordaire, qui, par l'heureuse audace de son
improvisation, sut réveiller l'attention des moins sympathiques.
Condamnés pour la forme, et frappés d'une légère
amende, les accusés s'en allèrent, au fond, vainqueurs de
leurs juges ; car ils les avaient forcés d'accepter cette grande
bataille qui, au bout de vingt ans de lutte, devait se terminer par une
victoire définitive.
Malgré tous ces travaux, l’Avenir touchait à sa fin.
Tandis que ses rédacteurs, par leur audace, leur, désintéressement
et leur talent, s'attiraient les sympathies d'une portion, du jeune clergé,
le côté périlleux, excessif, et même faux de
leurs théories, la hardiesse de leur polémique, la violence
de leur manière, soulevaient contre eux bien des réprobations.
Les évêques protestaient avec raison contre, cet enseignement
sans mission, qui entendait relever de lui seul, et qui cependant engageait
inévitablement l'Église, ébranlait ses traditions,
et pouvait produire dans le mouvement religieux une dangereuse déviation.
Ces plaintes retentirent jusqu'à Rome, et y excitèrent de
justes appréhensions. L'abbé Lacordaire, dans sa loyauté,
ne pouvait supporter une situation équivoque et rester sous le coup
d'un soupçon. Il proposa à ses amis, qui acceptèrent
sans hésiter, d'aller à Rome soumettre au Pape les questions
sur lesquelles leur orthodoxie était mise en doute, promettant d'avance
une obéissance absolue à la décision du Saint-Siège.
Au jour de la Nativité du Sauveur, jour où les anges
ont promis la paix aux hommes de bonne volonté, Lacordaire allait
s'agenouiller au tombeau des saints Apôtres, pour y demander avec
un cœur sincère la vérité et la lumière ; et
l'une et l'autre lui furent largement accordées. Le Saint-Siège
ne pouvait approuver toutes les doctrines ni les tendances générales
de l’Avenir. Il ne pouvait se décider, non plus, à condamner
publiquement des hommes à qui la science et la mesure avaient pu
faire défaut, mais dont le mérite et le dévouement
étaient hors de cause. Entre l'approbation et le blâme il
n'y avait que le silence. Ce fut à ce parti que le Saint-Père
se décida. Il fit dire aux rédacteurs qu'on examinerait leurs
principes, et qu'en attendant ils pouvaient regagner leur pays. «
C'était laisser le temps couvrir de ses plis les écrivains,
leurs doctrines et leurs actes . » L'abbé Lacordaire, dans
la paix et la lumière de la ville éternelle, comprit facilement
ce silence ; il y vit une improbation tacite, mais claire, et surtout paternelle
du Saint-Siège. « Je ne sais ni le jour ni l'heure, écrivait-il
ensuite, mais j'ai vu ce que je ne voyais pas : je suis sorti de Rome libre
et victorieux ; j'ai appris de ma propre expérience que l'Église
est la libératrice de l'esprit humain. »
Hélas ! en même temps que l'humble disciple se soumettait
avec une admirable simplicité, M. de Lamennais se révoltait
dans son cœur. En vain le jeune prêtre lui disait-il, avec un bon
sens irréfutable : « Ou il ne fallait pas venir, ou bien il
faut nous soumettre et nous taire. » En vain il lui montrait de quel
coup il allait frapper, tout ensemble sa raison, sa foi et son honneur
; en vain, après l'avoir disposé, à l'obéissance,
il le suivait dans la solitude pour l'y maintenir. « La blessure
de l'orgueil irrité était vivante au cœur du maître
; le glaive s'y retournait chaque jour par la main même de celui
qui aurait dû l'en arracher, et mettre à sa place le baume
de Dieu... ; et des paroles entrecoupées et menaçantes sortaient
de cette bouche qui avait exprimé l'onction de l'Évangile
. » Ce spectacle navrant était au-dessus des forces de l'abbé
Lacordaire. Convaincu, du reste, de l'inutilité de ses efforts auprès
du grand homme déjà tombé, il se résolut à
l'unique parti qui pouvait lui rester : la séparation. Il quitta
son ancien maître en lui laissant des adieux pleins d'une respectueuse
douleur. Désormais il reprenait la liberté de ses convictions
personnelles et la vraie direction de sa destinée. Ainsi affranchi,
il vint à Paris sans savoir ce qu'il allait devenir, et ce que lui
vaudrait de Dieu l'acte qu'il accomplissait. Mais il avait fait son devoir,
et cela lui suffisait.
C'est là un des plus beaux moments dans la vie de l'abbé
Lacordaire.
A peine sorti de la jeunesse, habitué depuis longtemps à
subir, sans le savoir, la fascination de cet homme dominateur et presque
à la chérir ; l'âme encore meurtrie du combat où,
contre ses espérances, il vient d'être vaincu ; placé
entre un passé qui se brise et-un avenir compromis, il a le coup
d'œil de la foi assez sûr, la volonté assez ferme et le cœur
assez humble pour se séparer de son maître, au risque de passer
pour traître ou ingrat aux yeux de ceux qui regardent les choses
de moins haut. Sa grande douleur est de ne pouvoir soustraire au naufrage
l'obstiné pilote auquel il a jusque-là obéi.
Pendant plus de trois années il poursuit, du moins, de son zèle,
l'âme de son ami, Charles de Montalembert, qui ne sait se résigner
à quitter M. de Lamennais ; et, par cette inépuisable charité
qui est aussi une lumière, il réussit enfin à lui
« faire comprendre et vénérer le seul pouvoir devant
lequel on grandit en s'inclinant, et à mettre l'Église avant
tout dans sa conduite et dans son cœur. »
De retour à Paris, Lacordaire se présenta à son
archevêque, Mgr de Quélen, qui le reçut à bras
ouverts, comme un fils échappé à quelque grand péril,
et lui rendit la charge d'aumônier à la Visitation. – C'était
la même cellule, la même mission qu'autrefois ; mais que la
situation était changée ! Il trouvait là, comme il
le dit lui-même, « mille incertitudes, mille contradictions
dans le cœur, aucun ancien ami, et pas un nouveau. »
Seul, objet d'une défiance universelle, sans lumière
du dehors, entouré d'écueils, qu'allait-il devenir au milieu
des tentations d'abattement ou de révolte qui devaient inévitablement
se disputer ses heures de solitude ? Entre ces deux abîmes, quelle
main assez douce pourrait le soutenir, et quel frein assez fort l'arrêter
? Dieu y pourvut en lui faisant rencontrer une âme chrétienne,
bonne et grande, Mme Schwetchine. L'abbé Lacordaire était
sans expérience et sans guide ; elle lui apporta comme secours la
sollicitude d'un cœur tout maternel, les judicieux conseils d'une vie de
cinquante ans, partagée entre l'étude et le commerce du grand
monde, et en même temps le sens surnaturel d'une fervente convertie
au catholicisme.
On comprend combien cette influence pleine de tact et de bonté
dut contribuer à soutenir l'abbé Lacordaire au-dessus des
passions étroites ou envieuses qui le poursuivirent longtemps, et
à conserver son âme dans la paix, le travail et la charité.
Sur ces entrefaites, M. de Lamennais, après plusieurs soumissions
équivoques et bientôt rétractées, jeta au monde
sa véritable pensée dans ses Paroles d'un Croyant, emphatique
et haineuse déclamation contre les rois et les prêtres, et
sourde excitation à la révolte contre l'autorité.
Les restes de gloire qui entouraient l'auteur, et les quelques reflets
de l'Évangile qu'il sut mêler à la teinte sombre de
son pamphlet, lui valurent un succès de scandale. – L'abbé
Lacordaire crut devoir à son honneur et à sa foi de montrer
à tous l'abîme qui le séparait du prêtre apostat
et de ses doctrines. Il composa, pour cela, ses Considérations sur
le système philosophique de M. de Lamennais, où il attaquait
dans leur base les erreurs de son ancien maître, appuyées
toutes sur la prétendue infaillibilité du genre humain, source
unique, selon lui de certitude dans le monde.
Après ces travaux de circonstance, à quelle œuvre Lacordaire
allait-il dévouer sa vie ? Pressé de rentrer dans les luttes
et les agitations du journalisme, il s'y refusait, ayant, disait-il, fait
son temps de service et reçu assez de blessures. La vérité
seule, en effet, avait toujours été la passion de cette grande
âme. C'était la Vérité qu'il cherchait au milieu
des discussions de sa jeunesse : c'était la gloire de la vérité
qu'il entrevoyait par delà les différents drapeaux sous lesquels
on l'avait induit momentanément à se ranger : en elle il
faisait consister le secret de l'éloquence, qui, disait-il, se résumait
à faire de la chaleur avec de la vérité.- Quand cette
Vérité fut pour lui Jésus-Christ et l'Église,
la Vérité qui ne trompe pas, la Vérité qui
sauve, il n'eut plus d'autre rêve que de se consacrer à sa
transmission. Il voulut à tout prix la rendre saisissante à
ceux qui ne la connaissaient pas ; afin qu'à force de l'admirer,
ils en vinssent à l'aimer, et qu'en l'aimant ils fussent sauvés.
Il se renferma donc alors dans l'étude, le silence et la solitude,
avec la pensée d'écrire un livre sur l'état de l'Église
et du monde au xixe siècle. « Pour sa parole, il la préparait
à une œuvre uniquement consacrée à la jeunesse, dans
le genre apologétique, c'est-à-dire dans cette forme où
l'on rassemble les beautés, les grandeurs, l'histoire et la polémique
religieuses, afin d'agrandir le christianisme dans les esprits et d'y engendrer
la foi . »
C'était Dieu qui lui donnait le pressentiment de sa destinée.
Dieu encore se chargea de l'y conduire.
Vers le même temps on vint proposer à l'abbé Lacordaire
de donner des conférences aux élèves du collège
Stanislas, à Paris. N'était-ce pas un appel de la Providence
? Il le crut, et accepta.
Le résultat dépassa les espérances. Bientôt
il fallut construire des tribune dans la chapelle ; puis les élèves
durent céder la place à une foule d'auditeurs, où
les hommes les plus illustres se trouvaient rassemblés. Mais, à
côté de l'admiration exaltée, la critique s'éleva
bientôt. La doctrine de l'orateur était-elle la vraie doctrine
de l'Église ? Sa manière était-elle chrétienne
? et ne changeait-elle pas la chaire en tribune profane ? Ces doutes devinrent
bien vite des murmures, et ces inquiétudes, grossies par l'esprit
de parti, se traduisirent en accusations. On dénonça le jeune
conférencier au Vatican, à l'archevêché, aux
Tuileries, partout. Fatigué de ces attaques anonymes, l'abbé
Lacordaire, au bout de trois mois, écrivit à Mgr de Quélen
: « Ne connaissant ni mes fautes, ni mes ennemis, ni ce qu'on veut
de moi, je me tais en enfant de l'Église. » Les conférences
de Stanislas furent interrompues. Mais le jeune orateur y avait trouvé,
dans son éclatant succès, le secret de sa prédestination
en ce monde. Il n'avait plus qu'à attendre son heure. Quelques mois
après il l'entendit sonner.
Un jour l'archevêque de Paris, peu disposé cependant,
par nature et par éducation, à goûter une éloquence
si nouvelle, invita lui-même l'orateur de Stanislas à faire
des conférences religieuses dans la chaire, de Notre-Dame.
L'épreuve était solennelle. L'impiété du
xviiie siècle, après s'être révélée
à fond dans les horreurs de la Révolution, travaillait le
sol de la France d'une manière plus occulte, et, par là,
plus perfide. Presque tous ceux qui avaient quelque ascendant sur l'opinion,
les hommes de la science, de la presse, de la tribune, s'étaient
faits ses complices. « Les générations ne sortaient
de l'enfance que pour mépriser ou détester l'Évangile,
et, pour comble de séduction, la, liberté, accourant au-devant
d'elles, couvrait de son image généreuse l'impiété
qui les dévorait . » Et voici qu'un enfant de ce siècle
sans foi, hier encore ami de ses égarements, se présentait
en chaire avec la prétention de réparer les ruines du vieil
édifice catholique et de le venger du mépris. – L'entreprise
était hardie ; aussi le jour où devaient commencer les conférences,
« l'église de Notre-Dame se remplit d'une multitude qu'elle
n'avait pas encore vue ; toute la jeunesse, les amis et les ennemis, et
cette foule curieuse qu'une grande capitale tient toujours prête
pour tout ce qui est nouveau, s'étaient rendus à flots pressés
dans l'ancienne basilique . » Le succès de ce premier discours
fut si complet, que l'archevêque voulait sur-le-champ nommer le conférencier
chanoine honoraire de sa métropole.
Mais si c'était un grand résultat d'avoir créé
cet auditoire nouveau, et d'y avoir provoqué l'enthousiasme d'un
jour, le plus difficile restait à faire. Comment, en effet, assujettir
longtemps à un cours de doctrine ces hommes entraînés
par le mouvement fiévreux des affaires politiques ? et comment les
enchaîner à une parole sacerdotale qui ne rendait si bien
les accents et les émotions du siècle que pour faire enfin
songer à l'éternité ? Pour retenir ces flots d'auditeurs
toujours mobiles, impatients, et naturellement portés à la
révolte, le jeune conférencier pensa qu'il devait renoncer
au plan d'apologétique ordinairement adopté, qui commence
par la base de l'édifice religieux pour s'élever de degré
en degré jusqu'au sommet, passant du Dieu invisible à la
Révélation, à Jésus-Christ, à l'Église.
Il fallait, afin de saisir à la hâte ce siècle au cœur
de ses préoccupations et de ses luttes de chaque jour, s'emparer
de sa passion pour les idées de société, de liberté,
de réforme, de dignité humaine. Il fallait lui montrer que
l'Église aussi est une société, qu'elle aussi s'occupe,
au profit de l'homme, de réformes, de bonheur, de dignité,
de liberté ; que Jésus-Christ aussi est législateur,
que l'Évangile contient toute une charte et une constitution . Dès
ses premiers discours, l'abbé Lacordaire entra donc dans l'étude
de ce fait vivant et irrécusable qu'on appelle l'Église.
Il montra qu'elle est divine dans sa doctrine, divine dans sa constitution,
divine enfin dans les effets qu'elle produit sur l'âme et sur la
société.
Après avoir étudié l'œuvre, il en vint naturellement
à parler de Jésus-Christ, son auteur ; et, l'étudiant
dans sa préexistence, dans sa vie et dans sa survivance, il prouva
avec une force, un amour et une splendeur incomparables que ce Jésus
fils de Marie est vraiment Fils de Dieu, Dieu lui-même. Conduisant
alors ses auditeurs dans l'intérieur de ce temple, qu'ils n'auraient
jamais cru si magnifique, il considéra de plus près le fond
de la doctrine catholique : Dieu et sa vie intime dans la sainte Trinité,
la création, le commerce de l'homme avec Dieu, le gouvernement divin,
ses lois, sa sanction dans l'éternité des peines et des récompenses,
et son couronnement dans l'incorporation réciproque de Dieu à
l'homme et de l'homme à Dieu par l'Eucharistie.
Ainsi, par une combinaison originale de principes et de faits, il était
parvenu à organiser un plan nouveau, dans lequel la vérité
se proportionnait au génie du siècle présent, sans
cesser d'être éternelle. Et en même temps qu'il saisissait
ses auditeurs par l'opportune nouveauté du plan, il les ravissait,
en marquant du sceau de Jésus-Christ ce qu'il y avait de juste et
de vrai dans les aspirations et les idées qui les passionnaient
tant. – S'il établissait avant tout la nécessité de
la foi, il s'inclinait avec un sympathique respect devant la raison, qui,
elle aussi, est fille de Dieu, et devient d'autant plus grande qu'elle
sait mieux se contenir dans son terrain, sous la tutelle de la Raison infinie.
A ce siècle qui parlait de liberté, le jeune prédicateur
pouvait dire sans crainte d'être démenti : « J'en parle
aussi fièrement qu'un autre. » Mais en même temps il
lui rappelait que la vraie liberté est née de l'Évangile,
a été baptisée par l'Église, et ne vit bien
que là où l'Église la protège. Parlait-il des
tristesses et des grandeurs de la patrie, son émotion devenait si
profonde et ses accents si beaux qu'il fallait bien se dire : Loin d'étouffer
les sentiments élevés de notre nature, la foi les purifie
et les agrandit en les divinisant.
Et toutes ces grandes idées, tous ces nobles sentiments sortaient
de son cœur, tantôt comme la lave d'un volcan, à laquelle
rien ne savait résister, tantôt avec des frémissements
qui ressentaient l'acier et faisaient tout vibrer dans les âmes,
tantôt comme un souffle vivant qui en visitait les replis, tantôt
comme une puissance inconnue qui ne s'abaissait vers elles que pour les
mieux ravir, dans des, régions inconnues où l'on entrevoyait
Dieu ! Le regard de l'Orateur, était au milieu de sa, pensée
comme un flambeau étincelant ; et le geste, après avoir achevé
la parole, la redisait encore, quand le son matériel déjà
s'était évanoui. Parfois l'âme de l'auditeur entraînait
le corps dans son élan, et l'on se dressait sur pied parfois, pour
laisser s'achever un mouvement oratoire, on s'efforçait de tenir
la respiration en suspens : parfois l'admiration s'accumulait dans le cœur
en flots si pressés, qu'ils s'ouvraient une issue dans des applaudissements
passionnés. Après avoir quitté le lieu saint, on restait
pendant quelque temps sous le coup de ces émotions ineffables ;
et pour les définir un homme du monde, tout hors de lui, inventait
ces singulières paroles : « Après Dieu, il n'y a que
cela !. » Aussi le succès fut prodigieux, et peut-être
qu'un jour on hésitera à en croire le récit.
Tous les âges, tous les rangs, tous les partis, toutes les illustrations
semblaient s'être donné rendez-vous devant la chaire de Notre-Dame.
Et si les croyants en faisaient la garde d'honneur, on y reconnaissait
sans peine les fils de Voltaire, mêlés aux demeurants de la
Révolution et de l'Empire, les incrédules avec les rationalistes,
et à côté d'eux, une foule d'âmes avides de vérité
et déconcertées de ne pas avoir trouvé dans le socialisme
moderne le secret de la vie et du bonheur pour le genre humain. Ainsi le
mur de séparation élevé par plusieurs siècles
de calomnies entre l'Église et la société, entre la
patrie du ciel et celle de la terre, tombait chaque jour aux puissants
éclats de cette voix, comme les murs de Jéricho au son des
trompettes do Josué !
Ce merveilleux enseignement, repris à deux époques différentes,
dura dix années. Mais dans l'intervalle un événement
mémorable avait transformé l'orateur en un homme nouveau.
L'abbé Lacordaire continuait depuis deux ans le cours de ses
conférences, quand tout à coup on le vit s'arrêter
de lui-même sur ce chemin glorieux (1836) ; et, malgré les
instances de son archevêque,- Mgr de Quélen, qui le proclamait
un nouveau prophète, il descendit de cette chaire de Notre-Dame
pour se retirer quelque temps, comme il le disait, devant sa faiblesse
et devant Dieu.
Il allait demander à Rome un asile pour-une étude plus
recueillie, et un refuge dans la prière contre ses détracteurs,
qui n'avaient pu encore prendre leur parti de ses immenses succès.
Le reste, il l'ignorait ; mais Dieu continuait à le conduire par
la main, et lui préparait des grâces meilleures encore que
celles du passé. L'abbé Lacordaire était à
peine arrivé dans la ville éternelle, et venait d'être
reçu par le Saint-Père avec une paternelle bienveillance,
quand M. Lamennais, par son Livre sur les affaires de Rome, acheva d'abreuver
de tristesse les cœurs catholiques. C'était une longue et injurieuse
calomnie contre le Saint-Siège, dont lui-même avait invoqué
le jugement décisif dans les questions de l’Avenir. Le nom et la
personne de l'abbé Lacordaire étaient trop mêlés
à ces pages pour qu'il pût rester spectateur indifférent
en face de l'imposture. Il y répondit par son admirable Lettre sur
le Saint-Siège, où il célébrait, dans un style
plein d'éclat et d'émotion, la mission providentielle de
Rome et l'alliance glorieuse de ses destinées avec celles des âmes
dans le monde entier. Ces belles pages rencontrèrent de sévères
critiques dans le gallicanisme français. Mais le Souverain Pontife
daigna les approuver ; c'était assez pour venger leur auteur, et
pour récompenser son cœur d'enfant de l'Église.
Cependant, au milieu des saintes influences dont l'atmosphère
de Rome surabonde, une pensée, qui depuis longtemps avait fait son
apparition dans l'âme du jeune prêtre, y jeta définitivement
racine, et parvint à son épanouissement. Il lui sembla que
Dieu lui demandait de faire un pas de plus dans la voie du sacrifice en
se consacrant à l'Ordre de Saint-Dominique, et à son rétablissement
en France. Quelque chose lui disait que là seulement il trouverait
le terme de ses expériences, le fruit de ses épreuves et
la plénitude de sa vie. Mais devant cet appel divin des obstacles
presque insurmontables venaient se dresser : son amour de l'indépendance,
son défaut de ressources, les lois hostiles de la révolution,
et les barrières morales élevées par l'opinion publique
en France.
Devant ces difficultés toujours présentes « son
âme tombait sous lui comme un cavalier sous son cheval. Toutefois,
sollicité par une grâce plus forte que lui, il prit enfin
son parti ; mais le sacrifice fut sanglant : tandis qu'il ne lui en avait
rien coûté de quitter le monde pour le sacerdoce, il lui en
coûta tout d'ajouter au sacerdoce la vie religieuse. Il était
heureux, content ; sans souci, et il allait se jeter sur les épaules,
non pas tant une vie dure, une robe de laine, que le fardeau pesant d'une
famille à élever et à nourrir ! L'égoïsme
lui disait : Reste. Jésus-Christ lui disait : Lorsque la gloire
et la tranquillité me furent proposées, j'ai choisi la vie
et la mort de la Croix . »
Une fois sa résolution prise, il n'eut ni faiblesse, ni repentir,
et il s'avança courageusement au-devant des difficultés qui
l'attendaient. L'accueil facile et cordial que son étonnant dessein
rencontra dans la ville de Rome le surprit et le toucha. Le Pape avait
daigné le bénir avec la plus grande bonté ; et le
Général de l'Ordre de Saint-Dominique, loin de repousser
ou d'ajourner sa demande, le recevait comme un envoyé du ciel. Mais
comment prendre pied sur cette terre de France d'où les religieux,
après tant de services rendus, étaient proscrits tout ensemble
par les préjugés, les passions et les lois ? L'abbé
Lacordaire, à qui le coup d'œil manquait rarement dans ces moments
décisifs, comprit que, dans la situation qui lui était faite
par les événements, il ne pouvait trouver un juge plus équitable
et un défenseur plus influent que son pays. Il lui confia donc directement
sa cause, en lui adressant son Mémoire pour le rétablissement
des Frères Prêcheurs en France.
Il y expose avec une franchise sans voiles et une respectueuse audace
son projet, ses motifs, les titres au nom desquels l'Ordre de Saint-Dominique
peut redemander à la France son droit de cité, et les limites
plus que modestes dans lesquelles lui restaurateur et ses compagnons se
préparent à en user, ne demandant que la liberté de
vivre en pauvres de Jésus-Christ, et de se dévouer à
leurs concitoyens. La France répondit à cet appel par le
silence du respect et la sympathie.
Les choses ainsi préparées, l'abbé Lacordaire
pensa que le moment de Dieu était venu. Il partit pour Rome, suivi
de deux jeunes gens associés à son dessein ; et, à
son arrivée, il reçut l'habit de Frère Prêcheur
des mains même du Père Général. Devenu simple
novice, le conférencier de Notre-Dame fut l'édification de
tous par son humilité, sa simplicité, sa douceur, son amour
pour la pénitence ; et, au bout d'une année de probation,
il prononça ses vœux solennels ; enfin il était religieux,
et « saint Dominique revoyait la « France au banquet de sa
famille ! » La France ! Sa patrie ! le nouveau Moine avait hâte,
lui aussi, de la revoir et de lui porter les prémices de son apostolat
de Frère Prêcheur. Il en traversa hardiment les provinces
avec cet habit religieux, qui partout étonnait les regards sans
attirer l'outrage ; et bientôt, par les soins du nouvel archevêque
de Paris, Mgr Affre, qui ne voulait point le céder en bienveillance
à ses devanciers, il parut, avec sa tête rasée et son
froc monastique, dans cette chaire de Notre-Dame, pleine encore, après
deux années de silence, des souvenirs de sa magnifique parole. Il
venait faire un sermon de charité pour les pauvres visités
par la société de Saint-Vincent-de-Paul, cette œuvre admirable
de notre siècle et de notre pays, et il avait pris pour sujet de
son discours : la Vocation religieuse de la nation française, «
afin découvrir de la popularité des idées l'audace
de sa présence. »
Le triomphe fut éclatant. La foule qui débordait de la
porte au sanctuaire se montra plus que jamais sympathique, émue
et ravie. Mais ce discours était quelque chose de plus qu'une grande
page d'éloquence, c'était une victoire réelle ; car
ce moine prêcheur était une armée, et il avait conquis,
par la hardiesse de sa présence et l'empire de sa parole, une place
au soleil de la France pour tous les religieux et tous les moines ses frères
qui voudraient y planter leur tente cénobitique. Si cette victoire
n'était pas encore décisive, le premier coup était
aussi heureux que hardi, et personne ne pouvait en méconnaître
la portée.
Le Père Lacordaire, car ce sera désormais son nom, apportait
en outre à la France, comme complément de sa parole et commentaire
de son entreprise religieuse, un livre, la Vie de saint Dominique. Ces
pages écrites à l'ombre du noviciat en reflètent les
douces teintes, et en respirent le parfum. On y comprend tout ce que le
Frère Prêcheur emprunte au cloître de lumières
pures, d'autorité surnaturelle, d'onction suave et de protection
salutaire. L'auteur ne s'étudie qu'à peindre avec amour son
héros qui est aussi son père ; et, sans le savoir, il montre
ce que lui-même aspire à être désormais. Il conservera
le même jet, la même trempe, les mêmes puissances, la
même vie ; mais en y surajoutant l'esprit d'un grand Ordre et le
cœur d'un grand Saint.
Encouragé par ces heureux débuts, le P. Lacordaire revint
à Rome avec dix jeunes Français qui voulaient, eux aussi,
devenir Frères Prêcheurs. Ils y vivaient tous ensemble, absorbés
par les graves méditations et les exercices fortifiants du noviciat,
quand un ordre inattendu vint les disperser. Le P. Lacordaire devait rester
seul à Rome ; cinq de ses compagnons iraient continuer leur noviciat
à Viterbe, et les cinq autres en Piémont. C'étaient,
dit-on, les adversaires de l'orateur de Notre-Dame qui, à force
de représenter le nouveau religieux tantôt comme un fougueux
révolutionnaire, tantôt comme un mennaisien impénitent,
et à force de faire agir dans l'ombre des influences étrangères,
avaient amené ce coup douloureux. On allait voir probablement se
manifester dans cette jeunesse indocile des symptômes de révolte,
et dès lors leur entreprise serait jugée ; ou du moins la
dispersion des membres serait infailliblement la ruine de l'œuvre, sans
qu'il fût besoin de la proscrire. Mais comme la Providence sait bien
réduire à néant l'opposition des hommes !
Le P. Lacordaire et ses disciples inclinèrent doucement la tête,
et se préparèrent à obéir avec une simplicité
et une promptitude qui jeta le vieux prieur de Sainte-Sabine dans l'admiration.
Leur vocation visitée par l'épreuve leur apparut plus vraie
et plus belle ; la dispersion mûrit leurs attraits, épura
leur charité et trempa leur courage. C'est qu'au fond de ces natures
encore si vives, Dieu avait mis la foi des patriarches ; et, par elle,
le même coup qui aurait dû ruiner l'œuvre, la consacra.
Séparé de ses frères, le P. Lacordaire, pendant
quelques années, partagea son temps entre l'Italie et la France.
En Italie, il se préparait à ses travaux d'apostolat et se
plongeait dans l'étude de saint Thomas, « regrettant de n'avoir
pas bu plus tôt à ces eaux profondes, » dont certaines
de ses conférences, surtout celles sur Dieu et ses attributs, sont,
en effet, si heureusement nourries. L'hiver venu, il retournait dans sa
patrie et y prêchait le carême dans les divers diocèses
où les évêques sollicitaient à l'envi sa prédication.
En 1841, il tint pendant quatre mois la ville de Bordeaux captive sous
le charme de sa parole. L'enthousiasme était au comble ; et l'archevêque
de cette ville pouvait dire, plus de vingt ans après : « Les
effets produits par ces conférences ont été immenses
et durables. »
En 1843, ce fut le tour de Nancy. Bien des âmes, éclairées
par le nouvel apôtre, y abjurèrent leur vieille incrédulité,
et parmi ces convertis se trouva un jeune homme « qui errait depuis
quelques années sur les confins brûlants où le monde
et l'Évangile se livrent un dernier combat . »–Dans la joie
et la reconnaissance de son retour à Dieu, M. de Saint-Baussant
voulut donner à son bienfaiteur le premier couvent qui devait abriter
l'Ordre de Saint-Dominique sur le sol français. A cette nouvelle,
l'impiété éclata, dans la presse et à la tribune
des Chambres, en calomnies et en violentes menaces. Le gouvernement, déjà
hostile par instinct, craignant de paraître tendre une main complice
à ces moines qui revenaient, s'empressa d'y ajouter le poids d'odieuses
et mesquines persécutions. Mais rien ne put faire reculer le Père
Lacordaire retranché derrière le rempart du droit commun.
Par la fermeté de son attitude il obligea tous ses ennemis au silence,
et la fondation se réalisa. Enfin les Frères Prêcheurs
étaient rétablis sur cette terre de France, leur berceau,
le premier champ de leur apostolat et l'arène de leurs premiers
martyrs ! Cette même année le ciel se couvrait de nuages.
Les catholiques, las d'attendre la liberté d'enseignement toujours
promise par la Charte et toujours refusée par le pouvoir, réclamèrent
hautement et avec une sainte hardiesse ce qui n'était que le minimum
de leurs droits. Les évêques dirigeaient en personne cette
importante campagne. Parmi les croyants, chacun était à son
poste, et à l'envi on s,'animait au devoir : car les fils des croisés
étaient résolus à ne pas reculer plus longtemps devant
les fils de Voltaire. D'un autre côté, l'État entendait
conserver son monopole, et l'Université tout entière ramassait
ses forces pour défendre une domination dont elle se trouvait si
bien. Alors l'archevêque de Paris, le futur martyr des barricades,
Mgr Affre, crut devoir redoubler ses instances auprès du Père
Lacordaire pour le rappeler à la chaire de Notre-Dame.
Jusque-là le Religieux avait résisté à
ses sollicitations. Il voyait avec joie l'œuvre des conférences,
qu'il avait inaugurée à Paris, solidement continuée
par un illustre et saint Jésuite, le Père de Ravignan, et
il pensait que sa propre parole, désormais peu utile à Notre-Dame,
pouvait en province remuer les âmes et faire germer bien des moissons.
Mais l'heure présente était l'heure du danger, et «
il sentait de son devoir de reparaître au centre de la guerre contre
l'Église ». Il accepta donc. En vrai religieux, il voulut
se montrer avec l'habit de sa profession, qui lui aussi était une
liberté, et qui, du reste, dans la chaire était mieux que
partout ailleurs à sa place, étant l'habit du Prêcheur.
En vain, au milieu des passions soulevées, le roi Louis-Philippe
lui-même insista pour que l'archevêque empêchât
cette prédication monastique, le prévenant qu'en cas d'émeute
le gouvernement ne lui donnerait pas le secours d'un soldat. Tout ce que
le Père Lacordaire consentit à accorder, non par intimidation,
mais par condescendance aux désirs de l'archevêque, et par
pitié pour cet effroi ridicule du gouvernement, ce fut de couvrir
quelque peu sa robe blanche du camail de chanoine.
A Notre-Dame l'attendait un auditoire aussi nombreux que jamais ; et,
« dès sa troisième phrase, il s'était fait dans
tous les cœurs émus un asile sacré. » Au lieu de l'émeute
annoncée ce fut le silence de l'admiration. La presse hostile montra
la même estime de son courage et le même respect pour son enseignement
; et chaque dimanche, pendant deux mois, un succès toujours croissant
prouva à tous que le Moine prêcheur n'avait pas trop présumé
de son pays ni de son temps. – Ce fut, il l'avouait lui-même, la
plus périlleuse et la plus décisive de ses campagnes. Elle
affermit les courages, rehaussa l'autorité de la religion, et préluda
dignement à la lutte parlementaire de cette mémorable année
et de l'année suivante, où les Ordres religieux, violemment
attaqués à la tribune, furent défendus comme ils ne
l'avaient pas été depuis 1789. (M. de Montalembert.)
De 1843 à 1851, chaque hiver, pendant l'avent, le Père
Lacordaire continua ses conférences de Notre-Dame au milieu des
foules empressées qui ne pouvaient se lasser de l'entendre. Le carême
venu, il évangélisait les provinces, Grenoble, Lyon, Strasbourg,
Liège, Toulon, et prononçait les admirables panégyriques
de M§r Forbin Janson, du général Drouot et de Daniel
O'Connell. A Lyon, telle était la multitude de ses auditeurs, que
dès six heures du matin on prenait des places pour la conférence,
qui ne devait commencer qu'une heure après midi ; et vers la fin
de la station, l'orateur fut comme porté en triomphe de l'église
à sa demeuré, au milieu des acclamations publiques. A Strasbourg,
les juifs, les protestants, les rationalistes rivalisaient d'empressement
avec les catholiques pour remplir la vaste cathédrale, se presser
aux pieds de l'orateur, s'enivrer de son éloquence et méditer
son enseignement. Souvent le flot de la grâce entrait aussitôt
dans le sillon qu'avait creusé cette puissante parole ; et l'incroyant
éclairé, convaincu, ravi, comme le centurion au Calvaire,
venait se jeter aux pieds de l'apôtre encore ému, faisait
amende honorable à ce Christ qu'il avait si longtemps blasphémé,
et implorait de son ministre le pardon. D'autres, sans rendre encore les
armes, emportaient au cœur le trait de feu qui les avait frappés,
et Dieu leur envoyait à une autre heure des ministres plus humbles,
qui jamais peut-être n'auraient pu frapper le grand coup, mais qui
savaient d'une main soigneuse retirer le trait, calmer la douleur, et rendre
à l'âme la vie de Dieu. Ceux enfin qui n'en venaient pas là,
ne riaient plus, du moins, d'une religion qui savait se susciter de tels
défenseurs ; et s'ils ne se jetaient pas à genoux, ils tenaient
à honneur de respecter et même de louer le croyant. Cependant
celui qui avait opéré ces merveilles, rentré dans
son couvent, s'appliquait à édifier les plus petits de ses
frères par sa grave 'et douce simplicité, son humilité,
son exactitude à tous les exercices du cloître, et surtout
par son amour pour Jésus-Christ. Son amour pour Jésus-Christ,
qui pourra le décrire ? Ce fut le ressort, l'âme, la vie de
ce grand Religieux. C'était bien son histoire intime dont il trahissait
le secret, quand, du haut de sa chaire de Notre-Dame, il s'écriait
: « Seigneur Jésus, enfin j'arrive à vous-même,
à votre divine figure qui est chaque jour l'objet de ma contemplation,
à vos pieds sacrés que j'ai baisés tant de fois, à
vos mains aimables qui m'ont si souvent béni, à votre vie
dont j'ai respiré le parfum dès ma naissance, que mon adolescence
a méconnue, que ma jeunesse a reconquise, que mon âge mûr
adore et annonce à toute créature, ô Père, ô
Maître, ô Ami, ô Jésus ! »
Mais Jésus-Christ a été crucifié, et peut-on
l'aimer vraiment sans chercher à l'imiter ? De là, dans le
Père Lacordaire, un amour immense pour la Croix. « Pouvons-nous,
écrivait-il, chercher d'autre tête que la tête sanglante
de notre Sauveur, d'autres yeux que ses yeux, d'autres mains et d'autres
pieds à baiser que ses mains et ses pieds percés de clous
pour notre amour, et d'autres plaies à soigner doucement que ses
plaies divines et toujours saignantes ? » – « Jésus-Christ
en croix, c'est le chemin du ciel et de l'amour ; Jésus-Christ n'en
a pas connu d'autre que celui du prétoire et du Calvaire. Je m'en
tiens là ; j'y vis et j'y meurs. »– Et, pour satisfaire cet
amour envers Jésus-Christ crucifié, l'illustre religieux
ne trouvait pas d'austérités assez terribles. Ni la perpétuelle
abstinence, ni les longs jeûnes de son Ordre, ni les pénitences
volontaires qui s'y pratiquent, ne suffisaient à son cœur. Souvent,
et surtout après ses grands triomphes oratoires, il demandait à
ses frères de l'injurier, de le souffleter, de le fouler aux pieds,
de le traîner à terre, de l'attacher à une croix. Bien
qu'on fît violence au respect et à la compassion pour lui
obéir, on n'apaisait jamais cette soif inextinguible, et quelques
semaines avant de mourir, étendu sur son lit de douleur, exténué
de fatigue, épuisé de force et de vie, il demandait encore
à un ami de le faire souffrir pour Jésus-Christ.
Malgré tous ces travaux et ces pénitences, il trouvait
encore du temps et des forces pour aller fonder de nouveaux couvents de
son Ordre. C'est ainsi qu'en 1844, après le carême de Grenoble,
malgré les puériles inquiétudes et les sourdes oppositions
du pouvoir, il fonda à quelques lieues de la ville, sur la montagne
de Chalais, son deuxième monastère en France, et il y établit
le noviciat et la maison d'études de ses jeunes frères.
Au milieu de ces conférences et de ces fondations, de ces luttes
et de ces victoires si glorieuses à Dieu et à son serviteur,
la révolution du 24 février 1848 vint briser en quelques
heures le trône de Louis-Philippe, mal assis sur les passions mobiles
du peuple et les expédients d'une politique de division, où
le respect de l'Église était toujours sacrifié à
l'opinion pervertie. La république fut proclamée. Le Père
Lacordaire n'avait pas de penchant pour ce gouvernement, qu'il regardait
comme impossible dans un pays déchiré par les factions, et
où depuis quatorze siècles les tendances monarchiques s'étaient
enracinées dans les institutions et les caractères. Toutefois
la monarchie venait de tomber, et la rétablir après les deux
terribles chutes de.1830 et de 1848 lui paraissait, pour le moment, au-dessus
des forces humaines. La république était debout, il en accepta
donc loyalement l'essai. Aussi, dès le surlendemain de la révolution,
il traversait Paris encore couvert de sang et de barricades, et montant
dans la chaire de Notre-Dame, remplie d'un peuple en armes, il lui arrachait
des applaudissements en lui montrant
Dieu seul debout et adoré au milieu des ruines. Mais des passions
terribles grondaient dans l'ombre. Les idées les plus sauvages étaient
chaque jour jetées en proie aux multitudes égarées
par une presse sans frein. La société, ainsi battue en brèche,
était ébranlée jusque dans ses fondements. On ne pouvait
combattre ces périls que par une résistance de tous les jours.
La presse, une presse sage, forte et sympathique aux masses, pouvait seule
donner des armes contre la presse révolutionnaire et impie. Malheureusement
les journaux catholiques d'alors étaient peu en faveur auprès
des foules, dont l'esprit avait été faussé par tant
de coupables doctrines. N'était-il pas nécessaire de chercher
à créer un nouvel organe religieux plus populaire ? Des prêtres
et d'illustres laïques, émus des dangers du pays, le pensèrent
et vinrent solliciter le Père Lacordaire de prendre la direction
d'un journal nouveau. « Prédicateur, écrivain entouré
de sympathies, tous ces titres lui créaient des devoirs autres que
ceux d'un trappiste ou d'un chartreux. Pressé par ces voix amies,
le religieux crut devoir céder à l'empire des événements,
et, malgré sa répugnance à rentrer dans la carrière
du journalisme, il arbora, avec ceux qui s'étaient offerts à
lui, un drapeau où la religion, la république et la liberté
s'entrelaçaient dans les mêmes plis . »
L'Ère nouvelle fut créée, avec le Père
Lacordaire pour rédacteur en chef. – Mais la France, après
avoir secoué un joug qu'aucun principe ne rendait vénérable
à ses yeux, devait se refaire une constitution. Dans ce travail
difficile et compliqué, il était impossible aux législateurs
futurs de ne pas rencontrer sur leur chemin l'Église et ses prérogatives,
et de n'avoir pas à décider quelle part on devait lui faire
dans la société nouvelle. Puisque les immuables principes
de la foi n'allaient pas présider en souverains à ces grandes
assemblées, fallait-il refuser de tirer parti des théories
en faveur, pour faire à la religion une position honorée
et une influence morale dans la nation française ? Les catholiques
ne le pensèrent pas. Ils voulurent avoir à l'Assemblée
nationale des représentants, et au besoin des défenseurs
de leurs croyances. Trois évêques et onze prêtres parurent
donc à la Chambre, et parmi eux le Père Lacordaire, l'élu
de Marseille.
Il se présenta à l'Assemblée nationale revêtu
de sa robe monastique, au milieu des applaudissements enthousiastes de
la foule. Le lendemain, un journal pouvait dire publiquement : «
A dater de ce jour, les lois oppressives qui prohibaient l'habit religieux
en France sont abrogées en fait, par le courage d'un moine et par
les acclamations du peuple. » Mais le 15 mai, quelques jours seulement
après son inauguration, l'Assemblée nationale était
envahie par une multitude aveugle. Signalé entre tous par son froc
blanc aux menaces des émeutiers, le Moine sans crainte demeura immobile
sur son banc. Cependant il comprit que la république, déshonorée
par l'opprobre de cette irruption populaire, était désormais
perdue, et que ses devoirs de religieux et de représentant ne pouvaient
se concilier ; il envoya donc dès le lendemain sa démission
au président de l'Assemblée. Peu après, et pour les
mêmes motifs, il quittait la rédaction de L’Ère nouvelle,
dont les tendances trop démocratiques allaient mal à la modération
de ses propres idées.
Il sentait déjà auparavant que sa carrière avait
été tracée par Dieu, bien au-dessus des agitations
du forum ; l'expérience le lui fit mieux comprendre ; et si le désir
de donner à la bonne cause un témoignage public de sa sympathie
l'entraîna jusqu'à toucher recueil, une prudence supérieure
l'aida à s'arrêter à temps, pour ne point s'y heurter.
Redevenu uniquement l'homme de Dieu, de son Évangile et de son
Église, il reprit avec plus d'ardeur et d'ascendant sa mission apostolique
et religieuse. Dès l'avent de 1848, avec une grande joie pour son
cœur et une grande bénédiction pour les âmes, il évangélisa
Dijon, la ville de son adolescence, où une gloire précoce
était venue si vite couronner son jeune front ; et cette prédication
était suivie de la fondation, à Flavigny, d'un nouveau monastère
dominicain. Les années suivantes, 1849-1850, l'apôtre infatigable
continuait ses conférences à Notre-Dame, devant un nouvel
archevêque, Mgr Sibour, successeur de l'illustre martyr des barricades.
Le prélat, dans sa reconnaissance, voulut installer le Père
Lacordaire et ses enfants au sein même de Paris, dans le couvent
des Carmes, sanctuaire encore marqué du sang des saintes victimes
qu'y avait immolées la première Révolution. Ainsi
ces années, si pleines d'orages pour la France et pour le monde,
voyaient grandir et se dilater l'arbre dominicain. Dieu semblait se plaire
à bénir son intrépide serviteur au-milieu des ruines
entassées autour de lui. Un de ses religieux français, le
Père Jandel, venait d'être choisi par le Souverain Pontife
Pie IX pour être placé comme Vicaire général
à la tête de l'Ordre de Saint-Dominique dans le monde entier,
et les quatre couvents de Frères Prêcheurs établis
dans notre pays se voyaient canoniquement érigés en Province
de France, la première des anciennes provinces religieuses fondées
par saint Dominique, après celle d'Espagne et Toulouse, et le Père
Lacordaire en était institué Provincial.
Cependant des tristesses se mêlaient, pour le grand Religieux,
à toutes ces joies : sa prédication était soupçonnée
de pencher vers certaines erreurs théologiques, particulièrement
au sujet du pouvoir coercitif de l'Église, qu'on lui reprochait
de nier. Justement impatient de faire disparaître ce soupçon
élevé contre sa doctrine, il se hâta de se rendre à
Rome, où ses loyales. explications firent tomber toute défiance.
Il y donna spontanément une sincère et pleine adhésion
aux enseignements du Saint-Siège, sur la puissance que possède
l'Église de corriger ses enfants rebelles, non-seulement par des
exhortations et des conseils dans le for intérieur, mais encore
dans le for extérieur par des peines salutaires.
En face d'une déclaration aussi claire, était-il possible
de conserver aucun doute ? Aussi l'accueil plein de cordialité et
de paternelle bienveillance que le loyal Dominicain reçut du Souverain
Pontife Pie IX lui fit comprendre que tout nuage et toute inquiétude
étaient dissipés. Il pouvait désormais reprendre avec
fruit le cours de son apostolat. Le carême allait commencer, la chaire
de Notre-Dame le réclamait ; il y remonta de nouveau pour exposer
avec son élévation et sa magnificence accoutumées
le gouvernement de la Providence dans l'ordre surnaturel. C'était
le couronnement de son enseignement dogmatique. Les années suivantes
auraient dû être consacrées à la morale ; mais,
hélas ! c'était pour la dernière fois que cette voix
puissante retentissait sous les voûtes de la vieille basilique. Avec
un douloureux pressentiment de l'avenir, le Père Lacordaire, vers
la fin de son dernier discours, s'épancha en de touchants adieux
à cet auditoire d'un enthousiasme toujours fidèle, désormais
la gloire de sa vie et sa couronne dans l'éternité.
Quelques mois après ces paroles émues, où la tristesse
de la séparation était adoucie et comme embellie par la perspective
des horizons éternels, le coup d'État imposa l'empire à
la France. Le contre-poids des institutions constitutionnelles n'y restait
plus que comme un simulacre menteur, et celui de l'autorité divine
en était plus exilé que jamais. En face de cette puissance
si peu chrétienne et si peu française, le Père Lacordaire
crut « que son heure était venue de disparaître »
; car ne se trouverait-il pas dans la nécessité de proclamer
certaines vérités trop désagréables pour le
pouvoir, au risque de compromettre la restauration encore précaire
de son Ordre ? Ne s'exposerait-il même pas, dans l'emportement de
l'improvisation, à laisser échapper des accents opposés
à la mesure et au caractère surnaturel de la chaire chrétienne
?
En effet, la seule fois que, depuis lors, il éleva la voix,
dans l'église Saint-Roch, tout ce qu'il crut devoir dire de la virilité
du caractère, considérée comme cachet du chrétien,
fut pris pour une audacieuse allusion aux bassesses de ceux qui avaient
saisi le pouvoir. Il ne l'ignora point, et depuis lors il opposa un invincible
refus à toutes les invitations qui le rappelaient, soit à
Notre-Dame, soit dans les autres chaires de Paris.
Mais s'il quittait Notre-Dame et la gloire qui l'y entourait, ce n'était
pas pour se réfugier dans un stérile repos. Avec son incroyable
activité, il faisait, comme Vicaire Provincial, la visite canonique
des couvents dominicains de Belgique, de Hollande, d'Angleterre et d'Irlande
; puis se rendait à Toulouse, où, après un remarquable
discours, à l'occasion de la translation du Chef de saint Thomas
d'Aquin, il fondait un nouveau couvent de son Ordre.
L'année suivante (1854) il commença, dans la cathédrale
de cette ville, une série de conférences qui devaient faire
suite à celles de Notre-Dame. Il se proposait d'y exposer toute
la morale chrétienne dans un enseignement qui aurait duré
six ou sept ans. Il ne lui fut donné que de jeter les vastes et
splendides fondements de son nouvel édifice. C'était encore
l'éloquence entraînante et l'incomparable splendeur des grands
jours de Notre-Dame ; mais sa voix commençait à fléchir
sous les efforts de son ardente parole ; et quand, en 1855, la jeunesse
de Toulouse vint le solliciter de poursuivre le cours de ces conférences,
il se vit obligé de lui opposer un refus, car ses forces trahissaient
sa pensée et son désir de dévouement. Mais si l'orateur
des grandes chaires avait glorieusement fini sa journée, la Providence
avait encore compté au Religieux bien des heures et voulait lui
confier bien des travaux. Vers la fin de son provincialat, une œuvre nouvelle,
qui se rattachait à la mission doctrinale de son Ordre, réclama
ses principales sollicitudes : c'était la fondation du Tiers-Ordre
enseignant.
Depuis de longues années, son désir de faire à
la société un bien spirituel qui pût féconder
l'avenir, attirait son regard sur l'éducation religieuse de la jeunesse.
A peine redevenu chrétien, la rougeur lui montait au front et les
regrets lui remplissaient le cœur, quand il se demandait ce qu'avait fait
de lui, de son âme pieuse, des douces et fraîches années
de son enfance, cette éducation de collège imposée
à toute la jeunesse française par le monopole de l'Université.
Le grand résultat avait été sa foi détruite,
ses mœurs en péril, sa vie de dix-huit ans jetée sans guide
et sans frein à tous les orages de la liberté et des passions
! Le nouveau converti en avait facilement conclu qu'il fallait à
tout prix, à côté des maîtres de l'Université,
susciter d'autres maîtres, aussi amis des lettres humaines, mais
plus attachés aux croyances de l'Église, et plus capables
de donner à leurs élèves la science de Dieu, du salut
et de l'éternité. Les prêtres et les religieux, détachés
de la famille et de ses absorbantes préoccupations, lui semblaient
plus que tous les autres en mesure de remplir entièrement cette
mission, d'un dévouement ingrat, obscur et de toutes les heures.
Une fois saisi de ces pensées, le jeune prêtre ne les avait
plus jamais perdues de vue. Il attendait seulement l'heure de Dieu. Enfin
elle venait de sonner. La loi du 15 mars 1850, brisant le joug injuste
du monopole universitaire, avait donné à toutes les œuvres
dévouées à la jeunesse la liberté de cultiver
à l'envi le sol de la patrie ; et les Jésuites s'empressaient
d'ouvrir des collèges.
Les directeurs d'une institution ecclésiastique à Oullins,
près de Lyon, proposèrent au Père Lacordaire de lui
céder leur œuvre (1852). C'était lui offrir l'occasion de
réaliser le rêve de sa vie : former la jeunesse à un
christianisme qui, non content de se maintenir dans les conditions si nouvelles
de la vie civile, habituât l'homme à en discerner et à
en accomplir les devoirs. Il accepta avec empressement. Mais comment suffire
pratiquement à cette mission ? Les Frères Prêcheurs
qu'il avait rétablis en France n'auraient pu s'en charger, soit
à cause de leur petit nombre, soit à cause de la manière
dont l'organisation des collèges était généralement
conçue, sans bouleverser l'économie de leur vie claustrale,
où l'abstinence perpétuelle, les jeûnes, les veilles
de la nuit et le profond recueillement se concertent pour préparer
le disciple de saint Dominique à son ministère d'apôtre.
Le Père Lacordaire, pour répondre aux exigences de cette
œuvre spéciale, jeta les yeux sur le Tiers-Ordre de Saint-Dominique,
appelé aussi Milice de Jésus-Christ, rattaché au premier
Ordre par le but commun, qui est le salut des âmes, mais moins chargé
d'observances austères, et il l'appela le Tiers-Ordre enseignant.
A peine avait-il fait connaître son dessein, que quatre jeunes gens
dévoués, de ceux qui entendaient lutter contre les difficultés
de la situation, et s'opposer de toutes leurs forces à l'envahissement
du mal, s'offrirent à lui pour être les premiers enfants de
la nouvelle famille. Leur noviciat fini, il les installa au collège
d'Oullins, qui ne tarda pas à fleurir sous leur paternelle et intelligente
éducation. –L'année suivante, le Père Lacordaire terminait
ses conférences à la cathédrale de Toulouse, quand
les propriétaires de l'école de Sorèze vinrent le
prier de prendre la direction de leur maison, autrefois la plus illustre
de tout le Midi, mais alors bien déchue ; et quelques semaines après,
cédant à leurs désirs, il s'établissait dans
cette célèbre abbaye, au milieu de cent vingt enfants, d'abord
étonnés et bientôt ravis de leur nouveau directeur.
C'était là désormais qu'il allait cacher sa vie. C'était
à ces enfants qu'il allait consacrer ses glorieuses veilles et les
effusions toujours généreuses et tendres d'un dévouement
que la mort seule pouvait tarir.
L'œuvre dont il se chargeait était immense : il avait à
relever tout à la fois la discipline, le travail, la religion, les
mœurs, dans un grand nombre de ces âmes amollies par les influences
du siècle encore plus que par la douceur de leur ciel.
De ces enfants il lui fallait faire plus que des hommes, des chrétiens
; le Père Lacordaire s'y dévoua tout entier. Au bout de deux
mois il était l'âme de l'école : on le voyait partout,
à tous les exercices, aux études, aux classes, aux jeux,
aux promenades, comme un père pour lequel il n'y a rien de petit
quand il s'agit de ses enfants. Il saisissait adroitement l'occasion de
leur apprendre à étudier, à penser, à converser,
à vivre ; il s'efforçait de leur inspirer le respect d'eux-mêmes
et des autres, procédant du respect envers Dieu. Il leur montrait
le culte de l'honneur et de la dignité humaine, élevé
chez le chrétien à sa vraie hauteur, maintenu dans ses vraies
limites ; et il les exerçait, par la pratique d'une vie sérieuse
et forte, à servir avec amour leur siècle et leur pays. Enfin
il s'efforçait, en imprimant plus vivement en eux le sentiment du
devoir, de les préparer à user consciencieusement d'une liberté
qui ne devait pas rencontrer dans le monde son contre-poids et son frein.
Quant aux soins qui regardaient directement le service de Dieu, le Père
Lacordaire voulait en partager la sollicitude avec l'aumônier du
collège, et il apportait à évangéliser ces
jeunes âmes le travail opiniâtre et le respect profond qu'il
donnait jadis à la parole sainte destinée aux assemblées
immenses de Notre-Dame.
C'était, malgré l'amoindrissement de ses forces physiques,
la même éloquence et les mêmes irrésistibles
accents, mais empreints d'une simplicité pleine de charme et d'abandon
: c'était aussi le même enthousiasme et les mêmes émotions
chez ses jeunes auditeurs éblouis et entraînés. En
même temps il leur prodiguait ses soins comme confesseur, toujours
prêt à laisser là ses occupations pour les accueillir
et leur donner ses mâles conseils, dont l'austérité
était tempérée par la plus maternelle tendresse. Dieu,
qui bénit le verre d'eau froide de la charité, pouvait-il
laisser stérile un si apostolique dévouement ? Au bout de
quelques années, l'école était transformée.
Avec les principes religieux renaissaient l'amour de l'étude, le
goût du beau, l'estime du devoir.
Sept années durant, le Père Lacordaire se renferma dans
ce dévouement obscur et ces soins de tous les jours, et la mort
seule l'en arracha. C'est à peine s'il imposa à ses travaux
quelque trêve pour saluer la mémoire de sa vénérable
et sainte amie, Mme Swetchine, qui venait de mourir, et de ses frères
d'armes le Père de Ravignan et Frédéric Ozanam, tombés
avant lui, épuisés par le combat du Seigneur.
Mais, quelque consolants que fussent les résultats obtenus à
Sorèze, le Père Lacordaire restait inquiet. Ces jeunes gens
qui faisaient sa joie lui échappaient successivement pour rentrer
dans le monde, et il voulait les y suivre afin de protéger leur
foi. Pour cela, il entreprit d'exposer toute la morale chrétienne
dans une série de lettres adressées à un jeune homme.
Il devait étudier Jésus-Christ comme fondateur de la vie
chrétienne dans les Écritures et dans l'Église ; le
culte de Jésus-Christ dans les prêtres, les évêques
et le pape, puis dans les vertus, les sacrements, les mystères et
la liturgie. Déjà il avait fait paraître trois de ces
lettres. Mais d'autres devoirs considérables vinrent interrompre
un travail si heureusement commencé. En 1858, il fut une seconde
fois élu Supérieur de la Province dominicaine de France ;
cet honneur était encore un dévouement : aussi il l'accepta
avec son ordinaire générosité, et renvoya à
sa sortie de charge le complément de son nouvel ouvrage. Hélas
! le moment de l'achever ne devait jamais venir !
Vers le même temps, de graves événements politiques
et religieux ébranlaient l'Europe.
Avec l'aide de la France, l'Italie avait attaqué l'Autriche,
maîtresse de plusieurs de ses provinces. La grandeur de la lutte
et l'importance de ses résultats tenaient l'Europe attentive. Tant
qu'il ne vit en jeu dans cette guerre que la cause de l'indépendance
italienne, le Père Lacordaire crut pouvoir lui donner ses sympathies.
Mais quand l'impiété voulut s'approprier les fruits de la
victoire, quand séduisant le peuple par de vains mots, et préparant
peu à peu l'opinion à accepter des faits iniques, elle finit
par mettre le pied sur les États de l'Église, il écrivit,
pour flétrir l'invasion sacrilège, sa brochure De la liberté
de l'Église et de l'Italie.
Il y proclame, avec son admirable langage, la légitimité
du pouvoir temporel, sa nécessité comme garantie de l'indépendance
spirituelle de l'Église, et de la liberté du monde ; puis
il adresse aux spoliateurs cette prophétique menace : « Italiens,
par vos usurpations sacrilèges, vous avez élevé entre
vous et deux cents millions de catholiques une barrière qui grandit
chaque jour : vous avez mis contre vos espérances les plus légitimes
d'indépendance et de liberté, plus que les hommes, vous y
avez mis le christianisme, c'est-à-dire le plus grand ouvrage de
Dieu sur la terre. Sachez-le bien, c'est Dieu qui a fait Rome pour son
Église : vous avez donc mis contre vous une volonté éternelle
de Dieu, vous la trouverez : n'en doutez pas. »
Cependant tous ces grands événements ne faisaient pas
oublier au religieux son œuvre dominicaine. Tandis qu'il fondait un autre
couvent de son Ordre à Dijon, sa patrie d'adoption, il ramenait
ses frères à l'antique et célèbre couvent de
Saint-Maximin et à la Sainte-Baume, en Provence. Pendant cinq cents
ans, les Frères Prêcheurs y avaient été les
gardiens des reliques et du tombeau de sainte Madeleine dans la basilique
la plus magnifique du midi de la France, et il avait fallu la tempête
révolutionnaire du siècle dernier pour les arracher de ce
sol béni. Le Père Lacordaire leur rendit ce poste sacré,
et il déposa aux pieds de l'illustre et sainte Pénitente
un petit livre écrit en son honneur avec une douce et pieuse onction,
comme le dernier parfum de son âme qui allait s'exhaler. Ce livre
compléta sa réputation comme écrivain, et l'Académie
française vint le chercher au fond de sa solitude pour lui offrir
une place dans son sein. Il répugnait à l'humble religieux
de se prêter à ces avances. Mais n'était-ce pas un
hommage rendu à la religion en sa personne, un suprême triomphe
remporté sur les préjugés voltairiens, et une acceptation
solennelle des Ordres monastiques sur la terre de France ? Ne serait-il
pas à l'Académie le symbole de la liberté acceptée
et fortifiée par la religion ? Ces pensées le décidèrent
à y prendre place, et c'est là que, le 24 janvier 1861, il
éleva pour la dernière fois en public sa grande voix.
Miné par un mal inconnu et inexorable, le Père Lacordaire
reçut peut-être, dans ce dernier effort de l'éloquence,
le coup qui devait lui donner la mort. Toutefois, c'était en combattant
qu'il désirait mourir. Malgré son état d'accablement,
il voulut encore, chaque semaine du carême de 1861, consacrer à
ses chers enfants de Sorèze les derniers efforts d'une vie qui défaillait,
et d'une ardeur qui ne voulait pas s'éteindre. Ces instructions
achevèrent d'user ses forces, et bientôt il tomba sur son
lit pour ne plus s'en relever. De cette couche funèbre, au milieu
des atroces douleurs qui brisaient son corps sans dompter son courage,
il dicta, avec une pleine possession de lui-même et de ses souvenirs,
sa notice sur le rétablissement en France de l'Ordre des Frères
Prêcheurs ; puis la plume s'échappa de sa main glacée
comme une glorieuse épée brisée à force de
combats, et l'illustre malade entra dans un silence qu'aucun bruit de la
terre ne vint plus troubler. Il se faisait faire chaque jour une lecture
dans la Préparation à la mort, ou dans l’Acte d'abandon à
Dieu, de Bossuet. Le reste de la journée se passait à contempler
Jésus crucifié : il n'avait plus la force de le prier, mais
il le regardait. Enfin, soutenu des derniers sacrements de l'Église,
et consolé par la suprême bénédiction du Souverain
Pontife, après avoir embrassé et béni les uns après
les autres ses religieux et les élèves de l'école,
il leva vers le ciel ses bras épuisés et jeta un dernier
cri : « Mon Dieu, mon Dieu, ouvrez-moi, ouvrez-moi ! » et le
21 novembre il rendait le dernier soupir.
Maintenant sa vie est en Dieu. – Mais ses œuvres nous restent : et
en les parcourant, soit qu'on médite ce qu'il a écrit, soit
qu'on pèse ce qu'il a fait, on voit peu à peu, au milieu
de ces choses si diverses, se recomposer son image, comme une statue que
la distance grandit et achève. Les angles trop saillants et les
lacunes inévitables qu'une critique plus ou moins juste signalait
dans ce bloc de granit disparaissent, tandis que les grands traits s'accentuent
et que la figure surtout devient plus belle.
La foi répand sur son front une sérénité
inaltérable ; car il fut catholique et fils de l'Église,
avant tout, et malgré tout. Dans son regard, où la puissance
se mêle à la tendresse, on mesure la profondeur de sa pensée
comme la bonté de son cœur ; ses traits sont fermes sans violence,
grands sans orgueil ; et sur ses lèvres closes le caractère
de son éloquence paraît encore écrit. A ces dons, les
joies de la vie claustrale et les pâleurs de la pénitence
ajoutent leurs reflets venus d'en haut, et l'homme nous apparaît
tel qu'il fut : un grand serviteur de Dieu. Mais ce qui le rehausse, c'est
la considération du milieu où il lui fallut vivre. – Quand
on pense aux années qui l'ont précédé, à
celles qui l'ont suivi et à celles qui l'ont connu : quand on analyse
le sol mouvant sur lequel il combattait : quand on calcule la somme et
la variété des périls qu'il dut affronter : quand
on se rend compte du caractère insinuant des faux principes dont
l'atmosphère était invisiblement remplie : quand on voit
avant lui, après lui et à côté de lui, tant
de belles intelligences qui tombent ; et qu'au milieu de ces incohérences
il se forme sans maître, au milieu de ces chutes il reste debout,
au milieu de ces œuvres avortées il poursuit le cours do son enseignement,
et laisse à la France, à son Ordre et à l'Église
une œuvre religieuse dont la puissance ne fera que grandir, au lieu de
rechercher d'un œil jaloux s'il n'y a pas quelque manque de symétrie
dans la frange de son vêtement, si quelque mouvement imparfait ne
s'est pas mêlé à l'ardeur de ses combats, s'il n'a
pas eu trop de confiance en la noblesse du cœur humain, et si, pour vouloir
à tout prix sauver son siècle, il n'a pas trop compati à
ses erreurs, on ne sait plus qu'admirer et remercier. On admire le héros
: on remercie Dieu qui l'a fait, et qui sait si bien proportionner les
hommes au siècle qu'il leur destine !
Cette admiration sera le jugement de l'histoire : cette reconnaissance
est déjà gravée dans tous les cœurs chrétiens.